La Guerre Russo-Turque en 1828 et en 1877
Depuis le commencement du siècle dernier, la Russie et la Turquie ont été neuf fois en guerre l’une contre l’autre ; les sanglantes collisions de ces deux empires ressemblent aux accès presque réguliers d’une maladie périodique, dont les plus habiles médecins sont impuissans à conjurer les funestes retours. Un écrivain anglais remarquait dernièrement que, dans toutes ces guerres, la Russie a été l’agresseur, qu’à plusieurs reprises l’Europe a vu la Turquie en danger de périr, et qu’il y a comme une teinte de merveilleux dans les circonstances qui lui ont permis d’échapper à la destruction dont elle semblait menacée[1]. En 1711 et en 1739, elle s’est sauvée par la force de ses propres armes ; en 1774 et en 1829, la peste lui est venue en aide ; en 1807, elle a dû son salut à d’heureux accidens ; en 1791, en 1812 et en 1853, elle a été tirée d’affaire par l’intervention diplomatique ou militaire d’autres puissances. Les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets. Aussi longtemps que la Turquie demeurera ce qu’elle est, à savoir un empire en décadence, refusant d’employer les loisirs de la paix à se réformer, donnant prise aux dénonciations de ses ennemis par les abus déplorables de son gouvernement, et encourageant leurs complots par sa faiblesse, plus apparente que réelle, les convoitises toujours éveillées de son puissant voisin du nord ne lui laisseront aucun repos ; elle est pour lui une perpétuelle tentation, une proie infiniment désirable, et il se persuade sans peine qu’il lui suffirait d’étendre le bras pour s’en saisir. Comme le disait Joseph de Maistre : « Le désir russe n’a pas de bornes. » Mais les désirs infinis sont sujets à des mécomptes. En vain le bras de la Russie s’est-il allongé, il n’a jamais pu atteindre jusqu’à Constantinople. Sans doute la peste, les ombrages que donne à l’Europe l’ambition moscovite et des hasards imprévus ont secouru la Turquie dans ses détresses ; mais, si elle vit encore, elle en est redevable avant tout à elle-même et aux soudaines énergies que réveille dans les cœurs ottomans l’approche des périls suprêmes. Les hommes d’état de Saint-Pétersbourg ne voient que le gouvernement Turc, et ils jugent avec raison que ses vices le condamnent à périr ; ils ne voient pas les vertus de la nation, et c’est la nation qui plaide devant le tribunal de la destinée la cause de son gouvernement, et qui obtient toujours pour lui de nouveaux sursis.
De toutes les guerres que la Russie a déclarées depuis 1709 à l’empire ottoman, aucune n’offre plus de ressemblances avec celle qui fait couler aujourd’hui tant de sang (que la guerre de 1828-1829. Elle avait été précédée d’interminables négociations ; elle était le produit d’une longue et pénible gestation diplomatique, troublée par beaucoup d’incidens et de péripéties ; plus d’une fois des prophètes téméraires, qui n’étaient pas dans le secret du destin, avaient annoncé que l’enfant ne viendrait pas à terme. Alors comme aujourd’hui, la Turquie avait encouru la disgrâce des libéraux et des philanthropes, qui prêchaient partout la croisade contre le croissant ; les Grecs insurgés s’étaient acquis dans toute l’Europe de vives sympathies, et les gouvernemens devaient compter avec le philhellénisme, dont la Russie exploitait habilement à son profit l’active propagande. Que voulait la Russie ? Quelles étaient ses véritables intentions ? Soit indécision, soit calcul, sa politique paraissait louche. Elle croisait et brouillait tous les fils ; elle préparait la guerre et protestait de ses dispositions pacifiques ; traitant, avec tout le monde, elle cherchait à se faire conférer par l’Europe un mandat, et s’appliquait à couvrir l’intérêt russe des intérêts de l’humanité. Au mois de juillet 1825, le prince de Metternich écrivait au chevalier de Gentz : « Si une petite puissance se plaçait dans une attitude pareille à celle de la Russie dans la question du Levant, on se moquerait d’elle et on lui donnerait des leçons ; mais, lorsqu’un empire colossal tel que la Russie s’agite sans savoir ce qu’il veut, le diplomate le plus habile doit se trouver souvent dérouté. » Un mois plus tard, M. de Metternich écrivait au comte Lebzeltern : « Il y a dans toute cette affaire, depuis le lendemain de la première déclaration de Laybach jusqu’à l’heure qui court, de la part du cabinet de Russie, un décousu, des contradictions si manifestes, qu’un particulier qui, sous de pareils auspices, engagerait ses amis dans une affaire, n’échapperait pas au reproche de mauvaise foi ; mais je suis juste, je connais trop le cabinet de Russie dans sa composition actuelle pour lui imputer ce qu’il ne mérite pas. Il n’est pas de mauvaise foi, mais il ne sait pas bien lui-même ni ce qu’il veut, ni ce qu’il cherche dans une complication qu’il déclaré tantôt russe, tantôt européenne, et qui, en dernier résultat, n’est ni l’une ni l’autre, mais une question de pure fantaisie. » Au reste, en ce temps comme de nos jours, les puissances les plus hostiles aux projets du cabinet de Saint-Pétersbourg affectaient d’y prêter ostensiblement les mains, se réservant de les combattre en dessous et de susciter des incidens. Gentz déclarait que « l’Autriche avait bien fait de seconder le cabinet russe dans une marche qui répugnait à ses principes et qu’elle jugeait injuste, fausse et par-dessus tout inutile. C’était pour l’arrêter dans le développement d’un système pernicieux, sans contrarier directement les idées fausses et les velléités dangereuses qu’on avait glissées dans l’esprit du tsar. » Cette politique peut sembler étrange, mais elle a de nombreux sectateurs, qui en tiennent école. Il y a quelques mois, dans une affaire dont là Belgique s’est émue, le président de la cour d’assises du Brabant reprochait à l’un des administrateurs d’une importante compagnie financière d’avoir toujours fait cause commune avec ceux de ses collègues qui travaillaient secrètement à dévaliser la banque. Il répondit : — Ne fallait-il pas se mettre du côté du mal pour l’empêcher ?
Cependant la Russie ne se laissa point arrêter. Le prince de Metternich s’était flatté que, ne pouvant faire la guerre en compagnie, elle ne se résoudrait pas à la faire seule. Le cabinet de Saint-Pétersbourg prit son parti de se dégager « de l’amalgame européen, » et le 7 mai 1828 l’armée russe passait le Pruth, le 8 juin elle franchissait le Danube sous les yeux de l’empereur Nicolas, qui traînait à sa suite une nombreuse et encombrante escorte. Sa présence, son cortège, ses conseils, apportèrent quelque trouble dans la conduite des opérations. En 1828 pas plus qu’en 1877, les Russes n’avaient fait la réflexion qu’un général doit avoir l’esprit et les mains libres, et que les responsabilités partagées sont un danger. Au surplus, en 1828 comme en 1877, les Russes méprisaient leur ennemi ; ils étaient convaincus et toute l’Europe croyait avec eux qu’une seule campagne rapidement menée finirait tout, qu’après une bataille heureuse l’envahisseur traverserait le Balkan et fondrait sur Andrinople, où la Porte, épouvantée et suppliante, lui enverrait des ambassadeurs pour implorer sa clémence et solliciter la paix. Par un contraste singulier, les Russes joignent à la diplomatie la plus circonspecte, la plus patiente, l’esprit d’aventure dans la guerre. Soit orgueil, soit goût du jeu et des hasards, soit par l’effet d’une paresse ou d’une impatience d’esprit à qui répugne le travail des longues combinaisons, ils ne raisonnent et ne prévoient qu’après avoir tenté de faire violence à la fortune, et la fortune n’est pas toujours d’humeur à se laisser prendre de force, elle rebute souvent les brutaux qui se dispensent de lui faire leur cour. « Il est dans notre caractère, disait un Russe, de ne pas aimer à réfléchir ; aussi avons-nous l’habitude de ne réfléchir qu’après. »
Il faut avouer que la situation où la Sublime-Porte était réduite semblait justifier toutes les espérances de son ennemi. Par le massacre des janissaires, elle avait détruit son armée et n’avait pas eu le temps de s’en refaire une autre ; sa flotte avait été anéantie à Navarin et ses finances étaient embarrassées. On la croyait généralement hors d’état de résister. « Cette guerre, écrivait Gentz au comte Stanhope, sera ou la dernière ou l’avant-dernière de celles que la Russie a à faire contre la Porte, l’avant-dernière dans le cas où le sultan cédera pendant le premier on le second acte de la tragédie, et la dernière, s’il attend jusqu’au dernier acte. » Il se trouva pourtant que la Porte résista, grâce aux ressources presque miraculeuses que lui procure le malheur. Il se trouva aussi que le feld-maréchal comte Wittgenstein, général en chef de l’armée russe, se flattait d’avoir sous ses ordres 120,000 hommes, et que par suite de négligences, d’abus, de retards de toute espèce, il n’en put mettre en ligne que 60,000[2]. On dut pour le renforcer appeler une partie de la garde, qui n’arriva qu’au mois d’août sur le théâtre de la guerre, et un autre corps d’armée, lequel n’atteignit le Danube que vers la fin de la campagne. Dans toutes les opérations que tentèrent les Russes, leur effectif se trouva insuffisant. Le printemps dernier, M. de Moltke disait à quelqu’un qui l’interrogeait sur les chances probables de la guerre d’Orient : « Les Russes ont un problème bien difficile à résoudre ; s’ils ne sont pas nombreux, ils ne feront rien, et s’ils sont très nombreux, ils mourront de faim. » Si en 1828 l’armée russe avait été plus considérable, elle aurait souffert de la famine, car le feld-maréchal Wittgenstein nourrissait mal son monde, quoiqu’il eût pour s’approvisionner des facilités que n’a pas le grand-duc Nicolas. La Mer-Noire, où les Russes possédaient dès l’ouverture de la campagne 16 vaisseaux de ligne, 6 frégates et 7 corvettes, était à leur commandement, et la Turquie ne pouvait songer à leur en disputer la possession ; les débris de sa flotte étaient emprisonnés dans le Bosphore.
La fortune parut d’abord sourire à la témérité russe. Le passage du Danube près de Satounovo s’opéra sans difficulté ; le corps qui s’avança dans la Dobrutscha ne rencontra pas de résistance sérieuse ; en six semaines, il s’empara de six places fortes et de 800 pièces de canon, et il atteignit Kustendji, où il tendit la main à la flotte de transports venue d’Odessa. La mer leur appartenant, l’objectif des Russes était varna, dont la possession était pour eux de la première importance. A peine en avaient-ils commencé le siège, ils firent la faute de vouloir aussi investir Choumla, bien qu’ils ne fussent pas de force à mener de front cette double entreprise. Le soldat Turc défendit ces deux places avec la vaillance opiniâtre qui ne lui fait jamais défaut, quand ses chefs ne perdent pas la tête ; il prouva une fois de plus qu’il est le premier soldat du monde pour se battre derrière des retranchemens et qu’il possède le terrible courage du sanglier acculé, décousant le chasseur assez osé pour venir le chercher dans sa bauge. Toutefois les exploits des Turcs en 1828 ne leur ont pas mérité la même gloire que l’admirable défense de Plevna. Ils n’avaient pas d’Osman-Pacha ; ils étaient commandés par des généraux dont la mollesse égalait la gaucherie, incapables de profiter des occasions et de pousser leurs avantages. Peu s’en fallut que les Russes n’essuyassent un désastre devant Choumla ; l’imprudence moscovite dut son salut à l’inertie ottomane. Vers ce temps, Michaud disait à un Turc : « D’où vient que votre nation, autrefois si active, maintenant si indolente, marchait jadis avec tant de rapidité et se meut aujourd’hui avec tant de lenteur ? — C’est qu’alors nous venions, répondit le Turc, et que maintenant nous nous en allons. » Et pourtant, si mal conduits que fussent les Turcs, la campagne de 1828 eût mal fini pour les Russes, s’il ne s’était produit un incident dont il n’y a pas eu d’exemple dans l’histoire de cette année ; la trahison travailla pour eux, et ce fut une clé d’or qui, le 10 octobre, leur ouvrit les portes de Varna, qu’ils commençaient à désespérer de prendre. Ils pouvaient être plus fiers des succès qu’ils avaient remportés en Arménie et qui étaient dus à la bravoure, à la discipline des soldats et au génie de leur général. Commandée par un homme supérieur, que la présence du maître ne gênait pas dans ses mouvemens, l’armée russe d’Asie avait conquis les plus glorieux trophées. Le comte Paskevitch avait pris 5 forteresses, 313 pièces de canon, 195 drapeaux et fait 8,000 prisonniers ; dès le 23 juin, il s’était emparé de Kars, défendue par une garnison de près de 17,000 hommes, qu’un assaut audacieux obligea de capituler.
Malgré la prise de Kars et la reddition de Varna, les Russes n’étaient point satisfaits de leur campagne, mêlée de vicissitudes diverses et demeurée indécise. Ils étaient loin de compte, l’événement n’avait pas rempli leur attente ; au mois d’octobre 1828, comme au mois d’octobre 1877, ils se sentaient atteints dans leur prestige, qu’ils auraient voulu sauver au prix des plus grands sacrifices. Le prestige est un dieu sans entrailles, dont les autels sont arrosés de sang humain. Qui pourrait compter toutes les victimes que lui ont immolées les grands empires ? Dans l’intérêt de leur gloire, les généraux russes se proposaient de ne point repasser le Danube et de poursuivre pendant l’hiver le siège de Silistrie ; mais les rigueurs de la saison et l’état sanitaire de l’armée les forcèrent à revenir sur leur résolution. Le terrible climat bulgare avait cruellement éprouvé l’envahisseur, dont les pertes étaient énormes. Manquant d’alimens frais et d’eau potable, le soldat russe était en proie aux maladies gastriques, aux fièvres putrides, au scorbut, au typhus, et la peste venait d’éclater à Hirsova. Les ambulances étaient encombrées, et dans le courant d’octobre 20,000 nouveaux malades étaient entrés dans les hôpitaux. On en compta 210,000 dans l’espace de dix mois, de telle sorte que chaque homme appartenant à- l’armée et au train fut deux fois en moyenne entre les mains du médecin. Au commencement de novembre, les 100,000 Russes qui avaient passé le Pruth étaient réduits à 60,000. On se résolut à la retraite ; on se replia de devant Choumla, on leva le siège, de Silistrie, la Bulgarie fut évacuée, à l’exception de Varna, où demeura le général Roth. « Quand on considère les terribles sacrifices que coûta aux Russes la guerre de 1828, a remarqué M. de Moltke dans son histoire de cette campagne, il est impossible de décider si les Turcs avaient perdu ou gagné la partie. »
Les ennemis de la Russie se félicitaient du tour qu’avaient pris les événemens. Ils avaient eu des inquiétudes, ils étaient rassurés. Quand l’aigle à deux têtes avait pris tout à coup son essor, ils avaient cru le voir s’abattant de plein vol sur Constantinople ; il venait de repasser le Danube et il avait du plomb dans l’aile ; leur malignité triomphait. Ils dépréciaient injustement l’armée russe, attribuant aux vices de son organisation des échecs dus à l’insuffisance des préparatifs et des généraux. Le cabinet de Saint-Pétersbourg dissimulait de son mieux la mortification qu’il venait d’éprouver ; il affectait la confiance et la résolution. Il était décidé, disait-il, à aller jusqu’au bout, et il n’admettait pas qu’on lui parlât de négocier ; le tsar allait faire appel à toutes les ressources, à toutes les forces de son empire, dont l’honneur était en jeu, et la seconde campagne qu’on préparait démentirait les prédictions omineuses des ennemis de la Russie ; on était certain de terminer la guerre par des succès qui frapperaient le monde de stupeur. Néanmoins, malgré la fierté de son langage, le gouvernement russe, étonné lui-même des difficultés qu’il avait rencontrées, souhaitait en secret qu’un heureux incident le dispensât de continuer la guerre ; il se devait à lui-même de ne pas prendre l’initiative d’une négociation, mais il désirait ardemment que d’obligeans entremetteurs déterminassent la Porte à lui faire des avances. Il y eut un commencement de pourparlers ; le divan s’y prêta de mauvaise grâce, et la Russie coupa court à la conversation.
La principale raison qui portait le cabinet de Saint-Pétersbourg à souhaiter un arrangement était l’inquiétude que lui causait la politique de la puissance la plus intéressée dans tout règlement de la question d’Orient, la plus contraire aux ambitions russes et la mieux placée pour les entraver dans leurs entreprises. L’Autriche, qui n’avait dans le principe appuyé la Russie que pour l’arrêter, ne cachait plus son mécontentement. Elle s’occupait à compléter ses cadres, elle avait mis un corps d’observation en Transylvanie, et M. de Metternich négociait activement avec les grandes cours, dans le dessein de former une quadruple alliance qui aurait imposé ses volontés à l’empereur Nicolas. La Russie avait de sérieux sujets de crainte, et dès le 26 octobre 1828 M. de Nesselrode disait dans une dépêche confidentielle adressée à l’ambassadeur de Russie à Berlin : « Au mois de février de cette année, j’ai pu garantir à l’empereur que dans cette campagne il n’aurait à combattre que la Porte seule, tandis que, pour la campagne de 1829, je ne pourrais lui exprimer à ce sujet que de simples espérances. Jusqu’alors l’attention de la Russie s’était surtout dirigée vers l’Autriche et ses armemens ; mais dès lors, elle aura à se partager entre ces armemens et les explosions de la haine nationale des Anglais. » Le chancelier ajoutait qu’on pouvait espérer de rétablir par des concessions les bons rapports avec l’Angleterre, que l’Autriche au contraire mettait tout en œuvre pour envenimer la discussion, que la conduite de cette puissance dévoilait ses pensées, et que, si ses arméniens prenaient un caractère hostile, ils pourraient forcer la Russie à les prévenir.
Bien que l’histoire n’aime point à se répéter, la situation des Russes en novembre 1877 est à plusieurs égards la même où ils se trouvaient vers la fin de 1828. Quand ils ont franchi le Pruth il y a quelques mois, peut-être se flattaient-ils de prendre leurs quartiers d’hiver à Constantinople ; ils ont rencontré des résistances auxquelles ils ne s’attendaient pas, et ils ont pu constater que Dieu est grand, que les Turcs ont de bons fusils et qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Le prestige de leurs armes a diminué, leur honneur est sauf ; ils n’ont pris ni Varna, ni Kars, mais ils ont remporté en Arménie une brillante victoire qui peut avoir d’importantes conséquences, et si Plevna n’est pas encore à eux, leur ennemi s’est montré impuissant à les déloger de Biela et à les refouler sur le Danube. Ils s’obstinent à ne pas évacuer la Bulgarie ; cependant ils ont perdu en morts et en blessés près de 50,000 hommes, et, comme en 1828, la maladie fait des vides sensibles dans leurs rangs ; l’automne bulgare leur inflige de cruelles souffrances dont le détail fait frémir. Il est permis de croire que, comme son père, l’empereur Alexandre souhaite le prompt rétablissement de la paix, qu’il saurait bon gré à la Porte de lui faire des avances ; mais il ne fait part à personne de son désir, et l’Europe ne peut douter qu’il ne soit fermement résolu à ne pas remettre l’épée au fourreau avant d’avoir obtenu satisfaction. A cet égard, il y a une grande différence entre sa situation et celle de l’empereur Nicolas, et les Russes de 1877 ont un avantage marqué sur les Russes de 1828. Le prince Gortchakof n’a point à redouter, comme le comte de Nesselrode, la formation d’une quadruple alliance. L’amitié des trois empereurs lui est un gage précieux, elle lui répond qu’il ne se tramera rien contre lui, et que la Russie peut prolonger la guerre autant qu’il lui plaira, sans qu’aucune puissance y mette son veto.
Le prince de Metternich et le duc de Wellington ne sont plus, l’état de l’Europe a bien changé, l’axe du monde s’est déplacé, le méridien politique passe aujourd’hui à Berlin, et le gouvernement russe n’a plus à s’inquiéter ni des menées du cabinet de Vienne, ni des explosions de haine nationale à Londres. L’école de Manchester a transformé l’humeur et le tempérament britanniques ; les plus fiers tories savent par cœur le catéchisme de Richard Cobden, et ils sont obligés de s’en inspirer en toute occasion. Le croissant a conservé leurs sympathies, mais ils s’en tiennent à l’amour platonique ; la seule marque de bienveillance qu’ils puissent donner à la Porte est de lui prodiguer les bons avis et les bons conseils ; on assure que le sultan Abdul-Hamid serait heureux d’être un peu moins conseillé et un peu plus secouru. — Aujourd’hui, disait brutalement un Anglais, l’Angleterre a tellement peur de faire la guerre pour une idée qu’avant de se fâcher elle attend qu’on lui ait donné un coup de poing, parce que décidément un coup de poing n’est pas une idée. — Quant à l’Autriche, ses malheurs et les infortunes de la France l’ont mise dans la nécessité de rechercher l’amitié de l’Allemagne, et l’Allemagne n’a pas seulement encouragé les projets russes, elle a veillé à ce que personne ne les décourageât ; c’est une consigne que le comte Andrassy a fidèlement observée depuis que la question d’Orient a été remise sur le tapis. À la vérité, plusieurs indices semblent prouver qu’il ne s’est pas prêté à tout ce que le cabinet de Berlin désirait de lui. Le cabinet de Berlin n’eût pas été fâché de voir l’Autriche lier partie avec la Russie, il eût servi volontiers à ces deux empires de médiateur, de confident, d’entremetteur, il aurait vu sans déplaisir que tout le monde s’engageât dans cette grosse affaire qui s’appelle la question d’Orient, que tout le monde y trouvât ou crût y trouver son profit, ce qui lui aurait permis de chercher le sien où il aurait voulu. Certains publicistes du nord ont adressé à ce sujet au comte Andrassy de pressantes et pathétiques exhortations ; ils l’ont convié à se faire sa part dans les dépouilles d’un empire vermoulu dont les jours sont comptés ; ils lui ont représenté qu’il se trouvait placé, comme Hercule, au milieu du carrefour où se rencontrent les chemins de la destinée, qu’il ne tenait qu’à lui de choisir sa route, que, selon le choix qu’il allait faire, la postérité le traiterait de dilettante honnête, mais maladroit, ou le mettrait au rang des grands hommes, et, au dire des publicistes du nord, on reconnaît un grand homme d’abord à ce qu’il se fait une loi de prendre tout ce qui lui paraît prenable, ensuite à ce que, professant pour les parlemens un superbe mépris, il les mène à la baguette et leur interdit de s’immiscer dans aucune question de politique étrangère.
Le comte Andrassy, quoi qu’on ait pu lui dire, ne s’est pas soucié de passer au rang des grands hommes. Il s’est appliqué à sauvegarder tant bien que mal les intérêts de son pays, sans se brouiller avec personne et sans rien risquer. Il avait promis que les Russes n’auraient pas à se plaindre de lui, et il a tenu sa parole ; mais il a refusé de s’associer à leur entreprise. Sa politique a consisté à ne rien faire, il a pratiqué ce qu’on appelle en Angleterre a masterly inactivity, une inaction magistrale. Jusqu’aujourd’hui cette inaction a été favorisée par les événemens, l’Autriche a mérité une fois de plus d’être baptisée du nom d’Austria felix. Les Turcs ont vaillamment travaillé pour elle ; il est dans la destinée des Turcs de verser leur sang pour le plus grand avantage de deux empires qui n’ont rien à leur donner que de bons conseils. la nouvelle de leurs succès n’a pas été reçue à Berlin avec la même allégresse qu’à Pesth et à Vienne. Les plus heureux joueurs ont quelquefois des déceptions, les plus habiles se trompent dans leurs calculs, et les complaisances de la fortune pour ses protégés ne sont pas inépuisables. Quelqu’un disait naguère à un grand homme d’état : — La politique est votre maîtresse. — Il répondit : — Elle me cause assez de désagrémens pour que je la considère comme une femme légitime. — M. de Bismarck a pu craindre que les échecs des Russes ne rendissent à l’Autriche la liberté de ses mouvemens, que délivrée des soucis que lui causait la puissance présumée de son voisin de l’est, elle ne s’arrogeât le droit de choisir désormais à sa convenance ses amis et de se dégager de cette alliance des trois empereurs dans laquelle, comme l’a dit ici même un spirituel et clairvoyant publiciste, elle ne joue pas le rôle du plus heureux des trois[3].
— Une des branches de la pince qui nous tenait vient de se briser, s’est écrié tel patriote autrichien, en apprenant la sanglante déconvenue des Russes devant Plevna. — Quand M. de Bismarck s’est procuré récemment une entrevue avec le comte Andrassy, il voulait sans doute savoir s’il avait raison de s’inquiéter, si l’Autriche entendait exploiter résolument le bénéfice de sa nouvelle situation. On assure qu’il est revenu de Salzbourg édifié et satisfait ; il en a rapporté la conviction qu’il ne se tramait rien à Vienne, que l’empire austro-hongrois ne songeait point à s’émanciper ni à lier partie avec l’Angleterre. Puisse la politique d’inaction réussir toujours au comte Andrassy ! Puisse-t-il échapper aux embarras où le plongerait l’inconstante fortune, si elle infligeait quelque désastre aux héroïques défenseurs de Plevna ! Que si jusqu’au bout il se dérobe impunément à la nécessité de prendre un parti et de faire quelque chose, la postérité ne le traitera pas de grand homme, mais elle le traitera sûrement d’homme heureux. Les ennemis de Sylla pensaient le mortifier en attribuant ses succès à son bonheur, et l’heureux Sylla les laissait dire.
En 1828, les intrigues du prince de Metternich n’aboutirent pas. Il fut tenu en échec par le mauvais vouloir de la Prusse, qui accueillit froidement ses ouvertures, et surtout par les illusions du gouvernement français, infatué de l’alliance russe et des profits imaginaires qu’il en attendait. Le roi Charles X répondit sèchement à ceux qui lui parlaient d’une médiation pour rétablir la paix qu’il resterait l’allié de la Russie, et qu’au besoin il la défendrait contre les menaces de l’Autriche. M. de Metternich dut se retirer sous sa tente, la quadruple alliance ne fut point conclue, et la Russie put s’occuper à loisir des apprêts de sa seconde campagne. On sait quelle en fut l’issue. Le feld-maréchal Wittgenstein fut remplacé dans son commandement par le chef de son état-major, le général Diebitch, ce petit homme gras et rougeaud, à la large tête, aux longs cheveux noirs, à qui les troupes avaient donné le surnom de samovar ou de bouilloire à thé. Grâce à ses talens, à sa vigueur, à l’heureuse application qu’il fit des principes stratégiques de Paskevitch, et grâce surtout aux fautes énormes de Reschid-Pacha, Diebitch conquit un autre surnom plus glorieux, celui de Zabalkanski ou de traverser des Balkans, et le 19 août 1829 il campait devant Andrinople ; mais à quoi son armée était-elle réduite ? Les combats et la peste l’avaient décimée. « Les efforts de deux campagnes, a dit M. de Moltke, la dépense de 100 millions de roubles et le sacrifice de plus de 50,000 hommes, avaient amené 20,000 Russes aux portes d’Andrinople. »
Alors se produisit un des événemens les plus singuliers de l’histoire ; une panique s’empara des Turcs, et la panique a des visions. Un officier ottoman, envoyé en reconnaissance, rapporta « qu’il était plus aisé de compter les feuilles d’une forêt que les têtes de l’ennemi, » et Andrinople capitula. Quelques semaines plus tard, le sixième corps, commandé par le général Roth, s’avançant sur la grande route de Constantinople, avait poussé ses avant-gardes jusqu’à Tchorlou ; mais cette armée d’invasion et de siège ne comptait que 4,500 hommes, et ses deux ailes, s’appuyant sur la Mer-Noire et sur le golfe d’Enos, se trouvaient à une distance de 75 lieues l’une de l’autre. « C’était là un coup d’aventurier, lisons-nous dans l’Histoire de l’insurrection grecque par Gervinus, qui dépassait les plus grandes témérités que Paskevitch eût jamais risquées et qui mit Diebitch dans la situation la plus pénible ; en effet, comme l’a remarqué M. de Moltke, si elle se fût prolongée de quelques jours seulement, il se serait vu précipité des hauteurs de son triomphe dans une détresse sans remède… On ne conçoit pas comment on avait pu réussir à maintenir la simplicité turque dans la croyance qu’une grande armée d’invasion frappait aux portes de la capitale, quand le chiffre des soldats dont le général pouvait disposer était tombé à 13,000. » Un acte de résistance énergique eût contraint Diebitch à la retraite ; le sultan Mahmoud II fut pris d’une défaillance, il s’abandonna. Une conspiration récemment découverte, sa sûreté personnelle menacée, les troubles fomentés dans Constantinople par les partisans des janissaires, le déterminèrent à traiter ; il rendit son épée à un fantôme. S’il ne s’était pas manqué à lui-même, la Russie aurait dû faire peut-être une troisième campagne en 1830 ; mais en 1830 la France fit une révolution, et la Pologne fut en feu ; que serait devenu le grand empire du nord ? Heureusement la paix d’Andrinople avait été signée le 14 septembre 1829, et cette paix donnait au tsar, avec Achalzik, les deux ports d’Anapa et de Poti. Il est écrit au ciel que le résultat le plus certain des guerres entreprises par les Russes pour la délivrance des chrétiens d’Orient est toujours d’accroître leur territoire en Asie et de mettre dans leurs mains quelques ports de plus sur la Mer-Noire.
Aujourd’hui les Russes ne sont plus aux prises avec les horreurs de la peste, il leur est permis d’espérer que grâce à leurs immenses ressources et à leurs réserves, ils finiront par enchaîner la victoire à leurs drapeaux. Admettons que tout se passe à leur gré, que la puissance aveugle ou clairvoyante qui gouverne les affaires humaines prenne parti pour eux et facilite leur succès par un de ces incidens qui rendirent possible la paix d’Andrinople. Il se peut qu’une défaillance de la Porte ou quelque intrigue de harem Leur Vienne en aide ; dans une guerre russo-turque, il faut toujours compter avec les accidens, avec les hauts et les bas de l’imagination orientale et avec ce qui se passe dans les harems. Une chose est certaine ; en 1877 comme en 1828, la Russie s’est trompée, elle a cru que quelques avantages facilement remportés lui suffiraient pour avoir l’empire ottoman à sa merci, et contre son attente l’aventure où elle s’était lancée s’est changée, selon l’expression de l’empereur Alexandre, « en une guerre sérieuse et difficile. » Il n’est pas moins certain que si propice que lui devienne la fortune des armes, la Russie n’arrivera pas au bout de sa seconde campagne sans se sentir profondément atteinte dans ses ressources financières et militaires. L’imagination orientale fait des siennes à Saint-Pétersbourg aussi bien qu’à Constantinople. Les Russes partant en guerre contre le Turc ressemblent à un chasseur qui sort de chez lui pour courir après un lièvre et qui se trouve en présence d’un sanglier ; c’est une chasse d’un tout autre genre. Dès aujourd’hui la Russie doit se demander si les résultats qu’elle peut espérer d’une guerre à outrance répondront aux sacrifices énormes qu’elle s’impose. Assurément, » elle avait paru aux portes d’Andrinople avec une armée et un trésor intacts, elle aurait demandé tout ce qu’elle aurait voulu, et force eût été à l’Europe de se plier à son bon plaisir ; mais quand après deux campagnes on n’a plus en main d’autre gage qu’une armée affaiblie et des finances épuisées, on est obligé de borner ses désirs et de se contenter de peu.
Passons sous silence les considérations d’humanité ; n’est-il pas dans l’intérêt politique de la Russie de saisir l’occasion de traiter, aussitôt qu’elle pourra le faire sans manquer à ce qu’elle se doit et à la mission qu’elle s’attribue en Orient ? La guerre à outrance ne serait-elle pas plus profitable à ses ennemis ou à ses faux amis qu’à elle-même ? Le dernier mot de la politique est de laisser faire aux autres les besognes désagréables, en s’arrangeant de manière à y trouver son profit. N’est-il personne en Europe qui voie avec plaisir la Russie faire une besogne laborieuse et sanglante, et qui se promette d’y trouver son avantage ? N’est-il personne qui soit intéressé à laisser longtemps ouverte la question d’Orient, et les Russes sont-ils sûrs de travailler à leur propre bien plus qu’au bonheur d’autrui ? Les empereurs, les chefs d’état, devraient méditer cette parole si juste de Voltaire : « Pour faire la guerre, il faut qu’il y ait prodigieusement à gagner, sans quoi on la fait en dupe, ce qui est arrivé quelquefois à plus d’une puissance de ce monde. »
G. VALBERT.