La Guerre aérienne et les derniers exploits des sous-marins

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La Guerre aérienne et les derniers exploits des sous-marins
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 885-893).
LA GUERRE AÉRIENNE
ET
LES DERNIERS EXPLOITS DES SOUS-MARINS

Les dirigeables allemands, « Zeppelins » ou autres, font beaucoup parler d’eux. Ils ont exécuté, le 19 janvier dernier, un raid désormais fameux sur la côte septentrionale du Norfolkshire, ils survolent la Hollande, ils survolent obstinément le Jutland et l’archipel Danois, comme si l’état-major de Berlin redoutait une grande opération anglaise de ce côté. Entre temps, ils s’exercent sur la Belgique, sur la Courtaude, où l’on en a abattu un. Enfin on les attend à Paris.

De l’opération sur le comté de Norfolk on ne sait, au fond, que peu de chose. Combien y avait-il d’appareils ? L’imagination des populations bombardées en a grossi le nombre. Les Allemands ont abondé dans ce sens, fidèles à leur système général de guerre, fondé sur la terreur des peuples. Les Anglais de sens rassis ne parlent guère que de trois ou quatre Zeppelins qu’accompagnaient peut-être de grands aéroplanes. Le poids des projectiles lancés, — 50 kilogrammes environ, — ne permet pas d’admettre qu’il ne s’agit en tout cela que d’avions ordinaires.

Le point essentiel, qui explique d’ailleurs les incertitudes, c’est que, le bombardement ayant eu lieu dans la soirée du 19, on n’a rien vu, ou peu s’en faut. Mais le fait que l’opération a été conduite de nuit est, en lui-même, fort intéressant. Ce coup d’essai n’est pas un coup de maître, car les résultats matériels en ont été fort médiocres ; c’est cependant un coup bien monté. Nos adversaires ont fait la preuve que l’obscurité n’arrêterait pas leur marche, ni ne les ferait dévier de leur route, — et ceci n’est pas pour surprendre des marins. Nous l’avions tous prévu et prédit.

Tant y a que l’on a pris chez nous, à Paris en particulier, de grandes et de justes précautions. L’éclairage public a été diminué, l’éclairage privé restreint le plus possible. En cas de menace précise, tout doit être éteint et les habitans sont invités à se tenir abrités. Tout cela est bien.


Naturellement nos avions opèrent, de jour et de nuit, de continuelles reconnaissances. J’ignore et il convient d’ignorer jusqu’où ils poussent leur pointe. Enfin nous avons vu apparaître un grand et beau dirigeable français. Il y en a d’autres. Le public, sinon les autorités militaires, commençait à les oublier.

Dans tout ce que je viens de dire, il n’est question que de la défense pure, de la défense sur place. Nécessaire, incontestablement, l’emploi de cette méthode est-il suffisant ? Non ; c’est dans le cas qui nous occupe, plus encore peut-être que dans tous ceux qui se peuvent présenter à la guerre, que l’on reconnaît la justesse du principe napoléonien : celui qui se tient sur la défensive court des risques sans en faire courir lui-même à son adversaire. L’offensive, seule, peut donner des résultats décisifs.

Nous courons des risques, en effet, malgré la perfection de notre organisation défensive. Qui songerait sérieusement à le nier ? Je pourrais me borner à dire qu’il est évident qu’il ne saurait exister de moyen de défense absolument infaillible, mais je crois qu’il n’est pas mauvais de préciser un peu.

Les marins savent bien qu’il y a tels états de l’atmosphère où toute veille, si attentive qu’elle soit, reste à peu près inefficace. Les faisceaux lumineux des projecteurs ne portent pas. Ce n’est pas positivement de la brume, c’est du temps bouché. Mais, pendant ce temps, l’adversaire, — le torpilleur, dans l’espèce, ou le sous-marin, si celui-ci a un périscope de nuit, — ne laisse pas de marcher et de s’avancer. Tout au plus, de crainte de collision, réduit-il son allure. Un « Zeppelin » n’aura pas cette préoccupation. Nous savons d’ailleurs qu’il se dirige fort bien. Il conserve, à la boussole, un « cap » fixe. S’il est chargé par une brise fraîche venant du travers, il dérivera certainement, mais cette dérive peut être évaluée et, donc, corrigée par un changement de cap. C’est, au surplus, un cas particulier. Enfin le but qui lui est proposé ici est fixe, immobile, grand avantage pour l’assaillant. Un autre avantage est que ce but est très étendu, difficile à manquer. Quoi que l’on puisse faire, sur une immense ville comme Paris régnera toujours une lueur diffuse, dénonciation involontaire. Los points d’origine des faisceaux de lumière électrique donneraient encore des indications ; mais, dans le cas qui nous occupe, on éteindra ces inutiles projecteurs, et on fera bien.

Reste la surveillance des avions. C’est eux, justement, qui auront à prendre garde, étant plusieurs, à ne se point heurter. Dans cette atmosphère épaisse, chargée de poussières et de gouttelettes de vapeur, ces guetteurs aériens pourront-ils reconnaître à temps le dirigeable qui s’approche, tous feux masqués ? Ils entendront sans doute le bruit de ses moteurs ; mais sera-ce suffisant ? Le bruit fait par les moteurs de dirigeables est sensiblement plus faible que celui que produisent les moteurs d’aéroplanes. Ils attaqueront l’ennemi aussitôt reconnu. Seront-ils victorieux ?...

Je ne charge pas le tableau. Tout cela peut se produire. Il faut donc y songer, sans puéril émoi, puisque aussi bien c’est un assez faible danger pour chacun de nous que celui qui, se traduisant par la chute de quelques bombes, se répartit sur un si vaste espace et sur plus de trois millions de têtes. Paris, en 1870, subit sans sourciller de bien autres épreuves. Préoccupons-nous toutefois d’augmenter nos chances favorables d’échapper à celle-ci.

Or, supposons, — je reprends ma comparaison de tout à l’heure, — supposons qu’à ce navire obligé de rester à l’ancre, par temps bouché, la nuit, et qui redoute l’arrivée de torpilleurs ennemis, on vienne dire par la T. S. F. : « Le port d’où allaient partir ces torpilleurs vient d’être bombardé et ruiné. Ils sont eux-mêmes détruits, fort probablement. En tout cas le péril immédiat est écarté. » Assurément le commandant de ce navire se sentirait soulagé d’un grand poids. Autant qu’on peut l’avoir en temps de guerre, il aurait le sentiment de la sécurité.

On voit où je veux en venir : ce n’est pas seulement au Zeppelin lui-même qu’il faut s’attaquer et au moment où il nous menace ; c’est aussi à sa base d’opération et au moment où il repose dans son hangar.

Examinons cela.

L’idée, tout d’abord, n’a rien de nouveau. Bien mieux, elle a déjà été appliquée. Qu’on se rappelle, entre autres, les attaques d’avions à Düsseldorf et à Friedrich’s haven du lac de Constance, la base essentielle, fondamentale, l’usine mère des dirigeables allemands, des vrais Zeppelins. Comment se fait-il donc que le résultat final de ces opérations ait été si faible et qu’en dépit des avaries que les hardis pilotes avaient fait subir aux hangars, aux ateliers, aux ballons, peut-être, ceux-ci nous apparaissent aujourd’hui en pleine activité ?


Mais comment, dans l’espèce, donner à l’opération dont il s’agit ce double caractère de l’intensité, — intensité du feu, ou plutôt du jet des bombes, — et de la continuité ? Autant cela devient facile lorsqu’on a pu amener devant une place forte un parc de siège complet, largement approvisionné, et que de puissantes batteries, bien abritées, ont été disposées aux bons endroits, autant il semble que ce soit difficile avec les engins si spéciaux, à l’action si rapide, si soudaine, mais si fugitive aussi et encore si malaisée à régler, dont dispose aujourd’hui la guerre aérienne.

Certes, il ne peut être question d’une assimilation complète des procédés de deux méthodes de guerre si différentes. Mais aussi un établissement de dirigeables, — parcs, hangars, tournans ou non, usines, magasins, ballons enfin, — n’est point du tout une place forte. Il n’en a ni l’étendue, ni la variété dans les constructions et les moyens de défense, ni l’armement, ni surtout la résistance : je ne parle pas, bien entendu, de l’armement du camp retranché qui, quelquefois, contient l’établissement en question. S’il s’agit de l’intensité du feu, il est clair que ce n’est point, ici, de milliers ni de centaines de bombes qu’il faut pourvoir l’assaillant ; et s’il s’agit de la continuité, il n’est pas nécessaire que ce feu dure, sans interruption, des jours et des semaines.

Que faut-il donc, essentiellement ?


N’aurions-nous pas réalisé de la sorte, dans la mesure où cela est possible, — et suffisant, — les conditions que je posais tout à l’heure ?

Il en est une toutefois sur laquelle il est bon d’insister, comme je l’ai fait pressentir plus haut : à savoir la puissance balistique des projectiles mis en jeu par les escadres aériennes.


Je n’en dis pas plus et je résume la discussion de la manière suivante :

1° Les mesures de défense sur place, prises en vue de la protection du camp retranché de Paris et de sa population civile contre les Zeppelins, semblent judicieuses et bien entendues. Il n’y a qu’à y persister, en les étendant et les perfectionnant dans certains détails ;

2° Ces mesures, qui, à elles seules, ne sauraient être absolument efficaces, doivent être complétées par l’organisation méthodique d’attaques contre les bases d’opérations des navires aériens de l’ennemi. Ces attaques seront exécutées, suivant le cas, soit exclusivement par des dirigeables, soit par des dirigeables éclairés et soutenus par de grands aéroplanes, ou même, s’il s’agit d’établissemens rapprochés de la côte, — tels que ceux qui ont été créés en Belgique, — par les hydravions des forces navales alliées.


Un mot maintenant des dernières opérations maritimes et, en particulier, de celles des sous-marins allemands.

Le combat naval du 24 janvier est aujourd’hui suffisamment connu. Il a déjà été commenté ici. Depuis la publication du numéro du 1er février, cependant, deux faits nouveaux ont été mis en lumière par les rapports officiels. Le premier, c’est que la poursuite de l’escadre anglaise a été arrêtée beaucoup plus par la crainte des sous-marins allemands que par celle des mines automatiques, comme on l’avait dit d’abord, sur la foi de certaines relations. Il est, en effet, difficile, impossible même, d’admettre l’existence, — hors le cas de dérive accidentelle d’engins isolés, — de mines automatiques dans les parages où les deux adversaires se trouvaient à la fin de l’engagement. Ces mines, par définition, ne distinguent pas l’ami de l’ennemi. Les Allemands n’en ont certainement pas semé sur leurs lignes d’opérations naturelles, à l’intérieur du grand triangle qui forme leur place d’armes et dont les sommets sont Borkum, Sylt et Cüxhaven. Ceci ne s’applique pas, bien entendu, aux passes des estuaires Ems, Jade, Elbe, etc., qui sont nécessairement minées. Mais là, ce ne sont plus des mines automatiques ; ce sont des mines électro-automatiques, dont la mise en jeu peut être interrompue. Des portières sont d’ailleurs ménagées dans les lignes de ces torpilles. Mais les Allemands seuls en connaissent le gisement. Le second fait est que le Lion a été atteint par un projectile de 280 millimètres ou de 305, au-dessous de la flottaison. Est-ce là l’explication de cette circonstance que ses réservoirs d’alimentation ont été avariés et se sont vidés ? Je ne sais. En tout cas, ce doit être au-dessous du can inférieur de la ceinture cuirassée de flottaison que le grand croiseur de combat anglais a été touché, puisque la coque a été complètement percée. Or, la mer était calme et, très probablement, le Lion ne roulait pas. Il y a là un point fort intéressant, en ce qui touche les moyens d’action de l’adversaire. J’y reviendrai.

Inutile d’ajouter qu’il n’y a rien d’exact dans les récits allemands d’après lesquels un croiseur anglais aurait été coulé. En revanche, on sait maintenant que les avaries du Seydlitz sont très graves. En fin de compte, la victoire britannique reste hors de conteste.

Malheureusement, il n’est pas douteux non plus que les sous-marins (les « submersibles » plutôt, si l’on en juge par le rayon d’action de ces bâtimens) de la marine impériale ne montrent depuis quelque temps une grande activité, que n’embarrasse, au demeurant, aucun scrupule.

Les communications officielles ou officieuses, aussi bien que les interviews d’hommes d’Etat importans auxquelles ont donné lieu les nombreuses attaques subies par les paquebots anglais, — par un navire-hôpital, même ! — dans la Manche et dans la mer d’Irlande, ne font que souligner ce qu’il y a, je ne dirai certes pas de grave, mais au moins de sérieux dans cette situation. On sait combien il est difficile, quelque active que soit la surveillance exercée par les bâtimens naviguant en surface, d’empêcher un sous-marin de franchir un espace de mer resserré comme le Pas de Calais. Il exécute ce trajet en plongée et tout est dit. S’il s’agit de l’empêcher de passer par le Nord de l’Ecosse, il ne faut même pas y songer.

J’ai déjà dit ici et je m’excuse de répéter qu’il n’y a qu’un moyen assuré de se débarrasser des sous-marins, qui est de détruire leurs bases. C’est tout justement comme pour les Zeppelins et pour les mêmes raisons, à peu près. Que la base de Zeebrügge existe encore, comme il est probable, c’est un motif d’étonnement. C’en pourrait être un autre qu’il en soit de même de celles de la côte allemande, qu’il était aisé pour la flotte anglaise de forcer par une attaque brusquée au début des opérations. Mais ici il convient de reconnaître que des questions de haute politique sont entrées en jeu, sur lesquelles on ne pourra s’expliquer que plus tard. En tout cas, le problème reste posé. La solution en est évidemment plus difficile aujourd’hui que le 4 ou le 5 août. Il s’en faut qu’elle soit impossible.

En fait, nous nous trouvons en présence d’une méthode de guerre définie et parfaitement soutenable, en principe, celle de l’étouffement progressif de l’adversaire au moyen du blocus maritime. Le gouvernement et l’amirauté britanniques s’y tiennent avec ténacité et il ne semble pas que les critiques qui opposent à cette « méthode Collingwood » la « méthode Nelson, » procédant par attaques de vive force et par coups redoublés, aient pour le moment quelques chances de l’emporter.

Il ne pourrait en être autrement, — à la suite d’un irrésistible mouvement de l’opinion anglaise, — que si les sous-marins allemands réussissaient à entraver sérieusement le ravitaillement de la Grande-Bretagne et à rendre tout à fait précaires ses communications avec la France. Nous n’en sommes pas là. Il est possible aussi que lorsque l’Angleterre aura 400 000 hommes de plus sur le front, le gros de la nation sente mieux l’intérêt d’une prompte solution du conflit. Ce serait plus sûr si elle était soumise à la conscription et tout à fait certain s’il s’agissait du service obligatoire.

Nous n’en sommes pas là non plus...


Contre-amiral DEGOUY.


P.-S. — Au moment où je corrigeais les épreuves de cet article (6 janvier), j’ai eu connaissance de la déclaration de l’Allemagne relative au blocus des eaux anglaises et de la Manche. Les sous-marins allemands couleront, sans avis préalable, les navires marchands des belligérans, équipages compris.

Il pourra en arriver autant aux navires neutres, nos adversaires ne se jugeant pas tenus à la vérification du pavillon. Ils préviennent d’ailleurs les non-belligérans qu’à partir du 18 février, date à laquelle toutes les eaux entourant les îles britanniques seront considérées comme zone de guerre, « il ne sera pas toujours possible d’épargner aux personnes et aux navires des Puissances en question le danger qui les menacera... »

Ne nous attardons pas à nous indigner. Il y a mieux à faire. Voici que l’un des cas dont je parlais à la fin de mon étude va justement se produire. L’Angleterre se sent très sérieusement menacée, bien que le petit nombre des submersibles allemands, capables de croiser dans ses eaux occidentales, atténue sensiblement la portée des opérations qui se préparent. La Manche sera forcément plus accessible à l’ennemi, et ceci peut avoir pour nous, comme pour nos Alliés, des conséquences qui exigent un examen attentif. D’autre part, les neutres s’émeuvent d’une rage si dangereuse pour tout ce qui veut naviguer, commercer, vivre, enfin !...

L’heure est donc propice aux actions énergiques auxquelles je faisais allusion, et dont la combinaison est devenue facile pour les deux marines par tout ce que l’on sait aujourd’hui de précis et d’authentique sur les dispositifs de défense de l’adversaire.

En attendant, que l’on soit assuré qu’il y a des moyens de parer aux dangers les plus pressans que vont faire courir aux navires de commerce les U9’, les U21, et leurs émules. J’en parlerai dans une étude prochaine.


C.-a. D.