La Guerre aux champs - Une colonie de réfugiés

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La Guerre aux champs - Une colonie de réfugiés
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 666-684).
LA GUERRE AUX CHAMPS

UNE COLONIE DE RÉFUGIÉS

J’habite un pittoresque bourg du Nontronnais, dans un magnifique pays de bois et de collines, mais à quinze kilomètres de toute gare. Un petit tramway local y fait une halte, mais l’unique train d’aller et de retour ne permet pas, sur tout un sens de la ligne, de se rendre d’une station à l’autre et d’en revenir le même jour. On ne voit donc pas beaucoup d’endroits plus perdus, ni plus éloignés de la guerre, et l’on n’imagine pas, cependant, combien elle y a tout changé.

Dès le début, d’abord, le crieur de la commune battait chaque matin le tambour pour réunir les habitans sous le vieil orme du Champ de foire, et leur y lire le journal. Puis, à la longue, cette lecture fatiguait, les choses duraient trop, les gens ne se dérangeaient plus, le mauvais temps venait, les feuilles de l’ormeau tombaient, et l’on cessait de lire les nouvelles. Mais tout n’en continuait pas moins à rappeler la guerre. La plupart des hommes valides étaient partis, et l’on n’apercevait plus, sur les coteaux, piquant les bœufs ou poussant la charrue, que des vieillards, des femmes et des fillettes. A de certaines heures, comme les autres années, des chœurs de voix d’enfans arrivaient de l’école, mais on y reconnaissait la Marseillaise, qu’on faisait chanter en classe aux petites filles et aux petits garçons. Le tambour ne convoquait plus les habitans pour la lecture du journal, mais conduisait les gamins qui marchaient en troupe, avec des morceaux de bois en forme de fusils, des chiffons sur le dos à la place de sacs, et de vieilles boîtes de conserves en guise de gamelles. Il battait aussi pour (es communications officielles, mais il n’y était toujours de même question que de guerre. Tantôt, il s’agissait de réquisitions, tantôt de recrutement, tantôt de prisonniers allemands qui s’étaient évadés d’un train, et le crieur, un soir de mai, publiait ainsi, à la tombée de la nuit, un avis à la suite duquel les colloques se prolongeaient longtemps et bruyamment devant les portes. Cinquante réfugiés du Nord, évacués avec d’autres sur l’Ouest et sur le Midi, étaient annoncés pour le lendemain, et la nouvelle mettait toute la localité en révolution.

La première impression était l’étonnement. Sans médecin, sans pharmacien, sans gendarmes, sans facilités de transport, le bourg, depuis déjà dix mois de guerre, n’avait encore reçu ni réfugiés, ni blessés, et croyait n’en jamais recevoir. Vrais ou faux, d’autre part, tant de bruits fâcheux avaient couru sur les réfugiés, et tant d’endroits passaient pour en avoir souffert, qu’on n’était pas non plus sans craintes. Enfin, prévenus aussi tardivement, les habitans se demandaient comment ils pourraient bien être prêts à recevoir toute cette colonie.

Le lendemain, cependant, les craintes s’étaient tout de suite dissipées. C’était jour de foire, on n’en accourait que plus en nombre à la petite gare du tramway pour y voir débarquer les nouveaux venus, et leur aspect calmait les appréhensions. A quelques exceptions près, tous étaient fort proprement mis, et ceux mêmes qui paraissaient pauvres avaient la meilleure tenue. D’autres surprenaient même plutôt par leur air d’aisance, ou le volume et la quantité de leurs bagages. Un meunier se faisait suivre d’un coffre énorme qu’il fallait porter à trois, et quelques femmes avaient presque fait de la toilette. Aucun, en somme, n’annonçait rien d’inquiétant, et la Mairie leur trouvait assez facilement des gîtes. Il y avait une dizaine de familles belges, d’Ypres ou des environs, et d’autres de nos départemens du Nord. Les uns étaient des mineurs, d’autres des employés de fabriques, d’autres des cultivateurs, d’autres exerçaient d’autres métiers. On était à la veille de la Fête-Dieu, presque tous en suivirent le lendemain la procession avec recueillement, et les gens du pays n’avaient pas assez de curiosité et d’ébahissement pour regarder défiler toutes ces figures étrangères si inopinément arrivées, et comme tombées du ciel pour remplacer les absentes.


On a logé quelques familles dans le quartier perché au-dessus du Champ de foire, et notamment un ménage belge. — L’homme est menuisier, et ne sait pas un mot de français, mais sa femme le parle bien et sert d’interprète à toute la colonie. Aussitôt dans le pays, elle a fait engager son mari comme aide par le sacristain, menuisier comme lui, et dont l’atelier touche à leur logis. Il travaille ainsi tout à côté d’elle, et je la trouve, un après-midi, installée et tricotant devant sa porte. Il fait un temps superbe, on aperçoit au loin le cirque bleu des collines par-dessus les toits du village, le marteau et le rabot résonnent derrière nous dans l’atelier, et, tout en agitant ses aiguilles, elle me raconte leurs misères.

— Ah ! monsieur, me dit-elle avec un gros soupir, personne n’aurait jamais cru possible tout ce que nous avons souffert, et je suis bien heureuse de n’avoir pas d’enfans. Nous sommes mariés depuis deux ans et, aussitôt après notre mariage, nous nous étions établis à Ypres, dans une petite maison dont nous devions devenir les propriétaires, lorsque l’été dernier, quelques jours avant la foire, on apprenait, sans pouvoir d’abord y croire, que la guerre était déclarée. Un mois après, on voyait un matin des cavaliers à grandes lances le long du canal, et une immense armée allemande entrait chez nous, dans la soirée, par quatre endroits différens. La nuit, cependant, se passait bien, et l’armée, le lendemain, repartait au petit jour. Mais les Anglais et les Français arrivaient ensuite à leur tour, on se battait dans les environs, et nous ne cessions plus, à partir de ce moment-là, de vivre dans un cauchemar… De tous les côtés, d’abord, des réfugiés de la campagne accouraient en masse. Des femmes qui pleuraient en portant leurs enfans ! Des fermiers qui poussaient leurs bêtes devant eux ! Des infirmes et des malades dans des chariots et jusque dans des brouettes ! Puis, le bombardement commençait, les obus pleuvaient dans les rues, sur les monumens, dans les maisons. Nous étions obligés de nous cacher dans notre cave, et un jour, vers trois heures de l’après-midi, mon mari, qui était parti depuis le matin pour aller chercher à manger et que je croyais tué, finissait par revenir, mais tout tremblant, pâle comme un mort, et me disant que tout le quartier croulait, qu’il n’y avait plus une seconde à perdre, que nous allions être enterrés vivans, et qu’il fallait nous enfuir immédiatement...

A ces souvenirs, la voix de la pauvre femme se troublait, son tricot tremblait dans ses mains, et elle continuait, tout émue :

— Ah ! monsieur, lorsque je me rappelle ce départ, j’ai toujours envie de pleurer... Cette maison que nous abandonnions, elle était comme à nous, et c’était comme notre maison. En la quittant, nous perdions tout ce que nous avions !... Mais nous ne pouvions plus rester. Une partie de notre rue était déjà tout en ruines, et nous devions, à chaque pas, nous jeter derrière un mur ou au fond d’un fossé, pour ne pas être tués. Enfin, nous réussissions à nous sauver, nous parvenions à un village où nous passions la nuit dans une grange et, le soir suivant, nous arrivions à Hazebrouck... Là, nous avons vécu six mois, mais comment ? Et dans quelles souffrances ! Notre pauvre maison !... Nous ne pouvions pas nous décider à l’abandonner : il y avait trente-cinq kilomètres pour y aller, il fallait les faire à pied, et mon mari, pendant plus de cinq mois, y est retourné presque chaque semaine. Il regardait si elle n’était pas démolie, revenait, et repartait encore pour la revoir. Presque toujours il en rapportait quelque chose, des outils ou bien des vêtemens, ou bien seulement un souvenir. Certaines fois, lorsque le bombardement n’était pas trop fort, il restait deux ou trois jours, et réparait les dégâts, ou cachait les objets qui risquaient d’être volés. D’autres fois, les obus tombaient avec tant de violence qu’ils l’empêchaient d’arriver, et qu’il devait s’en retourner sans avoir pu même approcher. Une nuit, à l’un de ces voyages, il a vu brûler la cathédrale Saint-Martin et l’échafaudage placé autour. Tout le ciel et toute la ville n’étaient plus qu’un brasier. Une autre nuit, il a vu brûler les Halles et, le mois dernier, il était encore reparti, lorsqu’il apprenait, en arrivant, la mort d’un de nos voisins et de ses sept enfans, tués tous les huit par une bombe tombée chez eux. Chez nous, il en était aussi tombé une. Elle avait crevé le toit, traversé le plancher de notre chambre, et fait explosion dans la cuisine. Il y avait un gendarme mort près du fourneau, et tout, en même temps, avait été pillé et saccagé. On avait brûlé les portes, les bancs, les chaises, l’armoire, la commode, les tiroirs, la garde-robe, et volé tout ce qui n’avait pas été caché… ; Ah ! monsieur, nous en avons pleuré ! Nous n’avions plus rien, et mon mari voulait encore retourner, mais on a donné l’ordre de nous faire évacuer Hazebrouck, et de nous embarquer tous pour le Midi… Alors, un train nous a d’abord emmenés à Calais, et de là à Rouen, puis à Tours. Pendant deux jours et deux nuits, nous n’avons pas quitté le chemin de fer. Nous mangions et nous couchions dans les wagons… Nous ne pouvions même pas en sortir… Et, maintenant, nous voilà ici…

Elle s’arrêtait encore et ne pouvait plus parler, de nouveau toute remuée par ses souvenirs, posait ses aiguilles, et essuyait ses yeux, pendant qu’on entendait toujours clouer et raboter dans l’atelier, et qu’on voyait, au-dessous de nous, à l’autre bout du Champ de foire, s’étendre l’ombre du vieil orme sous lequel, l’été précédent, le crieur lisait les nouvelles…


Logé quelques maisons plus bas, un mineur du Pas-de-Calais, qui se loue dans le village, tantôt pour un travail, tantôt pour un autre, me raconte l’effroyable sauve-qui-peut des populations de sa contrée.

Il habitait La…, dans une de ces cités ouvrières si nombreuses en ces régions. Un jour, les Allemands envahissaient le pays, entraient dans la cité, y prenaient les matelas et les meubles des locataires, en faisaient de grands tas dans la rue, y mettaient le feu, et les détails de la fuite de tout ce troupeau humain se sauvant de ce village en flammes, le long du canal de l’Yser, vous donnent le frisson. Les malheureux avaient cru pouvoir prendre la grande route, mais la trouvaient barrée par nos propres troupes, en train d’y opérer leur retraite, et s’y heurtaient partout aux baïonnettes des factionnaires, qui leur faisaient rebrousser chemin, en leur criant : « On ne passe pas ! » Alors, tout affolés, ils se jetaient dans les terres labourées, où beaucoup ne pouvaient plus marcher. Il y avait des infirmes qui renonçaient à avancer, des familles qui se perdaient sans pouvoir se retrouver. Une femme, devenue folle, se précipitait dans le canal avec ses quatre enfans. D’autres, qui étaient grosses, accouchaient contre les meules, et mouraient près de leurs enfans morts. Partis sans rien, courant depuis des heures, exténués, l’estomac vide, affamés, ils arrachaient en chemin les betteraves et les pommes de terre pour les manger crues et, harassés, fous de misère, finissaient cependant par arriver à B..., mais ne se doutaient pas de ce qui les y attendait... Des milliers de fuyards encombraient déjà la ville, l’envahissaient de plus en plus, et la population, effrayée et menacée par ces foules qui demandaient à être nourries, ne savait qu’inventer pour s’en délivrer. On leur faisait faire queue pendant des heures, pour leur donner un morceau de pain gros comme le poing qu’on leur faisait payer un prix exorbitant, ou qu’on leur refusait même au dernier moment.

— Nous avions toutes les peines du monde à avoir du pain, me dit le malheureux mineur, et les boulangers n’osaient pas toujours nous en vendre. La foule leur criait de ne pas nous en donner !... Un jour que je m’étais procuré pour deux sous de lait, et que j’étais allé demander à un habitant de mes amis de me le faire chauffer, il me regardait comme s’il ne m’avait jamais vu, et me fermait sa porte à la figure en me disant qu’il ne comprenait pas ce que je lui voulais... Il ne me reconnaissait plus... Un ami !...

Le pauvre homme n’était naturellement pas resté à B..., et le flot de la guerre avait fini par le jeter dans notre village avec sa femme et ses filles, pendant que ses fils étaient au front.

— Nous ne connaissons pas le travail de par ici, me déclare-t-il en terminant ; mais nous ferons tout ce que nous pourrons, les foins, les moissons, les vendanges, tout ce qu’on voudra nous faire faire !... Moi, je peux scier du bois, en charger, en décharger, casser des pierres. Nous pourrons, quand il en sera temps, arracher les betteraves et les pommes de terre. Mais ce n’est pas ce que nous avons mangé depuis huit mois qui nous donnera de la vigueur !... Tenez, monsieur, ce pantalon que j’ai là, c’est celui avec lequel je me suis sauvé, le pantalon de l’Administration, et je n’en ai pas eu d’autre tout l’hiver. Quand je travaillais la nuit, dans l’eau, à creuser des tranchées pour les Anglais, il était quelquefois tellement trempé que je ne pouvais plus le supporter. Alors, je l’ôtais, je le tordais, et je le remettais tout mouillé... Il y a un an, je pesais plus de cent soixante-quinze. Aujourd’hui, je ne pèse même pas cent quarante... Le mois dernier, j’ai voulu m’engager, mais on n’a pas voulu de moi... Et quand je pense à ce que nous étions avant la guerre ! Nous vivions alors en famille, et nous avions, à nous tous, dix-sept francs à dépenser par jour. Ah ! on ne mettait rien de côté, mais on ne se refusait rien, et on était heureux ! Oui, monsieur, dix-sept francs par jour, et vous pouvez faire le calcul... Moi, j’étais lampiste, et j’avais l’entreprise de huit cents lampes, ce qui faisait cinq francs, vingt-cinq. Mon fils ainé était mineur, et gagnait cinq francs. L’autre l’était aussi, et en gagnait trois. Ma fille aînée gagnait deux francs soixante-quinze dans une fabrique de tissage, et ma femme se faisait environ un franc par jour, l’un dans l’autre, en revendant des lainages dans les marchés. Vous pouvez compter, ça faisait bien dans les dix-sept francs !... La veille du jour où il a fallu nous sauver, nous avions plus de deux cents francs à toucher le lendemain, pour notre quinzaine... Ah ! oui, on était heureux, et nous ne l’avions même jamais été autant !.. Mais je cause, et je n’en ai pas le temps... J’ai cinq sous de l’heure pour scier du bois, et il faut que vous m’excusiez...


Deux familles de cultivateurs des environs d’Ypres, celle d’un journalier et celle d’un petit fermier, occupent en commun les trois pièces d’un logement inhabité. Ils sont douze, parens et enfans, et les maris sont beaux-frères. Le journalier seul parle un peu le français, et l’histoire de ces pauvres gens est navrante.

Ils habitaient un village d’abord rançonné par les Allemands, repris ensuite par les Alliés, et qu’avait dû évacuer la population. Séparée de son mari en service dans l’armée belge, la sœur du petit fermier avait suivi son frère avec ses deux petits garçons, une petite fille encore au sein, et les trois familles étaient parties ensemble.

Une certaine chance parut d’abord les favoriser. Le petit fermier avait pu sauver une vache, l’emmener et la vendre en route à la troupe. Parvenus ensuite sans encombre à une localité importante, ils y avaient trouvé du travail dans une exploitation agricole, et vivaient ainsi à l’abri, aussi tranquilles que possible, entendant seulement au loin l’incessant grondement du canon, quand ils avaient tous failli périr dans un drame horrible.

Ils logeaient dans une auberge où se trouvaient en même temps cantonnés des chasseurs d’Afrique, et un chasseur, un jour, rapportait une tête de shrapnell pour amuser les enfans. Le joujou avait eu le plus grand succès, et les petits garçons ne cessaient plus de faire rouler la petite boule sur la table et sur le plancher, la lançaient, la relançaient, la rattrapaient, et jouaient ainsi sans méfiance, quand elle ricochait un soir sur la pierre d’évier. Une explosion terrible ébranlait alors la maison, et la sœur du fermier poussait un épouvantable cri. Assise près de la cheminée, à la place où elle donnait d’habitude à téter à sa petite fille, elle avait les deux jambes coupées au-dessus des chevilles, un trou au-dessus d’une hanche, un autre à la gorge, et l’enfant avait le ventre ouvert. On se précipitait pour essayer de les sauver, mais tout était inutile. Elles ne donnaient déjà plus signe de vie en arrivant à l’ambulance, et mouraient un quart d’heure après.

Expulsés quelques semaines plus tard de la localité où ce malheur atroce avait eu lieu, comme ils l’avaient déjà été de leur village, réduits à la dernière des misères, et longtemps ballottés d’un refuge à l’autre, les deux beaux-frères, leurs familles et les deux petits orphelins vivent maintenant ici, dans ce coin du Nontronnais, sous le même toit de paysan, mais du moins loin des catastrophes, et devant le même âtre au triste feu, mais dont le pauvre filet de fumée monte en paix sous un ciel où ne sifflent plus les bombes et où n’éclatent plus les shrapnells. Ils ont longtemps erré de pays en pays, couchant dans les étables ou même dans les champs, manquant de tout, perdant l’espoir, et le journalier me dit, en baissant la tête, avec les quelques mots de français qui lui servent à se faire comprendre :

— Triste, la guerre, c’est triste !... Tout mort, tout cassé, tout brûlé !... Tout pris, tout perdu, plus rien !...

Je lui demande s’ils sont contens du pays, et il me répond affirmativement, mais sans élan :

— Contens, oui... Sommes en famille... Mangeons chez nous.. Pas d’obus... Contens, oui, contens...

Et, assis devant la cheminée, il regarde mélancoliquement les cendres pendant que son beau-frère va et vient derrière nous sans nous comprendre. Les femmes sont au lavoir, et les enfans, assis sur le pas de la porte, se montrent, de leurs petites mains, tout en mangeant des tartines, les chèvres et les bœufs qui remontent ou qui redescendent le village.


Il est arrivé un petit événement dans la colonie… Un jardinier belge, sa femme et ses cinq enfans sont brusquement repartis comme ils étaient venus.

En même temps qu’un assez mauvais esprit, ce jardinier, paraît-il, était un intarissable parleur. À la table de l’auberge, où certains réfugiés préféraient prendre leurs repas, il ne quittait pas la parole.

— Il parle trop, disaient les autres, tout étourdis par son bagout.

Aussi grand qu’il était bavard, avec d’élégantes jambières de cavalier et de belles culottes de velours qui lui moulaient coquettement les jambes, il passait ses journées à discourir, moitié en flamand et moitié en français, devant la porte de l’auberge, en fumant un petit bout de pipe. Il savait tout, parlait de tout et se moquait de tout le monde.

Il avait deux petits garçons toujours mis comme de petits princes, mais élevés comme de petits sauvages, et qui allaient, chaque après-midi, à la stupéfaction générale, se baigner tout nus dans l’étang. Leur mère, pendant ce temps-là, occupait ses loisirs à confectionner dans la cuisine de l’auberge des ragoûts et des gourmandises dont ils portaient une part à un meunier de leur pays, le meunier au grand coffre, à l’autre extrémité du bourg. Après les avoir vus courir tout nus dans le village, on les y revoyait ainsi faire ensuite les importans dans leurs beaux habits, et porter avec précaution, sous leurs grandes collerettes et leurs jolis chapeaux, des plats où fumaient des sauces. Tout en ne faisant jamais rien que des discours du matin au soir, le jardinier, d’après ce qu’il racontait, ne cessait de recevoir les plus magnifiques propositions de tous les châteaux environnans. Tous les châtelains, à l’entendre, le réclamaient comme maître-fleuriste et lui offraient des gages extraordinaires. Mais il ne se pressait pas de se décider, ne répondait même pas, et déclarait vouloir attendre, afin de pouvoir mieux choisir, quand on avait appris qu’il était parti pour Paris. On les avait tous aperçus un matin, lui, sa femme et ses cinq enfans, remonter vers le petit tramway.

On voudrait être renseigné sur ce singulier jardinier, et questionner un peu la colonie sur lui, mais le meunier est seul à l’y connaître, vit lui-même à l’écart, et ne sait pas un mot de français.


— Eh bien ! mesdemoiselles, d’où revenez-vous avec de pareils bouquets ?

— En effet, me répondait l’une des deux jeunes filles qui remontaient la côte en portant chacune avec peine un gros fagot de bois mort, ce sont de drôles de bouquets… C’est pour faire cuire notre dîner de ce soir…

Elles sont deux sœurs, et les filles d’une veuve d’A…, employées avant la guerre dans une fabrique de tissage, où l’une était fileuse. et l’autre démonteuse. Elles subvenaient ainsi à l’existence de leur mère et d’une petite sœur qui a huit ans. La mère, de son côté, gagnait quelque chose, et donnait en même temps pension à un vieux tisseur, le vieux Théodore, également veuf. En réunissant ainsi leurs petites ressources et en ne faisant qu’un ménage, ils vivaient mieux, tout en dépensant moins. On les a évacués ici ensemble, et ils occupent, dans le bas du bourg, une petite maison bourgeoise dont les propriétaires ne sont jamais là, si ce n’est trois ou quatre jours tous les deux ans, pour la pêche d’un étang qu’ils possèdent dans le voisinage.

Le vieux tisseur semble enchanté de ma visite. C’est le réfugié jovial, et il me dit tout de suite, avec une bonne humeur et une philosophie qu’aucune misère ni aucune catastrophe ne paraissent pouvoir altérer :

— Voyez, monsieur comme nous sommes bien logés !.. Quand on nous a tous embarqués, il y a un mois, pour Calais, en nous enfermant deux jours et deux nuits dans des wagons d’où nous ne pouvions plus sortir, nous ne nous serions jamais doutés que nous finirions par arriver dans un pays où nous serions aussi bien… Tenez, voilà les chambres… Celle de madame, celle de ces demoiselles, la mienne… Et des armoires, des commodes, des rideaux aux lits… Et voilà même le salon, mais nous n’en profitons pas… Et le bûcher, la cour, le hangar…- Il y avait énormément de toiles d’araignées, et je n’en avais même jamais tant vu, mais nous les avons toutes enlevées… À présent, tout est bien convenable !…

Puis, avec son fort accent du Nord :

— Nous voudrions que les patrons viennent maintenant un peu chez eux... Ils verraient comme nous y avons tout fait beau !

Et, de retour dans la cuisine où la mère et ses filles sont restées à coudre :

— A A..., monsieur, nous avons tant reçu d’obus que nous ne pouvons pas encore croire au bonheur de ne plus en entendre. La nuit, je bondis quelquefois tout en dormant, et je me réveille tout en sueur, comme s’il venait encore d’en tomber un, et chez nous, cependant, voyez comme c’est curieux, la guerre nous avait plutôt procuré d’abord des avantages... Auparavant, par exemple, on risquait toujours de se faire prendre par les douaniers en allant en Belgique acheter du tabac et des allumettes. Depuis, ils avaient tous été mobilisés, et on pouvait, sans se gêner, aller acheter ce qu’on voulait... Tout le monde en était content... Ensuite, les Allemands sont venus, mais il n’y a pas eu non plus d’abord trop de misère. Ils ne volaient que dans les maisons dont les propriétaires n’étaient pas là, et ils vous saluaient dans la rue !...

— C’est vrai, dit l’une des jeunes filles, ils nous disaient chaque fois bonjour en nous rencontrant.

— Mais oui, continue le vieux Théodore, ils étaient très polis, et ils n’ont même vraiment pillé que le magasin d’un parfumeur. Là, par exemple, ils n’ont rien voulu laisser, et les soldats ont tout emporté... Tous les savons, toutes les bouteilles d’eau de Cologne et toutes les boîtes de poudre de riz... Il fallait voir ça !... Et puis, un jour, ils nous ont dit : « Adieu, adieu !... Nous partons... Mais vous malheureux, et nous aussi... Nous mourir de faim, et vous tués... » Et le soir, en effet, ils n’étaient plus là, le bombardement commençait quelques jours après, et les obus, pendant six mois, n’ont plus cessé de tomber sur nous... Alors, on s’est caché dans ses caves, mais elles étaient trop petites, il y en avait qui n’étaient pas solides, d’autres qui n’étaient pas voûtées, et tout le monde s’est dit : « Allons chez M... ! » On voulait dire dans les caves de la brasserie M... qui tiennent, sous la ville, à peu près autant de place qu’en tient ici tout le village avec le Champ de foire, et on s’y est bientôt trouvé deux mille. On ne savait plus comment y remuer, et il y avait même beaucoup de familles qui pensaient ne plus pouvoir y venir, mais on leur faisait dire de venir tout de même, et on se tassait encore un peu plus...

Le tableau de ces caves de la brasserie M..., d’après ce qu’en raconte le vieux tisseur, devait être extraordinaire. Elles s’étendaient sur un espace énorme, et toute une population affolée, des femmes, des vieillards, des jeunes filles, des enfans, des malades, s’y serraient avec épouvante. A un endroit, sur la maçonnerie d’un caveau, on avait dressé une petite chapelle, où les uns avaient apporté des cierges, d’autres des fleurs artifîcielles, d’autres des images de sainteté. Le Doyen était venu la bénir, et on y priait jour et nuit. La Brasserie, cependant, n’avait pas interrompu toute fabrication, et, sur un autre point de ses sous-sols, débitait des chopes de bière à un tourniquet. Tantôt les obus faisaient rage, et les pauvres gens tombaient à genoux en se tournant vers le petit autel. Tantôt, une accalmie se produisait, l’atmosphère de fièvre et de foule respirée dans ces catacombes leur avait desséché la gorge, et ils se pressaient tous au tourniquet. A neuf heures, tous les matins, il y avait une distribution de vivres à l’Hospice, et chacun allait y chercher sa portion en se garant comme il le pouvait contre les bombes. Mais l’Hospice, au bout d’un mois, n’existait plus. Il s’était effondré sous les obus, et la distribution avait lieu au Collège, où l’on courait, à la même heure, chercher son morceau de pain et sa part de pommes de terre, en tâchant de ne pas se faire tuer. Dans ces immenses souterrains, éclairés la journée par les soupiraux, et la nuit par la lumière électrique, la vie de ces deux milliers d’êtres ne semble même plus une vie réelle. il y avait des heures de terreur folle, suivies de minutes de détente et presque de gaieté convulsive. On éprouvait, malgré tout, un besoin de rire maladif. Brusquement, d’autres fois, on n’entendait plus rien, comme si le bombardement avait cessé... Alors, on se hasardait aux soupiraux, les figures s’y hissaient pour y voir et pour respirer, et un jour, le 5 mai, on avait cru pouvoir regarder ainsi au dehors, quand un épouvantable sifflement, suivi d’un fracas horrible, faisait rentrer toutes les têtes. Une bombe était entrée dans une cave en face, y avait éclaté, et venait d’y tuer quinze personnes...

A ce moment du récit du vieux tisseur, l’une des jeunes filles fait tomber une chaise en se levant pour aller refermer une porte, et sa mère, au bruit de la chute, pousse un véritable cri d’effroi, puis elle m’explique, toute troublée, qu’elle ne peut plus rien entendre tomber par terre sans croire encore à une bombe, et en être toute bouleversée.

— C’est vrai, dit le vieux Théodore... Madame, maintenant, se trouve toujours mal à tous les bruits auxquels elle ne s’attend pas... Et moi, je le dis bien franchement, je n’aime pas beaucoup non plus entendre tomber quelque chose trop fort. Je me figure toujours aussi que c’est un obus... Voyez-vous, monsieur, nous en avons trop reçu... Seulement, après celui qui avait tué tout ce monde dans la cave en face de la nôtre, nous n’avons plus voulu rester. Personne n’y avait plus le cœur, et nous sommes tous allés à la mairie réclamer nos billets d’évacuation.

Des voix d’enfans descendant la rue passaient à ce moment devant la maison, et une fillette blonde, une petite croix au cou et un cahier sous le bras, entrait dans la cuisine.

— Voilà ma plus. petite, me dit alors la mère en achevant de se remettre, elle revient de l’école... La nuit, dans les caves de M. M..., on la couchait dans un caveau, et ça l’amusait beaucoup, mais le bombardement lui faisait aussi bien peur... Et ma seconde avait peut-être encore plus peur qu’elle... N’est-ce pas, Adèle ?

— Ma foi, oui, répond Adèle, j’avais très peur.

— Et Théodore tremblait bien aussi un peu.

— En effet, avoue ingénument le vieux tisseur, je ne me sentais pas toujours à mon aise.

— Et moi, ajoute la veuve, j’avais plus peur que tout le monde... Il n’y avait de brave que l’aînée... Aussi, c’était toujours elle qui allait nous chercher nos portions... Les bombes, à elle, ne lui faisaient rien... N’est-ce pas, Madeleine ?

— Ma foi, non, répondait Madeleine...

Et ils n’avaient pas l’air trop malheureux... Ils sont tranquilles, bien logés, loin des bombes, et chacun reçoit son allocation. Le vieux Théodore fait des journées, les jeunes filles en font aussi, la fillette va à l’école, et ils ne se plaignent que de manquer de bois. Mais il n’y a plus de bras pour en faire, il est hors de prix, et les pauvres gens, qui n’ont pas tout de même oublié leur pays, doivent se contenter des branches mortes qu’on leur permet de ramasser.


Toutes les familles ne logent pas dans le bourg, quelques-unes sont dans les hameaux, et l’une de celles-là, M., Mme et Mlle D..., une famille de petite bourgeoisie rurale, occupe le bas d’un petit castel laissé à la garde d’un régisseur. M. D..., possède une connaissance approfondie des travaux des champs, ses trois filles ont reçu de lui une sérieuse éducation agricole, et il exploitait avec elles, au moment de la guerre, une grosse ferme dans le Pas-de-Calais, où la mère de Mme D.,., une vieille femme de quatre-vingt-quatre ans, vivait avec eux.

Le père et la mère, à l’approche des Allemands, s’étaient hâtés de faire partir les jeunes filles, mais n’avaient pas voulu abandonner eux-mêmes leur domaine, où la grand’mère était restée avec eux. L’exploitation comprenait un nombreux bétail, des porcs, des moutons, une basse-cour importante, des chevaux et des cultures de toutes sortes dont on venait de faire la récolte. Les fourrages remplissaient les granges, et les meules de blé couvraient les champs. De tout cela, trois mois plus tard, les Allemands n’avaient absolument rien laissé. Ils avaient mangé le bétail, les troupeaux, la basse-cour, pris les chevaux, vidé les greniers, fait main basse sur les foins et sur les grains, tout enlevé et tout arraché des champs. Il n’y restait plus une meule ni une pomme de terre, et les infortunés D..., complètement ruinés, n’étaient cependant encore qu’au commencement de leur Calvaire !

Un jour, en arrachant les betteraves d’une propriété voisine, des soldats y découvraient quatre mille francs d’or. Leurs officiers soupçonnaient alors M. D..., d’en avoir enterré autant, et le sommaient de leur indiquer où. Il protestait auprès d’eux avec la dernière énergie qu’il n’avait rien caché, et ils consentirent d’abord à ne pas insister, mais ne cessaient plus ensuite de les tourmenter, lui et sa femme, à tout propos. Ou bien, ils les accusaient de dissimuler de la volaille, et la leur réclamaient avec menaces. Ou bien, ils forçaient Mme D... à aller cueillir elle-même, pour les leur donner, les quelques haricots ou les quelques salades qui ne lui avaient pas encore été volés dans son potager, et chaque jour ramenait ainsi une nouvelle persécution.

Les pauvres fermiers manquaient déjà presque de tout et. dans la disette et la terreur où ils étaient, Mme D... en avait été réduite à faire cuire elle-même en cachette dans le fourneau de sa cuisine des petits pains faits avec du blé moulu dans son moulin à café, lorsque deux sous-officiers arrivaient lui dire, un matin :

— Vous cachez du blé !

Elle essayait de leur répondre, mais ils lui imposaient silence, et lui répétaient simplement, en lui montrant leur revolver :

— Vous cachez du blé... Vous allez nous faire visiter toute la maison...

Elle venait justement de retirer ses petits pains de son fourneau, et les ramassait instinctivement dans son tablier afin d’empêcher de les prendre. Puis, les deux Allemands se faisaient conduire à la cave, remontaient avec elle, l’obligeaient à leur ouvrir chaque chambre et chaque placard, sondaient les coins, dérangeaient les meubles, arrivaient au grenier, et là, découvraient en effet un sac de blé derrière des poutres. Atterrée, et toute tremblante, Mme D... leur expliquait alors que c’était tout ce qui leur restait et les suppliait de le leur laisser, mais ils ne l’écoutaient pas et envoyaient enlever le sac.

Une autre fois, la pauvre femme voyait une ordonnance déménager de la ferme tout un ballot d’objets, et se précipitait pour les lui reprendre. Mais l’ordonnance résistait, il y avait lutte, et tout roulait par terre, excepté une lampe-carcel que parvenait à garder le soldat. Elle s’acharnait alors à la lui arracher, et le bec finissait par lui en demeurer entre les mains pendant qu’il s’en allait avec le reste.

Ces scènes exaspéraient M. et Mme D..., mais bouleversaient surtout la grand’mère qu’elles rendaient folle de terreur, et ne cessaient de se renouveler, quand un officier réunissait un jour la cinquantaine d’habitans restés dans la petite localité, leur signifiait d’avoir à quitter le pays le jour même sous peine d’être fusillés, et les prévenait en même temps qu’on se chargerait de les emmener. Mais ils devaient se préparer à se mettre tout de suite en route, on leur permettait seulement à chacun un petit paquet, et à quatre heures, en effet, on les faisait tous monter dans des charrettes, qui partaient à un coup de sifflet. Deux heures après, on s’arrêtait dans un gros village, et tout le monde y couchait sur la paille, dans une salle de bal où l’écriteau de l’orchestre annonçait encore une polka. Puis, on les transportait le lendemain dans une autre localité où ils étaient maintenus tout un mois parqués dans une grange, et où mourait la mère de Mme D..., épuisée d’horreur et de souffrance... Enfin, après avoir encore été traînés de pays en pays, de grange en grange, de caserne en caserne, les malheureux D... se trouvaient jetés un soir dans un wagon à bestiaux, y restaient enfermés trois jours et trois nuits sans savoir où ils étaient emmenés, et débarqués, le quatrième jour, dans une gare inconnue d’eux, où on leur disait qu’ils étaient libres... Ils étaient en Suisse...

Leur premier souci, aussitôt en liberté, avait été de retrouver leurs filles, avec qui les hasards de l’évacuation les avaient ensuite réunis dans le paisible et lointain village de Dordogne, où ils essayaient, à présent, de se réveiller de leur cauchemar. Le père s’en remettait peu à peu, la mère en revenait plus difficilement, les jeunes filles gagnaient la vie de la famille en aidant le régisseur du château dans les travaux de la saison, et tous pensaient avec douleur à la vieille grand’mère restée là-bas !


On a commencé les fauches, et toute la colonie, les petits cultivateurs, le meunier, les mineurs, les employés de fabrique eux-mêmes, sont d’une aide précieuse pour la localité. Les femmes complètent les équipes et, depuis une semaine, en même temps que la bonne odeur du foin nouveau arrive des prairies, l’écho, au lieu de patois, en apporte du flamand. Les hommes abattent l’herbe à grands coups de faux, les femmes fanent en petits jupons, les enfans courent entre les meules en colportant des bouteilles, tous s’appellent ou se répondent dans la langue de leur pays, et c’est une singulière impression que celle de ce paysage nontronnais où, en fermant les yeux, on se croirait dans une campagne des environs d’Ypres ou d’Arras !

Après une série de jours de pluie, il fait maintenant beau et chaud, et les charrettes, dès midi, défilent sur la route, ballottant et disparaissant sous leurs charges, lentement trainées par les bœufs. Tout à l’heure, elles seront devant les granges, et les appels, les cris, les interpellations, s’y échangeront toujours en flamand ou avec l’accent du Nord. Le patois du village ne s’entendra plus guère que lorsqu’un enfant ou un vieux aura à parler aux bœufs pour les faire reculer ou supporter les mouches...


La note la plus inattendue apportée dans le pays l’aura peut-être été par le vieux tisseur.

Avec son inaltérable et pittoresque optimisme, il s’est tout de suite offert pour n’importe quel travail à n’importe quel prix, en vous disant d’un ton bonhomme, avec ses locutions et son accent du Nord :

— Quand on ne sait pas, on apprend... Ceux qui veultent bien faire une chose, ils en viennetent toujours à bout !

Toujours content, il demandait seulement, après son repas de midi, à faire un petit somme à l’ombre :

— Ceux qui sont vieux, disait-il, ils ont besoin de se reposer un instant quand ils ont mangé... Ensuite, ils travailletent mieux !

Et il vous racontait ingénument son histoire :

— Moi, je suis un enfant trouvé, et j’ai toujours été heureux. Un enfant trouvé, n’est-ce pas, ça n’a pas de parens ? Alors, le bon Dieu lui en sert, et l’enfant n’y perd pas toujours. Ainsi, j’ai été élevé par un curé qui me répétait souvent : « Tu peux être tranquille, le bon Dieu ne t’abandonnera pas. » Et le bon Dieu, en effet, m’a toujours protégé. D’abord, bien entendu, j’ai été jeune comme tout le monde, et un jeune homme, n’est-ce pas, ça aime à vivre !... Mais je suis vite devenu raisonnable, et le travail ne m’a jamais manqué. Plus tard, j’ai bien fait une grande maladie, mais j’ai été admirablement soigné. Ensuite, je suis bien aussi devenu vieux, et je n’ai plus gagné autant, mais j’ai fait alors affaire avec ces dames, et tout est encore bien allé...Et puis, la Guerre est venue...Les Allemands... Le bombardement... Et, maintenant, me voilà ici, mais toujours heureux tout de même... Je voyage, je vois du pays, et on n’en voit jamais trop...

A midi, en se mettant à table, il fait d’abord un grand signe de croix, dîne d’un excellent appétit, va se coucher sous un arbre, dort comme un ange un petit quart d’heure, et vous dit ensuite, en se levant tout ragaillardi :

— Là-bas, chez nous, on boit de la bière, et je l’aime bien, mais elle rend lourd, tandis que le vin, ici, vous rend léger...

Il a fini, dans le bourg, par être l’ami de tout le monde, et ne manque jamais, en y passant, d’y adresser gentiment un mot de bonjour à toutes les personnes qu’il aperçoit sur leur porte ou à leur fenêtre.

— Bonjour, madame Une Telle... Et la santé ? Elle est bonne ?... Et vous, monsieur Un Tel, ça va aussi comme vous voulez ?... Vous avez de bonnes nouvelles de votre fils ?... Et les fourrages ?... Ils sont bons ?... Et vous, madame Une Telle, vous ne savez toujours pas où est votre mari ?... Nous, nous n’apprenons rien de bon de chez nous. Il y est encore tombé deux cents obus l’autre nuit... Tout le monde se fait évacuer... Les gens ne veultent plus rester...

Un épouvantable orage a éclaté un jour sur le pays, et le pauvre homme, qui se trouvait en journée, a manqué mourir de frayeur. Il est rentré tout affolé dans la maison, s’est affaissé tout pâle sur une chaise, puis a avoué, une fois remis, que, depuis le bombardement, il ne peut plus entendre le tonnerre.

C’est la seule ombre à son plaisir de vivre !


... Quinze mois se sont écoulés depuis le commencement de la Guerre, un second été a succédé au premier, un autre automne est venu, un nouvel hiver approche, et une sorte d’assimilation semble se faire, à la longue, entre réfugiés et habitans. On entend toujours parler flamand dans le village, mais on ne le remarque même plus. On s’y explique par signes et monosyllabes avec certains de ses hommes et de ses femmes de journée, comme si on se trouvait entre sourds-muets, mais on en a pris l’habitude. Le dimanche, toute la colonie est toujours à la messe, rangée et recueillie dans le bas de l’église, mais elle n’y excite plus la surprise, et ferait plutôt un vide en n’y étant plus. Jamais, d’ailleurs, le crieur ne lit plus rien, ni sous l’orme, ni autre part, et jamais non plus les gamins ne parcourent plus le village derrière le tambour, avec leurs bâtons comme fusils, et leurs boîtes de conserves en guise de gamelles. L’anxiété, l’espoir, la confiance subsistent toujours, mais dans les âmes, s’y sont comme cristallisés, et rien n’agite même plus la population de ce qui l’avait d’abord révolutionnée. On dirait un pays nouveau, avec d’autres coutumes, d’autres figures, et quelquefois même une autre terre. Des champs entiers sont abandonnés, envahis de chardons et de liserons. Les foins, dans certains prés, gisent morts sur pied, noirâtres, pourris par la pluie et couchés par le vent. Dans les landes et le long des chemins, où jamais ne passent plus les chasseurs, les perdreaux se lèvent par grandes troupes, presque aussi nombreux que des alouettes, et les poules d’eau, sur les étangs, viennent jouer et plonger jusqu’auprès des laveuses, comme des canards domestiques. Tout est changé, bouleversé, devenu étrange...


... Nous voilà au vingtième mois, et un exode presque général, auquel personne ne s’attendait plus, a dispersé presque toute la colonie. Les petits cultivateurs belges, les mineurs, le meunier au grand coffre, leurs femmes et leurs enfans, d’autres encore, sont tous partis pour Paris en quelques semaines, et il ne reste plus que le menuisier, la famille D..., et le vieux tisseur, avec la veuve et ses filles. Encore, deux des demoiselles D... viennent-elles d’être engagées pour divers travaux dans un château voisin, et cette nouvelle séparation entre leurs parens et elles, tout en n’en étant pas une, a même donné lieu à un véritable déchirement.

Un homme est venu les chercher un matin avec un âne, et leur mère, à l’arrivée de la charrette, a éclaté en sanglots. Puis, cependant, elles sont parties, la charrette a disparu au tournant de l’allée, l’âne a dévalé la côte, et le conducteur, au bas de la descente, a dit aux deux pauvres filles, en les voyant pleurer elles-mêmes à chaudes larmes :

— Bah ! vous ne partez pas pour si longtemps, et vous n’allez pas si loin... Trois petites lieues... Une quinzaine de jours... Il ne faut pas vous faire de chagrin !

Alors, l’aînée lui a répondu par ces mots qui expliquaient si bien leur tristesse, et qui en disaient tant sur leur martyre :

— C’est vrai, mais il nous faut si peu de chose pour avoir maintenant le cœur gros !...


MAURICE TALMEYR.