La Guerre civile au Chili et la chute de Balmaceda

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La Guerre civile au Chili et la chute de Balmaceda
Revue des Deux Mondes3e période, tome 108 (p. 406-435).
LA
GUERRE CIVILE AU CHILI
ET LA
CHUTE DE BALMACEDA

Le 19 septembre dernier, à huit heures et demie du matin, don José Manuel Balmaceda, président du Chili, se brûlait la cervelle dans la chambre qu’il occupait à Santiago, chez le ministre résident de la république argentine, M. Urriburia. Vaincu, fugitif et traqué par ses adversaires, l’homme qui fut pendant vingt ans l’idole du parti libéral au Chili, pendant trois ans le président populaire de la république, pendant dix-huit mois l’objet des haines les plus violentes, terminait à cinquante et un ans sa carrière politique par un acte de désespoir. Il laissait le Chili épuisé par la guerre civile, Iquique et Tarapaca bombardées, Arica et Tacna dévastées. Il avait perdu son armée, sa flotte et ses trésors, Santiago, la capitale, et Valparaiso, le grand port ; la fuite était impossible, plus impossible encore un retour de la fortune. Acculé aux résolutions suprêmes, il se jugea lui-même, s’absout, mais se tua.

L’étrange carrière de cet homme occupe une place importante dans l’histoire du Chili. Elle se relie aux conséquences de la guerre avec le Pérou et la Bolivie, que nous avons racontée ici même[1]. Tout se tient et s’enchaîne dans les événemens humains, dans ce panorama mouvant qui se déroule sous nos yeux. L’historien narre les faits et, de ces faits, déduit des lois générales. Celle qui s’impose dès le début de cette étude, celle que l’histoire a tant de fois mise en relief saisissant, c’est que l’excessive prospérité est, pour les peuples comme pour les individus, la plus redoutable des épreuves.


I

Don José Manuel Balmaceda naquit à Santiago, en 1840, d’une de ces familles riches et d’antique origine qui constituent l’oligarchie chilienne. Ses ancêtres avaient occupé d’importantes situations et joué un rôle dans les affaires de la République. On le destinait à la prêtrise et, dans ce dessein, on le fit élever au séminaire Concilias où il reçut une forte éducation ecclésiastique ; mais il était, par nature, un homme d’action, ardent, passionné et, d’instinct, porté vers la politique. Il s’y prépara en échangeant le séminaire pour l’université, où il acheva ses études, et il débuta dans sa carrière en se faisant recevoir membre du club de la Reforma, fréquenté alors par la jeunesse libérale de Santiago. Du premier coup il y révéla des dons remarquables comme orateur persuasif et brillant, des qualités de polémiste incisif et redoutable ; aussi devint-il, en peu de mois, l’idole de la jeunesse de Santiago, l’homme en vue dont la réputation franchit rapidement les étroites limites dans lesquelles elle naquit. A vingt-huit ans, Balmaceda, connu et populaire, était désigné comme le chef de l’un des trois partis politiques qui se disputaient le gouvernement de la république.

Il représentait le parti libéral, déjà le plus nombreux au congrès, bien que tenu en échec par la coalition des conservateurs et des nationaux. Les idées avancées des libéraux, qui se recrutaient surtout parmi les jeunes gens sortis de l’université et des collèges, alarmaient le parti conservateur, composé de capitalistes, de grands propriétaires, des hauts dignitaires de l’Église et des fonctionnaires en place, et aussi le parti national, autour duquel se groupaient les commerçans, les avocats et hommes de professions libérales. Si, sur certains points, le parti national sympathisait avec les libéraux, il redoutait leurs théories trop absolues, leur intransigeance et leurs réclamations bruyantes. Il voulait des réformes, non une révolution, une révision, non un changement complet de la constitution de 1833, à laquelle il estimait que le Chili était redevable de sa prospérité.

Élu député par sa ville natale en 1868, Balmaceda justifia, au congrès, les espérances de son parti. Cinq fois réélu, il ne tarda pas à se révéler comme un « conducteur d’hommes. » A chaque session son autorité s’affirmait ; tout et tous la désignaient pour les plus hautes destinées. Aussi, lorsqu’en 1885 le président Santa-Maria appela Balmaceda au pouvoir en qualité de ministre des affaires étrangères, ce choix fut-il universellement applaudi. Il consolidait le ministère ; il lui apportait une force réelle et un incontestable prestige.

Le Chili était alors à l’apogée de sa fortune. En quatre années, de 1879 à 1882, il avait triomphé de la coalition du Pérou et de la Bolivie. Victorieux sur terre et sur mer, à Iquique et à Punta Agamos, à Dolorès, à Pisagua, à Tarapaca, Tacna et Arica, il avait, dans les sanglantes batailles de Miraflorès et de Chorillos, brisé l’héroïque résistance des Péruviens et dicté la paix dans les murs de Lima, jonchée de cadavres. La fortune du Pérou et de la Bolivie avait sombré dans cette lutte d’où le Chili sortait enrichi des dépouilles de ses ennemis, ayant fait l’épreuve de ses forces, et désormais reconnu la première des républiques de l’Amérique méridionale. Avec Domingo Santa-Maria, élu président le 18 septembre 1881, une ère nouvelle s’ouvrait, ère de paix et de prospérité. Né en 1825, le nouveau président apportait dans l’exercice de ses fonctions, outre la maturité de l’âge, l’expérience de l’adversité. Deux fois banni, émigré en Europe, tour à tour exilé, puis rappelé, il terminait dans la magistrature suprême une carrière politique semée de traverses.

Le succès semble appeler le succès. Heureux dans la guerre, le Chili ne l’était pas moins dans la paix. A ses extensions territoriales qui, reportant sa frontière à sept degrés au nord, lui donnaient les riches gisemens d’or, de salpêtre, de nitre et de guano d’Antofagasta et de l’Atacama, correspondaient des excédens annuels de recettes : 115 millions en 1882, 105 en 1883, 50 en 1884, 75 en 1884, 135 en 1886. Même accroissement dans le mouvement des échanges qui, en cinq années, passaient de 455 millions de francs à 650 millions. Favorisé sous le rapport du sol et du climat, le Chili, qui venait de prouver sa vitalité puissante, son esprit d’ordre et d’organisation, voyait affluer chez lui les capitaux étrangers attirés autant par sa stabilité financière que par sa stabilité politique, par la facilité avec laquelle, la guerre terminée, il avait licencié son armée, désarmé sa flotte et consacré ses efforts au développement de ses ressources naturelles.

Ces ressources étaient grandes. Cette étroite et longue bande de terre qui, tournant le dos à l’Europe, se déploie sur près de 4,000 kilomètres de façade au long de l’Océan-Pacifique, comporte trois zones distinctes, trois régions naturelles : le nord, le centre et le sud. Le nord est riche en minerais, c’est la terre du cuivre ; dans le désert d’Atacama, aux eaux rares, à la végétation plus rare encore, et où il pleut à peine une fois en cinq années, on rencontre partout, outre le cuivre et l’argent, le fer, le plomb, le salpêtre, le borax, le nickel, le sel gemme, les pierres précieuses. Copiapo a des gisemens de turquoises et les collines de Talca recèlent des améthystes. Dans sa partie médiane, le Chili, resserré entre l’Océan et la Cordillère des Andes, se creuse en une vaste dépression, en une vallée de 1,100 kilomètres de longueur sur 100 de largeur, sillonnée de cours d’eau, arrosée par des pluies fréquentes. Cette vallée d’alluvions, largement évasée, adossée aux Andes, et que sa chaîne côtière abrite des vents du large, est d’une merveilleuse fécondité. Elle constitue la région agricole, au sud de laquelle, par-delà la rivière Itata, s’ouvre la région poissonneuse et boisée, semée d’îles et de lacs, possédant des ports vastes et sûrs, région encore peu connue, mais dont de récentes explorations ont révélé les grands gisemens de houille et les précieuses essences forestières.

Parvenu au pouvoir, qu’il ambitionnait depuis quinze ans, qu’il sut conquérir par sa patience et qu’il exerça d’abord avec prudence, Balmaceda vit encore grandir son prestige et s’accroître sa popularité. Il visait plus haut ; l’opinion publique le désignait comme le successeur de Santa-Maria, et ce dernier, dont les fonctions présidentielles touchaient à leur fin, encourageait les espérances de son ministre favori et lui promettait l’appui de ses partisans. La campagne électorale s’ouvrit en 1886, et le parti libéral fit choix de Balmaceda pour son candidat. Sa sagesse et sa modération lui avaient rallié le parti national, que la crainte seule du radicalisme séparait des libéraux, et les conservateurs, réduits à leurs propres forces, ne pouvaient lui opposer aucun rival avec quelque chance de succès. Le 18 septembre 1886, Balmaceda était élu, à une grande majorité, président de la république. Aux termes de la constitution, il n’était pas rééligible, et ses pouvoirs expiraient le 19 septembre 1891, le jour même où il se suicidait.

La fortune, qui l’avait porté si haut, ne l’abandonna pas ; elle lui fut fidèle jusqu’au moment où lui-même lui devint infidèle, et ses trois premières années de présidence furent parmi les plus prospères que le Chili ait connues. Du programme politique de son parti, Balmaceda ne conserva que les mesures pratiques, les réformes mûrement étudiées et bien accueillies par l’opinion publique, en première ligne celles qui avaient trait à la diffusion de l’enseignement ; il organisa un excellent système d’écoles normales. Dans un autre ordre d’idées, il activa l’amélioration des ports et la construction des voies ferrées. Nonobstant ces dépenses, les excédens de recettes persistaient : 130 millions en 1887,125 en 1888, 155 en 1889. Idole des classes populaires, il s’entendait proclamer le Washington du Chili, le premier des hommes d’État de l’Amérique du Sud, le président dont le nom vivrait à jamais dans la mémoire de ses compatriotes.

Que se passa-t-il alors dans l’esprit et dans l’âme de cet homme arrivé aussi haut qu’il pouvait monter, et auquel la fortune avait réservé cette suprême jouissance de désarmer les haines et de confondre l’envie, compagnes inséparables du succès ? Quelle influence néfaste vint obscurcir cette intelligence, jusqu’alors si lucide, égarer cette volonté si maîtresse d’elle-même ? On a cru la trouver dans l’empire pris sur lui par Enrique Sanfuentes, l’un de ses ministres, mais cette hypothèse est démentie par le fait qu’il sacrifia, bien que trop tardivement, Sanfuentes aux objurgations de ses amis. Un écrivain compétent et bien au courant des choses du Chili a raconté, ici même[2], l’origine du conflit qui tout à coup surgit entre le président et le congrès, coup de tonnerre dans un ciel serein, prélude de la guerre civile qui allait ensanglanter le Chili. Nous n’y reviendrons que pour résumer les causes de ce conflit, dont la connaissance importe à la suite de ce récit.

De même que don Domingo Santa-Maria avait fait choix de Balmaceda, son ministre, pour lui succéder comme président et avait mis au service de ses hautes visées son influence officielle, de même, Balmaceda entendait intervenir dans le choix de son successeur. Il avait à cœur l’exécution de ses plans et l’achèvement des grands travaux d’utilité publique entrepris par lui. Il avait hâte de les mener à bonne fin et il tenait pour regrettable la disposition constitutionnelle qui s’opposait à la réélection d’un président en exercice. Telle était sa popularité, qu’il ne doutait pas que ces regrets ne fussent partagés par la majorité des électeurs et que la désignation qu’il ferait de l’homme appelé à le remplacer ne fût ratifiée par eux. Cet homme était don Enrique. Sanfuentes, son ministre de l’industrie et des travaux publics. Par suite des grands projets d’ordre intérieur conçus par Balmaceda, ce ministère secondaire avait pris une importance considérable, et son titulaire la première place dans le cabinet. Balmaceda voyait dans Sanfuentes, que sa faveur avait appelé au pouvoir, que son influence pouvait élever au premier rang, et dont le dévoûment lui était acquis, l’instrument nécessaire pour continuer son œuvre. Homme nouveau, lui devant tout, Saniuentes ne pouvait lui enlever le mérite de ses hautes conceptions.

Mais ce choix n’était pas pour donner satisfaction au parti libéral. Ce parti comptait dans ses rangs des hommes plus en vue et dont l’intervention présidentielle contrariait les visées. Dans le cabinet même, Enrique Sanfuentes n’était pas populaire. Ses collègues voyaient avec défaveur ses allures omnipotentes, ses prétentions au premier rang, l’indépendance qu’il affectait et la secrète complaisance avec laquelle le président le mettait en avant. En présence de leurs remontrances appuyées par celles des membres influens du parti libéral dans le congrès, Balmaceda recula ; Sanfuentes fut écarté des affaires, et des modifications ministérielles aboutirent à la constitution d’un cabinet qui pouvait compter sur l’appui du congrès.

Balmaceda ajournait ses projets, mais n’y renonçait pas. Plus il s’engageait dans la voie périlleuse qui devait aboutir à un inextricable conflit entre le congrès et lui, plus il s’irritait des anomalies de la constitution de 1833, plus il estimait le moment venu de briser le cercle étroit dans lequel cette constitution, à la fois monarchique et républicaine, l’enserrait. Elle le mettait au-dessus des lois, ne permettant pas qu’en aucun cas un président en fonctions pût être jugé, mais elle lui refusait, en cas de conflit avec le congrès, le droit d’en appeler au pays par la dissolution et de nouvelles élections. Comme président, il était impeccable, mais ses ministres étaient responsables et dépendaient des chambres : s’il se refusait à les changer, le conflit était sans issue, ou aboutissait à une révolution.

Tout bien pesé, il se crut de force à jouer cette redoutable partie, mais il n’arriva que lentement à l’idée qu’il lui faudrait recourir à la force. Autant qu’on en peut juger par les évolutions de sa politique, il crut tout d’abord que sa popularité aurait raison des résistances du congrès, qui, satisfait de ses premières concessions, avait voté la loi des finances. Écartant le ministère auquel il la devait, il en constitua un autre composé de ses amis personnels et dont le premier acte fut la déclaration de clôture de la session extraordinaire. Mais, le congrès dissous, Balmaceda se trouvait en présence d’un autre rouage constitutionnel : la commission des chambres, qui, de droit, succède au congrès, et dont la mission consiste à surveiller les agissemens du pouvoir exécutif, à en délibérer et à demander au président, si elle l’estime nécessaire, la convocation du congrès. Cette commission, composée de sept membres de chaque chambre, se dressa devant Balmaceda comme un insurmontable obstacle. C’est elle qui donna le signal de la résistance, qui souleva l’opinion publique et qui, la lutte engagée, prit la direction des opérations militaires, qu’elle conserva jusqu’à la fin.

Elle débuta par des remontrances contre la brusque dissolution des chambres, qui n’avait permis, après le vote de la loi des recettes, ni celui du budget des dépenses, ni celui qui autorise la permanence de l’armée et de la flotte. Le président répondit le 1er janvier 1891 par un décret établissant le budget des dépenses, accroissant la solde de l’armée, proclamant l’état de siège, suspendant le droit de réunion et la liberté de la presse. C’était une mise en demeure péremptoire de se soumettre, ce fut le point de départ de la guerre civile.

Balmaceda ne pouvait s’illusionner sur la gravité et l’illégalité de ces mesures, mais il croyait, de bonne foi peut-être, ou affectait de croire, qu’il avait de son côté l’opinion publique. Il avait, à tout le moins, l’appui de l’armée dont il doublait la solde, dont les chefs gagnés par lui et appelés aux préfectures importantes lui garantissaient la fidélité ; il croyait à sa popularité, à ce puissant mouvement qui l’avait porté si haut ; il estimait peut-être aussi qu’il agissait au mieux des intérêts de son pays, qu’une réforme de la constitution s’imposait, qu’elle amènerait sa réélection et que son maintien au pouvoir assurerait la grandeur et la prospérité du Chili. Un second décret abrogeait en effet la loi d’amendement constitutionnel qui exigeait le vote de deux parlemens successifs ; il convoquait, pour le 19 mars, les électeurs à procéder à l’élection d’une assemblée constituante.

À ces décrets, la commission de surveillance répondit en déclarant le président incapable d’exercer ses fonctions, et délia la flotte et l’armée de leur serment d’obéissance. Une lettre du président de la chambre des députés et du vice-président du sénat mettait en outre les forces militaires et navales en demeure de protéger le lieu des séances de la commission. De l’armée, il n’y avait aucun concours à attendre, mais il n’en était pas de même de la flotte, qui, le 6 janvier, faisait défection, offrant un asile à la commission, convertie en junte de gouvernement, et aux chefs de l’opposition, qui s’embarquaient à Valparaiso et allaient bloquer les ports des provinces du nord.

Ces provinces constituent la principale source de richesse du Chili. Ces terres arides et brûlées, conquises sur le Pérou et la Bolivie, alimentent un grand commerce de minerais. L’exportation du port d’Iquique dépasse de 65 millions de francs celle de Valparaiso, et Pisagua même l’emporte de 30 millions, à la sortie, sur le grand port chilien. Toutefois, ces deux villes, situées à 1,500 kilomètres au nord de Santiago, la capitale, de Valparaiso le centre commercial, étaient trop distantes en tant que foyers d’insurrection. Leur occupation pouvait priver Balmaceda de ressources importantes, mais non le paralyser. Il avait l’armée et le trésor : 30,000 hommes de bonnes troupes et 150 millions en numéraire ; il tenait les grandes villes et aussi une partie de la flotte que devaient bientôt renforcer les navires de guerre construits en Europe et prochainement attendus. Il importait donc à la junte congressiste d’agir sans retard, de lever et d’équiper ses adhérens, et de profiter de la supériorité temporaire de ses forces navales pour porter la lutte au cœur même du pays et offrir aux mécontens un point d’appui et de ralliement.

La junte disposait, en effet, de 22 navires, tant de guerre que transports, parmi lesquels figuraient deux cuirassés : le Blanco Encalada et l’Almirante Cochrane, deux corvettes : le O’Higgins et l’Abtao, le croiseur Esmeralda, le monitor Huascar et la canonnière Magallanes, auxquels Balmaceda n’avait guère à opposer que le cuirassé Almirante Lynch et les torpilleurs le Condell et le Pilcomayo. Le capitaine Montt commandait les forces navales de la junte ; il décida de frapper le premier coup à Coquimbo, port de mer important, situé à 390 kilomètres au nord de Santiago. Le 17 janvier, la flotte ouvrait le feu sur la ville défendue par un détachement des troupes de Balmaceda ; après avoir réduit les batteries au silence, les compagnies de débarquement pénétraient de vive force dans Coquimbo dont elles restaient maîtresses après une courte lutte de deux heures. L’occupation, même temporaire, de Coquimbo était une menace pour Santiago. Balmaceda détacha de la capitale 3,000 hommes ; ils devaient effectuer leur jonction, sous les murs de Coquimbo, avec des renforts appelés d’Iquique, et reprendre possession de la ville.

Mal combinée, cette opération échoua ; le mécontentement gagnait l’armée, surtout celle du nord, travaillée par les partisans du congrès, tenue loin de la capitale et à l’écart des faveurs officielles et de l’influence personnelle du président. Dans le combat livré près de Coquimbo, trois régimens firent défection et se rangèrent du côté des congressistes. Ce double échec essuyé par Balmaceda était, il est vrai, compensé par l’insuccès de l’attaque tentée par une partie de la flotte de la junte sur Valparaiso. Cette attaque était prématurée et le port à l’abri d’un coup de main par mer. Le débarquement des congressistes fut aisément repoussé.

Dans le nord, les opérations, activement menées par la junte, révélaient un état de choses inquiétant pour Balmaceda. Maîtresse de la mer, la flotte bloquait les ports d’Iquique et de Pisagua, paralysant, avec l’exportation du nitrate et des minerais, la perception des droits de douane. Dans cette région populeuse, mais déshéritée, les alimens font défaut : les céréales et la viande, les légumes et l’eau potable ; on tire tout du dehors et quelques jours de blocus suffisaient pour affamer une population ouvrière plus sympathique à l’insurrection qu’au président et que les forces militaires maintenaient seules dans l’obéissance. Celles-ci y étaient nombreuses, et pour combler les vides faits par l’appel des détachemens dirigés sur Coquimbo, un décret présidentiel avait appelé 10,000 hommes sous les armes pour renforcer les garnisons du nord ; 7,000 autres étaient en outre massés à Aconcagua sous les ordres du général Barboza pour couvrir les approches de Santiago. Campées autour d’Iquique, ville ouverte du côté de la terre, les troupes s’apprêtaient à repousser les tentatives de débarquement de la flotte.

L’irritation grandissait dans la place bloquée et qui pactisait tacitement avec les assaillans. Inquiet de l’attitude de la population qui s’armait, non pour repousser l’attaque, mais pour s’y joindre, le colonel Soto, qui commandait les troupes de Balmaceda, résolut d’occuper la ville. Il rencontra une résistance dont il aurait eu facilement raison, n’eût été l’intervention de la flotte ennemie. Aux premiers coups de fusil échangés entre les habitans d’Iquique et l’armée, le Blanco Encalada, le Magallanes, l’Esmeralda et l’Abtao ouvrirent le feu de leurs batteries suriquique, qu’ils écrasèrent sous une pluie de bombes, lançant sur la plage leurs compagnies de débarquement. Vainement le colonel Soto rallia ses hommes et fit tête à l’attaque. Défait sur le champ de bataille de Pozo Almonte, il dut battre en retraite, laissant 1,200 cadavres et un important matériel de guerre dans Iquique en ruines.

Dès le lendemain, le 27 février, les congressistes attaquaient Tarapaca, située à l’est d’Iquique et fortement occupée par les troupes de Balmaceda, renforcées par les débris de la garnison d’Iquique. Ici, la lutte prit un caractère d’acharnement indicible, rappelant les scènes tragiques des batailles de Chorillos et de Miraflores lors de la guerre avec le Férou : « Les soldats de Balmaceda, écrit un témoin oculaire, se sont battus comme des démons et leurs adversaires ne se sont pas montrés moins féroces. On luttait corps à corps, sans un cri, sans autre bruit sourd que celui de la chute des cadavres. Les blessés réfugiés dans les églises ou les cimetières étaient égorgés. Puis éclata le bombardement, suivi de l’incendie. Rien ne ralentit le carnage ; femmes, enfans, vieillards tombaient sous les coups des combattans sourds à toutes les supplications. On m’a dit, pour m’expliquer cette lutte implacable, qu’elle se compliquait de haines personnelles et que bon nombre de vieilles vendettas ont été à jamais réglées dans la bataille de Tarapaca. De la ville, il ne reste plus rien ; l’incendie et le bombardement l’ont rasée au niveau du sol. On a déjà recueilli plus de 2,000 cadavres, mais qui peut dire ce qu’il en reste sous les décombres ? On se hâte d’enfouir les morts dont l’odeur empoisonne l’atmosphère. »

La chute d’Iquique et de Tarapaca entraînait celles d’Arica et de Tacna, plus au nord. Ces deux villes capitulaient sans résistance le 7 avril, et les débris des troupes de Balmaceda, serrés de près par les congressistes, en étaient réduits à chercher un refuge par-delà la frontière de la Bolivie. Les provinces du nord étaient perdues pour Balmaceda, et Iquique devenait le quartier-général de la junte.

Elle avait une capitale, une armée, une flotte, un territoire ; elle estima l’heure venue de réclamer sa reconnaissance en tant que belligérante, et, tenant pour acquises les sympathies des États-Unis, elle délégua à Washington don Pedro Montt. Il échoua dans sa mission, non que les chefs du parti congressiste eussent trop présumé des dispositions favorables de la grande république, mais ils n’avaient pas tenu compte des précédens créés par M. Seward pendant la guerre de sécession non plus qu’à l’occasion des affaires du Mexique. Lorsque la confédération du sud avait, en novembre 1861, délégué en Europe MM. Mason et Slidell pour se faire reconnaître comme belligérante, M. Seward n’avait pas hésité à donner l’ordre à MM. Adams et Dayton, ministres des États-Unis à Londres et à Paris, de notifier aux cabinets anglais et français que les États-Unis interpréteraient comme un acte d’hostilité le fait de recevoir officiellement les envoyés du sud et qu’ils rappelleraient immédiatement leurs représentans. Vis-à-vis de l’empereur Maximilien, l’attitude du cabinet de Washington avait été conforme à ce précédent ; non-seulement le secrétaire d’État s’était péremptoirement refusé à recevoir tout envoyé de Maximilien, il avait encore retourné, sans réponse, une lettre autographe de l’empereur exprimant au gouvernement ses regrets de la mort du président Lincoln. Étant données les révolutions fréquentes dont l’Amérique espagnole est trop souvent le théâtre, cette circonspection des États-Unis s’explique, et l’on ne pouvait les blâmer de régler leur conduite d’après des précédens et des principes dont ils s’étaient imposé l’observance en d’autres temps.

Tout en refusant de reconnaître officiellement au parti congressiste la qualité de belligérant, le cabinet de Washington ne se désintéressait nullement des affaires du Chili où, depuis de longues années, il luttait contre l’influence de l’Angleterre. L’occasion lui paraissait favorable pour reprendre l’ascendant, réconcilier, si possible, les deux partis ennemis, et réaliser l’un des points du programme développé par M. Blaine, secrétaire d’État, devant le congrès des trois Amériques, en se posant comme médiateur et pacificateur. M. Egan, ministre des États-Unis à Santiago, et qui devait cette position aux services électoraux par lui rendus à MM. Harrison et Blaine dans la campagne présidentielle, fut chargé de ce rôle difficile. Il avait su se maintenir en bons termes avec le gouvernement de Balmaceda sans toutefois s’aliéner les sympathies des congressistes, dont son opportune et discrète intervention avait soustrait quelques-uns des hommes en vue aux vengeances de leurs adversaires. Il n’eut garde cependant de prendre l’initiative d’une offre de médiation, dont il laissa la responsabilité aux ministres d’Angleterre et d’Allemagne. Celle-ci fut courtoisement écartée par le gouvernement de Santiago, qui, tout en se déclarant peu favorable à des négociations dont le résultat lui semblait très douteux, ajouta qu’il ne pourrait accepter que la médiation des représentans des trois grandes républiques : celle des États-Unis, de la France et du Brésil.

Secrètement avisé de cette réponse, M. Egan, assisté de ses deux collègues, offrit alors ses bons offices et obtint des sauf-conduits pour les délégués du parti congressiste. Nantis des propositions de la junte, formulées en termes modérés, mais fermes, les trois ministres eurent une première conférence avec Balmaceda qui leur demanda de lui donner connaissance de la note de ses adversaires. Ils s’y refusèrent, invitant le président à leur remettre, sous la même forme, ses propositions d’arrangement. Ils se réservaient alors de comparer les deux notes, d’en dégager les points d’entente et de rechercher un terrain de transaction. Balmaceda demanda quelques heures de réflexion et leur donna rendez-vous pour l’après-midi à cinq heures du soir à la Moneda, le palais du gouvernement. Quand ils s’y rendirent, ils trouvèrent le palais assiégé par une foule tumultueuse. Un incident, encore inexpliqué, s’était produit dans l’intervalle. Il paraît qu’au moment où M. Godoy, l’un des membres du cabinet, se rendait auprès du président, deux hommes, bien montés et la tête couverte de larges sombreros qui cachaient leur visage, stationnaient dans la cour du palais. En reconnaissant le ministre et son escorte, ils lancèrent deux bombes dont une seule éclata sans blesser personne, puis, éperonnant leurs montures, ils prirent la fuite. Cette tentative d’assassinat avait causé une impression profonde. M. Godoy avait lancé des cavaliers à la poursuite des assassins, mais toutes les recherches avaient été vaines. Sur l’ordre du président, le ministre des affaires étrangères signifiait aux médiateurs que les négociations étaient rompues, et, ce qui était plus grave, que les sauf-conduits devenaient nuls, l’attentat ayant dû être commis à l’instigation de ceux-là mêmes auxquels on les avait accordés.

Rien ne le prouvait. Les coupables, si coupables il y avait, et si toute cette affaire n’était pas une mise en scène destinée à masquer un refus de négocier et à surexciter le zèle des partisans de Balmaceda, étaient introuvables. Mais il n’était pas admissible que les porteurs de sauf-conduits remis par les médiateurs fussent arrêtés et mis en jugement. Ils avaient eu foi dans la parole des ministres de trois grandes puissances sur lesquels rejaillirait l’odieux de ce manquement de foi. Les médiateurs s’empressèrent donc de les aviser personnellement des risques qu’ils couraient et de leur offrir la protection de leurs légations respectives. Revenu à des idées plus sages, le gouvernement s’excusa, le lendemain, de ces mesures prises ab irato ; les délégués furent transférés à bord du navire de guerre des États-Unis le Baltimore, qui les transporta au Callao, nonobstant leurs protestations.


II

Ces négociations, avortées avant même d’être ouvertes, n’étaient pas pour ralentir les opérations militaires. Celles-ci se poursuivaient, sur terre et sur mer, avec des alternatives diverses ; mais, malgré quelques succès partiels, il était visible que Balmaceda perdait du terrain, que ses partisans se décourageaient, que le nombre de ses adversaires croissait. Un moment, sa fortune parut se relever. A la fin d’avril, le cuirassé Blanco Encalada, l’un des plus redoutables navires de la flotte congressiste, était mouillé dans le port de Caldera, situé sur la côte d’Atacama, lorsqu’il fut attaqué à l’improviste par le Lynch et le Condell. Le combat fut court, mais sanglant. Assailli par les torpilleurs avant d’avoir pu lever l’ancre, le Blanco Encalada, après une vigoureuse résistance, fut coulé bas. Il avait à son bord le secrétaire de la marine, don Valdez Vergara ; les lieutenans Pacheco, Soto Aguilar, Guzman, et un nombreux équipage, dont on ne put sauver qu’une centaine d’hommes ; plus de deux cents périrent dans le combat et le naufrage.

En perdant le Blanco Encalada, le parti congressiste perdait beaucoup. Le hardi coup de main tenté par ce cuirassé, escorté du O’ Higgins, sur Valparaiso, quelques jours avant sa destruction, avait causé dans ce port la plus vive alarme. Apprenant que le gouvernement avait nolisé un puissant remorqueur, la Florence, et l’avait converti en navire de guerre, le capitaine du Blanco Encalada s’était glissé de nuit dans le port. Une torpille mal dirigée n’atteignit pas le remorqueur, mais mit en pièces le dock flottant près duquel la Florence était amarrée. Le bruit de l’explosion donna l’éveil, et un torpilleur, escorté de la Florence, se mit à la recherche du Blanco Encalada, qui, franchissant la passe, attira ses assaillans en dehors, poursuivi par le feu des batteries de la place et la puissante artillerie du remorqueur. Le Blanco Encalada n’ouvrit le sien qu’à courte portée, mais avec tant de précision que ses adversaires firent volte-face pour regagner le port à toute vapeur. Sans se laisser intimider par les volées d’artillerie des forts, le cuirassé s’acharna à leur poursuite ; une bordée bien pointée balaya le pont de la Florence, qu’un obus traversait de part en part et qui coula à pic entraînant dans les flots son équipage. Moins lourd, le torpilleur gagnait de vitesse quand le O’ Higgins le prit par le travers et le coula. Au même moment, les forts concentraient leur feu sur le O’ Higgins, sur le pont duquel une bombe éclatait, tuant une partie de son équipage. Le Blanco Encalada riposta vigoureusement, et son tir, bien dirigé, dégagea le O’ Higgins. Engageant avec les batteries un duel d’artillerie dont il sortit sans avaries, le cuirassé reprit la haute mer, suivi du O’ Higgins, et gagna Caldera, où il devait terminer sa brillante carrière.

Les chefs congressistes avaient compté, sinon pour le remplacer, tout au moins pour combler en partie le vide fait dans leur flotte, sur l’Itata, grand transport à vapeur, chargé d’armes et de munitions, et attendu des États-Unis ; mais le cabinet de Washington, soucieux de sa neutralité, avait fait suspendre le départ de l’Iltata, retenu dans le port de San-Diego. La junte en recevait à peine la nouvelle quand, le 4 juin, l’Itata mouillait en rade d’Iquique. Éludant la surveillance des autorités américaines, le capitaine Mauzum, commandant l’Itata, avait réussi à lever l’ancre et à prendre le large. Poursuivi par le croiseur des États-Unis le Charleston, il l’avait gagné de vitesse et arrivait à Iquique avec 5,000 carabines, 2 millions de cartouches et de grands approvisionnemens. Le Charleston le suivait de près, et, sur la mise en demeure de son capitaine et de l’amiral Mac-Cann, de livrer l’Itata, accusée d’avoir, en violation des lois des États-Unis, transporté des munitions de guerre en pays ami et pour une cause insurrectionnelle, la junte congressiste s’exécuta, soucieuse, avant tout, d’éviter des complications redoutables avec les États-Unis, dont l’intervention maritime en faveur de Balmaceda pouvait être décisive. L’Itata fut remise à l’amiral Mac-Cann, qui ne laissa pas ignorer aux chefs congressistes que cet acte de prompte déférence vis-à-vis des États-Unis pouvait servir de point de départ à des négociations en vue de leur obtenir les droits de belligérans. L’émotion causée par la perte du Blanco Encalada et la capture de l’Itata était à peine calmée quand les succès de l’Esmeralda vinrent relever les espérances des congressistes. Depuis deux mois, l’Esmeralda, détachée à la recherche de l’Itata, qu’elle avait mission de convoyer, n’avait pris aucune part active aux opérations militaires. Au retour de sa croisière dans le Nord, elle se signalait par un heureux coup de main sur les îles Lobos, dont les riches dépôts de guano constituaient l’une des principales ressources financières du gouvernement de Balmaceda. Le 15 juin 1891, l’Esmeralda bloquait le port de l’île et bombardait les entrepôts, pendant que ses compagnies de débarquement détruisaient la voie ferrée et le matériel d’exploitation. En même temps on apprenait qu’une révolte venait d’éclater à Coquimbo, où Balmaceda avait concentré des forces considérables. Un bataillon s’insurgeait, tuait ses officiers et se dirigeait vers Caldera pour se joindre aux congressistes, dont 8,000 hommes occupaient la ville, et en rade de laquelle la junte concentrait sa flotte pour attaquer, disait-on, Coquimbo par terre et par mer.

Si critique que fût, en ce moment, la situation de Balmaceda, il pouvait encore négocier, et, par d’opportunes concessions, terminer le conflit. L’élection présidentielle avait eu lieu à la fin de juin. Seules, les provinces du sud et du centre y avaient pris part ; fidèles encore au gouvernement, elles avaient voté pour le candidat que Balmaceda leur désignait et élu don Claudio Vicuna, qui devait entrer en fonctions le 18 septembre suivant. Maître de Santiago et de Valparaiso, fortement cantonné à Coquimbo, repris aux congressistes, et dont l’occupation couvrait, au nord, les approches de la capitale ; assuré de l’appui des provinces du sud, attendant de jour en jour l’arrivée des navires de guerre construits en France et dont l’adjonction rétablirait l’équilibre avec les forces navales de ses adversaires, Balmaceda était encore en mesure, sinon d’imposer sa volonté, tout au moins de conjurer un désastre imminent. Il s’y refusa avec obstination. Fut-il, comme il le dit plus tard, trompé par les rapports de ses conseillers, ou bien, comme il l’affirma dans ses proclamations, convaincu qu’il avait de son côté le droit et la légalité ? Il n’avait fait, à l’entendre, que se conformer aux précédons politiques de ses prédécesseurs. Chargé du gouvernement de la république, délégué pour y maintenir l’ordre et assurer le fonctionnement des services publics, il ne s’était, prétendait-il, substitué au congrès que sur le refus du congrès de s’acquitter de ses devoirs en votant les lois de dépenses. Pour se justifier, le congrès n’alléguait qu’un fait, à savoir que le cabinet choisi par le président n’avait pas sa confiance ; mais ce cabinet succédait à deux autres que le congrès avait écartés sans raisons, sans même permettre à ses membres de préciser leur programme. Le congrès, affirmait-il, empiétait sur le pouvoir exécutif, qu’il entendait mettre en tutelle. Gardien de la constitution, le président s’en était constitué le défenseur ; il la maintiendrait envers et contre tous.

Ainsi posée, la question était insoluble. Les congressistes déclaraient nuls et non avenus tous les actes et décrets du président depuis la clôture de la session extraordinaire ; ils les tenaient pour illégaux et criminels. Représentant, disaient-ils, le seul pouvoir légal et régulier du Chili, ils appelaient la population aux armes, relevaient les troupes de terre et de mer de leur serment d’obéissance au président, dont ils décrétaient la mise hors la loi. Non plus que lui, Claudio Vicuna n’avait qualité ni titre pour prendre le pouvoir ; son élection était, inconstitutionnelle dans le fond et dans la forme ; instrument de Balmaceda, imposé par lui aux suffrages des électeurs, il n’avait été choisi que pour colorer d’un semblant de légalité la plus éclatante violation des lois et les visées ambitieuses d’un despote.

Entre ces deux opinions extrêmes et passionnées, la force seule pouvait décider. En se prolongeant, la lutte prenait chaque jour un caractère plus atroce ; les haines politiques se doublaient de haines particulières. On l’avait vu, lors de la prise d’Iquique, on le voyait dans les mesures odieuses dont les partisans avoués ou supposés du congrès étaient l’objet, on devait le voir mieux encore. La terreur régnait à Santiago, où des disparitions mystérieuses jetaient l’alarme dans les familles de ceux qui comptaient des membres actifs dans l’armée congressiste. Les dénonciateurs assiégeaient les ministres et les agens de la police ; partout on signalait des complots et des conspirateurs. Sur les champs de bataille on retrouvait ce même acharnement féroce dont les troupes chiliennes avaient fait preuve dans la guerre avec le Pérou et la Bolivie. A Tarapaca, disait-on, les soldats de Balmaceda avaient reçu l’ordre de ne pas faire de prisonniers, les chefs ne pouvant ni ne voulant les garder et les nourrir dans une région dépourvue de toutes ressources, et où ils avaient grand’peine à pourvoir à la subsistance de leurs hommes. L’inclémence du sol et du climat ajoutait encore aux horreurs de la guerre civile. Dans des conditions identiques, affirmaient les balmacedistes, la junte congressiste agissait de même. On avait vu à Iquique entasser sur le transport Amazonas des blessés sans vivres et sans secours, que l’on expédiait ainsi à Caldera, et dont presque tous succombaient dans cette traversée de cinq jours. Sous un régime qui rappelait celui de la loi des suspects, Santiago se dépeuplait ; la jeunesse émigrait pour échapper à l’active surveillance de la police : elle allait grossir les rangs des congressistes. Déguisés en matelots, en chauffeurs, en hommes d’équipe, les fils de bonnes familles gagnaient Valparaiso, s’engageaient ou se cachaient à bord des navires en partance pour le Nord et ralliaient Iquique ou Tacna, où ils prenaient service à bord de la flotte. On en vit partir par bandes de Mollendo, sur des embarcations ouvertes, comme pour une partie de plaisir, et gagner Arica à la rame après quatre jours de mer. D’une lettre particulière de Santiago nous extrayons les détails suivans sur l’esprit qui animait la population : « La plupart de nos jeunes gens riches, membres des cercles, ou élégans en renom, ont quitté la ville pour rejoindre la junte à Iquique. On pensait qu’ils résisteraient mal aux fatigues du voyage et aux misères de la guerre. Il n’en a rien été. Débarqués à Port-Vito et immédiatement équipés, ils se sont mis en marche pour Arica, sous le commandement du padre Lisboa, traînant avec eux leur artillerie dans ce pays brûlant et aride, franchissant des étapes de dix heures, à court d’eau et de vivres. Ils ont pris une part active à l’attaque d’Arica et de Tacna. On vit même les mères, les sœurs, les fiancées de ces jeunes hommes, réfugiées à bord des transports congressistes l’Aconcagua et le Magallanes, offrir leurs services lors du combat naval d’Arica. Les équipages étaient peu nombreux ; laissant les hommes à leurs postes de combat, elles se chargèrent du service des munitions, et ce furent elles qui apportèrent les gargousses et les projectiles depuis la soute jusqu’aux pièces. »

Errazuriz commandait, à Iquique, les forces congressistes, maîtresses de la côte septentrionale depuis Tacna jusqu’à Caldera, mais, ainsi que nous l’avons dit, la région du désert d’Atacama ne possède ni vivres ni eau. Force était de se porter plus avant dans le sud, si l’on voulait appuyer par des forces de terre l’attaque que la junte se proposait de tenter par mer vers Coquimbo. Cette dernière ville paraissait l’objectif indiqué, la clé de Santiago, la capitale. Il s’agissait de la prendre à revers, pendant que la flotte l’aborderait par mer ; et pour cela, de concentrer l’armée sur un point où elle pût s’approvisionner de fourrages et de vivres. Huasco, à distance égale de Caldera et de Coquimbo, réunissait les conditions voulues. Située au débouché d’une vallée, entaille étroite et profonde dominée par des cimes de 4,500 à 5,000 mètres, et arrosée par un torrent qu’alimentent les neiges des Andes, Huasco occupait le centre d’une région suffisamment fertile pour subvenir pendant quelque temps aux besoins de l’armée. Cette attaque annoncée, et que Balmaceda se préparait à repousser en hâtant l’envoi de renforts à Huasco, masquait une opération d’une toute autre importance. Les chefs de la junte congressiste étaient résolus à précipiter les événemens et à ouvrir une campagne décisive. Ils avaient, pour en agir ainsi, plusieurs raisons sérieuses. Balmaceda, par un nouveau décret, appelait 60,000 hommes sous les armes, il venait d’émettre pour 60 millions de papier-monnaie ; ses navires de guerre ne pouvaient tardera arriver. D’autre part, le mécontentement contre Balmaceda gagnait les provinces du sud ; celles du centre étaient profondément désaffectionnées, et la crainte seule les retenait dans l’obéissance. Enfin, la lutte, en se prolongeant, devait fatalement affaiblir le parti congressiste, isolé dans le nord, et impuissant à en tirer les ressources nécessaires pour nourrir une armée que sa flotte devait constamment ravitailler. L’avis du général Canto, vétéran de la guerre du Pérou, prévalut, et l’on décida d’aller attaquer Balmaceda à Valparaiso même.

Le 20 août 1891, six transports congressistes, que l’on croyait en route pour Coquimbo, mouillaient dans la baie de Quinteros, à trente kilomètres au nord de Valparaiso, et débarquaient un corps d’armée de 8,000 hommes que d’autres arrivages renforcèrent rapidement. Ni Balmaceda, ni ses généraux n’avaient prévu ce mouvement dont, le premier moment de surprise passé, ils crurent pouvoir augurer favorablement pour leur cause. L’impatience de leurs adversaires à brusquer le dénoûment, à risquer le tout pour le tout, leur apparaissait comme l’indice d’une situation désespérée. Les balmacedistes avaient en mains d’importans effectifs, ils occupaient un grand port abondamment pourvu ; par les voies ferrées ils pouvaient ramener en ligne les détachemens de Talca et de Valdivia, de Santiago et de Coquimbo ; ils avaient devant eux une double ligne de défense : l’Aconcagua et la plage de Viña-del-Mar, derrière eux le fort Callao puissamment armé et les batteries du port.

Pour compenser ces avantages très réels, les congressistes avaient à leur tête un chef éprouvé, le général Canto, qui inspirait à ses troupes une foi aveugle. Soldat heureux de la guerre du Pérou, il avait conquis sur les champs de bataille une réputation méritée de tactique et d’audace. L’armée congressiste, mieux équipée et pourvu de fusils à tir rapide, n’avait qu’un chef obéi ; l’armée du gouvernement en avait deux, les généraux Barboza et Alzerreca, qui se jalousaient et se disputaient le commandement suprême, que Balmaceda dut prendre pour prévenir un conflit. En 1880, Barboza s’était distingué à la bataille de Tacna, sous les ordres de Baquedano, plus tard à Torata ; on lui reprochait toutefois les excès qu’il avait ordonnés ou laissé commettre par ses troupes à Mollendo et à Islay. Moins connu, Alzerreca avait une réputation de bravoure méritée, et Balmaceda comptait sur son zèle et son dévoûment.

Dès que le débarquement des congressistes fut connu, Balmaceda donna l’ordre de masser des troupes sur la rive gauche de l’Aconcagua pour s’opposer au passage de l’ennemi. Canto n’hésita cependant pas à le tenter, soutenu par l’artillerie de la flotte embossée dans la baie de Cosnon, et dont le tir prenait en écharpe le cours de la rivière. Couronnant de ses pièces de campagne les hauteurs auxquelles il s’adossait, il couvrait ses adversaires d’une double rangée de feux que le fort Callao et les batteries de la place, situés hors de portée, ne pouvaient éteindre. Il avait devant lui les avant-postes de l’armée de Balmaceda, dont les principaux corps occupaient en arrière la position de Viña-del-Mar, solidement appuyée au fort Callao et qui constituait une ligne redoutable de défense. Au fur et à mesure que les contingens appelés du nord et du sud arrivaient, on les dirigeait sur ce point, où se concentrait tout l’effort de la résistance. Au long de l’Aconcagua on ne comptait pas plus de 12,000 hommes en ligne.

Le combat s’ouvrit par une forte canonnade à couvert de laquelle le général Canto franchit la rivière, poussant vigoureusement devant lui les troupes balmacedistes, surprises par l’impétuosité de son attaque et inférieures en artillerie. Elles opéraient toutefois sur un terrain qu’elles connaissaient bien et, tout en reculant, profitaient habilement des moindres plissemens du sol pour se rallier et reprendre l’offensive. Dans la région accidentée et mamelonnée qui s’étend sur une longueur de plusieurs milles, entre l’Aconcagua et Viñn-del-Mar, leur résistance croissait à mesure qu’elles s’éloignaient de la portée du tir des hauteurs et de la flotte. Elles se repliaient en bon ordre sur Viña-del-Mar, et quand la nuit mit lin au combat, les bataillons de Canto durent s’arrêter devant 13,000 hommes de troupes fraîches, renforcés des combattans qu’ils refoulaient devant eux.

Cette première bataille était un succès pour les congressistes, mais ce succès était loin d’être décisif. Ils avaient franchi l’Aconcagua, rejeté l’ennemi sur Valparaiso, mais ici commençaient les difficultés sérieuses. Devant eux une armée supérieure en nombre et d’égale bravoure, couverte par un fort redoutable et par les batteries de Podetto, d’Andes et de Valparaiso, en cas d’échec, un embarquement difficile dans une baie étroite et sous le feu d’un ennemi victorieux, ne leur laissaient d’autre alternative qu’une victoire complète ou un irrémédiable désastre ; mais les soldats avaient foi dans l’habileté de leur chef et dans le succès de leur cause. Canto justifia leur confiance ; il ne se dissimulait aucun des obstacles qu’il avait devant lui, il s’ingéniait à les tourner, à paralyser les avantages de la position de ses ennemis et à détourner à son profit ceux qui le constituaient en infériorité réelle. C’est ainsi que, par un habile mouvement de flanc, il réussit à occuper, au-dessus de Valparaiso, à Salto, la voie ferrée qui relie le port à la capitale, et dont il ne laissait qu’un tronçon aux mains de ses adversaires. Maître de la ligne, interceptant les communications de Balmaceda avec Santiago, qui tint du coup le dictateur pour perdu, il attirait à lui les nombreux mécontens de cette ville et tous ceux qui vont au succès, il assurait l’approvisionnement de ses troupes et s’ouvrait, en cas de besoin, une ligne de retraite.

A Valparaiso, la population attendait, dans une indicible émotion, le résultat de la lutte engagée sous ses murs et qui allait décider de son sort. Toute la journée du 22 août, le sourd grondement de l’artillerie s’était fait entendre, plus distinct et plus rapproché vers le soir, mêlé au crépitement de la fusillade. Les congressistes avaient gagné du terrain, et la longue file d’ambulances qui évacuait les blessés dans la ville attestait l’importance du combat. On savait toutefois que le gros de l’armée balmacédiste occupait les positions de Viña-del-Mar couvertes par le fort Callao, que cette armée se renforçait d’heure en heure, et ceux qui sympathisaient secrètement avec la junte doutaient que Canto avec toute son habileté et ses bataillons avec toute leur valeur pussent forcer l’obstacle. C’était aussi l’opinion de l’amiral, commandant l’escadre américaine, et des officiers des bâtimens de guerre étrangers mouillés sur rade. Ils tenaient pour très douteux le succès des congressistes, et ils estimaient qu’en cas de revers ils courraient grand risque d’être complètement écrasés.

Nonobstant leur échec de la veille et leur impuissance à défendre le passage de l’Aconcagua, Balmaceda et ses lieutenans étaient pleins de confiance. Ils n’ignoraient pas que les congressistes avaient subi des pertes sensibles, et que les renforts reçus par eux ne comblaient pas les vides faits dans leurs rangs. Toute la nuit ils avaient accumulé des munitions de guerre dans le fort Callao, dans les batteries de Podetto, d’Andes et de Valparaiso, et dirigé sur Viña-del-Mar les contingens rappelés en hâte. Canto, de son côté, n’était pas resté inactif. Sa flotte, embossée dans la baie de Cosnon, était désormais trop éloignée du théâtre de l’action pour lui rendre de sérieux services. Il prit la résolution hardie de l’envoyer chercher dans la baie même de Valparaiso, un mouillage d’où elle pût, tout en se maintenant hors du tir des batteries, inquiéter le tort Callao et croiser ses feux avec ceux de son artillerie. Il emprunta à la flotte son artillerie légère, renforça ses cadres avec les compagnies de débarquement, ne laissant à bord des navires que les hommes nécessaires pour le service des grosses pièces.

Le 23 août, à la pointe du jour, la bataille commençait par un duel d’artillerie entre la flotte et les forts, auquel succédait une vigoureuse attaque de Canto contre les lignes balmacedistes. Dans Valparaiso, les affaires étaient suspendues, les magasins fermés et toute la population, groupée sur les hauteurs, suivait avec anxiété les péripéties de la lutte. Nous empruntons à une lettre particulière le tableau suivant de l’aspect qu’offrait la grande ville. « L’émotion est à son comble, les détonations de l’artillerie et de la mousqueterie, répercutées par les hauteurs qui dominent Valparaiso, grondent autour de nous. Les habitans ont déserté la ville ; une foule considérable borde la partie de la baie qui fait face à la pointe sud-ouest d’où le fort Andes, tirant à toute volée, surgit par instans d’un nuage de fumée. Les pointes Duprat et San-Antonio sont envahies par les curieux ; on en voit sur les docks flottans, sur les quais ; les plus aventureux s’entassent sur la pointe Gruesa, à un kilomètre et demi du théâtre de l’action. De là on contemple un spectacle étrange. Un épais nuage de fumée plane sur les deux armées ; les décharges d’artillerie le sillonnent de zigzags de feu. Parfois le voile se déchire, et pendant quelques instans on entrevoit des charges de régimens qui s’abordent, des pièces d’artillerie amenées et déchargées à toute vitesse, des hommes qui courent, bondissent, rampent ou tombent ; des lignes qui faiblissent ou avancent, puis, de nouveau, le voile de fumée recouvre la plaine, et l’on n’a pour se guider que le bruit du combat qui s’éloigne ou se rapproche. Plus près de nous, les convois de blessés sortent lentement du nuage de fumée et se dirigent en longues files vers la ville où les hôpitaux improvisés se multiplient. Presque toutes les femmes de Valparaiso ont offert leurs maisons et leurs services. On interroge fiévreusement les blessés, mais ils ne nous apprennent rien, et leurs récits contradictoires ne nous permettent pas de préjuger de l’issue de la lutte. »

Elle dura toute la journée du 23, plus violente et plus sanglante que la veille. Sous les assauts répétés des bataillons de Canto, les troupes balmacedistes plièrent à plusieurs reprises, mais, ramenées en arrière, elles se reformaient à l’abri du feu du fort Callao et, conduites par leurs officiers, elles rentraient en ligne. Vainement, vers la fin de la journée, Canto massant ses bataillons en colonne les lança sur le centre de Balmaceda. Le centre se rompit sous le choc et fut enfoncé, mais le fort Callao, ouvrant tous ses feux à bonne portée, brisa l’élan des congressistes, arrêtés par une muraille de projectiles. La nuit tombait ; de part et d’autre on dut camper sur les positions que l’on occupait.

Les deux armées étaient épuisées, toutes deux pouvaient s’attribuer l’avantage. Canto avait gagné du terrain, mais l’armée balmacédiste gardait ses lignes, les défenses de Valparaiso étaient intactes, le village de Viña-del-Mar, objectif de Canto, restait aux mains de ses adversaires. En revanche, les chefs balmacédistes n’avaient pas réussi à rejeter Canto sur l’Aconcagua et à l’isoler de sa flotte. Il tenait bon sur le terrain, et n’eût été le formidable obstacle du fort Callao, il eût refoulé ses adversaires dans Valparaiso où vainqueurs et vaincus seraient entrés pêle-mêle. Ce qu’il n’avait pu faire de haute lutte, il Fallait tenter par un mouvement tournant.

Ni l’une ni l’autre des deux armées n’était en état de reprendre l’offensive dès le lendemain. Il fallait du temps à Balmaceda et à ses généraux pour raffermir le moral ébranlé de leurs troupes et leur donner un repos nécessaire. Il en fallait à Canto pour réparer les vides- faits dans ses rangs et modifier ses plans d’attaque. Convaincu de l’impossibilité d’emporter Valparaiso par le nord, il résolut de l’aborder par les hauteurs en arrière de la ville ; s’il parvenait à les couronner d’artillerie, il tiendrait le port à merci. Mais l’opération offrait de sérieux dangers. Ce mouvement tournant l’éloignait de sa base d’opérations, de sa flotte, sa ressource suprême en cas d’échec. Balmaceda soupçonnait son projet et manœuvrait de manière à couper ses communications avec cette dernière. Toute la journée du 25 août, celles du 26 et du 27, se passèrent en escarmouches destinées à masquer les évolutions respectives, en chocs courts et sanglans pour asseoir les positions. A plusieurs reprises ces chocs furent sur le point d’amener un engagement général, mais chaque fois ce fut Canto qui se déroba.

Il avait de bonnes raisons pour agir ainsi. Ses succès avaient enhardi les ennemis de Balmaceda ; ils affluaient à son camp et renforçaient son armée, très éprouvée par les combats du 22 et du 23. Il savait en outre que la discorde régnait au camp ennemi, que les généraux Barboza et Alzerreca se rejetaient la responsabilité de l’échec de l’Aconcagua et se disputaient le commandement de l’armée. Le conflit entre eux avait pris un caractère aigu et dégénérait en hostilité ouverte, chacun s’évertuant à contrarier les opérations de l’autre. Puis Canto manœuvrait lentement, mais sûrement pour réaliser son plan ; après mûre réflexion, il avait reporté son centre sur les coteaux de Placilla qui dominent le champ de courses de Viña-del-Mar ; il y concentrait toute sa grosse artillerie et, solidement appuyé sur un camp bien retranché, il estimait pouvoir y tenir assez longtemps pour ramener, en cas d’insuccès, sa flotte à Quinteros. En cas de succès, Valparaiso, prise entre ses navires et son armée, était hors d’état de résister.

Balmaceda n’avait pas les mêmes raisons que Canto pour ajourner la bataille décisive. L’inquiétude gagnait ses troupes dont les querelles de ses généraux et leurs récriminations ébranlaient la confiance ; des symptômes de mécontentement se faisaient jour parmi les bataillons dits de volontaires, en réalité enrôlés par force ; braves comme le sont les Chiliens, ces volontaires se comportaient bien au feu, mais il importait de les soustraire à l’action dissolvante des influences extérieures et des sollicitations secrètes des congressistes.

Le 28 août, Balmaceda, décidé à jouer la partie suprême, donna l’ordre d’attaquer les positions occupées par Canto. Les généraux Barboza et Alcerreza prirent le commandement de leurs colonnes, et l’armée, quittant ses retranchemens de Viña-del-Mar, se déploya sous le jeu des forts. Canto l’attendait de pied ferme ; ses ordres, strictement obéis, étaient de n’ouvrir le feu qu’à courte distance, de se maintenir sur la défensive et, en aucun cas, de ne se laisser entraîner à quitter les hauteurs. Il sentait son armée bien en sa main, pleine d’ardeur et de confiance, il savait ce qu’il pouvait attendre d’elle et de ses lieutenans, il ne doutait plus du résultat.

Nous empruntons aux récits de divers témoins oculaires le tableau suivant de la bataille du 28 août. Ces récits se complètent l’un l’autre et, autant que possible, nous laissons la parole aux spectateurs du combat.

Quand la tête de colonne des troupes de Balmaceda eut quitté l’abri des forts, elle gravit en silence les pentes des collines occupées par Canto. Au moment seulement où elles allaient en atteindre le sommet, un feu meurtrier, à courte portée, l’accueillit et l’ébranla, mais ce mouvement d’hésitation fut de courte durée. Avec une rare intrépidité, les soldats de Balmaceda abordèrent l’ennemi et se ruèrent sur lui. La lutte s’engagea presque corps à corps, mais sur l’ordre de Canto ses bataillons se massèrent rapidement à droite et à gauche, démasquant sa grosse artillerie dont le tir enlevait des files entières d’ennemis, arrêtant net la marche de la colonne que les deux ailes de Canto fusillaient sur les flancs. Brisée par cette pluie de projectiles, la colonne faiblit, et les soldats de Balmaceda, rejetés en désordre sur la pente couverte de morts et de blessés, sont obligés de se replier en arrière et de se réfugier sous le canon des forts. Là ils se reforment, se renforcent de troupes fraîches, et une seconde fois abordent l’obstacle. Barboza et Alcerreza les précèdent, rivalisant d’audace, chacun cherchant à éclipser son rival. Un boulet emporte Barboza, Alcerreza prend le commandement ; pas un symptôme de défaillance ne se trahit dans les rangs des assaillans qui ont vu tomber l’un de leurs chefs ; ils avancent comme un mur que les boulets trouent, mais qui de lui-même se referme. Frappé à la tête, le général Alcerreza est emporté mourant. Alors seulement Canto donne l’ordre de charger que ses soldats attendaient avec impatience. Ils descendent comme une avalanche, brisant dans leur irrésistible élan la longue ligne de leurs adversaires. Mêlés, confondus avec eux, ils roulent ensemble jusque sous le feu des forts qui ne peuvent tirer sur l’ennemi sans atteindre les leurs. Balmaceda lance sa cavalerie : refoulée, elle aussi, et taillée en pièces. Vainement leurs officiers essaient de rallier les troupes de Balmaceda ; cette fois elles résistent à leurs appels, les contingens de réserve, composée des régimens de volontaires, se refusent à donner ; levant la crosse en l’air, ils se joignent aux bataillons victorieux de Canto. Ce n’est plus une déroute, c’est une indescriptible panique, une marée humaine qui s’engouffre dans Valparaiso.

La bataille avait duré cinq heures ; elle était irrémissiblement perdue, Valparaiso à la merci de Canto victorieux, Balmaceda abandonné de tous. Vicuna, qu’il avait désigné pour son successeur à la présidence, cherchait un refuge sur un navire allemand ; ses ministres, Godoy, Barrados, Espinosa, s’embarquaient pour Lima, et Viel, gouverneur de la ville, négociait, sous la protection de l’amiral américain, la reddition de la place et des forts au général Canto. Pour ceux qui se souvenaient des excès qui avaient ensanglanté Lima et le Callao à la suite de la bataille de Chorillos, qui avaient vu Lima, la capitale péruvienne, pillée et son port de guerre incendié, autant par les vaincus que par les vainqueurs, la situation était grave, et l’on redoutait pareil sort pour Valparaiso. Il n’en fut rien ; Canto sut maintenir la discipline la plus rigoureuse parmi ses troupes et, s’il exigea la reddition sans conditions de la ville, il s’opposa à toutes représailles et réprima les scènes de désordre dont les soldats débandés de Balmaceda étaient les fauteurs. Il désigna comme gouverneur de la ville Walker Martinez, ancien ministre du Chili en Bolivie, lequel n’avait pas quitté son quartier-général depuis le commencement des opérations et dont le concours énergique lui était tout acquis ; en même temps il ordonnait à l’un de ses lieutenans d’aller, à la tête d’un fort détachement, hâter la soumission de Santiago,

Elle lui parvenait le même jour, devançant sa sommation. Non plus à Santiago qu’à Valparaiso, on n’eût trouvé un partisan ou un défenseur de Balmaceda ; il semblait que la victoire de Canto eût délié toutes les langues et que le vaincu n’eût que des ennemis dans les deux grandes villes qui avaient suivi sa fortune et soutenu son pouvoir. Quand l’armée de Canto entra en bon ordre dans Valparaiso, toutes les fenêtres étaient pavoisées, les fleurs pleuvaient sous les pas des soldats, les vivats éclataient frénétiques, saluant l’ennemi d’hier, le libérateur d’aujourd’hui. Seul, dans ce désarroi général, un homme resta fidèle à la cause trahie par la fortune. Sommé de rendre son navire, l’Almirante Lynch, à la flotte congressiste, le capitaine Alberto Fuentes s’y refusa et ouvrit le feu sur ses adversaires ; mais hors d’état de résister à des forces supérieures, il dut, pour sauver son équipage, amener son pavillon.

Si l’ordre régnait à Valparaiso sous la rude main de Canto, il n’en était pas de même à Santiago. La populace se soulevait en apprenant la chute de Balmaceda, et, sous prétexte de rechercher le président qu’elle voulait mettre à mort, d’intimider les balmacedistes qui n’avaient garde de se montrer, et de déjouer leurs prétendus essais de résistance, elle organisait le pillage, débutant par le palais de Balmaceda mis à sac, puis incendié ; elle se portait ensuite à la résidence de sa mère, à celle du général Barboza, aux bureaux des journaux officiels et aux hôtels des hauts fonctionnaires, enlevant tout ce qui s’y trouvait, puis mettant le feu. Les lueurs de l’incendie enveloppaient la malheureuse capitale. Dans ce danger pressant, l’intervention du général Baquedano la sauva. Il ne fallait rien moins que la terreur salutaire qu’inspirait le vainqueur de Los Angeles, de Tacna, d’Arica, de Chorillos et de Lima pour arrêter les excès d’une populace livrée à elle-même. Une répression vigoureuse, suivie de quelques exécutions sommaires, eut raison de ce brutal soulèvement.

A Iquique, où siégeait la junte congressiste, la joie fut grande quand on apprit l’éclatant succès de Canto, la prise de Valparaiso, la soumission de Santiago, le désastre de Balmaceda et de ses adhérens. La junte décida de se transporter à Valparaiso et s’embarqua sur le vapeur Arequipa.

On croyait Balmaceda en fuite ; les uns affirmaient qu’il cherchait, avec une troupe de fidèles, à franchir les Andes et à gagner la république Argentine ; selon d’autres, il était réfugié abord du navire amiral des États-Unis, le San-Francisco, mouillé dans le port de Valparaiso et des démarches étaient faites auprès de l’amiral américain pour qu’il livrât son prisonnier. Ce qui contribuait à donner créance à ce bruit, c’était la présence, sur ce navire, du député Odalle Vicuna et du colonel Vidaurre, président du conseil de guerre, amis dévoués de Balmaceda. En réalité, ce dernier avait vainement gagné la baie de San-Antonio, où il espérait s’embarquer à bord du torpilleur le Condell. N’y rencontrant pas ce navire et, revenant sur ses pas, ne voyant aucun moyen de fuir, il était rentré de nuit à Santiago, où il avait été demander un asile au ministre de la république Argentine. M. Urriburia le lui avait accordé, mais ne se dissimulant pas les dangers que courait et faisait courir aux siens cet hôte malheureux, il avait eu recours aux précautions les plus minutieuses pour dépister les recherches et dissimuler la présence d’un étranger sous son toit. Lui seul et un domestique dévoué voyaient Balmaceda ; relégué dans une chambre isolée, sans communications avec le dehors, l’infortuné président se consumait dans son inaction et ses regrets. Son système nerveux, profondément ébranlé par les terribles épreuves qu’il venait de traverser, le livrait sans défense aux suggestions du désespoir. Tout lui paraissait préférable à la vie qu’il menait, et, dans le dernier entretien qu’il eut avec son hôte, il lui déclara son intention de se livrer à la junte congressiste. Il estimait que ses ennemis politiques se contenteraient de l’exiler, et l’exil laissait une porte ouverte à l’espoir.

Mieux au courant que lui de ce qui se passait, et encore sous le coup des pillages et des incendies de Santiago, le ministre chercha à le dissuader ; il ne lui cacha ni la haine dont il était l’objet, ni l’impossibilité où serait la junte de refuser sa tête aux clameurs de la populace. Il le laissa, sinon ébranlé, à tout le moins terriblement impressionné. Il était minuit quand ils se séparèrent. A huit heures et demie du matin, une détonation se fit entendre ; on força la porte de Balmaceda que l’on trouva étendu sur le parquet ; sa main serrait encore le revolver dont une balle avait traversé sa tête. Immédiatement prévenue, la junte délégua une commission composée de MM. Walker Martinez, Melchor, Concho et le juge Aguerra, chef de la cour suprême. Cette commission constata l’identité du cadavre et dressa procès-verbal du décès.

Sur la table se trouvaient trois lettres adressées à sa mère, à sa femme et à M. Urriburia et aussi une note au directeur du New-York Herald. Cette note et la lettre à M. Urriburia appartiennent seules à l’histoire ; elles jettent une lueur sur cette existence tragique, « lies en forment l’épilogue. La première, écrite d’une main ferme, sans ratures, est d’un homme parfaitement maître de sa pensée et de son style. Les déclarations qu’elle renferme sont claires et précises. On s’étonnera, sans doute, qu’au moment de se tuer Balmaceda ait fait choix d’un journal étranger pour défendre sa mémoire et justifier ses actes, mais outre que dans l’effervescence actuelle des esprits aucun journal chilien n’eût osé publier ce document, Balmaceda entendait s’adresser au monde entier. L’impartialité dont le New-York Herald avait fait preuve dans l’appréciation d’événemens qui passionnaient l’Amérique entière et l’immense publicité de ce journal lui dictèrent ce choix. Dans sa lettre à don José de Urriburia, l’écriture et le style trahissent, au contraire, une extrême tension nerveuse ; on y relève des expressions incorrectes, des fautes mêmes d’orthographe ; or peu d’hommes possédaient aussi complètement leur langue que Balmaceda. On sent que cette lettre fut écrite la dernière et que l’heure suprême approchait.

Voici la note au New-York Herald : « Je meurs avec la ferme conviction que les actes de mon administration pendant les huit mois qui viennent de s’écouler sont justifiés. Je n’avais personne dans l’armée à qui me fier. Mes généraux m’ont trompé, ils m’ont menti. Si mes ordres avaient été suivis, la bataille de l’Aconcagua eût été une victoire complète.

« Pendant toute cette période de troubles, je n’ai pas failli au Chili ; je voulais l’affranchir de l’influence étrangère et en faire la première république de l’Amérique. Mes ennemis m’accusent de cruauté ; les circonstances m’ont contraint à sanctionner des actes de sévérité, mais les cruautés que l’on me reproche ont été commises sans mes ordres et à mon insu.

« Jusqu’à la bataille de Placilla, j’ai cru au succès ; mes généraux, Barboza, Alcerreza et Viel, m’en répondaient. Ils m’ont tous menti. Maintenant seulement je me rends compte qu’ils n’attendaient de moi que de l’argent et des honneurs et que l’intérêt seul les guidait.

« Je n’ai sur moi que 2,500 piastres (12,500 fr.). Ma femme me les a remises dans la nuit du 28 août.

« Votre ministre, Patrik Egan, m’a donné de bons conseils ; il me pressait de faire la paix et de quitter le Chili. Je ne l’ai pas écouté ; je le croyais sous l’influence des congressistes et mes conseillers, et mes ministres étaient tous opposés à la paix. »

Sa lettre à M. Urriburia était ainsi conçue : « Cher monsieur et ami, il me faut à tout prix sortir de la situation dans laquelle je suis. Je ne saurais la prolonger plus longtemps, ni abuser davantage de votre hospitalité ; je prie ma famille d’en garder le souvenir comme celui du plus grand service que j’aie reçu de ma vie. L’exaspération de mes ennemis est telle que ma retraite découverte vous exposerait aux plus grands dangers ; je me dois de vous en exonérer par un acte de courage.

« Je voulais, de mon plein gré, me livrer à la junte révolutionnaire, espérant que la constitution et les lois seraient pour moi comme pour tous un abri suffisant. Mais, quand je vois les chefs de l’armée, les sénateurs et les députés, les municipalités et les juges, les hauts fonctionnaires fugitifs et traqués, j’en conclus que moi, seul responsable pour tous, je n’ai rien à attendre de mes ennemis.

« Je suis prêt à me sacrifier. Fasse le ciel que ce sacrifice suprême apaise la haine de mes adversaires et mette un terme aux persécutions auxquelles mes amis sont en butte ! Que Dieu me soit pitoyable dans mon adversité et dans ma mort ! Qu’il vous bénisse, vous et les vôtres ! Priez Arrieta, qui m’a toujours fidèlement servi, de me rendre les derniers devoirs. Adieu.

« Signe : BALMACEDA.

« P.-S. — Réglez, je vous prie, l’affaire d’honneur dont je vous ai parlé hier soir. Je vous ai confié les noms. Vale. »


III

Accueillie par les féroces cris de joie de la populace de Santiago, la nouvelle de la mort de Balmaceda mettait un terme aux appréhensions de la junte congressiste. Lui disparu, toute résistance devenait sans objet. Une ère nouvelle commence.

Après avoir victorieusement subi, de 1879 à 1882, l’épreuve de la guerre étrangère, la république du Chili vient de traverser celle, plus redoutable, de la guerre civile. Elle en sort, non sans honneur et aussi non sans blessures. Le bon droit triomphe et la légalité l’emporte ; mais si l’on ne peut que se réjouir du résultat, si l’on ne peut qu’applaudir aux vaillans efforts d’un peuple profondément sympathique et dont la vitalité puissante vient, une fois de plus, de s’affirmer, on ne saurait que déplorer les causes qui ont rendu possible une pareille lutte et un moment obscurci le jugement d’hommes dont quelques-uns étaient sincèrement dévoués à leur pays.

Il n’est pas douteux que la constitution chilienne ne laisse la porte ouverte à de redoutables éventualités, qu’une imitation trop servile des rouages parlementaires de l’Angleterre ne s’adapte mal aux exigences d’un, régime républicain et ne provoque, à certains momens, de ces conflits d’attributions que la force seule peut trancher. Il convient toutefois de rappeler, à la décharge des constituans de 1833, l’extraordinaire engouement dont étaient alors l’objet les institutions parlementaires anglaises. Les libéraux européens les proposaient à l’admiration du monde et en réclamaient l’application ; les républiques espagnoles, récemment émancipées, les copiaient et tant bien que mal les adaptaient à leurs constitutions républicaines. Ainsi fit le Chili. Le désaccord latent qui existait entre ses institutions quasi monarchiques et ses aspirations républicaines ne s’est révélé que lentement. Depuis trente ans il a pris corps. Depuis trente ans, la république oscille entre une oligarchie exclusive dans laquelle se recrutent les membres du congrès et les hauts fonctionnaires, et, d’autre part, l’autocratie d’un président investi de pouvoirs exorbitans. En cas de conflit, la tentation est grande, pour ce dernier, de chercher, comme le fit Balmaceda, un point d’appui dans les masses peu éclairées pour résister au congrès et, dans son successeur, un représentant de ses idées, un continuateur de sa politique. Force est bien de reconnaître qu’en mettant en avant Enrique Sanfuentes d’abord, Claudio Vicuna ensuite, qu’en imposant ce dernier aux électeurs, Balmaceda n’avait fait que se conformer aux déplorables erremens qui autorisaient tacitement le président en exercice à désigner son successeur et à soutenir de son influence officielle le candidat de son choix. Il n’avait fait que ce que Santa-Maria avait fait pour lui et, avant Santa-Maria, ses cinq prédécesseurs. Le mécanisme électoral était faussé irrémédiablement ; le pouvoir cessait d’émaner du libre suffrage des électeurs et, non plus qu’une oligarchie étroite, l’autocratie quinquennale d’un président n’offrait une base assez large pour asseoir les destinées d’une grande nation. Éclairés par l’expérience, les hommes d’État chiliens devront aviser aux moyens de conjurer ces dangers dont la république n’est sortie qu’au prix d’une lutte sanglante.

Cette lutte, dont nous venons de retracer les péripéties, a profondément modifié la situation du Chili. Un nouvel ordre de choses se dégage de la fumée des champs de bataille, des complications politiques et des négociations diplomatiques de ces dix dernières années. Une évolution qui date de l’extension territoriale du Chili a déterminé des tendances et des aspirations nouvelles. Longtemps vagues et confuses, elles se précisent et s’accentuent. Inféodé à l’Angleterre, dont la sympathie n’avait pas peu contribué à assurer son indépendance, dont il avait copié les institutions, tout en gravitant dans son orbite commerciale, le Chili a tenté de se dégager, en 1882, de ces liens du passé pour se rapprocher de la grande république des États-Unis. Les efforts de M. J. Blaine, secrétaire d’Etat à Washington, ont tendu à resserrer ces nœuds nouveaux ; dans la conférence des trois Amériques, préparée et présidée par lui, l’habile homme d’État n’a rien épargné pour gagner à ses vues la plus puissante des républiques du Sud, pour l’amener à fermer ses ports au commerce européen et à les ouvrir aux produits de l’Union. Mais, au point de vue commercial, le Chili n’avait qu’à perdre à cette ligue douanière que dissimulaient mal les grands mots de « panaméricanisme » et de « l’Amérique aux Américains. » Il n’avait qu’à perdre à se fermer le monde pour s’ouvrir les États-Unis, où, vu la similitude du sol et du climat, ses produits, se heurtant à la concurrence des produits nationaux, ne rencontraient qu’un débouché restreint.

Puis, au point de vue politique, le Chili sentait qu’il ne pourrait jouer qu’un rôle secondaire dans cette Union des trois Amériques présidée et dirigée par les États-Unis. Ce rôle cadrait peu avec ses hautes visées d’avenir. Il aspire à prendre, dans l’Amérique du Sud, la place prépondérante qu’occupent les États-Unis dans l’Amérique du Nord. Il y avait là une cause de froissement. Ce froissement s’est aggravé par l’attitude du cabinet de Washington pendant la guerre civile, par les ménagemens de M. J. Blaine pour Balmaceda, par son refus de reconnaître au parti congressiste la qualité et les droits de belligérant, par la confiscation de l’Itata et de son chargement d’armes. Ces mesures, commandées par les circonstances et imposées par les précédens, ont achevé de détourner le Chili d’une entente plus intime avec les États-Unis. Il entend conserver une indépendance qu’il se sent assez fort pour maintenir. Par un revirement naturel, il se retourne vers l’Europe avec laquelle son mouvement commercial, comparé à celui qu’il entretient avec les États-Unis, est, à l’importation, comme 46 est à 3 et, à l’exportation, comme 32 est à 1. Sa défection ne contribuera pas peu à entraîner celle des autres États que M. J. Blaine s’efforce vainement de grouper autour de l’Union américaine. Nous avons, ici même[3], en signalant le but poursuivi par M. Blaine, exposé les raisons qui nous le faisaient tenir pour chimérique. Les événemens dont le Chili vient d’être le théâtre, l’évolution qu’ils déterminent et les incidens qu’ils provoquent sont pour nous confirmer dans nos appréciations d’alors.

Ces incidens ne sont pas sans gravité. Le conflit, dans les rues de Valparaiso, entre les marins chiliens et les matelots du croiseur des États-Unis, le Baltimore, n’est pas une simple rixe, après boire, entre gens de mer, comme il s’en produit dans tous les ports ; il est le choc de deux nationalités hostiles. Les matelots chiliens gardent rancune aux États-Unis de s’être interposés entre eux et leurs adversaires, d’avoir favorisé ces derniers. Ils ne pardonnent pas au commandant du Baltimore d’avoir déporté au Callao les négociateurs congressistes munis de sauf-conduits en règle et victimes, selon eux, d’un guet-apens. Ils ont saisi la première occasion de se venger, et les réclamations du ministre des États-Unis se sont heurtées à une opinion publique complice et surexcitée, à un mauvais vouloir évident. Le mécontentement du cabinet de Washington, l’ultimatum présenté par M. Egan, l’envoi d’un bâtiment de guerre des États-Unis à Valparaiso, ne sont pas de nature à calmer une agitation qui grandit à Valparaiso comme à Santiago, comme dans toutes les grandes villes du Chili.

De là à une guerre il y a loin encore, et des appréciations plus calmes préviendront, on peut l’espérer, l’inégal conflit entre une république de soixante-dix millions d’habitans et une autre qui n’en comprend que trois. Mais la brèche s’élargit et l’irritation grandit. Peuple « au cou roide, » le peuple chilien a la rancune tenace, l’ambition haute, la susceptibilité vive à l’endroit de son indépendance et une confiance, exagérée peut-être, dans ses forces maritimes. A la veille de l’élection présidentielle qui doit donner un successeur à Balmaceda, l’attitude des États-Unis ne saurait être indifférente. Elle peut déterminer les électeurs à porter au pouvoir un chef militaire de préférence à un pacificateur et un administrateur. La tentation est grande de répondre à la menace par la menace. Est-ce donc à un tel résultat que devait aboutir le congrès des trois Amériques, si bruyamment inauguré le 2 octobre 1889 par M. J. Blaine à Washington et qui ne visait à rien moins qu’à grouper sous l’égide des États-Unis, arbitres du Nouveau-Monde, dix-huit républiques et cent vingt millions d’Américains ?


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet et 1er décembre 1881 et du 15 mai 1884.
  2. Voyez la Revue du 15 juin.
  3. Voyez la Revue du 15 janvier 1890.