La Guerre d’Espagne - Fragments des mémoires du colonel Vigo-Roussillon/01

La bibliothèque libre.
Anonyme
La Guerre d’Espagne - Fragments des mémoires du colonel Vigo-Roussillon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 106 (p. 127-157).
02  ►
LA
GUERRE D'ESPAGNE

FRAGMENS DES MEMOIRES MILITAIRES DU COLONEL VIGO-ROUSSILLON.

PREMIÈRE PARTIE.

Le bon accueil fait aux récits de l’expédition d’Egypte nous a décidé à publier d’autres fragmens du journal de guerre du colonel Vigo-Roussillon. Notre intention est de les choisir cette fois dans le volume relatif à la guerre d’Espagne. En voici les motifs :

L’auteur était alors officier supérieur ; il pouvait mieux connaître l’ensemble des opérations militaires, mieux juger les événemens politiques. Il revenait de Tilsit et de Berlin, avec le 32e régiment de ligne, qui s’était fort distingué à Friedland et qui appartenait au 1er corps de la grande armée.

Ce corps, alors commandé par le maréchal Victor, faisait partie des premières troupes que Napoléon, avec mystère et après beaucoup d’hésitations, avait rappelées d’Allemagne pour les envoyer en Espagne.

M. Vigo-Roussillon, promu chef de bataillon, allait quitter le 32e pour servir au 8e de ligne, qui faisait partie de la 2e division du 1er corps. Passant ainsi simplement de la 1re à la 2e division du même corps, mon père devait retrouver en Espagne son ancien régiment, auquel il était demeuré si attaché ; il le quittait à peine.

La presse était, en 1807, peu développée et fortement contenue ; les communications postales étaient rares, lentes, et même si soigneusement surveillées que l’on ignorait complètement en Allemagne, et aussi à Paris, les revers éprouvés, dès le début des opérations, en Portugal et en Espagne. Jusqu’en 1814, la police impériale s’appliqua à tenir aussi secrets que possible ce que l’on appelait les événemens d’Espagne. Il en est résulté que cette partie de notre histoire militaire est encore aujourd’hui la moins connue, surtout dans ses détails. Le plus grand nombre de ceux qui auraient pu les raconter sont demeurés, pour toujours, au-delà des Pyrénées.

Il y a plus d’un rapport entre l’expédition d’Égypte et celle d’Espagne. La première devait menacer, disait-on, le commerce des possessions anglaises de l’Inde ; l’autre devait fermer aux Anglais tous les ports de la Péninsule ibérique. Dans les deux pays, nos armées allaient rencontrer les intempéries d’un climat brûlant, des communications difficiles, un sol dévasté et la famine, des populations fanatisées par leurs prêtres, animées de la haine la plus violente contre les envahisseurs.

La défense de Saragosse rappela la révolte du Caire et fut combattue avec la même rigueur. En Portugal et en Espagne, comme en Égypte, la guerre fut cruelle ; on massacrait nos blessés et, dans les deux partis, on ne faisait pas toujours des prisonniers. Les Français avaient retrouvé en Espagne le sang des Arabes. Après des combats glorieux et une lutte de plusieurs années, l’issue des deux guerres fut la même ; de rapides revers, suivis d’une évacuation rendue inévitable par une insurrection générale appuyée par une armée anglaise. Enfin, pour compléter l’analogie, les troupes de Junot, comme celles de Menou, furent, après la convention de Cintra, ramenées dans les ports français par des bâtimens anglais.

On trouvera dans la guerre d’Espagne, au sujet des batailles de Talavera et de Barossa-sous-Chiclana, des épisodes qui ont été inscrits sur les états de services de M. Vigo-Roussillon ; d’autres relatifs au siège de Cadix, enfin les détails de la longue captivité de mon père dans cette ville.

On a demandé pourquoi nous ne donnons pas son journal de guerre in extenso. C’est par égard pour le public. Un journal présente nécessairement, comme l’indique son nom même, des longueurs correspondant aux journées qui ne contiennent aucun événement, des incidens sans importance, de nombreux itinéraires, qui ont été utiles, sans doute, pour retracer l’histoire de la 32e demi-brigade et du 32e de ligne, mais qui ne présenteraient pas d’intérêt pour les lecteurs de la Revue. Il était donc nécessaire de faire des coupures : nous avons tâché, tout en les opérant, de conserver au récit son caractère et son intérêt.

L’entrevue de Tilsit est le vrai prologue de l’invasion du Portugal et de l’Espagne.

Les deux souverains devaient chercher à se plaire, parce qu’ils avaient besoin l’un de l’autre. Ils s’y appliquèrent et y réussirent complètement. Napoléon, vainqueur des Russes à Austerlitz et à Friedland, pouvait se montrer généreux. Il l’avait fait, dès la première de ces victoires, en arrêtant le maréchal Davout dans sa poursuite et en se bornant à exiger la rentrée des troupes russes dans leur pays. L’empereur Alexandre y avait été fort sensible et avait dit alors au général Savary : « Votre maître s’est montré bien grand ; je reconnais toute la puissance de son génie et je me retire, puisque mon allié se tient pour satisfait. »

Il est certain qu’il y eut à Tilsit plusieurs traités : l’un patent, les autres secrets. L’un de ceux-ci établissait une alliance offensive et défensive entre les empereurs français et russe, contre l’Angleterre et la Turquie, si celle-ci n’acceptait pas la médiation de la France. Pour contraindre la Suède à participer au blocus continental, la Russie devait lui enlever la Finlande ; Napoléon allait occuper le Portugal, avec l’agrément, plus ou moins libre, de l’Espagne. On devait prévoir un partage convenable de l’empire ottoman…

Quelques années après, le gouvernement anglais prétendit s’être procuré un exemplaire du traité secret de Tilsit. Il fut publié par le journal anglais the Sun et par la Gazette de Madrid du 25 août 1812. On en trouve le texte dans les Mémoires de Miot, comte de Mélito.

Il y a probablement, dans cette publication, du vrai et du faux. Ce qui peut la faire considérer comme apocryphe, c’est l’article 9, ainsi conçu :

« Le Danemark sera indemnisé dans le nord de l’Allemagne, par les villes hanséatiques, à la condition qu’il consentira à remettre son escadre entre les mains de la France. »

Il est trop clair que les Anglais cherchaient, dans cet article, une excuse pour le bombardement de Copenhague et la destruction de la flotte danoise.

Les deux souverains s’étaient séparés à Tilsit, le 9 juillet 1807. Alexandre avait témoigné plusieurs fois le désir de revoir Napoléon. Celui-ci avait besoin de lui pour contenir l’Autriche, l’entrevue d’Erfurt fut décidée et fixée au mois d’octobre 1808. Napoléon était encore bien puissant, mais il rencontrait, en Portugal et en Espagne, des difficultés dont il comprenait la gravité. Les colonies espagnoles et portugaises nous avaient échappé ; le nouveau roi d’Espagne, Joseph-Bonaparte, avait été ramené, avec nos armées, de Madrid aux bords de l’Èbre ; force était d’évacuer la Prusse et d’employer une partie de la grande armée à la conquête de l’Espagne.

Napoléon avait très bien remarqué qu’il avait, tout d’abord, séduit Alexandre ; mais, à Erfurt, il sentait confusément que son ami lui échappait, qu’il n’était plus complètement sa dupe, et par un de ces retours fréquens de l’âme humaine, Napoléon accusait, à son tour, Alexandre de ruse et de duplicité, et quand, plus tard, il traçait à Sainte-Hélène le portrait du souverain russe, il disait : « L’empereur de Russie a de l’esprit, de la grâce, de l’instruction, est facilement séduisant, mais on doit s’en défier, il est sans franchise, c’est un vrai grec du bas-empire… Il est fin, faux, adroit, il peut aller loin ! Si je meurs ici, ce sera mon véritable héritier en Europe. »

L’empereur Napoléon, enivré de ses succès, a certainement fait, à Tilsit, des promesses imprudentes, et éveillé des espérances qu’il ne voulait pas réaliser. Refroidi, et rendu plus circonspect par ses premiers revers en Espagne, il a, après Erfurt, infligé à son puissant ami de nombreuses et graves déceptions, inde iræ !

En quittant Tilsit, l’empereur était arrivé à Paris, le 27 juillet 1807. Dès le lendemain, il avait fait sommer le gouvernement du Portugal de fermer ses ports aux Anglais, et il préparait les moyens de l’y contraindre. On a affirmé qu’à ce moment il ne méditait rien encore contre l’Espagne, mais comme il n’était pas maître de la mer, l’empereur savait bien que, pour atteindre le Portugal, il faudrait obtenir, de gré ou de force, de l’Espagne, une route militaire, à travers ses provinces, et des subsistances pour son armée.

Ne voulant pas, n’osant pas dégarnir l’Allemagne, Napoléon envoya dans la vallée du Tage, sous les ordres de Junot, une armée de conscrits, courageux peut-être, mais incapables de supporter les intempéries et les fatigues. Quand il fallut intervenir en Espagne, il eut encore recours à des expédiens. Le général Dupont lui paraissait désigné, par ses brillans services depuis 1805, pour être élevé, des premiers, à la dignité de maréchal de l’empire. Il lui donna le commandement du 2e corps de la Gironde, composé de 3 bataillons de chaque légion, c’est-à-dire de 15 bataillons de conscrits, de 2 bataillons de la garde de Paris et de 4 bataillons suisses. C’est avec cette armée disparate et peu solide qu’il reçut la mission d’aller débloquer, dans Cadix, la flotte de l’amiral Rosily, et qu’il ne put y parvenir. On sait que l’empereur se montra plus que sévère pour le général Dupont, il fut injuste, puisqu’il a écrit lui-même « qu’il avait été plus malheureux que coupable ; » et cependant il connaissait si bien ses services passés, qu’en apprenant la capitulation de Baylen, Napoléon s’écria, dit-on : « Le malheureux ! après Hasslach, Albeck, Dirnstein, Halle, Friedland ! Voilà bien la guerre ! Un jour, un seul jour, suffit pour ternir toute une carrière ! » Mais comme c’était le premier des revers éclatans, comme on ne voulait pas avouer qu’on l’avait préparé par l’inexpérience des troupes de Dupont, il fallait frapper les esprits. Le souverain exagéra sa surprise et les éclats de son indignation ; le général Dupont lut arrêté, traduit devant une haute cour et condamné à la destitution de son grade, à la déchéance de tous ses titres et dignités, et à l’incarcération dans une prison d’état, où il était encore en 1814, époque à laquelle le roi Louis XVIII lui fit l’injure de le choisir pour ministre de la guerre de la réaction.

En reconnaissant qu’il ne pouvait suffire à ses projets, Napoléon devenait violent et cruel.

Depuis 1805, les classes de conscrits étaient appelées par anticipation, sous prétexte que les jeunes gens pouvaient attendre l’âge légal dans les dépôts, en s’instruisant. En revanche, on ne libérait personne, puisque la guerre n’était pas finie. Outre 650,000Français, l’armée d’alors comprenait encore 160,000 alliés, parmi lesquels même des Espagnols. Tout cela était administré avec la plus grande économie, en s’appliquant à payer les troupes sur le produit des contributions levées dans les pays conquis. Et, par suite de la dispersion de toutes ces forces, l’empereur n’avait pu envoyer de bonnes troupes en Portugal et en Espagne. La lettre suivante, adressée à son frère Joseph, alors roi de Naples, peint bien son embarras et explique les revers qui commencent.


« Fontainebleau, le 21 octobre 1807.

« Le grand besoin que j’ai d’établir le bon ordre dans mon état militaire, afin de ne pas porter le dérangement dans toutes mes affaires, exige que j’établisse sur un pied définitif mon armée de Naples et que je sache qu’elle est bien entretenue.

« Vous jugerez du soin qu’il faut que je prenne des détails, quand vous saurez que j’ai plus de 800,000 hommes sur pied.

« J’ai une armée encore sur la Passarge, près du Niémen ; j’en ai une à Varsovie ; j’en ai une à Berlin ; j’en ai une à Boulogne ; j’en ai une qui marche sur le Portugal ; j’en ai une seconde que je réunis à Bayonne ; j’en ai une en Italie ; j’en ai une en Dalmatie[1], que je renforce en ce moment de 6,000 hommes ; j’en ai une à Naples. J’ai des garnisons sur toutes mes frontières de mer. Vous pouvez donc juger, lorsque tout cela va refluer dans l’intérieur de mes états et que je ne pourrai plus trouver d’allégeance étrangère, combien il sera nécessaire que mes dépenses soient sévèrement calculées. »


En effet, l’armée de Naples arrivait avec une année de solde arriérée et le roi de Naples devait y pourvoir.

Malgré ces embarras, le 27 octobre 1807, Napoléon disposait, par le traité de Fontainebleau, du Portugal avant qu’il ne fût conquis. En ne satisfaisant personne, il avait mécontenté l’Espagne, dont il avait besoin. Il commettait cette grave erreur de croire que des conscrits, assez mal encadrés dans des corps provisoires, pouvaient suffire pour envahir le Portugal, où ils devaient se heurter aux Anglais.

On dit que, jusqu’aux événemens de l’Escurial, il n’avait pas arrêté, dans son esprit, l’invasion de l’Espagne ; il n’y était entré jusque-là qu’en ami, en allié. Mais quand il eut amené à Bayonne la famille royale, quand il se fut emparé, par trahison, des Bourbons d’Espagne, et de leurs places fortes, il commit de nouvelles erreurs. Il ne sut pas prévoir la possibilité d’une insurrection générale, sa gravité dans un pays montagneux comme l’Espagne, la probabilité d’y rencontrer les troupes anglaises, et la difficulté de renverser tant d’obstacles divers, avec des conscrits.

Aussi, à la fin d’août 1808, toute la Péninsule, envahie si facilement en février et mars, était évacuée jusqu’à l’Ebre. Joseph, proclamé roi le 6 juin, entré en Espagne le 9 juillet, avait été forcé de quitter Madrid le 30 du même mois. Et, châtiment suprême, il écrivait à son frère, des bords de l’Ebre, le 9 août : « J’ai tout le monde contre moi, tout le monde sans exception… Je renonce à régner sur un peuple qui ne veut pas de moi. Mon rôle est insoutenable, puisque, pour soumettre mes sujets, il me faut en égorger une partie… Envoyez-moi une de vos vieilles armées, je rentrerai à sa tête dans Madrid, puis, je vous redemanderai le royaume de Naples… : »

Napoléon comprit qu’il était nécessaire, en effet, de recourir à une de ses vieilles armées, et que ce qu’il pourrait faire de mieux serait d’en prendre le commandement en personne. Il rappela d’Allemagne le 1er corps, puis le 5e, puis le 6e, et enfin, la garde impériale[2].

P. V. R.


FRAGMENT DU JOURNAL DU COLONEL VIGO-ROUSSILLON.

La division Dupont (appartenant au 1er corps), dont faisait partie le 32e, avait reçu l’ordre de quitter Tilsit, le lendemain de l’entrevue des souverains sur le Niémen, pour se rendre à Berlin, où déjà se faisait sentir une certaine agitation populaire. Elle avait traversé un pays complètement dévasté par la guerre, dont les populations étaient ruinées et décimées par le typhus. Elle était arrivée à Berlin le 18 août.

Tout le 1er corps passa à Berlin, ou dans ses environs, l’hiver de 1807 à 1808. Le 32e avait construit un très beau camp de baraques à Charlottenbourg. Au mois de juillet 1808, il reçut l’ordre de se rendre à un autre camp, établi près de Wesel. Il y arrivait le 13 août. Le 16, nouvelle surprise : on annonçait au 32e qu’il allait tenir garnison à Paris.

Le régiment, arrivé à Paris le 6 septembre, apprit qu’il serait passé en revue par l’empereur, le 11, sur la place du Carrousel.

À cette revue, après avoir vu le régiment avec une bienveillance marquée et l’avoir félicité, l’empereur réunit les officiers, il leur dit « qu’il était heureux de revoir un des régimens qu’il estimait le plus, qu’à ce titre il l’avait désigné pour aller servir en Espagne, et qu’il ne tarderait pas à partir. »

Les paroles de l’empereur ne pouvaient laisser aucun doute et confirmaient les bruits répandus de nos revers en Espagne, et la nécessité d’y envoyer une nouvelle armée.

Personnellement, les officiers du 32e éprouvaient une véritable déception et une surprise désagréable ; au point de vue du patriotisme, ils étaient attristés : en entendant l’empereur, je dois avouer que tous les officiers du régiment furent consternés. Nous comprîmes alors comment nous étions restés dix-huit jours seulement au camp de Charlottenbourg, après avoir eu la peine de le construire ; comment, après avoir été envoyés de là à un autre camp, dit d’observation, à Wesel, nous n’y avions passé que trois jours ; comment, enfin, arrivés à peine à Paris, il fallait repartir aussitôt pour l’Espagne. En résumé, on nous avait préparé, sans le dire, une marche militaire de Berlin à Madrid.


A la revue du 11 septembre, l’empereur donna l’ordre de me faire rejoindre un autre régiment comme chef de bataillon. Il me reconnut avec mes épaulettes de capitaine adjudant-major et me dit :

— Mais je vous ai nommé chef de bataillon à Tilsit.

— Oui, sire, mais j’ai préféré rester capitaine au 32e.

— Peu importe, tous mes régimens sont bons. Berthier, vous veillerez à ce que cet officier se rende, comme chef de bataillon, à un autre corps.

Je fus désigné pour le 8e de ligne.

Il est remarquable qu’à cette époque, le public ne connaissait encore que très imparfaitement ce qui s’était passé en Portugal et en Espagne, et que ce furent les paroles de l’empereur lui-même qui révélèrent au régiment la nécessité d’envoyer des renforts en Espagne.

J’entrais donc en Espagne, en qualité de chef de bataillon au 8e de ligne, qui faisait partie de la 2e division du 1er corps. Ce corps conserva, dans l’armée d’Espagne, son numéro à la grande armée, probablement pour faire croire qu’il n’en était que temporairement détaché.

Le 12 septembre J808, mon brave régiment, le 32e, quittait Paris et prenait la route d’Espagne.

Je m’en séparais avec beaucoup de regret ; mais, sachant que le 8e allait aussi en Espagne, j’espérais y rencontrer souvent mes camarades. La veille, nous avions été reçus et fêlés par la garde impériale, les officiers à l’École militaire, les sous-officiers et soldats au Champ de Mars.

La ville de Paris, de son côté, faisait don d’une couronne d’or à chacun des régimens pour en orner son aigle.

Je dus attendre, à Paris, pendant quelques jours, le 8e qui n’était annoncé que pour le 20 septembre.

Partis de Paris, le 24 septembre 1808, nous arrivâmes à Bayonne le 24 octobre.

Cette ville était encombrée de troupes et de bagages. On commençait à savoir ce qui s’était passé en Espagne. Nous achetâmes, à Bayonne, ce qui nous parut nécessaire pour faire la guerre dans un pays pauvre, insurgé, et déjà dévasté.

Le 31, nous passâmes près de Vittoria, où se trouvait le quartier-général du roi Joseph Bonaparte. Nous fûmes loger dans un pauvre village abandonné de ses habitans.

Le 7 novembre, nous allions arriver à Miranda, quand nous reçûmes l’ordre de retourner vers Bilbao. L’armée espagnole du général Blake) était en position, entre notre corps d’armée et le 4e corps, commandé par le maréchal Lefebvre, duc de Dantzig ; des détachemens de cette armée avaient été chassés de Bilbao et de Balmaseda, par le 4e corps, et ils avaient rallié l’armée principale, qui s’était établie à Espinosa.


Bataille d’Espinosa.

Nous avions fait une marche très longue et fort pénible ; la nuit approchait, lorsque nous arrivâmes en vue des positions que les ennemis occupaient à Espinosa. Le combat avait été engagé par la 3e division et une partie de la première. Nous ne pûmes prendre part à ce premier engagement, qui fut vif et meurtrier. Nous passâmes la nuit sous les armes, attendant le jour pour commencer l’attaque.

De part et d’autre, on cherchait à s’assurer certains points du futur champ de bataille, ce qui donna lieu à un leu presque continuel.

Il est impossible de se faire une idée de la malheureuse situation de nos soldats. Ils étaient harassés d’une longue marche, faite dans une saison pluvieuse et froide, et absolument sans pain. La Biscaye et la Navarre étaient ruinées et dévastées ; tous les villages avaient été abandonnés par leurs habitans, qui s’étaient réfugiés dans les montagnes élevées. L’armée, obligée de demeurer dans ce malheureux pays, où l’on ne nous envoyait rien de France, souffrait énormément. Nous étions contraints de permettre aux soldats d’aller à la maraude, sur les flancs de la colonne, pour se procurer quelques vivres, au péril de leur vie. Ils étaient exposés à être surpris et tués par les paysans, qui se tenaient en armes dans les montagnes. Ils se fatiguaient beaucoup et avaient peine ensuite à rejoindre leurs corps. Pendant la nuit que nous passâmes en présence de l’armée ennemie, le plus grand nombre des hommes qui rôdaient, pour trouver à manger, rejoignirent le bataillon. Fort heureusement, l’accueil qui leur était fait par les habitans ne les encourageait pas à rester isolément au dehors[3]. Le 10 novembre, au point du jour, tout le 1er corps était sous les armes. On voyait très distinctement la ligne de bataille de l’armée espagnole, en avant d’Espinosa. La droite de cette ligne s’appuyait à la rivière de la Trueba. Le centre occupait un mamelon isolé, sur lequel on avait établi une batterie de huit pièces. La gauche s’étendait sur une haute montagne, qu’elle coupait obliquement de la base au sommet, où étaient placées les milices, avec quelques pièces de canon de petit calibre.

Les chemins affreux que nous avions parcourus la veille ne nous avaient permis d’amener ni nos caissons de cartouches, ni un seul canon. Le corps du maréchal Lefebvre, qui devait agir de concert avec nous, ne paraissait pas. Ce maréchal était mécontent du duc de Bellune, et il en avait quelque raison. Après être convenus ensemble de l’ordre de marche, du plan d’attaque et de l’heure du départ, le duc de Bellune avait commencé son mouvement trois heures plus tôt, pour combattre seul les Espagnols. Lefebvre, piqué, ne se pressait pas d’arriver, et, dans cette circonstance, tout le monde donna tort au duc de Bellune.

Il en était toujours ainsi quand les maréchaux étaient éloignés de l’empereur. Alors qu’ils n’étaient que généraux de division, ils étaient encore disposés à se porter mutuellement secours ; mais, plus tard, le sot orgueil du titre de duc ou de prince, du grade de maréchal de l’empire, les rendait tellement vains et jaloux les uns des autres, que la plupart sacrifiaient les intérêts de l’armée et de leur pays à leurs mesquines rivalités[4].

Nous attendîmes longtemps le 4e corps et, voyant qu’il ne paraissait pas, le duc de Bellune s’en montra consterné ; la moitié de son corps d’armée avait brûlé ses cartouches les jours précédens, et nous n’en avions pas une en réserve. Dans cette position fâcheuse, le maréchal Victor se décida à attaquer, seul, les Espagnols. Le mouvement commença par notre droite, qui attaqua la gauche de la ligne ennemie. Cette gauche était en l’air, et après une assez vive résistance, elle fut culbutée par la brigade du général Maison. Notre aile droite, victorieuse, se rabattit sur le centre des Espagnols, refoulant tout ce qui se trouvait devant elle. La droite des ennemis occupait des champs divisés par de nombreux murs de clôture. Elle était protégée par la batterie de huit pièces, placée sur le mamelon, qui nous faisait beaucoup de mal. Cependant, notre droite étant sur le point de tourner le centre des Espagnols et menaçant leur ligne de retraite, cette armée, d’environ 50,000 hommes, qui comprenait les meilleures troupes de l’Espagne, et parmi elles 15,000 hommes, revenant de Hambourg, sous les ordres du marquis de la Romana, se débanda, nous abandonnant le champ de bataille et son artillerie. Il y avait beaucoup de morts et de blessés de part et d’autre, mais surtout du côté des Espagnols. Ce champ de bataille, qui avait été vivement disputé par suite de notre infériorité numérique, était couvert de matériel et des débris ordinaires d’une armée mise en déroute.

Nous trouvâmes dans Espinosa des magasins très considérables de vivres, d’effets d’habillement, d’armes et de munitions. Tous ces objets étaient d’origine anglaise.

Vers la fin de l’action, la tête du 4e corps parut sur la rive opposée de la Trueba. Ces troupes se mirent à la poursuite des débris de l’armée espagnole, qui furent atteints à Reynosa et achevés. On les poursuivit sur les deux routes, qui conduisent à Santander et en Castille, et on ramena beaucoup de prisonniers.

Nous passâmes quatre jours sur ce champ de bataille, pour donner des soins à nos blessés, qui étaient dans une situation déplorable, et aussi pour faire du pain.

Le 1er corps n’était pas satisfait du duc de Bellune. Pour manquer de parole au maréchal Lefebvre, avec qui il avait combiné son mouvement, il s’était mis dans une situation critique et avait montré ensuite peu de fermeté. Ce fut le général Maison qui reconnut le véritable point d’attaque, et qui, avec sa brigade, décida la victoire. Le 1er corps, composé d’excellens régimens, conduits par des hommes du plus grand mérite, n’était pas en très bonnes mains.

Le 14 novembre, nous nous mîmes en marche, nous dirigeant vers les hautes montagnes où l’Ebre et la Pisuerga prennent leurs sources. Après bien des fatigues nous arrivâmes à Reynosa.

Le 18, nous descendîmes la Pisuerga, par sa rive droite. Nous trouvâmes quelques vivres, qui réparèrent un peu les forces de nos soldats épuisés par de grandes et longues privations.

Le 19, nous étions en pleine marche, nous dirigeant sur Ségovie ou Valladolid, quand nous reçûmes l’ordre de revenir à Burgos. L’empereur voulait percer le centre des armées espagnoles, pour tourner leurs ailes. Nous traversâmes la Pisuerga, puis, tournant à gauche, nous nous dirigeâmes sur Villa-Hernando où devait loger le régiment.

Comme nous avions des défilés nombreux à traverser, le bataillon que je commandais fut laissé en position, pour couvrir la marche du corps d’armée. Je reçus l’ordre de ne quitter ce poste que deux heures après que les dernières troupes l’auraient dépassé. Je pris deux guides dont un ecclésiastique. Il était nuit close quand je me mis en marche. Nous marchions depuis fort longtemps et nous n’arrivions pas ; je m’en étonnais. Mes guides me répétaient toujours que nous approchions. Enfin, j’arrivai en vue de beaucoup de feux de bivouac, que je crus être ceux des deux autres bataillons du régiment. Mes guides, que je faisais garder de très près par des soldats, me pressaient beaucoup de les renvoyer, attendu, disaient-ils, que nous étions arrivés. Leurs instances me donnèrent des soupçons. J’arrêtai la colonne et fus moi-même, avec précaution, examiner ces feux et ceux qui les entouraient. Ma surprise fut grande quand je reconnus des soldats espagnols. De ma cachette, j’apercevais les faisceaux et j’estimais que les ennemis étaient nombreux. J’aurais pu les surprendre, mais une attaque de nuit bien commencée pouvait mal finir. Je ne jugeai point à propos de tenter, sans ordre, cette opération, et je rejoignis le bataillon à pas de loup. Mon premier soin fut d’abattre, d’un coup de sabre, le guide qui m’avait trompé. Son camarade était certainement aussi coupable, mais j’en avais besoin.

Je lui dis que, s’il me conduisait à Villa-Hernando, je lui ferais grâce et même le récompenserais, mais que, s’il me trompait encore, il subirait le même sort que son compagnon. Je fus très bien conduit et arrivai enfin, mais très tard, à Villa-Hernando, où je rejoignis le régiment. Nous y séjournâmes pour faire du pain. Les troupes le faisaient elles-mêmes.

Le 22 novembre, nous arrivions de bonne heure sur le plateau de Burgos, où l’empereur passa en revue le 1er corps.

En arrivant à mon bataillon, l’empereur me reconnut et causa longtemps avec moi ; puis il dit, devant moi, à mon colonel : « Ne me demandez-vous rien pour cet Egyptien ? » Le colonel, qui m’avait vu arriver avec un peu de regret à son régiment, parce qu’il aurait préféré voir un de ses capitaines nommé commandant, répondit à l’empereur que j’avais été nommé tout récemment chef de bataillon, et le bon vouloir du souverain en resta là.

La revue terminée, nous nous mîmes en marche, suivant la grande route de Burgos à Madrid. Nous arrivâmes très tard au village de Cogolos, où nous bivouaquâmes. A San-Estevan-de-Gormas, nous revînmes sur nos pas pour lier notre mouvement avec ceux de la garde impériale et du grand quartier-général qui prenaient par Miranda.

Pendant que le 1er corps, de concert avec le 4e, écrasait l’armée de Black, à Espinosa et à Reynosa, les maréchaux Ney et Lannes traitaient de la même façon l’armée de Castanoz à Tudela[5].

Le 2e corps, sous les ordres du maréchal Soult, marchait, de Burgos, vers la Nouvelle-Castille menacée par les Anglais. L’empereur avait jugé que le 1er corps et la garde étaient suffisans pour entrer à Madrid.

Partis de Grayera, le 29 novembre, à minuit, nous dépassâmes peu après le bivouac de l’empereur, à Bocequillas, et continuâmes notre marche, suivis de la garde impériale.

Au point du jour, notre avant-garde rencontra les avant-postes ennemis au pied du Guadarrama. Les Espagnols occupaient Sepulveda, que notre division enleva sans difficultés.


Somo-Sierra.

L’empereur était venu de Bocequillas, la veille au soir, reconnaître la position occupée par l’ennemi. Elle était très forte, mais il espérait qu’un épais brouillard, qui, tous les matins, enveloppait la montagne, permettrait d’approcher sans être vus et gênerait longtemps les défenseurs.

Les 3,000 Espagnols qui avaient été chargés de défendre Sepulveda s’étaient promptement dispersés, mais le reste des ennemis occupait le col de Somo-Sierra, excellente position à laquelle on ne pouvait parvenir que par une gorge étroite, que suivait une route sinueuse, avec des pentes très fortes. Les flancs de ce défilé étaient si escarpés, qu’à grand’peine quelques tirailleurs seulement parvenaient à les gravir.

On ne pouvait aller à l’ennemi que par cette route. Les Espagnols occupaient fortement le col ; ils y avaient établi un camp retranché, couvert par une grande batterie de seize pièces, qui battaient toute la gorge et enfilaient la route. Nous nous avançâmes, protégés par le brouillard, les bataillons à la suite les uns des autres, en colonnes par sections, remplissant toute cette route encaissée entre les montagnes. Cet ordre de marche donnait un grand avantage à l’artillerie ennemie ; la nôtre nous était complètement inutile. L’empereur, jugeant que l’infanterie perdrait beaucoup de monde à cette attaque, eut l’idée d’y employer de la cavalerie. Il fit avancer les chevau-légers de la garde. C’étaient, en général, des Polonais armés de lances. Ils étaient commandés par un jeune colonel, nommé M. de Montbrun. L’empereur leur montra cette position formidable et leur proposa de l’enlever au galop. Cette brave cavalerie accepta avec joie. La rapidité de la pente la contraignit de faire halte deux fois pour laisser souffler les chevaux. Enfin, elle se précipita sur l’artillerie ennemie et, malgré une grêle de mitraille et de balles, et contrairement à l’attente de tout le monde, elle enleva la batterie et se couvrit de gloire aux yeux de l’armée, qui la suivait à la course, mais de loin. L’armée espagnole était en déroute. Toute l’artillerie, pièces et caissons, les voitures de bagages, les caisses des régimens étaient en notre pouvoir. La cavalerie suivit le mouvement des chevau-légers polonais, en poursuivant et sabrant les fuyards. Tous ceux qui ne purent trouver un abri dans la montagne furent tués ou pris. Il y eut là une déroute indescriptible. Le soir, toute la cavalerie et le quartier-général couchèrent à Buytrago. L’obstacle était franchi. Désormais, rien ne pouvait plus nous arrêter jusqu’à Madrid.

L’attaque et l’enlèvement d’une position si forte, par de la cavalerie seule, est un des faits d’armes les plus extraordinaires que présente l’histoire militaire. Il honora beaucoup les braves chevau-légers polonais et celui qui les commandait. On disait alors que c’était le colonel de Montbrun qui avait proposé ce coup de main à l’empereur. Il fut fait général.

Le 1er décembre, nous bivouaquâmes, sans feux, sur la neige, en avant de Saint-Augustin, où était le quartier-général de l’empereur.

Le 2 décembre, de grand matin, nous fîmes toilette, comptant bien entrer à Madrid dans la journée. Nous nous mîmes en marche. Arrivés à Alcobendas, nous entendîmes le canon. L’empereur était en avant avec toute la garde en grande tenue. Le 2 décembre étant l’anniversaire du couronnement, nous crûmes que ces coups de canon étaient tirés en l’honneur de l’empereur et pour fêter son entrée à Madrid. Nous étions très éloignés de croire à une résistance quelconque de la capitale. Enfin, nous arrivâmes sur les hauteurs de Chamartin, où étaient l’empereur et toute la cavalerie. La ville était barricadée. Les cloches de toutes les églises sonnaient le tocsin à toutes volées. Les cris de la populace furieuse, maîtresse de la ville, se mêlaient aux détonations des canons qu’on tirait sur nos troupes. Tous ceux qui s’approchaient des faubourgs étaient reçus à coups de fusil. Il fallut s’arrêter.

L’armée éprouvait une véritable indignation de l’accueil qui lui était fait. Nous bivouaquâmes devant Madrid, toujours sans feux, faute de bois. L’empereur fit dresser pour lui une tente derrière le 8e régiment. Il paraissait de fort méchante humeur.


Attaque et prise de Madrid.

Dans la nuit du 2 au 3 décembre, on disposa l’infanterie de l’armée pour l’attaque de la ville, et l’on mit en batterie contre celle-ci soixante bouches à feu. Dès que le brouillard eut disparu, l’artillerie prépara l’attaque par un feu très vif. Tous les voltigeurs du corps d’armée furent chargés de l’attaque des portes de Madrid.

Cette ville n’avait point de fortifications, mais elle était entourée d’un mur que les défenseurs avaient crénelé. Les portes étaient couvertes par des ouvrages en terre, armés d’artillerie. En arrière, on avait pratiqué dans les rues des coupures, des barricades et organisé défensivement les principaux édifices. Des habitans fanatisés se préparaient à défendre leurs maisons une aune. Les troupes régulières occupaient le Retiro et la caserne des gardes-du-corps, située en face de Chamartin. Cette caserne était très solidement bâtie, ses croisées étaient garnies de fortes grilles en fer, elle avait été crénelée et était solidement occupée. Cette caserne fut attaquée, sans succès, par un bataillon de voltigeurs, placé sous les ordres du général Maison, et ce général fut, après être resté vingt heures au feu, assez sérieusement blessé.

Mon bataillon avait été désigné pour l’attaque du Retiro. L’artillerie avait fait une brèche dans le mur d’enceinte, nous pénétrâmes dans le parc et parvînmes à nous rendre maîtres d’un grand bâtiment, situé au centre des jardins, que l’on appelait la China, c’était une manufacture royale de porcelaines. Nous nous y établîmes solidement. Maîtres du Retiro, nous dominions toute la ville, et, de cette position, notre artillerie aurait pu la détruire ; mais l’empereur voulait ménager la capitale de son frère.

Il avait fait sommer Madrid à notre arrivée, et une seconde fois quand il se vit maître des portos. La populace était complètement maîtresse de la ville et y commettait tous les excès possibles. Elle avait massacré plusieurs des autorités, les autres ne voulaient pas parler de capitulation et en accepter la responsabilité.

Le 4 décembre, enfin, dès le matin, une députation, composée de notables et de quelques-unes des autorités, se présenta, précédée d’un parlementaire, et fut admise chez l’empereur. Ces délégués furent assez mal reçus. On accorda un délai de vingt-quatre heures pour que les habitans se rendissent à discrétion, sous peine d’être tous passés par les armes.

Le 5 décembre, toute la population de Madrid ayant affirmé sa soumission, l’armée pénétra dans la ville. Nous entrâmes par la porte de Foncaral.

On ne peut se faire une idée du désordre et de la confusion qui régnaient dans Madrid. Les principales rues étaient coupées par des barricades armées de canons ; les petites étaient fermées par des palissades. Toutes les rues étaient dépavées et les pierres avaient été montées sur les appuis des fenêtres, sur les balcons et sur les toits pour être précipitées sur nos têtes si nous avions enlevé la ville de vive force. Les couvens étaient fortifiés et ressemblaient à des citadelles. Ils regorgeaient d’armes et de munitions ; on rencontrait, dans tous, des ateliers de fabrication de cartouches, où le travail cessait à peine. Nous fûmes pendant deux jours bivouaques sur la place d’El Sol. Pendant ce temps, on procédait au désarmement général de la population. Mon bataillon fut ensuite caserne, en partie, dans le superbe couvent de l’Atocha. Toutes les armes trouvées chez les habitans étaient transportées au Retiro que l’on se hâtait de fortifier. Nous restâmes vingt jours à Madrid et je ne cessai pas d’habiter le Retiro.

Dans l’après-midi de l’un des premiers jours qui suivirent notre arrivée, j’étais dans ma chambre à écrire quand le sergent de garde à la police vint me dire que l’empereur venait d’arriver, à cheval, tout seul, qu’il était dans la cour et demandait le commandant du poste. Je descendis. L’empereur avait mis pied à terre. Il me dit, dès que je fus près de lui :

« Ah ! vous voilà ! Eh bien, tâchez de trouver des cordes et faites-moi faire des piquets. Ancien adjudant-major, vous devez savoir tracer un ouvrage de campagne. — Oui, sire. » Je fis descendre quelques hommes et l’on trouva ce qu’il fallait. Après quoi nous nous mîmes à tracer, sous la direction de l’empereur, les redoutes et les retranchemens qui devaient couvrir le Retiro du côté de la ville. Nous étions très avancés quand arrivèrent l’état-major et la suite ordinaire de l’empereur ; le travail, commencé et préparé, des retranchemens à élever leur fut remis pour en poursuivre l’exécution.

Le 21 décembre, la division partit de nuit, et fut bivouaquer, avec la garde impériale, près du village de Las-Rosas. On disait que l’empereur avait appris que les Anglais, qui, depuis la convention de Cintra, occupaient Lisbonne, avaient reçu des renforts importans ; que d’autres débarquemens avaient eu lieu à l’embouchure du Mondégo et à la Corogne ; que ces détachemens réunis avaient formé une armée anglaise de plus de 30,000 hommes, servant de réserve aux insurrections portugaise et espagnole ; qu’elle avait rallié les troupes battues et s’avançait avec elles en Espagne.

L’empereur espérait surprendre cette armée, la couper de la mer, et lui infliger un désastre.

Telle était la cause de ce départ subit et secret, qui, naturellement, s’appliquait encore à d’autres corps d’armée.

Le 22 décembre, nous passâmes auprès du fameux couvent de San-Lorenzo, appelé ordinairement l’Escurial, nous dirigeant vers la chaîne du Guadarrama. Les deux autres divisions du 1er corps étaient restées à Madrid.

Vers midi, nous arrivâmes au village de Guadarrama, il faisait un temps affreux. Ce qui tombait, sous forme de pluie dans la plaine, était de la neige dans la montagne. Un vent du nord, très violent, nous chassait cette neige au visage. Un véritable ouragan de neige s’était abattu sur cette montagne et rendait le passage très difficile, et même, disaient les guides, dangereux. La division et l’infanterie de la garde s’étaient arrêtées auprès du village de Guadarrama, qui est au pied de la montagne. L’empereur arriva avec la cavalerie de la garde. On lui rendit compte que l’avant-garde avait été contrainte par la tourmente de rétrograder. L’empereur, qui attachait un grand prix à couper les Anglais, s’écria aussitôt : « Quoi ! un peu de vent vous étonne ! que l’on me suive. » Mettant immédiatement pied à terre, il se mit à la tête de la colonne. Toute la cavalerie suivit à pied, dans une neige épaisse, l’empereur, qui s’appuyait sur le bras du général Savary. L’infanterie venait ensuite.

La montagne fut ainsi franchie avec une peine infinie. Nous bivouaquâmes auprès du couvent de San-Raphaële autour de mauvais feux, mouillés jusqu’aux os et harassés de fatigue. La cavalerie passa la nuit sur la neige sans débrider.

Nous marchâmes ensuite aussi rapidement que le permettait l’état des chemins, qui étaient détestables. Les mauvais chemins et les marches forcées avaient mis les deux tiers des hommes et toute l’artillerie fort en arrière. La saison n’était pas favorable pour cette vive poursuite. Il fallut s’arrêter, pour attendre les éclopés et les retardataires. Nous étions à la Secca, dont les habitans n’avaient pas pris la fuite, nous y fûmes assez bien traités.

Le 27, marchant sur Benavente, nous passâmes le Duero à Tordesillas. Le 31 décembre, à Castrogonzalès, notre avant-garde atteignit l’arriôre-garde des Anglais, que nous suivions depuis plusieurs jours et qui se dirigeaient vers la Corogne, dans l’espoir de s’y rembarquer. Cinq cents chasseurs à cheval de la garde impériale, qui avaient passé l’Elza à la nage, furent surpris par 3,000 hommes de cavalerie anglaise. Ils durent revenir par le même chemin après avoir été assez maltraités. Leur colonel, M. Lefebvre-Desnouettes, fut fait prisonnier, par les Anglais, dans cette échauffourée.

Le 1er janvier 1809, nous passâmes la rivière l’Elza. Les Anglais, pour retarder notre poursuite, avaient fait sauter le pont. Deux échelles furent placées le pied dans l’eau, de façon à se croiser au milieu de l’espace vide. Les hommes descendaient par l’une et remontaient par l’autre, les berges étant très escarpées. Ce passage étrange s’opérait par une nuit très noire, dans le fracas d’un torrent extrêmement rapide, gonflé par des pluies continuelles. Le temps était toujours détestable. De grands feux, élevés sur les deux rives, éclairaient tant bien que mal ce passage de rivière, qui était véritablement imposant, par la bonne volonté qu’y mettaient les troupes, le danger qu’il présentait, l’ordre et les précautions qu’il exigeait, enfin par le motif de toute cette ardeur, qui était d’atteindre l’ennemi.

Nous approchions de Benavente. A deux lieues de cette ville, il fallut passer la rivière l’Orbega, dans l’eau jusqu’aux aisselles, par un froid très vif. Cette eau de neiges fondues était glacée. Nous passâmes ensuite la nuit, tout mouillés, près du village d’Alya, n’ayant pour nous chauffer que des branches de saules toutes vertes qui ne brûlaient pas.

Le 2, nous continuions la poursuite. Le 3 janvier, on nous faisait brusquement revenir sur nos pas, dans la direction de Valladolid, où était le quartier-général de l’empereur. C’est qu’il avait reçu, par divers courriers, des nouvelles importantes.

Les Anglais avaient espéré surprendre, à Burgos, le 24 décembre, le corps du maréchal Soult, qu’ils savaient isolé. C’était un appât que leur avait tendu l’empereur et auquel ils avaient mordu. Mais ils avaient appris, vingt-quatre heures trop tôt, l’approche de l’empereur avec les corps du maréchal Ney et la garde. Les Anglais s’étaient arrêtés tout court, le 24, à Carrion, et ils avaient commencé le lendemain, vers la Corogne, une retraite que leurs habitudes et la nature du pays ne leur permettaient que d’effectuer très lentement.

L’empereur, qui avait d’abord espéré les surprendre devant Burgos, avait dirigé sa marche de façon à donner dans leur flanc gauche, et pour cela il s’était avancé jusqu’à Astorga. Mais, le 2 janvier, il avait reçu, dans cette ville, un courrier de France dont les dépêches allaient le forcer à lâcher prise avec un grand regret. On lui annonçait que l’Autriche ne dissimulait plus ses armemens, que la Russie s’y montrait indifférente, et qu’il fallait s’attendre à la guerre, sur le Danube, pour les premiers jours du printemps.

L’empereur remit alors au maréchal Soult, aidé du maréchal Ney, la poursuite des Anglais, qu’il croyait perdus, et revint de sa personne à Valladolid pour diriger de là les préparatifs de la guerre d’Autriche. Il conserva auprès de lui la garde pour l’acheminer vers la France. L’empereur ne tarda pas à partir lui-même, il arriva à Paris le 22 janvier.

Pour nous, nous étions destinés à rester en Espagne.

Nous apprîmes, longtemps après, que l’empereur avait commencé, contre l’Autriche, une nouvelle campagne qui fut terminée par la victoire de Wagram et amena, comme conséquence bizarre, le mariage de l’empereur avec Marie-Louise, archiduchesse d’Autriche.


On sait que le maréchal Soult laissa échapper les Anglais. Cependant l’empereur avait augmenté son corps de celui de Junot et avait mis à sa disposition le corps du maréchal Ney. Soult poursuivait ainsi 20,000 Anglais, déjà dans le plus grand désordre, avec 30,000 Français excellens. L’armée de sir John Moore courait les plus grands dangers, puisqu’elle arriva à la Corogne plusieurs jours avant la flotte qui devait la recueillir. Le maréchal Soult avait perdu trois jours à Lugo, quatre jours devant la Corogne, sans oser attaquer les Anglais. Ils s’échappèrent.

Napoléon avait décidé, avant de quitter Valladolid, que la division Dessoles retournerait à Madrid et que la division Lapisse (celle du commandant Vigo-Roussillon) demeurerait, séparée du 1er corps, dans la Vieille-Castille. Elle fut bientôt envoyée dans la haute vallée du Tage pour couvrir Madrid vers l’ouest. Elle s’avança jusqu’à Cas-tello-Branco et y guerroya jusqu’au mois de juin, mais le défaut d’espace nous oblige à passer sur les chapitres du journal de guerre, intitulés : Prise d’Alcantara, etc., pour arriver à un épisode des plus importans de la guerre d’Espagne, la bataille de Talavera.

Le roi Joseph était à Madrid. Napoléon lui avait donné, en partant, pour chef d’état-major général, ou plutôt pour mentor militaire, le maréchal Jourdan.

La division Lapisse avait rallié le 1er corps, toujours commandé par le maréchal Victor.

Le général Sébastiani avait remplacé le maréchal Lefebvre dans le commandement du 4e corps, qui se trouvait à Tolède.

Le maréchal Soult marchait de Vigo sur Oporto. Le général Moore, tué à la Corogne, avait été remplacé dans le commandement des troupes anglaises, en Portugal, par sir Arthur Wellesley (depuis lord Wellington). Ce nouveau général avait organisé une armée anglo-portugaise, rallié les armées espagnoles, et remontait la vallée du Tage.


FRAGMENT DU JOURNAL DU COLONEL VIGO-ROUSSILLON.

Nous étions arrêtés, depuis plus d’un mois, à Almaraz, sur les bords du Tage, quand, dans la nuit du 20 juin 1809, le pont de bateaux, qui avait été plusieurs fois fait et défait, fut définitivement replié. Au jour, les troupes espagnoles de don Gregorio de la Cuesta, qui nous guettaient probablement, parurent sur la rive gauche et tiraillèrent avec notre arrière-garde, sans effet. Le 21 juin, nous devions passer le Tietar, mais il y eut contre-ordre. Nous marchâmes sur Oropeza en bivouaquant tous les jours.

Le corps d’armée mourait de faim. La farine ne manquait pas, mais bien le temps de faire du pain.

Dans ce pays, il n’existe de fours que dans les maisons principales. Les soldats venaient faire leur pain et le cuire dans ces maisons, souvent habitées par les officiers ; mais cela ne suffisait pas toujours, et comme les généraux ne permettaient pas ce travail et ce bruit dans les maisons qui leur avaient été réservées, cette interdiction provoquait chez des hommes affamés beaucoup de plaintes et de mécontentement.

Il faisait déjà très chaud et l’on marchait toute la journée. On ne peut comprendre que, sans nécessité, un général fasse marcher ses troupes en Espagne, à midi, par des chaleurs mortelles, alors que nous nous arrêtions pendant la nuit. Aussi, les chemins étaient semés des cadavres de nos malades et de nos blessés, que nous traînions à notre suite, entassés dans des charrettes, et que la chaleur, la faim et la soif tuaient bien plus souvent que leur maladie.

Et l’empereur s’étonnait de voir ses armées, formées, disait-il, des meilleurs soldats du monde, fondre si rapidement en Espagne !

Il fallut séjourner le 25 à Oropeza pour faire reposer les hommes. Le 26, nous bivouaquâmes en avant de Talavera de la Reyna.

Le 28 juin, nous traversâmes la ville, située sur le Tage, à une lieue environ au-dessous de son confluent avec l’Alberche. La ville est tout entière sur la rive droite du Tage.

Nous traversâmes ensuite la rivière l’Alberche et nous prîmes position dans l’angle formé par cette rivière et le fleuve. Le sol était couvert de taillis très épais, et nos soldats y construisirent des huttes de feuillage. Que l’on s’imagine douze régimens, de trois bataillons chacun, campant en colonnes, par régiment, la droite à la rivière et la gauche à la grand’route et si serrés que l’on ne savait où placer les cuisines. C’est ainsi que nous fûmes campés à Cazalegas pendant plus de trois semaines.

Le roi Joseph vint, de Madrid, au camp pour passer le 1er corps en revue. Les troupes anglaises et anglo-portugaises, les armées espagnoles de Gregorio de la Cuesta et de Venegas semblaient s’être donné rendez-vous à Madrid.

Le 22 juillet, l’avant-garde des ennemis, composée d’Anglais et d’Espagnols, se présenta devant Talavera.

La 1re division, qui avait pris position en avant de cette ville, lut canonnée toute la journée. Elle lut chassée de sa position sans que l’on envoyât à son soutien, afin de protéger sa retraite, une portion quelconque du corps d’armée, qui était campé à une lieue en arrière. Talavera fut occupé par l’ennemi.

L’armée anglaise, venant de Placensia, sous les ordres de sir Wellesley, s’était réunie à l’armée espagnole de la Cuesta, arrivant de l’Estramadure par le pont d’Almaraz. Elles présentaient ensemble environ 60,000 hommes dont 26,000 Anglais ou Anglo-Portugais. Le maréchal Victor n’avait encore que 22,000 hommes.

Le 23 juillet, les deux armées passèrent la journée en présence L’on se canonna de part et d’autre sans s’engager.

Le 24, dans la nuit, le 1er corps se mit en retraite. Nous passâmes par Santa-Ollala, où nous eûmes une échauffourée avec la cavalerie de l’avant-garde ennemie.

Nous fûmes bivouaquer à Torrijos. Le lendemain, nous reculâmes encore, attendant des renforts et fûmes prendre position sur la rive gauche d’un torrent, qui descend du Guadarrama et qui porte son nom.

Nous occupâmes le pont de Cauvin.

Dans la nuit arrivèrent au camp : le 4e corps, venant de Tolède, la division Dessoles, réserve du roi Joseph, le roi lui-même, le maréchal Jourdan et la garde du roi, venant de Madrid.

Après l’arrivée de ces renforts, nous reprîmes l’offensive. Le 26, nous manœuvrâmes toute la journée, comme si l’ennemi était en vue, marchant en colonnes par divisions en masses, gardant entre elles leurs distances de déploiement. Nous n’aperçûmes pas l’ennemi et bivouaquâmes à Santa-Ollala.

Le lendemain 27, l’armée continua son mouvement en avant, marchant dans le même ordre que la veille. L’infanterie souffrait beaucoup de cette formation inutile, en colonnes serrées, pendant la plus grande chaleur du jour. En arrivant à hauteur de notre ancien camp de Cazalegas, nous vîmes l’ennemi embusqué faire feu sur notre avant-garde. Nous étions encore à plus d’une lieue des positions de l’ennemi quand le maréchal Victor imagina de lancer toutes ses colonnes en ordonnant de faire battre la charge par tous les tambours. J’en fus indigné et trouvai un prétexte pour faire cesser bientôt, par mes tambours, ce bruit inutile.

Nous arrivâmes, toujours en masses, au bord de la rivière l’Alberche. Le 16e régiment d’infanterie légère, marchant en tête de la division, reçut, en entrant dans l’eau, le feu d’un corps d’infanterie anglaise, caché dans un bois que l’on n’avait pas fait reconnaître. Ce feu inattendu, qui porta principalement sur le 16e léger, n’arrêta pas ce brave régiment. Il franchit la rivière, joignit les Anglais à la baïonnette et leur tua beaucoup de monde. Ce premier engagement, ayant révélé au maréchal la présence et les positions des ennemis, détermina les mouvemens du 1er corps.

Après avoir passé l’Alberche à notre tour, nous suivîmes l’ennemi jusqu’à hauteur de Talavera, marchant en colonnes et en masses quel que fût le terrain. Notre artillerie canonna les Anglais jusqu’à la nuit close.

Les deux armées étaient très voisines l’une de l’autre, et nos généraux, qui n’étaient pas très habiles, avaient disposé leurs troupes de la façon la plus dangereuse en cas d’une attaque de nuit. L’artillerie était pêle-mêle avec les bataillons, toujours en masse.

Pendant la nuit, la 1re division attaqua un mamelon assez élevé auquel les Anglais appuyaient leur gauche. Elle l’enleva, mais cette division, n’étant pas soutenue à temps, ne put s’y maintenir ; elle fut obligée de rétrograder et de venir prendre position un peu en arrière. Il faisait chaud, les deux armées bivouaquaient sans feu, à portée de fusil l’une de l’autre. Vers minuit, j’envoyai une grand’garde, commandée par un officier, pour couvrir la tête du régiment. La lune n’était pas encore levée, et le général Lapisse affirmait que l’ennemi s’était retiré ; il soutenait même que c’était le quartier-général du roi qui occupait Talavera. Pendant que nous discourions ainsi, l’officier commandant la grand’garde avait détaché en avant un petit poste qui, ne voyant pas les Anglais, avait été, dans l’obscurité, placer sa sentinelle avancée au milieu d’eux. Bientôt des coups de fusil répondirent au premier Qui vive ? Nos postes ripostèrent. L’armée anglaise, qui se crut attaquée, fit feu de toutes parts. Les coups de canon se succédaient rapidement. Comme nous étions cachés dans l’ombre, il y eut plus de bruit que de mal. Ce tapage cessa au bout d’un moment ; cependant nous avions eu plusieurs hommes tués ou blessés étant couchés et endormis.

Peu après, la lune se leva derrière nous. Nous découvrions parfaitement l’armée anglaise, tandis qu’elle ne nous voyait pas, c’était une circonstance très favorable pour recommencer l’attaque du mamelon et l’occuper définitivement. Personne n’y songea au quartier-général du roi Joseph, qui était fort en arrière, à notre ancien camp de Cazalegas. Cependant, depuis l’arrivée du 4e corps, de la garde et de la réserve, nous devions être au moins 45,000 hommes. La nuit s’acheva sans autres incidens.


Bataille de Talavera.

Talavera est l’une des batailles les plus célèbres qui aient été livrées en Espagne. Différée de quelques jours, elle pouvait avoir des résultats immenses. Livrée, comme elle le fut, le 28 juillet, elle devait être une victoire. Elle n’a été, par la faute de ceux qui l’ont conduite, qu’une inutile effusion de sang. À cette époque, on admettait sans difficultés que les praticiens les plus renommés dans l’art de la guerre se trouvaient dans les armées françaises. Le temps, et surtout une longue suite de succès, devaient avoir donné à nos généraux une habitude du métier, un aplomb qui, aux yeux d’une foule admiratrice, les faisaient paraître infaillibles. On pouvait croire que Napoléon avait fait école. Mais les généraux de réputation eux-mêmes font des fautes ; souvent la victoire les efface… elles deviennent apparentes dès que le succès ne les couvre plus.

Élevé au milieu des combats, sans prétentions, mais ayant une longue expérience de la guerre, je me permettrai de noter les fautes commises à cette journée, afin de ne pas y tomber moi-même, si j’ai jamais à exercer un commandement important. J’ai été acteur dans cette bataille, je l’ai souvent étudiée depuis ; j’ai revu le terrain, je le connais. Je vais essayer de le décrire d’abord, ainsi que le dispositif des troupes.

A la droite de l’année combinée d’Angleterre et d’Espagne était le corps espagnol, commandé par de la Cuesta. Il s’appuyait au Tage et à la ville de Talavera. Le centre de ce corps couvrait la ville. Une redoute avait été construite sur la route de Tolède. En avant du centre des Espagnols, un bois avait été abattu, et les arbres, disposés en abatis serrés, couvraient leur ligne. Du centre à leur gauche, un aqueduc, qui suit la route de Talavera à la montagne, formait un long retranchement, dissimulé presque partout par une forêt d’oliviers. L’aile gauche s’appuyait à un petit mamelon portant une ferme isolée et dominant une assez vaste plaine. La cavalerie espagnole était derrière cette aile. À cette même ferme commençait la ligne anglaise. Elle avait été organisée avec le plus grand soin, au point de vue d’une défense énergique. Cette ligne de défense suivait les sinuosités du chemin qui conduit de Talavera aux montagnes, et qui est bordé d’un ruisseau. Elle s’élevait, avec ce chemin, par une série de mamelons, jusqu’aux montagnes, sur lesquelles on avait assis des retranchemens et des batteries. Le centre et la gauche des Anglais traversaient la plaine à découvert. Ils y avaient formé plusieurs lignes. Sur leur front, et à 100 toises environ en avant, se trouvait un ravin très profond et difficile à franchir. Leur gauche occupait un grand mamelon, qui était le point le plus élevé du champ de bataille. Au-delà de ce mamelon s’ouvrait, presque perpendiculairement à la ligne anglaise, une vallée qui va aboutir au Tage. C’était le seul défaut de cette position militaire. Dans cette vallée, lit desséché d’un gros ruisseau, était placée la cavalerie anglaise, qui formait leur extrême gauche. Quelques corps portugais occupaient encore la montagne au-delà. On estimait l’effectif des Anglais et Espagnols réunis à 65,000 hommes ; celui des Français, à 45,000 soldats excellons.

La ligne des Français était irrégulière. A leur droite, et en face du mamelon qu’elle n’avait pu conserver la veille, après l’avoir enlevé, était la 1re division du 1er corps (Ruffin), rangée en colonnes.

La 3e division (Vilatte), en arrière d’elle, formait la réserve du maréchal Victor. La cavalerie était à notre extrême droite, au débouché de la vallée qu’occupait la cavalerie anglaise.

La 2e division, dont nous faisions partie, et qui était sous les ordres du général Lapisse, était à gauche des deux autres, en face le centre des Anglais et très près d’eux. Un énorme ravin, étroit et profond, était devant nous. C’était ainsi que les trois divisions du 1er corps avaient passé la nuit.

Le 4e corps, la garde et la réserve du roi Joseph étaient encore à une lieue, derrière la rivière de l’Alberche. Le maréchal Victor voulait attaquer sur-le-champ. Le maréchal Jourdan était d’avis de ne pas le faire et d’attendre l’arrivée du maréchal Soult, avec trois corps d’armée, sur les derrières des Anglais. Les deux maréchaux se contrariaient en toutes choses. Le roi, commandant en chef, était indécis. Enfin, le combat ayant été résolu, les généraux ne pouvaient s’entendre sur la manière d’attaquer. L’armée, qui sentait ces hésitations, n’avait aucune confiance en eux.

Le jour allait paraître. Les commandans des régimens pressaient le général Lapisse de donner l’ordre de déployer leurs corps, afin que ceux-ci eussent moins à souffrir du feu de l’artillerie. Le général finit par s’y décider, mais il le fît gauchement et il mit un temps infini à trouver l’espace nécessaire pour ces déploiemens. Le jour était venu et tout était encore tranquille, quand une colonne anglaise se forma en face de nous et se porta en avant, semblant se diriger vers notre artillerie. Celle-ci, composée de douze pièces de canon, était en batterie en avant de notre front, sur le terrain où la division avait passé la nuit. L’artillerie laissa approcher les Anglais jusque sur le bord du ravin et ouvrit sur eux un feu très vif à mitraille, qui les contraignit de rétrograder en désordre. Ce fut le signal du combat.

A la droite de notre ligne, le 9e d’infanterie légère, appartenant à la 1re division[6], était à demi-portée de fusil des Anglais, sous le mamelon qu’il avait emporté dans la soirée de la veille et qu’il n’avait pu conserver. Il gravit de nouveau ce mamelon, y parvint et prit même, sur son sommet, deux pièces de canon ; mais les Anglais dirigèrent sur lui une de leurs réserves. Il fut mal soutenu par le 24e et le 96e régiment, appartenant à la même division. Ces trois corps avaient déjà subi, la veille, des pertes sérieuses ; ils étaient fort affaiblis. Le ravin ne permettait pas à la 2e division de venir à leur aide. Wellesley le remarqua. Le centre des Anglais, qui avait recueilli la colonne repoussée par notre artillerie au début de l’action, se porta en avant, prit en flanc la 1re division, la chargea à la baïonnette, et cette division fut obligée de rétrograder. Le général Ruffin l’avait mal dirigée, il ne s’était pas conduit lui-même au gré de l’armée. Jusque-là, nous n’avions été engagés que successivement et par attaques successives, décousues, faites au hasard.

Cependant la bataille était engagée, on ne pouvait plus la différer, et le 4e corps ne paraissait pas. Il était encore bien loin ; heureusement les Anglais, qui avaient adopté la défensive, n’étaient pas entreprenans. Ils ne surent pas profiter, à ce moment, de la supériorité numérique de leur armée et du désordre de nos attaques, dans lesquelles on engageait nos divisions l’une après l’autre, comme nos corps d’armée. Si les ennemis s’étaient portés en avant, par leur aile droite, qui n’avait que quelques tirailleurs devant elle, le 1er corps se serait trouvé dans une situation critique.

Le général Wellesley, qui connaissait l’ardeur des troupes françaises, avait bien prévu qu’elles viendraient l’attaquer et s’était habilement préparé à les recevoir en fortifiant sa position. Il en fut ainsi malheureusement ! Dans quel gouffre les Anglais seraient tombés si nous avions eu la sagesse de conserver la défensive ! Le corps du maréchal Mortier, qui était à Villa-Castin, pouvait être avec nous le 28. Ceux de Soult et de Ney, qui étaient dans la Vieille-Castille, devaient déboucher, le 30 ou le 31 juillet, à Plasencia, c’est-à-dire sur la ligne de retraite de l’armée anglaise, et nous livrions bataille le 28[7] !

Notre division demeurait en bataille derrière notre artillerie, souffrant beaucoup du feu de l’artillerie anglaise, que la nôtre attirait, parce que les coups qui manquaient nos pièces tombaient tous dans nos rangs. Les feux d’infanterie avaient cessé. Les Anglais manœuvraient, ils reformaient leurs lignes et renforçaient leur gauche. Ayant reconnu l’importance du mamelon deux fois attaqué par la 1re division, ils y envoyaient quatre autres pièces de canon.

L’on resta ainsi de part et d’autre, se canonnant, sans agir autrement, jusqu’à trois heures de l’après-midi. À cette heure, le 4e corps arriva enfin. Il était commandé par le général Horace Sébastiani. Il déboucha à travers les vignes, qu’il avait dû traverser péniblement, et se forma dans la plaine, sa droite à notre gauche, vis-à-vis l’aile droite des Anglais. Il n’envoya que la division allemande Levai, en tirailleurs, sur le terrain qui séparait sa gauche du Tage, en face de l’armée espagnole.

Aussitôt que la tête du 4e corps déboucha des vignes, elle eut à supporter le feu de l’artillerie anglaise ; mais, quoique battu de front et de flanc, le 4e corps se forma et prit son ordre de bataille. Ce fut le signal d’une nouvelle attaque, qui eût dû être générale, mais qui ne fut faite que par corps, successivement ; et encore ces attaques furent-elles, en majorité, mal conduites.

La 1re division, trouvant les Anglais en force au mamelon, avait abandonné son point d’attaque du matin ; elle le tournait, en gravissant la montagne que les Anglais lui disputaient. Elle avançait lentement, mais se maintint au-dessus du vallon.

La 3e division resta immobile, en colonnes, vis-à-vis le vallon où se trouvait la cavalerie anglaise.

Notre division, un bataillon de grenadiers et le 4e corps exécutèrent une attaque centrale et marchèrent vers le centre et la droite des Anglais.

Le bataillon de grenadiers, conduit par un officier qui n’avait servi que dans l’état-major du maréchal Victor et qui manquait de l’habitude des troupes, lut maltraité et repoussé.

Le 4e corps traversait, en colonnes serrées, une forêt d’oliviers qui lui masquait les ennemis. C’est dans cet ordre qu’il aborda leurs retranchemens et la ferme barricadée à laquelle les Anglais appuyaient leur droite. Ce corps fut reçu par un feu terrible. Il éprouva beaucoup de mal et, par sa formation même, en fit très peu à l’ennemi. Enfin, après une demi-heure du feu le plus violent, le 4e corps recula.

Pendant que cela se passait à sa gauche, la division Lapisse franchissait le ravin qui la séparait de l’ennemi. Elle marchait, par brigades, sur deux lignes. La première, composée des 16e léger et 45e de ligne, la seconde des 8e et 54e régimens. Aussitôt que la première ligne eut franchi le ravin, elle reçut un feu roulant d’infanterie et d’artillerie qui y causa quelque désordre. Le général Lapisse, sans donner le temps aux officiers supérieurs de reformer leurs troupes, que le passage du ravin avait mises un peu en confusion, fit sortir six compagnies de voltigeurs et, se mettant à leur tête, les mena à la charge. Ces six compagnies furent écrasées avant d’avoir pu atteindre les Anglais, et leurs débris furent rejetés sur leurs bataillons, dont elles masquèrent le feu. L’ennemi profita du moment pour charger cette brigade, qui repassa le ravin en désordre, et entraîna avec elle le 3e bataillon du 8e placé à ma gauche. Son chef, le commandant Develle, fut tué, en cherchant à le rallier. Le général Lapisse avait aussi payé de sa vie son attaque mal préparée.

Le 8e et le 54e régiment, quoique isolés, continuaient d’avancer. Nous passâmes le ravin, avec tout l’ordre possible, et nous nous reformâmes de l’autre côté, sous le feu de l’artillerie anglaise. Une colonne d’infanterie se dirigea sur mon bataillon. Nous avions l’avantage d’être déployés. J’étais attentif pour profiter du moment où cette colonne voudrait se déployer à son tour. Le terrain étant en pente de notre côté, je la voyais de son premier rang au dernier, toutes les têtes se montrant en amphithéâtre. Je la laissai approcher tant qu’elle voulut ; mes soldats avaient les armes apprêtées. J’avais défendu absolument que personne fît feu avant mon ordre, et j’avais prévenu que j’ordonnerais un feu de bataillon. Quand cette colonne fut à environ soixante pas, je vis son chef s’agiter beaucoup ; il ne savait comment se tirer du mauvais pas dans lequel il s’était engagé. Il voulut retourner en arrière ; je l’avais prévu. Au moment où il commandait : demi-tour, je commandai, moi : « Feu de bataillon, joue, feu ! » Aucun coup ne fut perdu. Tout ce corps, le 83e régiment d’infanterie anglaise, tomba. Peu d’hommes étaient blessés, tous les coups ayant porté à la tête ou à la poitrine. Après avoir ainsi écrasé ce corps, je profitai du vide qu’il laissait dans la ligne anglaise, pour exécuter un changement de front à gauche, l’aile droite en avant. Le premier bataillon du 8e et ce qui s’était rallié du 3e bataillon imitèrent mon mouvement. Je marchai aussitôt, en bataille, contre quatre bataillons de la garde royale anglaise et de la légion hanovrienne, qui avaient poursuivi notre première brigade et étaient aux prises avec le 54e, soutenant notre artillerie. Comme, par suite de la forme du terrain, ces troupes ne pouvaient me voir, et comme j’allais très vite, j’avais l’espoir de les prendre par derrière, en exécutant une charge à la baïonnette, qui aurait certainement réussi, tant nos soldats étaient animés et résolus ; mais un maudit ravin (affluent du grand), que je n’avais pu voir, parce que, quoique très profond, il était rempli d’herbes et de broussailles, m’arrêta quelques instans pour le franchir. Les Anglais, qui m’avaient vu arriver sur leur flanc, prêt à leur couper la retraite, mirent à profit ce petit retard pour se retirer. Ne pouvant être en ligne à temps pour m’y opposer, je me plaçai de manière à leur faire le plus de mal possible. Ce corps anglais faisait sa retraite en bon ordre, mais le 54e, nous ayant aperçus, le chargea. L’artillerie le mitrailla. Il fallait encore qu’il défilât sous le feu du 8e, qui l’attendait à petite portée, sa situation était fort critique. Nous ouvrîmes sur lui un feu de deux rangs très meurtrier. Ce qui ne tomba pas se sauva en désordre[8].

Si l’on avait saisi cet instant, la victoire eût été fixée. La 3e division n’avait qu’à se porter en avant, à s’emparer du mamelon. Dix pièces de canon, abandonnées par l’ennemi, étaient en notre pouvoir. Nous venions de faire, dans la ligne anglaise, un vide considérable, qui ne pouvait être comblé qu’en rappelant des troupes des autres parties du champ de bataille. C’était le moment d’exécuter une attaque générale, qui aurait certainement réussi. Le maréchal Victor voulait la tenter, le maréchal Jourdan fut d’un avis contraire.

La 3e division resta sur le terrain qu’elle occupait, à peu près hors des atteintes de l’ennemi. Celui-ci exécuta sur elle une grande charge de cavalerie, qui fut critiquée par nos généraux, mais qui, je pense, avait pour but précisément de distraire cette division et de l’empêcher de profiter de ce moment critique pour entrer en action. Les Anglais l’avaient craint, à juste titre, et ils obtinrent, par cette diversion, le temps de réparer les désordres de leur ligne de bataille. Ils le payèrent assez cher. Cette cavalerie, repoussée par l’infanterie de la 3e division, fut à ce moment prise en flanc et en queue par toute la cavalerie française. Elle fut fort maltraitée. Le 23e régiment de dragons anglais fut pris presque tout entier.

Après cette charge, et pendant que nous étions encore aux prises avec le centre de l’ennemi, toute notre cavalerie vint nous remplacer sur le terrain que nous avions occupé au début de l’action. Elle était en colonnes par escadrons, la tête des chevaux sur le bord de ce ravin, que nous avions franchi, à pied, avec beaucoup de difficultés. Condamnée à l’immobilité, cette cavalerie souffrit beaucoup du feu de l’artillerie anglaise, sans avoir à mettre le sabre à la main. Autre faute ! jamais cette arme ne fut plus mal employée. Si l’on avait voulu s’en servir, sa place était dans le vallon où se trouvait déjà la cavalerie anglaise ; si on ne le voulait pas, pourquoi la maintenir longtemps, sous un feu meurtrier, au bord d’un ravin qu’elle ne pouvait franchir, et où elle était absolument inutile.

La plus grande partie des corps de l’armée française, qui avaient chargé les Anglais, avaient été repoussés, mais l’armée avait conservé toutes les positions qu’elle occupait au commencement de la bataille. Les Anglais avaient fait des pertes énormes et ils avaient engagé toutes leurs troupes, tandis que, de notre côté, la cavalerie et la 3e division du 1er corps, la cavalerie et une brigade d’infanterie du 4e corps, la division Dessoles et la garde du roi Joseph n’avaient pas été au feu. On était donc en droit d’espérer qu’une attaque générale, poussée à fond, culbuterait définitivement les Anglais. Ne pas la tenter était perdre tous les fruits des efforts déjà faits. Le maréchal Victor, qui avait été peut-être trop entreprenant d’abord, proposait au roi de recommencer la lutte le lendemain. Il insista beaucoup, pendant toute la soirée ; mais le roi, sous l’influence du maréchal Jourdan, décida la retraite.

La veille de la bataille de Talavera, mon bataillon comptait encore 25 officiers et 480 hommes de troupe. Je perdis, à cette affaire, 14 officiers et 192 sous-officiers ou soldats (tués ou blessés). Moi-même j’avais reçu, à la fin du combat, une balle à la cheville du pied gauche. Ma botte, qui était extrêmement forte, et qui faisait à cet endroit des plis très épais, avait atténué le coup, qui m’aurait certainement brisé les os en faisant plaie, mais j’avais reçu une telle contusion que je ne pouvais demeurer à cheval. Je dus quitter le champ de bataille, pour aller me faire panser à une ambulance établie à notre ancien camp de Cazalegas.

Le roi ayant décidé que l’on ne renouvellerait pas le combat, tout ce qu’avait pu obtenir le maréchal Victor avait été de passer la nuit sur le champ de bataille. Les ennemis nous y laissèrent fort tranquilles.

La timidité du roi et l’irrésolution du maréchal Jourdan avaient sauvé l’armée ennemie. Au début, la précipitation du maréchal Victor avait fait à cette armée la partie belle. Les deux fautes se complétaient l’une l’autre. Napoléon, lui-même, trop éloigné pour bien juger les événemens, avait privé le roi du secours du corps de Mortier, en mettant ce maréchal et le maréchal Ney sous les ordres du maréchal Soult, qui s’était compromis de toutes façons en Portugal.

Le maréchal Jourdan n’avait consenti à la bataille que parce que Madrid était menacé, au sud par Venégas qui allait passer le Tage à Aranjuez, à l’ouest par de la Cuesta et les Anglais, qui venaient de se réunir à Talavera. Il avait demandé les secours du maréchal Soult qui était à Zamora, du maréchal Ney qui était à Astorga, du maréchal Mortier que l’on avait appelé à Salamanque. Avec de la bonne volonté, les corps de Mortier et de Soult pouvaient se trouver le 20 ou le 30, au plus tard, à Plasencia, c’est-à-dire sur les derrières des Anglais. En différant la bataille de deux jours, en attirant sir Wellesley encore un peu vers Madrid, il devait se trouver cerné par cinq corps français. Le maréchal Jourdan avait donc raison de vouloir différer la bataille, mais du moment où l’on avait accepté de la donner, il fallait, au moins, en tirer profit.

Il s’établit bientôt, au sujet de la bataille de Talavera, entre le roi Joseph et les maréchaux, une longue polémique qui fut soumise à Napoléon, et l’empereur, dans une lettre adressée, le 18 août 1809, au ministre de la guerre, a rendu un jugement qui donne le dernier mot sur cette question. Il écrivait : « Quelle belle occasion on a manquée ! Trente mille Anglais, à cent lieues des côtes, devant cent mille hommes des meilleures troupes du monde. Mon Dieu ! qu’est-ce qu’une armée sans chef ! » Et cette occasion était déjà la seconde ! En Espagne, nous devions lasser la fortune !

Le 10 août, je revins à Talavera au moment où le 1er corps quittait cette ville pour se rendre dans la Manche. Je vis à Talavera 4,000 blessés que les Anglais n’avaient pu emmener et qu’ils avaient recommandés à notre humanité. J’appris, par eux, que la perte de l’armée anglo-espagnole avait été, à la bataille de Talavera, de 10,000 hommes, en grande majorité Anglais.


  1. C’est cette armée qui était destinée à s’emparer des provinces turques baignées par l’Adriatique. Jusqu’en 1814, son matériel demeura à Corfou.
  2. L’empereur disait : « J’ai envoyé aux Espagnols des agneaux qu’ils ont dévorés ; je vais maintenant leur envoyer des loups qui les dévoreront à leur tour. »
  3. Il en fut toujours ainsi en Espagne et en Portugal. Et l’on veut encore, de nos jours, poser en principe qu’une armée doit vivre sur le pays et chez l’habitant ! Mais, du moins, faut-il qu’il y ait des habitans et quelque chose à manger. Cette formule : vivre sur le pays, est une simplification excessive et dangereuse de l’administration des armées. Nous avions vécu chez l’habitant en Allemagne, c’est-à-dire dans un pays riche et peuplé, au milieu de populations douces et dociles, et on y avait encore reconnu bien des inconvéniens, car le duc de Fezensac a écrit ceci : « Non-seulement pendant les marches, mais encore quand l’armée eut pris ses cantonnemens, après la paix, les soldats étaient nourris par les habitans. On vivait aux frais de ses hôtes et à peu près à discrétion. Il eût mieux valu donner aux soldats des rations, aux officiers des frais de table, et acquitter exactement la solde, ce que l’on ne faisait point. Par ce moyen, on eût pu réunir les troupes dans un plus petit espace, ce qui valait mieux pour la discipline et pour l’instruction. Au lieu de cela, les soldats mangeaient chez leurs hôtes, et l’on peut comprendre avec quelles exigences. Les officiers, trop éloignés des soldats, ne pouvaient pas réprimer les abus ; d’ailleurs, la plupart d’entre eux donnaient l’exemple de l’exigence et de l’indiscrétion. » Ce système avait pu réussir, tant bien que mal en Allemagne, peu en Pologne ; mais en Espagne et en Portugal, les circonstances étaient tout autres. Le général Fririon, chef d’état-major du maréchal Masséna, pendant la campagne de Portugal, voulant expliquer les malheurs de cette expédition, n’a pas hésité à les attribuer à l’absence d’une administration prévoyante et écoutée. Il dit, à son tour : « Le jour où le soldat fut convaincu qu’il n’aurait plus désormais à compter que sur lui-même, la discipline s’éloigna des rangs de l’armée. L’officier devint impuissant en présence du besoin ; il n’eut plus la force de sévir contre le soldat qui lui apportait la nourriture nécessaire à son existence et qui partageait en frère avec lui une proie qui lui avait coûté des dangers et des fatigues incalculables. » Et bientôt il se forma entre les armées anglaise et française des bandes de pillards des deux nations que, à la suite d’un accord de Masséna et de sir Arthur Wollesley, les officiers des deux armées faisaient fusiller sans pitié.
  4. Voilà, avec le désordre, la principale cause de nos revers en Espagne ! On comprend, si le mauvais vouloir et la jalousie des maréchaux se manifestaient quand l’empereur était lui-même en Espagne, ce qui devait se produire lorsqu’il était au loin, absorbé par les campagnes de 1809 ou de 1812, n’apprenant les événemens que fort longtemps après. Ce fâcheux début ne lui échappa pas, et il crut devoir le réprimer aussitôt, en faisant adresser aux deux maréchaux les lettres suivantes :
    « Vittoria, 6 novembre 1808, à midi.
    « Le major-général au maréchal duc de Dantsig.
    « L’empereur est très fâché du faux mouvement de retraite sur Bilbao. Sa Majesté ne s’attendait pas à cette faute capitale de la part d’un maréchal aussi zélé pour son service.
    « L’empereur ordonne que vous vous réunissiez à la division Vilatte, afin de pousser vivement l’ennemi… Si le 31, monsieur le maréchal, vous n’aviez pas attaqué et aviez laissé le temps de faire les dispositions nécessaires, la campagne d’Espagne serait aujourd’hui bien avancée… L’empereur peut avoir besoin de ses troupes, et quand elles sont engagées, on ne peut laisser une division isolée devant l’ennemi… »
    « Vittoria, 6 novembre 1808, minuit.
    « Le major-général à M. le maréchal duc de Bellune.
    « Sa Majesté a été très mécontente de ce que, au lieu d’avoir soutenu le général Vilatte, vous l’avez laissé seul aux prises avec l’ennemi, faute d’autant plus grave que vous saviez que le maréchal Lefebvre avait commis celle de laisser exposée une division de votre corps d’armée, en reployant ses deux autres divisions sur Bilbao. Vous saviez que cette division était exposée à Balmaseda. Comment, au lieu de vous porter en personne, à la tête de vos troupes, pour secourir une de vos divisions, avez-vous laissé cette opération importante à un général de brigade qui n’avait pas votre confiance ? .. Vous savez que le premier principe de la guerre est de se porter au secours d’un de ses corps attaqués, puisque de là peut dépendre son salut. La volonté de l’empereur est que vous marchiez à la tête de vos troupes, que vous teniez voire corps réuni et que vous manœuvriez pour vous mettre en communication avec le maréchal Lefebvre, qui doit être à Bilbao. »
    La division Vilatte s’était tirée d’affaire toute seule, par la valeur de ses troupes, ne perdant que 200 hommes et en tuant 800 aux Espagnols.
  5. Cette fois, c’est le maréchal Ney qui encourait les reproches de Napoléon. Il lui faisait écrire : « C’est une faute d’être arrivé trop tard. C’en est une autre de n’avoir pas suivi l’esprit de vos premières instructions… Vous étiez destiné à couper et à poursuivre Castanos… sans vous arrêter deux jours, comme vous l’avez fait, en pure perte, à Soria. »
  6. La 1re division était l’ancienne division Dupont, de Friedland, à laquelle on n’avait enlevé que le 32e.
  7. On croyait cela à Talavera ! On ignorait qu’un ordre fatal daté de Schœnbrunn, donné par Napoléon, trop loin des événemens, avait confié au maréchal Soult, comme le plus ancien, le commandement des trois corps II avait rappelé Mortier, de Villa-Castin à Salamanque ; il était au plus mal avec le maréchal Ney, qui ne voulait plus 6ervir avec lui, et après avoir annoncé qu’il arriverait le 30 à Plasencia, il venait d’écrire qu’il ne pourrait y être que le 3 août. Pendant ce temps, Venégas menaçait Madrid. Ce retard du maréchal Soult décida Jourdan et le roi Joseph à livrer la bataille de Talavera, que le maréchal Victor demandait à grands cris.
  8. On lit, en effet, sur les états de services du colonel Vigo-Roussillon, à la colonne intitulée : Actions d’éclat : « A la bataille de Talavera, le 28 juillet 1809, à la tête du 8e de ligne, qu’il commandait, il passa sur le ventre du 83e régiment d’infanterie anglaise, qui lui était opposé ; puis, par un changement de front, il prit en flanc la garde royale anglaise et la mit en déroute, au moment où elle allait s’emparer de l’artillerie de la 2e division du 1er corps. »