La Guerre de 1870/07

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BATAILLE DE VIONVILLE—MARS-LA-TOUR[1]


16 août. — L’état-major de la deuxième armée, pas plus que le grand état-major, ne croyait pas qu’il y aurait encore, sur la Moselle, un engagement sérieux avec les Français. Aussi désigna-t-il deux des corps de cette armée, le IIIe et le Xe, pour s’avancer dans la direction du nord, par Gorze et Thiaucourt, contre Verdun ; les autres corps reçurent l’ordre de se porter sans tarder vers l’ouest, à marches forcées dans la direction de la Meuse.

Ce jour-là encore, les Français n’avaient pas pu évacuer complètement Metz. Leurs équipages de train avaient obstrué toutes les routes, et dans la matinée trois divisions se trouvaient encore en arrière de Metz dans la vallée de la Moselle. L’empereur seul avait pu partir à temps, escorté par deux brigades de cavalerie, par la route d’Étain, où il était plus à l’abri d’une surprise. L’aile droite n’étant pas encore en mesure de suivre, le départ de l’armée tout entière fut remis à l’après-dinée et les corps de l’aile gauche qui s’étaient déjà mis en marche regagnèrent leurs bivouacs. Mais dès 9 heures du matin l’alarme y fut jetée par des obus prussiens.

Protégé par la cavalerie, le major Körber s’était avancé jusque dans le voisinage immédiat de Vionville avec quatre batteries. Surprise par leur feu, la cavalerie française, absolument débandée, s’enfuit en traversant au galop les camps de l’infanterie. Cette dernière au contraire prit immédiatement les armes, en bon ordre, et l’artillerie ouvrit un feu des plus violents. Les batteries prussiennes, qui, pour l’instant, n’étaient soutenues par aucune fraction de l’infanterie, durent rétrograder ; mais bientôt les affaires prirent une tournure sérieuse.

Le général d’Alvensleben, craignant de ne plus pouvoir rejoindre l’ennemi, s’était mis en marche avec le IIIe corps, de grand matin, après que ses hommes eurent dormi quelques heures seulement. L’une de ses deux divisions, la 6e, s’avançait à gauche, par Onville, l’autre, la 5e, à droite, se dirigeait sur Gorze en traversant une longue vallée boisée. Celle-ci eût pu être interceptée par l’ennemi, mais il avait négligé de l’occuper ; en général il n’avait pris que fort peu de mesures de sûreté. Dès qu’elle fut arrivée sur le plateau découvert qui s’étend au sud de Flavigny, l’avant-garde prussienne engagea la lutte avec la division française du général Vergé, et le général de Stülpnagel[2] se rendit immédiatement compte qu’il avait en face de lui un ennemi qui lui donnerait fort à faire. En conséquence, il donna, à 10 heures, l’ordre à la 10e brigade de se déployer et fit ouvrir le feu à 24 pièces de canon.

Des deux côtés, on prenait l’offensive. À l’aile droite, les Prussiens gagnaient lentement du terrain en livrant des combats sous bois, avec des alternatives de succès et de revers, combats qui dégénéraient souvent en lutte corps à corps, et à 11 heures ils atteignirent l’angle du bois de Saint-Arnould qui fait saillie dans la direction de Flavigny.

L’aile gauche, par contre, fut refoulée, l’artillerie même se trouva sérieusement compromise ; cependant le 52e régiment d’infanterie, qui arrivait en ce moment, rétablit le combat, en éprouvant, il est vrai, des pertes graves. Son premier bataillon perdit tous ses officiers ; le drapeau, à mesure que celui qui le portait était frappé, passait dans la main d’un autre, et le général de brigade de Dœring[3] tomba lui-même, atteint d’une blessure mortelle. Le général de Stülpnagel se porta de sa personne dans la ligne de tirailleurs la plus avancée afin d’enflammer le courage de ses hommes en leur adressant des paroles d’encouragement. En même temps le général de Schwerin[4] réunissait autour de lui les débris de ses troupes privées de leurs chefs et, soutenu par un détachement du Xe corps venu de Novéant, il se maintenait sur la hauteur de Flavigny, d’où les Français alors se retirèrent.

Dans la supposition que les Français avaient d’ores et déjà commencé leur mouvement de retraite, on avait donné pour instruction à la 6e division de s’avancer par Mars-la-Tour sur Étain, afin de barrer le chemin à l’adversaire également sur la route la plus septentrionale menant à Verdun.

Mais, arrivées sur la hauteur de Tronville, d’où l’on pouvait embrasser d’un coup d’œil la situation telle qu’elle était en réalité, les deux brigades de cette division firent un quart de conversion à droite vers Vionville et Flavigny. L’artillerie prit les devants et établit une ligne puissante qui, par ses feux, prépara l’attaque qui allait avoir lieu, et, en dépit des grandes pertes qu’elle éprouva, la 11e brigade[5] s’empara de Vionville à 11 heures et demie. De cette localité et d’un point situé plus au sud, elle procéda, de concert avec la 10e brigade, à l’attaque de Flavigny, incendié par les projectiles de l’artillerie.

Au cours de cette opération, les différents corps de troupes s’emmêlèrent considérablement, mais leurs chefs n’en parvinrent pas moins à progresser continuellement en sachant habilement tirer parti de chaque ondulation du terrain présentant un couvert, si minime qu’il fût, et cela en dépit du feu violent de l’infanterie et de l’artillerie ennemies. Flavigny fut enlevé, une pièce de canon et un certain nombre de prisonniers tombèrent aux mains des vaillants Brandebourgeois.

Dès lors Vionville, Flavigny et la saillie septentrionale de la forêt de Saint-Arnould constituaient les points d’appui du front des Prussiens, qui à présent faisaient face à l’est ; mais ce front avait un développement de près de 7 kilomètres et demi. L’infanterie et l’artillerie tout entières se trouvaient engagés dans une lutte des plus violentes et sur une seule ligne. Il y en avait une seconde, à Tronville, mais elle ne comprenait que les 5e et 6e divisions de cavalerie et la moitié de la 37e brigade[6].

Les Français se trouvaient dans une situation extrêmement favorable. Le flanc gauche de leur position était protégé par la place de Metz, tandis que leur flanc droit était couvert par de fortes batteries établies sur la voie romaine et une nombreuse cavalerie ; ils pouvaient, en toute sécurité, attendre l’attaque de front que dirigeait contre eux leur téméraire adversaire.

À la vérité, il ne pouvait plus être question pour eux de continuer ce jour-là leur marche sur Verdun en laissant peut-être devant l’ennemi une forte arrière-garde. Si le maréchal Bazaine avait voulu, en général, rendre cette retraite possible, il eût dû prendre l’offensive et se débarrasser des corps prussiens qu’il avait directement en face de lui. Pourquoi n’a-t-il pas agi de la sorte ? Il n’est pas facile de s’en rendre compte, en ne considérant que les raisons purement militaires. Il lui était pourtant facile de constater, avec une certitude absolue, qu’une partie seulement des forces allemandes, et très probablement une partie peu considérable, pouvait dès maintenant se trouver sur la rive gauche de la Moselle et quand, dans le courant de la journée, leurs divisions restées en arrière, près de Metz, se furent, à leur tour, portées en avant, les Français disposaient d’une supériorité numérique triple ou quadruple.

Mais il semblerait que le maréchal eût obéi à une pensée unique, qui était de ne pas permettre à l’ennemi de l’isoler de Metz ; aussi se préoccupa-t-il presque exclusivement de son aile gauche. Il y envoyait sans cesse de nouveaux renforts, si bien qu’il finit par entasser toute la garde impériale et une partie du 6e corps en face du bois des Ognons, d’où aucune attaque ne fut dirigée contre lui. On est tenté d’admettre que c’étaient exclusivement des considérations politiques qui, dès ce jour, amenèrent le maréchal Bazaine à prendre la résolution de ne pas s’éloigner de Metz.

En attendant, les Prussiens s’avançaient, de Flavigny et Vionville, fort lentement, mais sans jamais perdre un pouce du terrain conquis, et, de concert avec leur artillerie, dont le feu fut des plus efficaces, ils contraignirent l’aile droite du 2e corps d’armée français à battre en retraite sur Rezonville. Ce mouvement rétrograde dégénéra en fuite, quand les généraux Bataille et Valazé, qui commandaient les troupes, eurent été blessés.

Afin de rétablir le combat sur ce point, le régiment de cuirassiers de la garde se jette avec la plus grande bra voure sur les troupes prussiennes qui poursuivaient les Français, Mais la charge se voit arrêtée par deux compagnies du 22e régiment d’infanterie, qui, déployées en tirailleurs, laissent arriver les cuirassiers jusqu’à la distance de 250 pas, puis ouvrent sur eux leur feu rapide, Les cavaliers passent au galop de charge à droite et à gauche des tirailleurs, puis se voient accueillis par les feux des détachements d’infanterie postés plus loin, 243 chevaux couvrent au loin le sol, et seuls quelques débris du régiment reviennent en fuyant, poursuivis qu’ils sont par deux régiments de hussards qui s’étaient avancés de Flavigny, C’est à peine si une batterie française, qui vient prendre position en avant de Rezonville, a le temps de lancer quelques projectiles : elle se voit immédiatement cernée ; mais on n’a pas d’attelages pour ramener en arrière les pièces qui, viennent d’être conquises. Le général en chef de l’armée française, qui, de sa personne, avait mené en avant cette batterie, se trouve pendant quelques minutes dans le plus grand danger d’être fait prisonnier.

La 6e division de cavalerie prussienne avait également reçu l’ordre de se porter en avant, Après avoir passé entre les pièces de la ligne d’artillerie et s’être déployée le mieux qu’elle put dans cet espace si restreint, elle se mit à avancer au trot, mais elle ne trouva devant elle rien que des troupes intactes et rangées en bon ordre.

C’est que le maréchal Bazaine avait eu soin de remplacer les fractions du 2e corps, qui venaient d’être refoulées, par la division des grenadiers de la garde. Il s’était, en effet, décidé finalement à la tirer de l’aile gauche, nullement attaquée, mais non sans l’y faire relever par une division du 3e corps d’armée.

Aussi la division de cavalerie prussienne fut-elle accueillie par les feux de l’infanterie et de l’artillerie dont la violence était telle qu’elle fit halte, puis rebroussa chemin, à une allure fort calme, protégée qu’elle était par deux escadrons de hulans, qui, à plusieurs reprises, firent face à l’ennemi. Elle n’avait donc pu charger, mais du moins l’artillerie avait pu, grâce à elle, trouver le temps de se porter plus avant sur une ligne allant de la saillie du bois à Flavigny.

Il était alors 2 heures. Le général d’Alvensleben, en renouvelant sans cesse ses attaques, avait fait croire à l’adversaire que les troupes prussiennes se trouvaient être bien plus nombreuses qu’elles ne l’étaient en réalité, Mais, à ce moment, il lui fallut bien s’arrêter : les bataillons, cela était visible, avaient été décimés ; leurs forces étaient totalement épuisées par une lutte incessante de quatre heures, et l’infanterie avait presque épuisé ses munitions. Derrière la ligne tout entière, qui était au feu, il n’y avait plus un seul bataillon, plus une batterie en réserve. Il fallut donc tenir le terrain, si chèrement conquis, en se mettant sur la défensive.

C’était particulièrement l’aile gauche qui se trouvait compromise, car en face d’elle l’ennemi avait déployé une puissante ligne d’artillerie le long de la voie romaine. Leur grande supériorité numérique permettait aux Français de s’étendre toujours davantage, à droite, de sorte que l’aile gauche allemande était sérieusement menacée de se voir complètement tournée.

Du côté des Français, le maréchal Canrobert, au centre, s’était parfaitement rendu compte que le moment était venu de lancer en avant toutes ses forces sur Vionville. En ce moment critique, les Allemands n’avaient en fait de troupes disponibles qu’une faible fraction de la 5e division de cava lerie. Deux brigades de cette division[7] avaient été employées à couvrir le flanc gauche, et la 3e brigade, la 12e, qui était restée postée en arrière de Vionville, avait envoyé deux escadrons dans le bois de Tronville. Les deux régiments de la brigade – c’étaient les cuirassiers de Magdebourg, et les hulans de la Vieille-Marche – ne comptaient chacun que trois escadrons, 800 chevaux au total, lorsqu’ils reçurent l’ordre de partir au trot à la rencontre de l’ennemi qui s’avançait.

Le général de Bredow, qui les commandait, les forma d’abord en colonne pour franchir le creux fortement évasé qui s’ouvre depuis Vionville, puis il fit un quart de conversion à droite et franchit le versant est avec ses deux régiments formés sur un front unique. Aussitôt il se voit accueilli par les feux les plus violents de l’artillerie et de l’infanterie et se précipite sur les rangs ennemis, ses cavaliers traversent la première ligne, ils enfoncent la ligne d’artillerie et sabrent les servants et les attelages. Une deuxième ligne française se voit hors d’état de résister à cette charge formidable et même les batteries françaises, placées à une certaine distance, remettent l’avant-train et s’apprêtent à revenir en arrière.

Mais la petite troupe de cavalerie se laisse entraîner plus loin par l’enivrement du triomphe et sa propre impétuosité et, après avoir fourni une charge de 3000 pas, elle se voit cernée par la cavalerie française qui accourait de toute part. On n’avait pu former une deuxième ligne pour recueillir la première et, après que les cavaliers eurent livré en quelque sorte des combats singuliers, ils durent se frayer derechef une voie à travers l’infanterie ennemie qui les escorta de sa fusillade. La moitié seulement revint à Flavigny, où pour le moment on en forma deux escadrons ; mais le dévouement héroïque des deux régiments eut au moins ce résultat que les Français interrompirent totalement l’attaque qu’ils dirigeaient contre Vionville.

Par contre, quatre de leurs divisions s’ébranlèrent, à 3 heures, pour enlever les bois de Tronville. La brigade de cavalerie de Barby[8], placée en observation à la saillie occidentale de ce bois, fut contrainte par les feux de l’ennemi de battre en retraite, et l’infanterie elle-même, qui était postée dans la forêt, dut reculer devant un ennemi qui lui était bien supérieur en nombre.

Les batteries qui avaient ouvert le feu entre les bois de Tronville et Vionville se voient prises à revers par les feux dirigés sur elles depuis l’espace découvert qui sépare les deux parcelles boisées et sont contraintes de se reporter en arrière.

Mais les Français ne parvinrent qu’au bout d’une heure à vaincre la résistance opiniâtre que leur opposaient quatre bataillons brandebourgeois.

Quand, peu après, ceux-ci se reformèrent à Tronville, on constata que le 24e d’infanterie avait perdu 1000 hommes et 52 officiers, tandis que le 2e bataillon du 20e régiment avait vu tomber tous ses officiers. L’un des régiments de la 37e brigade, qui, de sa propre initiative, leur avait fourni un appui des plus efficaces depuis midi, occupe alors cette localité et la met en état de défense, de façon à pouvoir y résister longuement.

Ce ne fut qu’à ce moment, c’est-à-dire peu après 3 heures, que des secours efficaces allaient être fournis au IIIe corps qui soutenait à lui seul la lutte depuis sept longues heures.

En marchant en avant par Thiaucourt, les troupes du Xe corps avaient entendu le canon tonner du côté de Vionville. Le général commandant en chef ce corps d’armée, de Voigts-Rhetz, se rendit de sa personne sur le champ de bataille et de là il envoya les ordres nécessaires à ses colonnes qui l’y suivaient.

Ici encore ce fut l’artillerie qui, prenant les devants, engagea la première la lutte avec l’ennemi et cela d’une manière heureuse. Ses feux, combinés avec ceux des batteries du IIIe corps d’armée qui s’étaient immédiatement remises à avancer, arrêtèrent le mouvement en avant des Français à droite et à gauche du bois de Tronville. À 3 heures et demie arrivait aussi l’infanterie, c’étaient les têtes de colonnes de la brigade de Woyna[9] ; elle refoula l’ennemi dans l’intérieur du bois et finalement, soutenue qu’elle était par la brigade de Diringshofen[10], elle s’empara de la lisière septentrionale du bois.

L’aile droite du IIIe corps avait également été soutenue.

Invitée par la 5e division à se porter à son secours, la 32e brigade (VIIIe corps) s’était mise en marche depuis la Moselle, par Arry, quoiqu’une marche fort longue eût épuisé ses forces. Le 11e régiment d’infanterie[11] se joignit à elle. Trois batteries avaient été envoyées en avant et elles avaient ouvert le feu quand, à 5 heures du soir, les trois régiments d’infanterie apparurent au débouché de la forêt de Saint-Arnould. Ils procédèrent immédiatement à l’attaque de la hauteur de la Maison-Blanche. Ils s’en emparèrent trois fois, trois fois ils se virent hors d’état de s’y maintenir, car le maréchal Bazaine, de son côté, avait considérablement renforcé sa position en avant de Rezonville.

Sur ce point les Français prirent l’offensive à leur tour ; mais battus par le feu bien pointé de l’artillerie prussienne, ils ne parvinrent pas non plus à prendre pied sur cette hauteur et durent revenir en arrière. Dans la suite on fit de part et d’autre, et cela à différentes reprises, des retours offensifs de peu d’importance, ils échouèrent tous grâce au feu efficace de l’adversaire. D’une manière générale, la lutte, à l’aile droite, avait subi un temps d’arrêt.

À l’aile gauche, deux divisions françaises s’étaient retirées devant quelques bataillons prussiens intacts qui s’avançaient et avaient évacué les bois de Tronville. On ne peut s’expliquer ce fait que par l’impression que produisit sur le maréchal Bazaine la nouvelle que des troupes ennemies se montraient sur son flanc droit à Hannonville.

C’étaient les régiments de la brigade de Wedell[12] qui, se conformant aux instructions données primitivement, s’étaient avancés dans la direction d’Étain et avaient reçu à midi, étant à Saint-Hilaire, l’ordre de se porter sur le champ de bataille.

Le général de Schwartzkoppen[13] suivit la grande route de Mars-la-Tour, afin de prendre l’ennemi en flanc ou à revers. Dans l’intervalle, les Français avaient étendu leur aile droite, considérablement renforcée, jusqu’à la dépression vallonnée à l’ouest de Bruville. Là, ils avaient massé trois divisions de cavalerie.

Quand donc le général de Wedell procéda à l’attaque en s’avançant des deux côtés du village de Tronville auquel les projectiles ennemis avaient mis le feu, sa brigade, forte seulement de cinq bataillons, se heurta au front largement développé du 4e corps français.

Sans se laisser arrêter par les obus et les projectiles des mitrailleuses qui tombaient dru sur eux, les deux régiments westphaliens s’étaient vivement portés en avant, quand soudain ils se trouvèrent devant un ravin profond qu’ils n’avaient pu voir auparavant. Ils franchissent encore cet obstacle et gravissent le versant opposé, mais alors ils avancent sous une fusillade meurtrière, ouverte sur eux de toute part et presque à bout portant. Après avoir vu tomber presque tous leurs officiers supérieurs et subalternes, les débris des bataillons se laissent glisser au fond du ravin. 300 hommes de cette troupe, qui avait fourni une marche de 45 kilomètres, n’ont plus la force de gravir le versant sud très escarpé : ils sont faits prisonniers. Le reste se rallie, près de Tronville, autour du drapeau tout troué de balles, que le colonel de Cranach, le seul officier dont la monture n’ait pas été tuée, a porté jusque-là de ses propres mains. 72 officiers sur 95, et 2542 hommes sur 4546 manquent à l’appel. Cela faisait plus de la moitié de l’effectif.

Les Français suivent de très près la brigade ramenée en arrière, mais à droite ils se voient arrêtés par le 1er régiment de dragons de la garde qui se jette au-devant d’eux sans que rien puisse l’arrêter et perd 250 chevaux et presque tous ses officiers, tandis qu’à gauche le 4e escadron du 2e régiment de dragons de la garde engage la lutte contre les chasseurs d’Afrique trois fois plus nombreux que lui.

À ce moment les Prussiens se voient menacés par une puissante masse de cavaliers qui, sur le point de charger, apparaissent sur la croupe découverte de la hauteur de Ville-sur-Yron. C’est la division Legrand et la brigade de la garde de France, formées sur quatre lignes dont les dernières débordent l’aile droite de celles qui précèdent.

Du côté des Prussiens, toute la cavalerie disponible vient rejoindre la brigade de Barby. Ce n’étaient en tout que 16 escadrons qui, formés en deux lignes, se déploient à gauche de Mars-la-Tour. Plus en avant se tient en outre le 13e régiment de dragons, qui s’était posté là afin de recueillir l’escadron du 2e régiment de dragons de la garde dont il a été question plus haut. Les dragons s’avancent au galop contre la brigade de hussards français qui chargent en première ligne et qui se frayent un passage à travers les intervalles du régiment. Mais aussitôt le général de Barby apparaît, à la hauteur de Ville-sur-Yron, avec les autres régiments, et c’est là que, à 7 heures moins un quart, les deux masses s’entre-choquent.

Un nuage de poussière cache cette ondoyante mêlée de 5 000 cavaliers. Peu à peu le succès des escadrons prussiens se dessine. Le général de Montaigu[14], grièvement blessé, est fait prisonnier et le général Legrand est tué au moment où, à la tête des dragons, il accourt à l’aide de ses hussards. La brigade de France laisse approcher l’adversaire tout près. Quand il n’est plus qu’à une distance de 150 pas, le régiment de lanciers de la garde se jette avec impétuosité sur les hulans hanovriens. Mais ceux-ci la débordent et se voient inopinément soutenus par le 5e escadron du 2e régiment de dragons de la garde qui revenait d’une reconnaissance et qui, franchissant les haies et les fossés, prend l’ennemi en flanc tandis que les cuirassiers westphaliens se jettent sur lui de front. C’est en vain que les chasseurs d’Afrique essayent d’entraver le mouvement tournant des dragons hanovriens : le nuage de poussière s’éloigne de plus en plus dans la direction du nord et la cavalerie française tout entière se dirige en toute hâte vers les chemins qui traversent la vallée de Bruville. En arrière de ces chemins sont postés cinq régiments de la division de cavalerie de Clérembault[15]. Le général fait franchir la vallée à une de ses brigades, mais les hussards par leur fuite désordonnée et des sonneries mal interprétées portent le désordre dans les rangs de cette brigade. Elle se voit entraînée dans la fuite des autres escadrons, et l’infanterie seule, qui alors se déploie en tirailleurs derrière les couverts qu’offrait la vallée, arrête la poursuite des Prussiens.

Les régiments allemands se reforment avec le plus grand calme et reviennent au pas à Mars-la-Tour, suivis à très grande distance par une fraction de la division de Clérembault.

Cet engagement, le plus grand que la cavalerie ait soutenu au cours de la campagne tout entière, eut pour conséquence de faire renoncer l’aile droite française à renouveler ses attaques. On eut à déplorer, il est vrai, la perte de nombreux officiers qui partout, à la tête de leurs troupes, avaient donné à leurs hommes de glorieux exemples.

Le prince Frédéric-Charles était accouru sur le champ de bataille. Le jour était à son déclin, il commençait à faire nuit, la bataille était gagnée. En effet, les Prussiens occupaient, le soir venu, le terrain où les Français étaient postés dans la matinée. Le général d’Alvensleben n’avait cru avoir affaire qu’à l’arrière-garde de l’armée française, mais il n’hésita pas un instant à l’attaquer quand il trouva celle-ci tout entière devant lui. Avec son corps d’armée seul il soutint la lutte jusque dans l’après-dînée et il avait refoulé l’ennemi de Flavigny jusqu’à Rezonville, sur une distance de près de 4 kilomètres. C’est là un des plus brillants faits d’armes de toute la guerre.

Grâce au précieux concours du Xe corps on put, dans le courant de l’après-midi, mener à bonne fin la bataille, en restant sur la défensive et en faisant faire simplement de vigoureux retours offensifs à la cavalerie, grâce aussi à la persévérance de l’artillerie que rien ne rebutait Le soir venu, il était prudent de ne pas provoquer, par de nouvelles attaques, l’ennemi disposant d’une énorme supériorité numérique, et de ne pas compromettre le résultat si péniblement acquis, alors qu’on ne pouvait pas espérer recevoir de nouveaux renforts.

Les forces des troupes étaient épuisées, elles n’avaient presque plus de munitions ; les chevaux n’avaient pas été dessellés de quinze heures et, durant tout ce temps-là, ils n’avaient rien eu à manger. Une partie des batteries ne pouvait plus s’avancer qu’au pas et le corps le plus rapproché sur la rive gauche de la Moselle, le XIIe, était éloigné de plus d’une journée de marche.

Cependant le général en chef de la deuxième armée envoya, à 7 heures du soir, l’ordre d’exécuter avec toutes les troupes un mouvement en avant contre la position ennemie. Le Xe corps d’armée était absolument hors d’état de donner suite à cet ordre. À l’aile droite seulement une partie de l’artillerie put se porter en avant, suivie de quelques fractions peu nombreuses de l’infanterie. Les batteries arrivèrent jusqu’à la hauteur au sud de Rezonville, qu’on s’était disputée avec tant d’acharnement, mais là elles se trouvè rent prises entre les feux violents de l’artillerie et de l’infanterie ennemies, ouverts de deux côtés à la fois. La garde impériale avait à elle seule établi sur le bord opposé de la vallée 54 pièces qui prenaient les batteries prussiennes en flanc. Pendant que celles-ci se voyaient contraintes de retourner dans la position qu’elles occupaient précédemment, deux brigades de la 6e division de cavalerie se portèrent en avant. Mais c’est à peine si, par suite de l’obscurité, elles purent distinguer l’objectif de leur attaque ; elles essuyèrent une fusillade des plus vives et rétrogradèrent en éprouvant des pertes graves.

La lutte ne prit totalement fin qu’à 10 heures du soir. Elle avait coûté 16 000 hommes à chacune des deux parties adverses. Aucune d’elles ne put songer à poursuivre l’autre. Les Allemands ne recueillirent les fruits de leur victoire que dans les conséquences qu’elle comportait. Leurs troupes épuisées par une lutte de douze heures campèrent sur le terrain conquis, tout imprégné du sang des combattants, à fort peu de distance de la position occupée par les Français.


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Les corps de la deuxième armée qui n’avaient pas pris part à la bataille avaient ce jour-là continué leur marche dans la direction de la Meuse. À l’aile gauche, l’avant-garde du IVe corps avait été portée en avant jusque vers Toul. Cette place forte interceptait une ligne de chemin de fer fort importante en vue des opérations ultérieures ; on prétendait qu’elle n’avait qu’une faible garnison et l’on voulut essayer de l’enlever par un coup de main. Mais on dut constater bien vite que le bombardement de la place par les batteries de campagne ne donnerait aucun résultat. La forteresse, avec ses bastions en maçonnerie et ses larges fossés remplis d’eau, était parfaitement capable de résister à un assaut. On ne réussit pas à démolir la porte de la ville à coups de canon et à en forcer l’entrée de la sorte. On se vit donc contraint de renoncer à cette entreprise, non sans avoir subi des pertes, à la vérité, peu considérables.

Le grand quartier général établi à Pont-à-Mousson avait été informé, vers midi, que le IIIe corps d’armée soutenait un engagement des plus sérieux et que les Xe et IXe s’étaient portés à son secours. On se rendit immédiatement compte des conséquences majeures que comportait cette nouvelle. Les Français se voyaient arrêtés dans leur mouvement de retraite, mais, sans nul doute, ils feraient de sérieux efforts pour se rendre de nouveau maîtres de la ligne de retraite qu’on leur interceptait.

En conséquence, le grand état-major envoya directement au XIIe corps l’ordre de se mettre en marche sur Mars-la-Tour, le lendemain de très grand matin, c’est-à-dire dès 3 heures, et aux VIIe et VIIIe de se tenir prêts, l’un à Corny, l’autre à Arry, à prendre part à la bataille.

Un ordre fut en outre expédié pour que, au cours de la nuit, on hâtât, au prix des plus grands efforts, l’établissement du pont qui devait être jeté sur la Moselle, près de ces localités. De plus, le général en chef de la deuxième armée invita le corps de la garde à se mettre immédiatement en marche sur Mars-la-Tour où il viendrait prendre position à gauche du XIIe.

L’exécution de ces ordres fut rendue plus facile grâce à la clairvoyance des généraux auxquels la nouvelle de la bataille engagée était parvenue dans le courant de la jour née déjà. Le prince Georges de Saxe[16] s’était mis immédiatement en marche avec sa division sur Thiaucourt, et le prince de Wurtemberg[17] concentra l’infanterie de la garde dans les cantonnements situés le plus au nord, afin d’être prêts à marcher le lendemain à la première heure.


17 août. — Quand, le 17, il commença à faire jour, on aperçut encore les avant-postes français dans toute leur étendue, de Bruville à Rezonville. En arrière retentissaient des sonneries et avaient lieu des mouvements de troupes qu’on pouvait tout aussi bien interpréter comme étant faits en vue de l’attaque que de la retraite.

Dès 6 heures du matin, le roi arriva à Flavigny, venant de Pont-à-Mousson. Les rapports envoyés jusqu’à midi par les patrouilles de cavalerie étaient en partie contradictoires : on ne pouvait se rendre compte si les Français se concentraient à Metz ou s’ils battaient en retraite sur les deux routes encore libres, celles d’Étain et de Briey. Cependant on constata que sur aucun point ils ne faisaient de mouvements offensifs.

À 1 heure déjà, les têtes de colonnes du VIIe corps avaient pénétré, après avoir eu à soutenir un combat de tirailleurs peu important, jusque sur la lisière septentrionale du bois des Ognons, en face duquel les Français, un peu plus tard, évacuèrent Gravelotte. Le VIIIe corps était posté à Gorze, prêt à marcher ; les IXe, IIIe et Xe étaient en marche. On pouvait donc compter pour le lendemain avoir à sa disposition sept corps d’armée et trois divisions de cavalerie : mais, pour la journée du 17, il fallait renoncer à exécuter une attaque quelconque. En prenant les dispositions en vue de la bataille qu’on était dans l’intention de livrer le 18 août, il fallait prévoir deux éventualités, possibles toutes deux.

Pour parer à l’une et à l’autre, il fallait que l’aile gauche se portât en avant, dans la direction du nord, vers la route la plus rapprochée, par où les Français pouvaient encore se retirer, celle qui passe par Doncourt. Si on trouvait l’adversaire en train de battre en retraite, il fallait l’attaquer immédiatement, afin de le retenir, tandis que l’aile droite suivrait pour soutenir la gauche.

Si, au contraire, on constatait que l’ennemi restait sous Metz, l’aile gauche ferait un quart de conversion dans la direction de l’est, afin de tourner la position française depuis le nord, tandis que l’aile droite engagerait un combat traînant, en attendant que l’action de l’aile gauche se fît sentir. Dans cette seconde hypothèse, il était à prévoir, vu le grand circuit qu’aurait à faire une partie de l’armée, que la bataille ne se déciderait que fort tard dans la journée. Il se présentait en outre ce cas fort rare que les deux parties adverses combattraient sur un front interverti, et renonceraient pour l’instant à leurs lignes de communication. Dès lors, les conséquences de la victoire ou de la défaite auraient une portée considérablement plus grande, les Français ayant cet avantage sur les Prussiens d’avoir pour base une grande place de guerre, avec les immenses ressources qu’elle offrait.

Les résolutions étaient prises, et à 2 heures déjà on expédiait de Flavigny l’ordre de faire avancer les corps d’armée en échelons, depuis l’aile gauche. La direction à imprimer aux différents corps, au cours de la bataille, devait dépendre des nouvelles qui leur arriveraient. Cela fait, le roi retourna à Pont-à-Mousson. Dès 9 heures du matin, la division de cavalerie saxonne était arrivée, à l’ouest de Conflans, sur la route d’Étain, et avait annoncé qu’en dehors de Français isolés, elle ne voyait pas d’ennemi. Cependant, on ne pouvait conclure de là qu’une seule chose, c’est que, le 17, les Français n’avaient pas encore commencé leur retraite.

Dans le courant de la journée, le XIIe corps, marchant à la suite de sa cavalerie, arriva à Mars-la-Tour et à Puxieux ; et le soir, conformément à l’ordre reçu, le corps de la garde vint se poster à la gauche des Saxons, à Hannonville-sur-Yron. Le IIe corps, amené par le chemin de fer, s’était mis, dès qu’il eut quitté le train, à faire des marches forcées afin de rejoindre la deuxième armée. Il arriva ce jour-là à Pont-à-Mousson, et reçut l’ordre de s’avancer, le lendemain dès 4 heures, par Buxières.


  1. Bataille de Rezonville, parfois aussi appelée bataille de Gravelotte. (N.d.T.)
  2. Commandant la 5e division (IIIe corps). (N.d.T.)
  3. Commandant la 9e brigade (5e division). (N.d.T.)
  4. Commandant la 10e brigade (5e division). (N.d.T.)
  5. La première de la 6e division. (N.d.T.)
  6. La première de la 19e division (1e du Xe corps). (N. d. T.)
  7. La 11e et la 13e brigade. (N.d.T.)
  8. La 11e brigade. (N.d.T.)
  9. C’était la 39e brigade (1re de la 20e division). Ne pas confondre avec la 28e (2e de la 14e division, du VIIe corps). (N.d.T.)
  10. La 40e (2e de la 20e division). (N.d.T.)
  11. Appartenant à la 36e brigade (18e division, IXe corps d’armée.) (N.d.T.)
  12. La 29e (1re de la 15e division, VIIIe corps). (N.d.T.)
  13. Commandant la 19e division (1re du Xe corps). (N.d.T.)
  14. Commandant la 1re brigade de la division Legrand (division de cavalerie du 4e corps). (N.d.T.)
  15. Division de cavalerie du 3e corps. (N.d.T.)
  16. Commandant la 1re division du XIIe corps. (N.d.T.)
  17. Commandant le corps de la garde prussienne. (N.d.T.)