La Guerre de 1870 (E. Ollivier)/12

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La Guerre de 1870 (E. Ollivier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 721-756).
LA GUERRE DE 1870[1]

LA BATAILLE DE REZONVILLE


I

On a parlé des hésitations de notre commandement ; dans l’armée allemande, ce fut bien pis. Les journées du 14 et du 15 août ne sont qu’ordres, contre-ordres, se croisant, se contre-disant, s’annulant ; — Moltke avait d’abord songé à accorder à son armée une journée de repos, mais il crut à l’imminence d’une attaque de notre part et il la tint en haleine. Il n’arrivait pas à se rendre compte de quel côté viendrait cette attaque et il suspendit ses décisions aux nôtres. Par momens, il croyait que nous opérerions par la rive droite et immobilisait de ce côté cinq corps d’armée et quatre divisions de cavalerie, ou bien il nous supposait en marche sur Verdun, et il prescrivait le passage de la Moselle. Chacun était impatient d’agir, et personne ne savait si ce serait à droite ou à gauche. Alvensleben, commandant du IIIe corps, aperçoit le premier la réalité. Il était couché, souffrant ; à la nouvelle de la bataille de Borny, il se lève et dit : Marchons ! Il a deviné que les Français n’opéreront pas leur mouvement par la rive droite de la Moselle, qu’ils ont dû franchir le fleuve et s’élever sur le plateau de la rive gauche, mais que ce mouvement ne doit pas être achevé : traverser le canal, le fleuve, les rues étroites de Metz, gravir les hauteurs demandait du temps, et, en agissant rapidement, on avait chance de les devancer, de les refouler vers Metz. Avant toute instruction, il prend sur lui de rapprocher ses troupes de la rivière. A six heures trente du matin, le 15, il rend compte à Frédéric-Charles de son initiative. Le prince est frappé de ses argumens, mais, moins résolu, il n’ose sortir de l’immobilité prescrite par le Roi et à neuf heures et demie il renouvelle l’ordre de faire halte. Alvensleben n’en continue pas moins à avancer. Frédéric-Charles lui-même, sur de nouveaux rapports, se décide vers midi à adopter l’avis de son lieutenant et demande au Roi l’autorisation de franchir la Moselle.

Après une visite du Roi sur le champ de bataille de Borny, on avait enfin au quartier général vu ce qu’Alvensleben avait aperçu, que les Français se retiraient sur la rive gauche, et qu’il fallait combiner un large mouvement enveloppant jusqu’au delà de la Meuse avec une attaque immédiate sur la route de Metz à Verdun. On accorde donc au prince l’autorisation de marcher ; on remet à sa disposition les IIIe, IX, XIIe corps qu’on lui avait retirés et le prince permet à Alvensleben de passer la Moselle.

Mais tout en admettant l’urgence de gagner la route de Verdun, convaincu qu’il n’y trouvera plus que l’arrière-garde des Français et que le gros de leurs forces, ayant déjà passé Mars-la-Tour, sera en marche vers la Meuse, le prince juge que c’est vers les défilés de cette rivière, et non sur la route de Verdun, qu’il convient de se concentrer. Dans son ordre du jour du 15 au soir, il dirige sur la route de Verdun le IIIe corps qui devra gagner, par Novéant et Gorze, Mars-la-Tour et Vionville. La VIe division de cavalerie, passant par Thiaucourt, le précédera. Le reste de la IIe armée est éparpillé de manière à utiliser toutes les voies qui mènent à la Meuse.

Alvensleben franchit la Moselle à une heure avancée de la nuit (15-16 août) et se met immédiatement (2 h. du matin) en mesure de gagner la route de Mars-la-Tour. Nous y trouvera-t-il encore à cinq heures ? Serons-nous en avant ou en deçà ? Serons-nous en masse, ou ne serons-nous qu’une arrière-garde en retraite ? Il l’ignore, car si nous ne sommes pas renseignés sur les mouvemens des Prussiens, eux ne le sont pas davantage sur les nôtres. Il ira voir lui-même. Il n’attend pas que son généralissime lui indique les routes par lesquelles il doit passer, il sait les trouver tout seul. Au milieu d’une foule de sentiers et de chemins, il en est deux praticables : l’une qui passe par Gorze et arrive sur Vionville, l’autre qui, par les Baraques, va directement sur Mars-la-Tour. Il engage (7 h. 1/2) la Ve division Stülpnagel sur la route de Vionville et lui-même, à la tête de la VIe division Buddenbrock suivie de l’artillerie de corps, se dirige vers Mars-la-Tour. Les deux colonnes, séparées par quelques kilomètres, ne peuvent se soutenir instantanément, mais la configuration du terrain boisé est favorable à une marche dérobée. Alvensleben recommande expressément à la division Buddenbrock de ne pas se montrer avant que la division de cavalerie Mecklembourg ait atteint le plateau et puisse entrer en action. Il se croyait sur de nous surprendre. Mais une intervention imprévue déconcerte ses calculs. Le commandant du Xe corps, Voigts-Rhetz, avait prescrit, sans l’avertir, à la division de cavalerie Rheinbaben de saisir toutes les occasions d’aborder l’ennemi, et Rheinbaben s’y était décidé à la nouvelle de l’approche d’Alvensleben. Les trois brigades de sa division, Redern, Bredow, Barby, ouvrirent le feu de leur artillerie sur la brigade Murat (9 h. 15).

Cette attaque était téméraire. Les batteries prussiennes, encadrées à leurs ailes par trois régimens de cavalerie seulement, ne la pouvaient soutenir. Il eût suffi à ce moment que Forton se lançât au galop sur la tête de la colonne prussienne : il l’eût rejetée en désordre dans les bois. Mais Forton était, comme tout le corps d’armée de Frossard, dans une parfaite quiétude. Des renseignemens contradictoires de nos reconnaissances résultait le sentiment que l’ennemi n’était pas là en forces, et Forton croyait n’avoir personne devant lui. Quoiqu’il lui eût été recommandé de tenir ses chevaux harnachés, il les avait fait desseller, conduire à l’abreuvoir par les hommes en bras de chemise et lui-même déjeunait tranquillement. La canonnade prussienne produit une véritable panique : les chevaux sans cavaliers balayent tout, passent à travers les tentes, les culbutent ; ils se heurtent aux bagages de la division, ils s’accumulent sans pouvoir passer et deviennent par leur masse le point de mire de l’artillerie prussienne qui redouble son feu dans le tas.

La débandade est accrue par l’arrivée de la division de cavalerie Mecklembourg, retardée par les difficultés de la traversée de la Moselle. Elle criblait à son tour le corps de Frossard du haut d’un mamelon sur le chemin de Flavigny à Gorze. Rheinbaben avait là l’occasion merveilleuse d’une mémorable victoire de cavalerie, plus facile encore que celle que venait de laisser échapper Forton. Le chef allemand ne se montra pas plus audacieux que ne l’avait été le chef français. Il nous donne le temps de nous ressaisir ; il ne nous enlève pas et ne pousse pas ses avantages à fond. Nos troupes débandées se retrouvent bientôt ; le sang-froid des officiers, la ferme attitude de quelques fractions ont rétabli l’ordre. L’infanterie de Vergé, de Bataille, rejoint ses faisceaux et commence une action vigoureuse. La brigade Mangin sonne la charge, bondit, couvre de balles l’artillerie prussienne privée de soutien et lui fait subir de telles pertes en hommes et en chevaux que cinq batteries sur huit sont forcées de se replier. Cette double intervention de la cavalerie allemande n’avait eu que le résultat de nous tirer de notre quiétude et de nous avertir que les Prussiens étaient là. Alvensleben en est désolé. « Ce que les Français, dit-il, n’avaient pu apprendre par leurs patrouilles, ils l’apprenaient par notre sottise. »

Alvensleben, cependant, n’était pas sans avoir profité lui aussi de cet avertissement : il nous avait mis sur nos gardes, mais notre résistance lui avait appris qu’il avait devant lui des forces considérables. Il s’en rend compte encore mieux quand il monte sur ces hauteurs de la Vierge que, la veille, Bataille avait refusé d’occuper et d’où il domine tout le plateau. En descendant il rencontre Rheinbaben qui lui dit : « Je ne sais si je suis plus bête que le commun des mortels, mais j’ai toujours prétendu que nous avions en face de nous toute l’armée française ; maintenant j’en suis sûr[2]. — Et moi aussi, » répond Alvensleben.

Voilà Alvensleben arrivé à ce moment solennel où un homme de guerre est obligé en quelques minutes d’opter entre deux périls et d’encourir la responsabilité redoutable d’un choix d’où dépendra le salut ou la perte de son armée : la prudence conseille de ne pas affronter une lutte inégale et de revenir sur la Moselle ; mais se retirer, c’est s’infliger à soi-même la défaite ; mieux vaut risquer que l’ennemi vous l’impose, qui sait les hasards qu’amènera la bataille ? La défaite même ne serait pas sans profit : elle retarderait, pour un temps, la marche de l’armée française sur Verdun. Le Xe corps voudra-t-il ou pourra-t-il venir au secours ? Dans tous les cas il le recueillera, s’il est obligé de reculer. Fùt-il battu, il ne sera pas anéanti : « Bazaine pourra me vaincre ; il ne se débarrassera pas de moi. » Il engagera la bataille.


II

Le terrain sur lequel il va opérer est un plateau ondulé sur lequel se rencontrent quelques villages compacts aux lisières nettement défensives, Rezonville, Flavigny, Tronville, Mars-la-Tour.


Plan de la bataille de Rezonville.


Il est traversé par la grande route de Metz à Verdun et par une ancienne voie romaine, et limité à l’Orient par la Mance, à l’Occident par l’Yron, cours d’eau généralement à sec. Un autre ruisseau coule de l’Est à l’Ouest à partir du bois de Saint-Marcel, contourne dans un ravin profond qu’on appelle le Fond de la Cuve la croupe de la ferme Gréyère, se dirige vers le Nord parallèlement à l’Yron, traverse Jarny et se jette dans l’Orne. A l’Est et au Sud-Est, de vastes massifs de forêts, le bois des Ognons, le bois des Chevaux, le bois de Saint-Arnould, le bois de Vionville, interrompus seulement aux abords de la route de Gravelotte à Metz, s’étendent surtout sur la crête des pentes qui descendent vers la Moselle. Ces pentes très abruptes, au milieu desquelles se trouve Gorze, sont entrecoupées de ravins et de bois qui rendaient difficile la marche des troupes, mais permettaient de cacher leurs mouvemens. Un réseau de parcelles boisées moins considérables court au Nord de la grand’route le long de la voie romaine, bois de Pierrot, de Tronville et de Saint-Marcel. Les seuls abris dont on puisse tirer parti pour le combat sont constitués par les ondulations naturelles du terrain et par les dépressions où sont blottis les villages de Rezonville, Flavigny, Vionville, Mars-la-Tour. De tous les points du plateau, et surtout du sommet des longues lignes de collines qui le sillonnent, la vue s’étend librement en tous sens.

Sur cette position nos divers corps d’armée se développaient en largeur et s’échelonnaient en profondeur. En largeur étaient établis les 2e et 6e corps d’armée, les deux divisions de cavalerie du 2e à Vionville, le reste du corps d’armée, sauf la division Laveaucoupet laissée à Metz, perpendiculairement à la route de Gravelotte, face à Verdun, la droite appuyée à cette route ; le 6e corps d’armée au Nord de la route, à cheval sur la voie romaine ; une division à Saint-Marcel et deux autres rejoignant le 2e corps d’armée, la gauche appuyée à la route. Étaient échelonnés en profondeur : la Garde à Gravelotte derrière le 6e et le 2e corps d’armée ; plus au Nord, deux divisions du 3e, les seules arrivées sur le plateau à Vernéville et Bagneux. La place assignée au 4e corps d’armée, Ladmirault, à notre droite, vers Doncourt, restait encore inoccupée.

« Notre situation, dit Moltke, était formidable. » Elle l’eût été en effet si nous avions occupé les hauteurs de la Vierge. Malgré que Frossard manquât d’une division et Le Bœuf de deux, malgré que Ladmirault fût absent, notre supériorité numérique était écrasante : huit divisions françaises et la Garde contre deux divisions allemandes. Le seul corps de Frossard égalait toutes les forces allemandes. Alvensleben ne pouvait évaluer en chiffres son infériorité, mais il n’en doutait pas. Cependant il n’est pas effrayé. Il contre-balancera la disproportion de forces par le poids moral de l’attaque. Il attaquera partout, à outrance, sous toutes les formes, et il nous fera croire que nous avons devant nous, non deux divisions, mais une armée. Cette volonté indomptable d’attaque eut été bientôt brisée, malgré sa ténacité épique, si la lutte s’était circonscrite entre les deux infanteries. Mais il avait dans son artillerie un instrument d’une puissance supérieure, il en fera le facteur principal de sa volonté. Cette artillerie était telle que cent de ses canons pouvaient contre-balancer l’effet de quatre cents pièces françaises. Le IIIe corps prussien avait donc la certitude qu’en restant groupé sur un terrain favorable, il obtiendrait la supériorité du feu sur l’artillerie qui lui serait opposée directement, celle-ci dût-elle comprendre toutes les batteries de l’armée de Lorraine[3].

Alvensleben prescrit à son infanterie de n’aborder l’ennemi qu’après que l’artillerie aura commencé son œuvre. Elle évitera de se présenter en formations en masse aux balles de nos chassepots, elle lancera en avant une ligne très étendue et peu compacte, derrière laquelle elle se couvrira jusqu’à ce qu’elle soit à portée de se servir utilement de ses armes. L’artillerie elle-même ne devra agir qu’en masse, en réunissant le plus grand nombre de ses batteries quand le terrain le permettra, ne laissant entre elles que l’espace nécessaire à y établir de l’infanterie de soutien.

Alvensleben débute par réparer l’erreur qu’il avait commise quand, croyant n’avoir affaire qu’à notre arrière-garde, il avait séparé ses deux colonnes, et augmenté la distance entre elles en ordonnant à la division Buddenbrock de poursuivre sur Jarny par Mars-la-Tour, afin de couper notre arrière-garde de son gros. Par un mouvement de conversion rapide à droite, il rapproche la division Buddenbrock de la division Stülpnagel et les met l’une et l’autre en mesure de se soutenir.

La lutte s’engage : Stülpnagel contre Lapasset et Vergé ; Buddenbrock contre Bataille. La brigade Mangin va occuper Vionville et Flavigny, face au Sud ; elle est appuyée là par la brigade Fauvart-Bastoul ; sa ligne se prolonge vers l’Est par les deux brigades Valazé et Jollivet. Canrobert aurait pu alors, sans effort, s’emparer des bois de Tronville, dont la possession aurait changé tout le caractère de la lutte. Il n’y songea pas. Sur tous ces points, le combat s’engage ardemment et, à ce premier moment, tourne partout à notre avantage. L’infanterie allemande, qui a commencé son feu en se dérobant derrière des abris, en sort aussitôt qu’elle nous voit. Elle arrive à portée de nos canons, de nos mitrailleuses et de nos chassepots. Alors, nos soldats se dégagent de leurs lignes un peu denses de formation et s’élancent ; les mitrailleuses crépitent, les chassepots font fureur ; ils abattent non seulement les premières lignes, mais atteignent encore la seconde ligne et les réserves ; les Allemands, en désordre, regagnent leurs abris, laissant le champ de bataille jonché de morts et de blessés.

Mais la physionomie et les péripéties du combat se modifient tout à coup à notre désavantage, du moment que l’artillerie prussienne a installé ses soixante canons en batteries fixes et mobiles sur les hauteurs de la Vierge et de Tronville. La ligne de bataille des Allemands décrit autour de nous un immense arc de cercle dont les extrémités et le centre étaient protégés par de puissantes batteries reliées entre elles par des batteries mobiles. L’élan impétueux de notre offensive est contenu, repoussé, brisé.

Est-ce parce qu’il a été mal préparé ? Nos généraux de ce temps savaient, aussi bien que leurs censeurs systématiques, qu’une attaque offensive doit se préparer par l’action de l’artillerie, qui concentre ses feux sur la position à enlever et qu’on ne lance l’infanterie que lorsqu’on suppose l’adversaire ébranlé. Vergé et Bataille, les premiers engagés, s’étaient conformés à cette règle. Ils avaient mis leur artillerie enjeu avant de pousser leur infanterie. Mais les batteries prussiennes des hauteurs dirigeaient sur nous un feu convergent très nourri, d’une effrayante précision ; nos canons d’une portée moindre ne ripostaient pas avec succès, leurs obus n’atteignaient pas les canons ennemis, leur tir était mal réglé par nos fusées fusantes. Ils furent saccagés, démontés et n’eurent que le temps d’aller chercher en arrière, soit un abri, soit leurs réserves d’approvisionnemens. Les fantassins, livrés à eux-mêmes, ne rétrogradent pas ; ils mettent en déroute l’infanterie ennemie encore à leur portée. Mais, dès qu’ils tentent d’aborder la position, l’artillerie prussienne, concentrant ses feux convergens, les laboure, les écrase, trace dans leurs rangs de longs sillons ensanglantés. Ils s’arrêtent, reculent, les uns se mettent en fuite, les plus braves se couchent par terre, mais les fusées percutantes viennent éclater sur leurs corps. Peu à peu, les rangs se vident ; ils disparaissent du terrain où d’autres fractions viennent les remplacer, jusqu’à ce qu’elles les imitent. Nos soldats avaient beau être aussi intrépides que soldats le furent jamais, et leurs généraux aussi résolus que l’ont toujours été des généraux français, ils ne pouvaient, privés du secours de notre artillerie impuissante, arrêter leurs troupes, ravagées par des obus qui les atteignaient à plus de 4 kilomètres. Et certainement, si nos troupes, malgré leurs qualités exceptionnelles, n’avaient eu à leur tête des généraux dont aucune épreuve ne fit fléchir le courage, elles auraient été anéanties.

Les Allemands, à la suite de nos reculades non interrompues, vont de l’avant. Mangin ne réussit pas à prendre les hauteurs de la Vierge ; la division Lafont de Villiers (de Canrobert), accourue spontanément au secours, tente aussi en vain d’occuper le bois de Tronville. Elle ne parvient qu’à empêcher les occupans de s’étendre au delà. Vionville et Flavigny sont aux ennemis.


III

Bazaine, informé de la mauvaise tournure du combat, quitte son quartier général et galope vers Frossard. En passant, il a un mot pour chacun ; l’aspect de son visage impassible et la tranquillité souriante avec laquelle il se meut sous les balles et les obus, réconforte les troupes. Il place les bataillons et les batteries, pointe les pièces, excite les tambours à battre plus fort. Le calme de sa parole donne l’impression d’un véritable chef et inspire confiance. « Par la fermeté de son attitude, dit le recours en grâce de ses juges, il maintient le centre de sa ligne de bataille. » Il ordonne de recommencer les offensives et Flavigny est repris. Il ne se laisse émouvoir ni absorber par les affaissemens trop explicables auxquels il essaie de parer ; il ne se réduit pas au rôle d’entraîneur d’un corps d’armée entamé ; il se souvient que généralissime il doit pourvoir également à la direction de toutes les fractions et de l’ensemble.

Devant lui est un rideau de forces allemandes que la configuration du terrain couvert de bois et les attaques audacieuses d’Alvensleben permettaient de croire considérables. Il les croit telles. Il n’espère pas mettre en déroute ces forces accumulées ; il se contentera de maîtriser leur audace et de les empêcher de prendre possession du plateau sur lequel nous campons. S’il ne maintient pas vigoureuse la résistance de sa gauche, les Allemands se glisseront entre Rezonville et Metz ; ils accentueront leur attaque de front vers Mars-la-Tour ; ils nous prendront entre deux feux et empêcheront notre retraite aussi bien sur Metz que sur Verdun. C’est de notre droite libre, compacte, ayant peu de monde devant elle, qu’il faut attendre la solution heureuse, c’est par elle que se décidera la bataille.

Alvensleben a pensé aussi que c’est de ce côté, à notre droite et à sa gauche, qu’est le danger pour lui d’une défaite. Il s’y établit : « La place du médecin, dit-il, est au chevet du malade. » Et le malade était la chaussée de Vionville-Mars-la-Tour. Bazaine, lui, ne croit pas devoir se transporter à sa droite, quoique ce soit là que se donnera le coup de poing de la fin ; car il craint que sa gauche ne s’effondre s’il ne la soutient de sa présence. Ce qui lui paraît impossible ne lui semble d’ailleurs pas nécessaire. A sa droite est Ladmirault, réputé dans toute l’armée un chef de premier ordre, au coup d’œil sûr et rapide, à la résolution intrépide : Bazaine a en lui une confiance entière[4]. Ladmirault verra ce qui est évident, la manœuvre qui s’impose et il prendra l’initiative indiquée. Néanmoins il eût voulu stimuler son zèle par une direction. Mais où le trouver ? Il n’a donné signe de présence nulle part. Il devait être à Doncourt le 15 au soir, au plus tard le 16 au matin. Il n’y est point-S’est-il égaré ? A-t-il eu quelque rencontre imprévue ? Bazaine envoie plusieurs officiers s’enquérir ; d’autres vont vers Le Bœuf le presser de rassembler ses divisions.

Tandis que Bazaine se préoccupe de sa droite, sa gauche lui donne le spectacle d’une défaite imminente. Les Allemands continuent à progresser ; ils reprennent définitivement Flavigny et y tiennent la corde du vaste arc de cercle qu’ils dessinaient primitivement autour de Rezonville. Leur attaque, tournée vers l’Est, s’est assuré à Flavigny une base sérieuse. Vergé et Bataille sont blessés, Frossard a un cheval tué sous lui, le IIe corps d’armée se désorganise de plus en plus. La division Bataille disparaît la première. Frossard demande à Bazaine de recourir à la ressource de la désespérance, la charge de cavalerie. Le général Desvaux, de la Garde, trouve le moment mal choisi ; Frossard insiste ; Bazaine consent et fait charger les lanciers, puis les cuirassiers de la Garde. Les lanciers fléchissent, les cuirassiers sont vigoureux, mais les uns et les autres sont également écrasés par les feux à bout portant de l’infanterie prussienne, et ils reculent, ayant subi des pertes cruelles, sans que leur intervention ait été d’aucun secours à Frossard.

Des hussards allemands, suivant nos hommes en retraite, arrivent jusqu’au quartier même de Frossard. Bazaine est entouré, cerné, mais non reconnu ; il est obligé de mettre l’épée à la main ; il réussit à se dégager et il s’éloigne d’une telle vitesse, que bientôt il est séparé de son état-major, de ses officiers et se trouve seul avec son porte-fanion (midi et demi). Il vient d’avoir la démonstration dramatique de la nécessité d’une action prompte de la droite. Aucun de ses officiers envoyé vers Ladmirault n’est de retour ; il ignore où en est Le Bœuf. Frossard tient encore ; au pis aller, Canrobert et la Garde sont en mesure de le recueillir et de le remplacer ; il croit donc avoir le temps d’opérer une reconnaissance personnelle, et il se dirige au trot allongé vers Canrobert et Le Bœuf. En route, il rencontre un jeune officier d’artillerie, déjà en renom dans son corps, qui, depuis, a acquis une grande autorité dans toute l’armée, le commandant Berge, qu’il avait eu à ses côtés à San-Lorenzo. Il l’arrête, lui ordonne de le suivre. Au bout d’une heure, il lui dit : « Je suis inquiet de ma droite. Je ne sais pas ce que fait Ladmirault. J’ai envoyé des officiers à sa recherche, ils ne reviennent pas. Vous êtes bien monté. Filez sur la route de Verdun. Ramenez ce que vous pourrez du 4e corps. Vous connaissez la situation, vous les guiderez[5]. »

Berge partit à grande allure et Bazaine se dirigea vers Le Bœuf. Il le trouve lisant une carte : « Mon cher ami, lui dit-il, ce n’est pas le moment de lire une carte. Ladmirault doit être à Doncourt, ou va y arriver ; il opérera une conversion, l’aile droite en avant, et tentera d’envelopper la gauche allemande et de la rejeter dans la Moselle. Il sera l’aile marchante et vous le pivot. Tenez vos troupes prêtes à le seconder. » Pensant qu’il a suffisamment défini la tâche réservée à sa droite, il reprend la route de son quartier général. Il rencontre la division Aymard. Les hommes sont fatigués et pesans. Bazaine fait jouer toutes les sonneries et encourage la tête de colonne, « Allons, mes enfans, ça va marcher[6]. »

Sa disparition avait mis tout le quartier général en émoi. On l’appela, on le chercha, on l’attendit. Avait-il été tué ou fait prisonnier ? Que va devenir cette armée sans chef au milieu de l’action si vive, dont il tient les fils ? Un officier d’état-major, d’Andlau, court vers Canrobert : il est le plus ancien, il faut qu’il prenne le commandement. Canrobert ne s’en soucie pas, fait des objections. Un autre officier va vers Bourbaki, qui accepte. De lui-même, poussé par la seule évidence, voyant ce qui était visible pour tous, qu’on ne viendrait à bout de l’attaque acharnée sur notre gauche qu’en lançant notre droite à fond de train sur la gauche prussienne, Bourbaki envoie lui aussi le capitaine Hue porter à Ladmirault un ordre identique à celui que Bazaine avait confié à Berge et porté à Le Bœuf.

Mais Le Bœuf ne paraît pas avoir bien compris, car, à peine revenu à son quartier général, Bazaine apprend que le 3e corps d’armée va se mettre en mouvement avant que Ladmirault ait commencé sa marche. Cela l’inquiète. Plus il attache d’importance à cette attaque de son aile droite, plus il tient à ce qu’elle ne soit pas compromise. Il craint que Le Bœuf, réduit à ses propres forces, n’obtienne pas un succès, qui sera certain s’il est poursuivi à la fois par Ladmirault et par lui : toutes les attaques de ce genre, entreprises par des fractions de Canrobert, ont échoué déjà ; il ne doit pas s’exposer à un sort pareil. En conséquence, il envoie à Le Bœuf l’ordre de s’arrêter et de ne commencer son mouvement que lorsque Ladmirault aura commencé le sien : ce n’était pas un contre-ordre, ce n’était que le rappel à un ordre mal compris. Changarnier, que Le Bœuf avait recueilli dans son état-major, survient : « Quel malheur, dit-il à Bazaine, que vous n’ayez pas poussé à bout notre mouvement par notre droite pour les rejeter dans le ravin de Gorzel — C’est ce qui va se faire, répond Bazaine, mais il faut attendre Ladmirault. » Le commandant Roussel apporte également le conseil de Canrobert de prescrire le mouvement offensif de l’aile droite. Bazaine répond qu’il l’a déjà ordonné, et Canrobert, très préoccupé du succès de la manœuvre, envoie Roussel rapporter à Le Bœuf ce que Bazaine vient de lui répondre.

Ainsi les avertissemens ne manqueront pas à la droite. Tranquille de ce côté, Bazaine se donne tout entier à la direction du combat à sa gauche où sa présence lui paraît de plus en plus nécessaire. C’est encore une manière de contribuer à l’action décisive de la droite, puisqu’en retenant l’ennemi vers Rezonville, il assure la liberté de notre initiative vers Mars-la-Tour.


IV

A notre gauche, la physionomie du combat n’était pas modifiée. « Des deux côtés, on prenait l’offensive, a dit Moltke, et des deux côtés, cette offensive s’annulait et était contrainte à revenir à la défensive. » Quand c’était le moment du canon, les nôtres se couchaient ou reculaient en désordre ; quand c’était le moment du chassepot, les Prussiens jonchaient le sol ou allaient se cacher derrière les massifs d’arbres. Et cela recommença ainsi pendant toute la bataille. Changez le nom des brigades, des régimens, que ce soit Frossard ou le 9e corps d’armée ou la Garde française, la Ve ou la VIe division prussienne, c’est toujours la même alternative. Les Allemands ne réussirent pas plus à enlever le plateau que nous à les culbuter dans le ravin. Nous les maintenions et eux-mêmes nous maintenaient. Des deux côtés, fut égale la sublimité héroïque, et, des deux côtés, l’impuissance de la pousser en une de ces offensives triomphantes qui chassent tout devant elles. Des deux côtés, la bataille prenait successivement l’aspect d’une défaite, puis d’une victoire.

Les troupes de Frossard fondaient de plus en plus ; Bataille avait déjà disparu du combat ; la division Vergé, soutenue par la division Lafont de Villiers et les élémens de la division Levassor-Sorval (onze bataillons envoyés par Bazaine), tient un peu plus longtemps, mais elle se retire à son tour du combat (2 heures). Seule, la brigade Lapasset garde ses excellentes positions : les officiers s’étaient engagés par serment à ne pas les abandonner et ils y demeurèrent jusqu’à la fin de la journée. Le 2e corps, qui avait perdu 5 200 hommes, disparut tout entier. Sa place ne pouvait rester vide : c’eût été la route ouverte à l’assaillant. Bazaine y plaça les grenadiers de la Garde. Mais très éprouvés par le feu des batteries qui les prenait à revers, il fallut remplacer bientôt, au prix de nouvelles pertes, leurs lignes défaillantes. Cette accumulation de troupes sur une position insuffisamment couverte n’était pas inutile ; sans ces troupes de remplacement, l’ennemi aurait eu le chemin libre, mais remplaçans comme remplacés passent par les mêmes alternatives, et la situation restait toujours tellement exposée que Bazaine ne pouvait pas cesser de faire de la gauche l’objet de sa préoccupation. C’est au prix de l’énergie avec laquelle fut arrêté de ce côté l’élan désespéré des Allemands qu’il assura à notre droite une liberté d’action dont elle ne sut point profiter.

Toutefois, la situation d’Alvensleben devenait encore pire que la nôtre. Son infanterie n’était plus qu’une ligne sans profondeur le long des rebords du plateau ; privée de réserves, toutes les unités mêlées ; beaucoup manquaient d’officiers, les munitions de l’artillerie étaient épuisées ; les chevaux des pièces tombaient ; les pièces devaient être poussées à bras d’hommes. L’artillerie de la division Canrobert et nos mitrailleuses, tirant à bonne distance, lui avaient fait subir des pertes cruelles, et Canrobert paraissait vouloir s’avancer sur Vionville avec tout son corps d’armée. Alvensleben était à bout. Il eut recours, lui aussi, à la ressource de la désespérance, la charge de cavalerie. Cette cavalerie était très diminuée : la division Mecklembourg avait disparu, celle de Rheinbaben était dispersée ; la brigade Redern venait de se faire fusiller par notre infanterie ; il ne restait que la brigade Bredow comprenant le 7e cuirassiers et le 16e uhlans, 8 escadrons, 900 cavaliers.

Avec ces élémens, Alvensleben veut tenter un dernier effort : « L’ascendant que le IIIe corps avait pris jusqu’ici sur l’ennemi, paraissait menacé par les préparatifs d’offensive qu’on remarquait contre la VIe division... Un mouvement de retraite éventuel avait été prévu et envisagé. Mais la pensée d’abandonner à l’ennemi le champ de bataille avec nos blessés était insupportable... Renoncer à l’ascendant moral eût été, pour l’issue de la journée, un risque devant lequel d’autres ne comptaient pas. Je résolus de prévenir l’adversaire par une nouvelle attaque de cavalerie, car la VIe division d’infanterie n’en était plus capable... »

Il envoie à Bredow l’ordre de charger ; celui-ci hésite, lanterne, n’obéit qu’à des insistances répétées. Enfin il a la singulière idée de s’affaiblir, alors qu’il est déjà trop faible et d’éliminer deux escadrons qu’il envoie dans le bois de Vionville, déjà occupé par l’infanterie allemande, et il part réduit à 700 hommes (2 h. 30). Il passe, formé en colonne, le creux évasé qui s’ouvre depuis Vionville, fait un quart de conversion à droite, franchit le versant Est et se développe sur un front unique, à découvert. Il galope à toute bride. Quatre batteries allemandes, postées à l’Ouest de Vionville, balaient le terrain devant lui. « Accueillie à courte portée par un feu terrible d’artillerie et de mousqueterie, la brigade se précipite en muraille sur nos lignes ; elle les culbute, se jette au milieu de nos batteries, tue les servans, met les bêtes en fuite, cause une inexprimable confusion dans l’infanterie. Aucune force ne paraît devoir l’arrêter, lorsque surgit devant elle la division Forton immobile depuis sa déroute du matin et brûlant de la réparer. La division de cavalerie Valabrègue la rejoint, elles abordent les escadrons haletans, et, à bout de course, les prennent de front, de flanc et de revers. Bredow fait sonner le ralliement ; à son tour, la chevauchée de la mort est obligée de reculer. On voit le pendant de la charge anglaise de Balaclavaen Crimée. Les malheureux, criblés de projectiles, sont obligés de repasser, en fuyards effarés, par la route qu’ils ont suivie en ouragan victorieux. Ils y sèment la moitié de leur effectif.

Néanmoins, leur sacrifice n’avait pas été inutile : dix-neuf de nos batteries, sur vingt, qui étaient déployées face à Vionville, Flavigny, etc., s’étaient retirées, la plupart sans esprit de retour. Par la suite, c’est-à-dire après cinq heures du soir, un certain nombre revinrent combler partiellement le vide créé par « la débâcle, » mais « elles ne parvinrent pas à rétablir la situation telle qu’elle était avant la charge Bredow. »

Cette débâcle de notre artillerie fut un des épisodes funestes de la journée. « Indépendamment de la dépression morale que la charge Bredow avait produite, il faut tenir compte du désespoir profond qu’éprouvèrent les officiers de l’arme en constatant, à la fois, l’énorme puissance de l’artillerie allemande, et l’inanité de leurs propres efforts[7]. » Le départ de l’artillerie laissa un vide de 1 200 mètres entre Rezonville et la voie romaine : Bazaine le combla en faisant appuyer sur ce point une partie de la division Aymard du corps d’armée de Le Bœuf.

Canrobert renonça à l’attaque sur Vionville, et il y eut un répit à notre aile gauche entre Rezonville et Vionville. La bataille essoufflée languit ; une accalmie de fatigue se produit ; on attend plus qu’on ne combat. Alvensleben attend l’entrée en ligne de Voigts-Rhetz (Xe corps) et Bazaine celle de Ladmirault. « Grâce, dit le général Soleille, à l’action vigoureuse de l’artillerie de la réserve générale et de la Garde d’une part, grâce, d’autre part, à l’énergique diversion de la cavalerie du général Forton, le combat avait été rétabli sur toute la ligne et on commença à attendre avec anxiété les 3e et 4e corps d’armée destinés à frapper le coup décisif sur le flanc gauche de l’ennemi[8]. »

Qu’à ce moment Ladmirault réponde à l’attente de l’armée, qu’il marche sur Mars-la-Tour et prenne à revers les défenseurs du bois de Tronville, Alvensleben, assailli de front et de flanc, ayant des débouchés difficiles pour les reculs de son artillerie, eût été rejeté sur la Moselle. La résistance têtue qu’il nous avait opposée tournait contre lui et la défensive sur laquelle nous nous tenions à gauche devenait une offensive qui ne s’arrêtait plus.

Toute l’armée tendait l’oreille vers notre droite. Bazaine entend le canon : il croit que c’est celui de Ladmirault ; il se met en mesure de le seconder. Il emprunte la division Montaudon au 3e corps ; il l’envoie par Gorze détruire les ponts d’Ars. Elle atteindrait une double fin : elle couperait la retraite à Alvensleben, lorsque les 3e et 4e corps d’armée l’auraient rejeté sur la Moselle et, jusque-là, elle protégerait notre aile gauche contre les secours allemands venus de ce côté.


V

Ladmirault ne répond pas à l’attente de l’armée. Il devait être à Doncourt le 15 au soir ou le 16 au matin, et il n’avait quitté les bords de la Moselle que le 16 à cinq heures du matin avec les divisions Grenier et Gissey-La division Lorencez empêtrée dans les bois de Leussy ne s’était mise en marche qu’à deux heures.

Ladmirault n’avait pas pris la route de Lorry : malgré la défense qui lui avait été faite, il avait marché sur colle de Briey par Saulny. Il n’avait pas formé sa colonne avec les élémens combattans, et il avait intercalé entre ses divisions des convois qui auraient dû être laissés en arrière. Il s’était fait précéder de sa division de cavalerie, mais il ne l’avait envoyée ni au loin ni sur son flanc droit d’où l’irruption ennemie était à redouter ; il lui avait donné l’ordre de manœuvrer vers le Sud, de fouiller les bois de Vernéville, occupés par le IIIe corps, avec lequel elle échangea des coups de fusil. Il avait gêné sa marche par des évolutions intempestives, s’était garé sur la route de Briey, et son avant-garde arrivait à peine en pointe à neuf heures du matin à Amanvillers, et lui-même atteignait, avec deux escadrons et deux batteries, Doncourt à midi.

Son premier devoir était d’envoyer un ou plusieurs officiers à Bazaine et de l’avertir qu’il était là, de lui demander ses ordres, et de se mettre au moins en rapport d’opérations avec lui. Il manque à ce devoir et continue ainsi tout le reste de la journée. Canrobert et Le Bœuf expédient à chaque instant des officiers vers Bazaine ; Ladmirault, lui, ne parait pas se douter qu’il a un général en chef.

J’ose à peine indiquer, tant il est inouï, le motif que donne son officier d’ordonnance de la négligence de son chef : « Il n’avait garde (de demander des ordres) ; il ne se pouvait pas qu’il eût manqué de pressentir à quoi ces ordres eussent tendu. » Ainsi, un général de corps d’armée français se serait soustrait à la direction de son généralissime et aurait compromis l’armée en rompant l’unité de sa direction, parce qu’il lui a plu de supposer calomnieusement que les ordres qu’il recevrait seraient ceux d’un fourbe ! Un général qui aurait commis une telle énormité eût mérité d’être passé par les armes.

Quoi qu’il en soit, Ladmirault se considère comme ne dépendant que de lui-même, libre de ses déterminations, et commandant réel de l’aile droite de l’armée : il assume donc la responsabilité entière de ce qui va se passer[9], et il agit en effet comme un commandant en chef isolé. D’un pas appesanti, il marche vers Bruville et il envoie une reconnaissance de cavalerie à Mars-la-Tour. De Bruville, il se rend compte qu’une action vive est engagée dans les bois de Tronville. Ayant renoncé, à la suite de la charge Bredow, à l’attaque contre Vionville, Canrobert avait dirigé ses divisions sur ces bois qu’occupaient depuis une heure et demie deux bataillons brandebourgeois et la demi-brigade d’infanterie Lehmann. Il n’avait pas réussi à les en expulser et Lehmann tenait ferme. L’accalmie, qui s’était faite à gauche vers Vionville et Rezonville, ne s’était pas étendue jusque-là ; autour des bois de Tronville, on bataillait, les uns pour y entrer, les autres pour n’en pas sortir. A Mars-la-Tour, au contraire, il n’y a personne, rapporte la reconnaissance de cavalerie. Cette exploration préalable terminée, Ladmirault va aux renseignemens, vers Le Bœuf. Le Bœuf lui explique que Bazaine attend de lui qu’il tourne la gauche allemande, prenne à revers la droite et rejette vers la Moselle toutes les deux. Coup sur coup, le capitaine Hue, au nom de Bourbaki, et le commandant Roussel, au nom de Canrobert[10], confirment le dire de Le Bœuf. Ladmirault avait dans le coup d’œil de la justesse et connaissait son métier ; il ne put qu’approuver. Cependant, quoiqu’il eût dans la main l’excellente division Grenier, neuf batteries, la division de cavalerie Legrand, deux régimens de cavalerie de la Garde et un de chasseurs d’Afrique du général Du Barail, et que Le Bœuf et Canrobert fussent prêts à l’appuyer au premier appel, il hésite. Il craint de n’avoir pas encore assez de monde : Lorencez est encore perdu dans les bois de la rive gauche de la Moselle, Cissey se fait attendre. Il se décide cependant devant l’évidence qui le presse ; il expédie à Cissey un de ses officiers et revient à Doncourt. Il y trouve la division Grenier, arrivée derrière la cavalerie (11 h. 30), qui avait dressé les tentes et préparé le café. Il la fait rassembler et la dirige sur Bruville, flanquée sur sa droite par la division de cavalerie Legrand.

Il lui ordonne de marcher vers le Ravin de la Cuve : il le traversera et attaquera le bois de Tronville. Ce dispositif eût été parfait s’il eût placé sous la direction unique du général Du Barail, qui s’était subordonné à lui, les 24 escadrons et les 4 batteries à cheval. « Cette masse cavalière, à laquelle se serait jointe, sur un signe, une brigade au moins de la division Clérembault du 3e corps d’armée, aurait procuré au commandant du 4e corps une sécurité presque absolue pour son flanc droit[11]. »

L’attaque commence ; elle est aidée par cinq bataillons de la division Tixier du 6e corps d’armée, et appuyée par des fractions de la division Aymard (3e corps). Elle réussit ; les bois sont pris ou tournés. L’artillerie prussienne est menacée d’être fauchée par nos tirailleurs. Tout est en bon train de victoire. Alvensleben aux abois s’écrie : « Il en sera bientôt de moi comme de Wellington à Waterloo ; je voudrais voir arriver la nuit ou le Xe corps ! »

Ladmirault se charge de le tirer d’angoisses. Tout d’un coup, l’offensive française, qui allait dévorer les Prussiens, recule. Ladmirault a aperçu sur sa droite un point noir ; il croit que c’est une force ennemie qui va le tourner, tandis qu’il est occupé à tourner les autres ; « il s’effraie, il laisse fuir la victoire qu’il effleurait de ses mains[12]. » Qu’avait-il à craindre, protégé qu’il était sur sa droite par 44 escadrons (5 000 sabres) et l’artillerie de ses divisions ? Tout lui ordonnait de continuer sa bataille sans se préoccuper de l’attaque hypothétique. Mais il s’arrête court, rappelle la division Grenier (4 heures) en deçà du Ravin de la Cuve, et compromet les fractions des 3e et 6e corps d’armée qui ont pris l’offensive avec sa brigade Bellecourt ; il retire en arrière les deux batteries situées sur le côté Nord du ravin qui sont exposées au feu à courte distance des tirailleurs allemands revenus dans le ravin abandonné, et il ordonne également à la division Legrand, alors en position à moins de deux kilomètres au Nord de Mars-la-Tour, de venir sur le plateau du Poirier, derrière le centre de la position qu’allait réoccuper la division Grenier.

Même en admettant que la position de résistance du 4e corps d’armée dût être constituée par le plateau du Poirier, il fallait grouper les divisions Legrand et Du Barail sur le plateau d’Yron, d’où elles pouvaient déborder par l’Ouest une offensive ennemie dirigée de Tronville, ou bien prendre en flanc, du Nord au Sud, l’attaque qui marcherait des abords de Ville-sur-Yron sur la position de défense[13]. « Cette retraite, si peu justifiée, cause une impression d’étonnement à toutes les troupes. Certaines ne peuvent se décider à l’effectuer. Il faut deux fois répéter l’ordre[14]. » Alvensleben respire : « Nous reprenons l’attitude défensive. Pour les Allemands, c’est le salut ; pour l’armée du Rhin, c’est le renoncement à la victoire alors presque saisie. Entre la circonspection excessive de Ladmirault et l’audace raisonnée d’Alvensleben le contraste est frappant et douloureux[15]. » « A deux heures du soir, l’aile droite française pouvait tout oser. Si donc l’aile droite française est restée inerte, il faut s’en prendre à son commandement que l’on peut qualifier d’anémique[16]. »

Ladmirault fut-il paralysé par l’inaction du corps de Le Bœuf ? Il ne tenait qu’à lui d’en avoir l’appui. Le Bœuf était si impatient d’accourir qu’il avait voulu devancer le mouvement sans l’attendre, au risque de le faire échouer, et que Bazaine avait dû le retenir. Si Ladmirault lui eût fait signe, Le Bœuf se serait mû immédiatement avec les 24 bataillons et les 10 batteries qui lui restaient. Il aurait marché, si Ladmirault avait avancé. Il n’a pas marché, lui le pivot, parce que Ladmirault, qui était l’aile marchante, n’a pas donné le signal de la marche.

Ayant mis ainsi ses troupes d’infanterie sur la défensive, Ladmirault se rendit à la ferme Gréyère, d’où il put observer le point noir qui l’avait détourné de son attaque : il n’est plus qu’un spectateur qui observe et attend. Il aperçoit 5 à 6 000 cavaliers français et allemands, hussards, dragons, lanciers, cuirassiers, tantôt plus nombreux sur un point, tantôt inférieurs sur l’autre, se ruant dans une mêlée confuse au milieu des cris, des coups de fusil, tirés comme au hasard, sans ordre, ni direction. On eût dit un de ces combats antiques dans lesquels on s’abordait corps à corps. Le général Legrand est tué, le général de Montaigu blessé, désarçonné, fait prisonnier. Cette mêlée eût pu durer indéfiniment sans résultat, lorsque, de notre côté, une sonnerie de ralliement attribuée au général de France se fit entendre. Nos cavaliers se dégagèrent, se reformèrent sur la ferme Gréyère et ne furent point poursuivis ; les escadrons allemands, exténués autant que les nôtres, dans un complet désordre, se replièrent sur Ville-sur-Yron, puis sur Mars-la-Tour. « On s’était bousculé, sabré inutilement. L’action de la cavalerie, latérale au combat, a été un épisode dramatique de la bataille, mais n’a eu aucune influence sur l’issue de la journée[17]. »

Il n’eût cependant tenu qu’au général de Clérembault qu’il en advînt autrement. Sa division était restée impassible à Bruville, à la distance de 2 kilomètres, c’est-à-dire un temps de galop de quelques minutes. Si ses seize escadrons compacts étaient tombés en ordre sur le flanc de la retraite allemande, regagnant en hâte les hauteurs de Mars-la-Tour, ils eussent changé cette rencontre indécise en un éclatant succès qui eût marqué dans les annales de la cavalerie : « Pourquoi, demanda Le Bœuf à Clérembault, ne vous êtes-vous pas jeté en avant ? — Je n’avais pas d’ordres. » Pauvre réponse i Dans les affaires de cavalerie, la résolution devant être immédiate, qui attend les ordres n’est pas un cavalier. Ni Kellermann, ni Lasalle, ni Murat ne les attendaient ; c’est l’occasion qui les leur donnait et ils la saisissaient au vol. Clérembault finit par comprendre que son inaction était intempestive. Il alla demander à Ladmirault les ordres qui lui faisaient défaut : « Mon général, faut-il charger ? — C’est trop tard, » répond Ladmirault. Et Clérembault n’arriva en effet sur le champ de bataille que pour ramasser les fugitifs et les morts[18].)


VI

Ladmirault n’avait pas répondu à l’attente de Bazaine. Voigts-Rhetz ne fit pas défaut à celle d’AIvensleben. Il s’était hâté d’accourir à l’aide de ses camarades en danger. Son corps, échelonné, le 15 août, sur la route de Pont-à-Mousson à Verdun, avait sa division de tête et son quartier général à Thiaucourt. Il avait apporté l’ordre du prince Frédéric-Charles de pousser le plus loin possible la poursuite des Français dans la direction de Verdun. Voigts-Rhetz, très fatigué, s’en remettait à son chef d’état-major Caprivi, homme d’une grande vigueur intellectuelle et physique, qui fut chancelier de l’Empire après le renvoi de Bismarck. Selon Caprivi, le prince Frédéric-Charles se trompait : les Français n’étaient pas en retraite, et il y aurait de grands inconvéniens à s’avancer vers le point où ils ne se trouvaient pas et à s’éloigner de celui où se livrerait réellement la bataille. Il ne désobéit pas ouvertement ; il respecta la lettre, mais prit les dispositions telles qu’il serait en mesure de marcher vers Rezonville, Mars-la-Tour, et de secourir le IIIe corps. Il n’interrompait pas la marche sur Saint-Hilaire, que Schwarzkoppen opérait avec la moitié de sa division (XIXe), et la brigade des dragons de la Garde, mais il prescrivit aussi à la division Kraatz (XXe) et à l’artillerie de corps de se rendre à Thiaucourt et de se tenir prêtes à intervenir avec le gros de leurs forces à Mars-la-Tour et Vionville. Lui-même quitta Thiaucourt à quatre heures du matin et se rendit sur le terrain probable de l’action. De là, il suit les péripéties de la lutte du IIIe corps, et, se rendant compte de l’urgence de le soutenir, il envoie aux divers élémens du Xe l’ordre de venir à la bataille. Avant tout ordre, la brigade Brandebourg (Ire division de la cavalerie de la Garde) marchait déjà sur Mars-la-Tour, avec quatre escadrons et une batterie à cheval. Deux batteries légères de la XXe division, venues de Thiaucourt, puis six autres, se placent sur sa droite ; la XXe division d’infanterie se dirige vers les bois de Tronville ; trois bataillons balaient les bois, où il n’y avait plus personne depuis que Grenier en avait été retiré. Ils donnent au colonel Lehmann exténué la faculté d’aller se reposer à Tronville (3 h. l/2). Un autre secours bien plus important advient à Alvensleben : celui du généralissime lui-même.

Le prince Frédéric-Charles avait pensé qu’aucun engagement sérieux n’aurait lieu ce jour-là. Il avait trouvé suffisant d’envoyer son IIIe corps sur Mars-la-Tour et il n’avait pas interrompu la marche de ses autres corps vers la Meuse, il était à table avec le prince Albert de Saxe lorsqu’il reçut un rapport du général Kraatz qui le tira de sa tranquillité : « Le IIIe corps est engagé au Nord de Gorze contre des forces supérieures ; le général Rheinbaben est sur les lieux avec 9 régimens de cavalerie et 4 batteries. La XXe division marche vers le champ de bataille, la XIVe est prévenue. » (2 heures.) Le prince saute à cheval et part au galop ; son état-major, en longue chaîne, ne pouvait le suivre de près. Il s’arrêtait de temps à autre et échangeait quelques mots avec des soldats ou des officiers blessés. Il écrit dans son carnet : « Sur le chemin de Novéant par Gorze, jusqu’au champ de bataille, ce fut un continuel hourrah de tous les blessés. »

Arrivé sur le champ de bataille à la droite du IIIe corps à trois heures quarante, il rencontre Stülpnagel, commandant la Ve division, qui est à pied ; il descend de cheval, l’interroge, l’écoute, examine longuement le champ de bataille et, comparant les petites réserves qui l’entourent aux masses françaises qu’il découvre, il sort de l’erreur dans laquelle il s’était reposé depuis le matin, et voit, lui aussi, que c’est toute l’armée française et non son arrière-garde, qu’il a devant lui. Il sent le péril, mais il reste impassible : il défend à Stütpnagel de prendre aucune offensive, et lui prescrit de se borner à garder sa position, tant que les renforts des VIIe et IXe corps ne sont pas arrivés. Afin que ses troupes soient solides jusque-là, il lance des officiers d’ordonnance qui galopent de tous côtés en criant : « Le prince est là ; il a amené huit bataillons frais ; tenez bon ! » Puis il se dirige à toute vitesse vers son aile gauche, notre droite, où il va trouver les XIXe et XXe divisions. Avec elles, il prendra l’offensive qu’il vient d’interdire à sa droite. Il s’installe sur le plateau au Sud de Flavigny, derrière de l’artillerie du IIIe corps (4 h. 3/4).

Il a d’abord une première vision de succès : la XXe division avait profité de la retraite de la division Grenier et s’était installée dans les bois de Tronville. Le prince veut aussitôt profiter de cet avantage par une offensive audacieuse comme toutes ses combinaisons. Partant des bois de Tronville et de Mars-la-Tour, la division Schwartzkoppen, soutenue par les divisions de cavalerie Rheinbaben et Brandebourg, marchera droit sur la position de Ladmirault à Bruville, l’enlèvera et tournera la droite française. « Avancez, ordonne-t-il au général Kraatz, avec toutes vos forces disponibles, tambours battant, contre l’aile ennemie. — Ce mouvement, répond Kraatz, est impossible. »

Les choses en effet avaient changé de face par l’entrée en jeu de la division Cissey.


VII

Parti de la vallée de la Moselle le matin à sept heures quarante-cinq, Cissey s’était vite fatigué de suivre pas à pas les interminables convois derrière lesquels s’était engagée la division Grenier et qui comprenait le parc de réserve du 4e corps, l’ambulance et les bagages. Cette longue colonne d’impedimenta embarrassait la route et produisait de continuels retards. Ceux qui devaient mettre de l’ordre dans ce défilé s’arrêtaient pour boire ou allumer leur cigare ; les conducteurs en faisaient autant ; de longs intervalles s’établissaient entre les voitures[19]. La division Cissey n’avançait pas. Impatienté, les bois ne bordant pas la route, Cissey passe sur le flanc gauche du convoi avec son infanterie et ses trois batteries et marche à travers champs. Il avait arrêté (11 h.) ses troupes à Saint-Privat et leur avait fait préparer le café. Au bruit du canon, il fait renverser les marmites et se remet en route.

Un peu avant d’arriver à Doncourt, il rencontre l’officier de Ladmirault qui le presse de se hâter et de venir au secours de la division Grenier déjà engagée. Plus loin, il voit venir Berge, en quête de Ladmirault, qui lui communique les ordres de Bazaine. Cissey était déjà tout résolu à engager l’action. L’insistance de Berge l’anime encore. Il lui répond : « Je ne veux pas faire trotter mon infanterie. Mais je vais faire appeler de Narp qui commande mon artillerie ; vous la conduirez à un endroit convenable. C’est parce que j’ai confiance en vous. Mais n’allez pas me la faire prendre. Souvenez-vous qu’il s’écoulera vingt à vingt-cinq minutes avant que j’arrive pour vous soutenir. »

Berge conduisit Narp vis-à-vis de Vionville, à un endroit d’où se voyait bien le village. Narp plaça ses batteries, ouvrit le feu. — Les Allemands, maîtres de Vionville, voyant une artillerie isolée, très rapprochée, se préparèrent à l’enlever. Quand ils eurent, à l’abri du village, pris une formation compacte, ils descendirent dans le ravin auquel ce village est adossé, leurs hommes se faufilant entre les branches et les épines. Mais là ils se trouvèrent en face des premiers bataillons de la division Cissey, qui, déjà, se déployait à droite des batteries et sur le bord du ravin. Leur masse compacte, formant cible, fut accueillie par une fusillade meurtrière dont l’intensité augmentait de minute en minute par l’entrée en ligne de nos compagnies successives. Ils n’enlevèrent point les batteries, et le petit nombre de ceux qui échappèrent à nos feux se réfugia en désordre derrière Vionville. Quand Berge vit l’affaire ainsi engagée, il dit à Cissey : — « Mon général, dans une demi-heure, vous aurez occupé Vionville. Je vous demande la permission de vous quitter pour aller rassurer le maréchal Bazaine. — Allez, répondit Cissey, et dites au maréchal que Lorencez me suit. Je m’entendrai avec lui pour qu’il me déborde par ma droite et se rabatte sur la gauche des Prussiens[20]. »

La demi-heure fut plus longue que ne l’avait cru Berge. Cissey ne put reprendre Vionville. La brigade allemande Wedell avait réussi à franchir l’espace découvert qui la séparait du ravin et en avait gravi les pentes Nord. Sous son attaque impétueuse, notre artillerie avait été obligée de reculer. Le général Brayer était tué, Cissey renversé de cheval. Cissey se relève vivement, saute sur la monture de son aide.de camp, Garcin, et crie à ses troupes : En avant I II les enflamme, les enlève ; une batterie de mitrailleuses, placée en bonne position, seconde le feu de nos chassepots, et nos troupes, poussées, par l’exemple de leur chef, à un état d’exaltation extraordinaire, redeviennent irrésistibles. Les deux régimens westphaliens, qui avaient gravi le versant Nord du ravin, sont reçus par une fusillade à bout portant. Ils sont repoussés, presque anéantis ; leurs débris se laissent glisser au fond du ravin, mais, épuisés par une marche de 45 kilomètres, ils n’ont plus la force de gravir l’autre versant et ils se jettent à genoux devant nos soldats, demandant grâce de la vie. Ceux auxquels il reste encore quelque vigueur remontent précipitamment comme frappés de folie et s’enfuient vers Mars-la-Tour. 72 officiers sur 95 étaient tués ; 2 542 hommes sur 4 546 jonchaient de leurs cadavres le fond du ravin, et nous avions pris 350 prisonniers et un drapeau[21].

A la vue de cette catastrophe, Voigts-Rhetz s’écrie : « Il faut que la cavalerie attaque coûte que coûte. » Sans désemparer, des officiers sont envoyés à toute allure aux généraux Rheinbaben et Brandenbourg. Trois escadrons de dragons chargent le flanc droit des troupes de Cissey, qui se reprenaient a peine de la confusion causée par leur victoire ; ils les mettent en désarroi, mais nos soldats retrouvent vite leur sang-froid, se reforment rapidement, se groupent, ouvrent leurs rangs, laissent passer les dragons prussiens, puis les fusillent de face, en flanc, à revers, et tout ce qui n’est pas détruit par le feu est fait prisonnier. Sur 20 officiers, 16 avaient été tués (6 h. 45).

Ladmirault, en revenant vers ses troupes du poste d’observation d’où il avait assisté au tournoi de Ville-sur-Yron, avait été bien surpris en apprenant qu’une offensive heureuse venait de se produire à son insu. Il l’aurait empêchée s’il l’avait prévue, car elle contrariait sa résolution de s’en tenir à une défensive expectante. Le général de Cissey, qui partageait l’ardeur de ses soldats, chargea le capitaine Garcin d’aller exposer à son chef sa situation si avantageuse et de lui demander avec instance de l’aider à garder le terrain gagné en occupant Mars-la-Tour, et de donner le coup de grâce à un ennemi déjà battu. Cette demande importuna Ladmirault ; il ne veut point qu’on marche en avant, et il ordonne de repasser le Ravin de la Cuve, franchi quelques instans auparavant en trombe victorieuse.

On a dit que, dans l’état d’épuisement, d’éparpillement, presque de dissolution où elles se trouvaient, nos troupes n’étaient plus en état de fournir un nouvel effort. Ladmirault ne pouvait en juger puisqu’il ne s’était point rendu sur le champ de bataille. Mais ceux qui avaient entraîné les héros du Ravin de la Cuve ont pensé que leurs hommes n’étaient ni exténués, ni en état de dissolution et que ce dernier effort, qu’ils désiraient accomplir, n’était pas au-dessus de leurs forces.

« Nos troupes, m’a écrit un des survivans les plus héroïques de ce beau fait d’armes, le général Garcin, chef d’état-major de Cissey, officier de haute valeur, étaient fatiguées assurément, après la succession d’efforts quasi surhumains qu’elles venaient de fournir ; elles n’étaient pas désorganisées. Dans leur enthousiasme, elles acclamaient leurs vaillans chefs, qui les avaient conduites à la victoire. Après s’être rapidement reprises, après avoir soufflé, malgré la nuit qui approchait, elles auraient encore été capables de pousser jusqu’à Mars-la-Tour, que nos tirailleurs abordaient[22]. »

Un de nos brillans et nobles généraux, le général des Garets, alors jeune officier, qui fut blessé ce jour-là, m’écrit aussi : « Après la mêlée furieuse, tout ce qui était sorti intact se calma, se reprit et se rassembla sur ce terrain où venait de disparaître le Xe corps allemand. Tous les soldats s’étaient ralliés auprès de leurs chefs restés debout. Ils reformaient d’eux-mêmes leurs rangs fort éclaircis, et, inspirés par la clarté de la situation qui aveuglait les moins clairvoyans, suppliaient leurs officiers de les mener en avant compléter la victoire[23]. » La vigueur avec laquelle nos soldats venaient de mettre en déroute l’attaque allemande prouve la vérité de ce témoignage.

« Tous, dit le colonel Courson de la Villeneuve, jusqu’au dernier sous-lieutenant, jusqu’aux soldats, tous avaient éprouvé un sentiment de tristesse profonde quand, tenant la victoire dans les mains, ils avaient vu qu’on leur donnait l’ordre de battre en retraite, alors que, sur les petites cartes, chacun voyait Frédéric-Charles avec la Moselle à dos, la place de Metz sur son flanc droit et nous sur ses derrières... Ici, il suffisait d’avoir un peu plus confiance dans le soldat, qui aurait gagné tout seul la bataille si on l’avait laissé faire ! » « Ah ! s’écrie encore le général Garcin, il eût fallu faire occuper tout de suite Mars-la-Tour, avec tout le 4e corps et une réserve ; nous aurions ainsi intercepté la route de Paris et empêché les Allemands de garder ce point important en se renforçant pendant la nuit[24]. »

Ainsi, deux fois dans cette journée, « Ladmirault laisse échapper l’occasion d’écraser la gauche allemande, et cette occasion perdue, nous ne la retrouverons plus jamais[25]. » Cette fois, c’est fini, la journée est, sinon malheureuse, du moins pas gagnée, et nous avions manqué une chance encore plus belle que celle de Forbach. La fortune se lasse d’accorder des faveurs à qui en profite aussi mal.


VIII

A la droite allemande, Stülpnagel s’était mis en danger par sa faute. Enfreignant la défense du prince Frédéric-Charles, il s’était témérairement engagé dans une série d’offensives mal préparées, et sa troupe, déjà très éprouvée, avait subi encore sans profit de grandes pertes. Elle eût été même tout à fait compromise si, à lui comme à Alvensleben, n’était arrivé en temps opportun le secours sauveur.

Diverses fractions des VIIIe et IXe corps : la brigade Rex (XXXIIe ), la division Barnekow (XVIe), du VIIIe corps, le régiment Schoëning (11e grenadiers), la division du prince de Hesse (XXVe), les unes sur des ordres formels, les autres par leur initiative, s’étaient acheminées par Arry et Corny vers Gorze, et vers les bois et les hauteurs où la division Stülpnagel se débattait de plus en plus faiblement. Les grenadiers de Schoëning firent plus qu’un acte d’initiative, ils désobéirent. Leur général leur avait ordonné de retourner au bivouac ; mais, au moment même, arrivait un appel de Barnekow ; Schoëning consulte du regard ses officiers et, les voyant décidés à marcher, il tourne le dos au bivouac et monte sur le plateau. Par l’arrivée de ces renforts, la bataille se ranimait et redevenait menaçante pour notre gauche autant que dans la matinée.

Leur approche, signalée par un feu très nourri de mousqueterie, alarma Bazaine. Il s’en exagéra l’importance et crut que Steinmetz était sur le plateau et allait le tourner. De Rezonville, il vint placer lui-même les canons destinés à balayer les pentes qui, de Gravelotte, descendent vers les bois, et il fit mettre en position ses autres batteries disponibles. Il rappela rapidement sur le plateau Montaudon et lui adjoignit une partie des deux divisions reformées du corps d’armée Frossard. Dans la lutte acharnée qui s’ensuivit alors, notre artillerie eut une action plus efficace qu’elle ne l’avait encore eue. N’ayant plus à affronter que des batteries divisionnaires mobiles, qui précédaient ou accompagnaient l’infanterie ennemie, elle retrouva tous ses moyens dans le corps-à-corps[26].

Ses canons et ses mitrailleuses écrasèrent sans relâche les têtes de colonnes ennemies renouvelées[27], et les troupes de secours furent aussi maltraitées que celles qu’elles venaient secourir. ! L’attaque allemande ne parut réussir un instant que pour être plus terriblement refoulée. L’intrépide Lapasset fait des prodiges ; la Garde, grenadiers et zouaves, sont dignes d’eux-mêmes ; Montaudon met en fuite la division du prince de Hesse.

Mais, après tant d’heures d’efforts et tant de sacrifices, la situation réciproque ne s’était pas modifiée ; elle restait ce qu’elle était aux premiers engagemens. Aucun des deux adversaires n’avait écrasé l’autre et passé sur son corps. Le va-et-vient sanglant de l’offensive et de la défensive se poursuivait sans amener de résultat final. C’était toujours de notre droite que devait venir la solution. Un moment, Bazaine espéra qu’elle allait se produire. Le commandant Berge, revenu de sa mission, lui avait annoncé qu’il venait de laisser Cissey en train de victoire[28], mais aucun message de Ladmirault n’a confirmé cet heureux pronostic. Il n’annonce pas qu’il s’avance, il ne fait pas savoir qu’il recule ; on ne peut pas dire : « Ladmirault est victorieux. » On en est réduit à dire : « Pourvu que Ladmirault soit victorieux ! » Pendant que le champ de bataille est en feu, que balles, boulets, obus font rage, que chacun tire de soi ce qui lui reste d’énergie, que la lutte prend un caractère de frénésie désespérée, que Prussiens et Français rivalisent d’ardeur dans ce sacrifice de leur vie à la patrie, qu’Alvensleben et Bazaine animent leurs troupes par leur présence et leur exemple, relevant et exaltant les courages, pendant cette heure critique qui précède le moment où l’obscurité de la nuit va interrompre le combat, celui qui domine le champ de bataille, qui peut, accru de Le Bœuf et de Canrobert, foncer sur les Prussiens mal engagés, décousus, celui qui est à ce moment le maître de la journée, Ladmirault se repose.


IX

Dès que notre droite s’était retirée du combat, la bataille était, en réalité, terminée. Cependant le prince Frédéric-Charles ne se résigne pas. « On n’est vaincu, dit-il à Stülpnagel, que quand on veut l’être, et je ne veux pas permettre à Bazaine de se déclarer vainqueur. Soyons plus fermes que lui ; en avant ! »

Il ramasse de tous les côtés, à droite, à gauche, au centre, tout ce qui est encore capable de se tenir debout et de se mouvoir, infanterie, cavalerie, partie de l’artillerie de l’aile droite du Xe corps, quelques fractions de son infanterie, la division Buddenbrok, la division de cavalerie Mecklembourg, dix batteries du 35e et du 20e régiment d’infanterie, les deux brigades de la VIe division de cavalerie, la brigade Grutter, la brigade Schmidt. Il les précipite tous dans une dernière chevauchée de la mort, et les batteries allemandes arrivent jusqu’à cette hauteur Sud de Rezonville qu’on s’était tant disputée. Mais cinquante-quatre pièces de notre Garde impériale prennent ces batteries en flanc. Nos grenadiers, nos voltigeurs, les zouaves de la Garde soutiennent en le prolongeant le feu de nos canons. Tout plie, tout rompt, tout fuit devant eux. Cette fois, la journée est vraiment finie et elle laisse l’armée allemande dans un état lamentable, les forces épuisées, les troupes presque sans munitions, les chevaux qui n’avaient pas été dessellés de quinze heures n’ayant, durant ce temps, rien mangé ; une partie des batteries ne pouvait plus s’avancer qu’au pas[29].

Frédéric-Charles a eu beau faire, il ne s’est pas constitué le vainqueur de la journée. Pourtant il n’en est pas non plus le vaincu, car, malgré leur épuisement, le IIIe et le Xe corps occupent les positions sur lesquelles nous étions le matin : Flavigny, Vionville, les bois de Tronville, nos points d’appui du début. A huit heures et demie, Frédéric-Charles rejoint Alvensleben et le félicite de son initiative titanesque qui a obtenu tout ce qu’il était possible de tirer de la situation. Il demande : « Mais qu’arrivera-t-il demain en présence des forces supérieures que nous venons de constater ? » Alvensleben répond qu’après les pertes qu’ils ont subies, les Français entreprendront difficilement une attaque le lendemain ; il a pris ses mesures pour refaire les troupes et les ravitailler.

Il y eut encore jusqu’à dix heures du soir quelques fusillades de-ci de-là, mais la bataille véritable était finie à huit heures et demie. L’ombre s’épaississait ; les étoiles impassibles éclairaient à peine de leur clignotement railleur ce champ de désolation, immense pour nous, fourmilière invisible pour elles, et la psalmodie des oiseaux de la mort couvrait de son rythme lugubre la plainte étouffée des moribonds. 834 officiers, 12 927 hommes pour l’armée du Rhin, 711 officiers, 15 079 hommes allemands étaient restés sur le terrain ensanglanté. À la vue de tant de cadavres, Alvensleben ému s’écria : « Dieu nous pardonne ! nous n’avons pensé qu’à l’avenir et non à ceux qui gisent sur la terre. » Le lendemain, il confessait à un officier qu’il se sentait trop vieux pour supporter la vue de tant de misères.


X

On ne saurait trop louer les officiers prussiens de hauts et bas grades, le prince Frédéric-Charles, Stülpnagel, Buddenbrock, Bulow, Caprivi, etc. Seul Rheinbaben paraît avoir été mou, malaisé à se remuer et à se décider. Mais Alvensleben s’élève au-dessus de tous. Cette bataille ne devrait pas être appelée celle de Rezonville ou de Vionville, mais celle d’Alvensleben, ou mieux celle de la volonté. Depuis notre à jamais illustre Pélissier à Sébastopol, nul chef d’armée n’a été doué à un tel degré de cette qualité transcendante qui fait les grands hommes à la guerre comme ailleurs. Ses vertus privées ajoutaient à son héroïsme : il était bon, modeste, désintéressé même de la gloire ; il avait la passion de la responsabilité, parce que c’était celle du devoir. Envers ses inférieurs, toujours de la plus grande douceur, il se montrait parfois ombrageux vis-à-vis de ses supérieurs : il ne supportait point, par exemple, qu’on lui indiquât l’endroit où il devait établir son quartier général ; ses chefs tenaient son caractère en si haute estime qu’ils lui passaient cette petite faiblesse.

Nos chefs, même ceux qui se sont trompés, avaient vaillamment rempli leur mission. Néanmoins, d’aucun d’eux on n’a à signaler un acte exceptionnel. Canrobert ne demeure point passif ; il enflamme, par des harangues où il excellait, l’ardeur de ceux qui allaient au combat, envoie ses officiers se renseigner auprès de Bazaine ou lui porter des conseils et des exhortations à pousser sa droite en avant, mais il laisse presque toujours à ses excellens divisionnaires le soin des initiatives nécessaires. Le Bœuf, dont le corps d’armée est un réservoir où doivent puiser les troupes combattant en première ligne, est aux aguets toute la journée, regardant de quel point de l’horizon on l’appellera, donnant ses divisions à qui les demande, prêt à seconder le mouvement tournant de Ladmirault, dès que celui-ci lui fera un signe, mais attendant toujours et, en attendant, ne remuant pas. Bourbaki se prodigue, désolé toutefois de n’employer son incomparable Garde qu’en troupe de remplacement et de ne pas trouver l’occasion d’assurer le succès par une intervention décisive. Frossard fait de son mieux, mais disparait très vite du champ de bataille. Lapasset arrête davantage notre admiration ; il n’y a au-dessus de lui que Cissey, qui, par l’exploit du Ravin de la Cuve, sort du rang et se désigne au commandement des armées. C’était une physionomie militaire captivante. Fortement constitué, robuste avec de l’élégance, d’une rare force de caractère, très rapide dans ses décisions, quoique très réfléchi ; d’une bravoure superbe au feu, et d’un sang-froid à toutes épreuves, il savait entraîner les troupes d’une façon irrésistible, et son cri : « En avant ! » avait une sonorité qui exaltait les cœurs.

Bazaine se montre, ce jour-là, digne de commander à de tels chefs et à de telles troupes. A-t-il commis des erreurs tactiques ? A-t-il négligé certaines de ces règles pratiques que nos théoriciens modernes croient avoir inventées et qui existaient déjà ? Qu’est-ce que cela prouverait ? Napoléon lui-même n’a-t-il pas commis des fautes de tactique ? Bazaine, le 16 août, a déployé les trois qualités essentielles à un chef d’armée : l’imperturbabilité, l’activité, la résolution. Il a été imperturbable, faisant mieux que braver le péril, ne l’apercevant même pas, se décidant sous les balles aussi tranquillement que s’il eût été dans son cabinet de travail devant une carte. Il a été actif, à cheval toute la journée, parcourant le champ de bataille. C’était, a-t-on dit, afin de se dispenser de commander. Or, il n’a galopé sur le terrain que pour commander de plus près. On a supputé un certain nombre d’unités d’infanterie ou d’artillerie auprès desquelles il passa sans leur donner des ordres. On paraît ignorer qu’un généralissime ne doit pas communiquer directement avec les troupes de ses chefs de corps d’armée parce que ce serait un empiétement cause de désordre : il ne s’adresse qu’aux chefs eux-mêmes à qui il appartient de disposer de leurs troupes selon les indications qu’ils ont reçues.

Il a été résolu : de tous ses ordres et ses actes résulte qu’il n’a eu durant cette journée qu’une pensée fixe, celle de s’éloigner de Metz et d’empêcher qu’on coupât sa ligne de retraite sur Verdun. Et cette ligne eût été absolument coupée si les Allemands restaient maîtres de la route de Rezonville à Mars-la-Tour, d’où ils n’auraient pas tardé à avancer sur celle de Conflans. Il ignorait le chiffre véritable des corps qu’il avait devant lui, il pouvait supposer que plusieurs armées s’avançaient derrière l’avant-garde qui l’assaillait, que ces armées agiraient à la fois sur Rezonville et Mars-la-Tour et que, maîtresses de ces deux points, elles le prendraient entre deux masses. C’est pourquoi, pendant toute la bataille, il fut préoccupé de s’assurer que son flanc gauche ne serait point enlevé et ne cessa de le fortifier. Sur le flanc droit, il n’y avait pas une défaite à éviter, mais une victoire à poursuivre. Ladmirault, s’il arrivait en temps utile, soutenu par Le Bœuf et Canrobert, en s’avançant vivement sur Mars-la-Tour, s’en emparait. De ce côté, Bazaine n’avait pas de renforts à envoyer ; il suffisait de hâter le mouvement de Ladmirault, à quoi il n’a pas manqué, puisqu’il lui a dépêché plusieurs officiers dans la journée et que lui-même a essayé de le rencontrer.

Sans doute il y a eu du décousu dans la bataille. Pouvait-il n’y en pas avoir en présence d’un ennemi dont l’offensive changeait sans cesse d’orientation ? Ce n’était pas une bataille rangée, préparée comme celle d’Iéna, mais un combat défensif de surprise, dont les assaillans modifiaient à tout instant l’allure et la physionomie et qui obligeait à des modifications correspondantes. Toute bataille défensive, vous mettant à la discrétion de l’adversaire dont on ignore les desseins, a nécessairement quelque chose de décousu. Ce n’est que par l’offensive, qui agit sans se préoccuper de ce que veut l’ennemi, qu’on peut avoir un ordre, une tenue, une suite.

Une des pratiques ordinaires de Bazaine a permis d’imputer à sa direction quelque chose d’indécis, quoiqu’elle ne fût qu’une de ces décentralisations du haut commandement tant admirées dans les directives de Moltke, et tant préconisées par les théoriciens de la guerre moderne. S’adressait-il à un maréchal qui avait été son supérieur, ou a un général renommé pour ses capacités tel que Bourbaki ou Ladmirault, il ne leur dictait pas minutieusement leur conduite, il leur indiquait le but, s’en rapportant à leur expérience du soin de trouver eux-mêmes les meilleurs moyens de l’atteindre. Et, en indiquant le but, il évitait d’employer la forme impérative ; il paraissait exprimer un avis à des égaux plutôt qu’un ordre à ses subalternes. « Un avis, donné par un supérieur, équivaut à un ordre auquel on doit obéissance[30] ; » toutefois, il ne vaut pas un : « Je le veux » sec, et il permet aux malintentionnés de voir une mollesse là où il y a une courtoisie. D’autres donnaient aussi des formes polies à leurs ordres, quoique très explicites : « Je vous prie d’ordonner, » écrivait Soleille aux divers commandans de l’artillerie.

La critique qu’on peut adresser à Bazaine est d’avoir été à certains momens plus soldat que généralissime, par exemple lorsqu’il est allé lui-même porter ses instructions à Ladmirault et à Le Bœuf. La place d’un chef n’est pas à côté des tambours, pour lancer les troupes ou à la tête des batteries pour mieux établir ses positions, ou sur les routes pour donner des ordres ; il doit être en un point central où on sera certain de le rencontrer. Pendant la plus grande partie de la bataille, on n’a point su où trouver le général en chef ; il a rempli l’office réservé à ses officiers d’état-major, tenant ceux-ci immobiles autour de Jarras, posté quelque cent pas derrière lui, et ne les envoyant pas sur le terrain se renseigner ou porter des ordres. Toutefois, cette irrégularité ne paraît pas avoir nui à la direction générale, car, en s’occupant d’un détail, il ne perdait pas de vue l’ensemble et, où qu’il fût, il eut constamment la connaissance exacte de la position des divers corps et les fit mouvoir avec certitude au point nécessaire. Dire qu’il n’a pas voulu vaincre, celui qui, de neuf heures du matin à huit heures du soir, a usé ses forces à soutenir ses troupes, à souffler l’ardeur martiale de l’attaque ou de la résistance, celui sans l’énergie duquel la bataille aurait plus d’une fois fléchi, ce n’est plus une opinion fausse, c’est une impertinence au bon sens que l’histoire ne doit pas s’abaisser à discuter.

Le mot définitif sur cette bataille du 16 août a été dit par deux généraux : le général Soleille et le général de Cissey. Soleille a dit : « Si le programme que le maréchal Bazaine s’était tracé avait pu recevoir une exécution complète, si l’ennemi, repoussé de Mars-la-Tour et Vionville, avait été refoulé dans les ravins de Gorze et culbuté dans la Moselle, l’armée française aurait pu, le 17 août, continuer sa route sur Verdun[31]. » Et de Cissey : « Presque tout ce qu’on dit du maréchal Bazaine n’est qu’un tissu d’infamies : ce qu’il y a de vrai, c’est qu’il n’a jamais été franchement obéi[32]. »

En effet, le malheur de Bazaine est d’avoir été mal obéi. Il avait défendu d’abord de livrer la bataille à Borny, puis, la bataille entamée, de la pousser à fond, et Ladmirault avait entamé la bataille et lui avait donné une extension démesurée. Il avait ordonné aux vaguemestres de grouper les convois des divisions et des corps d’armée au Ban Saint-Martin, et d’attendre qu’on les mit en mouvement, et les voitures s’étaient engagées isolément sur la route, en se faufilant dans les intervalles laissés entre les colonnes et avaient partout porté l’encombrement. ; Il avait ordonné à Frossard de coucher le 15 août au soir à Mars-la-Tour, et, quoique l’exécution de cet ordre ne présentât aucune difficulté, les troupes n’étant pas fatiguées, Frossard s’était arrêté à Rezonville. Il avait ordonné à Ladmirault de se diriger sur Doncourt par une route à reconnaître, celle de Lorry, et d’éviter celle de Briey, et Ladmirault n’avait pas reconnu la route de Lorry, avait choisi celle de Briey et envoyé sa division Lorencez se perdre sur la route de Lessy, nous privant au moment décisif d’une division entière. Il avait encore ordonné à Ladmirault de se mettre en route le 15 au soir, et Ladmirault ne s’était mis en marche que le 16 au matin, n’était arrivé à Doncourt que vers midi, en pleine bataille[33]. Enfin il avait ordonné à Ladmirault d’opérer un mouvement tournant sur la gauche de l’ennemi, vers Gorze par Mars-la-Tour, et Ladmirault n’avait pas permis à ses troupes de l’accomplir : en plein succès, il avait interrompu le mouvement commandé.

La faute capitale de la journée, l’inertie de notre droite, ne peut être imputée à la fois à Ladmirault et à Bazaine. Bazaine n’a-t-il pas ordonné, Ladmirault ne mérite aucun blâme ; Ladmirault a-t-il désobéi à un ordre donné, Bazaine échappe à tout reproche. Or il est certain que Bazaine a ordonné et que Ladmirault a désobéi.

On peut le dire : si Bazaine avait été obéi par tous, la journée n’aurait pas été indécise, elle fût devenue une belle victoire. Si on appliquait à Ladmirault la méthode de suppositions psychologiques dont on se sert contre Bazaine, on dirait, en s’appuyant du témoignage de son officier d’ordonnance : « Ladmirault détestant Bazaine et ne voulant pas lui donner l’auréole d’une victoire a retenu les troupes et compromis les destinées de son pays. » Mais personne ne s’est permis cette supposition infâme. Pour tous, après comme avant, Ladmirault est resté un loyal soldat, d’une capacité éprouvée, digne de tout respect. Seulement, ce jour-là, il s’est trompé, ou plutôt il a succombé à la fatigue : « La limite des forces, dit son officier d’ordonnance, était atteinte à la fin d’une journée de marche continue depuis le matin sous un soleil d’août. Je peux l’affirmer, pour l’avoir ressenti personnellement, au point que mes forces me refusèrent un dernier service, à moi, bien monté, et alors dans la force de l’âge. Certainement, les forces du général étaient à bout, elles l’étaient déjà au commencement de la journée[34]. »


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.
  2. Picard, p. 23.
  3. Général Bonnal, p. 155.
  4. Rapport du maréchal Bazaine sur la bataille de Rezonville : « Je comptais sur la vieille expérience du général Ladmirault pour accourir au canon et soutenir le mouvement tournant du 3e corps en avant duquel il devait alors se trouver. »
  5. Lettre du général Berge, 12 janvier 1912.
  6. On trouve dans le premier rapport de Bazaine à l’Empereur daté de onze heures du soir la confirmation des ordres qui précèdent : « Ce n’est que dans l’après-midi que le maréchal Le Bœuf et le général Ladmirault ont pu arriver sur le terrain d’action en opérant par mes ordres un mouvement tournant sur la gauche de l’ennemi qui a été obligé de se replier sur la droite. » Le général Soleille dans son rapport confirme les instructions à Le Bœuf : « Le 3e corps était établi le 15 au soir à Saint-Marcel, le 4e corps, attardé par la lenteur du passage de la Moselle, ne quitta Woippy que le 16 à cinq heures du matin. Ces deux corps devaient se rabattre vers Mars-la-Tour, contenir et tourner l’aile gauche de l’ennemi. » (Journal des Opérations du général Soleille, 16 août). D’Andlau, dans son livre, Metz, Campagne et Négociations, si défavorable à Bazaine, constate aussi ce fait en ce moment hors de doute. « Il s’était porté jusqu’auprès du maréchal Le Bœuf, avec lequel il s’était concerté : il avait envoyé des instructions au général Ladmirault (Metz, Campagne et Négociations, p. 72, 1871, Dumaine). Bazaine, dans son mémoire explicatif devant le conseil d’enquête, répète ces assertions : « J’indiquai au maréchal Le Bœuf la direction de Mars-la-Tour comme objectif, les 3e et 4e corps devant exécuter une conversion, l’aile droite en avant, afin de refouler les Allemands dans les défilés de Gorze, Chambley, enfin dans la vallée de la Moselle. »
  7. Général Bonnal.
  8. Journal des Opérations du général Soleille.
  9. C’est l’opinion exprimée par le général Zurlinden.
  10. Le commandant Koussel avait été envoyé par Canrobert à Le Bœuf. N’ayant pas trouvé Le Bœuf, c’est à Ladmirault même qu’il s’adressa
  11. Général Bonnal.
  12. Lehautcourt.
  13. Général Donnal.
  14. Lehautcourt, Histoire de la Guerre de 1870-1871, t. V, p. 249.
  15. Colonel Picard, 1870, La guerre en Lorraine, t. II, p. 90.
  16. Bonnal, p. 439.
  17. Lettre du général Du Barail à Emile Ollivier, 13 janvier 1891.
  18. « Nous assistions en simples spectateurs à la mêlée et au combat de 6 000 cavaliers. Rien ne nous retenait et cependant nous restions cloués au sol au lieu de voler à l’aide de nos camarades. Il y avait 2 kilomètres à faire pour arriver, c’est-à-dire un temps de galop de cinq minutes. A défaut d’ordres qui n’arrivaient point, pas la moindre initiative. Cependant nous étions absolument inutiles là où notre mauvaise fortune nous avait placés et les événemens nous criaient qu’il fallait marcher. » (Général Cuny.)
  19. Bonnal, t. II, p. 170 : « La 1re brigade suit la route par Vernéville et Jouaville. La 2e sans aucun motif va jusqu’à Saint-Privat. — Pourquoi donc la division de cavalerie s’arrêtait-elle si souvent et causait-elle à l’infanterie des retards dans la marche ? Uniquement parce qu’elle ignorait les règles les plus élémentaires du service de sûreté. Au lieu de se faire précéder, à grande distance, par une avant-garde et de détacher au loin des flancs-gardes, la division de cavalerie avançait en bloc. Par suite, lorsque des bois, des villages, des hauteurs, situés à quelque distance de la route de marche, semblaient pouvoir receler l’ennemi, on y envoyait des patrouilles et. en attendant leur retour, la division faisait halte. »
  20. Lettre du général Berge à Emile Ollivier.
  21. Souvenirs inédits du général de Cissey : Metz t. II, p. 547.
  22. Le général Garcin à Emile Ollivier, 3 août 1912.
  23. Lettre à Emile Ollivier.
  24. Carnets du général Garcin publiés par la Revue des Deux Mondes du 1er août 1912.
  25. Lehautcourl, t. III, p. 345.
  26. Derrécagaix, Guerre de 1870, p. 170.
  27. Journal des opérations du général Soleille. Historique de la 8e batterie du 4e régiment d’artillerie, Indivision, 3e corps d’armée, p. 236.
  28. Lettre du général Berge, La Malle, 23 juillet 1912.
  29. Mémoires du maréchal Moltke, p. 59.
  30. Général Bonnal.
  31. Rapport.
  32. Lettre à sa femme, 8 novembre 1870.
  33. « Qui peut dire aujourd’hui, s’écrie Jarras, ce qu’il en serait advenu si cet ordre avait reçu son exécution immédiate. Le même soir ce corps, tout entier, ou au moins deux de ses divisions eussent été rendus à Doncourt et la bataille de Rezonville se serait engagée le lendemain dans des conditions telles que, dès le début même, elle aurait pris une physionomie différente de celle qu’elle a eue et que probablement le résultat en eût été tout autre. » (Souvenirs, p. 97.)
  34. La Tour du Pin.