La Guerre de 1870 (E. Ollivier)/15

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La Guerre de 1870 (E. Ollivier)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 481-519).
LA GUERRE DE 1870[1]

AU CAMP DE CHALONS
LA DÉPOSITION DE L’EMPEREUR


I

L’Empereur ne s’arrêta pas à Verdun. Il annonça au maire que Bazaine le suivait et serait le même soir à Conflans, le lendemain à Verdun. Il demanda un train pour le camp de Châlons. Il n’y avait que des voitures de 3e classe ; il monta dans l’une d’elles. À Sainte-Menehould, un général entra dans le wagon. C’était Trochu, mis à la tête du 12ecorps d’armée, qui venait prendre possession de son commandement. Trochu exprima son étonnement de cette rencontre, et, saisissant avec effusion les mains de l’Empereur, il protesta, dans les termes les plus chaleureux, de son attachement profond et dévoué. À Mourmelon, on monta dans une charrette pour se rendre au camp. Là Trochu disparut.

Le camp de Châlons ressemblait à une plage, sur laquelle des trains jetaient à tout instant les épaves de la journée de Reichshoffen, des soldats sans sacs, sans gibernes, d’immenses approvisionnemens ; 7 000 à 8 000 isolés courant en désordre à travers le camp ; dix-huit bataillons de gardes mobiles, dont 8 000 sans fusils, 8 000 pourvus des fusils transformés, et 2 000 de chassepots.

Les correspondans des journaux démagogiques, expulsés des quartiers généraux, s’étaient rendus au camp, et y excitaient les indisciplinés. Le 3 août, Canrobert passant une revue de la garde mobile, s’était arrêté devant chaque compagnie des deux premiers bataillons, demandant aux soldats s’ils manquaient de quelque chose. Le 3e l’avait accueilli par les cris de : « A Paris ! à Paris ! » proférés par une trentaine de meneurs. — « Vous n’y pensez pas, répondit le maréchal, rouge de colère, vous ne pouvez rentrer à Paris maintenant, pas un de vous n’y consentirait. — Quelques voix : Mais si, parfaitement ! » Les cris redoublent, on chante : « A Paris ! » sur l’air des lampions. Ces meneurs arrêtés s’excusèrent en disant qu’ils n’avaient pas de quoi manger. L’autorité militaire veilla à ce que les distributions fussent faites régulièrement, et le tumulte s’était apaisé en apparence, mais les mobiles manifestaient hautement leur hostilité contre l’Empereur. « Ils inventèrent un mode de duo invectif où les chœurs savamment alternés d’une tente à l’autre ne permettaient de sévir contre personne. — Vive l’Empereur ! hurlait un premier groupe. — Cambronne ! répondait l’autre, et, de la gauche à la droite, l’ignoble plaisanterie roulait comme un tonnerre[2]. » Ils outrageaient au hasard et sans raison tout officier supérieur rencontré isolément ; les mutineries succédaient aux mutineries ; il fallut avoir recours au déplorable système des punitions collectives, qui rétablirent un peu la discipline, mais suscitèrent le mécontentement général. Chaque jour, des ballots de journaux démagogiques, auxquels un ministère aveugle laissait toute licence, arrivaient au camp et étaient répandus à profusion, même parmi les troupes régulières : Belleville descendait ainsi dans le camp de Châlons et lui communiquait ses détestables passions.

L’Empereur arriva en quelque sorte incognito. Il défendit qu’on lui rendit les honneurs militaires, et que fût hissé le drapeau signe de sa présence. Reconnu cependant, il fut entouré par des mobiles chantant : « Des lampions ! » et par des soldats criant : « Nous sommes prêts à nous faire tuer. » On vint annoncer au prince Napoléon que les mobiles tenaient de vilains propos et qu’on redoutait qu’ils ne tentassent pendant la nuit d’enlever l’Empereur. On prit en effet quelques précautions, mais aucune tentative ne fut faite.

Le prince Napoléon s’enquit du général Trochu. Il s’adressa à son chef d’état-major Schmitt, qui ne put lui dire où il était. Évidemment, il se renseignait. À six heures du matin, le 17 août, le prince Napoléon est éveillé, par le général accompagné de Mac Mahon et Schmitt. Avant d’aborder l’Empereur auquel ils n’osaient dévoiler toute leur pensée, ils venaient s’entendre avec le prince. On débuta par quelques explications sur le passé, qui ne furent pas longues. Le prince commençant à récriminer sur Wœrth, Mac Mahon l’interrompit brusquement : « Oui, j’ai fait une bêtise d’accepter la bataille, mais laissez-moi tranquille. » Ainsi fut-il fait, et la conversation s’ouvrit sur le parti qu’il convenait d’adopter dans les circonstances présentes.

Il paraissait impossible au prince que l’Empereur, qui venait de quitter le commandement de l’armée de Metz, prît celui de l’armée de Châlons. Mais il lui paraissait encore plus inacceptable que, n’étant plus le chef suprême de l’armée, il continuât à y rester. C’eût été, à la fois, s’amoindrir et gêner l’action du nouveau général en chef. « Figurez-vous, disait-il, dans son langage familier, un général en chef pour qui toutes les responsabilités se compliquent d’une autre responsabilité, celle d’assurer le sort du souverain. Autant aller au combat avec une soupière pleine sur la tête et la défense d’en répandre une goutte. » L’Empereur avait abandonné le gouvernement en allant prendre le commandement de ses troupes : ayant renoncé à ce commandement, il ne lui restait plus, à moins d’abdiquer, qu’à reprendre, d’une main ferme, le gouvernail de l’État à Paris.

Le prince admit également que l’armée ne saurait être maintenue sans périls à Châlons : la place était ouverte, à deux journées de la cavalerie de l’ennemi, à portée d’une surprise, c’était une position bonne pour l’offensive, nullement pour la défensive ; si l’ennemi poussait quelques pointes audacieuses, on serait exposé à un désastre. La véritable destination de l’armée devait être de couvrir Paris et d’offrir des cadres préparés aux renforts qui allaient arriver de tous les côtés. Trochu et Mac Mahon se rallièrent à ces vues, dans lesquelles le prince révélait la supériorité d’une intelligence de premier ordre et la perspicacité d’un véritable homme d’État.

Il fut donc convenu qu’on proposerait à l’Empereur de rentrer à Paris, tandis que Mac Mahon y conduirait l’armée. Afin que l’Empereur reprît le gouvernement avec sécurité, Trochu le précéderait de quelques heures et préparerait matériellement et moralement son arrivée.

S’étant mis ainsi d’accord, ils se rendirent auprès de l’Empereur, dès huit heures. Le général Berthaut, commandant des mobiles, avait été invité à se joindre à eux. Dans cette conférence, Mac Mahon et Trochu restèrent à peu près silencieux. Ce fut le général Schmitt qui aborda la question fondamentale, la position de l’Empereur. Il développa les idées adoptées dans la conversation préliminaire. « Je crois, Sire, dit-il en substance, que nous sommes dans une situation déplorable ; il y a à Metz une armée dont nous ne connaissons pas le sort, mais qui pourra se retirer par les places du Nord. Quant à l’armée qui est ici, elle est composée du corps d’armée du maréchal de Mac Mahon, formé de troupes diverses, du corps du général de Failly, très atteint dans son moral quoiqu’il n’ait pas combattu ; du 12e corps d’armée qui n’a de solide que son infanterie de marine, du corps d’armée du général Douay qui, de Belfort, pour nous rejoindre, devra faire un mouvement de flanc dangereux. On prétend que vous n’avez pas employé le général Trochu parce qu’on lui attribuait des sentimens d’opposition. Eh bien ! Sire, il faut rentrer à Paris et en nommer le général Trochu gouverneur. Le rôle que vous avez accepté ne peut continuer, vous n’êtes pas sur votre trône. — Oui, j’ai l’air d’avoir abdiqué, » dit l’Empereur.

Alors le prince Napoléon prit la parole et avec une fermeté de vues et une éloquence de langage irrésistibles, il développa les raisons qui militaient en faveur des conseils de Schmitt. Il se porta garant du général Trochu, et il termina en disant : « Vous avez abdiqué à Paris le gouvernement ; à Metz, vous venez d’abdiquer le commandement. À moins de passer en Belgique, il faut que vous repreniez l’un ou l’autre. Pour le commandement, c’est impossible. Pour le gouvernement, c’est difficile et périlleux, car il faut rentrer à Paris ; mais, diable ! si nous devons tomber, tombons au moins comme des hommes. »

L’Empereur, quoique ébranlé, éprouvait un malaise moral violent à se livrer à Trochu, qui lui inspirait une défiance instinctive. Prenant un prétexte quelconque, il attira le maréchal de Mac Mahon à part et lui demanda ce qu’il pensait du général. Le maréchal répondit qu’il le connaissait depuis longtemps, que c’était un homme de cœur, un homme d’honneur, dans lequel l’Empereur pouvait avoir confiance.

Ce témoignage dissipa les hésitations de l’Empereur ; il revint se mêler à la discussion, et la termina en disant à Trochu : « Vous venez d’entendre Napoléon, est-ce que vous accepteriez cette mission ? » Trochu se leva et répondit : « Sire, dans la situation pleins de périls où est le pays, une révolution le précipiterait dans l’abime. Tout ce qui pourra être fait pour éviter une révolution, je le ferai. Vous me demandez d’aller à Paris, de prendre le commandement en chef, de vous annoncer à la population, je ferai tout cela ; mais il est bien entendu que l’armée du maréchal de Mac Mahon devient l’armée de secours de Paris, car nous allons à un siège. On m’a représenté comme étant hostile à Votre Majesté ; j’ai eu avec le gouvernement de l’Empereur des dissentimens ; mais, dans ce moment, je dois dire que jamais votre personne n’a été mêlée à ces dissentimens. »

L’Empereur répondit : « Je comprends ces dissentimens ; aujourd’hui, il n’en peut être question. Je vais écrire à l’Impératrice et au Conseil des ministres. » Le prince Napoléon se leva vivement : « Comment ! vous allez écrire à l’Impératrice, mais vous n’êtes donc plus souverain ? Il faut prendre une résolution sans retard et que le général Trochu parte tout de suite. — Mais, objecta l’Empereur, il faut que mon décret soit contresigné. — Rien de plus simple, répondit le prince, le général Trochu emportera vos décrets à Paris, là ils seront contresignés par un ministre : qui est-ce qui ne comprendrait pas la nécessité de cette mesure et refuserait de s’associer au projet de Votre Majesté[3] ? »


II

L’Empereur hésitait cependant. « La difficulté de forme me préoccupe, disait-il ; je suis souverain constitutionnel. » Le prince fut tellement pressant que l’Empereur céda enfin, et il fut décidé qu’il signerait immédiatement la nomination de Mac Mahon chef de l’armée de Châlons et celle de Trochu gouverneur de Paris. Seulement il pensait qu’il vaudrait mieux que Mac Mahon fût indépendant de Bazaine. « Non, répondit le maréchal, j’aime mieux être sous les ordres de Bazaine. Je le connais bien, il est mon ami ; nous nous entendrons[4]. » Il fut donc convenu que le maréchal de iMac Mahon serait nommé commandant de l’armée de Châlons, avec cette indication formelle qu’il serait sous les ordres de Bazaine, quand il aurait rejoint ; que Trochu serait nommé gouverneur de Paris et que Lebrun le remplacerait à la tête du 12e corps d’armée. Trochu pria l’Empereur d’interroger le général Berthaut sur l’état d’esprit des mobiles. Le général expliqua que, dans l’insuffisance de leur instruction, ils étaient pour l’armée du maréchal une cause de faiblesse et de désorganisation plutôt qu’un élément de force ; ils pouvaient, dès qu’ils seraient complètement armés, être employés à garder les situations défensives, on ne pouvait songer à les faire battre en rase campagne dans un avenir rapproché. Trochu proposa alors de prendre ces mobiles avec lui et de les reconduire à Paris. L’Empereur eut un mouvement de refus : « Ce serait envoyer un renfort à l’élément révolutionnaire de la capitale. Voyez ce qui s’est passé, disait-il, ils se sont révoltés contre le maréchal Canrobert, ils ont crié : Vive la République ! il serait dangereux d’envoyer un renfort aux révolutionnaires. » Le général Berthaut proposa alors de diriger l’élément sain sur Paris, et sur les places du Nord, les bataillons de mobiles de Belleville, de Ménilmontant et de Montmartre. L’Empereur fit remarquer le danger d’une telle distinction : il y aurait plus de péril à faire un pareil triage qu’à tenter tout simplement le retour de tous à Paris : « On dira que nous avons fait un choix blessant pour les faubourgs en ne renvoyant que des bataillons d’aristocrates. Où qu’ils aillent, il est mieux qu’ils soient tous ensemble. » On décida donc que les mobiles seraient dirigés tous ensemble sur les places du Nord, d’où, après qu’ils auraient été armés et instruits, on les ramènerait à Paris pour défendre leurs foyers. Le prince Napoléon, sans perdre un instant, dans la crainte que les scrupules de forme ne reprissent leur influence sur l’esprit de l’Empereur, se retira dans la baraque du général Schmitt, et rédigea le programme. Il en revint très vite avec les ordres suivans :

1° D’abord une lettre de l’Empereur à Trochu : « Mon cher général, je vous nomme gouverneur de Paris et commandant en chef de toutes les forces chargées de pouvoir à la défense de la capitale. Dès mon arrivée à Paris, vous recevrez notification du décret qui vous investit de ces fonctions ; mais d’ici là, prenez sans délai toutes les dispositions nécessaires pour accomplir votre mission. Recevez, mon cher général, l’assurance de mes sentimens d’amitié. »

2° Un ordre de service général précisa la mission du général Trochu : « Le général Trochu, nommé gouverneur et commandant en chef, partira immédiatement pour Paris. Il y précédera l’Empereur de quelques heures. Le maréchal de Mac Mahon fera ses dispositions pour se diriger avec son armée sur Paris. » Ces propositions furent admises. On discuta sur la direction que suivraient les troupes. Une carte était étendue sur une table devant l’Empereur. Schmitt préférait la ligne traditionnelle de Verdun, Champaubert et Montmirail ; le maréchal aimait la direction de Reims et Soissons, sans toutefois s’y arrêter définitivement : il se fixerait, dit-il, après avoir étudié le terrain.

La conduite de Trochu dans cette circonstance fut aussi haute qu’elle avait été misérable dans la nuit du 6 août et le 8 dans la journée. Il quitta l’Empereur plein d’entrain : « Je me ferai tuer auprès de lui, » dit-il. « Et je ne doute pas qu’il ne l’eût fait, » m’a dit le prince. « Tout cela est bon, dit l’Empereur ail prince demeuré auprès de lui, il faut savoir maintenant ce qu’on ira faire à Paris. Rédige-moi une note. — Soit, je vous la porterai tantôt. — Non, je te ferai appeler, car, avant de rien exécuter, il est nécessaire que je consulte l’Impératrice. » Il écrivit à celle-ci le détail de ce qui avait été arrêté par une lettre confiée au commandant Duperré et le lui annonça sommairement par télégramme. Le prince, de son côté, était allé rédiger son plan. On serait parti à cinq heures du soir avec deux bataillons, l’un de la Garde, l’autre de l’infanterie de marine ; on se dirigerait sur Saint-Cloud où l’on s’installerait à trois heures du matin ; on placerait les deux bataillons avec mitraille sur le pont de Saint-Cloud ; on convoquerait les ministres ; on demanderait la dictature au Corps législatif et, s’il ne la voulait pas pour l’Empereur, pour son fils, avec l’institution d’une régence ; Mac Mahon se replierait lentement sur Paris, en bataillant, par les places du Nord.

Ce plan, sauf l’idée détestable de l’abdication, était semblable à celui que Chevandier et moi avions arrêté dans la nuit du 7 au 8 août. Comme le nôtre, il eût été le salut ; comme le nôtre, il fut aveuglément repoussé. L’Impératrice télégraphia impérativement à l’Empereur qu’il ne pouvait rentrer à Paris. Visant le prince Napoléon dont elle soupçonnait l’intervention : « Ne pensez pas, écrivait-elle, à revenir ici si vous ne voulez déchaîner une épouvantable révolution. C’est l’avis de Rouher et de Chevreau que j’ai vus ce matin. On dirait ici que vous quittez l’armée parce que vous fuyez le danger. N’oubliez pas comme a pesé sur toute la vie du prince Napoléon son départ de l’armée de Crimée. »


III

Vers deux heures, l’Empereur fit appeler le prince et, d’un air triste et embarrassé, il lui dit : « Je ne puis rentrer à Paris ; l’Impératrice, qui a de la tête et du courage, m’a répondu que ma situation ne serait pas tenable. » Puis, après un instant de silence, il ajouta, les yeux pleins de larmes : « La vérité est qu’on me chasse : on ne veut pas de moi à l’armée ; on n’en veut pas à Paris. Va dire cela à Trochu. »

À cette confidence, Trochu entra dans une véritable fureur. Sa colère était bien légitime. « Tout est perdu, dit-il de nouveau. — C’est-à-dire que vous allez aider à renverser notre dynastie ? interrogea le prince Napoléon. — Non, je n’y aiderai pas, mais je ne la défendrai pas. » On ne parvint à le calmer qu’en maintenant en principe, malgré l’opposition de l’Impératrice, le plan adopté le matin. Il partirait immédiatement, il essayerait de convaincre la Régence ; le retour de l’Empereur à Paris ne serait que retardé et l’armée de Mac Mahon exécuterait son mouvement sur la capitale. On lui fit même la concession, qu’on lui avait refusée le matin, d’emmener avec lui les dix-huit bataillons de la Garde mobile. Cette autorisation ne fut donnée que verbalement. Elle n’était pas heureuse : en redoutant le retour de ces jeunes gens éventés, plus ou moins démoralisés par les mœurs faciles de Paris ou par les passions révolutionnaires, l’Empereur montrait plus d’instinct des réalités que Trochu. Encadrés par d’anciens soldats formés à la discipline, commandés par des officiers de métier, ces mobiles fassent devenus un des meilleurs élémens de l’armée ; plongés dans la fournaise parisienne, ils en deviendraient un des pires, et Trochu ne tarda pas, pendant le siège, à regretter son aveuglement.

Il partit après quatre heures. Les mobiles le suivirent, laissant leurs sacs aux soldats de Mac Mahon qui avaient perdu les leurs à Frœschwiller. « A la bonne heure ! criaient-ils, en recevant l’ordre de départ, assez de camp de Châlons ! Rentrons chez nous ! Vive Paris ! vive Trochu ! Il n’est que temps ! etc. »

Ce jour même, Mac Mahon reçut ses lettres de service comme commandant de l’armée de Châlons.

Peu après le départ de Trochu, à six heures, arrive la première nouvelle, par le général Coffinières, de la bataille de Rezonville, en réponse à une interrogation de l’Empereur. « De Metz, trois heures quinze soir. — Hier 16, il y a eu une affaire très sérieuse du côté de Gravelotte ; nous avons eu l’avantage dans le combat, mais nos pertes sont grandes. Le maréchal s’est concentré sur Metz et campe sur les hauteurs de Plappeville. Nous demandons du biscuit et de la poudre. Metz est à peu près bloqué. — COFFINIERES. »

Le prince Napoléon trouva cette dépêche mauvaise. Sous cette impression, il entre tout ému dans la chambre de Castelnau, et lui dit : « Vous savez la nouvelle ? Nous sommes perdus : un désastre sous Metz, l’armée est refoulée sur la ville et le général Coffinières demande de la poudre et des vivres. Que faut-il faire ? j’ai dit à l’Empereur qu’il n’y a pas à hésiter, qu’il faut partir pour Paris, convoquer les Chambres demain, leur dire que les succès de la campagne d’Italie l’avaient encouragé à se mettre à la tête de l’armée, qu’après un premier insuccès, voulant donner satisfaction à l’opinion, il avait résigné le commandement entre les mains de Bazaine, que ce dernier n’ayant pas été plus heureux que lui, il venait faire appel au patriotisme de la nation et abdiquer en faveur de son fils. » On s’étonne que le prince si lucide ait pu se rattacher, comme moyen de salut, à cet expédient de l’abdication. Le souvenir de 1815 aurait dû l’en détourner : l’abdication de Napoléon Ier au profit de son fils n’avait profité ni au père ni au fils, et pas davantage à la France. Dans les circonstances actuelles, une abdication eût été une flétrissure sans profit, que l’Empereur se fût infligée à lui-même après tant d’autres qui ne lui avaient pas été ménagées.

Castelnau répondit qu’il ne se reconnaissait pas la compétence de donner un avis sur une telle situation ; que l’Empereur ferait bien de rentrer à Paris le plus tôt possible, d’y précéder même la nouvelle, que là il pourrait mieux discerner le parti que les circonstances conseillaient. D’ailleurs, la dépêche, qu’ils allèrent relire ensemble dehors, ne parut pas à Castelnau aussi désespérée qu’au prince : elle jetait, il est vrai, un cri de détresse, mais en même temps elle présentait le combat comme ayant été heureux pour nous. Au moment du diner, une nouvelle dépêche, cette fois de Bazaine lui-même, expliquait plus complètement la journée. Elle disait (4 h. 28 soir) : « Hier au soir j’ai eu l’honneur d’écrire à Votre Majesté pour l’informer de la bataille soutenue de neuf heures du matin à neuf heures du soir contre l’armée prussienne qui nous attaquait dans nos positions de Doncourt à Vionville. L’ennemi a été repoussé et nous avons passé la nuit sur les positions conquises. — La grande consommation qui a été faite de munitions d’infanterie, d’artillerie, la seule journée de vivres qui restait aux hommes m’ont obligé de me rapprocher de Metz pour réapprovisionner le plus vite possible nos parcs et nos convois. J’ai établi l’armée du Rhin sur les positions comprises entre Saint-Privat-la-Montagne et Hozérieulles. Je pense pouvoir me remettre en marche après-demain en prenant la direction plus au Nord, de façon à venir déboucher sur la gauche de la position d’Haudimont, dans le cas où l’ennemi l’occuperait en force pour nous barrer la route de Verdun et pour éviter des combats qui retardent notre marche. Le chemin de fer des Ardennes est toujours libre jusqu’à Metz, ce qui indique que l’ennemi a pour objectif Châlons et Paris. »

L’Empereur ne juge pas que cette dépêche répandit une lumière suffisante sur l’événement : la victoire lui paraît certaine, mais il est inquiet de la retraite sur Metz et de l’annonce de la reprise de la marche plus au Nord, ce qui indique que la route directe de Verdun est barrée. Il télégraphie aussitôt à Bazaine (5 h. 10 soir) : « Dites-moi la vérité sur votre situation afin de régler ma conduite ici, répondez tout de suite. » Bazaine répond en effet tout de suite que le commandant Magnan est parti portant des détails. L’Empereur, en attendant le messager annoncé, ne croit pas que la sollicitude du lendemain puisse retarder les félicitations à son armée. Il télégraphie à Bazaine (9 h. du soir) : « Je vous félicite de votre succès, je regrette de n’y avoir pas assisté. Remerciez en mon nom officiers, sous-officiers et soldats. La patrie applaudit à leurs travaux. »

À la fin de la journée arriva une nouvelle rebuffade de Paris. L’Impératrice avait arrêté l’Empereur, Palikao arrêta l’armée. Il télégraphiait (10 h. 27 du soir) : « L’Impératrice me communique la lettre par laquelle l’Empereur annonce qu’il veut ramener l’armée de Châlons sur Paris. Je supplie l’Empereur de renoncer à son idée qui paraîtrait l’abandon de l’armée de Metz, qui ne peut faire en ce moment sa jonction à Verdun. L’armée de Châlons sera avant trois jours de 80 000 hommes, sans compter le corps de Douay, qui rejoindra dans trois jours et qui est de 18 000 hommes. Ne peut-on faire une puissante diversion sur les corps prussiens épuisés par plusieurs combats ? L’Impératrice partage mon opinion. »


IV

Trochu, dans l’ignorance de la bataille de Rezonville et de l’agitation qu’elle avait provoquée au quartier général, s’acheminait dans cette soirée du 17 août, à peu près consolé de sa déconvenue du matin, plein d’ardeur et très décidé à servir loyalement et vigoureusement l’Empereur. En route, il avait rédigé sur ses genoux une proclamation aux habitans de Paris annonçant sa nomination. Il en donna lecture au général Schmitt. À ces mots : « Je suis nommé gouverneur de Paris, » le général l’arrêta : « Pardon, mon général, vous venez de recevoir voire nomination de l’Empereur, il me semble qu’il faut faire figurer son nom dans votre proclamation. — C’est trop juste, » répondit Trochu et immédiatement, prenant son crayon, il raya la première phrase : « L’Empereur m’a nommé gouverneur de Paris. »

À son arrivée à Paris, vers minuit, il ne descendit pas au Ministère de la Guerre ; il se rendit au Ministère de l’Intérieur, afin de communiquer au ministre chargé du Journal Officiel son décret de nomination et le prier de le publier dès le lendemain matin. Chevreau, surpris de cette communication, répondit qu’il reconnaissait l’écriture de l’Empereur, mais qu’il lui paraissait difficile de publier son décret avant d’avoir entretenu ses collègues ; le Conseil des ministres se réunissant tous les jours, il lui ferait part dès le lendemain de cette nouvelle ; c’était un retard de vingt-quatre heures sans importance. Le général répondit qu’il était indispensable que sa nomination parût immédiatement, qu’il ne précédait l’Empereur que de quelques heures.

Chevreau objecta qu’aucun décret ne pouvait être publié sans être contresigné par un ministre et que, dans la circonstance, la signature nécessaire était celle du ministre de la Guerre ; que d’ailleurs, avant toute chose, il lui paraissait urgent de prendre les ordres de l’Impératrice régente. On se rendit donc aussitôt aux Tuileries. Jurien de la Gravière, qui était de service, fit avertir la Régente. Chevreau et Jurien précédèrent Trochu auprès d’elle. Elle paraissait fort émue et contrariée. Ils la supplièrent de maîtriser ses sentimens et de bien accueillir le général. « Il tient notre sort entre ses mains, dirent-ils ; efforcez-vous de le gagner. — Embrassez-le, » dit l’amiral. L’Impératrice fut loin de l’embrasser. Elle le reçut d’abord mal. Un de ses premiers mots fut une allusion à brûle-pourpoint à ses prétendues opinions orléanistes : « Ne faut-il pas rappeler les princes d’Orléans ? » — Madame, répondit Trochu, il y a quelques mois, s’il eût été question d’abroger les lois d’exil, j’aurais été le premier à applaudir ; mais, aujourd’hui, vous ne pouvez pas rappeler les princes d’Orléans sans disparaître vous-même. »

Trochu, après ce court incident, expliqua l’objet de sa mission et le plan qui avait été adopté ; il annonça qu’il précédait l’Empereur de quelques heures et qu’il le devançait pour l’annoncer à la population. L’Impératrice se révolta : « Non, l’Empereur ne rentrera pas à Paris ; il n’y rentrerait pas vivant. Les hommes qui ont conseillé à l’Empereur de rentrer à Paris sont ses ennemis. — Alors, madame, lui répondit Trochu, le prince Napoléon et moi, et tous les conseillers dont l’Empereur s’est entouré à Châlons, nous sommes les ennemis de l’Empereur. » Et il développa avec feu les raisons de son opinion : le retour à Paris était un acte de virilité gouvernementale qui ne pouvait exciter une révolution. Il montra sous les couleurs les plus sombres l’état de l’armée de Mac Mahon et l’impossibilité morale et matérielle dans laquelle elle était de se soustraire aux périls auxquels on s’exposait si elle ne revenait pas sous Paris. « Mais, dit l’Impératrice, il y a une dépêche que vous ne connaissez pas ; c’est celle que nous venons de recevoir du maréchal Bazaine ; le maréchal est victorieux à Rezonville ; nous avons la nouvelle de la grande bataille, » de la mémorable bataille du 16 août. Elle la lui montra. « Le maréchal Bazaine est victorieux, dit Trochu, c’est vrai, mais cependant il est arrêté, et cette victoire ne suffit pas pour qu’on révoque la détermination prise. »

L’Impératrice affirma de nouveau que l’Empereur ne reviendrait pas. Trochu n’insista plus, et il accepta la mission de défendre Paris sans l’Empereur. Il rassura l’Impératrice sur le retour des mobiles : ils avaient à leur tête un général digne de toute confiance, qui saurait les instruire et les guérir de leurs habitudes d’indiscipline. Il donna enfin les assurances les plus formelles de dévouement. « Vous pouvez le croire, dit l’amiral Jurien, c’est le plus honnête homme que je connaisse ; il tiendra ce qu’il promet. » Alors Trochu donna lecture de la proclamation qu’il avait préparée. À ces mots, nommé par l’Empereur que je précède de quelques heures, l’Impératrice interrompit et dit : « Il faut retrancher cette phrase, elle ne serait pas exacte, puisque l’Empereur ne revient pas. »

Trochu retrancha la phrase. Tout en n’annonçant pas un retour qui ne s’opérait plus, on eût pu maintenir le nom de l’Empereur et aux mots nommé gouverneur de Paris, ajouter par l’Empereur ; mais la consigne était de ne plus prononcer le nom de l’Empereur qu’on se préparait à déposer, et on ne demanda pas au général Trochu, ce qui eût été facile, de le rétablir sous une autre forme. La proclamation fut approuvée et remise au ministre de l’Intérieur, afin qu’il la fit afficher dans Paris et, tout ayant été ainsi réglé, l’Impératrice dit à Chevreau : « Maintenant, il faut que le décret paraisse et paraisse demain matin ; il n’y a aucune crainte à avoir. Allez vous-même chez le général de Palikao, dites-lui ce que vous venez d’entendre et demandez-lui en mon nom son contre-seing. »

Quand Trochu, Jurien et Chevreau furent sortis du cabinet de l’Impératrice, le général Schmitt, qui attendait dans le salon, présenta ses respects. Le général, ancien officier d’ordonnance de l’Empereur, était fort bien en cour et particulièrement agréable à l’Impératrice, qu’il avait tenue, par ses lettres, au courant des péripéties de l’expédition de Chine. Aussi une conversation confiante s’engagea entre la souveraine et lui : « Nous venons, dit-il, de faire une bonne chose, en nommant le général Trochu gouverneur de Paris et en faisant rentrer l’Empereur. — Oh ! ne me parlez pas ainsi, dit-elle ; l’Empereur ne rentrera jamais à Paris. — Est-ce qu’il n’a pas été décidé que l’Empereur rentrera à Paris ? — C’est impossible ; il faut qu’il reste à l’armée. — Remarquez, observa le général, que la situation de l’Empereur n’est pas celle d’un simple officier ; qu’est-ce qu’il fera à l’armée ? — Non, s’écria l’Impératrice, jamais l’Empereur ne rentrera ; je ne veux pas qu’il rentre ; je lui ai fait dire que je ne le voulais pas, d’ailleurs il ne le pourrait pas. — Je vous demande pardon, le général Trochu va lancer une proclamation et, grâce aux combinaisons qui ont été arrêtées, l’Empereur pourra rentrer. — Tout cela est abandonné, » répéta la Régente, et le général la quitta désolé.

Palikao accueillit encore plus mal que l’Impératrice la venue de Trochu : il lui en voulait d’avoir démontré l’insanité de son plan et de l’avoir fait rejeter ; il pressentait une influence contraire à la sienne et peut-être plus agréable à l’opinion publique, qu’il caressait lui aussi. « Votre nomination, dit-il, augmente encore mes difficultés et, si je ne craignais qu’une révolution n’éclatât aujourd’hui, je donnerais ma démission. » Trochu se montra très déférent ; il donna l’assurance qu’il ne serait pas un compétiteur, qu’il serait seulement gouverneur de Paris, que le ministre garderait la direction de ce qui existait en fait d’armée. Palikao, néanmoins, multiplia les objections : le titre de gouverneur avait été supprimé depuis 1830 ; il n’existait plus que des commandans en chef, la nomination, n’ayant pas été soumise au Conseil, n’était pas constitutionnelle. Il ne se rendit qu’aux instances réitérées de Chevreau au nom de l’Impératrice, et il contresigna le décret.

Il ne partagea pas les inquiétudes que la présence des mobiles inspirait au ministre de l’Intérieur et à l’Impératrice[5]. Il prétendit que ces jeunes gens, animés de sentimens libéraux et patriotiques, ne donneraient lieu à aucune plainte ; il les connaissait, il leur avait parlé, il leur parlerait encore ; il en répondait ! Il éprouvait la même sécurité que Trochu.

Les Gardes mobiles arrivèrent le 18 août dans la soirée. On les installa tant bien que mal au camp de Saint-Maur et le nouveau gouverneur alla, dès le lendemain matin, les passer en revue. Accueilli avec enthousiasme, il revint grisé d’orgueil. Une proclamation à leur adresse, qu’il envoya au ministre de l’Intérieur pour être insérée au Journal Officiel, contenait la phrase suivante : « Enfans de Paris, je vous ai ramenés à Paris, pour défendre Paris, comme c’est votre devoir, comme c’est votre droit. » Cette phrase parut au ministre une flagornerie indigne et une contradiction avec ce qu’il essayait de réaliser ailleurs : si on reconnaissait aux mobiles de Paris le droit de rester dans leurs foyers, les mobiles des départemens ne pourraient-ils pas dire : Laissez-nous dans les nôtres, pour les défendre, comme c’est notre devoir, comme c’est notre droit ? Léon Chevreau, frère du ministre, courut chez Trochu. Le général Schmitt comprit la justesse de ses observations, les reporta et revint dire qu’on bifferait la phrase qui avait offusqué. La suppression fut faite au Journal officiel, mais le journal le Siècle en avait reçu une copie manuscrite. Il la publia in extenso et Trochu eut ainsi le mérite de l’obéissance en gagnant la faveur de la popularité.


V

On le voit, l’Impératrice persistait plus que jamais dans son idée fixe d’empêcher le retour de l’Empereur. Très détachée sur tout le reste, dès qu’on abordait ce sujet elle bondissait comme une lionne blessée, elle n’entendait plus rien, et toute autre ardeur éteinte, elle retrouvait celle de repousser le seul moyen de salut qui lui restait, avec une véhémence désespérée. C’étaient toujours les mêmes raisonnemens : l’Empereur était près de ses soldats, partageant leurs fatigues et leurs dangers ; rentrer à Paris alors qu’on pouvait combattre encore en rase campagne, ne serait digne ni de son courage ni de son caractère : l’étonnement, le mécontentement public ne manqueraient pas de se manifester à son retour ; ne serait-ce pas d’ailleurs jeter un profond découragement dans les troupes que de les abandonner ? Et ne serait-il pas plus sage, à tous les points de vue, de rester avec elles ?

Phrases vides, déclamatoires, qu’en France nous sommes trop coutumiers de prendre pour des raisons et qui toutes contenaient une contre-vérité. Un souverain à l’armée partage parfois quelques-unes des fatigues de ses soldats, mais il n’est exposé à aucun de leurs périls. Le retour de l’Empereur à Paris n’eût pas causé d’étonnement, puisque le cri de la foule, dans la rue, dans les journaux, au Corps législatif, était : Qu’il revienne ! L’armée n’eût pas considéré comme un abandon qu’il s’éloignât d’elle, puisqu’elle jugeait sa présence un obstacle à la liberté des manœuvres qui pourraient amener la victoire.

Ce qui dominait surtout l’esprit de l’Impératrice c’était la conviction que l’Empereur ne serait pas en sûreté à Paris et que son retour serait le signal d’un soulèvement populaire sauvage ; ses rapports de police et, à ce qu’il parait, ses confidens, ses conseillers lui inspiraient ces terreurs. Les rapports de police disaient vrai ; seulement ils ne rendaient compte que des sentimens de la secte révolutionnaire, dont les menaces n’étaient guère redoutables, si on ne s’en effrayait pas, car elles n’étaient pas soutenues par la grande majorité de la nation et même du peuple parisien. Le 9 août, autour du Corps législatif, les émeutiers n’étaient pas plus de deux mille, conduits par deux cents chefs.

Un fait vraiment providentiel, si on avait su en comprendre la signification, le démontra. Les révolutionnaires, particulièrement le groupe blanquiste, étaient révoltés des atermoiemens de la Gauche. Aux prudens qui soutenaient qu’une nouvelle défaite était nécessaire, ils répondaient par l’axiome de Félix Pyat : « Jamais on ne réussit à renverser un gouvernement du premier coup. On n’y arrive qu’en renouvelant souvent la tentative. Par conséquent, il importait de se mettre à la besogne le plus tôt possible. » Malgré tous les conseils, ils se mirent à la besogne et voulurent brusquer la crise par un coup de main. Un jeune démagogue plein de courage essaya « de galvaniser par un coup d’audace cette population énervée de vingt ans d’Empire[6]. » Un autre démagogue, Granger, possesseur de 18 000 francs, les donna pour organiser l’émeute.

Le dimanche 14, vers trois heures, une bande de cent individus, armés de revolvers et de poignards, se dirigeaient par petits groupes vers la caserne des pompiers située au boulevard delà Villette, près du pont-canal. Un bateleur, à quelques pas de la caserne, attirait les curieux ; le groupe se mêla à eux et put ainsi se concentrer sans éveiller les soupçons des sergens de ville. À trois heures et demie, Blanqui lui-même donna le signal. Le rassemblement se dirigea au petit pas, sans tumulte, vers la caserne. Une fraction se précipite sur le factionnaire en criant : Vive la république ! et lui demande son fusil. Le factionnaire refuse ; un des assaillans lui décharge à bout portant un coup de revolver, le renverse à terre, s’empare de son arme. Puis la bande entière se jette dans la cour de la caserne. Nottrez, le lieutenant des pompiers, s’avance vers les envahissans et leur dit : « Ces armes n’ont pas été confiées aux pompiers pour vous être remises ; vous êtes donc des assassins ? — Non, nous voulons aller au Corps législatif proclamer la république. » Le lieutenant dit alors à ses hommes : « Rangez-vous et faites feu. — C’est impossible, répondirent-ils, on nous a pris nos cartouches ce matin. — Alors, chargez à la baïonnette ! » À cette menace, la bande s’élança hors de la cour. Quelques sergens de ville survenus à la hâte, ayant voulu l’arrêter, les émeutiers déchargèrent leurs revolvers, tuèrent et blessèrent plusieurs agens et une petite fille, puis s’enfuirent sur les hauteurs de Belleville en criant : « Trahison ! trahison ! vive la république ! »

Ils avaient cru soulever la population : ils l’exaspérèrent. « Non seulement pas un mot, pas un geste ne répondit à leurs excitations, » mais de toutes parts les citoyens accoururent pour les arrêter et les livrer à la police. Au moment où des voitures emportaient les victimes de leur dévouement au devoir, la foule, croyant que c’étaient des émeutiers blessés, les arrêta et voulut faire justice elle-même. Quand on lui dit que c’étaient des agens de police, elle se découvrit.

Le caractère républicain de la tentative résultait clairement du fait lui-même. Devant le Conseil de guerre qui les condamna à mort, Eudes et ses complices l’avouèrent nettement. Néanmoins Gambetta et Jules Favre, tant la répulsion du peuple était violente, crurent nécessaire de désavouer leurs complices et affectèrent de voir un acte d’espionnage prussien dans le coup de main avorté : ce qu’ils démentirent eux-mêmes après le 4 septembre, en mettant en liberté Eudes et ses complices, tant il les considéraient peu comme des espions prussiens !

La démonstration était faite : la population de Paris ne voulait pas de mouvement révolutionnaire ; elle n’était pas avec les anarchistes. « Cette deuxième tentative insurrectionnelle n’avait pas été plus heureuse que celle du 9 août ; elle prouva une fois de plus la facilité avec laquelle on avait raison des perturbateurs, lorsqu’on marchait à eux avec résolution et énergie, et lorsque les autorités chargées de concourir au maintien de la paix publique étaient animées des mêmes sentimens et des mêmes pensées[7]. » La province ne sentait pas différemment. Des poignées d’agitateurs à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, fidèles au mot d’ordre venu de Paris, essayaient de soulever les populations ; ils n’y réussissaient pas. Même dans certaines portions du pays, ces manœuvres avaient produit une telle irritation, qu’un propriétaire de la Dordogne, accusé par les uns d’être un espion de la Prusse, par les autres d’être un ennemi de l’Empereur, avait été saisi et brûlé vif.

Les terreurs de la police, de la Régence et des ministres étaient pusillanimes. On eût réprimé une nouvelle tentative de désordre si elle eût osé se produire, sans qu’il fût même nécessaire de requérir l’armée. Il eût suffi des deux superbes régimens de garde de Paris et des quatre mille sergens de ville, d’un courage et d’un dévouement à toute épreuve. Par l’état de siège, on était maître de la presse : il ne restait vraiment qu’un centre insurrectionnel, la Chambre : il était aisé de la renvoyer par décret.

Combien il est à déplorer que, s’absorbant dans la lecture de rapports de police qui la démoralisaient, l’Impératrice n’eût pas recherché le contact de la population, qui l’eût rassurée ! Elle en eut le 15 août une occasion qu’elle ne sut pas saisir. Un préfet de l’Empire, Janvier de la Motte, surnommé le Père des Pompiers, avait eu l’idée baroque d’encombrer Paris des pompiers de France. Trochu, plus sensé, renvoya chez eux ces pauvres militaires, fort dépaysés dans la capitale, où ils n’auraient été que des bouches inutiles.

Le 15 août, ils étaient encore là. À la nuit, ils se rassemblèrent sur la place de la Concorde pour saluer l’Impératrice de leurs fanfares. L’Impératrice, pâle et silencieuse, la tête enveloppée d’une dentelle blanche, s’acheminait lentement, suivie d’un petit groupe, à travers les grands massifs des marronniers, alors fermés au public. Si elle avait entendu ces fanfares comme un appel que le cœur du peuple de France lui adressait ; si elle s’était avancée en sa noble allure, au milieu de ces braves gens, leur avait adressé quelques-unes de ces paroles éloquentes qu’elle savait trouver, elle eût été acclamée, bénie, exaltée, et, le lendemain, la France eût tressailli. Elle n’entendit pas. Les sonneries amies lui parurent une menace ; elle ressentit une commotion de douleur et rentra précipitamment. La masse du palais se détachait sur un ciel embrasé. « Voyez, dit-elle, on dirait que les Tuileries sont en flammes[8]. »

Ah ! si elle s’était montrée dans les rues de Paris, à cheval, allant aux forts et aux remparts, quel enthousiasme elle eût excité ! Il se serait formé autour d’elle un rempart ardent de fanatiques sympathies, contre lequel n’aurait osé protester une minorité que cette audace aurait déconcertée. Elle se fût convaincue que l’Empereur ne courait aucun danger au milieu de la population de Paris et que son arrivée, préparée par une proclamation de Trochu, le général populaire, n’eût pas déchaîné une révolution.

Le général Fleury, observateur avisé qui, depuis le commencement de l’Empire, avait assisté à toutes les entrevues de l’Empereur avec son peuple, savait bien les liens intimes qui existaient entre eux et il a prononcé le mot définitif lorsqu’il a dit : « Cette force était si grande que les plus sages n’en osaient soupçonner la fin. Je reste convaincu que, si l’Empereur était revenu de Châlons à Paris, au lieu de s’engouffrer à Sedan, il eût sauvé encore le pays et son trône. Qu’auraient pesé auprès de lui les Trochu, les Glais-Bizoin, les Jules Favre, lorsqu’il serait venu, à la tête des débris glorieux de son armée, faire appel a un suprême effort ? Lorsque je songe à ce qui aurait pu être et à ce qui a été, je pleure des larmes amères ! J’étais en Russie alors, maintenu à mon poste par ordre ministériel. Je ne me consolerai jamais de n’avoir pu rejoindre l’Empereur. J’aurais tout fait pour le soustraire aux influences qui l’empêchèrent de rentrer à Paris. C’est Palikao et M. Rouher qui ont pu persuader au malheureux souverain que sa présence amènerait une révolution, que sa place était à la suite de l’armée qu’il ne commandait plus ! C’est ce gouvernement affolé qui, mû par un faux point d’honneur, a refusé à celui dont ils voulaient, disaient-ils, sauvegarder la dignité, la possibilité de combattre à son poste d’Empereur sur les remparts de sa capitale[9]. »

Mais ni Rouher, le conseiller politique de la Régente et encore moins Palikao, son conseiller militaire, n’étaient doués de cette perspicacité qui pénètre jusqu’aux profondeurs de l’âme populaire et ne sentaient ni l’un ni l’autre la vertu de talisman qu’en dépit de tous les revers gardait encore le nom de Napoléon. Dans la crainte que l’Empereur ne fût déshonore par ses ennemis, ils le déshonorèrent eux-mêmes. Dans la journée du 17 et dans la nuit du 17 au 18 août, ils le firent déposer par la Régente et de quelle cruelle manière ! Il avait été dégradé militairement deux fois, l’une le 13 août, quand le commandement de l’armée du Rhin lui fut enlevé et transféré à Bazaine ; l’autre, le 16 août, lorsque le commandement de l’armée de Châlons ne lui fut pas confié et fut attribué à Mac Mahon. Maintenant on le dégrade civiquement ; à la face de son peuple on le déclare incapable de gouverner l’Etat comme il l’avait été de conduire l’armée. Maintenant, il est exécuté, fini. Ses amis n’ont plus laissé rien à faire à ses ennemis. Oui, il faut verser des larmes amères.


VI

Il dépendait cependant de l’Empereur de ne pas subir cette déposition et, d’un mot, de faire rentrer dans l’ombre tous ceux qui l’immolaient à leur pusillanimité. Il était le maître plébiscitaire de l’Etat ; c’est lui qui avait institué la Régence et qui pouvait la détruire par un simple décret. Il n’avait qu’à rentrer dans Paris et dire : Me voilà ! Et devant son pouvoir, tout autre se serait évanoui. Il n’y songe pas. Martyr du patriotisme, il se sacrifie à ce qu’on lui dit être l’intérêt national. On lui affirme que la défense du pays sera plus efficace s’il ne la dirige plus, il se soumet ; on lui dit que le génie militaire de Palikao, s’il n’est pas gêné par lui, va nous ramener la victoire, il se soumet ; on lui dit que son immolation apaisera la haine des révolutionnaires, il se soumet. Le 18 août, il adhère à sa déposition, il télégraphie à l’Impératrice : « Je me rends à votre opinion. » (9 h. 14 du matin.)

Un dernier sacrifice, qu’on ne pouvait lui imposer et dont il appartenait à lui seul de prendre l’initiative, était ardemment désiré : on eût voulu qu’à la première bataille, il sortit de son fourgon d’Empereur déposé, et vînt se faire fusiller par les balles ennemies ; il eût ainsi ennobli sa dynastie d’une légende de martyre à défaut d’une légende de gloire. À ce moment, l’impopularité du malheureux souverain était à son comble dans le parti impérialiste. Rattachant, par les récriminations, le présent au passé, on attribuait les malheurs du moment à la détestable politique qui avait fait la guerre d’Italie et facilité celle de 1866 ; c’était un rêveur qui avait sacrifié l’intérêt français au principe chimérique des nationalités, d’autres ajoutaient : l’industrie française à la concurrence anglaise. On ne lui pardonnait pas surtout d’avoir détruit la Constitution de 1852, renoncé aux candidatures officielles, rétabli le fatal parlementarisme et mis de côté un aussi grand ministre que Rouher pour se confier à des libéraux dont le meilleur ne valait guère. On lui pardonnait encore moins les échecs qu’on attribuait à son incapacité militaire ou à l’imprévoyance de sa préparation. Il n’était plus dans l’Empire qu’une faiblesse et on considérait comme heureux tout événement qui débarrasserait de lui. Alors, avec la Régence, replacée sous la direction de Rouher, reparaîtraient les beaux jours du gouvernement impérial. Mérimée, qui entendait les propos intimes, écrivait à son ami Panizzi : « Je ne doute pas que l’Empereur se fasse tuer, car il ne peut rentrer ici que vainqueur et une victoire est impossible (11 août). » Mais l’Empereur ne se crut pas obligé de sanctionner par son suicide matériel le suicide moral auquel on l’avait condamné, et il ne voulut pas deviner le désir qu’on n’osait pas lui exprimer.


VI

Cependant, le 18 août, il oublie qu’il n’est plus chef souverain de l’armée et de l’Etat, et il fait encore deux actes, l’un de chef militaire, l’autre de chef du gouvernement. Le commandant Magnan, arrivé en bourgeois à dix heures et demie, vient lui communiquer les dépêches de Bazaine dont il était porteur et compléter ses renseignemens en exposant la situation de l’armée. Il dit que la bataille de Rezonville, quelque honorable qu’elle eût été pour nos armes, ne nous avait pas rendus maîtres des plateaux et nous avait fermé la route directe de Verdun dont Mars-la-Tour est la clef ; que le maréchal allait s’élever vers le Nord, et, par la route de Briey encore libre, essayer de gagner soit Verdun même, en tournant la position de Fresnes et d’Haudimont, soit un point quelconque de la Meuse en s’appuyant sur la ligne de Charleville à Thionville. Il expliqua ensuite le mouvement vers Metz, opéré dans la journée du 17, par la nécessité de remettre un peu d’ordre dans son armée fortement désorganisée par le choc de la veille, de reconstituer son corps de combat, d’envoyer les blessés dans Metz, de licencier une partie des voitures qui alourdissaient sa marche, de mettre trois ou quatre jours de vivres dans le sac des hommes, de se réapprovisionner en munitions. Il demanda enfin, au nom du maréchal, autorisation de faire des mutations dans le haut personnel de l’armée ; notamment de remplacer le général Jarras par le général de Cissey, envers lequel le maréchal avait pris des engagemens avant son départ de Paris.

L’Empereur chargea Magnan de dire qu’il approuvait cette marche vers le Nord par Briey et que là Bazaine resterait maître de régler ses mouvemens selon les circonstances, puisqu’il s’était dessaisi du commandement entre ses mains ; qu’il lui recommandait seulement d’agir avec prudence et de ne pas compromettre l’armée, dernière ressource du pays. Il ajouta que le maréchal était libre de faire toutes les mutations qu’il croirait nécessaires, que ces mutations seraient approuvées ultérieurement. Il chargea Magnan de ramener au grand quartier général de Metz les chefs de service, entre autres le baron Larrey, son docteur en chef, et l’abbé Métairie, aumônier en chef de l’armée. Il donna l’ordre, en outre, que deux trains de munitions fussent mis à sa disposition et dirigés sur la ligne des Ardennes.

En sortant du cabinet de l’Empereur, Magnan alla porter les mêmes renseignemens à Mac Mahon. Comme il exprimait l’espoir de voir les deux armées réunies, Mac Mahon lui dit qu’il avait été décidé qu’il n’y aurait qu’un commandant en chef, que ce commandant serait Bazaine, et que, le jour où les deux armées seraient réunies, Bazaine trouverait en lui le lieutenant le plus dévoué ; que les troupes qui s’organisaient au camp de Châlons étaient loin de se trouver dans de bonnes conditions de guerre ; il lui montra des détachemens qui se rendaient à la cible pour la première fois. Il lui apprit qu’il allait quitter Châlons, mauvaise position militaire, et qu’on le retrouverait sur les hauteurs entre Reims et Soissons. Magnan quitta Châlons pour Thionville à midi.


Le dernier acte de chef d’Etat de l’Empereur fut d’envoyer le prince Napoléon en mission en Italie. Le 19 août au matin, il entra dans la baraque du prince et lui dit : « Les affaires vont mal. Tu ne m’es d’aucune utilité auprès de moi ; une seule chance peu probable, mais cependant possible, serait décisive, c’est que l’Italie, se prononçant pour la France, déclare la guerre et tâche d’entraîner l’Autriche. Personne n’est mieux indiqué que toi pour cette mission près de ton beau-père et de l’Italie. Il faut que tu partes tout de suite pour Florence. J’écris au Roi, voici ma lettre. »

Le premier mouvement du prince fut l’étonnement ; il résista ; son désir était de partager jusqu’au bout le sort de nos soldats. Il fit observer qu’il lui paraissait peu probable d’obtenir la coopération active immédiate de l’Italie et encore moins de l’Autriche ; que, personnellement, sans responsabilité directe dans les événemens, son vœu était de rester à l’armée auprès de son cousin. L’Empereur insista, faisant surtout valoir son inutilité au camp, devenue plus complète encore depuis qu’il n’exerçait plus le commandement en chef. Il fit appel à son dévouement, disant qu’il n’avait ni le devoir vis-à-vis de lui-même, ni le droit vis-à-vis de lui et du pays de refuser de rendre ce service, et il ajouta : « Du reste, tu ne me quittes que pour quelques jours ; si ta mission ne réussit pas, tu me rejoindras. Les projets de Mac Mahon sont bien arrêtés : l’armée se retire sur Paris par les places du Nord. C’est sous Paris que nous livrerons probablement une bataille décisive et, d’ici là, tu seras de retour. » Malgré son respect, le prince fit observer que l’Empereur ne commandant plus l’armée, son chef militaire était Mac Mahon, et qu’il fallait un ordre de lui. « Qu’à cela ne tienne, répondit l’Empereur, tu vas l’avoir. » Tel fut cet ordre : — « S. A. I. le prince Napoléon est chargé par l’Empereur d’une mission spéciale. Toutes les autorités civiles et militaires sont invitées à lui en faciliter l’accomplissement en mettant à sa disposition tous les moyens dont il pourrait avoir besoin. — Au quartier général du camp de Châlons, le 19 août 1870. Le maréchal commandant en chef, Maréchal de MAC MAHON. »

L’Empereur engagea vivement le prince à ne point passer par Paris : « Je ne suis pas sûr, dit-il, que le gouvernement de l’Impératrice ne soit pas très mal pour toi. » Il sembla même craindre que, s’il s’y rendait, on ne le fit enfermer à Vincennes. Le prince Napoléon quitta l’Empereur en lui disant : « Vous aurez mon dévouement jusqu’au bout, mais vous tout seul. » Les instructions du prince l’autorisaient à aller jusqu’à l’abandon de Rome au roi d’Italie, en retour d’un secours matériel.

La mission donnée au prince Napoléon par l’Empereur, en dehors de tous, fut une surprise aussi désagréable aux ministres que l’avaient été la nomination et l’arrivée de Trochu. C’était évidemment une incohérence de plus dans une situation de fond en comble incohérente. L’Empereur, placé en dehors du gouvernement, avait accepté son exclusion. Cependant il accomplit un acte gouvernemental accentué et à l’insu de ses ministres, en nommant un négociateur d’alliance. Les ministres de la Régence, décidés à ne s’émouvoir de quoi que ce soit et à laisser les événemens au hasard, ne s’arrêtèrent pas à cette irrégularité. Le ministre des Affaires étrangères, La Tour d’Auvergne, y fut seul sensible : il s’inquiéta d’une action diplomatique qui allait s’exercer en dehors de la sienne et dans un sens certainement opposé. Il donna sa démission et ne la retira que sur les instances de l’Impératrice.

On ne révoqua pas la mission confiée au prince, mais on pria l’Empereur de ne plus recommencer. L’Empereur promit de ne plus accomplir aucun acte de gouvernement de même que, au camp, il ne s’occuperait plus des opérations ; Mac Mahon n’aurait à correspondre qu’avec le maréchal Bazaine et le ministre de la Guerre. Depuis, « dans tout le cours des opérations, jamais l’Empereur ne s’est opposé aux mouvemens ordonnés et ils ont toujours été commandés par le maréchal et non par lui. » II se fit aussi petit qu’il put. Il renvoya à Paris les deux tiers de ses voitures ; chaque officier ne conserva plus qu’une cantine. Il alla même jusqu’à se séparer du chirurgien mis à sa disposition par Nélaton, Anger. La pierre étant enchatonnée, l’Empereur jouissait de quelques momens de répit ; mais, atout instant, il était à craindre que la crise ne revint, et lorsque l’Impératrice apprit la présence du jeune chirurgien à Paris, elle le fit venir et le supplia de retourner au quartier général.

Le 15 août, défense avait été faite aux fonctionnaires de se rendre à la fête impériale en costume officiel ; désormais on ne rendra plus aucun honneur. Lui, si fier, il subira en silence toutes les humiliations, et il se traînera, dans sa voiture de parc, derrière cette armée dans laquelle il ne sera plus qu’un bagage vivant. Tombé au fond de l’abime, l’Empereur pensa que si le ministère du 2 janvier eût été encore aux affaires, il ne se serait pas opposé aux résolutions de la conférence de Châlons, et les aurait, au contraire, sanctionnées avec empressement. Un élan de cœur vers ces serviteurs dévoués, qu’on avait sacrifiés parce qu’ils n’avaient pas voulu qu’on le sacrifiât, lui fit oublier sa détresse personnelle et exprimer dans une lettre touchante, que j’ai déjà donnée, son regret d’être séparé d’eux.

Le sort de l’Empereur est maintenant fixé. Que va devenir son armée ?

Ici commence la tâche de Palikao.


VIII

Palikao a systématiquement méconnu ce que ses prédécesseurs avaient accompli dans les quelques jours qui suivirent notre défaite, et, en bien des points, il s’est attribué une initiative dont le mérite ne lui appartenait pas. Mais il a poursuivi intelligemment ce que nous avions commencé, et mis en train ce que des formalités administratives inévitables nous avait empêchés d’entreprendre.

Il eut l’heureuse idée d’enlever à son ministère, déjà accablé de sollicitudes, l’organisation des 460 000 jeunes gens appartenant à la Garde mobile. Il transféra ce soin au ministère de l’Intérieur où fut installé le frère du ministre, Léon Chevreau, un de nos préfets les plus distingués, homme très actif, très intelligent, et d’un dévouement sans limites. Il trouva un auxiliaire non moins précieux en Clément Duvernois, qui montra là qu’il n’aurait pas eu besoin d’être un malfaiteur pour arriver naturellement aux plus hautes charges de l’Etat. C’est à l’action éclairée, infatigable de ces trois hommes qu’est dû l’effort militaire prodigieux qui s’accomplit du 9 août au 4 septembre.

Les travaux que, dans les fortifications, on ne pouvait entreprendre qu’après une déclaration de guerre, ou après un décret de mise en état de siège, n’étaient pas terminés. Ils étaient simplement commencés. Le général Chabaud-Latour les poursuivit. Le nouveau ministre n’avait donc qu’à continuer ce qu’il avait trouvé en voie d’exécution. Sous son impulsion infatigable, la capitale fut mise en état de défense, l’enceinte et les forts armés ; les ingénieurs firent sauteries tunnels des chemins de fer et couper les canaux dans la direction de l’Est. L’administration des télégraphes fit jeter dans la Seine un long câble d’une grosseur de 2 centimètres de diamètre qui eût maintenu Paris en communication avec la province si deux misérables n’avaient dénoncé le fait aux Prussiens.

De même pour les approvisionnemens, Duvernois n’eut qu’à suivre en élargissant l’impulsion imprimée par Louvet. Il le fit, et il alimenta la ville en dehors des approvisionnemens existant déjà et de ceux du commerce, au moins pour deux mois. Sur le conseil de Thiers, il fit entrer tous les blés recueillis aux environs, et il offrit l’emmagasinement gratuit à ceux qui ne voulaient pas le vendre. Pour éviter à la population les malaises d’une nourriture de salaison, il réunit dans de vastes parcs du Bois de Boulogne d’immenses troupeaux que nourrissaient les fourrages du ministère de la Guerre ; il préparait les moyens rapides de mouture.

En dehors de l’armée de Châlons, trois corps d’armée nouveaux furent constitués avec leur armement, leur artillerie et leurs approvisionnemens, trente-trois nouveaux régimens furent créés, 100 000 gardes mobiles étaient organisés à la fin d’août et 181 000 autres, destinés à les suivre en province, étaient appelés à la défense de la capitale et pourvus d’un équipement provisoire composé d’une blouse, d’un képi, d’un ceinturon et d’une cartouchière.

La fabrication des armes fut poussée sans répit dans les manufactures de l’Etat, à Saint-Etienne, Châtellerault et Tulle, jusqu’à fabriquer de 30 à 35 000 chassepots par mois. Des marchés furent conclus pour accroître le disponible des fusils. Des conseillers d’Etat allèrent en mission dans les départemens activer, par tous les moyens possibles, l’armement des gardes nationaux et l’organisation de la défense nationale. Les instructions qu’ils reçurent furent de porter partout des paroles de conciliation et de concorde, de ne pas rechercher les opinions, de ne regarder qu’aux actes et de provoquer et d’accueillir tous les concours sans distinction de partis.

Le maréchal Vaillant, qui avait l’expérience d’une préparation de guerre, puisqu’il était ministre en 1859, s’extasie, dans ses notes intimes, sur les prodiges que Palikao a opérés comme organisateur, malgré qu’une partie importante de ses journées fût dévorée par les tracasseries parlementaires : « son activité, son énergie, son sang-froid, dit-il, ont été prodigieux, au delà de ce qui a été imaginé. » Malheureusement Palikao voulut jouer du Louvois, conduire, de son cabinet, les armées, et la France a payé cher sa présomption.


IX

Dès qu’il fut constant que Bazaine était rejeté sur Metz, deux opinions s’étaient formées sur l’emploi qu’on ferait de l’armée qui se constituait à Châlons avec les débris de Mac Mahon et les forces que réunissait le gouvernement. Personne ne contestait que dégager l’armée de Metz et la réunir à l’armée de Châlons ne fût désirable. Mais était-ce possible ? Les uns ne le croyaient pas et pensaient qu’il n’y avait qu’à laisser l’armée de Metz à elle-même et à ramener sous Paris l’armée de Châlons. Les autres pensaient qu’il y avait urgence à profiter de la dissémination des armées allemandes, d’un total supérieur au nôtre, mais obligées de se diviser pour avancer, de se glisser entre elles, de les battre successivement, de tomber sur le dos de l’armée qui investissait Metz, de débloquer Bazaine et, dans le cas où il se serait débloqué tout seul, de protéger son évasion, se réunir à lui en une masse qui se précipiterait sur l’ennemi et le mettrait en pièces.

Palikao adopta passionnément ce second parti. Il prouva par là son ignorance des principes de la grande guerre. La manœuvre qui consiste à amener sur un même théâtre d’opérations, afin qu’elles agissent de concert, deux armées séparées par des obstacles naturels ou par l’ennemi, a toujours été considérée comme une des plus risquées, même lorsque ces deux armées partent du même lieu et qu’elles ont pu concerter leurs marches. Le jeune Bonaparte l’apprit aux Autrichiens en écrasant successivement les colonnes de Wurmser et de Quasdanovich, qui se dirigeaient sur le Mincio par les deux rives du lac de Garde. Le grand Napoléon l’a appris à l’Univers par le désastre de Waterloo : lui et Grouchy, partis tous les deux de Sombrefle, marchaient concentriquement sur Bruxelles, l’un par les Quatre- Bras, l’autre par Wavre. Blücher et Wellington, prenant une ligne stratégique intérieure, se réunirent avant eux et Napoléon paya par une terrible défaite la violation des principes immuables de la guerre, dont il s’écartait peut-être pour la première fois.

En 1866, les Prussiens avaient renouvelé l’erreur de Wurmser et de Napoléon : elle leur avait réussi, grâce à l’ahurissement de Benedek. Sentant qu’ils avaient été plus heureux que sages, ils n’eurent garde de la recommencer en 1870 contre nous.

Lorsque deux armées sont éloignées l’une de l’autre, que leur point de départ est différent, leur manœuvre concentrique respective sur un point déterminé est plus que difficile, elle est téméraire. Jourdan et Moreau, en 1796, en firent l’expérience à nos dépens : selon le plan imposé par Carnot, ils partirent l’un de Dusseldorff, l’autre de Strasbourg, ayant entre eux l’armée de l’archiduc Charles et soixante lieues de pays. L’archiduc, par un coup de génie, digne des belles conceptions de Napoléon, laisse un rideau devant Moreau, court sur Jourdan, le bat à Wurtzbourg et le rejette au delà du Rhin. Moreau, isolé en Allemagne, est menacé d’être anéanti et ne sauve son armée que par la mémorable retraite qui a illustré son nom.

Le prudent Koutouzoff, à l’ordre reçu après l’incendie de Moscou de se réunir à jour fixe sur la haute Bérésina avec Tchitchagoff et Wittgenstein, répondit que des opérations à grande distance ne donnent jamais le résultat qu’on en attend. Et cependant un accord motivé et précis s’était établi entre les trois généraux, et un aide de camp du Tsar, Czervicheff, ne cessait d’aller de l’un à l’autre, afin de coordonner leurs mouvemens.

Si les deux armées à réunir ont un point de départ différent, et que leurs chefs soient dans l’impossibilité d’établir entre eux une entente détaillée et précise, s’ils ne communiquent que par quelques télégrammes chiffrés, vagues ou elliptiques, la manœuvre concentrique de ces deux armées sur un point déterminé est plus que difficile et téméraire, elle est folle.

Il est une seconde règle générale fournie par l’expérience, c’est que, dans quelque situation que soit une armée, indépendamment de toute pensée de réunion avec une autre armée, le choix étant entre une manœuvre difficile et une manœuvre sûre, le devoir est de préférer celle qui est sûre. Et les grands capitaines préoccupés des hasards imprévus dans une bataille, quelque favorables qu’en soient les apparences, ne se sont jamais écartés de cette sage maxime.

En 1474, Frédéric, quoique cela ne fût guère dans ses habitudes, rassembla les principaux officiers de ses troupes et leur demanda si l’on marcherait sur Prague et si l’on se maintiendrait dans le royaume autrichien ou si l’on se retirerait en Silésie. En se retirant, on était obligé d’abandonner des amas de farine et surtout la grosse artillerie que les chemins ne permettaient pas de trainer après soi. « N’importe, dit Frédéric, il faut marcher en Silésie parce que c’est le parti le plus sur[10]. »

Le retour sur Paris était certainement le parti le plus sûr, non pour relier étroitement cette armée à la ville et l’exposer à un investissement et à une capitulation avec la ville elle-même, mais pour la reconstituer en officiers, en effectifs, en matériel, en instruction, en moral, pour lui rendre sa valeur et sa confiance, pour la grossir, en y appelant, dans des cadres éprouvés, des centaines de mille hommes. Cela permettait de réduire l’inégalité des effectifs, car plus un envahisseur s’éloigne de sa base d’opérations, plus son armée, en s’allongeant, se réduit en nombre. Notre armée refaite et accrue, l’investissement et le siège de Paris n’étaient plus à redouter, on reculerait, si c’était nécessaire, jusque vers Orléans, où on s’établirait sur une défensive provisoire. L’armée reconstituée, on eût passé à l’offensive, repris le magnifique plan de Napoléon en 1814 et sauvé l’armée de Bazaine sans exposer l’armée de Châlons au même sort.

Le récit d’état-major prussien, si réservé dans ses appréciations sur nos manœuvres, n’est pas moins explicite dans cette occasion que je viens de l’être. « Le parti le plus sûr, dit-il, était de rétrograder jusque dans le voisinage de la capitale ; puis, appuyé sur ses ouvrages et sur les immenses ressources qu’elle présentait, d’offrir la bataille dans les conditions les plus avantageuses. Dans l’hypothèse même d’un revers, l’armée française demeurait en mesure de se soustraire promptement à la poursuite du vainqueur ; quant à un investissement rigoureux ou à un blocus de Paris, il était à peine nécessaire d’y songer, devant la concentration sous ses murs d’une masse de plus de cent mille hommes de troupes de lignes[11]. » Cette retraite sur Paris n’impliquait pas l’abandon de Bazaine. En même temps que Mac Mahon eut couvert la capitale, on pouvait envoyer, dès qu’on se serait reconstitué, un corps d’armée par l’Est derrière l’ennemi et l’inquiéter sur ses communications, en même temps qu’on presserait Bazaine d’essayer de percer par le Sud.


X

Indépendamment de toutes les considérations générales, la situation particulière de l’armée de Châlons prescrivait impérieusement cette option du parti le plus sûr. Pour dresser un plan rationnel, il ne suffit pas de prendre un compas, de mesurer les distances sur la carte, et de prononcer ensuite que les possibilités abstraites deviendront des faits d’exécution contingente. L’élément variable, mobile qui échappe au calcul précis, le moral des hommes, est bien plus important à prendre en considération. Toutes les questions de grande tactique sont des problèmes physico-mathématiques indéterminés qui ne peuvent être résolus par des formules de géométrie élémentaire [12]. Napoléon l’a redit sous toutes les formes : « A la guerre tout est moral. » Or quoi était le moral des troupes que Palikao voulait envoyer au secours de Bazaine ? Cette armée était sans cohésion, sans discipline, sans entrain ; les chefs et les soldats n’avaient pas confiance les uns dans les autres ; c’était un rassemblement de troupes plutôt qu’une armée au véritable sens du mot. Elle contenait de très mauvais élémens et ses bons élémens même étaient paralysés. Le 1er et le 5e corps n’étaient pas remis de Wœrth et de la retraite à bride abattue qui l’avait suivi. Ils offraient un aspect de découragement, de lassitude, de désorganisation inquiétans. Le 7e corps d’armée, quoique n’ayant pas subi les mêmes épreuves, s’était démoralisé par suite de la longue marche en arrière qui l’avait ramené de Bel- fort à travers Paris au camp de Châlons. Le 12e corps d’armée était de formation récente : il comptait quatre régimens de marche formés de quatrièmes bataillons avec des cadres incomplets et des soldats qui n’avaient jamais tiré un coup de fusil. Les quatre régimens d’infanterie de marine étaient d’une solidité éprouvée, mais inaptes à la marche ; ils étaient destinés à couvrir les routes de leurs traînards[13].

Il est essentiel d’entendre dire ces vérités par ceux qui étaient là. « J’avais fait la guerre, a dit le général Schmitt, je n’avais jamais vu des troupes dans un état aussi déplorable ; elles avaient l’aspect d’hommes qui auraient combattu pendant six mois ; la plupart n’avaient ni sacs ni fusils ; tous les officiers avaient perdu leurs bagages, leurs chevaux ; je fus pris d’un sentiment de tristesse très profond et d’appréhension pour l’avenir en voyant cette foule d’hommes arriver au camp de Châlons et s’y ruer dans le plus grand désordre[14]. Quelques jours étaient insuffisans pour réparer un tel délabrement matériel et moral : il y eût fallu au moins quelques semaines. » Le général Bonnal, alors jeune officier, dit : « Nos soldats, mouillés jusqu’aux os pendant la marche, formaient le bivouac au point de stationnement indiqué, avec défense de s’abriter dans les villages, et, faute de distribution régulière, ne trouvaient à vivre qu’en maraudant. Leur misère fut si grande qu’à leur arrivée au camp de Châlons, ils avaient l’apparence de spectres. Hâves, noirs de crasse, courbés par l’extrême faiblesse, l’œil terne et comme abrutis, ces fantassins, naguère lestes, vigoureux, pleins d’entrain, offraient le spectacle le plus poignant qu’il soit possible d’imaginer. — « Mais c’est la retraite de Russie moins la neige ! » nous écriâmes-nous, en voyant déboucher le 18 août sur le terrain au Sud de la ferme de Bony une troupe de 400 ou 500 loqueteux faméliques, débris pitoyables du magnifique régiment (le 48e) qui, quinze jours plus tôt, s’en allait combattre, traversant la capitale de l’Alsace d’un pas calme et fier, musique en tête, drapeau déployé entre une double haie de Strasbourgeois acclamant les défenseurs de la patrie[15]. »

Le chef de bataillon Vidal, qui voyait de très près les troupes, nous a laissé, dans un écrit plein de talent et qui respire la véracité, une description à retenir de cette malheureuse armée de Châlons : « Ce n’était pas l’aspect d’une armée disposée à repousser l’ennemi foulant le sol de la patrie, non ! c’était une prostration morale qui faisait ressembler les soldats à des victimes qui sentent qu’on va les mener à l’abattoir ; et si, par-ci par-là, quelques-uns chantaient la Marseillaise, il ne fallait pas attribuer cette manifestation à un pur élan patriotique, mais bien à ce sentiment qui fait chanter le peureux : il fallait l’attribuer surtout à de trop copieuses libations. Ce spectacle était désespérant ; nous étions battus d’avance, telle était ma conviction …. Tous les officiers, ou à peu près tous, avaient perdu leurs bagages à la bataille de Frœschwiller. Vainement on avait fait parmi eux des promotions, vainement on avait versé dans les compagnies des hommes venus du dépôt ; tout cela était du replâtrage, tout cela manquait d’homogénéité, tout cela n’inspirait pas la confiance et de confiance … »

Une telle armée composée d’hommes décousus et démoralisés, mauvaise malgré les élémens excellens qu’elle contenait, était hors d’état d’assurer la régularité des marches même modérées. Pouvait-on croire qu’elle exécuterait une manœuvre qui exigeait une rapidité et une rigueur dont il n’est pas sûr que fût capable la meilleure armée, même celle de Bonaparte en 1796. Était-il permis de tenter la fortune dans des conditions aussi défavorables et de s’exposer à des défaites dont les conséquences eussent été si lamentables ? Car si nous étions vaincus, soit dans l’une, soit dans l’autre des rencontres, Bazaine et Mac Mahon étaient perdus à la fois et du même coup. Le premier n’eût pas été sauvé et l’anéantissement du second eût été devancé de quelques jours.

Cette conception était radicalement fausse, impraticable, non pas audacieuse mais téméraire, folle, désastreuse. En la combattant, Trochu a fait preuve d’une remarquable loyauté, et certes, ce jour-là, il ne travailla pas au renversement de l’Empire.


XI

Palikao a cru accréditer ce forfait stratégique par l’outrecuidance. Il n’a pas craint d’écrire que son plan n’avait été blâmé que par « des stratégistes en chambre qui n’ont jamais commandé sur le terrain une manœuvre à quatre hommes et à un caporal[16]. » Il est facile de répondre à ce défi. « On s’accoutume, écrivait Mérimée, à l’idée de voir l’ennemi sous Paris, et les militaires n’hésitent pas à dire que, si on les attire là, les chances sont en notre faveur. » Quand les militaires apprirent que Mac Mahon marchait vers Bazaine, il n’y eut qu’un cri : « Nous sommes perdus ! » Et, depuis, presque tous l’ont répété sous une forme plus ou moins virulente. Le maréchal Le Bœuf : « Je croyais que l’armée de Châlons marcherait sur Paris et je crois encore que c’est ce qu’elle aurait dû faire[17]. » — Général Frossard : « J’étais à cent lieues de supposer qu’à moins de circonstances tout exceptionnelles et d’ordres spéciaux, notre seconde armée, la seule que nous puissions avoir, s’avancerait au milieu de trois armées victorieuses laissant Paris au dépourvu[18]. » — Général Le Brun : « J’ai été en position d’exprimer mon sentiment sur le mouvement dans le sens de Metz ; ce mouvement me paraissait extrêmement compromettant ; je ne le croyais pas basé sur les principes de la stratégie ; il ne tenait pas compte de notre infériorité numérique et laissait Paris livré à lui-même[19]. » — Général Schmitt : « Je considérais cette marche comme le plus grand des malheurs qui pût nous arriver. Il était facile de dire : Nous avons le corps de Mac Mahon, le corps de Douay, le corps de Failly, mais, pour qui voyait la réalité des choses, il était évident que ces corps-là étaient dans l’impossibilité de reprendre la campagne aussi rapidement[20]. » Général Chabaud-Latour : « Si les 140 000 hommes de Mac Mahon s’étaient repliés sur Paris, s’appuyant sur les forts, pouvant manœuvrer autour de Paris, pouvant occuper ces magnifiques positions de Châtillon et de Versailles où nous n’avons pu nous maintenir, la défense aurait été tout autre[21]. » Général Du Barail : « Si l’avis de l’Empereur et du maréchal avait été écouté, notre armée se serait repliée sur Paris, dont l’investissement serait devenu impossible. Les hommes, levés tumultueusement par un gouvernement d’avocats et d’ingénieurs, auraient été recueillis par des généraux éprouvés dans des cadres solides et bien instruits. En peu de temps, grâce à la facilité de notre race à se plier aux nécessités de la guerre, ils seraient devenus d’excellens soldats et les choses auraient été changées[22]. »

Le commandant des zouaves Hervé disait sur la route même, à un de ses jeunes engagés, Paul Déroulède : « Les Français devraient avoir le bon sens de comprendre que ce n’est point par fantaisie qu’on abandonne une partie de territoire à l’ennemi, mais par nécessité. Remporter la victoire n’importe où, n’importe quand, tout est là. Si nous continuons notre marche sur Metz, nous serons coupés en route, acculés à quelque bataille dont nous ne choisirons ni l’heure ni l’endroit et il y aura beaucoup de chances pour que ce soit encore une nouvelle défaite. » La colonne revenant sur ses pas et reprenant le chemin de l’Est, le commandant Hervé, navré, s’écria : « L’esprit de sagesse n’aura guère duré, c’est l’esprit de folie qui l’emporte. Dieu veuille que nous ne payions pas chèrement la faiblesse et l’er- reur de notre général en chef[23]. » — Le colonel Stoffel a écrit : « Il eût fallu reconnaître que rien de sérieux ne pourrait être entrepris avec les troupes agglomérées au camp de Châlons et que leur demander de débloquer le maréchal Bazaine, — ce qu’on eût à peine osé exiger, dans ces circonstances, d’une armée aussi bien constituée que l’armée d’Austerlitz, — c’était vouloir l’impossible et les conduire à un échec certain[24]. »

Thiers n’avait pas commandé une manœuvre à quatre hommes et un caporal, mais il en savait plus que la plupart de ceux qui l’avaient commandée et il a répondu également à la fanfaronnade de Palikao : « Je puis dire que tous les soirs, M. le général Trochu et moi, nous avons supplié le gouvernement de ne pas commettre la dernière faute qui devait être mortelle, celle d’essayer de percer cette muraille d’airain. Percer le mur d’airain formé par les Prussiens, c’était évidemment impossible. On nous disait qu’on voulait débloquer le maréchal Bazaine ; je répondais : « Bon Dieu ! vous voulez le débloquer, soit ; mais il y aura deux bloqués au lieu d’un. » J’aurais dû dire, si j’avais pu prévoir toute l’horreur des événemens : deux capitules au lieu d’un[25]. »

La proposition de Palikao doit être renversée et remplacée par celle-ci : Il n’est pas un homme réfléchi, qu’il eût ou non commandé à quatre hommes et un caporal, qui n’ait blâmé, et c’est peu dire, réprouvé, à ce moment, ce projet de perdition d’envoyer Mac Mahon vers Bazaine.

Palikao, avec son sans-gêne habituel d’affirmation, a prétendu que son plan avait été inspiré par des considérations militaires, et non par des considérations politiques. L’Empereur l’a rappelé à la vérité. Il écrivit de Wilhelmshöhe à sir John Burgoyne (29 octobre 1870) : « Revenu à Châlons, j’ai voulu conduire la dernière armée qui restait à Paris, mais des considérations politiques nous ont forcés à faire la marche la plus imprudente et la moins stratégique, qui a fini par le désastre de Sedan. »

Ces considérations politiques auxquelles l’Empereur cédait sont encore moins justifiables que les sophismes stratégiques par lesquels on les a couvertes. La première était l’idée de tenir l’Empereur éloigné de Paris, et, pour cela, il fallait que l’armée elle-même n’y revînt pas. La seconde était la crainte qu’une révolution n’éclatât à Paris si on paraissait abandonner Bazaine, c’est-à-dire qu’on subordonnait le plan qui devait sauver La France à ces considérations personnelles et dynastiques dont l’Impératrice affirmait à tout propos faire le sacrifice.


XII

Le plan que Palikao prépara et fit adopter par le Conseil des ministres était le suivant : la grande faute commise au début de la campagne avait été l’éparpillement de nos forces en présence de forces allemandes concentrées ; il fallait y obvier en réunissant sur un même point une masse compacte qui pût lutter isolément et sans désavantage de nombre contre chaque armée ennemie. Pour cela, il n’y avait qu’à opérer la jonction des armées de Châlons et de Metz.

Le moyen d’y parvenir était de porter Mac Mahon vers Bazaine par des marches rapides avant que les trois armées allemandes, celle du prince Frédéric-Charles chargée du blocus de Metz ; celle du prince de Saxe qui s’avançait sur Verdun ; celle du prince royal qui se dirigeait sur Vitry-le-François eussent eu le temps de combiner leurs efforts et d’additionner leurs effectifs. À cet effet, Mac Mahon reprendrait, en sens inverse, le plan de Dumouriez en 1792 ; il se porterait de la vallée de la Marne dans celle de la Meuse par une marche rapide ; son armée serait divisée en trois colonnes : l’aile droite composée du 1er corps de Ducrot et du 12e de Lebrun ; le centre, du 7e corps de Douay ; l’aile gauche, du 5e corps de Failly. Ces colonnes se seraient ébranlées ensemble le 21. L’aile droite se serait dirigée par Suippe, Sainte-Menehould, Clermont-en-Argonne, où elle serait arrivée le 24 août, après des marches variant de 12 à 26 kilomètres. La colonne du centre aurait également gagné Clermont par Somme-sur-Py, Ville-sur-Tourbe, Sainte-Menehould, elle y parviendrait le 25 par des marches de 12 à 24 kilomètres. En cas d’urgence, la colonne de droite pourrait attendre la colonne du centre à Sivry-la-Perche, au débouché du défilé des Islettes sur la vallée de la Meuse. L’aile gauche s’élèverait vers le Nord par Bétheneville, Vouziers, jusqu’à Grand-Pré, nœud des défilés qui protègent du côté du Nord la marche par Clermont sur Verdun, où elle serait arrivée le 23, en trois étapes de 15 à 26 kilomètres. Aucun ennemi ne s’étant présenté de ce côté, il aurait poursuivi sa marche pour venir, par Varennes, déboucher dans la vallée de la Meuse, vis-à-vis de Charny, à six kilomètres Nord de Verdun, où elle se trouverait le 25 août.

Le 26, les trois colonnes réunies, qui eussent compté au moins 120 000 hommes, se jetteraient sur les 130 000 hommes de l’armée du prince de Saxe, entre Verdun et Etain. Si l’armée prussienne de Metz tentait de venir appuyer celle du prince de Saxe, elle attirait derrière elle l’armée de Bazaine qui, dans les journées du 14 et du 16, avait soutenu seule les efforts des armées réunies des Prussiens et des Saxons. Alors la position des deux armées allemandes entre deux armées françaises devenait très critique. Si, au contraire, larmée du prince Frédéric-Charles ne se détournait pas de Metz, l’armée saxonne essuyait très probablement une défaite qui la rejetait sur Metz. Cette armée étant obligée de se retirer, Metz était débloqué, jonction était faite ; 250 000 hommes se trouvaient réunis dans la main de chefs vigoureux. Le soldat français, dont le caractère militaire se développe surtout dans la guerre offensive, aurait repris son ardeur habituelle. L’armée du prince royal de Prusse, quelque rapide qu’ait été sa marche, n’aurait pu se trouver devant cette armée imposante que le 29 août, après trois jours de marches forcées, puisque, le 26, il était encore à Vitry-le-François et ne serait arrivé sur le champ de bataille qu’avec une armée épuisée de fatigue.

Palikao voulait en outre transporter à Belfort, par les voies rapides, un 14e corps de 30 000 hommes qu’il avait formé sous les ordres du général Renault. Ces 30 000 hommes eussent été lancés sur le duché de Bade pour y jeter l’épouvante, y opérer une diversion, puis se seraient repliés sur Belfort. Le Conseil des ministres considéra cette dernière partie du plan comme une aventure et n’y donna pas son approbation. Or, tel était le cas pour le mouvement ordonné de Paris à Mac Mahon, sur des indications plus que vagues d’un télégramme chiffré de Bazaine.

Palikao a invoqué l’autorité de Dumouriez : il aurait voulu appliquer en la retournant l’inspiration stratégique qui, en 1792, avait sauvé la France. D’après l’avis des juges compétens, la stratégie de Dumouriez, qui n’entendait rien à la grande guerre[26], malgré le succès qu’elle a obtenu par hasard, ne vaut pas d’être imitée. Gouvion-Saint-Cyr a expliqué pourquoi : « Dumouriez était faible pour espérer combattre le duc de Brunswick de front ; il eût arrêté bien plus sûrement son mouvement offensif s’il fût resté sur son flanc droit et Kellermann sur son flanc gauche. On pouvait tirer un grand parti des défilés de l’Argonne, mais non en essayant de les défendre avec un faible corps d’environ 20 000 hommes, et il eut mieux fait de laisser sa petite armée à portée et sous la protection des places de Mézières, Stenay et Montmédy, d’attirer à lui des renforts de l’armée du Nord, autant qu’il pourrait le faire, sans compromettre cette frontière, et de ne commencer son attaque qu’après que l’ennemi aurait franchi les défilés de l’Argonne pour s’en emparer et couper ses communications avec Luxembourg en opérant en arrière de sa droite, tandis que Kellermann opérerait en arrière de sa gauche, pour les lui couper avec le pays de Trêves[27]. » Si Dumouriez n’a pas perdu son armée, c’est que Brunswick ne l’a pas voulu.

Le plan de Palikao reposait sur cette donnée que les trois colonnes de l’armée de Mac Mahon arriveraient le 26 août à Verdun par des marches rapides et se trouveraient en position de combat le 27, n’ayant en présence qu’une armée du prince de Saxe, inférieure à l’armée de Mac Mahon. Cette supposition n’était pas exacte, quoique encore aujourd’hui elle soit adoptée par presque tous les historiens militaires. En réalité, l’armée du prince de Saxe était supérieure à celle de Mac Mahon, car elle se montait à 138 000 hommes. Eût-elle été réellement inférieure, nos affaires n’eussent pas été meilleures. On est toujours maître de refuser une bataille et c’est ce que le prince de Saxe eût fait : il se serait replié en arrière, vers la position indiquée de Damvillers en disputant le terrain pied à pied. De son côté, le prince Frédéric-Charles, après avoir laissé plus de monde qu’il n’en fallait pour retenir Bazaine, aurait vivement renforcé le prince de Saxe et la bataille se serait engagée, du 28 au 30, dans des conditions au moins d’égalité ; nous n’eussions pas tardé à être menacés sur notre flanc ou pris à dos par l’armée du prince royal. Tout ce ramassis de chimères allait être emporté par ce fait que la route de Verdun était irrémédiablement coupée à Bazaine.

Palikao en vint alors à un second plan pire que le premier. Il n’indiquait plus à Mac Mahon le point fixe vers lequel il devait se diriger. À sa propre appréciation, suivant les renseignemens qu’il recevrait, il irait vers l’Est, si Bazaine était encore bloqué à Metz, et vers le Nord, s’il s’était dégagé et se repliait sur Châlons, par Montmédy. Une armée de 140 000 hommes nominalement, en fait de 120 000 hommes au plus, s’engagerait à tâtons entre trois armées victorieuses formant un total de 511 000 hommes !

Cette stratégie sera l’éternel étonnement de l’histoire. On pourrait se dispenser de narrer les péripéties à travers lesquelles Mac Mahon est allé à la catastrophe. On ne peut pas exécuter bien un plan impraticable : quoi qu’il fit, qu’il manœuvrât plus ou moins correctement, qu’il allât à l’Est ou au Nord, qu’il disposât plus ou moins heureusement ses troupes, que, par miracle même, il obtint un avantage provisoire, quelques jours plus tôt ou quelques jours plus tard, il serait entouré, cerné, obligé de mettre bas les armes. Le lieu où s’opérerait la capitulation n’était pas encore déterminé, mais la capitulation était certaine. Dès le début des hostilités, Moltke s’était donné pour but de couper l’armée française de ses communications avec le centre du pays et de l’acculer vers le Nord aux frontières belges : nous allions nous-mêmes, volontairement, là où il aurait eu de la peine à nous refouler, et nous nous enfoncions spontanément dans la souricière où il projetait de nous étrangler. Pauvre, pauvre chère France ! tu es perdue. Le suicide militaire commence.

La dernière chance de salut qui nous restât était que Mac Mahon se refusât à exécuter l’ordre néfaste, et que, par son refus, il obligeât à l’abandonner.


EMILE OLLIVIER.

  1. Voyez la Revue des 15 juin, 1er et 15 juillet.
  2. Déroulède Feuilles de route.
  3. Carnet du prince Napoléon.
  4. Tlemcen, 13 septembre 1849. — Mon cher colonel, si vous méconnaissiez un peu moins, j’aurais réellement une frayeur terrible que vous ne m’accusiez non de paresse, ce qui serait un peu vrai, mais d’oublier complètement mes amis ; je chercherai cependant à m’excuser en vous disant que je méditais depuis longtemps une course chez les Abida, etc,……..
    Parlons maintenant un peu de vous : je vous dirai que le général Pélissier vient de quitter Tlemcen, où il est resté trois jours à passer l’inspection du 9e de ligne ; pendant tout ce temps, il n’a cessé de donner des coups de boutoir à tout le monde, excepté à moi, ce qui l’a fait juger par tous comme vous l’avez fait vous-même : c’est-à-dire d’une manière qui, dans ma conviction, est complètement inexacte, car, dans le fond, il est véritablement un homme bon et rempli de cœur ; il a décidé, et je vous prie de conserver cet avis pour vous seul, que le colonel Regaud serait proposé immédiatement d’office pour les places, et demande d’urgence qu’il soit remplacé le plus tôt possible à son régiment, se fondant sur la nécessité où je suis d’avoir près de moi un second sur lequel je puisse compter de toute manière. Dans cet état de choses, j’ai appuyé fortement sa décision et lui ai proposé immédiatement l’officier qui me paraissait le plus apte de tous à remplir cet emploi, etc…………..
    J’espère que, par amitié pour moi, vous voudrez bien, toute autre considération à part, m’appuyer dans cette circonstance, principalement auprès de mes deux prédécesseurs Bedeau et Cavaignac, etc. Recevez, mon cher colonel, la nouvelle assurance de mon sincère attachement. Le général. Signé : MAC MAHON.
    Ce 24 décembre 1850. — Mon cher ami. Êtes-vous toujours dans l’intention de retourner en Afrique ? La position de colonel du 9e de ligne vous irait-elle ? Dans ce cas, je suis presque sûr de vous la faire obtenir. Répondez-moi par courrier. Dans tous les cas je reste votre meilleur ami. Gal M. M.
  5. Souvenirs inédits de Léon Chevreau.
  6. Flourens, Paris livré, p. 55.
  7. Déposition de Piétri dans l’Enquête parlementaire sur le 4 septembre.
  8. Mme Carette, t. II, p. 185.
  9. Souvenirs du général Fleury, t. I, p. 202.
  10. Mémoires, année 1474.
  11. P. 905.
  12. Napoléon, Notes sur l’art de la guerre, 6e note.
  13. Sedan, p. 15.
  14. Déposition dans l’Enquête parlementaire du 4 septembre.
  15. Général Bonnal, Frœschwiller, p. 461 et 462.
  16. Déposition au procès Bazaine.
  17. Procès Bazaine.
  18. Procès Bazaine.
  19. Procès Trochu contre le Figaro.
  20. Déposition dans l’enquête sur le 4 septembre.
  21. Procès Trochu.
  22. Discours du 20 juillet 1890.
  23. Feuilles de route, p. 113-114.
  24. La dépêche du 20 août 1870.
  25. Discours du 8 juin 1872.
  26. Jomini, Procès, chap. Il, art. 14.
  27. Gouvion-Saint-Cyr, introduction.