La Guerre de 1870 (E. Ollivier)/16
La Régence avait contraint l’Empereur à approuver la marche de Mac Mahon vers Bazaine. Mac Mahon étant, depuis le 17 août, le seul arbitre des opérations militaires, c’était avec lui qu’on devait parlementer et sur sa volonté qu’il fallait peser. Quoique dans sa déposition, loyale, mais pleine de vague, d’inexactitude et de lacunes de mémoire, il ait contesté le fait, il est certain que, le 17 août, il était d’avis du mouvement vers Paris par les places du Nord. Le prince Napoléon a confirmé sur ce point les allégations de Trochu. Maintenant que Palikao s’est formellement prononcé contre le retour à Paris par n’importe quelle route et pour la marche vers Bazaine, Mac Mahon va-t-il capituler et abandonner une opinion mûrement réfléchie pour adopter celle qu’il a repoussée ?
Il ne s’y résout qu’à moitié : il ne ramènera pas ses troupes vers Paris, mais il ne les dirigera pas vers Bazaine. Il essaye de calmer les importunités de Palikao par un télégramme d’espérances dilatoires : « Veuillez dire au Conseil des ministres qu’il peut compter sur moi et que je ferai tout pour rejoindre Bazaine. » Et cependant il ne s’ébranle pas et il demeure au camp de Châlons où il attend des nouvelles. N’en recevant aucune, il se demande quelle route prendre. La route centrale de Briey à Mars-la-Tour est fermée ; Bazaine ne peut plus sortir par le Nord ou par le Sud ; si Mac Mahon veut aller au secours de l’armée de Metz, il faut qu’il s’élève vers le Nord ou qu’il descende vers le Sud ; comment adopter une de ces directions sans être assuré que l’armée de Metz ne prendra pas l’autre ?
Ce même jour (18 août) il reçoit des nouvelles. Bazaine annonce d’abord qu’il prévoit une attaque, puis qu’elle a eu lieu : « 4 h. 15 du soir. En ce moment, une attaque conduite par le roi de Prusse en personne avec des forces considérables est dirigée sur le front des diverses lignes ; les troupes tiennent bon jusqu’à présent, mais des batteries ont été obligées de cesser leur feu. » Après quoi silence. La nuit s’écoule dans une incertitude cruelle. Le lendemain 19 août à midi et demi, on reçoit une dépêche de la veille au soir : « 8 h. 20. — J’arrive du plateau, l’attaque a été très vive. En ce moment sept heures, le feu cesse. Nos troupes sont restées constamment sur leurs positions. »
Mac Mahon, avec son habitude des choses militaires, comprend qu’être resté sur ses positions signifie : nous ne pouvons avancer. Et il envoie à Bazaine la dépêche suivante : « 19 août 1870. Si, comme je le crois, vous êtes forcé de battre en retraite très prochainement, je ne sais, à la distance où je suis de vous, comment vous venir en aide sans découvrir Paris. Si vous en jugez autrement, faites-le-moi savoir. » Le lendemain 20, aucun détail ne parvient sur la bataille ; on en reste aux deux dépêches laconiques envoyées de Metz le 18 au soir ; on se perd en conjectures ; on ne sait ce qu’il faut craindre, ce qu’il faut espérer.
Penché sur ses cartes, essayant de leur arracher le secret des mouvemens lointains, le brave maréchal se débat dans les plus cruelles perplexités. Il n’hésiterait pas, s’il voyait devant lui un devoir militaire nettement indiqué, et, à tout risque, il le remplirait. Mais son regard troublé n’aperçoit pas où est le devoir. Ne pas secourir un compagnon d’armes en péril le désespère, mais éloigner de Paris la seule armée qui puisse encore le sauver l’épouvante : « J’étais, je l’avoue, assez indécis. Abandonner le maréchal Bazaine que je croyais pouvoir arriver d’un moment à l’autre sur la Meuse, me causait un véritable déchirement. Mais, d’un autre côté, il me semblait urgent de couvrir Paris et de conserver à la France la seule armée qu’elle eût encore de disponible.. » Il décide donc qu’il attendra, avant de se lancer, de connaître la direction prise par Bazaine. Il télégraphie : « 8 heures 45 matin. Les renseignemens parvenus semblent indiquer que les trois armées ennemies sont placées de manière à intercepter à Bazaine les routes de Briez, de Verdun, et de Saint-Mihiel. Ne sachant la direction de la retraite de Bazaine, bien que je sois aujourd’hui prêt à marcher, je pense que je dois rester au camp jusqu’à ce que je connaisse la direction prise par Bazaine, soit par le Nord, soit par le Sud. »
Mais vers midi une communication de Stoffel le tire de sa quiétude. Mac Mahon l’avait trouvé à Châlons sans emploi et l’avait attaché à son état-major particulier, avec la mission de le renseigner sur les forces et les mouvemens des armées ennemies. Stoffel lui fît remarquer que les Allemands n’étaient pas à plus de quarante-quatre kilomètres, sans obstacle naturel interposé. Si quelques régimens de cavalerie venaient à faire irruption dans le camp, ils y produiraient infailliblement une panique générale. Le maréchal s’écria avec vivacité : « Vous m’avez déjà dit que ces bougres-là sont audacieux ; un parti de cavalerie pourrait, après une marche de nuit, être ici après-demain : il faut que nous partions demain pour Reims. »
Quoique, de Reims, on pût encore se diriger sur Verdun ou Montmédy, il était manifeste qu’aller vers Reims, c’était en réalité commencer la retraite sur Paris, car on s’y rapprochait Des forteresses du Nord et de la vallée de l’Oise, dans laquelle on rencontrerait des positions défensives plus sûres que dans la vallée de la Meuse. De là Mac Mahon ne pourrait plus rejoindre Bazaine si celui-ci essayait de percer vers le Sud ; mais il serait plus en situation de lui venir en aide s’il choisissait la direction du Nord, et il serait en outre libre de se replier sur Paris, ce qui est toujours l’objectif de son instinct militaire. Il télégraphie à Palikao : « 20 août, 4 h. 40 soir. — Je partirai demain pour Reims. Si Bazaine perce par le Nord, je serai plus à même de lui venir en aide. S’il perce par le Sud, ce sera à une telle distance, que je ne pourrai, dans aucun cas, lui être utile. »
Palikao répond : « 20 août, 5 heures. — Je considère comme indispensable que votre armée aille dégager Bazaine. Songez à l’effet moral que produirait toute apparence d’abandon de cette armée qui a héroïquement combattu et qui est formée d’excellentes troupes. » Pour le décider, le ministre lui annonçait que des convois de munitions et de vivres étaient échelonnés sur la route de Montmédy à Thionville et que l’armée de Metz en manquait complètement.
Le lendemain 21 août, dès le matin, Mac Mahon se met en route pour Reims avec les 1er, 5e 12e corps d’armée et la première division du V. Au départ, des réserves considérables de toute nature sont encore brûlées, anéanties. Et par suite du même mouvement, pendant qu’à Châlons on brûle, à Verdun on laisse moisir ou l’on donne aux chevaux les approvisionnemens. Et l’on entend encore répéter « qu’on manquait de tout. ».
CARTE
A voir la marche pesante, décousue, dégingandée de son
armée qui, à chaque pas, semait les traînards, le long des accotemens des routes, il avait encore mieux compris qu’elle n’était
pas en état d’entreprendre aucune opération sérieuse, et les traînards disséminés le long des routes lui criaient plus fort encore
que son bon sens : « Reviens sur Paris. » Il y était décidé : « On
m’accuse d’être le Grouchy de la situation, disait-il à ses aides
de camp. N’importe : je me sacrifierai au salut du pays. »
Lorsqu’il rentra à sept heures du soir à son quartier général, à Courcelles, après avoir visité les camps de ses troupes exténuées, on lui annonça que l’Empereur l’avait fait appeler depuis plusieurs heures et l’attendait impatiemment. Il se rendit aussitôt au quartier général. Il y rencontra Rouher. Rouher n’avait pas revu l’Empereur depuis le 27 mai, jour où il lui avait été interdit de prononcer un discours pour la réception du plébiscite. A l’explosion des catastrophes, il est saisi du désir de se réconcilier avec son maître. Il va chercher son ami Saint-Paul et, « sans prévenir personne, pas même l’Impératrice, » dit-il, il arrive à Reims. Le voyage sentimental ne tarde pas à tourner à la consultation politique. Il célèbre l’excellence du plan de Palikao et engage l’Empereur à ne pas en différer l’exécution et à faire sortir Mac Mahon de ses hésitations. ; Mais l’Empereur ne veut rien résoudre sans Mac Mahon à qui il a remis tous ses pouvoirs.
« Voici, dit-il au maréchal, M. Rouher qui arrive de Paris et qui, interprète des sentimens de la Régente et de ses Conseils, demande, avec la plus vive instance, que nous renoncions absolument à notre projet de retour sur Paris et que l’armée se porte au secours de Bazaine. Je vous ai remis le commandement ; je vous laisse libre de prendre la résolution que vous jugerez la plus sage, sans prétendre exercer la moindre influence sur votre décision. »
Rouher exposa alors les idées qui avaient déterminé les conseils de la Régence : le prince royal était en marche vers Paris, il ne pouvait arriver que dans huit jours, Mac Mahon avait le temps de le prévenir, d’opérer sa jonction avec Bazaine, de revenir ensuite avec les deux armées, de protéger victorieusement Paris. Si l’armée revenait tout de suite sous la capitale, tout le monde dirait que c’est pour empêcher une révolution et pour conserver le pouvoir., On répéterait : « On a abandonné Bazaine dans un intérêt dynastique. » Mac Mahon contredit résolument ces idées : il ne se croyait pas en état de se risquer au milieu des armées prussiennes ; d’après les renseignemens de l’armée allemande, il devait supposer que Bazaine était entouré à Metz par une armée de 200 000 hommes ; qu’en avant de Metz, dans la direction de Verdun, se trouvait l’armée du prince de Saxe estimée à 80 000 hommes ; qu’enfin le prince royal de Prusse arrivait près de Vitry-le-Français à la tête de 150 000 hommes. En se portant vers l’Est, il exposait son armée à être enveloppée et détruite par des forces hors de proportion avec les siennes. L’armée de Bazaine pouvant être battue, il était de la plus haute importance de conserver à la France l’armée de Châlons qui, bien que composée en partie de régimens de marche, avait néanmoins assez d’anciens cadres pour servir à réorganiser une armée de 230 à 300 000 hommes. Il conclut qu’il se dirigerait sur Paris, le surlendemain 23, à moins qu’il ne reçût de Bazaine, son chef direct, des instructions contraires.
« C’est la mort dans l’âme, dit-il, que je prends cette résolution. Je sais très bien que je vais être accusé de lâcheté pour n’être pas allé au secours d’un camarade, mais au-dessus de ma réputation je mets l’intérêt supérieur de la France et je ne crois pas qu’il me soit possible de compromettre la dernière armée qui lui reste et qui, avec les ressources immenses réunies à Paris, peut être bientôt en état de lutter contre toutes les forces de l’Allemagne et de ramener la victoire sous nos drapeaux[2]. »
L’Empereur, qui approuvait visiblement les considérations stratégiques du maréchal, avait néanmoins assisté à la discussion en témoin muet. Il ne rompit le silence que lorsque Mac Mahon représenta le danger d’engager son armée entre les trois armées prussiennes : « En effet, fit-il, le maréchal peut se trouver enveloppé par des forces bien supérieures ; alors, quel sera mon rôle ? — Oh ! le rôle de Votre Majesté sera bien simple, répondit Rouher. Elle n’aura plus qu’à se jeter au milieu des ennemis ! »
Rouher eut beau insister, Mac Mahon demeura inébranlable. Finalement, n’ayant pu convaincre, Rouher se laissa convaincre, et, comme il n’avait jamais beaucoup tenu à aucune de ses opinions, il se rangea sans réticences à l’avis du maréchal. Il fut convenu que Mac Mahon serait nommé généralissime de toutes les troupes destinées à repousser l’invasion, ce qui lui subordonnait Trochu ; qu’il prendrait immédiatement les mesures pour la défense de Paris, et que ces mesures seraient expliquées à l’armée et à la France par une lettre de l’Empereur et par une proclamation de Mac Mahon. Rouher rédigea les documens. La proclamation aux soldats est intéressante à reproduire, quoiqu’elle ait été inutile, parce qu’elle indique les raisons que Rouher avait trouvées convaincantes :
« Soldats, l’Empereur me confie les fonctions de général en chef de toutes les forces militaires qui, avec l’armée de Châlons, se réuniront autour de Paris et dans la capitale. Mon désir le plus ardent était de me porter au secours du maréchal Bazaine, mais cette entreprise était impossible. Nous ne pouvions nous rapprocher de Metz avant plusieurs jours ; d’ici à cette époque, le maréchal Bazaine aura sans doute brisé les obstacles qui l’arrêtent ; d’ailleurs, pendant notre marche directe sur Metz, Paris restait découvert et une armée prussienne nombreuse pouvait arriver sous ses murs.
« Le système des Prussiens consiste à concentrer leurs forces et à agir par grandes masses.
« Nous devons imiter leur tactique, je vais vous conduire sous les murs de Paris, qui forment le boulevard de la France contre l’ennemi.
« Sous peu de jours l’armée de Châlons sera doublée. Les anciens soldats de vingt-cinq à trente-cinq ans rejoignent de toutes parts. L’ardeur nationale est immense ; toutes les forces de la Patrie sont debout.
« J’accepte avec confiance le commandement que l’Empereur me confère.
« Soldats, je compte sur votre patriotisme, sur votre valeur ; et j’ai la conviction qu’avec de la persévérance et du temps nous vaincrons l’ennemi et le chasserons de notre territoire. »
Rouher emporta ces documens, afin de les insérer au Journal Officiel. Il emportait aussi la certitude, non seulement que l’Empereur n’adoptait pas les conceptions stratégiques de Pâlikao, mais que dans son esprit existait d’une manière générale une certaine méfiance et plutôt une certaine mésintelligence avec le gouvernement de l’Impératrice : Napoléon III ne dissimulait guère qu’il avait désapprouvé le renvoi du ministère du 2 janvier et que sa confiance était restée aux ministres congédiés.
Aussitôt à Paris, Rouher se rendit au Conseil des ministres avec ses proclamations. Il y fut fort mal reçu. Palikao ne déguisa pas son mécontentement et recommença ses calculs fantastiques ; Brame et d’autres revinrent sur leur argument : « Si nous donnons un ordre de retraite, que diront les hommes décidés à tout pour renverser l’Empire ? Ils déclareront que nous sacrifions la France à la dynastie et que nous commettons une lâcheté envers l’armée et une félonie envers Bazaine. » Il fut donc décidé qu’on ne tiendrait pas plus de compte de ce qui avait été conclu à Courcelles que de ce qui avait été conclu à Châlons, et que Palikao enverrait une nouvelle dépêche télégraphique à Mac Mahon pour peser de nouveau sur sa volonté[3]. Il lui disait :
« 22 août, 1 heure après-midi. — Le sentiment unanime du Conseil, en présence des nouvelles du maréchal Bazaine, est plus énergique que jamais. Les résolutions prises hier soir devraient être abandonnées ; ni décret, ni lettre, ni proclamation ne devraient être publiés ; — ne pas secourir Bazaine aurait à Paris les plus graves conséquences. — En présence de ce désastre, il faudrait craindre que la capitale ne se défendit pas. Votre dépêche à l’Impératrice nous donne la conviction que notre opinion est partagée. Nous attendons une réponse par télégraphe. »
Cette dépêche était à peine partie que Palikao en recevait une de Mac Mahon de 10 h. 4.d du matin, qui s’était croisée avec la sienne. Elle disait : « Le maréchal Bazaine a écrit le 19 qu’il comptait toujours opérer son mouvement de retraite par Montmédy. Par suite, je vais prendre mes dispositions pour me porter sur l’Aisne. « L’Empereur répondait dans le même sens, à son tour, à la sommation de Palikao : « Reçu votre dépêche, nous partons demain pour Montmédy. » (4 heures.)
Ainsi, avant même que la pression exercée se fût opérée, Mac Mahon renonçait à son idée si arrêtée de revenir sur Paris ! Il s’engageait dans une direction opposée, il tournait le dos à la capitale et allait vers Metz !
Un revirement aussi rapide et aussi complet demande à être expliqué.
Le maréchal, dans la matinée du 22 août, conformément aux résolutions qu’il avait imposées, avait donné l’ordre de diriger l’armée sur Paris, par différentes routes, lorsque Pietri lui apporta à dix heures et demie une dépêche de Bazaine, reçue par l’Empereur à 9 h. 25, qui disait :
« 19 août. — L’armée s’est battue hier toute la journée sur les positions de Saint-Privat et de Rozérieulles et les a conservées. Le 4e et le 6e corps, seulement, ont fait, vers neuf heures du soir, un changement de front, l’aile droite en arrière, pour parer à un mouvement tournant par la droite que des masses ennemies tentaient d’opérer à l’aide de l’obscurité. Ce matin, j’ai fait descendre de leurs positions les 2e et 3e corps, et l’armée est de nouveau groupée sur la rive gauche de la Moselle, de Longeville au Sansonnet, formant une ligne courbe passant par le haut du Ban Saint-Martin derrière les forts de Saint-Quentin et de Plappeville. Les troupes sont fatiguées de ces combats incessans qui ne leur permettent pas les soins matériels, et il est indispensable de les laisser reposer deux ou trois jours. Le roi de Prusse était ce matin avec M. de Moltke à Rezonville, et tout indique que l’armée prussienne va tâter la place de Metz. Je compte toujours prendre la direction au Nord et me rabattre ensuite par Montmèdy sur la route de Sainte-Menehould à Châlons, si elle n’est pas fortement occupée. Dans le cas contraire, je continuerai sur Sedan et même sur Mézières pour gagner Châlons. » L’empereur Napoléon III a écrit : « Cette dépêche fut interprétée par le duc de Magenta dans un sens contraire à ses opinions précédentes. Il crut, dès lors, qu’il était possible d’aller utilement au secours du maréchal Bazaine et, dès que cette conviction nouvelle se fut établie dans son esprit, il n’hésita pas à renoncer à son mouvement vers Paris[4]. »
Cette dépêche cependant, lue de sang-froid, n’était pas de nature à expliquer un tel revirement. Elle n’apportait aucun élément nouveau, dans la délibération anxieuse du maréchal ; elle n’annonçait pas une résolution prise ou en train de s’exécuter, mais un projet qui, quelque arrêté qu’il parût, n’était qu’un projet subordonné aux circonstances : « Je ne disais pas d’une manière absolue que je le pourrais, a dit Bazaine. On savait que l’ennemi était entre moi et la Meuse. On avait derrière plus de nouvelles certaines que moi qui étais devant. » Enfin, cette dépêche ne résolvait pas le doute sur la direction que prendrait l’armée de Metz : elle dit : « ou par Montmèdy ou par Sedan. » Enfin, elle n’écartait pas l’objection principale de Mac Mahon : « Je ne crois pas, avait-il dit le 21 août, l’armée en état de se compromettre au milieu de plusieurs armées ennemies. » Cette raison si juste et si grave, qui aurait dû suffire à écarter dès l’origine l’idée de secourir Bazaine ; cette objection ne subsistait-elle plus le 22 août ? Loin de là, elle acquérait plus de force depuis qu’on connaissait, par le rapport de Bazaine, la situation critique de l’armée de Metz.
Un maréchal d’un coup d’œil aussi exercé que Mac Mahon ne pouvait pas admettre qu’une armée, qui venait d’être rejetée dans un camp retranché, pût en sortir deux jours après, en passant sur le corps de l’armée qui l’avait vaincue. « Une armée qui se laisse arrêter dans sa marche et acculer contre une place forte donne par le fait même la preuve la plus évidente de son infériorité sur l’ennemi[5]. » Bazaine d’ailleurs envoyait à Châlons des espérances qu’il n’éprouvait pas et des projets qu’il était décidé à ne pas réaliser. Il en est convenu lui-même. Le duc d’Aumale lui disant : « On ne peut concilier l’idée d’une armée rejetée en arrière des forts, qui va cependant, sous deux ou trois jours, prendre la route du Nord, » il avait répondu : « J’attendais constamment de nouvelles instructions de Châlons me disant : « N’entreprenez pas cette marche du Nord : elle est périlleuse[6]. »
Le duc d’Aumale aurait pu adresser à Bazaine une nouvelle interrogation : « Puisque vous ne songiez pas sérieusement à l’opération dont vous faisiez entrevoir l’éventualité possible, pourquoi ne l’avoir pas dit nettement ? » Et Bazaine eût été fort empêché de répondre. Après Woerth, Mac Mahon n’équivoqua pas, il écrivit : « J’ai perdu une bataille, je ne m’arrêterai qu’à Châlons. » — « Rejoignez-nous au moins par Nancy, lui criait-on de Metz. — Je ne puis pas, répondit-il, je ne m’arrêterai qu’à Châlons.»
Après le 18 août, Bazaine aurait dû avoir cette brutalité de franchise, télégraphier sa véritable pensée sans ambages et dire : « J’ai perdu une bataille, je suis rejeté dans Metz, ne comptez pas que je puisse vous rejoindre. » Et Mac Mahon n’eût pas été induit à une fausse interprétation. Il aurait dû néanmoins ne pas plus tenir compte de cette information incomplète que de l’injonction abusive de Palikao et continuer imperturbablement sa retraite sur Paris. Du reste, quelle que soit l’interprétation qu’on donne à la dépêche du 19 août, ce n’est pas celle qui a déterminé Mac Mahon à aller se perdre à Sedan.
Dans cette journée du 22 août, deux nouvelles dépêches de Bazaine arrivèrent au quartier général. Elles venaient de Longwy. L’une, adressée à l’Empereur, fut aussitôt communiquée au maréchal : elle indiquait que l’investissement se poursuivait avec un redoublement d’activité[7]. L’autre était expédiée à Stoffel pour être remise à Mac Mahon.
Elle arriva à Reims directement sans passer par Paris ; elle était chiffrée. Elle fut portée, non au domicile particulier de Stoffel à qui elle était adressée, mais au château qu’occupaient Mac Mahon et son état-major particulier. Pour ne pas perdre de temps, les officiers présens l’ouvrirent, la déchiffrèrent et la communiquèrent au maréchal ou à son chef d’état-major. Ils en parlèrent à Stoffel, lorsque celui-ci survint dans la demeure du maréchal, et, en effet, Stoffel trouva sur sa table de travail une traduction complète du chiffre. La dépêche disait : « J’ai dû prendre position près de Metz, pour donner du repos aux soldats et les ravitailler en vivres et en munitions. L’ennemi grossit toujours autour de moi et je suivrai très probablement pour vous rejoindre les lignes des places du Nord, et vous préviendrai de ma marche, si je puis toutefois l’entreprendre sans compromettre l’armée. — (20 août, 4 h. soir). »
Cette dépêche a été incontestablement reçue au ministère de la Guerre. Mac Mahon a dit depuis n’en avoir conservé aucun souvenir et les fabricateurs de calomnies se sont mis à l’œuvre et ont accusé, les uns l’Empereur, les autres l’Impératrice d’avoir ordonné, à Stoffel leur créature, de supprimer l’avis dont la connaissance eût arrêté Mac Mahon. Mac Mahon s’est chargé de montrer l’absurdité de l’invention en ce qui concerne l’Empereur : « Ma conviction intime, dit-il, est que l’Empereur n’est pour rien dans cette affaire. : A Reims, comme quelques jours plus tard au Chêne-Populeux, l’Empereur désirait rentrer à Paris avec l’armée de Châlons. : » Napoléon III n’a donc pu intercepter une dépêche qui ajoutait une force de plus à l’opinion qu’il soutenait.
L’Impératrice, au contraire, désirait la marche vers Bazaine, mais elle n’avait aucune communication avec Stoffel ; elle ne l’aimait pas et elle était incapable de la basse manœuvre dont on l’a accusée, et à laquelle Stoffel, qui était un honnête homme, ne se serait pas prêté. Une instruction judiciaire a établi que, dès le 22 août, on connaissait à l’état-major particulier de Mac Mahon la dépêche de Bazaine. Dès lors, elle n’avait pas été interceptée. Il reste à expliquer comment Mac Mahon n’en a conservé aucun souvenir.
Ne lui a-t-elle pas été remise par ses officiers ? Ou bien, l’ayant lue, n’y a-t-il pas attaché d’importance ? Elle contenait, il est vrai, cette phrase : « Si toutefois je puis l’entreprendre sans compromettre l’armée. » Mais cette restriction est sous-entendue dans tous les ordres militaires. Tout, à la guerre, est subit, mobile, subordonné à la circonstance imprévue, et un chef ne peut répondre qu’il ne sera pas contraint de renoncer le lendemain au projet arrêté la veille. Elle promettait aussi d’annoncer le mouvement quand il s’exécuterait, ce qui était encore naturel, puisqu’on ne peut pas supposer qu’un subordonné s’ébranle sur l’indication vague d’un projet en formation et n’indiquant pas son choix entre deux routes également possibles. Elle disait formellement ce que les autres impliquaient seulement. L’essentiel est de déterminer l’influence qu’elle aurait eue, si Mac Mahon l’avait connue. Dans l’instruction relative au procès Bazaine, il avait répondu au rapporteur :
« Vous me demandez si, l’ayant reçue, j’aurais continué mon mouvement vers l’Est. Cette question est délicate. Je vous répondrai cependant consciencieusement qu’il est probable que, même après sa réception, j’aurais continué ma marche vers la Meuse, sauf à voir ce qu’il y avait à faire, y étant arrivé. »
Palikao expédia à Mac Mahon une dépêche destinée à tomber aux mains des Prussiens, qui assignait à son armée une direction inverse de celle qu’elle suivait, et qui la faisait croire près de Paris alors qu’elle se rapprochait de Metz. Mais on oublia de veiller sur les télégrammes que les correspondans étrangers mandaient de Paris à leurs journaux, qui les tenaient en quelque sorte, heure par heure, au courant des mouvemens de nos troupes et rendaient l’invention de Palikao un stratagème ridicule.)
Le 23 août, au matin, les deux armées du prince royal, du prince de Saxe et celle de Mac Mahon se portent simultanément en avant. L’armée française va de Reims vers la Meuse et Montmédy. Les armées allemandes vont de Metz vers la Meuse et Paris, la IVe (prince royal) formant la gauche. Celle-ci prit une avance d’une marche afin que, si l’armée française résistait, elle pût l’attaquer sur son flanc droit, tandis que la IVe l’assaillirait de front et que toutes deux la couperaient de la capitale et la refouleraient au Nord.
La marche des uns et des autres s’opérant à des hauteurs différentes, les uns vers l’Est, les autres vers l’Ouest, il n’était pas impossible que, dans leur ignorance réciproque de leurs routes, les deux armées vinssent à se dépasser sans se heurter et qu’elles continuassent à marcher sur le prolongement l’une de l’autre, avec les fronts tournés de côtés opposés sans se douter de leur proximité.
Cette marche des deux armées, commencée le même jour, s’opéra dans des conditions bien différentes, grâce au rôle intelligent que l’état-major allemand avait départi à sa cavalerie. Dès le début des opérations, cette cavalerie allemande s’était signalée par quelques pointes hardies, et c’est une de ses reconnaissances qui, en constatant la présence de Mac Mahon derrière la Sauer, avait amené la rencontre de Wœrth. Toutefois, elle n’avait couvert qu’imparfaitement la mobilisation et la concentration de son armée et aussi imparfaitement deviné nos intentions stratégiques. Après Wœrth on la jeta au delà du front de l’armée à plusieurs marches en avant. Elle inondait littéralement la région, la parcourait avec audace dans tous les sens, affolait les populations qui transformaient la moindre escouade en bataillons, recueillait des renseignemens sur nos plans et nous empêchait de pénétrer les leurs. Derrière le rideau mobile et terrifiant qu’elle étendait au-devant de son infanterie, elle lui permettait de s’avancer avec sécurité et sans fatigue, comme si elle marchait à la parade. Sûrs d’avoir à plusieurs journées en avant un œil toujours ouvert, d’être avertis à temps au moins vingt-quatre heures d’avance pour se concentrer et se disposer à l’état de défense, les soldats n’étaient pas astreints, à leur arrivée à l’étape, à ces dispositifs compliqués, à ces précautions exténuantes qui épuisent plus que la marche même : envoi des patrouilles dans tous les sens, établissement de lignes d’avant-postes se reliant entre eux, etc. Ils se contentaient de se faire précéder d’une avant-garde postée généralement derrière une coupure de terrain et couverte par des avant-postes ; ils établissaient des sentinelles et des postes à l’entrée des villages, afin de tenir en respect les habitans et d’assurer la transmission rapide des rapports ; puis ils se répartissaient les cantonnemens et se reposaient en toute tranquillité après avoir pris un repas qu’aucune inquiétude ne troublait et qu’aucune surprise n’abrégeait. Le lendemain, ils se trouvaient frais et dispos, en belle humeur de recommencer.
La nouvelle marche étant tracée par des ordres régulièrement transmis la veille, l’armée ne se mettait pas tout d’un coup sur pied à la même heure, mais successivement, par fractions, afin de ne pas user prématurément ses forces par une attente prolongée. La marche s’opérait sur un front très étendu, de manière à utiliser le plus grand nombre possible de routes. L’inquiétude de manquer de vivres ne ralentissait point, pas plus que la crainte d’une surprise ; l’Intendance, sûre de la régularité et de la persistance des opérations, n’avait aucune peine à assurer l’arrivée des convois et la ponctualité des distributions, et, comme elle fonctionnait en pays ennemi et n’avait pas le devoir de le ménager, elle usait largement des ressources de réquisitions vigoureusement faites.
Bien différentes les conditions dans lesquelles s’avançaient nos malheureuses troupes. Notre cavalerie n’était pas envoyée au loin, elle se livrait tout juste aux reconnaissances réglementaires, à courte distance ; on la destinait à l’office d’une réserve de combat, soit pour achever une victoire, soit pour conjurer ou retarder les effets d’une défaite. Aussi nos soldats étaient-ils toujours en alerte ; à tout instant ils croyaient que l’ennemi était sur leur dos en nombre, alors qu’ils n’étaient menacés que par quelques uhlans, qu’un coup de boutoir eût culbutés. Ils ne se cantonnaient pas paisiblement dans les villages, ils bivouaquaient sous la pluie ; après une journée pénible, ils passaient une partie de la nuit à faire la soupe, et à tout instant, sur un renseignement chimérique ou sous une appréhension sans réalité, on leur faisait renverser les marmites, et ils partaient le ventre vide, laissant derrière eux vivres et ustensiles, ce qui représentait d’irréparables privations lorsque l’alerte s’était calmée. Dans cet état de trouble et d’anxiété perpétuels, la pensée directrice s’éclipsait ; nul n’avait cette sollicitude toujours en éveil du détail, que, du petit au grand, avaient tous les chefs prussiens ; on mettait sur pied à la même heure tout un corps d’armée dont les dernières fractions, s’exténuant avant de se mouvoir, devaient attendre pendant des heures entières le moment de se mettre en route à leur tour.
Les intendans, en présence d’agitations toujours désordonnées, ballottés entre des ordres et des contre-ordres, ne sachant sur quel plan compter, malgré leur intelligence et leur bon vouloir, étaient à tout instant pris au dépourvu, d’autant plus qu’ils n’osaient, en pays ami, pratiquer en sa dureté le système des réquisitions. Tel châtelain français, qui allait supporter et satisfaire avec empressement les exigences prussiennes, se récriait avec fureur parce que des Français affamés s’étaient emparés de quelques fagots de son domaine. Autrefois nous avions enseigné aux Prussiens ces pratiques intelligentes qu’ils retournaient si opportunément contre nous. Les armées de la République et de l’Empire avaient vécu de réquisitions, et nos chefs de cavalerie de l’âge héroïque avaient donné des exemples classiques de ces marches intrépides en avant qui déconcertent et affolent l’ennemi[8]. Mais nos chefs militaires avaient oublié ces choses comme tant d’autres.
Du 23 au 26 août, Mac Mahon s’avança de la sorte, torturé d’incertitudes, cherchant Bazaine à tâtons, envoyant aux renseignemens partout et n’en recueillant nulle part, ne se lançant dans une direction qu’en se tenant prêt à tourner dans une autre, sentant qu’il commettait une sottise et ne sachant se soustraire à l’oppression qui la lui imposait, se demandant à tout bout de champ ce qu’il ferait, n’hésitant point par incapacité militaire, mais par scrupule d’honneur et de devoir, ne voulant sacrifier ni Paris ni Metz, mais voyant de plus en plus clairement qu’il ne pourrait les sauvegarder l’un et l’autre et ne pouvant pas déterminer lequel des deux sacrifices serait le moins dommageable à la patrie.
Le 23 août, la première étape de Châlons à Reims s’opéra dans des conditions déplorables ; les corps laissèrent la moitié de leur monde en arrière, et, bien qu’ils eussent des vivres, les soldats se mirent à piller les wagons destinés à l’approvisionnement de l’armée dans la gare de Reims[9].
A son arrivée au quartier général de Bethenyville, Mac Mahon reçut la visite de Lebrun et Failly qui lui annoncèrent que le lendemain les troupes n’auraient plus de vivres. Il fut irrité et surpris : avant de quitter Reims, il avait donné l’ordre de pourvoir l’armée pour quatre jours. Mais les intendans, arrivés au corps la veille, ignoraient les lieux de distribution et ne s’étaient point trouvés là quand les corvées s’étaient présentées. Mac Mahon se vit alors obligé de modifier son itinéraire : il ordonna de marcher vers le Nord et de se rapprocher de Rethel où les troupes trouveraient a vivre.
On s’approvisionne à Rethel ; chaque corps d’armée reçoit deux journées de vivres, pain, sucre et café. Le 26 août, l’armée quitte cette ville et pivote sur sa droite établie à Vouziers. Le maréchal, au lieu d’envoyer la division de cavalerie Marguerite sur le flanc droit vers Grand-Pré et la Groix-au-Bois, la dirige vers le Chêne-Populeux.
« Quelle grossière impéritie ! » disent les critiques de profession. Rien cependant de plus naturel. Si Mac Mahon avait eu pour objectif Metz, il se serait éclairé sur sa droite ; mais ne pensant qu’à Bazaine qui doit venir par Montmédy, c’est du côté de Montmédy qu’il regarde et qu’il envoie sa cavalerie aux nouvelles.
Aucune nouvelle du côté de Montmédy, pas plus que de tout autre, lorsque tout à coup les Allemands opérèrent un changement de front qui révéla à Mac Mahon, avec la clarté de l’éclair dans une nuit noire, l’effroyable position dans laquelle il s’enfonçait et qu’il n’avait que trop bien pressentie.
Au début de leurs nouvelles opérations, les armées allemandes avaient pris la route de Paris, sans hésiter. Supposant que Mac Mahon ferait ce que le bon sens stratégique conseillait, ils ne doutaient pas qu’il ne se fût replié sous la capitale et ils marchaient en droite ligne vers elle. La certitude qu’ils obtinrent le 24 août de l’abandon du camp de Châlons, de la présence de Mac Mahon à Reims, ne modifia pas leur supposition, car de Reims aussi, on couvrait latéralement Paris. Les Saxons tâtèrent la place de Verdun et essayèrent de l’enlever. Ils furent vigoureusement repoussés, se résignèrent à masquer seulement la place et continuèrent leur route.
Dans la soirée du 24 août (onze heures), l’état-major reçut par la voie de Londres un télégramme de Paris disant : « L’armée de Mac Mahon se concentre à Reims. L’empereur Napoléon et le prince sont avec elle. Mac Mahon cherche à faire sa jonction avec Bazaine. » De Berlin on leur envoya un télégramme du ministre prussien à Bruxelles, annonçant que l’Indépendance belge affirmait « que l’armée de Mac Mahon, dont on ignorait la direction, marchait rapidement vers Mézières. » Il paraît que le rédacteur en chef de l’Indépendance belge, ardent à servir les premières nouvelles à ses lecteurs, avait envoyé son fils en France, et que celui-ci avait marché jusqu’à ce qu’il se fût heurté à l’avant-garde de Mac Mahon dont il avait aussitôt télégraphié le mouvement à son journal. Le quartier-maître général Godbielski émit alors pour la première fois l’avis qu’ « une tentative des Français pour se porter de Reims au secours de Bazaine, si elle était difficilement admissible au point de vue militaire, pouvait cependant s’expliquer par des considérations politiques. » L’état-major la considérait néanmoins comme tellement déraisonnable qu’il ne s’y arrêta pas. Il ne put croire que, la route directe de Reims sur Metz étant coupée, un chef sensé tentât un détour aussi hasardeux le long de la frontière belge. « C’est impossible, aurait dit sentencieusement Moltke, ce serait trop bête. »
Un changement subit de direction eût singulièrement aggravé la tâche des Allemands : il eût fallu s’engager par des chemins de traverse, par les vastes forêts de l’Argonne, au milieu d’une région dans laquelle la subsistance des troupes n’avait pas été préparée, déranger l’itinéraire des ravitaillemens, demander aux troupes des efforts extraordinaires de marche et de souffrance. L’état-major ne crut pas que deux télégrammes de journaux suffissent à imposer la créance à une combinaison si manifestement opposée à l’intérêt bien entendu de ceux à qui on l’attribuait et à toutes les données du bon sens. Il persista à ne pas changer la direction de l’armée ; il se contenta de donner l’ordre (11 heures du matin, Bar-le-Duc) de gagner légèrement vers la droite par un mouvement général, puis, une fois les troupes dans leurs nouveaux emplacemens, de les laisser reposer le 27, pour faire serrer les convois, aligner les vivres, de manière à traverser sans difficultés les parties stériles de la Champagne. Le prince royal estima qu’il valait mieux risquer un retard dans la marche sur Paris, retard toujours réparable, que de manquer une bataille décisive vers le Nord, ce qui eut été irréparable. Un article du Siècle du 24 août l’avait confirmé dans cette idée que son corps exécuterait le 25 le resserrement qui avait été fixé le 23. Mais dans la soirée du 23 parvinrent aux Allemands des preuves qu’avec certains adversaires l’absurde est le probable, et que le plan, qui au point de vue militaire leur avait paru inadmissible, était en voie d’exécution.
Le Public, organe officiel de M. Rouher qu’on supposait bien informé, annonçait que le camp de Châlons était levé et que les opérations de Mac Mahon se poursuivaient. Le 23, il avait imprimé : « Mac Mahon a pris la direction de Metz avec une rapidité qui double le mérite du mouvement. » Et le 24 au matin, le Peuple français, organe du ministre Duvernois, avait signalé comme déjà opérée la jonction des deux maréchaux, qui ne devait jamais se faire. Ces informations sensationnelles étaient naturellement répétées par les autres journaux. Et la presse parisienne parlait du mouvement du maréchal Mac Mahon depuis quarante-huit heures lorsque le Temps se décida à en faire mention, à son tour, le 24 au soir[10].
Un journal français déclara en substance qu’un général français ne saurait abandonner ses compagnons d’armes sans encourir la malédiction du pays. D’autres feuilles de Paris rapportèrent les discours prononcés au Corps législatif signalant la honte qui rejaillirait sur le peuple français si l’armée du Rhin n’était pas secourue. Enfin un nouveau télégramme de Londres manda d’après le Temps, du 23 août, que Mac Mahon s’était subitement décidé à courir à l’aide de Bazaine, bien qu’en découvrant la route de Paris il compromît la sécurité de la France ; que toute l’armée de Châlons avait déjà quitté les environs de Reims, mais que cependant les nouvelles reçues de Montmédy ne faisaient pas encore mention de l’arrivée des troupes françaises dans ces parages.
Un haut personnage anglais, présent au camp prussien, m’a conté la joie exubérante qui y éclata lorsqu’on reçut ces nouvelles, qui dissipaient les incertitudes et annonçaient que nous allions nous-mêmes nous mettre, le long de la frontière belge, dans la position de détresse à laquelle, dès le début, les Allemands avaient médité de nous acculer.
Une conversion générale de l’armée sur la droite, pour rompre dans le Nord, était la conséquence obligée de la nouvelle d’une tentative de Mac Mahon vers Metz. Cependant, bien que les renseignemens concordans des journaux français rendissent cette sottise plausible, elle paraissait encore tellement invraisemblable à l’état-major, qu’il voulut la certitude matérielle afin d’y croire. Il ne fut pas davantage ému de la lettre saisie d’un officier supérieur de Metz indiquant l’espoir d’être bientôt secouru par l’armée de Châlons[11]. Il limita pour le 26 août la conversion partielle sur la droite, à l’armée de la Meuse, aux Bavarois et aux Wurtembergeois. La troisième armée reçut seulement l’ordre de concentrer étroitement le gros de ses forces sur sa droite et de se mettre en mesure, soit de prolonger le mouvement de son aile gauche sur Reims, soit de la rabattre vers le Nord, à la suite de l’armée de la Meuse. L’armée de la Meuse elle-même ne devait rompre vers le Nord que si les rapports de la cavalerie, jetée sur Vouziers et Buzancy, apportaient la preuve matérielle, qui paraissait indispensable, de l’incroyable manœuvre vers Metz.
L’armée française, complétant le rôle d’éclaireur de l’ennemi si amplement rempli par la presse française, ne tarda pas à fournir cette certitude matérielle.
Le 7e corps d’armée (Abel Douay) établi à Vouziers, sur lequel l’armée pivotait, ayant sa droite et ses derrières découverts par l’envoi de Margueritte vers Oches, eut l’idée, nouvelle dans notre armée, de s’éclairer et de se renseigner sur l’ennemi. Il distribue sur son front les trois régimens de son corps d’armée ; le 7e de lanciers surveille sur la rive gauche de l’Aisne la route de Sainte-Menehould ; le 4e hussards est porté sur Grand-Pré ; le 4e lanciers au delà de la Croix-au-Bois vers Buzancy. La brigade Bordas (division Dumont) occupe Buzancy et Grand Pré, comme soutien de cette cavalerie.
Les reconnaissances des hussards, sur la route de Grand Pré à Varennes, les mettent aux prises avec les détachemens de la division saxonne jetée vers Grand Pré, Betheniville, afin de se procurer la certitude matérielle de cette marche de l’armée de Mac Mahon vers Metz, à laquelle était subordonnée la conversion de l’armée allemande sur sa droite vers le Nord. Les cavaliers français se replient en hâte vers Grand Pré, dans la persuasion qu’ils se sont heurtés à l’armée prussienne tout entière. Bordas à son arrivée à Grand Pré, apercevant l’ennemi à Senne, ne doute pas des renseignemens des hussards ; il admet qu’il se trouve en présence de forces considérables ; il l’annonce à Douay, ajoutant qu’il est obligé de se retirer sur Buzancy. Douay prête l’oreille à ce cri de détresse, qui lui arrivait également de Buzancy et de Monthois, d’où les troupes se retiraient devant un escadron saxon, et un gros parti de uhlans. Il se croit cerné, en danger d’être enlevé ; il prend en toute hâte les dispositions suprêmes de combat ; il éloigne son grand convoi de vivres de la colonne des bagages, rappelle celui de la brigade Bordas, et comme elle s’attarde à Grand Pré, se croyant coupé, il lui envoie la 2e brigade de la division Dumont, afin de la ramener. Enfin, il avertit le maréchal à Tourteron de l’action imminente. Le maréchal, aussitôt l’avertissement reçu, arrête le mouvement en avant de l’armée, la concentre vers Vouziers, ordonne au 1er corps d’armée de se porter le 27 vers Vouziers, au 5e de marcher sur Buzancy ; au 12e, sur Châtillon et, se rapprochant lui-même, reporte son quartier général au Chêne Populeux. Pendant toute la nuit nos troupes demeurent debout sous la pluie, les pieds dans la boue, attendant l’ennemi qui, tout entier à la satisfaction d’avoir repris le contact perdu depuis Wœrth, et de savoir que nous n’avions pas encore atteint Dun, ne se montre pas. Nous ne vîmes arriver que la division Dumont qui vint se morfondre à côté de nous.
Cependant Douay et Mac Mahon finirent par s’apercevoir qu’ils n’avaient pas une armée sur le dos, que Grand Pré n’était pas occupé par les Allemands. Le maréchal arrêta la marche de ses troupes sur Vouziers, ramena le 1er corps de Vandy sur Voncq ; le 12e corps de Châtillon au Chêne ; la cavalerie Bonnemain à Attigny. Le 5e corps d’armée, qui était à Buzancy, avec la division Margueritte sur sa gauche à Beaumont, reçut l’ordre de se replier sur Châtillon. Avant qu’il l’eût fait, quelques escadrons de cavalerie saxonne attaquaient deux escadrons de notre 12e régiment de chasseurs, partie à pied, partie à cheval, aux débouchés de la ville. Les chasseurs sont d’abord rejetés dans la place ; puis ils reparaissent en nombre et rejettent les Saxons. Ceux-ci reviennent à leur tour, plus nombreux et soutenus par les obus d’une batterie à cheval. Évidemment, si Failly, qui était en arrière, eût soutenu sa cavalerie, il eût infligé aux Saxons une sanglante leçon : il se contenta de recueillir ses escadrons et d’opérer avec eux la retraite dont il avait reçu l’ordre.
Désormais tous les doutes de l’Etat-major allemand sont dissipés : ce qu’il avait d’abord cru impossible, ce qui lui avait ensuite paru plausible, lui apparaissait certain. Dès qu’elle avait reçu les rapports de sa cavalerie, le 26 août, l’armée saxonne avait commencé la conversion vers le Nord. Avant même de les avoir reçus, le prince royal, quoiqu’on lui eût prescrit de rester provisoirement sur l’expectative, avait fait de même. Dans la soirée, l’ordre est envoyé aux fractions de l’armée allemande qui avaient déjà commencé le changement de front, de le continuer, et à celles qui ne l’avaient pas encore commencé, de l’opérer.
L’état-major ne se croit pas encore en mesure d’aller affronter, sur la rive gauche de la Meuse, l’armée française. Il prescrit les mesures pour la recevoir vigoureusement sur la rive droite. L’armée de la Meuse occupera les ponts à Dun et à Stenay et elle poussera sa cavalerie dans notre flanc droit, mais son gros gagnera Damvillers, qu’on choisit comme champ de bataille. Le prince Frédéric-Charles est invité à diriger sur ce point deux des corps consacrés à l’investissement de Metz, de façon qu’ils y soient arrivés le 28 au plus tard. Si, pour arrêter une tentative de passage de Bazaine par l’Ouest, qui doit être empêchée à tout prix, il est nécessaire d’abandonner le blocus sur la rive droite de la Moselle, on lui en donne l’autorisation. Enfin l’armée du prince royal marchera à toute vitesse sur Sainte-Menehould, afin de nous couper de nos communications avec Paris et le Nord.
Les marches, que ces dispositions subitement arrêtées imposent, sont exécutées avec entrain, quoiqu’elles soient très pénibles et très longues, car chacun sent qu’elles acheminent à une prompte solution. On les rendit moins dures en faisant bivouaquer les troupes, parce qu’on n’aurait pu leur faire gagner les cantonnemens qu’en les disloquant, ce qui leur eût été une fatigue de plus.
Mac Mahon, en se rendant compte qu’il n’avait pas une armée devant lui à Grand Pré, se convainquit non moins clairement qu’il n’allait pas tarder à être pris, comme il l’avait prévu, dans une souricière entre trois armées. On avait appris, en effet, que le prince royal de Prusse, suspendant sa marche sur Paris, s’avançait vers le Nord par Sainte-Menehould, et qu’une armée autre que la sienne montait par Varennes et occupait déjà les ponts de Dun et de Stenay, ce qui les rendait maîtres de la rive gauche de la Meuse. D’autre part, il continuait à n’avoir aucune nouvelle de Bazaine, ce qui indiquait, à n’en pas douter, qu’il n’avait pu entamer le mouvement risqué par Montmédy, qu’il avait annoncé dubitativement.
Devinant, dans les lointains de l’horizon, les armées qui s’avançaient vers lui, il jetait tristement un regard sur la sienne. Elle était partie de Châlons dans le triste délabrement que nous avons dit ; à chacune de ses étapes, son état physique et moral avait empiré. Une portion se maintenait fière, digne, solide, disciplinée. Mais une autre portion, très considérable, était passée à l’état de fricoteurs et de maraudeurs. « Sous le spécieux prétexte d’ôter un caillou de la chaussure, d’ajuster le sac de prendre de l’eau, de boire un coup, manger une bouchée, prendre un raccourci, ne pouvoir suivre parce qu’on va trop vite, qu’on est blessé au pied, etc., ces fricoteurs ralentissent le pas ou s’arrêtent, échappent à l’œil de leurs chefs directs, se répandent aux abords de la route et, au loin, entrent dans les maisons, implorent ou forcent la pitié des habitans, pillent les champs, ravagent les jardins, s’installent sans gêne où bon leur semble, y préparent le café, la soupe, le fricot et regagnent quand ils le daignent, ou bien... ne rejoignent pas du tout, se faufilent dans les hôpitaux civils, en surprenant la bonne foi des administrateurs ou des religieuses ; en un mot, ils sont partout, excepté à leurs rangs. Les amateurs de gibier, quand la région était boisée, se convertissaient en braconniers et ne revenaient qu’après plusieurs marches, partager leur butin avec les camarades.
« Les désordres administratifs contribuaient à faire de l’armée un troupeau de fricoteurs et de pillards. Ainsi aucune distribution de bois n’ayant été faite, les hommes se répandaient dans les champs, les vignes et les jardins et s’emparaient des haies, des échalas, des barrières, des portes, de tout ce qui peut brûler, en un mot. De plus, les vivres n’étant pas distribués, les champs de pommes de terre et de légumes, les jardins clos eux-mêmes, sont en un instant ravagés et les arbres dépouillés de leurs fruits, etc.
« Dans une telle cohue, aucune discipline : on se moquait des ordres des officiers ; ils étaient bien heureux quand on ne les insultait pas. Il eût fallu faire trop d’exécutions sommaires, pour venir à bout d’une telle dissolution, et on laissait aller. Ces pauvres soldats n’étaient qu’à moitié coupables, car ils souffraient cruellement de toutes les manières. Le temps était atroce, une pluie continuelle tombait : vêtemens, coiffures, sacs, tout ruisselait ; les jambes enfonçaient dans le sol jusqu’au dessous de la cheville, les pieds glissaient ; à tout instant, je voyais des pains entiers, détrempés par l’eau, s’échapper des courroies et tomber dans la boue ; ou bien des tentes, des souliers, des couvertures, des vêtemens, des provisions de toute espèce, dont les hommes surchargés se défaisaient avec colère. C’était triste, bien triste ! Et pourtant, au milieu de ce déluge, la gaieté française parvenait encore à percer. Un homme en glissant tombait-il dans cette mer de boue ; c’étaient alors des éclats de rire à dérider le visage le plus sombre ; un autre lançait-il un juron, quelque loustic le narguait par une facétie qui amenait l’hilarité ; les uns chantaient la Marseillaise, d’autres, véritables mélomanes, s’abritant sous des tentes déployées et tendues en parapluies à l’extrémité de quatre fusils, chantaient en chœur des morceaux fort bien exécutés, ma foi[12] ! »
Jusqu’à ce moment, l’armée de Mac Mahon avait perdu son temps, mais elle n’avait pas été réellement exposée. Un pas de plus, elle allait au contraire au-devant d’une catastrophe certaine. Fatiguée, mal organisée, démoralisée, elle était hors d’état de venir à bout de trois armées, qui, à défaut de toute supériorité autre, avaient celle du nombre et l’ascendant moral et la confiance que donnent la victoire. Il était évident qu’on ne pouvait rien pour Bazaine, que si on avait pu, sans déraison, songer à lui tendre la main après une sortie heureuse de Metz, il était insensé de tenter de le dégager de Metz, dès qu’il y restait cerné. En s’obstinant dans une entreprise qui n’avait aucune chance en sa faveur, on était certain de ne pas sauver l’armée de Metz et de perdre celle de Châlons, Mac Mahon, avec la clairvoyance d’un vieux soldat, se rend compte de la réalité et, avec une sagacité non moins lucide, il se met en mesure de la conjurer. La route de Paris par Mézières restait libre : il décide d’y engager son armée. Il ordonne au 1er corps d’armée de se diriger sur Mazerny ; au 12e sur Venderesse ; au 5e sur Poix ; au 7e sur Chagny. Il télégraphie au commandant supérieur de Sedan (3 h. 25 m. soir) d’employer tous les moyens possibles pour faire parvenir au maréchal Bazaine la dépêche suivante :
« Le maréchal Mac Mahon prévient le maréchal Bazaine que l’arrivée du prince royal à Châlons le force à opérer le 29 sa retraite sur Mézières, et de là à l’Ouest, s’il n’apprend pas que le mouvement du maréchal Bazaine soit commencé. »
Enfin il communique ces arrangemens à Palikao (8 h. 50 minutes soir) : « La 1re et la 2e armée, plus de 200 000 hommes, bloquent Metz, principalement sur la rive gauche ; une force évaluée à 50 000 hommes serait établie sur la rive droite de la Meuse pour gêner ma marche sur Metz. Des renseignemens annoncent que l’armée du prince royal de Prusse se dirige aujourd’hui sur les Ardennes avec 150 000 hommes ; elle serait déjà à Ardeuil. Je suis au Chêne avec plus de 100 000 hommes. Depuis le 10, je n’ai aucune nouvelle de Bazaine. Si je me porte à sa rencontre, je serai attaqué de front par une partie des 1re et 2e armées qui, à la faveur des bois, peuvent dérober une force supérieure à la mienne, en même temps attaqué par l’armée du prince royal de Prusse me coupant toute ligne de retraite. Je me rapproche demain de Mézières, d’où je continuerai ma retraite, selon les événemens, vers l’Ouest. »
L’Empereur approuva hautement la résolution de Mac Mahon, et il n’est aucun des officiers sérieux, grands ou petits, qui ne fissent de même. Aucun de ces braves gens ne crut manquer à l’honneur, car, ainsi que l’a dit Montluc, « on n’est pas moins digne de blâme lorsqu’on se perd, se pouvant retirer de la mêlée et qu’on se voit perdu, que si du premier coup on prenait la fuite. »
Afin d’alléger les mouvemens de l’armée de la présence du prince impérial, l’empereur, de Tourteron même (7 heures du matin), dirigea le Prince sur Mézières où il arrivera comme une espèce d’avant-garde de l’armée.
« Ne pensez-vous pas, avait dit au maréchal son chef d’état-major général, le général Faure, lorsqu’il lui eut communiqué sa dépêche, qu’il venait de dicter au colonel Stoffel, ne pensez-vous pas que vous avez tort d’envoyer cette dépêche au ministre ? On vous répondra de Paris de telle manière que vous serez peut-être empêché de mettre vos nouveaux projets à exécution. Vous pourriez ne l’expédier que demain, lorsque nous serons déjà en route pour Mézières. » Le maréchal réfléchit un instant, n’écouta pas l’avertissement et fit expédier la dépêche[13]. ;
Le pressentiment du général Faure ne tarda pas à se vérifier. A la lecture du télégramme de Mac Mahon, Palikao fut saisi d’une véritable fureur d’homme buté : quelqu’un osait donc encore contredire son extravagance stratégique ! Il se rendit chez l’Impératrice et lui déclara que, si l’ordre donné au maréchal de se porter immédiatement vers Bazaine n’était pas exécuté, il afficherait dans toute la France que l’Empereur était responsable des désastres qu’occasionneraient les retards apportés à la réunion des deux armées[14].
Il télégraphia immédiatement, coup sur coup à l’Empereur, (11 heures du soir) et à Mac Mahon (1 h. 30). A l’Empereur il disait : « Si vous abandonnez Bazaine, la révolution est dans Paris et vous serez attaqué vous-même par toutes les forces de l’ennemi. Contre le dehors Paris se gardera. Les fortifications sont terminées. Il me paraît urgent que vous puissiez parvenir rapidement jusqu’à Bazaine. Ce n’est pas le prince royal de Prusse qui est à Châlons, mais un des princes, frère du roi de Prusse, avec une avant-garde et des forces considérables de cavalerie. Je vous ai télégraphié ce matin deux renseignemens qui indiquent que le prince royal de Prusse, sentant le danger auquel votre marche tournante expose son armée et l’armée qui bloque Bazaine, aurait changé de direction et marcherait vers le Nord. Vous avez au moins trente-six heures d’avance sur lui, peut-être quarante-huit. Vous n’avez devant vous qu’une partie des forces qui bloquent Metz, et qui, vous voyant vous retirer de Châlons sur Reims, s’étaient étendues vers l’Argonne. Votre mouvement sur Reims les avait trompés, comme le prince royal de Prusse. Ici, tout le monde a senti la nécessité de dégager Bazaine et l’anxiété avec laquelle on vous suit est extrême. »
La dépêche à Mac Mahon était plus impérative : « Au nom du Conseil des ministres et du Conseil privé, je vous demande de porter secours à Bazaine en profitant des trente heures d’avance que vous avez sur le prince royal de Prusse. Je fais porter corps Vinoy sur Reims. »
Le lendemain matin, il communiqua ses télégrammes de la nuit au Conseil des ministres et au Conseil privé, en exprimant son vif mécontentement des hésitations de Mac Mahon. Il recommença ses calculs et s’acharna à démontrer que le maréchal avait au moins trente-six heures d’avance. « Qu’il marche donc ! s’écria-t-il, qu’il marche vite sans regarder derrière lui, et la fortune peut nous revenir ! « Le maréchal Vaillant, par une aberration inconcevable en un militaire aussi expérimenté, s’unit à lui et déclara que sa conception était belle et exécutable, qu’on obéissait à un devoir étroit, à un sentiment patriotique élémentaire, en essayant de dégager la belle et nombreuse armée de Bazaine, de la sauver d’une destruction presque complète ou d’une capitulation honteuse. Il lui paraissait impossible de laisser se consommer l’effondrement de la France sans tenter ce suprême effort. Il conseilla de faire partir sur-le-champ un officier avec le double des dépêches expédiées la nuit et avec des instructions détaillées. Et comme Palikao répondit qu’il le ferait en rentrant au ministère : « Non, dit Rouher. — Non, dit l’Impératrice, quittez le Conseil immédiatement, prenez la voiture de service et faites sur-le-champ ce que conseille le maréchal Vaillant ; et Palikao quitta aussitôt le Conseil et alla expédier dépêche et instructions[15]. L’Empereur fut réveillé au milieu de la nuit par le télégramme qui lui était adressé : il l’envoya immédiatement à Mac Mahon par l’un de ses officiers, en le priant de venir en conférer avec lui avant de prendre son parti. Puis Mac-Mahon reçut à son tour le télégramme que lui envoyait Palikao au nom du Conseil privé et du Conseil des ministres.
Cet acharnement à détruire soi-même notre dernière armée stupéfait, consterne, puis irrite, et, à la lecture du télégramme maudit, on a de la peine à retenir les dures qualifications. Quel titre avait donc Palikao, enfermé à Paris, de contredire Mac Mahon présent sur les lieux ? Son coup de main en Chine contre des ombres de soldats le plaçait-il au-dessus du vainqueur de Malakoff et de Magenta ? Son audace offensive était-elle supérieure a celle de Mac Mahon ? Et quand l’homme, qui avait tant osé à Wœrth, déclarait, le champ de bataille devant lui, qu’on ne devait rien oser en Lorraine, un ministre, n’ayant devant lui que des cartes, ne commettait-il pas un acte d’insolente irrévérence en ne s’inclinant pas devant une appréciation qu’il était hors d’état de contrôler ?
« Si nous n’allons pas secourir et débloquer Bazaine, disaient les ministres, la révolution éclatera à Paris, marchez donc et soyez victorieux ! » En vérité, il semble qu’il dépendît de Mac Mahon en levant son épée d’avoir la victoire. Il l’eût fait bien volontiers, mais comment s’y serait-il pris ? Cette victoire était impossible.
L’armée de la Meuse, en possession de la rive droite du fleuve, maîtresse des ponts qui commandaient la rive gauche, n’avait plus rien, le 28 août, à redouter d’une attaque de Mac Mahon. La sécurité de l’état-major allemand était, à juste raison, telle qu’il renonçait à la concentration ordonnée sur Damvillers, et que, certain désormais de pouvoir nous joindre avec des forces supérieures sur la rive gauche de la Meuse, il télégraphiait au prince Frédéric-Charles que le concours d’une portion de l’armée de blocus était désormais superflu.
Admettons par hypothèse que les calculs fantastiques de Palikao se réalisent, que l’armée ait réussi à franchir à marches forcées les étapes qui la séparaient de Metz, imaginait-il que nous allions trouver la ville de Metz ouverte et à discrétion ? N’oubliez pas que Metz est investie sur les deux rives de la Moselle. Bazaine, averti à temps, peut-il joindre son attaque par derrière à notre attaque de face et prendre ainsi les ennemis entre deux feux ? Dans ce cas, les troupes allemandes de la rive droite ne resteront pas immobiles ; elles traverseront le fleuve et assailliront par derrière Bazaine qui, à son tour, sera pris entre deux feux. Et tous ces engagemens permettront à l’armée du prince de Saxe de se rapprocher, à celle du prince royal de la suivre, et alors Bazaine sera maintenu dans Metz et nous, encerclés par des forces supérieures, nous n’aurons encore qu’à déposer les armes.
Mais tout ceci même n’est que suppositions chimériques. Dans aucun cas, l’armée de Mac Mahon n’était en état de devancer vers Metz celle du prince royal de Saxe. Quoi que nous fissions et quoi qu’il arrivât, nous n’aurions pas notre victoire et, par une catastrophe certaine, nous allions donner à la Révolution cette dernière chance qu’elle attendait : on ne sauvera pas la dynastie et on perdra la France.
La seule manière de venir à bout de la Révolution n’était pas de la fuir au loin, c’était de se retourner contre elle, de la braver dans Paris même, de l’anéantir là, dût-on retarder de quelques jours les opérations contre les Prussiens.
Qu’allait donc faire Mac Mahon dans cette terrible occurrence ? Il n’avait pas à opter entre abandonner Bazaine ou ne pas l’abandonner. La jonction entre l’armée de Metz et celle de Châlons était plus que jamais au-dessus des possibilités humaines, Mac Mahon n’avait à opter qu’entre le salut et la perte de sa propre armée.
Il était faux qu’en se dirigeant vers Mézières Mac Mahon l’eût perdue, en s’exposant à être attaqué par toutes les forces de l’ennemi. Les marches qui le séparaient du prince royal et du prince de Saxe lui assuraient au contraire la sécurité de la retraite, et si les corps allemands avancés s’engageaient témérairement, il eût été aisé de leur infliger des échecs.
Le vrai cas de conscience militaire menaçant, qui se posait devant lui, était de savoir comment il accepterait un ordre qu’il considérait comme devant amener la ruine de son armée. Un seul parti lui était interdit : donner sa démission. Quand un homme de gouvernement, civil ou militaire, est engagé dans une action, se produisît-il un incident contraire à sa volonté, il ne peut protester en se retirant, parce que ce serait donner gain de cause à l’ennemi. Après la dépêche de Palikao, Mac Mahon ne pouvait pas plus se retirer que le ministère du 2 janvier après la demande de garanties. Les ministres civils n’avaient eu qu’une ressource, celle de conjurer, par leur sagesse, les conséquences désastreuses de la démarche accomplie en dehors d’eux. Mac Mahon avait un moyen de résistance plus efficace, c’était d’empêcher la démarche de s’accomplir, en lui refusant son obéissance. Qu’il en eût le droit, c’est certain. Napoléon a magistralement posé la règle suprême : « Un général en chef n’est pas à couvert par un ordre d’un ministre ou d’un prince éloigné du champ d’opérations et connaissant mal ou ne connaissant pas du tout le dernier état des choses. Tout général en chef qui, en conséquence d’ordres supérieurs, se charge d’exécuter un plan qu’il trouve mauvais ou désastreux est criminel. Le ministre, le prince donnent des instructions auxquelles le général en chef doit se conformer en son âme et conscience, mais ces instructions ne sont jamais des ordres militaires et n’exigent pas une obéissance passive. »
Il n’est aucun militaire[16] de marque qui n’ait souscrit à ce précepte :
« Des généraux, a dit Gouvion-Saint-Cyr, qui tiennent momentanément le sort d’un Etat entre leurs mains, ne peuvent être soumis à l’obéissance passive d’un simple officier ; non seulement ils ont tout droit de représentation, mais c’est aussi leur devoir de refuser de concourir à des mesures désastreuses[17]. »
Indépendamment de ces autorités, Mac Mahon pouvait s’inspirer d’illustres exemples. Turenne n’hésita jamais à résister aux ordres envoyés par Louvois de Versailles, au nom du Roi, lorsqu’il les crut contraires aux intérêts de la France et de son armée. Ainsi, par exemple, au commencement de l’hiver de 1673, Louvois lui ordonna de repasser le Rhin. Turenne s’y refusa[18]. Lorsque Dumouriez se fut décidé à découvrir Paris et à se porter aux défilés de l’Argonne, Servan, le ministre de la Guerre, le somma de renoncer à son plan. Dumouriez ne le voulut pas. Servan lui riposte que son opiniâtreté est coupable, que les uhlans couraient jusqu’aux portes de Reims et que Paris était consterné. Il répondit : « Je ne changerai pas mon plan pour des housardailles[19]. »
Après la victoire de Lodi, le Directoire voulut imposer un plan de campagne au jeune Bonaparte ; il refusa de le suivre. « Je ne veux pas être entravé, répondit-il ; si cela vous déplaît, remplacez-moi[20]. »
Lorsqu’en Crimée, l’Empereur voulut, des Tuileries, imposer des résolutions à Pélissier, celui-ci refusa de les exécuter. « Que Votre Majesté, écrivit-il, me dégage des limites étroites qu’elle m’assigne ou qu’elle me permette de résigner un commandement impossible à exercer avec nos loyaux alliés, à l’extrémité quelquefois paralysante d’un fil électrique. »
Que Mac Mahon ne s’est-il inspiré de Turenne, Dumouriez, Bonaparte, Pélissier ! Le gouvernement eût été dans la nécessité ou de renoncer à son injonction ou de le frapper d’une révocation devant laquelle il eût probablement reculé. Mais obéir avant tout et toujours au commandement supérieur était la règle inflexible du maréchal. Il était convaincu qu’aucune responsabilité propre n’incombait à celui qui avait obéi, même malgré son avis. Il jugeait l’ordre de Palikao absurde, il ne l’aurait pas donné, mais son supérieur le lui donnait, il n’avait qu’à s’y soumettre. Catinat avait fait de même : le duc de Villeroy lui avait transmis l’ordre d’attaquer le prince Eugène au poste de Chiari près de l’Oglio (11 septembre 1701) ; il se fit répéter l’ordre trois fois, et se tournant vers les officiers qu’il commandait : « Allons donc, messieurs, il faut obéir. » Puis il chercha à se faire tuer, fut blessé, et quitta le service.
Mac Mahon imita d’autant plus facilement la conduite de Catinat que, dans cette circonstance, il y avait dans l’obéissance un sacrifice de sa propre personne : il n’ignorait pas le sort qui lui était réservé et, aussi grand par l’abnégation qu’il l’avait été tant de fois par l’intrépidité, l’âme désolée, mais toujours indomptable, il se soumit. Mgr D’Hulst, qui était à ses côtés, m’a raconté que la lecture du télégramme terminée, le maréchal le froissa dans ses mains et le jeta par terre, s’écriant : « On veut que nous allions nous faire casser les reins ; allons-y. »
Il voulut que personne ne partageât sa responsabilité, et avant même de se rendre auprès de l’Empereur, il retira les ordres de retraite sur Mézières déjà en voie d’exécution, et il prescrivit à son armée de reprendre le lendemain la direction de l’Est.
L’Empereur, troublé par les sombres appréhensions, lui envoya le prince de la Moskova, un de ses aides de camp, pour lui faire observer que le mouvement sur Montmédy était bien dangereux, qu’il vaudrait peut-être mieux reprendre le projet de la veille, la marche sur Mézières. Le maréchal répondit qu’il avait pesé le pour et le contre et qu’il persistait dans sa résolution[21]. L’Empereur, fidèle au rôle passif auquel il s’était résigné, n’insista pas et, consterné, comme toute l’armée, il marcha au désastre.
« L’ordre de marcher vers Paris nous animait tous, dit un témoin, le prince Georges Bibesco, sortir à tout prix du statu quo. Aussi avec quelle promptitude les ordres furent-ils exécutés ! Chacun marchait d’un pas plus ferme, on semblait avoir oublié le froid, la pluie, l’anxiété. On sentait dans l’air comme des bouffées d’espoir, car la pensée de reprendre une revanche sous Paris venait tout à coup d’éclairer notre horizon. — Les contre-ordres du 28 août anéantissent brusquement ces espérances ; les soldats, qui n’en peuvent discerner les motifs, sont profondément atteints dans leur moral. Peu à peu, ils perdent ce qui leur reste de confiance en leurs chefs. Dans tous les corps d’armée se produisent des temps d’arrêt, des croisemens de colonnes, des fatigues de tout genre ; partout c’est une confusion inexprimable[22]. »
Excidat illa dies ævo !
Que ne peut-on arracher ce jour de notre histoire ?
Il y eut, parmi les observateurs du métier, comme une secousse prophétique, à l’annonce de la marche en avant de Mac Mahon, au milieu des trois armées prussiennes en train d’exécuter leur large mouvement enveloppant. Nul ne douta qu’un effondrement effroyable ne fût au bout de cette stratégie affolée. L’attaché militaire de l’ambassade d’Autriche l’annonça à son gouvernement en termes si saisissans que Metternich chargea Klindworth, un de ses agens secrets, d’aller aux Tuileries donner lecture à l’Impératrice du rapport de l’attaché. A cette lecture, la malheureuse femme se voila la face de ses mains en s’écriant : « Ah ! ne le dites à personne ! »
Il ne le dit à personne, mais peu de jours après, l’événement d’une voix terrible le dit au monde entier.
EMILE OLLIVIER.
Dès les premiers articles de M. Emile Ollivier, M. le colonel de la Tour du Pin nous a adressé une communication qu’il a remaniée et complétée à mesure que paraissaient les articles suivans et qu’il a été convenu que nous publierions quand la série de M. Ollivier serait terminée. Nous communiquons à M. Ollivier la dernière rédaction de M. de La Tour du Pin, nous réservant de publier en même temps la communication de celui-ci et les observations que M. Ollivier croira devoir y joindre après en avoir pris connaissance. (Note de la Direction.)
- ↑ Voyez la Revue des 15 juin, 1er et 15 juillet, 1er août.
- ↑ Déposition de Mac Mahon. Procès Bazaine.
- ↑ Expression de Palikao, déposition au procès Bazaine.
- ↑ Cassagnac, Souvenirs du Second Empire, t. III, p. 207.
- ↑ Stoffel.
- ↑ Audience du 15 octobre 1873. Procès.
- ↑ Reçue à 2 heures, 12 minutes soir. — Bazaine à l’Empereur, 20 août. — « Mes troupes occupent toujours les mêmes positions. L’ennemi paraît établir des batteries qui doivent lui servir à appuyer son investissement. Il reçoit constamment des renforts. Le général Marguenat a été tué, on le croyait disparu. Nous avons dans la place de Metz au delà de 16 000 blessés. »
- ↑ Voyez le Manuel de cavalerie de De Brack.
- ↑ Schmitt.
- ↑ État-major, p. 934. Il n’est pas juste d’attribuer au Temps la révélation aux Allemands de la marche de Mac Mahon vers Bazaine. La presse parisienne et notamment les journaux du gouvernement, le Public et le Peuple français, parlaient du mouvement de Mac Mahon depuis quarante-huit heures quand le Temps s’est décidé à en faire mention le 24 août au soir. L’ouvrage de grand état-major allemand raconte (p. 978 du 7e fasc.), que, dès le 25 août au matin, la cavalerie de l’armée allemande de la Meuse avait reçu l’ordre d’éclairer très loin au Nord-Ouest le flanc droit et d’atteindre particulièrement Vouziers et Buzancy. Ces reconnaissances une fois lancées, la marche de l’armée française sur Metz ne pouvait pas leur échapper.
- ↑ Sedan, Revue des Deux Mondes, 1872.
- ↑ Vidal, Campagne de Sedan.
- ↑ Stoffel, p. 83.
- ↑ Ce fait, raconté par le général Wimpffen, n’a été nulle part contesté par Palikao.
- ↑ Carnet du maréchal Vaillant.
- ↑ Voyez Marmont, Institutions militaires, p. 277.
- ↑ Armée du Rhin, t. II, p. 207.
- ↑ Mignet, Négociations d’Espagne, t. IV, p. 131. Voir aussi Ramsay, Histoire de Turenne, t. I, p. 517 et 518 (1735).
- ↑ Mémoires.
- ↑ 14 mai 1796.
- ↑ Déposition du maréchal Mac Mahon dans l’enquête du procès Trochu. Mac Mahon a dit : « Tous les mouvemens qui ont été ordonnés, l’ont été par moi et ces mouvemens, étaient l’inverse de ce que l’Empereur voulait faire. »
- ↑ Belfort, Reims, Sedan, p. 71.