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La Guerre de Russie/Le retour au pays

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Imprimerie des petites lectures (p. 108-112).

X

LE RETOUR AU PAYS

MON compagnon de voyage se montra digne de sa charitable mission. Il ralentissait le pas quand il me voyait fatigué, me fit bien accueillir dans deux fermes bâties le long de notre route et m’y procura un bon gîte pour la nuit.

Le soir du troisième jour, nous arrivâmes au terme de notre voyage.

Inutile de dire que j’étais très-inquiet, malgré la lettre de recommandation que m’avait remise mon protecteur. Le baron allait-il me faire un bon accueil ? Ne se contenterait-il pas de me remettre un léger secours et de me dire après cela : « Voilà la route que vous avez à suivre, et que Dieu vous bénisse ! » Tout le monde n’est pas disposé à risquer sa fortune et sa liberté pour le plaisir de soulager la misère d’un étranger.

J’avais tant souffert depuis quelques mois, qu’il m’était impossible de croire que je m’en tirerais aussi bien ici que chez le charitable comte.

Je ne restai pas longtemps dans le doute.

Après m’avoir engagé par signes à me cacher dans un massif de chênes, à quelques pas du château, Ivan frappa à la porte. Il voulait, avant de me présenter, s’assurer que je ne courais aucun danger.

Il revint bientôt me dire que le baron m’attendait. Je lui demandai si l’on allait me donner l’hospitalité. Bien qu’il ne comprît pas mes paroles, le bon Ivan devina ma pensée : il m’encouragea de la voix et du geste et, me prenant par la main, me fit monter les cinq ou six marches du perron au haut duquel le baron et sa dame se tenaient avec leurs trois enfants.

— Soyez le bienvenu, me dit le seigneur ; mon ami a bien fait de vous envoyer ici. Chez lui vous étiez exposé aux plus grands dangers, tandis qu’ici nous recevons très-rarement la visite de messieurs les cosaques…

Ah ! quels hommes de cœur que ces nobles Polonais ! Si vieux que je sois, il me semble que je retrouverais encore les forces et l’ardeur de la jeunesse, si leur patrie demandait des volontaires pour conquérir son indépendance.

La baronne, qui, aussi bien que son mari, parlait très correctement le français, me fit mille questions et je dus, le soir même, lui faire le récit de mes aventures.

Ce qui me charmait le plus, c’était la gentillesse des enfants. Le plus jeune surtout, un gros et joli bébé de quatre ans, grimpait sur mes genoux, me tirait la barbe, me montrait son cheval de bois, ses polichinelles, son tambour, et me demandait si j’allais rester là demain, l’autre jour encore, toujours, pour jouer avec lui et l’accompagner à la promenade.

Je lui promis tout ce qu’il voulut et le petit bonhomme finit par s’endormir dans mes bras.

Quand les enfants se furent retirés et après qu’un bon souper eût réparé mes forces, le baron me dit que, dès le lendemain, il me conduirait à une retraite où je pourrais attendre le retour des beaux jours et même la conclusion de la paix.

Cela ne me souriait pas trop. Ce que je désirais le plus vivement, c’était de rejoindre l’armée, ou de retourner dans mon pays.

Alors mon hôte me dit :

— Je vois bien, mon ami, que vous n’êtes pas au courant des évènements. Pour le moment, il n’y a pas, si je puis m’exprimer ainsi, d’armée française, car bien peu de vos compagnons d’armes ont revu leur pays. Je pourrais me tromper, mais il me semble que Napoléon a fini son rôle ici-bas. Dieu l’abandonne. Ses anciens alliés, les rois de race germanique, se rangent du côté de ses ennemis. Voilà pourquoi vous commettriez une grande imprudence en continuant maintenant votre voyage. Car, en Autriche comme en Prusse, vous auriez à choisir : prendre les armes contre la France ou vous laisser jeter en prison.

Tout cela m’affligea beaucoup. J’avais cru d’abord que le baron ne parlait ainsi que pour me retenir, pour me laisser le temps de me remettre complètement de mes fatigues. Aussi m’étais-je hâté de lui dire que j’étais très fort, bien rétabli, en état de me battre bravement. Napoléon avait perdu une grande partie de son armée, mais il y avait encore en France par centaines de milliers de soldats qui ne demandaient qu’à venger leurs frères assassinés en Russie.

Mon hôte finit cependant par me faire comprendre combien il eût été imprudent de m’aventurer tout seul à travers des pays ennemis où Napoléon et ses soldats étaient plus détestés, si possible, qu’en Russie.

Je promis d’attendre.

Le lendemain, le baron me conduisit dans un magnifique jardin qui entourait le château, et s’étendait fort loin, du côté de la forét.

— Voilà, me dit-il en riant, le préau de votre prison. Vous n’y serez pas à l’étroit, j’espère.

Tout au bout, au milieu d’un admirable bosquet d’arbres et d’arbustes de toute essence, il me montra un petit chalet, véritable bijou de style rustique, coquet hermitage caché sous un dôme de verdure. C’était mon asile, mon lieu de repos avant la dernière étape.

Malgré tout, ces arrêts forcés m’affligeaient beaucoup. Le baron fit de son mieux pour me consoler. À tout prendre, j’étais mille fois plus heureux que ces pauvres soldats ensevelis sous la neige ou conduits en Sibérie. Je n’avais pas le droit de me plaindre, moi qui avais échappé comme par miracle à tant de dangers et qui pouvais attendre en paix l’heure de la délivrance.

Aussi fut-ce en toute sincérité que je remerciai mon bienfaiteur, tout en l’assurant que je prendrais mon mal en patience.

Le lendemain, j’écrivis une longue lettre, que je chargeai Ivan de remettre au comte. Au moment de partir, le brave Polonais m’embrassa fraternellement et aujourd’hui encore je pense à lui comme à un ami digne de toute mon affection.

Au bout de quelques semaines, le doux soleil du printemps ayant fondu la neige, j’eus le bonheur de me rendre utile en travaillant au jardin ou dans le parc avec les ouvriers du château. Tout en payant ainsi en partie ma dette de reconnaissance, j’éprouvai un grand soulagement. Quand le corps se fatigue, l’esprit se repose. Le travail, courageusement accepté, met dans le cœur une joie bien douce, le contentement du devoir accompli.

Rien de bien remarquable n’arriva pendant la plus grande partie de l’été, sinon qu’un jour, comme j’étais grimpé sur un arbre pour dénicher des oiseaux à la prière de mes petits amis, les enfants du baron, je vis, près de la clôture, un soldat français couvert de haillons qui me supplia de lui donner un morceau de pain. Je courus bien vite plaider sa cause auprès de mes bienfaiteurs et j’eus le bonheur de le faire accueillir comme je l’avais été moi-même.

Anselme D., mon nouvel ami, avait passé par de rudes épreuves avant d’atteindre l’oasis où nous passions, comme il disait, notre carême avant la fête de la délivrance. D’un caractère toujours joyeux, bon peintre et caricaturiste, il a laissé à nos généreux bienfaiteurs des croquis et des tableaux qu’ils ont sans doute conservés avec soin, moins à cause de leur mérite artistique réel, que pour l’agréable souvenir qui s’y rattachait.

Vers la fin du mois d’août, le baron vint nous dire qu’on avait vu des cosaques dans le village voisin. Ceci suffit pour nous faire prendre la résolution de partir immédiatement. Notre hôte s’y opposa. Ne voulant pas l’exposer au moindre danger à cause de nous, je proposai à Anselme de nous mettre en route pendant la nuit. Mon ami ne fit aucune objection. Mais le charitable baron avait deviné nos intentions ; il nous surprit au milieu de nos préparatifs, nous gronda paternellement, se fâcha même un peu, et force nous fut d’attendre encore, malgré nos inquiétudes sans cesse renaissantes.

Enfin, les perquisitions devenant de plus en plus sévères la noble famille céda à nos instances pressantes et consentit à notre départ.

Un serviteur fidèle, qui connaissait tous les sentiers à cinq lieues à la ronde, se chargea de nous faire traverser la frontière.

Je ne dirai rien de nos adieux. Toujours les mêmes scènes attendrissantes dont le souvenir me fait encore éprouver aujourd’hui des émotions comprises par ceux-là seuls qui ont souffert et aimé.

La nuit était belle… pour nous, au moins, car il faisait noir comme dans un four et le silence n’était troublé que par le bruit de nos pas.

C’était tout ce qu’il nous fallait pour éviter de tomber entre les mains de nos bons camarades, les cosaques. Peu à peu l’espérance, cette grande consolatrice des malheureux, rentra dans mon cœur. Encore trois étapes et nous verrions enfin cette terre neutre où nous pourrions marcher sans crainte, au grand jour. Puis, une fois en Autriche, il ne nous serait pas difficile de nous procurer un peu d’argent, de voyager en diligence, de hâter l’heureux moment du retour.

Revoir ma patrie ! C’était toujours la même pensée qui venait me ranimer, me faire oublier mes peines et mes douleurs.

On me dit qu’il y a ici-bas des frères et des sœurs qui vivent loin les uns des autres, qui ne se voient jamais, qui ne s’écrivent jamais, qui n’éprouvent jamais le besoin de passer ensemble quelques unes de ces bonnes heures où l’on se rappelle le passé, où l’on se croit encore dans la maison paternelle, où l’on redevient pour ainsi dire enfant au souvenir des jours heureux de sa jeunesse…

Eh bien ! je ne crois pas cela. L’homme, au moins celui qui a le cœur à la bonne place, éprouve le besoin d’aimer. L’amour lui est nécessaire comme l’eau au poisson, comme l’espace à l’oiseau, comme l’air aux plantes. Celui qui n’aime pas, qui ne pardonne pas, qui n’oublie pas les offenses, celui qui sait vivre dans l’abondance alors que son frère courbe la tête sous le poids des misères humaines, celui qui laisse pousser l’herbe entre sa demeure et la demeure de ceux qui lui sont unis par les liens du sang, celui-là ne doit pas se dire chrétien… J’éprouve pour lui moins d’estime que pour les Cosaques !…

Et ce n’est pas peu dire !…

Nous n’avions pas fait deux lieues, que la joie, le courage et la gaité m’étaient revenus.

Anselme, plus gai encore que moi, sifflait tous les airs joyeux qui lui passaient par la tête.

Notre guide riait de tout cœur de notre ivresse dont il modérait cependant les transports. Il trouvait que les gambades ne nous faisaient guère avancer et que la prudence nous conseillait de faire le moins de bruit possible.

Tout en marchant, je fis une remarque dont l’effet fut de nous rendre plus heureux encore. Bien souvent nous traversions des sentiers bordés des deux côtés de magnifiques champs de blé mûr. Une nourriture abondante et un excellent abri en cas d’alerte !…

Vers trois heures du matin, nous entendîmes au loin le hennissement d’un cheval. Notre guide prêta l’oreille, nous fit entrer dans un champ de blé et nous ordonna, toujours par signes, de nous coucher dans un sillon et surtout de rester immobiles et silencieux.

Quatre cosaques dont la silhouette se profile nettement sur le ciel gris, passent dans le sentier qui divise en deux le champ où nous sommes cachés. L’un d’eux chante, d’une voix très-sonore, une romance russe. C’est, ma foi, un excellent baryton. Les petits chevaux secouant leur longue crinière, hument bruyamment l’air humide de la nuit. Tout cela est très beau et nous voudrions applaudir.

Le Polonais est derrière nous, les mains sur nos épaules, nous forçant à baisser la tête.

Peu à peu le bruit de la chevauchée se dissipe, nos ennemis sont loin. Un instant de patience encore, et puis, en route !

Ce fut notre dernière alerte.

Le lendemain, rien de particulier. Puis, le jour suivant, nous étions en route de grand matin. Le soleil se leva sur un ciel sans nuages, brillant, radieux… Au loin retentissait le chant joyeux des moissonneurs qui avaient quitté leurs demeures rustiques avant l’apparition de l’astre du jour. De nombreuses bandes de moineaux passaient au-dessus de nos têtes, nous saluant de leurs piaillements criards.

Ils vont à la maraude, me dit Anselme, mais je les aime mieux que ces noirs brigands de corbeaux qui sont venus si souvent voltiger autour de nous en croassant leur chant de mort.

J’écoutais à peine ce que disait mon ami… Je voyais, à une faible distance, un grand poteau, et, un peu plus loin, un petit groupe de maisons.

Notre guide sourit joyeusement, hâta le pas et nous fit signe de le suivre. Mon cœur battait avec violence et je me mis à courir de toutes mes forces jusqu’à ce que j’eus dépassé le fameux poteau qui pour moi voulait dire : la Gallicie, le pays neutre, la liberté !

Oui, c’était bien cela ! Anselme et le Polonais me rejoignirent et, à genoux, les bras levés vers le ciel, nous remerciâmes cette bonne Providence dont la main paternelle nous avait guidés et soutenus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Enfin, après un long voyage que bien peu de soldats de la grande armée aient pu entreprendre et surtout achever heureusement, je revis mon pays natal. Lorsque je distinguai de loin la haute tour de la cathédrale d’Anvers, j’éprouvai une émotion qu’il me serait impossible de décrire.

Quelques heures après j’embrassais mon vieux père, ma chère mère, mes frères, mes sœurs…

Et — il faut bien que mon récit finisse comme toutes les histoires — j’embrassai aussi ma bonne Élisabeth, la mère de mes chers enfants et la grand’mère de ta Marie-Jeanne, entends-tu, maître Jean des Érables ?

Maintenant, passe moi ton tabac et verse moi un petit verre de vin.

— Bien volontiers, grand-père.

Lecteur, ici finit le premier récit du vieux soldat. Si vous lui faites bon accueil, je vous en soumettrai d’autres et je compléterai ainsi l’histoire populaire de Napoléon Ier.

FIN