La Guerre des Achantis

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LA
GUERRE DES ACHANTIS

Entre le tropique du Cancer et l’équateur, au sud du Sénégal, sous le cinquième parallèle de latitude, la côte occidentale de l’Afrique se replie brusquement vers l’est pour former un coude qu’on appelle le golfe de Guinée, et dont le littoral comprend la Côte d’Ivoire, la Côte d’Or, la Côte des Esclaves ou le Dahomey, enfin le Gabon. C’est là que vers le milieu du XVe siècle les navigateurs portugais crurent d’abord, en voyant la terre se prolonger longtemps vers l’est-sud-est, avoir trouvé la route des Indes, qu’ils ne devaient découvrir que quarante ans plus tard. En attendant, ils s’établirent sur ce littoral, et, se fortifiant aux îles du Cap-Vert, qui se trouvent un peu au-dessus, ils se livrèrent au commerce facile de la poudre d’or, puis à celui des esclaves, car c’est dans ces régions que l’esclavage moderne des noirs prit naissance et que la traite se développa plus tard d’une façon révoltante. Ce qu’on paraît généralement ignorer, c’est que les Portugais avaient été précédés à la Côte d’Or par les Français. Ce sont en effet d’audacieux marins de Dieppe qui les premiers ont abordé dans ces parages ; dès 1365, les Normands possédaient des factoreries à l’embouchure du Sénégal et jusqu’au-delà de la rivière de Sierra-Leone. L’un de ces établissemens s’appelait le Petit-Paris, un autre le Petit-Dieppe. Dans la suite, nos aventureux compatriotes poussèrent leur exploration jusqu’à la Côte d’Or, où ils élevèrent en 1382 le fort de la Mine, qui depuis est devenu Elmina. Cependant les compagnies qui faisaient sur le littoral le commerce de l’or et de l’ivoire tombèrent en décadence, et vers la fin du XVIe siècle les Français n’eurent plus que le Sénégal. En 1700, la compagnie d’Afrique fonda de nouveau une factorerie en Guinée, à l’entrée de la rivière d’Assinie ; mais il fallut la quitter sept ans plus tard. Vers la même époque fut bâti le Fort-Français à Wydah, sur la Côte des Esclaves; occupé par nous jusqu’en 1797, il fut abandonné aussi. Ce n’est qu’en 1838 qu’on se souvint de ces comptoirs délaissés; une expédition, commandée par un lieutenant de vaisseau qui plus tard devait être l’amiral Bouët-Willaumez, fut chargée d’explorer le littoral, et dès 1842 les traités conclus avec les rois indigènes permirent à la France d’y planter son drapeau. C’est là l’origine de nos établissemens d’Assinie, de Grand-Bassam et du Gabon.

Quant aux Portugais, dépossédés de Ceylan et des îles de la Sonde, ils le furent encore de leurs territoires de la Côte d’Or par les Hollandais, qui cédèrent à leur tour la partie appelée Cape-Coast aux Anglais par le traité de Bréda en 1672. En 1750, constituée par un acte du parlement britannique, une société de riches marchands de Londres obtint le privilège de fonder des comptoirs sur la côte occidentale d’Afrique, et reçut à cet effet une subvention annuelle assez considérable. Lorsqu’à son tour cette compagnie fut dissoute en 1821, une partie des forts qui lui avaient été confiés furent abandonnés, et l’ensemble des colonies de la côte occidentale d’Afrique placé sous l’autorité du gouverneur de Sierra-Leone. Les territoires de Sierra-Leone, de la Gambie et de Lagos formaient depuis lors avec Cape-Coast ce que les Anglais appellent leurs West-Africa settlements. A Cape-Coast réside un administrateur qui relève du gouverneur-général dont le siège est à Freetown, ville bizarre où le nègre semble regarder le blanc comme son inférieur et tient partout le haut du pavé. De leur côté, les établissemens hollandais comprenaient sept districts, qui sont, en allant de l’ouest à l’est, Elmina, Chama, Secondi, Bautry, Dixcore, Axim et Apollonia. La capitale de la colonie était Elmina, ville d’environ 15,000 âmes, et que protège le redoutable fort de Saint-George-de-la-Mine; la seconde ville en importance est Chama, avec près de 5,000 habitans, à l’embouchure du Bossum-Prah. Des nombreux cours d’eau qui se jettent dans le golfe de Guinée, un seul, le Volta, est navigable jusqu’à deux cents kilomètres du littoral.

Les rapports de bon voisinage entre ces diverses nations maritimes, Français, Anglais, Portugais, Hollandais, auxquelles vinrent encore se joindre les Danois, ne pouvaient manquer d’être troublés par des rivalités et des querelles qui avaient souvent leur source dans les guerres que se faisaient les nègres de l’intérieur. Au commencement de ce siècle, les établissemens hollandais alternaient sur le littoral de la Guinée avec ceux des Anglais. On songea d’abord par des échanges réciproques à concentrer les possessions respectives en deux territoires séparés; enfin, fatigué des embarras que lui suscitait cette colonie peu importante et placée sur une plage malsaine, le gouvernement des Pays-Bas pensa sérieusement à s’en débarrasser en la cédant à l’Angleterre, suivant en cela l’exemple que le Danemark avait donné depuis vingt ans. Le traité de cession, négocié au mois de février 1871, comprenait deux clauses par lesquelles la Grande-Bretagne reconnaissait la suzeraineté de la Hollande sur l’île de Sumatra, et permettait l’introduction des coulies indiens à Surinam. L’Angleterre n’avait à payer que le prix du matériel de guerre cédé, c’est-à-dire une somme qui ne devait pas dépasser 24,000 liv. sterl., et le nombre de ses sujets s’augmentait environ de 120,000 âmes. Ce traité fut signé et ratifié par les chambres hollandaises malgré les réclamations de la presse et de nombreuses pétitions qui s’élevaient contre « l’aliénation du patrimoine colonial acquis aux temps héroïques de la Hollande » et aussi en dépit des populations cédées, qui avaient dépêché à La Haye un agent nommé David Mill Graves, afin d’empêcher la signature de la convention. Grâce à cet arrangement, l’Angleterre se trouve désormais seule maîtresse des 100 lieues de côtes qui s’étendent entre notre colonie d’Assinie et le Dahomey, — maîtresse en supposant qu’elle réussisse à comprimer la formidable insurrection des noirs qui a éclaté peu de temps après l’exécution du traité.

Le peuple guerrier des Achantis, soutenu par d’autres tribus jusque-là dociles et soumises, tient à cette heure en échec les armes de la Grande-Bretagne, comme le sultan d’Atchin tient en échec les Hollandais dans l’île de Sumatra. Le gouvernement anglais s’est vu forcé d’organiser une expédition fort sérieuse, dont l’issue est loin d’être tout à fait assurée, malgré les résultats heureux des premières rencontres. à ne sera peut-être pas hors de propos de donner ici quelques notions sur la contrée qui est le théâtre de cette lutte imprévue, sur les habitans, sur l’origine du conflit et la gravité qu’il pourrait avoir.


I.

La partie centrale du littoral de la Guinée a reçu le nom de Côte d’Or en raison de la richesse de ses sables aurifères. C’est un pays bas, couvert en grande partie de forêts sombres, entrecoupé de marais et de jungles, lesquels le séparent d’un plateau plus salubre qui commence à s’élever à 50 kilomètres du rivage et qui n’est que le premier échelon des montagnes Kong, La chaleur et l’humidité des régions tropicales y développent partout une végétation luxuriante : l’arbre à coton, de plus de 150 pieds de hauteur, des bananiers d’une taille gigantesque, l’aloès, à canne à sucre, l’ananas, l’igname, le manioc, le maïs, le riz, l’arachide ou pistache de terre, le chanvre indien on haschich, le tabac, y croissent à l’état sauvage; les bois de teck, d’ébène, de sandal, la liane aux nombreux capitules de fleurs jaunâtres et dont on extrait le caoutchouc, s’entremêlent dans les forêts à des bois de construction d’une grande hauteur. C’est là qu’on trouve l’arbre qu’on appelle l’osami, dont les fleurs ont la couleur et le parfum des lilas, l’okoumé, qui sert à faire de belles pirogues et des torches pleines de sucs résineux, qui la nuit jettent un si grand éclat autour des campemens menacés par les fauves.

Ce n’est qu’avec une nombreuse escorte et armés jusqu’aux dents que les Européens peuvent impunément, et dans un temps limité par la fin des beaux jours, se permettre d’aller contempler cette belle végétation. Les léopards, les lions, les éléphans, les rhinocéros, des serpens d’une variété infinie, peuplent les fourrés. Les crocodiles et les caïmans, couchés sous de grands roseaux, surveillent les berges des rivières, et le requin, aux embouchures des fleuves, dispute au pêcheur indigène le produit de ses pêches. Si l’on s’approche des marécages, les moustiques suceurs vous dévorent, et il s’en exhale une odeur plus fétide encore que celle que dégagent à marée basse les eaux de la Tamise à Londres. Les scorpions sont blottis partout sous la pierre que vous soulevez, il n’y a d’inoffensifs que le singe, qui y vit en troupes nombreuses, et le crapaud. Ce dernier, qu’aucun pied humain n’écrase, doit atteindre dans ces humides solitudes une longévité biblique : aussi est-il d’une grosseur hors de proportion.

Sur tout le littoral de la Côte d’Or, les cours d’eau qui se jettent à la mer sont barrés par de larges bancs de sable, et des falaises escarpées se dressant à une grande hauteur surplombent aux embouchures comme d’immenses portiques. Ces escarpemens sont sans cesse battus par les vagues que balaient les vents de l’Atlantique, et ne sont jamais sans danger pour les navigateurs, qui ont à en redouter le subit éboulement. Les lits des rivières, à sec pendant l’été, se métamorphosent l’hiver en torrens impétueux; les galets, les pierres roulées, les arbres morts en obstruent le parcours. Si un indigène veut franchir une de ces barres dangereuses pour aller à la pêche en mer, il est obligé de lancer du rivage sa barque au moment où passe une grosse lame, et de s’y précipiter lui-même à la suite pour rattraper à la nage son embarcation entraînée au large. Si on réussit à franchir la passe, afin de remonter par eau dans les terres, on se trouve enfermé entre deux rives à horizon restreint ; les yeux, fatigués bien vite d’une vue si peu étendue, se lassent encore en ne découvrant à droite et à gauche qu’épaisses forêts et jungles impénétrables. L’année météorologique se divise, comme dans toutes les régions intertropicales, en deux saisons, la saison des pluies et la saison sèche. La première commence en mai et se termine en septembre. A peine le soleil reparaît-il que la végétation change d’aspect; le sommet des grands arbres prend une légère teinte dorée, les lianes aux fleurs brillantes, et qui formaient d’élégans dômes de verdure, se dessèchent et tombent sur le sol décolorées. Les jungles, les joncs verdoyans, qui en plusieurs lieux s’étendent fort loin, comme aux environs de Coumassie, la capitale des Achantis, perdent en quelques jours leur éclat, torrifiés qu’ils sont par les rayons d’un soleil de feu. En ce moment, qui est celui où les Anglais commencent leur expédition, la chaleur est épouvantable. Il y aura d’ici la fin de l’année une baisse probable de température, et ce sera dans cette courte période précédant les pluies torrentielles, c’est-à-dire jusqu’en mars, qu’il leur faudra frapper rapidement et sûrement. Quoique en moyenne il fasse à midi de 25 à 35 degrés à l’ombre, les nuits ont des fraîcheurs mortelles pour les Européens. L’atmosphère est d’ailleurs presque constamment chargée de miasmes délétères. Des brouillards épais couvrent les lieux humides; ce n’est qu’au milieu du jour qu’ils montent dans les airs en légers nuages blancs. De là les dyssenteries, la fièvre africaine et une foule de maladies d’épuisement.

Plusieurs grands royaumes et un nombre infini de tribus nègres occupent les terrains qui s’étendent du rivage de la Côte d’Or à la chaîne des montagnes de Kong; c’est dans les premiers contre-forts de ces hauteurs que se trouve le puissant royaume des Achantis et leur capitale Coumassie. C’est de là qu’ils sont si souvent descendus pour faire irruption sur les tribus du littoral et les possessions européennes. Le roi nègre le plus puissant des terres plates est celui d’Akim, qui peut mettre 20,000 soldats en ligne. Son royaume s’étend à l’ouest. Les Fantis occupent l’est, entre les cours du Bossum-Prah et du Volta. Il y a encore les rois de Wassaw, de Denkera et d’Assin, rois ennemis des Achantis et desquels les Anglais sauront sans doute se faire d’excellens auxiliaires. Ce sont les sujets de ces différens monarques de race noire qui ont fait et font encore avec les factoreries européennes de la côte le commerce de la poudre d’or, de l’huile de palme, de l’ivoire et de quelques pelleteries assez mal préparées. Les Anglais, quelques Américains troqueurs, des Hollandais en petit nombre, alimentent ces transactions en livrant du rhum, du tabac, des cotonnades et des armes à feu, très variées dans leur forme et dans leur qualité. Les Français avaient autrefois fait quelques bonnes affaires à Acra, mais je ne sais pourquoi nos nationaux se sont depuis portés sur d’autres points. En somme, les transactions ont perdu leur plus grande importance depuis la suppression de la traite des esclaves, en vue de laquelle ont été élevés tous ces forts environnés des larges dépôts à nègres qu’on appelle des baracons. Ce ne peut être que par forfanterie que les Achantis sont descendus insolemment de leur plateau pour menacer ces établissemens sans force et sans défense réelle. Il n’y a en effet de richesse commerciale qu’à l’ouest du cap des Trois-Pointes, c’est-à-dire dans la partie du pays dont la France est maîtresse.

L’or se rencontre en paillettes à la surface du sol mélangé aux sables roulés jusque dans les terres plates par les eaux des rivières qui viennent des massifs montagneux. Le précieux métal est retiré du sable par un lavage primitif confié exclusivement aux femmes; mais cette opération est si mal faite que plus de la moitié des paillettes est rejetée à l’abandon. C’est en vain qu’on a cherché à persuader aux nègres d’employer des procédés plus lucratifs, une invincible défiance les empêche d’associer les blancs à l’exploitation de leur terre dorée. L’or est gaspillé par eux avec une étrange profusion en ornemens de toute sorte, d’un travail grossier et sans le moindre goût. On assure que dans les jours de grande fête les hauts personnages se montrent couverts d’une telle quantité de bijoux sous forme de colliers et de bracelets, qu’ils sont obligés de se faire soutenir les bras par des esclaves pour ne pas plier sous la charge. Les poids dont on se sert pour peser les poudres d’or sont les fruits rouges nommés tilikissi; mais ces poids sont bien souvent faux, et les troqueurs de la côte d’Afrique ne s’y fient jamais.

Le commerce avec l’Afrique occidentale procurait à l’Angleterre en 1867 un revenu de 3,200,000 francs, qui en 1870 atteignait à millions; selon toutes les prévisions, il en eût dépassé 5 en 1872, par suite de l’acquisition des comptoirs hollandais, si la guerre avec les Achantis n’était venue entraver les affaires. On prévoyait pour la même année des exportations excédant 50 millions, des importations qui eussent atteint 37 millions, ce qui représente un mouvement commercial de 87 millions de francs, mais il ne faut pas oublier que ces chiffres assez considérables avaient été établis avant l’insurrection. L’Angleterre retirera-t-elle de la lutte qu’elle engage un plus grand développement pour son commerce? Nous ne le pensons pas. Elle peut terrifier les Achantis; mais les faire désormais venir à elle pour troquer directement, ce n’est point probable. La guerre de 1863 a déjà coûté aux Anglais 2,500,000 francs; celle-ci en coûtera 20. Voilà donc déjà les revenus de plus de quatre années gaspillés, et tant de sacrifices pour obtenir une paix qui, à chaque printemps, sera remise en question !

Malgré le zèle déployé par les missionnaires catholiques et protestans, la plupart des nègres qui habitent le littoral et le pays montagneux sont encore adonnés au fétichisme. Ils croient néanmoins en une autre vie. Ils pratiquent toutes les superstitions nègres et maures. Une des plus étranges croyances de ces tribus est la légende d’un enfant qui existe depuis la création du monde, qui ne boit ni ne mange, et reste toujours enfant. Des démons désignés sous le nom de wodsi occupent aussi une place importante dans leurs superstitions. Ils se font de l’âme humaine (kra ou kla) une idée assez originale. Le kla existe avant le corps et peut être transmis d’un corps à l’autre; il est en quelque sorte distinct de l’homme charnel, auquel il donne des avis, et peut en recevoir des hommages et des offrandes. De plus le kla constitue une dualité mâle et femelle, une association des deux principes du mal et du bien. On voit que ces sauvages africains ont trouvé tout seuls la théorie de Xavier de Maistre sur l’âme et la bête qui sont en nous, et qui se partagent ou plutôt se disputent sans cesse le gouvernement de nos actions.

Il est d’usage dans la contrée que, si un roi meurt sans avoir été tué sur le champ de bataille, son corps ne soit pas enterré dans la sépulture de famille. Le dernier souverain des Achantis, le feu roi Quahou-Duah, a eu la triste et misérable destinée de mourir dans son lit, c’est-à-dire sur sa natte : aussi son pieux descendant Kofi Kalkalli, le roi actuel, s’est-il longtemps préoccupé du moyen d’enlever cette flétrissure à la mémoire de son prédécesseur. Il croit y avoir réussi en plaçant les ossemens du pacifique défunt au milieu de ses troupes, en les faisant transporter dans une litière et en les conduisant partout où il y avait une mêlée sanglante. Dans une bataille qui eut lieu au commencement de l’année, les ossemens de Quahou-Duah, mal gardés sans doute, furent pris par les ennemis et portés comme trophées, à ce que supposent les Achantis, au château de Cape-Coast. Conformément à leurs croyances, le malheureux monarque est considéré comme prisonnier de guerre. Bien profondément dans le sein de la terre est un sombre pays où les rois nègres, richement habillés, couverts d’or, entourés de leurs nobles, servis par leurs esclaves, règnent comme ils ont régné sur terre; mais c’est un règne sans fin. Un trône d’or reste inoccupé, c’est celui de Quahou-Duah. Exilé loin de ses frères rois, le fantôme royal attend au bord de la mer, dans la forteresse de Cape-Coast, que son fils vienne le délivrer. Le correspondant d’un journal anglais, qui a eu vent de cette légende, conseille au gouverneur, pour ôter à ce fils trop dévoué à la mémoire de son père l’envie de venir à Cape-Coast, de lui envoyer les premiers ossemens venus.

Malheureusement les mœurs des Achantis ne le cèdent guère en férocité à celles des nègres du royaume voisin de Dahomey; les sacrifices humains y sont en honneur et sont le complément obligé de toutes les grandes solennités. Lors de la fête du Yam, qui a lieu au commencement de septembre, comme à celle de l’Adaï, qui se célèbre toutes les trois semaines, le sang est répandu à flots. La foule assemblée, ivre de rhum, s’excite par une musique sauvage, par des cris et des danses, après quoi on lui livre les victimes, des prisonniers de guerre en général, et qui sont égorgés avec une cruauté inouïe. N’oublions pas de dire que le gouvernement est despotique, qu’il l’est de la manière la plus absolue, et que le sang des nègres y est versé avec une facilité prodigieuse.

Le Danois Roemer, qui a visité les Achantis au siècle dernier, raconte comme il suit l’accueil que lui fit le roi Opoccou. Ce monarque était assis sur un trône d’or, à l’ombre d’un arbre aux feuilles également en or. Son corps, long et maigre, était enduit de suif et saupoudré de paillettes du précieux métal. Il portait gravement un chapeau européen à large galon, et ses pieds reposaient dans un bassin en or; depuis le col jusqu’aux talons, les cornalines, les agates, les lapis-lazuli, s’enlaçaient lourdement en bracelets et en chaînes. Les nobles étaient couchés par terre, la tête couverte de poussière. Une centaine de plaignans et d’accusés étaient dans la même posture; derrière eux, vingt bourreaux attendaient le signal du roi, qui ordinairement terminait les différends des plaideurs en tranchant la tête aux deux parties. Après quelques complimens, le roi but de la bière anglaise dans une bouteille qu’il fit passer à l’envoyé du Danemark, et comme celui-ci n’en but que très peu sous prétexte qu’il craignait de se griser : « Ce n’est pas la bière qui te grisera, répliqua le monarque, c’est l’éclat de mon visage : il plonge l’univers dans l’ivresse. »

Au printemps de 1817, une mission conduite par M. Edward Bowdich fut envoyée de Cape-Coast à Coumassie, qu’elle atteignit après vingt-huit journées de marche très pénible. Elle fut accueillie par un flot de plus de cinq mille personnes, qui mêlaient à leurs cris sauvages les sons de leur musique et des décharges de mousqueterie dont la fumée enveloppait les voyageurs, tout cela accompagné de danses guerrières et de gestes frénétiques. Sur la route, un spectacle horrible arrêtait les regards : c’était un malheureux que l’on torturait avant de le sacrifier. Il avait les mains liées derrière le dos, un couteau était passé à travers chacune de ses joues; une de ses oreilles, déjà coupée, était portée devant lui, l’autre pendait de sa tête; il avait des blessures dans le dos et un couteau enfoncé dans chaque épaule. Des bourreaux, la tête enveloppée d’immenses bonnets à poils noirs, le conduisaient par une corde passée à travers le nez. Les voyageurs trouvèrent le roi entouré d’une foule de guerriers couverts de tant d’ornemens que sous les rayons du soleil l’éclat de leurs parures devenait presque aussi insupportable que l’étouffante chaleur de l’air. Les chefs avaient des vêtemens de soie d’une extrême magnificence, et derrière les divers dignitaires on portait une quantité de pièces de lourde argenterie et des objets en or massif de toutes les formes. M. Bowdich vit avec surprise au milieu de ces nègres un certain nombre de Maures, coiffés de turbans et vêtus de longs habits de satin blanc, qui le suivaient d’un œil malveillant. La méfiance jalouse de ces Maures faillit empêcher le succès de la mission dont il était chargé, et ce ne fut qu’après une longue et périlleuse négociation qu’il parvint à conclure avec le roi des Achantis un traité de commerce avantageux pour l’Angleterre, mais qui ne fut pas longtemps respecté. De retour à Londres, Bowdich insista pour se faire accréditer comme consul à Coumassie; mais la rudesse de ses manières le fit mal accueillir par les ministres. Il se retira d’abord en France, puis mourut en 1823, âgé de trente ans, au début d’un second voyage en Afrique. Le livre qu’il a publié sur sa mission abonde en renseignemens curieux.

Un autre voyageur, qui en 1847 a pu visiter Coumassie, la capitale des Achantis, rapporte qu’il y fut reçu très simplement par le roi Quahou-Duah en audience publique et en présence d’une foule nombreuse. Sa majesté était assise sur un tertre, sous un dais de velours vert, au centre d’un demi-cercle formé par les grands du royaume. Chaque dignitaire s’abritait également sous un parasol de couleur orné de rubans et de petits miroirs, et avait deux esclaves à ses côtés qui l’éventaient. Après les salutations d’usage, on offrit à l’étranger un verre de vin de palme, qu’il but à la santé du roi, puis l’un des chefs nobles se mit à exécuter un pas seul en l’honneur de l’hôte blanc. Le cortège partit ensuite pour la capitale, — l’audience ayant été accordée à quelque distance de la ville, — conduit par une bande de musiciens dont les tambours étaient recouverts de linges maculés de sang, ornés de crânes, de tibias et d’autres reliques des victimes sacrifiées au son de ces lugubres instrumens. Après cette cérémonie, l’étranger fut admis à circuler dans la ville, dont les rues sont larges et les maisons, disposées en quartiers, d’un modèle uniforme. Sur la chaussée, chaque habitation a une sorte de terrasse ou de portique, haut d’un peu plus d’un mètre, où les passans peuvent chercher un abri contre la pluie et le soleil; au centre est une porte qui donne passage dans la cuisine, autour de laquelle sont distribuées les chambres à coucher ou autres. Les maisons sont bâties en bois de charpente dont les pièces sont unies par des cordes tressées avec des fibres végétales et qui enlacent des feuilles de bambou assemblées en nattes grossières. Quant à l’aspect de la ville en général, elle fit au narrateur l’effet d’un véritable charnier humain. Les rues étaient ensanglantées sans cesse par des meurtres ou des actes de justice du roi ; du 20 au 28 octobre, après la mort d’un parent du monarque, notre voyageur a compté et inscrit sur son journal plus de 110 victimes sacrifiées sous ses yeux ou à sa connaissance.

L’esprit guerrier est naturellement très développé chez les Achantis : beaucoup ont de très lourds fusils fournis par les comptoirs hollandais, d’autres possèdent déjà des carabines Enfield. Dans l’une des dernières rencontres, un soldat de la milice indigène employée par les Anglais a été tué par un Achanti à une distance qui indique la possession d’armes à grande portée et une manière pratique de s’en servir. Quand pour leurs fusils de gros calibre le plomb fait défaut, ils trouvent commode de les remplir avec des cailloux. Les soldats ordinaires sont presque nus ; ils portent plusieurs couteaux suspendus à un collier et de plus l’arc et la lance. Le costume d’un chef consiste en une sorte de casque formé de cornes de cerf dorées, surmonté de plumes d’aigles et qui s’attache sous le menton ; des queues de cheval pendent de ses bras, sa poitrine est couverte de plusieurs sacs de cuir, et des bottes de peau rouge lui vont jusqu’à mi-cuisse. Les princes (cabocir) montent à cheval, et portent une ombrelle comme signe de leur rang.

Plusieurs écrivains anglais estiment à 1 million la population totale du royaume des Achantis, et 200,000 hommes, c’est-à-dire un cinquième, seraient en état de prendre les armes. La capitale Coumassie, qui a, dit-on, près de 50,000 habitans, n’est éloignée de Cape-Coast en ligne droite que d’environ 130 milles anglais ou 200 kilomètres, mais les nombreux détours de la route qui y mène portent la distance à 300 kilomètres au moins. Cette voie n’est, à vrai dire, qu’un sentier large de deux pas, bordé de chaque côté d’arbres à feuillage touffu, ce qui fait qu’après une légère pluie, ou même après une rosée un peu abondante, les habits du voyageur sont trempés littéralement dès la première heure de marche. La ville est située sur une éminence qu’une large rivière marécageuse baigne de tous les côtés, sauf au nord. Le pays est plat et couvert de forêts ; à 5 ou 6 kilomètres au sud de Coumassie est une vaste savane dont l’herbe dense et touffue atteint 3 mètres de hauteur. Dans la saison sèche, il suffirait de quelques brandons enflammés pour défricher le terrain ; c’est le système dont on se sert dans l’Indo-Chine lorsque les colons veulent assainir et préparer pour la culture de grandes étendues couvertes d’un jonc élevé, ondoyant comme la mer clés que souffle la bise, et que les Indiens appellent coconal. Edward Bowdich met hors de doute l’origine éthiopienne de ce Peuple. Le roi des Achantis, comme les souverains éthiopiens, ne mange jamais en public, il vit retiré dans les profondeurs de son palais, et c’est un crime puni de mort de s’asseoir en sa présence. Hérodote raconte que les Égyptiens mangeaient dans la rue, mais que pour toutes les autres fonctions naturelles ils se tenaient cachés dans leurs maisons; ces coutumes se retrouvent chez les nègres achantis, et, circonstance bizarre, on ne les rencontre pas chez d’autres races noires. Les prêtres d’Egypte portaient des habits d’une blancheur éblouissante, nourrissaient des animaux sacrés ; le souverain nègre et ses dignitaires portent des vêtemens blancs les jours de fête, et les sorciers entretiennent des crocodiles énormes qu’ils nourrissent avec des poulets blancs.

Quelle que soit l’origine des Achantis, il est certain qu’ils diffèrent de la race nègre autant par le courage et les mœurs que par l’intelligence. Ils connaissent le tissage, la broderie, la poterie, la fabrication des cuirs, l’art de travailler les métaux, l’orfèvrerie, et jusqu’à l’architecture. Un oiseau se trouve peint souvent sur la façade des maisons, sur les armes; est-ce l’ibis des Égyptiens? Une preuve que le beau est compris à Coumassie, c’est que tout prétendant frappé d’un défaut corporel est exclu du trône. Les femmes de la famille royale peuvent s’abandonner aux caprices les plus fantaisistes, même avec leurs sujets de race inférieure, pourvu qu’ils soient beaux et très bien constitués. La descendance légitime par la femme est la conséquence de cette tolérance accordée aux reines; ainsi au roi succèdent d’abord ses frères comme issus de la même mère, puis les enfans de sa sœur.


II.

La lutte que l’Angleterre se voit obligée de soutenir en ce moment contre les nègres de la Côte d’Or, et dont nous raconterons tout à l’heure en détail l’origine, a remis sur le tapis une question qui a été souvent agitée : les colonies africaines valent-elles la peine d’être gardées au prix des sacrifices qu’elles coûtent périodiquement en hommes et en argent? M. Bright, l’adversaire le plus décidé de la politique coloniale actuellement suivie, a de nouveau recommandé l’abandon des postes militaires entretenus à grands frais sur ces côtes malsaines, au milieu de peuplades réfractaires à la civilisation; à l’entendre, le trafic avec l’intérieur n’en prospérerait que mieux. Ses conseils ne sont pas restés sans écho dans la presse; mais ils sont peu conformes au sentiment public. Si le climat meurtrier de ces contrées empêchera toujours les settlements de prendre une importance analogue à celle de l’empire indien, on ne peut cependant nier qu’ils ne donnent lieu à un commerce florissant, et l’expérience a démontré que des positions fortes sont indispensables à la sécurité de ce commerce. Comme l’a fait justement remarquer lord Derby, l’extension immense de l’empire britannique le met en contact avec toutes les races du globe et expose ainsi l’Angleterre à des collisions inévitables, qu’il faut accepter comme un mal nécessaire et d’où il faut tâcher de sortir le mieux qu’on peut : en toute entreprise, on doit faire la part du feu. La guerre avec les Achantis est une de ces crises auxquelles il faudra toujours s’attendre de temps en temps; il est possible qu’on eût pu l’éviter par une politique plus décidée et plus prévoyante; mais les avis ont été toujours très partagés sur le régime qu’il convient d’appliquer aux settlements pour y assurer la paix et la tranquillité.

Un officier de la marine anglaise vient d’écrire au Times une longue lettre dans laquelle il explique les causes des conflits qui existent d’une manière permanente dans ces colonies. D’abord les négocians anglais traitent en général les noirs comme gent taillable et corvéable; ils arrêtent les débiteurs insolvables et les obligent à travailler pour l’argent qu’ils doivent. C’est ainsi que le représentant d’une maison de Bristol s’est emparé un jour du roi des Camerones, Charley Dido, et l’a condamné de sa propre autorité au travail forcé. En principe, les nègres, semblables en cela aux Indiens de l’Orient et aux Malais, ne trouvent rien à redire, — s’ils sont fautifs, — à ces exécutions sommaires; mais, s’ils sont innocens et châtiés injustement, leur vengeance est inévitable et terrible : ils assassinent, empoisonnent les vivres, pillent les bateaux, et mettent le feu aux fabriques. Les colons qui ont éprouvé des dommages ou passé par quelque tentative de meurtre se plaignent alors au commandant du premier navire de guerre venu, qui s’efforce de capturer des notables de la tribu hostile, ou bien qui fait bombarder les villages et trouer les canots des nègres. Lorsque les kroumen, c’est-à-dire les coulies indigènes, sont transportés dans les pays où ils sont engagés comme ouvriers, on les fait travailler à bord pour payer leur voyage, et, quand il y en a trop pour les utiliser dans la manœuvre, les capitaines des navires marchands anglais les vendent quelquefois comme esclaves. On comprend qu’il y a là les germes des conflits les plus sérieux, et qu’on y découvre sans peine la raison de la haine que les nègres ont pour les Anglais. Lord Grey, l’ancien secrétaire d’état pour les colonies, écrit également au journal de la Cité pour accuser la mauvaise politique suivie dans les West-Africa settlements. Après la guerre de 1863, une commission, ayant à sa tête sir C. Adderley, a présenté un rapport qui recommandait d’appliquer largement à ces colonies noires le principe du self-gouvernment, en attendant qu’il fût possible de les abandonner complètement à elles-mêmes. Le gouverneur Pine essaya effectivement de constituer une fédération des Fantis, mais sa retraite empêcha la réussite du projet. Une tentative plus récente a échoué aussi parce qu’elle était mal engagée ; il aurait fallu qu’un officier anglais fut investi du pouvoir exécutif pour qu’une telle entreprise présentât quelques chances de durée et de succès. Voici comment elle avorta.

Au mois de novembre 1871, une trentaine de chefs de tribus qui peuplent la Côte d’Or s’entendirent pour fonder une « confédération » qui devait avoir à sa tête un président avec un conseil et une chambre législative. Une constitution en 47 articles fut signée par les trente rois nègres assemblés à Makessim; deux d’entre eux qui savaient écrire y mirent leur nom orné de paraphes fantastiques, les autres se contentèrent de faire une croix au bas de l’acte. Il y était question d’écoles à fonder et de routes à construire. L’article concernant les finances portait que la caisse aurait trois serrures dont les trois clés seraient confiées au ministre des finances, au roi président et au vice-président de la fédération. Cette constitution, œuvre des missionnaires wesleyens qui se sont établis depuis 1834 dans ces contrées, fut violée le jour même où elle fut votée; ne pouvant s’accorder sur le choix du président, on en nomma deux pour mettre d’accord Quasi-Edou et Anfou-Otou, les deux compétiteurs. Trois gentlemen noirs auxquels avaient été conférées les fonctions de ministres se rendirent à Cape-Coast-Castle afin d’informer de ces faits l’administrateur des possessions britanniques dans ces contrées, M. Salmon. Ce dernier commença par les mettre en lieu sûr. Pendant ce temps, la « confédération » avait déjà nommé son représentant à Londres, qui s’empressa de protester auprès du ministre des colonies contre les procédés cavaliers de M. Salmon; le comte Kimberley répondit qu’il ne connaissait pas de « confédération de Fantis, » et les choses en sont restées là.

Le déplorable état où se trouve aujourd’hui la république de Libéria, fondée en 1817 sur un autre point de la côte de Guinée, montre assez ce qu’on peut attendre de ces essais d’autonomie appliqués aux nègres. Depuis 1870, cette république avait pour président un gentleman noir, E. J. Roye, qui vint à Londres en 1871 pour y négocier un emprunt. De retour à Monrovia, il partagea les sommes obtenues avec deux ou trois de ses intimes; mais son peuple eut vent de l’affaire, et le 26 octobre les Monroviens jetèrent en prison leur président avec tout son conseil. La malheureuse république est devenue d’ailleurs un repaire de brigands; le gouvernement britannique réclame environ 300,000 francs de dommages-intérêts pour des actes de pillage commis au préjudice des sujets de la reine Victoria, et les hommes d’état noirs se lamentent devant la perspective d’avoir à payer cette « somme énorme, » pour laquelle ils proposent de céder le territoire du cap des Palmes, habité également par des pirates de la pire espèce. En fait, les traitans sont les seuls maîtres de Libéria, parce que seuls ils possèdent, et que tout le négoce est entre leurs mains. À eux l’huile de palme, le riz, le poisson salé, le tabac, et les électeurs. Ces excellents patriotes ne lâchent les vivres que lorsque les citoyens noirs votent comme ils le désirent. « Si tu ne votes pas comme je veux, tu n’auras pas de quoi manger. Si tu refuses, va trouver le gouvernement et qu’il te nourrisse ! » Mais hélas ! les caisses de l’état sont vides, et le papier-monnaie est sans valeur ; le Libérien,’ comme le Romain des césars, vote donc pour qui le nourrit.

On le voit, dans ces contrées africaines la civilisation n’arrive pas à prendre racine. Ce que la force y établit s’écroule aussitôt que la force disparaît. Il ne reste partout que des ruines, et en maintes solitudes autrefois peuplées les tombes des négrophiles. Pour gagner le noir à la civilisation, il faut l’arracher au sol natal, et, si on l’y ramène, il faut l’isoler du contact de la barbarie indigène, sous peine de le voir retourner dans l’état sauvage. On peut citer l’exemple d’un prince de Grand-Bassam élevé il y a un certain nombre d’années au collège Henri IV, parlant latin, et qui doute aujourd’hui de l’existence de Paris !

La propagande catholique a moins de succès chez les noirs que les missions protestantes des Anglais, parce que ces dernières organisent des caisses de secours mutuels qui leur fournissent les moyens de racheter des esclaves capturés sur les négriers ou les prisonniers qui vont être sacrifiés à la suite d’une guerre de tribu à tribu. Les missionnaires protestans les placent tout de suite dans une société déjà façonnée à leurs idées, à Sierra-Leone, à Cape-Coast, Bathurst, etc., et, leur donnant une famille, une maison, une industrie, ils attachent les nègres par mille liens à leur nouvelle patrie. À la fois prêtres, pères de famille et négocians, ces pasteurs ont des moyens d’action plus puissans et plus efficaces ; d’ailleurs la plupart de ces missionnaires sont nègres et mulâtres. À Porto-Praya de San-Yago, nous en avons vu beaucoup qui se rendaient à Freetown ; presque tous étaient dignes et d’une tenue correcte ; s’il arrivait à l’un d’eux de trop se plaire dans les vignes du Seigneur, on l’envoyait se corriger dans l’intérieur pendant quelques mois.

Plus grande encore est sur la côte occidentale d’Afrique l’influence du mahométisme, qui envahit le pays en refoulant le fétichisme, et transforme les villages et les campagnes par l’agriculture. Le rejet vers la mer de l’idolâtrie par le Coran est incessant, rapide, fatal. Partout l’islamisme souffle sur les noirs la haine des chrétiens, il pénètre, protégé simplement par son prestige, dans les tribus les plus sauvages du golfe de Biaffra et de Guinée; il fonde l’empire des Haoussas, il est dans le Bambara, suit le cours du Niger, et descend les montagnes de Kong jusque dans les criques les plus inaccessibles de la Côte d’Or. Trois ou quatre marabouts, avant-garde d’une tribu d’émigrans de Fouta, rencontrent-ils dans un beau site un village nègre aux huttes chancelantes, aux habitans nus ou couverts de peaux, ils s’y arrêtent, catéchisent les enfans et leur apprennent à déchiffrer avec une patience admirable les caractères arabes. Les fétiches peu à peu font place au gris-gris renfermant les versets du livre saint. Arrive bientôt la tribu colonisatrice, escortée par quelques chefs à cheval, qui le sabre à la main forcent, s’ils s’y refusent, les nègres à travailler, à défricher la terre et à l’ensemencer. Si le noir veut résister, il est tué; s’il échappe pour aller se cacher dans les forêts de la côte, on court à sa poursuite. Au bout de peu d’années, le sol, étouffé jusque-là par une végétation désordonnée, se couvre de cultures; les ânes, les bœufs, les chèvres, les chevaux, emplissent aux portes des villages les enceintes fortifiées où ils dorment à la belle étoile; les nègres portent désormais avec orgueil le boubou sénégambien, le fusil, le sabre, tout ce qui caractérise l’homme libre; les femmes ont répudié leur ancienne nudité, et ne se montrent plus aux étrangers que le corps entouré d’un pagne bariolé aux couleurs éclatantes. Nos missionnaires européens ne peuvent lutter contre ce système des marabouts presque toujours et partout triomphant. Il leur faudrait user du sabre, donner sur terre le paradis de Mahomet et le promettre aux nègres même encore après leur mort.


III.

Au commencement du siècle dernier, les Achantis seraient venus de l’est en conquérans, à ce que rapporte M. Bowdich; selon d’autres voyageurs, ils ont été refoulés vers les montagnes de Kong par un peuple plus puissant qui forme dans l’Afrique centrale un vaste empire. Suivant la première version, la plus digne de croyance, leur chef, nommé Saï-Toutou, devint le roi des pays envahis, et ses premiers capitaines formèrent l’origine d’une aristocratie militaire dont le principal et précieux privilège était d’être préservé de toute peine capitale. Ces familles sacrées, aujourd’hui au nombre de quatre, forment le second degré de l’autorité; le troisième est l’assemblée des chefs militaires, le reste de la population est soldat, esclave, vassal des grands, et se compose aussi du peuple primitivement subjugué.

Avançant toujours vers la mer, les Achantis ont peu à peu conquis la plupart des tribus placées sous le protectorat des Européens. Vers 1807, ils étaient maîtres de toute la côte et avaient même attaqué et pris un établissement appartenant aux Hollandais. La sécurité de Cape-Coast ne fut garantie que par de regrettables concessions. Les Fantis, entre autres, qui longtemps avaient servi d’intermédiaires entre l’intérieur et le littoral, subirent le joug le plus odieux; leurs révoltes, faute d’être soutenues par les Anglais, toujours plus prudens que nous en matière d’intervention, restèrent sans succès. L’invasion de ces conquérans a brisé la puissance des Fantis, qui, autrefois forts et redoutés, sont maintenant tombés dans un état d’indolence et de dégradation honteuse, et sont devenus les nègres les plus sales et les plus paresseux de la côte. Quoique plus beaux hommes que les Achantis, ils sont très sujets à la lèpre (krakra). Réduits à chercher un appui auprès des Anglais, ils étaient restés jusqu’à présent leurs fidèles alliés. Lorsqu’on 1822 le Cape-Coast fut placé sous la direction de Sierra-Leone, sir Charles Mac-Carthy y fut envoyé comme gouverneur. Il entreprit presque aussitôt après son installation une expédition contre les Achantis, mais il fut surpris dans les bois et massacré avec toute sa troupe. Cape-Coast fut investi, et ses défenseurs eussent tous péri sans une panique des envahisseurs. On parvint pourtant en 1826 à les chasser du pays. En 1831, le nouveau gouverneur Mac-CIean détermina les Fantis à se placer sous le protectorat de la Grande-Bretagne et conclut un traité avec le roi des Achantis, traité par lequel ce dernier reconnaissait l’indépendance des infortunées tribus, et depuis cette époque la paix ne fut troublée qu’une fois, en 1863, avant la guerre actuelle.

Dans les premiers jours du mois d’avril 1872 eut lieu la remise solennelle du fort d’Elmina, chef-lieu des possessions hollandaises, à M. Pope Hennessey, le nouveau gouverneur britannique, et M. Ferguson, l’ex-gouverneur hollandais, s’embarqua sur le navire la Citadelle d’Anvers pour retourner en Europe. Les autres postes militaires des Hollandais furent occupés par les Anglais dans le courant du même mois. M. Hennessey avait déclaré, au nom de son gouvernement, que rien ne serait changé à l’administration de la colonie; il avait même promis d’admettre les indigènes aux fonctions publiques. Néanmoins des troubles graves éclatèrent avant la fin de l’année. L’origine de ces conflits est assez obscure, et, ainsi qu’il arrive d’ordinaire dans ces sortes de cas, on l’attribue à des causes très diverses. Le roi des Achantis avait l’habitude de recevoir un cadeau annuel ; on lui payait en outre une somme fixe pour chaque soldat qu’il fournissait à la milice des colonies néerlandaises, c’est-à-dire par chaque prisonnier de guerre qu’il vendait à ses voisins. Depuis le changement de régime, on ne s’occupait plus de lui, et il ne pardonnait pas aux Anglais ce manque d’égards. D’un autre côté, un de ses parens, brigand redouté, avait été arrêté à l’époque de la cession, et reconduit à Coumassie avec une escorte de 60 hommes; mais il paraît que pendant le trajet on l’avait laissé maltraiter par des indigènes irrités contre lui, et le roi Kalkalli, qui a du moins la vertu d’aimer les siens, avait juré de venger cet affront. Enfin la propagande évangélique avait, comme d’habitude, montré trop de zèle, et plusieurs missionnaires de la Grande-Bretagne avaient été enfermés dans les prisons de la capitale. Quand M. Hennessey, en notifiant au roi des Achantis la cession de la colonie hollandaise, le somma de rendre les missionnaires à la liberté, le roi exigea d’abord une rançon de 6,000 livres sterling, puis parut consentir, après bien des négociations, à réduire ses prétentions à une somme de 1,000 livres; mais il ne cherchait qu’à gagner du temps et préparait une invasion. Sur ces entrefaites, le colonel Harley, qui avait succédé à M. Hennessey vers la fin de 1872, mécontenta la population d’Elmina par une attitude peu conciliante, et des symptômes d’une fermentation dangereuse se manifestèrent bientôt, même parmi les indigènes placés sous le protectorat anglais.

Au mois de janvier dernier, on apprit que les Achantis, forts de 12,000 hommes, avaient entrepris une incursion sur le territoire des tribus alliées, et qu’ils ravageaient les villages qui tentaient de leur résister. Au mois de mars, le torrent envahisseur, grossi par les transfuges, s’avançait jusque sous les murs d’Elmina en vue de bloquer la ville, pendant que l’insurrection éclatait à Secondi et à Bautry. En juin, la milice d’Elmina refusa l’obéissance, et le quartier de la ville situé au-delà de la rivière se déclara en révolte ouverte. M. Harley fit venir une colonne d’infanterie de la marine du Cape-Coast sous les ordres du colonel Festing, et cette troupe, ayant marché toute la nuit, put atteindre le château de Saint-George sans avoir heureusement rencontré les insurgés. Les sommations adressées aux rebelles de la ville n’eurent d’autre effet que de les faire déguerpir vers les fourrés où se cachaient les assiègeans. Les Anglais mirent alors le feu à différens quartiers, en offrant à la population restée fidèle un asile dans le fort. Malgré l’incendie qui réduisit une partie d’Elmina en cendres, malgré plusieurs sorties couronnées de succès au dire des Anglais, la petite garnison n’en resta pas moins dans une situation fort critique. L’insurrection pendant ce temps s’était propagée sur tout le littoral. Le 14 août, une flottille sous les ordres du commodore Commerell, montant le Battlesnake, vint faire des sondages à l’embouchure du Prah, qui se jette dans la mer au nord-est de la ville de Chama. On voulait essayer de le remonter à l’aide de légères embarcations pour y faire plus tard une diversion qui eût masqué une plus sérieuse attaque sur un autre point. Avant de s’engager dans le fleuve, on jugea nécessaire de faire occuper le petit fort de Chama par 10 hommes de la milice indigène. Les travaux de sondage commencèrent; mais à peine la flottille était-elle hors de vue que les habitans de Chama, secondés par les Achantis, attaquaient la petite garnison laissée en arrière; à hommes furent tués, 6 parvinrent à s’échapper. Pendant ce temps, un chef indigène vint conseiller au commodore Commerell de ne point quitter la rive gauche, les Achantis, disait-il, s’étant établis sur la rive opposée. Son conseil fut suivi, mais au moment où l’on doublait un coude que fait la rivière, une forte troupe d’ennemis, cachée au milieu des fourrés qui bordent le Prah, ouvrit sur la flottille un feu meurtrier. Au premier pansement qui fut fait, on s’aperçut qu’en guise de balles les rebelles employaient des cailloux et du plomb haché. Le commodore, deux capitaines, plusieurs matelots furent blessés. Dans le désordre d’une attaque si violente, une embarcation chavira, l’équipage fut sauvé à l’exception d’un matelot. Des nègres se jetèrent aussitôt à la nage pour s’emparer du malheureux qui se noyait; ils le traînèrent sur le rivage et lui coupèrent la tête. Saisissant par les cheveux leur sanglant trophée, ils ne cessèrent de l’agiter tant que l’expédition fut en vue aux yeux des Anglais saisis d’horreur. La flottille battit en retraite, et le Battlesnake, qui était resté en raison des difficultés qu’offrait le passage de la barre à l’embouchure du fleuve, bombarda aussitôt la ville de Chama et la réduisit en cendres à l’aide de fusées. — Le 18 août, l’Argus et le Barracouta furent aussi envoyés du Cape-Coast-Castle à Tacorady, afin de bombarder la ville et les villages voisins. Cette opération terminée, le lieutenant Young de l’Argus se concerta avec le capitaine Freemantle du Barracouta pour opérer un débarquement en armes mal- gré la défense du commodore Commerell. Après avoir dispersé les canots des indigènes par un feu nourri, le lieutenant Young, à la tête de quelques embarcations, aborda sur la côte. A peine débarquée, sa troupe fut assaillie par de nombreux Achantis qui s’étaient cachés dans les jungles. Le lieutenant et 11 matelots furent blessés; ce ne fut qu’à grand’peine qu’ils purent rejoindre leurs navires.

Ces deux tentatives malheureuses mirent le comble à la jactance des Achantis, et les Anglais perdirent aussitôt sur toute la côte de Guinée une grande partie de leur prestige. 30,000 nègres projetèrent alors la prise de Cape-Coast; mais, apprenant que leurs adversaires s’étaient préparés à une vigoureuse résistance, ils renoncèrent à leur projet. Quant au général achanti qui n’avait pu réussir à s’emparer d’Elmina dès le début de la révolte, il a été rappelé à Coumassie par le roi, afin d’y être puni de mort selon l’usage. Au moment de la tentative sur la ville de Cape-Coast, plus de vingt mille indigènes de la côte se réfugièrent dans la malheureuse ville, prétextant qu’ils étaient amis des Anglais. Les fièvres et les dyssenteries décimèrent les assiégés, et les vivres commençaient à manquer, lorsque heureusement des pluies torrentielles rendirent impossibles les opérations des farouches assiégeans.

La nouvelle de ces échecs répétés a produit dans la Grande-Bretagne une vive émotion, et une expédition sérieuse a été immédiatement organisée sous les ordres de sir Garnet Wolseley, qui est parti le 12 septembre d’Angleterre avec un nombre considérable d’officiers. En ce moment, le colonel sir Archibald Alison fait ses préparatifs de départ pour la Côte d’Or; il y occupera le poste de second commandant en chef avec le titre de brigadier-général. Sir Garnet se propose d’entreprendre une marche directe sur Coumassie pendant que le capitaine John Harley Glover, l’ancien commandant de Lagos, à la tête d’une autre colonne, tentera une diversion en remontant le cours du Volta. Cette rivière a été déjà explorée en 1861 par le lieutenant Dolben, commandant le Bloodhound, qui parvint à 120 milles de l’embouchure et put constater que la navigation était possible au-delà. Des renforts considérables ont été en outre envoyés de Sierra-Leone et de Lagos, où l’on a recruté tout ce que l’on a pu rencontrer en état de prendre les armes.

Les Anglais avaient cru tirer un parti excellent d’une milice indigène composée de Haoussas; mais dans la première affaire, qui a eu lieu le 15 octobre, on a remarqué que, très utiles dans une guerre d’embuscade, ils ne serviraient qu’à embarrasser les troupes européennes dans une attaque régulière. Ces soldats indigènes, auxquels les Anglais seront contraints néanmoins d’avoir constamment recours, viennent de l’intérieur des terres. Les Haoussas sont un peuple industrieux, établi dans une région fertile au sud-ouest du lac Tchad, formant un royaume divisé en provinces et militairement organisé. M. de Bizemont, qui en 1870 accompagnait sir Samuel Baker dans l’une de ses expéditions et qui dut revenir en France pour rejoindre son régiment, a recueilli sur les Haoussas des renseignemens très importans de la bouche d’un grand voyageur africain, le cheik sénégalais Chen-Guénit. Il y a une cinquantaine d’années, deux prêtres musulmans sont venus dans le Haoussa, comme nous avons déjà dit que les marabouts arrivaient dans les villages de la côte occidentale d’Afrique; après avoir converti la population à l’islamisme, ils déclarèrent avoir reçu du ciel la mission providentielle de soumettre l’Afrique entière. L’un d’eux, Osman Fanda, fut proclamé sultan et conquit en effet le pays entier, depuis le lac Tchad jusqu’au Niger; ses successeurs ont encore étendu leur domination. Cet empire compte aujourd’hui 15 millions d’âmes; l’administration en est prospère, et les chrétiens y trouveront, disait le cheik, un excellent accueil.

D’après les dernières nouvelles de la Côte d’Or, les Anglais avaient été victorieux dans une série d’engagemens qui ont ranimé la confiance de leurs noirs alliés. Il s’agissait d’abord, dans ces opérations, de châtier certains villages qui étaient de connivence avec l’ennemi, et notamment celui d’Ensaman, situé au milieu des jungles, où un chef d’Achantis avait établi son camp et un dépôt de poudres, de grains, de rhum, etc. Une sommation de sir Garnet, adressée aux chefs d’Ensaman, étant restée sans effet, il résolut de faire un exemple. Cachant ses préparatifs, il envoya à l’improviste contre le village rebelle, qui se croyait protégé par sa situation, une expédition composée d’infanterie de la marine et de Haoussas armés de fusils Snider. Après un combat d’une demi-heure, les Achantis furent chassés du village, abandonnant leurs munitions et leurs troupeaux de moutons. Une pièce de 7 et des fusées congrève ont réduit Ensaman en cendres. Le 3 novembre, les Achantis ont été battus de nouveau près de Dunquah, sur les lieux mêmes où ils avaient, au commencement de l’année, infligé une défaite aux alliés des Anglais. Le 5, ils ont attaqué en force le village d’Abrakrampa, sur la route de Coumassie, défendu par une garnison de 600 hommes que sir Garnet avait envoyée au secours du roi indigène. La lutte a duré trois jours, et s’est terminée le 7 par une déroute complète des agresseurs, grâce à l’arrivée de sir Garnet lui-même, qui amenait sa réserve sur le champ de bataille. On dit que le roi Kofi s’est empressé d’envoyer son collier à son général Assa Moquanta, message qui signifie l’ordre de se replier en toute hâte. On cherchera maintenant à couper la retraite à l’ennemi, si les renforts attendus arrivent à temps. Malheureusement sir Garnet Wolseley est revenu de son expédition si malade qu’on a été obligé de le transporter à bord d’un des navires mouillés au large.

C’est pendant ces combats que l’on a remarqué que les Haoussas, en se pliant bien à la discipline pendant la marche, perdaient totalement la tête une fois aux prises avec l’ennemi. On a constaté aussi qu’ils tirent trop vite et gaspillent les cartouches dès que l’ennemi est en vue : c’est pour cette raison que sir Garnet s’est décidé à faire venir d’Europe trois bataillons d’infanterie; c’est un renfort de 2,000 hommes qui s’embarquent en ce moment à Woolwich sur le Dromedary. Les Achantis ne sont donc pas des ennemis à dédaigner, quoique jusqu’à ce jour on avait cru pouvoir les vaincre à l’aide des alliés indigènes, des volontaires enrôlés sur la côte d’Afrique et des marins détachés par les navires présens dans ces parages.

On s’était contenté, dès le début des hostilités, d’envoyer de l’arsenal de Woolwich des munitions et des vivres, mais l’envoi de nouvelles forces européennes dans des pays aussi malsains que ceux de la Côte d’Or oblige les Anglais à faire suivre leurs soldats de tout un stock de préservatifs comme jamais il n’en a été fourni à aucune armée. Les officiers sont tenus d’emporter sur eux du sulfate de quinine, un filtre de poche, un voile pour se préserver les yeux; il leur est également recommandé de boire beaucoup de café et de s’asperger de temps en temps le visage et les mains de paraffine pour éloigner les mosquitos. Quant aux soldats, le Dromedary emporte pour eux 5,000 uniformes de rechange, 5,000 chemises en caoutchouc, qui leur permettront de s’étendre sans danger la nuit sur le sol fangeux, 5,000 couvertures de laine, pareilles quantités de bouilloires et de moulins à moudre, enfin un nombre considérable de flacons contenant des vinaigres aromatiques, avec lesquels les sentinelles devront se mouiller l’intérieur des oreilles et des narines.

Si les arsenaux anglais envoient à la côte occidentale d’Afrique leurs engins les plus redoutables, et si rien n’est omis à Londres pour assurer le bien-être des expéditionnaires, sir Carnet Wolseley de son côté n’oublie aucun détail, ne méprise aucun auxiliaire, qu’il soit blanc ou noir, homme ou femme. Une bande de 200 noirs enrôlée à Lagos par un sergent-major des Haoussas, nommé « le vieux Jacoban, » et transportée à Acra, y a été reçue par le capitaine Glover, surnommé le « père des Haoussas, » qui leur adressa dans leur langue un fougueux discours. Les paroles guerrières du capitaine anglais excitèrent un enthousiasme frénétique. Les recrues brandirent leurs longs couteaux, exécutèrent une danse de guerre accompagnée de cris sauvages, jurant d’exterminer les Achantis et de mourir pour leur bon ami Glover. Ils voulurent même porter le ca- pitaine en triomphe jusqu’à leur camp; mais, celui-ci ayant décliné cet honneur, ils s’emparèrent de leur vieux Jacoban qu’ils entraînèrent chez eux dans l’ivresse de leur joie. De son côté, sir Carnet, sachant que les femmes noires font un mauvais parti aux hommes valides qui restent chez eux en temps de guerre, a fait mander chez lui toutes les dames des environs. Elles sont venues en toute hâte chez le gouverneur, en grande toilette, couvertes d’anneaux et de bracelets, et ont promis avec joie de corriger d’importance leurs maris, s’il leur arrivait de faiblir. Un autre détail curieux, c’est que le train de l’armée d’expédition est en grande partie formé par des femmes qui marchent lestement au son du tambour en portant sur leurs têtes de lourdes caisses de munitions, et au côté, dans des sacs, leurs nourrissons, qu’elles allaitent sans interrompre leur marche. On a commencé la construction d’une route commode et large qui permettra le transport des canons dans la direction de Coumassie. On avait même songé un instant à construire un bout de voie ferrée, et du matériel avait été déjà expédié de Woolwich dans cette intention; mais il paraît que le terrain ne se prête pas à ces sortes de constructions, et on a fini par y renoncer.

En terminant, nous dirons qu’il est plus que certain qu’il entre dans les plans de sir Garnet de s’emparer de Coumassie, mais non pas de détruire cette capitale : ce serait une cruauté inutile, car la position est sans importance au point de vue militaire, et puis une ville africaine peut être rebâtie en si peu de temps ! Les Anglais doivent avoir seulement à cœur de prouver aux Achantis, comme ils l’ont prouvé du reste aux Abyssins de Théodoros, que l’Angleterre peut aller frapper ceux qui la bravent jusque dans des régions réputées inaccessibles. Nous devons évidemment désirer le triomphe de la civilisation sur la barbarie, tout en souhaitant que nos puissans voisins n’emploient pas contre les noirs, qui en somme défendent un sol qu’il leur est permis de croire à eux, les moyens de dure répression appliqués aux cipayes de l’Inde ou aux nègres révoltés de la Jamaïque. Les Anglais ne peuvent oublier que c’est de cette côte sinistre de Guinée que des millions d’Africains sont partis pour aller blanchir de leurs ossemens les champs de canne à sucre d’avides planteurs, et que, si l’Européen est vu avec horreur dans tous ces parages, c’est parce qu’il ne s’y est présenté trop souvent que sous les traits d’un odieux négrier. L’expédition actuelle aura peut-être pour résultat de convaincre les indigènes de la côte que leurs féroces oppresseurs ne sont pas de force à jeter les Anglais à la mer; ils comprendront dès lors de quel côté sont leurs véritables intérêts, et ils accepteront enfin franchement le protectorat britannique.


EDMOND PLANCHUT.