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La Guerre des Gaules/Livre VI

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LIVRE SIXIÈME.

I. César, qui, par une foule de raisons, s’attendait à de plus grands mouvements dans la Gaule, chargea M. Silanus, C. Antistius Reginus et T. Sextius, ses lieutenants, de faire des levées. En même temps, il demanda à Cn. Pompée, proconsul, qui restait devant Rome avec le commandement, pour la sûreté de la république, d’ordonner aux recrues qu’il avait faites dans la Gaule cisalpine, sous son dernier consulat, de rejoindre leurs enseignes et de se rendre auprès de lui. Il croyait très important, même pour l’avenir, de convaincre les Gaulois que l’Italie avait assez de ressources non seulement pour réparer promptement quelques pertes essuyées à la guerre, mais encore pour déployer plus de forces qu’auparavant. Pompée accorda cette demande au besoin de la république et à l’amitié (1) ; et, grâce à l’activité du recrutement, trois légions furent formées et réunies avant la fin de l’hiver (2) ; le nombre des cohortes perdues sous Q. Titurius se trouva doublé, et l’on montra, par ces levées si promptes et si nombreuses, ce que pouvaient la discipline et les ressources du peuple romain.

II. Après la mort d’Indutiomaros, dont nous avons parlé, les Trévires donnèrent le commandement à ses proches. Ceux-ci ne cessèrent de solliciter les Germains de leur voisinage, et de leur promettre des subsides : ne pouvant rien obtenir des nations voisines, ils s’adressèrent aux peuples plus éloignés. Ils réussirent auprès de quelques cités, se lièrent par des serments et donnèrent des otages pour sûreté des subsides. Ils associèrent Ambiorix à leur pacte. Informé de ces menées, et voyant que la guerre se préparait de toutes parts ; que les Nerviens, les Atuatuques, les Ménapes, ainsi que tous les peuples de la Germanie cisrhénane joints à eux, étaient en armes ; que les Sénons ne se rendaient point à ses ordres et se concertaient avec les Carnutes et les états voisins : que les Trévires sollicitaient les Germains par de nombreuses députations, César crut devoir hâter la guerre.

III. Ayant donc, même avant la fin de l’hiver, réuni les quatre légions les plus proches, il fondit à l’improviste sur les terres des Nerviens ; et, avant qu’ils pussent se rassembler ou fuir, il leur prit un grand nombre d’hommes et de bestiaux, abandonna ce butin aux soldats, dévasta le territoire, et les obligea de se rendre et de lui donner des otages. Après cette expédition rapide, il ramena les légions dans leurs quartiers. Ayant, au commencement du printemps, convoqué, selon son usage, l’assemblée de la Gaule, les différents peuples s’y rendirent, à l’exception des Sénons, des Carnutes et des Trévires. Regardant cette conduite comme un signal de guerre et de révolte, César affaire, et transféra l’assemblée à Lutèce, capitale des Parisii. Ces derniers étaient voisins des Sénons, et n’avaient autrefois formé avec eux qu’une seule nation ; mais ils paraissaient étrangers au complot actuel. César ayant, du haut de son siège (3), prononcé cette translation, partit le même jour à la tête des légions, et se rendit à grandes journées chez les Sénons.

IV. À la nouvelle de son approche, Acco, le principal auteur de la révolte, ordonna que la multitude se rassemblât de toutes parts dans les places fortes ; mais avant que cet ordre pût être exécuté, on apprit l’arrivée des Romains. Forcés de renoncer à leur projet, les Sénons députèrent vers César pour demander leur pardon, et eurent recours à la médiation des Héduens, leurs anciens alliés. César, à la prière de ceux-ci, leur fit grâce et reçut leurs excuses, ne voulant pas perdre en discussions un été propre aux expéditions militaires. Il exigea cent otages, qu’il donna en garde aux Héduens. Les Carnutes envoyèrent aussi des députés et des otages, et obtinrent le même traitement, par l’entremise et sur la prière des Rèmes, dont ils étaient les clients. César vint clore l’assemblée de la Gaule, et ordonna aux villes de lui fournir des cavaliers.

V. Après avoir pacifié cette partie de la Gaule, il tourne toutes ses pensées et tous ses projets vers la guerre des Trévires et d’Ambiorix. Il fait partir avec lui Cavarinos et la cavalerie sénonaise, dans la crainte que les ressentiments de ce roi, ou la haine qu’il s’était attirée, ne fissent naître quelque trouble. Cela fait, assuré qu’Ambiorix ne hasarderait point de bataille, il s’appliqua à deviner ses autres desseins. Près du territoire des Éburons étaient les Ménapes, défendus par des marais immenses et de vastes forêts. Seuls entre les Gaulois, ces peuples n’avaient jamais envoyé de députés à César pour demander la paix. Il savait qu’Ambiorix était uni avec eux par l’hospitalité, et qu’il s’était allié avec les Germains par l’entremise des Trévires. Il jugea donc à propos de lui enlever cet appui avant de l’attaquer, de peur qu’en se voyant réduit à l’extrémité, il n’allât se cacher chez les Ménapes, ou former une ligue avec les peuples d’outre-Rhin. Cette résolution prise, il envoie à Labiénus, chez les Trévires, tous les bagages de l’armée, et les fait suivre de deux légions. Lui-même, à la tête de cinq légions sans équipages, marche contre les Ménapes. Ils n’avaient rassemblé aucune troupe, se fiant sur leur position ; ils se réfugièrent dans leurs bois et leurs marais, et y emportèrent ce qu’ils possédaient.

VI. César, ayant partagé ses troupes avec le lieutenant C. Fabius et le questeur M. Crassus, et fait construire des ponts à la hâte, pénètre dans le pays par trois endroits, incendie les maisons et les bourgs et enlève quantité de bestiaux et d’hommes. Réduits à cet état, les Ménapes lui envoient demander la paix ; César reçoit leurs otages et leur déclare qu’il les traitera en ennemis s’ils donnent asile à Ambiorix ou à ses lieutenants. Cette affaire terminée, il laisse chez les Ménapes l’Atrébate Commios avec de la cavalerie, pour garce pays, et marche en personne contre les Trévires.

VII. Pendant ces expéditions de César, les Trévires avaient rassemblé des troupes nombreuses d’infanterie et de cavalerie, et se préparaient à attaquer Labiénus et l’unique légion qui hivernait sur leurs terres. Déjà ils n’en étaient plus qu’à deux journées de marche, quand ils apprirent que César venait de lui envoyer deux légions. Ils placèrent leur camp à quinze mille pas, et résolurent d’attendre le secours des Germains. Labiénus, informé de leur dessein, et espérant que leur imprudence lui donnerait une occasion de les combattre, laissa cinq cohortes à la garde des bagages, marcha contre les ennemis avec vingt-cinq autres et beaucoup de cavalerie, et s’établit à mille pas d’eux, dans un camp qu’il fortifia. Entre Labiénus et l’ennemi était une rivière[1] dont le passage était difficile et les rives fort escarpées. Labiénus n’avait point l’intention de la traverser et ne croyait pas que les ennemis voulussent le faire : l’espoir de l’arrivée des Germains croissait de jour en jour. Labiénus déclare hautement dans le conseil que les Germains étant, selon le bruit public, sur le point d’arriver, il ne hasardera pas le sort de l’armée et le sien, et que le lendemain, au point du jour, il lèvera le camp. Ces paroles sont promptement rapportées aux ennemis ; car dans ce grand nombre de cavaliers gaulois, il était naturel qu’il y en eût plusieurs qui s’intéressassent aux succès de la Gaule. Labiénus ayant, pendant la nuit, assemblé les tribuns et les centurions du premier rang, leur expose son dessein ; et, pour mieux inspirer aux ennemis l’opinion de sa frayeur, il ordonne de lever le camp avec plus de bruit et de tumulte que les armées romaines n’ont coutume de le faire. De cette manière il donne à son départ toutes les apparences d’une fuite. La proximité des camps fit que l’ennemi en fut averti avant le jour par ses éclaireurs.

VIII. À peine notre arrière-garde était-elle sortie du camp, que les Gaulois s’exhortent mutuellement à ne pas laisser échapper de leurs mains cette proie, objet de leurs espérances ; il serait trop long d’attendre le secours des Germains, et l’honneur ne leur permet point, avec tant de forces, de n’oser attaquer une misérable poignée de fuyards embarrassés de leurs bagages. Ils n’hésitent pas à passer la rivière et à engager le combat sur un terrain désavantageux. Labiénus, qui l’avait prévu, et voulait les attirer tous de l’autre côté de la rivière, feignait toujours de se retirer, et s’avançait lentement. Enfin, les bagages ayant été envoyés en avant et placés sur une hauteur : « Soldats, dit-il, le moment que vous désirez est venu ; vous tenez l’ennemi engagé dans une position défavorable ; déployez sous notre conduite cette valeur qui s’est si souvent signalée sous les ordres du général. Croyez qu’il est présent et qu’il vous voit. » En même temps il ordonne de tourner les enseignes contre l’ennemi et de marcher sur lui en bataille. Il détache quelques escadrons pour la garde des bagages, et dispose le reste de la cavalerie sur les ailes. Poussant aussitôt un grand cri, les Romains lancent leurs javelots. Les ennemis, voyant, contre leur attente, fondre sur eux les enseignes menaçantes de ceux qu’ils croyaient en fuite, ne purent pas même soutenir notre choc, s’enfuirent à la première attaque et gagnèrent les forêts voisines. Labiénus les poursuivit avec la cavalerie, en tua un grand nombre, fit beaucoup de prisonniers, et reçut peu de jours après la soumission du pays ; car les Germains, qui venaient à leur secours, retournèrent chez eux à la nouvelle de cette défaite. Les parents d’Indutiomaros, qui étaient les auteurs de la révolte, sortirent du territoire et se retirèrent avec eux. Cingétorix qui, comme nous l’avons vu, était toujours resté dans le devoir, reçut le gouvernement suprême de sa nation.

IX. César, étant venu du pays des Ménapes dans celui des Trévires, résolut, pour deux motifs, de passer le Rhin : l’un, pour punir les Germains d’avoir envoyé des secours aux Trévires, ses ennemis ; l’autre, pour fermer à Ambiorix toute retraite chez eux. En conséquence, il voulut construire un pont un peu au-dessus de l’endroit où s’était antérieurement effectué le passage de l’armée. Grâce à la connaissance des procédés déjà employés, et à l’ardeur extrême des soldats, l’ouvrage fut achevé en peu de jours. Après avoir laissé une forte garde à la tête du pont, du côté des Trévires, dans la prévision de quelque mouvement subit de la part de ce peuple, il passa le fleuve avec le reste des légions et la cavalerie. Les Ubiens, qui, avant ce temps, lui avaient donné des otages et s’étaient rendus à lui, envoient des députés pour se justifier, et lui exposer « qu’ils n’ont ni prêté des secours aux Trévires, ni violé leur foi. » Ils demandent avec prière « qu’on les épargne, et que, dans la haine générale contre les Germains, on ne fasse point supporter aux innocents les châtiments dus aux coupables ; si César exige de nouveaux otages, ils offrent de les donner. » César s’informa du fait, et apprit que les secours avaient été envoyés par les Suèves ; il reçut les satisfactions des Ubiens, et s’enquit des chemins et des passages qui conduisaient chez les Suèves.

X. Peu de jours après, il sut des Ubiens que les Suèves rassemblaient toutes leurs troupes en un seul lieu, et qu’ils avaient ordonné aux nations qui étaient dans leur dépendance de leur envoyer des secours tant en infanterie qu’en cavalerie. Sur cet avis, César se pourvoit de vivres, choisit pour le camp une position avantageuse, et enjoint aux Ubiens d’abandonner les campagnes et de faire passer dans les places fortes leur bétail et tous leurs biens, espérant amener, par la famine, ces hommes barbares et ignorants à la nécessité de combattre avec désavantage. Il charge les Ubiens d’envoyer chez les Suèves de nombreux éclaireurs pour connaître tout ce qu’ils font. Ses ordres sont exécutés, et, peu de jours après, on lui rapporte « que les Suèves, instruits par des messagers de l’approche de l’armée romaine, s’étaient, avec toutes leurs troupes et celles de leurs alliés, retirés jusqu’à l’extrémité de leur territoire ; que là est une forêt d’une grandeur immense, appelée Bacenis[2], qui s’étend fort avant dans l’intérieur du pays, et qui, placée comme un mur naturel entre les Suèves et les Chérusques, met ces deux peuples à l’abri de leurs entreprises et de leurs incursions mutuelles ; c’est à l’entrée de cette forêt que les Suèves avaient résolu d’attendre l’arrivée des Romains. »

XI. Au point où l’on est arrivé, il n’est pas sans doute hors de propos de parler des mœurs de la Gaule et de la Germanie, et de la différence qui existe entre ces deux nations. Dans la Gaule, ce n’est pas seulement dans chaque ville, dans chaque bourg et dans chaque campagne qu’il existe des factions, mais aussi dans presque chaque famille : ces factions ont pour chefs ceux qu’on estime et qu’on juge les plus puissants ; c’est à leur volonté et à leur jugement que sont soumises la plupart des affaires et des résolutions. La raison de cet antique usage paraît être d’assurer au peuple une protection contre les grands : car personne ne souffre que l’on opprime ou circonvienne ses clients ; si l’on agissait autrement, on perdrait bientôt tout son crédit. Ce même principe régit souverainement toute la Gaule : car toutes les cités sont divisées en deux partis.

XII. Lorsque César vint dans la Gaule, les Édues étaient les chefs d’une de ces factions, les Séquanes, ceux de l’autre. Ces derniers, moins puissants par eux-mêmes, parce que la principale autorité appartenait depuis longtemps aux Héduens, lesquels possédaient de grandes clientèles, s’étaient unis avec Arioviste et les Germains, et les avaient attirés à eux à force de présents et de promesses. Après plusieurs victoires et la destruction de toute la noblesse des Héduens, ils acquirent une telle puissance qu’un grand nombre de peuples, clients des Héduens, passèrent dans leur parti. Ils prirent en otages les fils de leurs principaux citoyens, firent prêter publiquement à cette nation le serment de ne rien entreprendre contre eux, s’attribuèrent la partie du territoire conquise par leurs armes, et obtinrent la suprématie dans toute la Gaule. Réduit à cette extrémité, Diviciacos avait été implorer le secours du sénat romain, et était revenu sans rien obtenir. L’arrivée de César changea la face des choses : les Héduens reprirent leurs otages, recouvrèrent leurs anciens clients, en acquirent de nouveaux par le crédit de César, parce qu’on voyait que ceux qui entraient dans leur amitié jouissaient d’une condition meilleure et d’un gouvernement plus doux ; et ils obtinrent dans tout le reste un crédit et un pouvoir qui firent perdre aux Séquanes leur prépondérance. À ceux-ci avaient succédé les Rèmes ; lorsqu’on remarqua que leur faveur auprès de César égalait celle des Héduens, ceux que d’anciennes inimitiés empêchaient de s’unir à ces derniers se ralliaient à la clientèle des Rèmes, qui les protégeaient avec zèle pour conserver le nouveau crédit qu’ils avaient si rapidement acquis. Tel était alors l’état des choses que les Héduens avaient, sans contredit, le premier rang parmi les Gaulois, et que les Rèmes occupaient le second.

XIII. Dans toute la Gaule, il n’y a que deux classes d’hommes qui soient comptées pour quelque chose et qui soient honorées ; car la multitude n’a guère que le rang des esclaves, n’osant rien par elle-même, et n’étant admise à aucun conseil. La plupart, accablés de dettes, d’impôts énormes, et de vexations de la part des grands, se livrent eux-mêmes en servitude à des nobles qui exercent sur eux tous les droits des maîtres sur les esclaves. Des deux classes privilégiées, l’une est celle des druides (4), l’autre celle des chevaliers. Les premiers, ministres des choses divines, sont chargés des sacrifices publics et particuliers, et sont les interprètes des doctrines religieuses. Le désir de l’instruction attire auprès d’eux un grand nombre de jeunes gens qui les ont en grand honneur. Les Druides connaissent de presque toutes les contestations publiques et privées. Si quelque crime a été commis, si un meurtre a eu lieu, s’il s’élève un débat sur un héritage ou sur des limites, ce sont eux qui statuent ; ils dispensent les récompenses et les peines. Si un particulier ou un homme public ne défère point à leur décision, ils lui interdisent les sacrifices ; c’est chez eux la punition la plus grave. Ceux qui encourent cette interdiction sont mis au rang des impies et des criminels, tout le monde s’éloigne d’eux, fuit leur abord et leur entretien, et craint la contagion du mal dont ils sont frappés ; tout accès en justice leur est refusé ; et ils n’ont part à aucun honneur. Tous ces druides n’ont qu’un seul chef dont l’autorité est sans bornes. À sa mort, le plus éminent en dignité lui succède ; ou, si plusieurs ont des titres égaux, l’élection a lieu par le suffrage des druides, et la place est quelquefois disputée par les armes. À une certaine époque de l’année, ils s’assemblent dans un lieu consacré sur la frontière du pays des Carnutes, qui passe pour le point central de toute la Gaule. Là se rendent de toutes parts ceux qui ont des différends, et ils obéissent aux jugements et aux décisions des druides. On croit que leur doctrine a pris naissance dans la Bretagne, et qu’elle fut de là transportée dans la Gaule ; et aujourd’hui ceux qui veulent en avoir une connaissance plus approfondie vont ordinairement dans cette île pour s’y instruire.

XIV. Les druides ne vont point à la guerre et ne paient aucun des tributs imposés aux autres Gaulois ; ils sont exempts du service militaire et de toute espèce de charges. Séduits par de si grands privilèges, beaucoup de Gaulois viennent auprès d’eux de leur propre mouvement, ou y sont envoyés par leurs parents et leurs proches. Là, dit-on, ils apprennent un grand nombre de vers, et il en est qui passent vingt années dans cet apprentissage. Il n’est pas permis de confier ces vers à l’écriture, tandis que, dans la plupart des autres affaires publiques et privées, ils se servent des lettres grecques. Il y a, ce me semble, deux raisons de cet usage : l’une est d’empêcher que leur science ne se répande dans le vulgaire ; et l’autre, que leurs disciples, se reposant sur l’écriture, ne négligent leur mémoire ; car il arrive presque toujours que le secours des livres fait que l’on s’applique moins à apprendre par cœur et à exercer sa mémoire. Une croyance qu’ils cherchent surtout à établir, c’est que les âmes ne périssent point (5), et qu’après la mort, elles passent d’un corps dans un autre, croyance qui leur paraît singulièrement propre à inspirer le courage, en éloignant la crainte de la mort. Le mouvement des astres, l’immensité de l’univers, la grandeur de la terre, la nature des choses, la force et le pouvoir des dieux immortels, tels sont en outre les sujets de leurs discussions : ils les transmettent à la jeunesse.

XV. La seconde classe est celle des chevaliers. Quand il en est besoin et qu’il survient quelque guerre (ce qui, avant l’arrivée de César, avait lieu presque tous les ans, soit pour faire, soit pour repousser des incursions), ils prennent tous part à cette guerre, et proportionnent à l’éclat de leur naissance et de leurs richesses le nombre de serviteurs et de clients dont ils s’entourent. C’est pour eux la seule marque du crédit et de la puissance.

XVI. Toute la nation gauloise est très superstitieuse ; aussi ceux qui sont attaqués de maladies graves, ceux qui vivent au milieu de la guerre et de ses dangers, ou immolent des victimes humaines, ou font vœu d’en immoler, et ont recours pour ces sacrifices au ministère des druides. Ils pensent que la vie d’un homme est nécessaire pour racheter celle d’un homme, et que les dieux immortels ne peuvent être apaisés qu’à ce prix ; ils ont même institué des sacrifices publics de ce genre. Ils ont quelquefois des mannequins d’une grandeur immense et tressés en osier, dont ils remplissent l’intérieur d’hommes vivants ; ils y mettent le feu et font expirer leurs victimes dans les flammes (6). Ils pensent que le supplice de ceux qui sont convaincus de vol, de brigandage ou de quelque autre délit, est plus agréable aux dieux immortels ; mais quand ces hommes leur manquent, ils se rabattent sur les innocents.

XVII. Le dieu qu’ils honorent le plus est Mercure. Il a un grand nombre de statues ; ils le regardent comme l’inventeur de tous les arts, comme le guide des voyageurs, et comme présidant à toutes sortes de gains et de commerce. Après lui ils adorent Apollon, Mars, Jupiter et Minerve. Ils ont de ces divinités à peu près la même idée que les autres nations. Apollon guérit les maladies, Minerve enseigne les éléments de l’industrie et des arts ; Jupiter tient l’empire du ciel, Mars celui de la guerre ; c’est à lui, quand ils ont résolu de combattre, qu’ils font vœu d’ordinaire de consacrer les dépouilles de l’ennemi. Ils lui sacrifient ce qui leur reste du bétail qu’ils ont pris, le surplus du butin est placé dans un dépôt public ; et on peut voir, en beaucoup de villes de ces monceaux de dépouilles, entassées en des lieux consacrés. Il n’arrive guère, qu’au mépris de la religion, un Gaulois ose s’approprier clandestinement ce qu’il a pris à la guerre, ou ravir quelque chose de ces dépôts. Le plus cruel supplice et la torture sont réservés pour ce larcin.

XVIII. Les Gaulois se vantent d’être issus de Dis Pater, tradition qu’ils disent tenir des druides. C’est pour cette raison qu’ils mesurent le temps, non par le nombre des jours ; mais par celui des nuits (7). Ils calculent les jours de naissance, le commencement des mois et celui des années, de manière que le jour suive la nuit dans leur calcul. Dans les autres usages de la vie, ils ne diffèrent guère des autres nations qu’en ce qu’ils ne permettent pas que leurs enfants les abordent en public avant d’être adolescents et en état de porter les armes. Ils regardent comme honteux pour un père d’admettre publiquement en sa présence son fils en bas âge.

XIX. Autant les maris ont reçu d’argent de leurs épouses à titre de dot, autant ils mettent de leurs propres biens, après estimation faite, en communauté avec cette dot. On dresse conjointement un état de ce capital, et l’on en réserve les intérêts. Quelque époux qui survive, c’est à lui qu’appartient la part de l’un et de l’autre, avec les intérêts des années antérieures. Les hommes ont, sur leurs femmes comme sur leurs enfants, le droit de vie et de mort ; lorsqu’un père de famille d’une haute naissance vient à mourir, ses proches s’assemblent, et s’ils ont quelque soupçon sur sa mort, les femmes sont mises à la question comme des esclaves ; si le crime est prouvé, on les fait périr par le feu et dans les plus horribles tourments. Les funérailles, eu égard à la civilisation des Gaulois, sont magnifiques et somptueuses. Tout ce qu’on croit avoir été cher au défunt pendant sa vie, on le jette dans le bûcher, même les animaux ; et il y a peu de temps encore, on brûlait avec lui les esclaves et les clients qu’on savait qu’il avait aimés (8), pour complément des honneurs qu’on lui rendait.

XX. Dans les cités qui passent pour administrer le mieux les affaires de l’état, c’est une loi sacrée que celui qui apprend, soit de ses voisins, soit par le bruit public, quelque nouvelle intéressant la cité, doit en informer le magistrat, sans la communiquer à nul autre, l’expérience leur ayant fait connaître que souvent des hommes imprudents et sans lumières s’effraient de fausses rumeurs, se portent à des crimes et prennent des partis extrêmes. Les magistrats cachent ce qu’ils jugent convenable, et révèlent à la multitude ce qu’ils croient utile. C’est dans l’assemblée seulement qu’il est permis de s’entretenir des affaires publiques.

XXI. Les mœurs des Germains sont très différents ; car ils n’ont pas de druides qui président aux choses divines et ne font point de sacrifices. Ils ne mettent au nombre des dieux que ceux qu’ils voient et dont ils reçoivent manifestement les bienfaits, le Soleil, Vulcain, la Lune : ils ne connaissent pas même de nom les autres dieux. Toute leur vie se passe à la chasse et dans les exercices militaires ; ils se livrent dès l’enfance au travail et à la fatigue. Ils estiment singulièrement une puberté tardive ; ils pensent que cela accroît la stature de l’homme, nourrit sa vigueur, et fortifie ses muscles. C’est parmi eux une chose tout à fait honteuse que d’avoir connu les femmes avant l’âge de vingt ans ; ce qu’ils ne peuvent jamais cacher, car ils se baignent ensemble dans les fleuves, et se couvrent de peaux de rennes ou de vêtements courts, laissant à nu la plus grande partie de leur corps.

XXII. Ils ne s’adonnent pas à l’agriculture, et ne vivent guère que de lait, de fromage et de chair ; nul n’a de champs limités ni de terrain qui soit sa propriété ; mais les magistrats et les chefs assignent tous les ans aux peuplades et aux familles vivant en société commune, des terres en tels lieux et quantité qu’ils jugent à propos ; et l’année suivante ils les obligent de passer ailleurs (9). Ils donnent beaucoup de raisons de cet usage : la crainte que l’attrait d’une longue habitude ne fasse perdre le goût de la guerre pour celui de l’agriculture ; que chacun, s’occupant d’étendre ses possessions, les plus puissants ne chassent des leurs les plus faibles ; qu’on ne se garantisse du froid et de la chaleur par des habitations trop commodes ; que l’amour des richesses ne s’introduise parmi eux et ne fasse naître les factions et les discordes ; on veut enfin contenir le peuple par un esprit de justice, en lui montrant une parfaite égalité de biens entre les plus humbles et les plus puissants.

XXIII. La plus grande gloire pour un état est d’être entouré de vastes solitudes et de pays ravagés par ses armes. Ils regardent comme le propre de la valeur de forcer leurs voisins à abandonner leur territoire, et de faire que personne n’ose s’établir auprès d’eux. D’ailleurs, ils se croient ainsi plus en sûreté, n’ayant pas à craindre une invasion subite. Lorsqu’un état fait la guerre, soit qu’il se défende, soit qu’il attaque, on choisit, pour y présider, des magistrats qui ont droit de vie et de mort. Pendant la paix, il n’y a point de magistrature générale ; les principaux habitants des cantons et des bourgs rendent la justice à leurs concitoyens et arrangent les procès. Aucune infamie n’est attachée aux larcins qui se commettent hors des limites de l’état ; ils prétendent que c’est un moyen d’exercer la jeunesse et de la préserver de l’oisiveté. Lorsque, dans une assemblée, un des principaux citoyens s’annonce pour chef d’une expédition, et demande qui veut le suivre, ceux qui jugent avantageusement de l’entreprise et de l’homme se lèvent, lui promettent leur assistance, et sont applaudis par la multitude. Ceux d’entre eux qui l’abandonnent sont réputés déserteurs et traîtres, et toute espèce de confiance leur est désormais refusée. Il ne leur est jamais permis de violer l’hospitalité. Ceux qui viennent à eux, pour quelque cause que ce soit, sont garantis de toute injure et regardés comme sacrés : toutes les maisons leur sont ouvertes ; on partage les vivres avec eux (10).

XXIV. Il fut un temps où les Gaulois surpassaient les Germains en valeur, portaient la guerre chez eux, envoyaient des colonies au-delà du Rhin, vu leur nombreuse population et l’insuffisance de leur territoire. C’est ainsi que les terres les plus fertiles de la Germanie, près de la forêt Hercynienne[3], (qui me paraît avoir été, par la renommée, connue d’Eratosthène (11) et de quelques autres Grecs, sous le nom d’Orcynie), furent envahies par les Volkes-Tectosages[4], qui s’y fixèrent. Cette nation s’est jusqu’à ce jour maintenue dans cet établissement et jouit d’une grande réputation de justice et de courage ; et encore aujourd’hui, ils vivent dans la même pauvreté, le même dénuement, la même habitude de privation que les Germains, dont ils ont aussi adopté le genre de vie et l’habillement. Quant aux Gaulois, le voisinage de la province[5], et l’usage des objets de commerce maritime, leur ont procuré l’abondance et les jouissances du luxe. Accoutumés peu à peu à se laisser surpasser, et, vaincus dans un grand nombre de combats, ils ne se comparent même plus à ces Germains pour la valeur.

XXV. La largeur de cette forêt d’Hercynie, dont il vient d’être fait mention, est de neuf journées de marche accélérée, et ne peut être autrement déterminée, les mesures itinéraires n’étant point connues des Germains. Elle prend naissance aux frontières des Helvètes, des Némètes et des Rauraques, et s’étend, en suivant le cours du Danube, jusqu’aux pays des Daces et des Anartes[6] : de là elle tourne sur la gauche, en s’éloignant du fleuve ; et, dans son immense étendue, elle borde le territoire d’une foule de nations ; il n’est point d’habitant de ces contrées qui, après soixante jours de marche, puisse dire avoir vu où elle finit, ni savoir où elle commence. On assure qu’il s’y trouve plusieurs espèces d’animaux sauvages qu’on ne voit pas ailleurs. Celles qui diffèrent le plus des autres et qui paraissent mériter une mention spéciale, les voici :

XXVI. On y rencontre un bœuf (12), ayant la forme d’un cerf et portant au milieu du front, entre les oreilles, une seule corne, plus élevée et plus droite que les cornes qui nous sont connues. À son sommet, elle se partage en rameaux très tendus, semblables à des palmes. La femelle est de même nature que le mâle ; la forme et la grandeur de ses cornes sont les mêmes.

XXVII. Il y a aussi des animaux qu’on appelle élans (13). Leur forme se rapproche de celle d’une chèvre ; ils ont la peau tachetée, mais la taille un peu plus haute. Ils sont sans cornes, et leurs jambes, sans jointures ni articulations ; ils ne se couchent point pour dormir, et si quelque accident les fait tomber, ils ne peuvent se soulever ni se redresser. Les arbres leur servent de lits ; ils s’y appuient et prennent leur repos, ainsi inclinés légèrement. Lorsqu’à leurs traces les chasseurs découvrent les lieux qu’ils fréquentent, ils y déracinent tous les arbres, ou les coupent à fleur de terre, de manière qu’ils conservent encore toute l’apparence de la solidité. Ces animaux viennent s’y appuyer, selon leur coutume, renversent ce frêle appui par leur poids, et tombent avec l’arbre.

XXVIII. Une troisième espèce porte le nom d’Urus (14). La taille de ces animaux est un peu moindre que celle des éléphants ; leur couleur et leur forme les font ressembler au taureau. Leur force et leur vélocité sont également remarquables ; rien de ce qu’ils aperçoivent, hommes ou bêtes, ne leur échappe. On les tue, en les prenant dans des fosses disposées avec soin. Ce genre de chasse est pour les jeunes gens un exercice qui les endurcit à la fatigue ; ceux qui ont tué le plus de ces urus en apportent les cornes en public, comme trophée, et reçoivent de grands éloges. On ne peut les apprivoiser, même dans le jeune âge. La grandeur, la forme et l’espèce de leurs cornes diffèrent beaucoup de celles de nos bœufs. On les recherche avidement, on les garnit d’argent sur les bords, et elles servent de coupes dans les festins solennels.

XXIX. César, informé par les éclaireurs ubiens que les Suèves s’étaient retirés dans leurs forêts, mais craignant de manquer de vivres (car on a vu plus haut que l’agriculture est fort négligée chez les Germains), résolut de ne pas s’engager plus avant. Cependant, pour laisser aux barbares quelque appréhension de son retour et arrêter les renforts envoyés aux Gaulois, il fit couper, après que l’armée eut repassé le Rhin, deux cents pieds du pont du côté de la rive des Ubiens, et élever, à l’extrémité opposée, une tour à quatre étages ; il y laissa pour garde une garnison de douze cohortes, et fortifia ce lieu par de nombreux retranchements. Il en confia le commandement au jeune C. Volcacius Tullus. Comme les blés commençaient à mûrir, il partit lui-même pour la guerre d’Ambiorix, par la forêt des Ardennes, qui est la plus grande de toute la Gaule, et qui, s’étendant depuis les rives du Rhin et le pays des Trévires jusqu’à celui des Nerviens, embrasse dans sa longueur un espace de plus de cinq cents milles ; il envoya en avant L. Minucius Basilus (16) avec toute la cavalerie, dans l’espoir de profiter au besoin de la célérité des marches et de quelque circonstance favorable. Il lui recommanda d’interdire les feux dans son camp, afin de ne pas révéler de loin son approche ; et lui annonça qu’il le suivrait de près.

XXX. Basilus suivit exactement ses instructions ; et, après une marche aussi prompte qu’inattendue, il prit au dépourvu un grand nombre d’ennemis répandus dans la campagne : sur leurs renseignements, il se dirigea vers le lieu où l’on disait qu’était Ambiorix avec quelques cavaliers. La fortune peut beaucoup en toute chose, et surtout à la guerre. Car si ce fut un grand hasard de surprendre Ambiorix sans préparatifs de défense, et avant qu’il eût rien appris de l’approche des Romains par le bruit public ou par des courriers, ce fut aussi pour lui un grand bonheur, qu’après s’être vu enlever tout l’attirail de guerre qu’il avait autour de lui, et prendre ses chars et ses chevaux, il pût échapper à la mort. C’est pourtant ce qui arriva, parce que sa maison étant située au milieu des bois (comme le sont généralement celles des Gaulois, qui, pour éviter la chaleur, cherchent le voisinage des forêts et des fleuves), ses compagnons et ses amis purent soutenir quelque temps, dans un défilé, le choc de nos cavaliers. Pendant ce combat, quelqu’un des siens le mit à cheval ; et les bois protégèrent sa fuite. Ainsi la fortune se plut à la fois et à le jeter dans péril et à l’y soustraire.

XXXI. Ambiorix ne rassembla point ses troupes ; était-ce à dessein, et parce qu’il ne jugea pas à propos de combattre, ou faute de temps, et à cause de l’obstacle qu’y put apporter l’arrivée subite de notre cavalerie, qu’il crut suivie du reste de l’armée ; c’est ce qu’on ne peut décider ; il est toutefois certain qu’il envoya secrètement des messagers dans les campagnes pour ordonner à chacun de pourvoir à sa sûreté. Les uns se réfugièrent dans la forêt des Ardennes, les autres dans les marais voisins. Ceux qui étaient le plus près de l’Océan se cachèrent dans ces îles que forment d’ordinaire les marées ; un grand nombre, quittant leur pays, se fixèrent, avec tous leurs biens, dans des contrées tout à fait étrangères. Catuvolcos, roi de la moitié du pays des Éburons, et qui s’était rallié à Ambiorix, vieillard accablé par l’âge, et également incapable de supporter les fatigues de la guerre ou de la fuite, après avoir chargé d’imprécations Ambiorix, auteur de cette entreprise, s’empoisonna avec de l’if, qui croit en abondance dans la Gaule et dans la Germanie (17).

XXXII. Les Sègnes et les Condruses, peuples d’origine germaine, qui habitent entre les Éburons et les Trévires, envoyèrent des députés à César, pour le prier de ne point les mettre au nombre de ses ennemis, et de ne pas croire que tous les Germains en deçà du Rhin fissent cause commune ; ils n’avaient nullement songé à la guerre, n’avaient donné aucun secours à Ambiorix. César, s’étant informé du fait en questionnant les captifs, ordonna à ces peuples de lui ramener ceux des Eburons qui, après leur déroute, se seraient rassemblés chez eux, et leur promit, s’ils le faisaient, de ne commettre aucun dégât sur leur territoire. Ayant alors distribué ses troupes en trois parties, il envoya les bagages de toutes les légions à Atuatuca[7]. C’est le nom d’un fort. Il est situé presqu’au milieu du pays des Éburons, dans le lieu même où Titurius et Aurunculéius avaient déjà établi leurs quartiers d’hiver. César choisit cette position par divers motifs, et surtout parce que les retranchements de l’année précédente étaient entièrement conservés, ce qui devait épargner beaucoup de travail aux soldats. Il laissa pour la garde des bagages la quatorzième légion, l’une des trois qu’il avait récemment levées en Italie, et amenées en Gaule. Il confia à Q. Tullius Cicéron le commandement de cette légion et du camp, et lui donna deux cents cavaliers.

XXXXIII. Partageant l’armée, il fait partir T. Labiénus, avec trois légions, vers l’Océan, dans le pays qui touche aux Ménapes ; il envoie C. Trébonius, avec le même nombre de légions, vers les contrées voisines des Atuatuques, avec ordre de les ravager. Il arrête de marcher en personne avec les trois autres, vers le fleuve de l’Escaut, qui se jette dans la Meuse (18), et de gagner l’extrémité des Ardennes, où il entendait dire qu’Ambiorix s’était retiré avec un petit nombre de cavaliers. Il annonce, en partant, qu’il sera de retour dans sept jours ; c’était l’époque où il savait qu’on devait distribuer les vivres à la légion qu’il laissait pour la garde des bagages. Il engage Labiénus et Trébonius à revenir le même jour, si l’état des choses leur permet de le faire, afin de se concerter de nouveau et de diriger la guerre d’après ce qu’on saurait des dispositions des ennemis.

XXXIV. Ils n’avaient, comme on l’a dit plus haut, nulle troupe organisée, point de garnison, point de place qui fût en état de défense, c’était une multitude éparse çà et là. Se présentait-il un vallon couvert, un lieu boisé, un marais de difficile accès, qui leur offrit quelque espoir de sûreté ou de salut, ils s’y arrêtaient. Ces asiles étaient connus des habitants voisins, et la chose requérait beaucoup de prudence, non pour protéger le corps de l’armée, car elle n’avait, en masse, aucun danger à craindre de la part d’ennemis effrayés et dispersés, mais pour la conservation de chaque soldat ; et d’ailleurs le salut des individus intéressait celui de l’armée entière. L’appât du butin en entraînait plusieurs au loin, et l’incertitude des chemins, dans ces forêts épaisses, empêchait de marcher en corps de troupes. Si l’on voulait en finir, et exterminer cette race de brigands, il fallait former plusieurs détachements et laisser agir séparément les soldats. Si on voulait retenir ceux-ci près de leurs enseignes, suivant l’ordre et l’usage des armées romaines, la nature même des lieux faisait la sûreté des barbares, et ils ne manquaient pas d’audace pour dresser de secrètes embûches et envelopper nos soldats dispersés. Mais au milieu des difficultés de ce genre, il fallait employer toutes les précautions possibles ; il valait mieux, quelque désir de vengeance qui enflammât nos soldats, faire moins de mal à l’ennemi que d’exposer les troupes à trop de dangers. César envoie des messagers dans les pays voisins ; il les appelle tous à lui par l’espoir du butin, les invite à piller les Éburons, aimant mieux risquer, au milieu de ces forêts, la vie des Gaulois que celle des légionnaires ; il voulait au moyen de cette invasion d’une immense multitude, détruire jusque dans sa race et son nom une nation si criminelle. Une foule nombreuse arriva bientôt.

XXXV. Les choses se passaient ainsi sur tous les points du pays des Éburons, et l’on approchait de ce septième jour, auquel César avait fixé son retour près des bagages et de la légion qui les gardait. On vit alors tout ce que peut le hasard à la guerre et quels événements il produit. L’ennemi était dispersé et frappé d’épouvante : il n’avait, nous l’avons dit, aucune troupe capable d’inspirer la moindre crainte. Le bruit parvint au-delà du Rhin, chez les Germains, que le pays des Éburons était livré au pillage et que l’on conviait tous les peuples à cette proie. Deux mille cavaliers se réunissent chez les Sugambres, voisins du Rhin, et qui avaient, comme nous l’avons déjà vu, recueilli dans leur fuite les Tencthères et les Usipètes ; ils passent le Rhin sur des barques et des radeaux, à trente mille pas au-dessous de l’endroit où César avait établi un pont et laissé une garde. Ils envahissent d’abord les frontières des Eburons, ramassent une foule de fuyards dispersés, et s’emparent d’une grande quantité de bestiaux, dont les barbares sont très avides. L’appât du butin les entraîne plus avant. Il n’est ni marais ni bois capables d’arrêter ces hommes nés au sein de la guerre et du brigandage. Ils s’informent des prisonniers en quels lieux est César ; ils apprennent qu’il est parti au loin et que l’armée s’est retirée. Alors un des captifs leur dit : "Pourquoi poursuivre une paix si misérable et si mince, tandis que la plus haute fortune s’offre à vous ? En trois heures vous pouvez arriver devant Aduatika : là sont déposées toutes les richesses de l’armée romaine ; la garde est si faible qu’elle ne pourrait même pas border le rempart, et que pas un n’oserait sortir des retranchements. » Pleins d’espérances, les Germains mettent à couvert le butin qu’ils avaient fait, et marchent sur Atuatuca, prenant pour guide celui qui leur avait donné cet avis.

XXXVI. Cicéron, qui, tous les jours précédents, avait, selon les ordres de César, retenu avec le plus grand soin les soldats dans le camp, et n’avait pas même souffert qu’un seul valet sortît du retranchement, le septième jour, ne comptant plus sur l’exactitude de César à revenir au terme fixé, d’autant plus qu’on annonçait qu’il s’était avancé au loin, et que l’on n’avait aucune nouvelle de son retour, céda aux plaintes des soldats, qui disaient que sa patience équivalait à un siège, puisqu’on ne pouvait sortir du camp. Il croyait d’ailleurs qu’étant couvert par neuf légions et une nombreuse cavalerie, il n’avait rien à craindre, à trois mille pas du camp, d’ennemis dispersés et presque détruits. Il envoya donc cinq cohortes couper du blé dans la campagne la plus voisine, dont il était séparé par une colline seulement. On avait laissé dans le camp des malades de diverses légions ; trois cents environ, qui s’étaient rétablis pendant l’absence de César, sortent ensemble sous une même enseigne ; enfin une multitude de valets obtiennent la permission de suivre avec un grand nombre de chevaux laissés en dépôt dans le camp.

XXXVII. Le hasard voulut qu’en ce moment même les cavaliers germains arrivassent : sans faire halte, ils essaient de pénétrer dans le camp par la porte décumane. On ne les avait aperçus, à cause des bois qui couvraient cette partie, que lorsqu’ils étaient déjà près du camp, et les marchands qui avaient leurs tentes sous le rempart n’eurent pas même le temps de rentrer. Nos soldats, surpris, se troublent à cette attaque ; et la cohorte de garde soutint à peine le premier choc. Les ennemis se répandent à l’entour, cherchant un passage. C’est avec peine que les nôtres défendent les portes ; les autres issues étaient garanties par leur position naturelle et par les retranchements. La confusion est dans tout le camp ; chacun se demande la cause du tumulte ; et personne ne sait ni où porter les enseignes ni où doit se rendre chaque soldat. L’un annonce que le camp est déjà pris ; l’autre, que le général a péri avec l’armée, et que les Barbares viennent en vainqueurs ; la plupart se font sur la nature du lieu des idées superstitieuses, et n’ont plus sous les yeux que la catastrophe de Cotta et de Titurius, tués dans le même fort. Une consternation si profonde et si générale confirme les Barbares dans l’opinion que le prisonnier leur avait donnée du dénuement complet de notre garnison. Ils essaient de pénétrer de vive force, et s’exhortent à ne pas laisser échapper de leurs mains une si riche proie.

XXXVIII. Au nombre des malades laissés dans Atuatuca était P. Sextius Baculus, qui avait servi sous César en qualité de primipile, et dont nous avons fait mention dans le récit des combats précédents. Depuis cinq jours, il n’avait pas pris de nourriture. Inquiet sur le salut de tous et sur le sien, il sort sans armes de sa tente ; il voit combien l’ennemi est proche et le péril pressant, se saisit des premières armes qu’il aperçoit et se place à une porte. Les centurions de la cohorte qui était de garde le suivent ; et tous ensemble ils soutiennent quelque temps le combat. Grièvement blessé, Sextius perd connaissance ; on le passe de mains en mains, et on le sauve avec peine. Dans cet intervalle, les autres reprennent assez de courage pour oser rester sur le rempart et présenter l’apparence d’une défense.

XXXIX. Cependant nos soldats, revenant du fourrage, entendent des cris ; la cavalerie prend les devants et reconnaît toute l’imminence du danger. Il n’y a là aucun retranchement où ils puissent se retirer dans leur frayeur ; les soldats nouvellement levés et sans expérience de la guerre se tournent vers le tribun militaire et les centurions, et attendent leurs ordres. Nul n’est si brave que la vue du danger ne l’étonne. Les Barbares, apercevant de loin les enseignes, cessent leur attaque ; ils croient d’abord que c’est le retour des légions que les captifs avaient dit s’être portées au loin ; mais, bientôt, pleins de mépris pour ce petit nombre de troupes, ils fondent sur elles de toutes parts.

XL. Les valets courent sur une hauteur voisine. Chassés de ce poste, ils se replient en désordre sur les enseignes et sur les rangs des cohortes, et augmentent la frayeur des soldats. Les uns veulent qu’on forme le coin, afin de percer jusqu’au camp dont ils sont si près, espérant que si une partie d’entre eux est enveloppée et succombe, le reste du moins pourra se sauver ; d’autres veulent qu’on tienne ferme sur la colline, et que tous courent la même fortune. Cet avis n’est pas celui des vieux soldats que nous avons dit s’être mis en marche sous une même enseigne. Après s’être encouragés mutuellement, et sous la conduite de C. Trébonius, chevalier romain, qui les commandait, ils se font jour à travers les ennemis, et tous, jusqu’au dernier, ils rentrent au camp sans perte. Les valets et les cavaliers suivent l’impulsion, et sont sauvés par le courage des soldats. Mais ceux qui s’étaient arrêtés sur la colline, et à qui manquait toute expérience de l’art militaire, ne surent ni persévérer dans le parti qu’ils avaient pris de se défendre sur cette hauteur, ni imiter la vigueur et l’impétuosité qui avaient, sous leurs yeux, sauvé les autres ; en essayant de gagner le camp, ils s’engagèrent dans un lieu désavantageux. Les centurions, dont plusieurs avaient été, à cause de leur valeur, promus, des rangs inférieurs des autres légions, aux premiers grades de celle-ci, voulant conserver leur ancienne gloire militaire, se firent tuer en combattant vaillamment. Une partie des soldats, pendant que l’ennemi reculait devant tant de courage, put rentrer au camp, sauvée contre tout espoir ; le reste fut enveloppé par les Barbares et périt.

XLI. Les Germains, désespérant de forcer le camp, et nous voyant en état de défense sur les remparts, repassèrent le Rhin avec le bution qu’ils avaient déposé dans les forêts. Mais tel était encore l’effroi, même après le départ des ennemis, que la nuit suivante, C. Volusénus, envoyé en avant avec la cavalerie, étant venu au camp, ne put faire croire que César approchait avec l’armée intacte. La peur possédait tous les esprits, au point que, dans l’égarement où l’on était, on soutenait que toutes les troupes avaient été détruites, que la cavalerie seule avait échappé par la fuite ; que, si l’armée eût été entière, les Germains n’auraient pas attaqué le camp. L’arrivée de César dissipa cette frayeur.

XLII. À son retour, celui-ci, qui connaissait les chances de la guerre, se plaignit uniquement qu’on eût fait sortir les cohortes du camp dont elles avaient la garde ; il remontra qu’on n’aurait pas dû donner prise au moindre hasard, et que la fortune avait eu grande part à l’arrivée subite des ennemis ; mais qu’elle avait fait encore plus, en permettant qu’on repoussât les barbares presque maîtres des retranchements et des portes du camp. Ce qui, dans tout cela, lui paraissait le plus étonnant, c’est que les Germains, qui n’avaient passé le Rhin que pour ravager le territoire d’Ambiorix, eussent, en venant attaquer le camp des Romains, rendu à Ambiorix le plus grand service qu’il pût désirer.

XLIII. César partit de nouveau à la poursuite des ennemis, et, rassemblant un grand nombre de troupes des cités voisines, il les lâcha en tous sens. Tous les bourgs et toutes les habitations que chacun rencontrait furent incendiés ; tout fut livré au pillage. Le blé que ne consomma point une si grande multitude de chevaux et d’hommes fut détruit par les pluies et les orages, à tel point que le petit nombre de ceux qui nous échappèrent en se cachant dut, après le départ de l’armée, périr de faim et de misère. Il arrivait souvent que, toute la cavalerie battant le pays, des prisonniers disaient avoir vu Ambiorix dans sa fuite, et assuraient qu’il ne pouvait être loin ; aussi l’espoir de l’atteindre, et le désir de gagner la faveur particulière de César, faisaient supporter des fatigues infinies et triompher presque de la nature à force d’ardeur ; on semblait toujours n’avoir manqué que de peu d’instants une si importante capture, et toujours des cavernes et des bois nous le dérobaient. Il gagna ainsi, à la faveur de la nuit, d’autres régions, d’autres retraites, sans autre escorte que celle de quatre cavaliers, les seuls auxquels il osât confier sa vie.

XLIV. Après la dévastation de ce territoire, César ramena l’armée, diminuée de deux cohortes, à Durocortorum[8], capitale des Rèmes, et, y ayant convoqué l’assemblée de la Gaule, il résolut de s’occuper de la conjuration des Sénons et des Carnutes. Acco, qui en avait été le chef, reçut sa sentence de mort et subit son supplice selon les anciens usages. Quelques autres prirent la fuite, dans la crainte d’un jugement. Après leur avoir interdit le feu et l’eau, César établit deux légions en quartiers d’hiver chez les Trévires, deux chez les Lingons, et les six autres sur les terres des Sénons, à Agédincum[9]. Lorsqu’il eut pourvu aux subsistances de l’armée, il partit pour l’Italie[10], selon sa coutume, pour y tenir l’assemblée du pays.


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(53 av. J.-C.)
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  1. Probablement la Moselle.
  2. Selon Cellerius, cette forêt est ce qu’on appelle aujourd’hui le Hartz, en Basse-Saxe, dans la principauté de Wolfenbuttel. — La véritable position de ce peuple est inconnue.
  3. La forêt Noire, qui malgré son étendue, ne peut être qu’une faible partie de la forêt Hercynienne.
  4. Peuple du Haut-Languedoc.
  5. La Gaule Narbonaise.
  6. Valaques et Transylvains.
  7. Ce fort ou château, situé sur le territoire Eburon, ne doit pas être confondu avec Aduat, capitale des Admatikes, dont il a déjà été question.
  8. Aujourd’hui Reuns.
  9. Aujourd’hui Sens.
  10. C’est-à-dire dabs la Gaule cisalpine.