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La Guerre du Maroc épisode de l’histoire contemporaine de l’Espagne

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La Guerre du Maroc épisode de l’histoire contemporaine de l’Espagne
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 426-455).
LA
GUERRE DU MAROC
EPISODE DE L'HISTOIRE CONTEMPORAINE DE L'ESPAGNE

I. Romancero de la Guerra de Africa. — II. Diario de un Testigo de la Guerra de Africa, por don Pedro Antonio de Alarcon. — III. Recuerdos de la Campana de Africa, por don Gaspar Nuñez de Arce. — Rapports, correspondances, etc.

Un des plus surprenans phénomènes réservés à la curiosité d’un siècle blasé et sceptique, c’est assurément cet accès de fanatisme musulman que nous avons vu éclater à peu d’intervalle depuis quelques années dans l’Inde, dans les possessions orientales de la Hollande, en Turquie, partout où vivent les fils du prophète, et qui donne à certains événemens contemporains l’apparence d’une guerre renaissante de religion, un air de croisade. On fait, il est vrai, ce qu’on peut pour s’en défendre. Nous ne sommes plus poussés par la passion de la croix, je veux dire que, dans nos interventions, nous n’allons pas imposer une croyance ; nous sommes du moins conduits quelquefois par un sentiment plus simple, plus universel, le sentiment de l’humanité violentée et outragée. Au fond, c’est toujours le choc de deux civilisations, le conflit de deux mondes, dont l’un, se sentant envahi, pressé de toutes parts, tente un suprême effort pour vivre ou mourir dans son immobilité ennemie. À tout prendre, en pays musulman, il ne dépend pas de l’Europe d’effacer de la politique le caractère religieux, car pour ces peuples tout tient à la religion, leur organisation, leur vie civile, leurs mœurs, même leur barbarie. La guerre que l’Espagne est allée soutenir dans le Maroc n’a été qu’un épisode de cet étrange mouvement, un incident tout local si l’on veut, se détachant à quelque degré de l’ensemble des choses, ne se liant que de loin aux affaires contemporaines de l’islam, mais montrant sous un jour distinct et dans des conditions précisés ce conflit inévitable de deux esprits irréconciliablement hostiles entre lesquels la politique s’épuise à signer des trêves. Rien n’y a manqué, ni la farouche exaltation des peuplades arabes, ni l’entraînante résolution de l’Espagne, ni ces sombres couleurs que l’inclémence du ciel, la maladie, les épreuves de l’air et du feu jettent sur une expédition, ni enfin toutes ces émotions d’une lutte excitante et périlleuse qui a déjà ses histoires, ses légendes, son romancero, — oui, un romancero écrit sur le mode des vieux chants populaires par les plus beaux esprits de Madrid.

Lorsque la France, il y a maintenant trente années, allait par humeur chevaleresque châtier les pirates d’Afrique et planter son drapeau au sommet de la casbah algérienne, elle ne se rendait pas absolument compte de ce qu’elle faisait et de ce qui sortirait de son entreprise, comme il arrivé souvent à l’origine des plus grandes choses. En réalité, elle coupait en deux le monde musulman, qui jusqu’alors, partant des côtes de l’Océan, s’étendait sans interruption le long de la Méditerranée pour aller, des états turcs, gagner la Perse et l’extrême Orient. À mesure que l’œuvre de la France s’accomplissait, le Maroc s’est trouvé isolé, livré à lui-même, redoublant d’efforts pour sauver l’inviolabilité de sa solitude. Chose curieuse en effet dans un temps où l’univers est livré à toutes les explorations ! aux portes de l’Europe, voici une contrée moins lointaine et aussi fermée, aussi peu connue que la Chine, dont on cherche en ce moment à forcer l’entrée : c’est cet empire marocain, resté l’un des foyers les plus vivaces et les plus intacts de l’islamisme. Nos ambassadeurs pourraient à la rigueur se consoler de n’aller pas à Pékin, puisqu’ils ne vont pas à Fez et à Mequinez. De ce pays, que du haut des falaises européennes on peut voir se dessiner vaguement dans le bleu de l’horizon, on ne sait rien, sinon qu’il est sous le sceptre d’un prince, — roi, empereur ou sultan, — vivant dans son harem, entouré de sa garde noire, étendant une souveraineté nominale sur des tribus indisciplinées, qu’il ne s’inquiète guère de soumettre tarit qu’elles ne troublent que les étrangers, et qui ne se rallient par instans qu’à l’appel du chef de la religion, du descendant du prophète. Le Maroc a mieux réussi que la Turquie à se préserver de tout contact extérieur. Il se hérisse à ses extrémités de frontières et de côtes inhospitalières. Vers la France, c’est notre épée qui est obligée sans cesse de retracer une limite toujours violée, rendant guerre pour guerre et repoussant l’irruption des peuplades en armes. Sur la Méditerranée, ce que faisaient autrefois les pirates d’Alger, les pirates du Riff le font ou le faisaient il y a peu de temps encore, rançonnant le commerce, courant à l’abordage des navires retenus par les calmes, ou se jetant sur les naufragés. À l’intérieur, nul souffle de l’esprit occidental n’a jamais pénétré jusqu’ici. La seule population étrangère qu’il y ait se compose de quelques renégats ; le reste est un mélange d’Arabes, de Kabyles, de noirs et d’un petit nombre de Juifs, les uns et les autres vivant dans l’immobilité de leurs coutumes.

C’est moins un état régulier qu’un vaste camp retranché de l’islamisme assis dans cet angle du continent africain, défendu par la mer et par un épais rempart de sierras. Nulle puissance européenne ne s’est laissé attirer dans cette région si bizarrement interdite à la civilisation. L’Espagne seule a gardé quelques points sur la côte : Ceuta, Melilla, Alhucemas, Peñon de Velez ; — des possessions, non : des prisons, des présides, des postes hasardeux, et dans ces postes elle a été jusqu’ici réellement assiégée, toujours exposée à des insultes comme celles d’où est née la dernière guerre. Seul, livré à lui-même, le Maroc, à vrai dire, ne serait rien ; serré entre la France et l’Espagne, il s’ouvrirait inévitablement, et malgré tout il s’ouvrira bien quelque jour sans doute. Sa plus sûre défense depuis assez longtemps est dans la jalousie altière de la puissance qui, du haut de Gibraltar, surveille tout ce qui se fait dans cette partie de l’Afrique. Des deux clés du détroit, l’Angleterre consent bien à n’en avoir qu’une, mais elle frémit à la pensée que la seconde puisse passer entre les mains d’une autre puissance de l’Europe. Si c’est la France qui paraît devant Tanger, elle se montre inquiète et grondeuse, comme on le vit il y a quinze ans ; si c’est l’Espagne, elle la rudoie de ses impérieuses intimations, comme on l’a vu il y a quelques mois, exigeant des garanties écrites, ne laissant pas même à une nation indépendante et fière la liberté d’un désintéressement spontané. L’Angleterre a des sollicitudes pour la barbarie marocaine ; elle mesure le châtiment qu’il est permis celui infliger, et c’est ainsi que dans toute entreprise où le Maroc est en jeu intervient la menace d’une querelle avec la superbe maîtresse de Gibraltar, c’est-à-dire d’un trouble pour la paix publique. De l) particulièrement le caractère complexe de cette dernière campagne, mélange de hardiesse et de timidité, offrant au sentiment populaire un but éblouissant que les obligations diplomatiques dérobent ou obscurcissent aussitôt, et qui apparaît en fin de compté comme une page aux reflets héroïques encadrée entre les notes anglaises du mois d’octobre 1859 et une paix suffisante, avantageuse peut-être, mais trop suspecte d’être une œuvre de nécessité politique autant que de prévoyante modération.

On sait comment cette lutte a pris naissance et comment ce qui n’était qu’un démêlé diplomatique devenait bientôt une guerre ouverte à travers une série de négociations compliquées de la mort de l’empereur Abderrhaman et de l’intervention incommode de l’Angleterre, accourant au secours du Maroc pour le sauver, sinon d’un châtiment mérité, du moins de quelques-unes des conséquences de la défaite. Des insultes incessantes poussées jusque sous les murs de Ceuta, le pavillon espagnol abattu par les Maures de l’Anghera, c’était là le prétexte, la cause ostensible et accidentelle du conflit ; la vraie et profonde raison, c’est que là où chrétiens et musulmans sont en contact, malgré tous les efforts de la politique, il n’y a point de paix, il n’y a que des trêves, car aux yeux du fils de l’islam le chrétien est toujours l’ennemi. On ne peut dire que l’Espagne cherchât la guerre : elle venait de faire la paix avec le Maroc au sujet de Melilla, lorsqu’une plus sérieuse attaque la rappelait aux armes sur un autre point ; mais, la lice se rouvrant devant elle à l’improviste, elle s’y précipitait avec l’ardeur d’un peuple touché dans sa vieille passion contre le Maure, exalté à la pensée d’être, lui aussi, le soldat de la civilisation dans un combat singulier contre la barbarie, et mettant une sorte d’humeur fière à tenter une entreprise virile en face de l’Europe, sous les yeux de l’Angleterre et un peu malgré elle. Le conflit diplomatique naissait au mois d’août 1859 sous le coup des insultes dirigées contre les premières défenses de Ceuta ; le 22 octobre, la guerre était déclarée.

Dès lors tout prenait une animation extraordinaire des Pyrénées au détroit. L’Espagne semblait secouer l’air épais des guerres civiles pour respirer l’air plus généreux d’une guerre d’honneur national. Les régimens pressés vers le midi allaient se concentrer au camp de San-Roque, près de Gibraltar, à Algésiras, et successivement dans tous les ports de l’Océan et de la Méditerranée, à Cadix, à Puerto-Real, jusqu’à Malaga. Au total, les troupes ainsi mises en mouvement montaient à quarante mille hommes ; elles se divisaient en trois corps, commandés par les généraux don Rafaël Echague, don Juan Zabala, don Antonio Ros de Olano, plus une division de réserve mise aux ordres du général don Juan Prim, comte de Reuss, et cette armée, munie de soixante pièces d’artillerie, dont quelques-unes rayées, avait pour chef supérieur le président du conseil lui-même, le général don Léopold O’Donnell, comte de Lucena, qui tenait, je pense bien, à ne laisser à nul autre l’avantage d’aller chercher un certain prestige militaire en Afrique pour revenir bientôt à Madrid lui disputer la prééminence au pouvoir. L’armée une fais organisée, é quipée et rassemblée au midi, il fallait la jeter au-delà du détroit ; la marine s’y employa de son mieux, mais avec la lenteur et l’embarras d’une force navale insuffisante ou prise au dépourvu, peu accoutumée surtout aux grandes et rapides opérations. Le 19 novembre, le premier corps d’Echague débarquait à Ceuta ; le 26, le deuxième corps de Zabala et la réserve de Prim touchaient à leur tour la terre d’Afrique, avec le général en chef ; le troisième corps, celui de Ros de Olano, n’arriva que le 12 décembre. La campagne était déjà commencée, les soldats de l’Espagne, dès leur débarquement, avaient eu à se mesurer avec l’ennemi, embusqué derrière ses rochers, et avec toutes les difficultés matérielles d’une entreprise qui, à partir de cette première heure, pourrait réellement se diviser comme un drame en trois actes : l’un, plein de tâtonnemens, de mouvemens laborieux, de luttes défensives, d’alertes, d’épreuves obscures, et préparant l’offensive hardie prise le 1er janvier 1860 à Castillejos ; — l’autre portant l’armée de Castillejos à Tetuan à travers des, péripéties nouvelles de toute sorte ; — le troisième enfin commençant à Tetuan pour se dénouer par la paix au lendemain d’une dernière victoire qui ouvrait la route de Tanger.

Une chose curieuse d’abord, c’est que les chefs de l’armée espagnole n’avaient qu’une idée très incomplète du terrain où. les appelait la fortune de la guerre. L’Espagne avait une clé de l’Afrique par Ceuta, elle avait un abri, un poste sur le rivage ; mais c’était tout. Aux portes mêmes de la ville, la lutte commençait dans des conditions où tout était mystère, — la force de l’ennemi, ses moyens d’action, ses habitudes de combat, jusqu’à la nature du pays au-delà de ce qu’on entrevoyait à l’horizon. C’était une contrée singulièrement difficile à aborder pour une armée. On a parlé beaucoup de quadrilatères depuis la guerre d’Italie, et peut-être en parlera-t-on longtemps encore. Cette partie du nord de l’Afrique n’est pas sans avoir une sorte de quadrilatère irrégulier et naturel dont Ceuta serait un des angles, et dont les trois autres points saillans seraient : d’un côté Tanger, du côté opposé Tetuan et les hautes positions du Fondack, où les Espagnols, contournant par l’extérieur une moitié du carré, devaient livrer leur dernière bataille. L’intérieur de ce carré est plein de massifs escarpés et gigantesques, coupés de gorges profondes, et dont la chaîne épaisse, courant du sud-est au nord-ouest, part de la Sierra-Bermeja et de Tetuan, s’étend par ses dérivations et ses contre-forts jusqu’à la Méditerranée, et va former le point extrême du détroit de Gibraltar, où l’Afrique et l’Europe se touchent presque de la main. Cette chaîne étrange et formidable a dans son ensemble un nom que les Espagnols ont consacré désormais, bien qu’ils n’aient pas forcé l’entrée de ces massifs ; elle s’appelle la Sierra-Bullones. C’est dans une anfractuosité de ces montagnes, sur le penchant des dernières hauteurs, entre le point extrême du détroit et les contre-forts plongeant dans la Méditerranée du côté de Tetuan, que Ceuta est placée, toujours sous la menace d’une irruption barbaresque.

Quand on vient de l’Europe, Ceuta apparaît au fond d’une baie qui se déroule en croissant et dont les deux bras s’avancent dans la mer. À droite, sur le plus haut sommet, se dresse la tour d’El-Hacho, citadelle qui a servi souvent de prison politique, sorte de vigie placée pour surveiller le pays et avertir de l’approché de l’ennemi ; à gauche, on rencontre une plage pierreuse et le vieux Ceuta, qui n’est plus aujourd’hui qu’un amas de ruines. Au centre s’élève pittoresquement en amphithéâtre la ville à demi arabe, à demi espagnole, aux rues étroites et silencieuses, que la guerre est venue un instant animer de ses agitations et de ses bruits, et qui a été pendant cinq mois un camp, une étape, un hôpital. Sur les hauteurs voisines, au milieu de la verdure d’une végétation libre et inculte, se détachent deux points blancs, deux restes d’édifices. L’un est ce qu’on a nommé la maison du Renégat : c’est un marabout construit au temps passé, dit-on, par un renégat d’Espagne qui était devenu un saint musulman à la suite d’une déception d’amour, et qui s’était fait cette demeure d’où il pouvait contempler encore de loin la patrie. Au-dessus de la mezquita ou du marabout apparaît le Serrallo. Ce n’est qu’une ruine aujourd’hui ; c’était autrefois un vaste et magnifique palais maure, un Alhambra que l’imagination a de la peine à reconstruire avec des débris de colonnades, de patios intérieurs et des fragmens d’inscriptions effacées par la pluie et le vent. Au-delà du Serrallo enfin, à une certaine distance, se déroulent parallèlement deux lignes de montagnes : l’une verdoyante et couverte de bois épais, l’autre blanche et nue. On a sous les yeux la Sierra-Bullones, couronnant de ses crêtes altières ce paysage tranquille, sauvage et oriental. La dernière chaîne s’ouvre à l’horizon par une gigantesque et violente déchirure qui coupe verticalement les rochers. C’est par cette gorge étroite et profonde qu’on pénètre dans l’intérieur de ces massifs dont je parlais, dans cette Kabylie marocaine de l’Anghera, rivale de cette autre Kabylie du Riff et des Kabylies algériennes. C’est pour ainsi dire la porte mystérieuse de l’Afrique, difficile à franchir pour des chrétiens, ouverte seulement aux tribus guerrières et sauvages de l’intérieur.

Ce fut au Serrallo que le premier corps, conduit par le général Echague, alla camper à son arrivée, plantant le drapeau jaune et rouge sur une tour mauresque démantelée, et couronnant aussitôt de redoutes les hauteurs voisines, poussant ses retranchemens jusqu’ aux sommets qui font face au défilé de l’Anghera, assurant en un mot contre tout retour offensif des positions conquises sans coup férir. Ainsi défendue et protégée par une ligne de positions avancées habilement choisies et vigoureusement maintenues, toujours éclairée sur les mouvemens de l’ennemi par la tour d’El-Hacho, l’armée tout entière pouvait se former, s’organiser à mesure qu’elle débarquait, et être prête à tout. Le deuxième corps, celui de Zabala, et la réserve de Prim pouvaient aller se ranger avec O’Donnell lui-même au-dessous du Serrallo. Les bivouacs espagnols couvraient les coteaux, tandis que sur les hauteurs opposées, dans quelque pli de terrain, on voyait poindre les tentes arabes. On était camp contre camp.

Où allait maintenant cette expédition engagée en plein monde africain ? Une marche directe sur Tanger était impossible, peut-être par des raisons politiques autant que par des raisons militaires. Tetuan restait dès lors pour le moment l’unique point d’attaque ; il n’y avait à choisir que la direction de la marche. Le chemin le plus court eût été, à ce qu’il semble par la gorge de l’Anghera et par les massifs de la Sierra-Bullones, où se trouvent, dit-on, des sentiers plutôt que des routes conduisant à la fois vers Tanger, vers Tetuan et vers le Fondack ; mais il fallait s’engager dans l’inconnu, dans des régions périlleuses, où l’on risquait d’être enveloppé à chaque pas, de mourir obscurément sous le feu. des Arabes embusqués dans leurs rochers ; il fallait, si l’on me passe ce terme, aller se jeter dans les griffes du lion. Les tribus marocaines, assemblées pour la guerre sainte, attendaient là l’armée espagnole. Le général O’Donnell choisit une autre voie, qui, en offrant, elle aussi, de redoutables obstacles à vaincre, avait l’avantage de le tenir rapproché de la mer. Il se décida à marcher sur Tetuan en longeant la Méditerranée. Par là, je l’ai dit, la côte se compose de pentes déclinantes, de contre-forts coupés par intervalles de gorges profondes, et qui, en s’évasant, forment des espèces de golfes terrestres, plusieurs vallées, dont la première est celle de Castillejos et la dernière la vallée de Tetuan. Entre les deux, le plus dangereux passage est le Cap-Negro. Sur cette côte, où il n’y a souvent qu’une plage étroite, on trouve de temps à autre quelques tours blanches où des sentinelles arabes sont placées pour donner l’alarme. La tour du Cap-Negro est surtout d’un aspect sauvage et pittoresque sur son abrupt rocher, au pied duquel vient se briser une mer ordinairement irritée. L’objectif était ainsi indiqué, la direction était trouvée ; il y avait seulement à marcher, et pour marcher il y avait à s’ouvrir un chemin à travers une région tourmentée et déserte, encombrée de bois d’oliviers, de chênes verts et de buissons épais.

Qu’on se représente à ce moment la disposition de l’armée espagnole. Le premier corps, celui d’Echague, devait rester au Serrallo pour défendre les hautes positions de Ceuta, déjà violemment attaquées. Prim, devenu bien vite maître dans l’art de faire des chemins, et que le général O’Donnell appelait le premier routier d’Espagne, était lancé en avant, suivi du corps du général Zabala. Le troisième corps, celui de Ros de Olano, arrivant bientôt, allait s’établir dans la petite vallée de Tarajar, au camp de la Concepcion. Ce ne fut pas sans difficulté que le mouvement de cette armée se dessina et prit l’allure d’une marche en avant. Il n’y a que neuf lieues de Ceuta à Tetuan ; on mit deux mois pour franchir cet espace.

Ouvrir un chemin pas à pas à une artillerie régulière, à des approvisionnemens nombreux, n’était point d’abord sans doute une facile entreprise ; mais de plus, dans cette première période de la campagne, l’armée espagnole se trouvait assaillie de toutes les épreuves à la fois, de ces embarras qui ralentissent l’élan des troupes les plus énergiques : elle avait à lutter tout ensemble contre le climat, contre les maladies. En novembre et en décembre, les tempêtes se succédaient ; les vents furieux, les pluies diluviennes et froides, abattaient les tentes, transformaient les camps en fangeux marécages. Et ce n’était pas tout. L’armée espagnole portait avec elle un redoutable fléau : le choléra s’était abattu sur elle en Espagne, il l’avait suivie en Afrique, et il sévissait avec une violence accrue par les rigueurs de la saison. « Nous vivons ici, si c’est vivre, comme des condamnés à l’enfer, écrivait, dès le commencement de la campagne, un officier qui mourait trois jours après de l’épidémie. L’ennemi ne nous laisse pas un moment de repos, ni le choléra non plus. La pluie et le vent nous suivent partout, comme si les génies tutélaires de l’Afrique avaient excité contre nous non-seulement les hommes, mais les élémens eux-mêmes. Nous dormons dans la boue, toujours troublés, sans savoir si ce sommeil inquiet va devenir éternel par une balle ennemie ou par une attaque de choléra, cette fatalité invisible et sinistre qui nous décime et nous anéantit. Hier, nous avons eu près de trois cents malades. Si vous ne venez vite à notre secours, au lieu d’une division, vous trouverez un cimetière. Nous ne nous rendrons pas au Maure, mais à la mort. » Le fait est que durant la campagne l’épidémie jeta plus de dix mille malades dans les hôpitaux de Ceuta, et que, dès les premiers jours, les bataillons d’infanterie se trouvaient réduits à cinq cents hommes, si bien que, déduction faite du corps qui restait au Serrallo, l’armée en marche sur Tetuan ne comptait réellement pas plus de quinze mille hommes. Au moment où l’on s’engageait ainsi, l’administration militaire était loin d’ailleurs d’être d’un secours aussi actif et aussi efficace qu’elle aurait pu l’être avec plus d’expérience de la guerre ; elle ajoutait grandement aux difficultés par son insuffisance, sa lenteur, et la confusion de ses services.

Enfin, et par-dessus tout, depuis le premier moment, il y avait à se mesurer sans cesse avec un ennemi nouveau et infatigable, qu’on repoussait un jour et qui revenait le lendemain. Cet ennemi, quel était-il ? quelle était l’importance de ses forces ? L’armée marocaine, on le sait, se compose d’élémens divers. Le noyau essentiel et permanent est dans la partie régulière, dans les Maures du roi, et surtout dans cette fameuse garde noire, qui est comme un corps de janissaires toujours placé autour du sultan. Le reste se compose de milices provinciales, de contingens qui se lèvent en armes aussitôt que la guerre sainte éclate. Ces divers élémens se mêlaient dans les rassemblemens qui faisaient face aux Espagnols dès le premier jour, qui les suivaient en les harcelant sans cesse dans leurs mouvemens, et qui, en se repliant, allaient les attendre devant Tetuan, puis au Fondack. Dans son ensemble, l’armée marocaine, bien que souvent renouvelée et accrue des contingens envoyés de l’intérieur, n’a dû jamais dépasser quarante mille hommes ; elle avait pour chef principal Muley-Abbas, un des frères de l’empereur. L’issue de chaque combat ne pouvait être douteuse ; c’était la lutte de la force régulière, disciplinée, intelligente, et de la force désordonnée. L’armée marocaine n’avait ni organisation, ni tactique, ni artillerie ; elle n’avait que son fusil primitif, l’espingarde. Sa cavalerie elle-même, si renommée, montrait dans ses charges aventureuses plus d’éclat et d’originalité que d’art. Ces étranges soldats ne se battaient pas moins avec un courage allumé par le fanatisme religieux, saisissant toutes les occasions, multipliant les surprises, tenant leurs adversaires dans de perpétuelles alertes, et quand ils se précipitaient, poussant des cris sauvages, le haïk flottant, ils étonnaient un peu les Espagnols. Ils allaient se faire tuer jusque sur les retranchemens sans se rendre jamais. Aussi y avait-il peu de prisonniers. On en vit quatre ou cinq à Ceuta, et ce fut presque un événement. L’un de ces prisonniers blessés était un Arabe à la physionomie belle et pâle, au regard brillant et doux, à la barbe noire et soyeuse. Quand on lui parlait de son pays, de Mequinez, il fermait les yeux comme pour le voir de l’œil intérieur ; son visage s’animait, et il répondait avec cet accent indéfinissable de l’Arabe marqué du sceau étrange d’une conviction profonde et inaltérable. On lui parla aussi de Grenade, et il sembla rêver mélancoliquement. « Oh ! Garnata, dit-il, nous venons de là ! » C’était un caïd qui avait du malheur ; il avait été autrefois fait prisonnier par les Français trois jours avant la bataille d’Isly, et il était arrivé la veille d’une action pour se faire prendre par les Espagnols. les autres prisonniers étaient des types repoussans et sauvages.

Le caractère de ces combats apparaît assez dans ce que dit un écrivain, M. Alarcon, qui a servi en volontaire aux chasseurs de Ciudad-Rodrigo, et qui a raconté ce qu’il a vu. « Dans les autres guerres, dit-il, on sait le nombre, la qualité de l’ennemi ; … on a une idée de son nom, de son caractère, de son histoire, du chemin qu’il a suivi, du lieu où il campe. En voyant paraître les Maures, on ne sait rien, sinon qu’ils sont là, qu’ils peuvent être un million d’hommes ou une simple guerrilla, que la terre foulée par nous les vit naître, et que notre présence les arrache à leurs terriers, qu’ils viennent contre nous comme ils sont venus hier, comme ils viendront demain, sans que des déroutes consécutives les découragent, sans que leurs pertes les amoindrissent ou que notre supériorité les intimide… » Ce que cela veut dire, c’est que les Marocains, mal armés, mal organisés, avaient pour eux la fureur aveugle du courage et le prestige du mystère. Ainsi sur cette côte hasardeuse et difficile, peu favorable par elle-même aux combinaisons stratégiques, l’armée espagnole marchait ou campait, aux prises avec les rudesses exceptionnelles de la saison et avec les maladies, travaillant d’une main et combattant de l’autre, ouvrant un chemin à travers les fourrés épais et ayant sans cesse à faire face à une nuée d’ennemis qui s’abattait sur ses flancs. Un mois et demi s’était passé, elle n’était encore qu’à deux lieues de Ceuta et elle avait livré plus de quinze combats. Le 23, le 24 et le 25 novembre, au lendemain même du débarquement, les retranchemens des hauteurs de Ceuta sont violemment assaillis, et le général Echague est blessé dans l’une des actions. Le 30, nouveau combat, où une habile manœuvre du général Gasset coupe la retraite aux assaillans. Le 8 décembre, c’est Prim qui, prenant la tête du mouvement sur Tetuan, se heurte contre les bandes arabes, et le 12 il les rencontre encore. Le 15, au moment où l’armée assiste à une messe célébrée pour les premiers morts de la campagne, quinze mille Maures se jettent audacieusement sur les camps espagnols, et c’est le tour du corps du général Ros de Olano de faire face à l’ennemi. Le 25 décembre, le jour de. Noël, les Arabes célèbrent la fête chrétienne par un nouvel effort tenté contre le troisième corps, et le 30, la lutte recommence. Je ne rappelle que les principales actions. Chaque jour jusqu’ici pourrait se résumer dans ce court et éloquent, bulletin : « Il pleut, le choléra redouble, on travaille au chemin de Tetuan, et les Maures paraissent. »

Il y avait pourtant les jours de soleil et de paix, et alors le soldat reprenait vite sa gaieté ; il s’amusait de ses souffrances de la veille et attendait les combats du lendemain. Les camps s’animaient en certains momens et prenaient l’aspect de petites villes jetées par hasard dans un désert. C’était d’ailleurs un spectacle saisissant et étrange que celui du mouvement d’une armée au milieu de cette nature sauvage, mystérieuse et hostile. « Imagine, dit M. Alarcon, un terrain descendant en pentes rapides de la gorge d’Anghera ; figure-toi une mer apaisée et transparente sur laquelle s’étend un ciel dont l’azur fait paraître plus obscures au levant les premières teintes de la nuit, tandis que les derniers rayons du jour l’illuminent au couchant ; suppose des montagnes recouvertes d’une épaisse végétation comme d’un manteau d’ombre, et regarde, échelonnées sur leurs flancs, ces blanches tentes qui ressemblent à un troupeau de moutons ou à un vol de palombes. Ajoute la lueur de quelque feu de bivouac, la fumée qui s’élève à l’horizon, le cordon de soldats descendant pour aller chercher de l’eau et dessinant de leur silhouette les contours d’un coteau. Ajoute encore l’animation et les cris de tous, les cornettes qui appellent à l’ordre, les chevaux qui hennissent courant en liberté, les mules qui gravissent lourdement les pentes abruptes, les coups retentissans du maillet et du battoir, le canon lointain de Ceuta annonçant la prière, les vaisseaux du port répondant au signal, l’heure, le site, l’éloignement de la patrie, tant et de si extraordinaires sensations, et tu comprendras l’impression profonde que laisse un spectacle si nouveau, si original et si imprévu ! » Au demeurant, l’impression n’était pas toujours aussi poétique.

Un sentiment d’impatience finissait par naître de cette situation prolongée où l’année espagnole se trouvait retenue, ayant devant elle les crêtes qui lui dérobaient Tetuan, derrière elle Ceuta, à droite la sierra aux pics échelonnés et superbes, à gauche la mer quelquefois tranquille et clémente, plus souvent fouettée par les vents furieux. L’heure était venue de sortir d’une défensive opiniâtre, mais stérile, d’autant plus que la route militaire était finie jusqu’à Castillejos. Ce fut Prim qui eut la mission de marcher en avant, prenant la tête d’un mouvement général ; il devait être suivi du deuxième corps, conduit par le général Zabala, puis du troisième corps, de Ros de Olano, qui passait à l’arrière-garde. C’était l’armée entière qui levait ses camps. On touchait à la fin de décembre, la première heure de l’année 1860 devait sonner comme une fanfare. Cette offensive entrait dans les calculs du général O’Donnell ; elle était aussi dans l’instinct et dans les allures de celui qui devait marcher le premier et qui n’attendait qu’un ordre pour s’élancer. D’autres chefs de l’armée espagnole ont montré dans cette campagne du coup d’œil, de l’habileté militaire, ou une mâle vigueur au combat, témoin le général Zabala, qu’on allait être obligé, ce jour même, de descendre à demi paralysé de son cheval. Prim personnifie en quelque sorte l’élan, la résolution, la témérité, si l’on veut, dans cette chasse stratégique aux Arabes. Jeune encore, fils des révolutions, meurtri quelquefois par la politique et très prompt à se relever, le comte de Reuss, aujourd’hui marquis de Castillejos, a surtout l’âme du soldat, l’impétuosité du Catalan ; il avait particulièrement l’avantage d’avoir fait la guerre ailleurs qu’en Afrique ou en Espagne : on se souvient qu’il fit en volontaire, il y a quelques années, la campagne du Danube avec les Turcs. Prim se mit donc en marche le 1er janvier 1860, au point du jour, avec sa division de huit bataillons et deux, escadrons des hussards de la Princesse qui lui avaient été donnés. Il avait devant lui la vallée de Castillejos, une petite plaine qui s’élargit vers la mer et qui se resserre en se repliant vers les montagnes, où elle se perd par une gorge profonde. Dans cette solitude toute verdoyante, on n’aperçoit que deux accidens de terrain, deux ondulations, que dominent les débris d’une petite tour autrefois fortifiée et un marabout en ruine placé sur l’éminence la plus saillante. La vallée est entourée de hauteurs et de plateaux qui s’élèvent par degrés.

Il s’agissait de prendre possession de cette vallée, de nettoyer ces hauteurs, en un mot de conquérir des positions nouvelles, qu’on mettrait à l’abri de toute irruption. Prim n’avait pas été si matinal, que les Arabes ne l’eussent encore devancé. Il se vit bientôt entouré, dans sa marche sur Castillejos, d’une nuée d’ennemis tourbillonnant sur ses flancs. Les Arabes se disposaient évidemment à disputer le passage. L’armée marocaine en effet, suivant tous les mouvemens des Espagnols, grossie de contingens nouveaux, se pressait, nombreuse et ardente, sur les hauteurs ou dans les défilés de Castillejos. Il y avait ces cavaliers fameux de la garde noire, à l’uniforme et au turban rouges, au burnous blanc, armés de l’espingarde et d’une espèce de poignard. Muley-Abbas lui-même enfin était là, Prim n’avançait pas moins, soutenant de vifs combats, poussant tout devant lui et allant s’emparer de la position du Marabout. On était maître de toute la vallée et de ce léger plateau du Marabout, rapidement enlevé.

Ce n’était là cependant, en réalité, que le prologue de l’action. Les Arabes couronnaient les hauteurs environnantes et dominaient la vallée de leurs feux. Pour être en sûreté dans les positions que l’on venait de conquérir, il fallait emporter les hauteurs supérieures et rejeter au loin l’ennemi. C’est ce que fit aussitôt le comte de Reuss, lançant ses bataillons à l’assaut des pentes qu’il avait devant lui, tandis que les deux escadrons des hussards de la Princesse, amenés dans la plaine, se jetaient impétueusement contre l’infanterie et la cavalerie maures, qui débouchaient déjà par la gorge du vallon. Les hussards firent tout ce qu’ils pouvaient, n’étant point appuyés : ils refoulèrent l’ennemi et ils prirent même un drapeau de la garde noire ; mais c’est surtout à l’assaut des hauteurs que la lutte devenait terrible. Espagnols et Maures se mêlaient dans une sanglante étreinte. Les Arabes se défendaient avec un acharnement furieux, se multipliant de tous côtés, et ne se repliant un instant-que pour revenir au combat. On restait néanmoins maître de ces premières hauteurs. Une fois là, Prim, poussé par la nécessité ou entraîné par son ardeur, lance de nouveau un bataillon du Prince à l’assaut d’un autre plateau voisin, couronné d’ennemis, et on réussit encore. Les principaux points culminans étaient dès lors au pouvoir des Espagnols, qui s’occupaient immédiatement de s’y retrancher. Les Arabes pourtant n’étaient point abattus ; ils revenaient au contraire avec plus de fureur que jamais, grossis en nombre, se précipitant du haut des rochers comme des tourbillons vivans. Livré à lui-même et enveloppé de toutes parts, le bataillon du Prince fléchissait un moment et perdait déjà du terrain, lorsque Prim, heureusement secouru par l’arrivée de deux autres bataillons de Cordova, fait mettre le sac à terre, jette les survenans à l’appui des soldats du Prince, et le terrain est promptement regagné. Nouvel assaut des Arabes, exaspérés par la défaite, obstinés à disputer à tout prix des positions dont ils sentent l’importance. Encore une fois, les bataillons du Prince et de Cordova se voient obligés de céder ; ils commencent déjà de plier, débordés par l’ennemi qui les presse.

Moment suprême et indescriptible dans un combat ! Prim était là sur le premier plateau, l’épée à la main, le visage pâle l’œil et le geste enflammés, se voyant près de perdre le prix du sang versé. Un instant encore, la position qu’il gardait lui-même était en péril, les sacs du régiment de Cordova allaient rester entre les mains des Arabes. Il fut alors saisi d’une de ces inspirations subites qui jaillissent de l’âme d’un soldat. Il s’empare du drapeau du régiment de Cordova, qu’il fait flotter à tous les yeux, électrise les siens d’une parole vibrante, et, enfonçant l’éperon dans le flanc de son cheval, se jette en avant sans regarder derrière lui. Ainsi enlevés, les soldats s’élancent à sa suite, et en peu d’instans on est de nouveau sur cette hauteur, une dernière fois reconquise après avoir été deux fois perdue. Un nuage de fumée et de feu enveloppait ce petit homme, qui, de sa vaillante main, allait planter sur ces sommets le drapeau de Castille ; il avait eu son cheval tué ; ses aides-de-camp tombaient autour de lui, et il n’avait point de blessure. De loin cependant on voyait les rudes affaires du comte de Reuss, et le général en chef, accouru aux premières positions enlevées, n’avait point perdu de temps pour lui envoyer du secours. Les deux bataillons de Cordova, on l’a vu, étaient survenus fort à propos. Bientôt une partie du deuxième corps, pressant sa marche sous l’impulsion du général Zabala, arrivait à son tour, s’engageant sous un feu violent, étendant le combat et délogeant les Arabes de toutes leurs positions. Le général Henri O’Donnell attaquait d’un autre côté avec quelques bataillons. Dès lors Prim, qui continuait toujours à se battre, put respirer un moment. Il a dit depuis que, lorsqu’il s’était retrouvé sain et sauf après avoir rétabli le combat par sa charge audacieuse, il avait cru sortir d’un rêve. Quand le soir vint, les Arabes levaient leurs camps et se mettaient de toutes parts en retraite dans leurs montagnes. Ils avaient perdu près de deux mille hommes. Quant à l’armée espagnole, elle restait définitivement maîtresse des hautes positions de Castillejos, où elle se retranchait fortement. Elle n’avait pas épuisé toutes les épreuves ; mais elle avait fait un pas décisif, elle sentait sa force, et cette victoire lui permettait de défiler tranquillement, d’aller camper sur les hauteurs de la Comtesse, au sud de Castillejos, ayant encore devant elle une autre petite vallée à franchir, la Sierra-Negron à dépasser et le Cap-Negro à doubler, avant de se trouver en vue de Tetuan. Dans ces marches nouvelles, le comte de Reuss prenait le commandement du deuxième corps à la place du général Zabala, que de cruelles souffrances avaient atteint pendant la journée de Castillejos sans l’empêcher de rester au feu jusqu’au bout.

L’armée espagnole n’avait pas épuisé toutes les épreuves, ai-je dit, et en effet, après avoir campé le 4 janvier sur les hauteurs de la Comtesse sans être inquiétée, après avoir trompé les Arabes par une habile manœuvre qui masquait son mouvement, tandis qu’elle défilait par une chaussée étroite, entre la mer et les lagunes de la petite vallée de Manuel pour aller gagner les premières hauteurs du mont Negron, elle était assaillie tout à coup le 7 janvier par une effroyable tempête qui la mettait dans une extrémité imprévue. L’armée espagnole avait déjà essuyé les ouragans du 18 et du 25 décembre ; la trombe de pluie diluvienne, de vent, de tonnerre et d’éclairs qui s’abattait sur le camp le 7 janvier dépassait tout ce qu’on avait vu, et elle durait trois jours. Qu’on se représente cette armée exaltée par une récente victoire, mais toujours accompagnée du choléra, adossée à la Sierra-Negron, ayant sous les pieds un sol fangeux, au-dessus de sa tête un ciel sombre et implacable, devant elle une mer furieuse, et derrière elle des montagnes sauvages peuplées d’ennemis prêts à s’élancer sur leur proie ! Par un dernier malheur, elle n’avait plus de communications avec Ceuta, car la route, à peu près abandonnée après le passage de l’artillerie, était désormais interceptée par les Arabes, et en même temps les navires qui longeaient la côte, suivant les mouvemens du corps expéditionnaire, étaient obligés de gagner la haute mer. L’armée était donc seule, livrée à elle-même, campant dans la boue sous une tempête qui enlevait les tentes. Elle était partie avec quelques jours de vivres, et ces vivres étaient épuisés ou avariés.

Tout commençait à manquer. Les soldats étaient menacés de périr dans un lieu désert, sans pouvoir être secourus, ayant sous les yeux la patrie à l’extrémité de l’horizon. Ce camp reçut le nom lugubre de camp de la faim. C’était une situation singulièrement tragique, où les élémens déchaînés semblaient se charger d’une œuvre vengeresse. Un moment Prim eut l’ordre de revenir en arrière et de se frayer à tout prix un passage jusqu’à Ceuta ; mais il fallait repasser dans ce sillon arrosé de tant de sang, et où bien du sang devrait être versé encore. À Ceuta même, l’anxiété n’était pas moins grande. Du haut de la tour d’El-Hacho, on pouvait en quelque sorte assister à ce drame muet et sombre de la détresse lointaine du camp. Le général Zabala, cloué sur son lit par la douleur, s’agitait, voulait partir et ne le pouvait ; il avait le noble souci de ses pauvres soldats en péril. Le général Echague, laissé à la défense du Serrallo, eut également la pensée de prendre quelques bataillons, sans trop dégarnir les hauteurs de Ceuta, et de se porter au secours du camp avec les vivres qu’il pourrait ramasser, et qui étaient courts depuis que l’approvisionnement de l’armée en marche était confié aux navires, à ces magasins flottans jetés en ce moment loin de la côte ; mais il aurait, lui aussi, à disputer son chemin, à livrer des combats, à employer plusieurs jours, et en attendant l’armée de la reine n’était-elle pas exposée, sinon à se perdre entièrement, du moins à essuyer un grand désastre ? Ces violentes bourrasques ont quelquefois duré quinze jours dans le détroit. Toutes ces craintes, toutes ces perspectives serraient les âmes d’une étrange angoisse, lorsque commença à tomber le terrible levante ; la tempête s’apaisa, et il y eut comme un sentiment de délivrance quand on vit poindre le matin du quatrième jour un bateau à vapeur, puis d’autres navires qui purent jeter à la côte quelques barils de vivres. L’année n’avait été heureusement que peu inquiétée par l’ennemi durant ces tristes journées. Le 10 janvier, elle reprenait sa marche, elle campait dans la petite vallée de l’Azmir le 12 ; le 14 enfin, elle forçait par un vif combat les formidables positions du Cap-Negro, et en tournant ces hauteurs, dominées d’une petite tour carrée, elle voyait désormais s’ouvrir devant elle la vallée de Tetuan, où d’un autre côté débarquait le général don Diego de los Rios avec une division nouvelle arrivée d’Espagne. On en était là après soixante jours de marches, de haltes, de combats et d’épreuves.

A la vue de cette armée débouchant dans la vallée de Tetuan, à travers des défilés redoutables conquis pas à pas, tandis que la division du général Rios débarquait facilement sur une plage que le léger bombardement d’un fort mal défendu avait rendue abordable, une question s’élève peut-être. Pourquoi l’armée tout entière n’avait-elle pas fait le premier jour ce que faisait en ce moment la division Rios ? pourquoi n’avait-elle pas abordé directement la plage de Tetuan, au lieu de s’engager dans les escarpemens d’une côte inhospitalière ? — Le général O’Donnell avait-il eu la pensée de garder à Ceuta une base d’opération et un point de ravitaillement ? Mais cette ligne de communication, il l’avait abandonnée à partir de Castillejos, se confiant à la mer pour ses ravitaillemens et dans un moment de péril il s’était vu presque obligé de reconquérir le chemin qu’il s’était ouvert une première fois. — Il en était ainsi, il est vrai, et cependant la marche du général O’Donnell était l’œuvre de la nécessité et d’une prévoyance habile autant que sage. Sans parler des moyens dont on ne disposait pas pour le transport rapide d’une armée de trente-cinq mille hommes, aller droit à la plage de Tetuan, c’était mettre une grande et difficile opération, telle qu’un débarquement, à la merci d’une saison mauvaise, d’une mer dangereuse et des brusques rafales du détroit ; c’était risquer de descendre à terre de vive force avec des corps fractionnés, incohérens et isolés ; c’était enfin exposer une armée peu accoutumée à la guerre à se heurter dès son premier pas sur le rivage contre un ennemi qui, à défaut de discipline, aurait du moins pour lui le nombre, le fanatisme belliqueux et l’avantage des positions. En allant à Ceuta, on débarquait en sûreté, sans danger de surprises, dans un port espagnol. L’armée pouvait se former, se constituer et s’aguerrir en s’accoutumant aux fatigues, aux obscures difficultés d’une campagne aussi bien qu’à la manière de combattre des Arabes et à leurs cris sauvages. C’est ce qui arrivait réellement. Lorsqu’ils débarquèrent à Ceuta au mois de novembre, ces soldats n’étaient encore que des conscrits inexpérimentés. Bataillons, régimens, divisions n’étaient, à vrai dire, que des agglomérations sans lien et sans unité. Cette campagne de deux mois avait développé l’esprit de corps, suscité l’émulation guerrière, créé cette intimité virile qui naît de la vie commune dans les mêmes épreuves, et formé cette vigoureuse trempe morale que donne l’incessante familiarité avec tous les périls. On badinait désormais avec les misères de la guerre, et sous la tente on faisait de prodigieux menus avec du riz à la Muley-Ab-bas, du saucisson à la Bullones, des sardines à la baïonnette et des raisins secs de Caslillejos. Cette campagne en un mot avait fait des soldats et une armée, unité vivante sous le drapeau, connaissant sa force, et sentant quel chemin elle pouvait parcourir, encore quand elle tournait son regard en arrière, vers ce sillon de misère et de sang qui l’avait conduite au détour du Cap-Negro.

Enfin Tetuan était là, et l’armée espagnole pouvait se déployer dans cette pittoresque vallée, tout encadrée de montagnes, commençant à la mer par une plage sablonneuse, se terminant par un amphithéâtre de collines où la ville apparaît avec sa haute Alcazaba, ses maisons blanches et. éclatantes au milieu de l’opulente verdure de ses huertas, — à demi perdue dans ses merveilleux jardins de citronniers, de grenadiers et d’amandiers. C’est là en effet le caractère de cet étrange pays, tout à l’heure abrupt et inhospitalier, maintenant gracieux et charmant, sous un ciel d’une transparence lumineuse. Au milieu de la vallée coule le Guad-al-Gelu, qui descend des montagnes, et qui, à travers de sinueux détours, s’en va à la mer. Il est gardé à l’entrée par le Fort-Martin, que quelques coups de canon des vaisseaux suffirent à désarmer. Un peu plus haut sur cette plage s’élève, la Douane, maison carrée, avec une grande cour de style arabe ; puis la plaine se déroule à travers une campagne cultivée, coupée de marécages, et remonte jusqu’à la région des huertas, où Tetuan est assise comme une princesse mauresque, ayant au-dessus de la tête la Sierra-Bermeja, que rejoint la Sierra-Bullones, venant de Ceuta. Au-delà du Guad-al-Gelu, sur la rive droite, s’échelonnent les premiers gradins du Biff, parsemés de douars et pittoresquement tapissés de verdure. Nulle majesté peut-être dans ce paysage de Tetuan, si ce n’est la majesté des montagnes environnantes, mais de la grâce, du mystère et du rêve, surtout le soir, aux rayons de la lune tombant sur la cité sainte des Arabes, et la faisant ressembler à une ville d’argent endormie au milieu des orangers et des fleurs.

L’armée marocaine, se repliant sans cesse à la suite des Espagnols, qu’elle harcelait sur leur flanc jusqu’au Cap-Negro, était allée camper aux abords de Tetuan, à d’inégales hauteurs, en avant de la ville, et plus haut, vers la droite, sous la Tour-Geleli, où s’établissait le quartier-général de Muley-Abbas. Elle s’était mise à l’abri derrière une ligne de redoutes qui faisaient de cette double position une sorte de grand camp retranché. L’armée espagnole, en descendant dans la plaine, allait s’établir sur la plage, au Fort-Martin, à la Douane ; elle se couvrait, elle aussi, de retranchemens qu’elle poussait jusqu’à un petit affluent du Guad-al-Gelu, où elle élevait un ouvrage de défense, le fort de l’Étoile. La pensée du général O’Donnell était de s’asseoir fortement, de s’approvisionner en liberté, et de laisser débarquer tout ce qu’il fallait pour un siège, si la ville opposait une résistance sérieuse.

Rien de plus animé d’ailleurs à ce moment de la campagne que cette vega de Tetuan, dont le silence oriental était soudainement troublé par tous les bruits de la guerre. En face de la ville mauresque, à deux lieues à peine, s’élevait comme une ville nouvelle adossée à la mer et se déployant dans la plaine avec ses maisons mobiles. Des ports de Ceuta, d’Algésiras, de Gibraltar, accouraient une multitude de petites embarcations chargées de provisions et remontant le Guad-al-Gelu. La plage devenait une sorte de marché où arrivaient tous ces petits industriels qui sont à la suite de toutes les armées. C’était comme le Balaklava ou le Kamiesh de l’armée espagnole. Pour plus de ressemblance, il y eut un commencement de chemin de fer destiné à relier la plage à Tetuan, quand la ville serait prise, et à servir en attendant aux besoins de l’armée. C’était le colonel Alcala de Olmedo qui en avait eu l’idée, et qui dirigeait les premiers travaux ; en même temps on faisait appel à la compagnie du chemin de fer de Séville à Cordoue, qui envoyait un ingénieur et du matériel. Le mouvement était partout, sous toutes les formes ; les vivres ne manquaient plus.

Il y avait pourtant l’ombre au tableau. En mettant la tête hors de la tente, on était exposé quelquefois à voir les civières portant des morts foudroyés par le choléra et il ne fallait pas se hasarder trop loin vers le fleuve si on ne voulait être surpris par l’ennemi et laisser sa tête en trophée. Ce n’était, à vrai dire, qu’une halte. Le 23 janvier, on recommençait à se battre. Les Arabes se jetaient sur les travaux de défense des Espagnols, et ils furent naturellement repoussés par le général Rios. Le 31 janvier, ils renouvelaient leur attaque dans de plus grandes proportions pour célébrer l’arrivée d’un autre frère de l’empereur, qui venait partager avec Muley-Abbas le commandement des forces marocaines. Les Arabes espéraient surprendre l’armée espagnole, la, précipiter dans la mer ou la tourner et l’envelopper en se jetant sur le Fort-Martin et sur la Douane. L’action fut sanglante, et les positions espagnoles restèrent intactes. Malheureusement, le 31 comme le 23, la cavalerie espagnole, en, chargeant, allait se jeter dans des marécages où elle avait cruellement à souffrir. Jusque-là, O’Donnell n’avait fait que se défendre, laissant à l’armée le temps de respirer ; avant de ; reprendre son élan. Tout rendait désormais inévitable un choc décisif dont Tetuan était le prix.

Qu’on se représente à peu près la position de l’armée marocaine massée à deux lieues de la mer, derrière de puissans retranchemens, — partagée en deux camps, dont l’un, en avant de Tetuan et des huertas, sur une pente douce, devait être défendu par Muley-Ahmet, tandis que l’autre, celui de Muley-Abbas, était placé à la Tour-Geleli, et étendait sur les hauteurs de droite des forces nombreuses d’infanterie et de cavalerie prêtes à se jeter sur le flanc des Espagnols. Il fallait aller à l’assaut de ces positions. Le plan du général O’Donnell était simple et clair, et le 3 février il rassemblait les chefs de l’armée à la tour de la Douane pour leur montrer ce qu’ils avaient à faire. Prim, avec le deuxième corps, déployant ses bataillons en échelons, devait marcher par la droite à l’assaut du camp le plus avancé ; Ros de Olano, avec le troisième corps, était chargé de marcher à gauche dans la même forme de bataille. Entre les deux, l’artillerie devait se mouvoir, s’appuyant sur la cavalerie, placée en arrière. Le général Rios, avec les réserves, resterait au fort de l’Étoile, faisant face aux forces marocaines qui pouvaient descendre des hauteurs et menacer le flanc des Espagnols. Ce fut là réellement la bataille du 4 février, nettement conçue, habilement combinée et vigoureusement conduite.

Ce jour cependant était d’abord pluvieux et froid comme l’avaient été tant d’autres jours. On voyait les montagnes voisines blanches de neige. Bientôt le ciel s’éclaircit, le soleil parut, et la marche en avant commença. L’armée espagnole apparut tout entière déployée dans la plaine, s’avançant en ordre et à découvert contre un ennemi caché, au nombre de trente-cinq mille hommes, derrière d’épais retranchemens défendus par du canon. Ce fut l’artillerie qui eut le premier rôle, et qui fut chargée tout d’abord de battre en brèche les camps marocains, se rapprochant sans cesse, et redoublant l’intensité de ses feux à mesure que les corps d’attaque gagnaient du terrain. À deux heures, l’œuvre était à peu près accomplie ; on était face à face ; il y eut un instant de silence émouvant sur toute la ligne, et des deux côtés les bataillons s’élancèrent. Prim avait avec lui les volontaires catalans arrivés de la veille, et tout fiers de combattre avec leur brillant compatriote ; il ne les ménagea point ; il les mit au premier rang, et tous résolument, impétueusement, abordèrent les défenses ennemies sous un feu violent de mitraille. Prim, marchant à la tête l’épée haute, se précipitait le premier dans les retranchemens par une embrasure étroite, entraînant tout à sa suite. Au même instant, à l’autre extrémité de la ligne de bataille, les soldats du corps de Ros de Olano s’élançaient avec la même vigueur, et pénétraient aussi dans les positions ennemies.

La mêlée devint alors terrible. Les Arabes, un peu surpris peut-être de cette foudroyante invasion, se défendaient avec une violence et un acharnement désespérés. On combattait dans un tourbillon et sur un volcan. Cette lutte corps à corps dura trente-cinq minutes. Le camp de Muley-Ahmet était enlevé et forcé de toutes parts. Il restait le camp de Muley-Abbas et la Tour-Geleli : ce fut le général Henri O’Donnell qui, à la tête d’une division du deuxième corps, se lança à l’assaut de ces positions, et les emporta avec autant de rapidité que d’énergie, de telle sorte que l’armée espagnole se trouvait dès ce moment maîtresse de tout ce champ de bataille, qui, défendu avec plus de science, sinon avec plus de courage, pouvait exiger un véritable siège. Les Arabes vaincus fuyaient de tous côtés, se dispersant précipitamment, se jetant dans les pentes escarpées de la Sierra-Bermeja. Ils laissaient derrière eux un nombre considérable de morts, et entre les mains des Espagnols deux drapeaux, huit canons, des chameaux, des munitions, des effets de guerre de toute espèce et huit cents tentes, dont celles des deux frères de l’empereur. C’était là le butin de la journée.

Un bien autre butin désormais assuré, c’était Tetuan même, qu’on n’avait entrevue jusque-là qu’à travers la poétique et mystérieuse verdure de ses bois d’orangers, et dont l’affaire du 4 février ouvrait les portes. Le général O’Donnell ne perdait pas de temps en effet pour pousser à bout sa victoire. Dès le 5 au matin, il faisait sommer la ville de se rendre. « Vous avez vu, disait-il dans une nette et impérieuse intimation aux habitans de Tetuan, vous avez vu votre armée battue, bien qu’elle eût à sa tête les frères de l’empereur ; vous avez vu ses camps occupés par l’armée espagnole, qui est à vos portes avec tous les moyens nécessaires pour détruire votre ville en quelques heures… Livrez la place, et vous obtiendrez des conditions raisonnables, le respect des personnes, des propriétés, de vos femmes, de vos lois et de vos coutumes. Vous connaissez, les horreurs d’une place bombardée et prise d’assaut ; épargnez-les à Tetuan, sinon vous aurez la responsabilité de la voir convertie en ruines. Je vous donne vingt-quatre heures pour vous décider ; après cela, n’attendez point d’autres conditions que celles qu’imposent la force et la victoire. » Les habitans de Tetuan, surtout les Juifs, ne sont pas guerriers comme les tribus du Riff ou de l’Anghera. Ils étaient placés entre les Espagnols menaçant d’un assaut et les soldats débandés de l’armée de Muley-Abbas, qui ne pouvaient défendre la ville, mais qui la pillaient, la ravageaient, l’ensanglantaient, avant de l’abandonner. Ils préféraient encore subir, en vrais "musulmans, la loi d’un vainqueur discipliné et humain. Aussi quatre parlementaires se présentaient-ils immédiatement au camp d’O’Donnell avec la bannière blanche. L’un de ces parlementaires était un vieillard monté sur une mule, richement vêtu et parlant assez correctement l’espagnol ; il était, dit-on, vice-consul autrichien à Tetuan. Il n’y avait pas à discuter, mais à se rendre à discrétion. On demanda même à O’Donhell de presser l’entrée de l’armée pour épargner à la ville les derniers excès de la soldatesque maure, et c’est ainsi que le 6 février au matin, ces soldats, qui tenaient la campagne depuis plus de deux mois, entraient à Tetuan ; le drapeau jaune et rouge allait flotter sur l’Alcazaba ; la ville sainte du Maroc avait une garnison espagnole. L’armée entière d’ailleurs ne s’enfermait pas dans Tetuan. Prim, avec le deuxième corps, allait s’établir en avant, sur la route de Tanger. Ros de Olano avec le troisième corps, O’Donnell lui-même avec son quartier-général, campaient dans les huertas. Rios seul avec sa division restait dans la ville pour l’occuper et la contenir. Il en était le chef militaire et le chef civil ; il en a été l’architecte et l’édile singulièrement actif ; il y a régné, même après la paix, jusqu’à sa mort toute récente à la suite d’une attaque de choléra.

Tetuan, à vrai dire, était plus séduisante de loin que de près : par son aspect extérieur, par ses jardins, par ses couleurs légères et éclatantes, par l’architecture originale de ses maisons, elle apparaissait comme une vision poétique ; intérieurement c’était toujours la vieille ville mauresque. Ces minarets au faîte gracieux étaient envahis à leurs pieds par des amas de débris infects ; ces maisons si délicatement groupées formaient des rues étroites et sales, bizarrement enchevêtrées et fermées à la lumière du jour. Comme beaucoup de villes arabes, Tetuan a deux quartiers distincts, le quartier maure et le quartier juif. Le premier est le plus propre et le plus beau ; il a des palais qui ont la richesse orientale : ceux des gouverneurs de Tanger, de Mogador, le palais d’Arsini, l’opulent administrateur des douanes. Le quartier juif est livré au commerce et se compose de petites boutiques. Au moment où les Espagnols entraient à Tetouan, la ville portait partout la marque des excès de la soldatesque et du départ précipité de beaucoup de familles arabes. Quand on pénétrait dans ces maisons aux gracieuses entrées mauresques protégées par des vignes, à l’architecture intérieure dentelée, au pavé de mosaïques de couleur, on retrouvait les traces d’une fuite récente, les éventails de sandal, la petite mandoline, les babouches des femmes ; on respirait dans une atmosphère de parfums. Les Juifs étaient restés ; ils avaient été les premiers à se précipiter au-devant des Espagnols en se plaignant du pillage, des violences des Maures, qui étaient réelles, affectant une misère qui n’était que fictive. Ils avaient quelque peur d’abord et ils criaient : Vive la reine ! vivent les Espagnols ! Bientôt ils reprirent courage et se livrèrent de nouveau à leur humeur commerçante. Ils aimaient l’armée et ils avaient raison, car ils faisaient avec elle de bonnes affaires. C’était une population craintive, habile et obséquieuse.

Quand le général Rios prit le gouvernement de Tetuan, il voulut aussitôt mettre de l’ordre dans la ville et nomma une municipalité composée de Juifs et d’Arabes. L’alcade était un Maure de cinquante ans, à la barbe grisonnante, au regard pénétrant, rusé et défiant. Il avait quelque, usage de la langue espagnole, ne détestait pas les Européens, et parlait avec une certaine liberté des abus du gouvernement marocain. Rios ne s’arrêta pas là ; il s’employa énergiquement à faire rentrer les Arabes émigrés, à assurer les approvisionnemens des marchés, et bientôt, mettant la main à une œuvre plus vaste et plus singulière, il entreprit la transformation totale de la ville. Il abattait les quartiers et les maisons, ouvrait des rues larges et droites qui se reliaient à une immense place, et substituait partout des noms espagnols aux noms arabes, Tetuan était en voie de devenir, une ville nouvelle, assainie, éclairée ; elle eut même son journal, l’Echo de Tetuan, œuvre de quelques écrivains qui suivaient l’armée ; elle allait avoir son chemin de fer ; l’électricité la rattachait au continent européen. On ne faisait pas violence aux Arabes dans le fond de leurs mœurs et dans leur religion, on faisait de leur ville une ville espagnole, et ce mouvement étrange s’accomplissait pendant que quelques santons accroupis murmuraient leurs prières, pendant que, du haut des mosquées, le muezzin jetait mélancoliquement les heures, aujourd’hui comme hier, comme toujours, depuis des siècles.

Au demeurant, l’œuvre de la guerre n’était point suspendue. L’armée, au contraire, se préparait à une entreprise plus difficile peut-être, mais sans doute décisive : c’était une marche sur Tanger. Groupée autour de Tetuan, promptement reposée, grossie de quelques forces nouvelles, telles que les bataillons de volontaires basques qui venaient d’arriver, la division Echague qui était restée jusque-là au Serrallo et qu’O’Donnell avait appelée à lui, l’armée n’attendait qu’un signal. Tandis que Rios tenait Tetuan, que Ros de Olano, avec le troisième corps, campait dans les huertas, et qu’une division de réserve, sous le général Rubin de Celis, restait à la Douane, Prim, je l’ai dit, était en avant sur la route de Tanger, dominant la vallée du Guad-al-Gelu, qui, en contournant Tetuan, va s’enfoncer dans l’intérieur, laissant entrevoir de pittoresques et verdoyantes perspectives coupées au loin par les hauteurs du Fondack. C’est là aussi que le général Echague, arrivant de Ceuta, allait se placer. Ces forces d’avant-garde poussaient déjà des reconnaissances dans le pays. Tout se disposait donc pour une marche nouvelle, qui cette fois tendait vers Tanger, lorsque tout à coup éclatait un bruit inattendu de paix et de négociation au milieu de tous les préparatifs de la guerre.

D’où venait-il, ce mot nouveau et inespéré de paix ? Il venait é videmment des Arabes, qui, désorganisés par la bataille de Tetuan, avaient de la peine à se reconstituer pour disputer la route de Tanger, et qui espéraient tout au moins gagner du temps par des négociations ; il sortait aussi, le dirai-je ? de la situation, qui était plus compliquée qu’elle ne le paraissait, que la victoire elle-même ne simplifiait pas pour les Espagnols, et, chose curieuse, — plus curieuse que nouvelle toutefois, — ce mot de paix, livré comme une énigme à toutes les curiosités attentives, éveillait des impressions très différentes en Espagne et en Afrique. Il trouvait dans le camp une armée vigoureuse, toujours prête à se battre, mais facilement accessible à l’idée de voir finir une guerre qui, poussée plus loin, n’allait plus avoir d’issue, — et en Espagne une opinion publique ardente, belliqueuse, exaltée dans ses espérances, ambitieuse de conquêtes, prompte surtout à s’effaroucher d’une paix prématurée qui suspendrait l’élan de ses aspirations. De là le singulier malentendu qui s’élevait avec les bruits de paix entre cette partie du pays que représentent surtout les cercles politiques, les partis, la presse, et l’esprit de l’armée, plus pénétrée de la réalité des choses, — entre le camp et Madrid, enfin entre le président du conseil chef de l’expédition et quelques-uns des autres ministres plus directement placés sous la pression de l’opinion. Pour tout dire, dans cette sérieuse aventure où était engagée l’Espagne, c’était l’armée qui semblait pacifique, c’étaient les politiques de Madrid qui avaient l’humeur belliqueuse. Il y avait aussi deux partis dans le camp marocain : l’un fanatique, fougueux, acharné à la guerre, se refusant à plier devant le chrétien vainqueur ; l’autre plus prudent, sentant le danger d’une lutte qui n’était qu’une succession de défaites, et porté à négocier pour éviter de plus grands désastres. Le parti de la guerre avait, dit-on, son foyer dans l’intérieur de l’empire, à Fez ; il était représenté au camp par quelques généraux, chefs des tribus les plus belliqueuses. Le frère de l’empereur, commandant de l’armée marocaine, Muley-Abbas, était considéré comme le principal partisan de la paix ; il en avait le goût, il en sentait la nécessité et n’attendait qu’une occasion favorable.

C’est dans ces conditions que sept jours après la bataille de Tetuan, le 11 février, des parlementaires se présentaient aux avant-postes de Prim, chargés par Muley-Abbas de parler « de ce qu’il avait plu à Dieu de mettre entre les Espagnols et les Marocains. » Ils avaient réellement pour mission de sonder le chef de l’armée espagnole et de savoir à quel prix on pourrait faire la paix. O’Donnell se déclara d’abord sans pouvoirs et ajourna les parlementaires à une semaine pour leur faire connaître les conditions de l’Espagne. Les envoyés de Muley-Abbas furent d’ailleurs fêtés à Tetuan. Le général Rios leur fit les honneurs de la ville ; il leur montra notamment le télégraphe électrique, qu’ils regardèrent avec indifférence, comme des hommes qui n’éprouvent nul besoin de dévorer le temps, de vivre des années en quelques minutes et de savoir des nouvelles qui ne répondent ni à leurs intérêts, ni à leur ambition, ni à leur âme. Ces envoyés étaient le gouverneur du Riff, grave et sévère personnage, — son frère, général de la cavalerie marocaine, homme d’une physionomie franche et ouverte, — un lieutenant de Muley-Abbas, nerveux, vif, impressionnable et renommé pour sa brillante valeur, — un chef de Fez au visage rude, au regard terrible, taciturne et sombre. Ils étaient préoccupés et tristes. Rios les reçut le soir dans sa maison, et il ne manqua pas de leur dire qu’ils pouvaient influer puissamment sur la fin de la guerre. « Ah ! dit le lieutenant de Muley-Abbas, qu’il en soit ainsi ! Mais comme vous obéissez à la reine, nous obéissons au sultan. Que Dieu illumine ceux qui tiennent dans leurs mains » la paix et la guerre ! » Six jours après, un de ces mêmes parlementaires se présentait de nouveau au camp, et O’Donnell lui remit cette fois les conditions de paix que l’Espagne était disposé, à ratifier, en laissant un délai de huit jours pour l’acceptation. La négociation jusque-là n’allait pas très vite. On crut sans doute la hâter et lui donner un caractère plus sérieux par une entrevue de Muley-Abbas lui-même et de celui que le prince maure appelait « le grand chrétien, » du chef de l’armée espagnole, qui venait de recevoir de la reine le titre de duc de Tetuan. Cette entrevue devait avoir lieu le 23 février, à une lieue et demie, sur la route de Tanger, dans une vallée gracieuse et fertile.

Ce fut là qu’on se rencontra en effet. Une tente de campagne aux couleurs éclatantes avait été dressée au pied d’une pittoresque colline, et pour la première fois le chef de l’armée espagnole, arrivant avec ses généraux, Prim, Garcia, Quesada, Ustariz, se trouva face à face avec Muley-Abbas. Ce prince du Maroc n’était pas une figure vulgaire. Je voudrais le peindre tel que l’a vu un écrivain espagnol. Muley-Abbas était vêtu ce jour-là d’un costume plein de richesse et de simplicité à la fois. Il portait une tunique bleue et un magnifique haïk blanc, de la plus fine laine, enveloppant tout son corps de ses plis flottans. Il avait à la main un rosaire d’ambre dont il respirait parfois le parfum. Tous ses mouvemens avaient une grâce sévère et une élégante dignité. « Le visage de l’émir, dit M. Alarcon, a tous les caractères de la véritable beauté méridionale ; il rappelle l’Éliézer des peintres de Valence. Il est très brun, et il le paraît encore plus sous son turban d’une blancheur éblouissante. Sa barbe noire, longue et soyeuse, laisse voir quelques fils d’argent, quoique le prince n’ait pas plus de trente-cinq ans. Son profil a une pureté et une majesté merveilleuses de lignes. Sa bouche un peu africaine est dessinée avec énergie. Ses yeux noirs et tristes regardent avec une calme lenteur. On devine le feu qui peut les animer parfois sous cet air pensif avec lequel ils se ferment ou sous cette rigidité qui les tient ouverts… Muley-Abbas était abattu, mais circonspect ; triste, mais digne ; vaincu, mais non dompté ; humilié sans avoir perdu l’estime de soi-même. On voyait qu’il se sentait satisfait de sa conduite, bien que dégoûté des autres et surtout de son sort. Son humilité était de la résignation, sa douceur du patriotisme… » Muley-Abbas était accompagné d’un autre personnage important de l’empire, du ministre des affaires étrangères, Mohamed-el-Jetib, vieillard intelligent et fin, rompu à toutes les subtilités de la diplomatie, et qui passait pour être peu favorable à la paix. Que se passa-t-il dans cette entrevue ? Quelles étaient les conditions imposées par l’Espagne ? Ces conditions découlaient naturellement de la situation ; elles se résumaient dans une indemnité de guerre, une cession de territoire autour de Ceuta, des garanties pour l’avenir et surtout dans l’abandon de Tetuan à l’Espagne. Tout aurait été accepté sans doute, s’il n’y avait eu la cession de Tetuan, la ville sainte. Mohamed-el-Jetib déclara que la paix était impossible à ce prix, et O’Donnell se leva aussitôt pour mettre fin à l’entrevue. Muley-Abbas insistait encore cependant pour prolonger l’entretien, ne voulant pas laisser rompre le fil de la négociation. On sentait qu’il tenait à la paix plus que le ministre qui l’accompagnait. Tout fut inutile. On se sépara pour reprendre les armes et continuer la guerre.

La négociation était rompue, dis-je ; elle avait mis à nu pourtant la vérité de la situation. Il y avait désormais deux courans en quelque sorte, un courant belliqueux et un courant pacifique, se mêlant, se heurtant, se compliquant de pressions d’opinion, d’excitations passionnées. On- cherchait toujours la paix, même dans le combat. Cette lutte singulière de tendances guerrières et pacifiques se laissait voir encore et se résumait bientôt dans un double fait. — Le 11 mars, les Arabes allaient assaillir violemment les camps espagnols en avant de Tetuan, sur la route de Tanger, et pendant six heures les deux corps de Prim et d’Echague avaient à chasser de position en position un ennemi qui arrivait par la vallée du Guad-al-Gelu, par les hauteurs de Samsa, et semblait plus résolu, plus acharne que jamais. C’était un chef d’humeur belliqueuse, arrivé depuis peu de Fez, qui avait pris l’initiative de ce coup audacieux et qui y périt. Le lendemain paraissait un nouveau parlementaire de Muley-Abbas désavouant l’attaque de la veille et offrant de renouer les négociations. On négociait donc, on cherchait encore une fois à s’entendre. La grande, l’invincible difficulté était toujours dans la cession de Tetuan, à laquelle on essayait dès lors de substituer la cession de quelque autre point qui désarmerait l’Espagne en laissant au Maroc sa ville sainte, et pendant ce temps les Kabyles ne poursuivaient pas moins leur guerre implacable de tous côtés. À vrai dire, sur toute la ligne, de la Douane près de la mer aux hauteurs de Tetuan, l’armée espagnole était environnée de feux ennemis. Les soldats avaient fini par s’amuser de ce mouvement de parlementaires au milieu d’un feu incessant, et en entendant les coups de fusil des Arabes, ils disaient avec bonne humeur : « Les voici qui signent la paix ! » Cette situation qu’on essayait vainement de dénouer, et où tout était péril, ne pouvait être tranchée que par un effort nouveau, par un coup hardi, et O’Donnell, ayant tout épuisé pour la paix, se décidait dès lors à marcher sur Tanger. Le 23 mars, l’armée espagnole s’ébranlait encore une fois.

La marche sur Tanger n’était pas moins hasardeuse que la marche sur Tetuan. Une des premières difficultés était de s’ouvrir un chemin où l’artillerie pût passer, et Prim avait repris son rôle de hardi pionnier de l’armée. Un autre problème était dans le degré de résistance qu’on rencontrerait. L’armée marocaine, singulièrement affaiblie, il est vrai, par ses défaites successives, n’était pas moins parvenue à se réorganiser et à réunir des forces nouvelles dans le mois qui venait de s’écouler. Le combat du 11 ne la représentait pas comme abattue ; elle était allée camper sur les hauteurs du Fondack qui coupent la route de Tanger, élevant une barrière difficile à franchir. Il y avait inévitablement à conquérir ce passage de vive force. Le 23, au lever du jour, l’armée se mettait donc en route au signal d’un coup de canon parti de la Alcazaba de Tetuan, ayant tout d’abord à se mouvoir à travers un épais brouillard qui embarrassait ses premiers pas. Le général Rios, avec sa division, s’avançait à droite par une série de hauteurs courant vers le Fondack, cette petite auberge où s’arrêtent les voyageurs allant de Tetuan à Tanger, et qui donne son nom à ce passage formidable. Le reste de l’armée, — Echague, puis le deuxième corps sous Prim, puis, en dernière ligne, Ros de Olano et le troisième corps, — marchant dans la même direction, remontait la vallée du Guad-al-Gelu, toute bordée de collines et de massifs où se cachent les douars arabes. On n’apercevait rien au départ. Bientôt le soleil, dissipant le brouillard, laissa voir. un pays d’une couleur agreste et singulièrement pittoresque. C’était une série de vallées charmantes, cultivées, couvertes de moissons et d’arbres, et arrosées par les eaux qui descendent des montagnes. Il y a un point où une de ces vallées se resserre : c’est l’entrée de la petite plaine verdoyante de Gualdras, dominée par quelques mamelons, et au-delà de laquelle on voit les hauteurs du Fondack. C’est à peine à deux lieues de Tetuan. L’armée espagnole s’avançait, prête à tout, sans s’attendre néanmoins à une affaire sérieuse ce jour-là, lorsque, vers neuf heures, un feu croissant s’engageait de toutes parts, sur les hauteurs et dans la vallée. Ce qu’on avait réellement devant soi, c’était l’armée marocaine, forte de près de cinquante mille hommes, campée, il est vrai, au Fondack, où on comptait la trouver, mais venant, par un mouvement offensif audacieux, se heurter contre l’armée espagnole pour lui disputer la plaine de Gualdras, et faisant face à Rios sur les hauteurs, comme à Echague dans la vallée. Les Arabes paraissaient sur toutes les cimes. Des forces nombreuses de cavalerie s’agitaient dans la plaine. Au loin, on apercevait les camps marocains.

Ce n’était plus une escarmouche de guerrillas, c’était une bataille où s’engageaient successivement Rios, Echague avec le premier corps, Prim, puis enfin une division du troisième corps, appelée bientôt au combat. En peu d’instans, la mêlée devint terrible sur toute la ligne. Une chose à remarquer, c’est que les Marocains, si souvent éprouvés dans cette campagne, semblaient à la fin profiter de leurs défaites ; ils n’étaient pas plus audacieux, mais ils manœuvraient plus habilement, ils étaient mieux armés, et les positions qu’ils avaient choisies, il les défendaient avec un certain ensemble de mouvemens à la fois réguliers et pleins d’impétuosité. Après six heures de combat, la situation commençait à s’éclaircir. Rios, qui arrivait par les hauteurs, s’était assez avancé pour dominer la vallée et se lier au reste de l’armée. Echague, se déployant à gauche, avait successivement enlevé les positions les plus importantes ; au centre, Prim, chassant tout vigoureusement devant lui, s’avançait dans la plaine ; il avait en face des mamelons qui étaient comme la clé de la plaine et qui restaient à emporter. Ce fut le dernier épisode de la bataille. Deux fois les Espagnols se lançaient à l’assaut, et deux fois ils étaient obligés de céder le terrain un instant conquis, lorsque Prim, toujours le premier au feu, se précipitait encore à la tête des bataillons de Navarre et de Tolède, et finissait par rester maître des hauteurs. Les Arabes étaient définitivement forcés dans toutes leurs positions après une lutte désespérée où ils laissaient, dit-on, trois mille des leurs, et encore une fois l’armée espagnole campait là où on voyait le matin les tentes marocaines ; elle était maîtresse de la plaine de Gualdras, voyant s’élever devant elle les redoutables massifs du Fondack qu’elle avait à franchir, et où s’était repliée l’armée vaincue de Muley-Abbas.

C’était une victoire nouvelle, il est vrai, assez sérieusement disputée toutefois pour donner à réfléchir aux Espagnols, et qui coûtait assez cher aux Marocains pour tempérer un peu le belliqueux fanatisme des chefs kabyles les plus acharnés à la guerre. Le tout était de savoir si cette bataille de Gualdras conduisait à une guerre indéfinie dont la prise de Tanger elle-même ne serait qu’une étape, ou à la seule paix possible, une paix de concessions et de transactions, propre à satisfaire la fierté de l’Espagne sans pousser les Arabes à la résistance du désespoir. Abattue, l’armée marocaine l’était assurément, et dès le lendemain même un envoyé de Muley-Abbas se présentait encore au camp d’O’Donnell pour demander la paix, pour traiter ; mais à quelles conditions ? La cession de Tetuan obstinément maintenue eût été toujours un obstacle insurmontable. La bataille de Gualdras elle-même ne faisait point disparaître une impossibilité qui tenait à tous les instincts de religion, de race et de nationalité. Céder Tetuan, c’était livrer le sanctuaire de la race arabe. Je me figure qu’en ce moment, aventuré avec son armée dans ces gorges solitaires entre Tetuan et Tanger, maître d’une résolution décisive laissée à la fermeté de son bon sens en présence des événemens, O’Donnell dut avoir une certaine émotion intérieure sous l’impassibilité de son visage. Il dut repasser dans son esprit tout ce qui le poussait en avant et tout ce qui lui disait de s’arrêter, se souvenant de l’Espagne et observant tout autour de lui, ballotté entre les excitations de l’opinion, qui lui arrivaient de loin, et le sentiment de la réalité, qui le pressait. C’était le résumé de cette lutte singulière qui depuis un mois se poursuivait partout, au camp et à Madrid, autour de la paix et de la guerre.

L’opinion publique en Espagne était belliqueuse et passionnée, ai-je dit : elle poussait à la guerre, elle ne voyait de paix possible et avantageuse que celle qu’on irait chercher Il Tanger ou dans toute autre ville de l’empire et qui laisserait Tetuan à l’Espagne. S’il fallait se contenter de quelques hauteurs autour de Ceuta, d’une indemnité d’argent ou de quelques garanties chimériques, le prix n’était-il pas disproportionné avec les sacrifices ? Était-ce la peine d’avoir risqué une grande guerre pour faire une petite paix ? L’expédition du Maroc n’était pas seulement un acte militaire, elle devait replacer l’Espagne au rang des nations civilisatrices et lui ouvrir un avenir nouveau en Afrique. — Ainsi parlait l’opinion, et la réalité, — cette réalité qui était sous les yeux d’O’Donnell, — lui répondait que prolonger la guerre, c’était se jeter dans une entreprise sans issue. Il ne suffisait pas de garder Tetuan, il fallait la fortifier, l’armer, la disputer sans cesse aux hordes ennemies du Riff. Ce ne serait pas une ville qu’on posséderait, ce serait un camp ruineux et inutile, impuissant à protéger une colonisation sérieuse, une industrie réelle. Télégraphe, chemin de fer, mouvement éphémère de commerce, c’étaient là des apparences ; le fond était rebelle et inhospitalier. Cette dangereuse conquête valait-elle dès lors d’être disputée au prix de nouveaux sacrifices, si l’on pouvait faire, sans s’aventurer plus loin, une paix plus modeste et plus sûre ? — Et puis, … et puis il y avait peut-être une considération qu’on ne disait pas, qui ne manquait pas d’une valeur inavouée : c’était la pensée de rencontrer en avançant une Angleterre ennemie, qui ajouterait à toutes les difficultés d’une entreprise hasardeuse. L’Angleterre, il faut le dire, n’a nullement dissimulé sa malveillante humeur envers l’Espagne durant cette guerre. Avant la campagne, elle lui demandait impérieusement.des garanties ; pendant l’expédition même, elle fournissait au Maroc des armes et des munitions, tout en réclamant à Madrid une vieille dette que le gouvernement espagnol se hâtait de rembourser sans discuter, avec une loyauté fière et silencieuse. L’Espagne sans doute ne s’était pas laissée arrêter par les objurgations venues de Londres quand elle avait commencé son expédition ; en allant plus loin maintenant, ne risquerait-on pas de voir l’Angleterre s’armer des engagemens qu’elle avait obtenus au sujet de Tanger ?

Aller à Tanger pour ne pas y rester, garder Tetuan pour être perpétuellement en guerre avec le Maroc, voilà ce qui s’offrait à l’esprit du général O’Donnell, ce que toute l’armée entrevoyait. Et c’est ainsi qu’O’Donnell, au risque d’infliger à l’opinion publique une déception d’un moment, se décidait à signer une paix qui donnait à l’Espagne une indemnité de guerre de 100 millions, un petit port sur l’Océan, un agrandissement autour-de Ceuta, des avantages et des garanties de commerce, des privilèges pour le culte religieux, mais qui laissait Tetuan au Maroc. C’était là le résumé des préliminaires signés le 25 mars dans une entrevue nouvelle d’O’Donnell et de Muley-Abbas. L’entrevue eut lieu dans la vallée même de Gualdras, où l’on avait combattu la veille. O’Donnell avait annoncé que, si l’acceptation de ses conditions n’était pas arrivée à six heures et demie du matin, il se mettrait immédiatement en marche sur le Fondack. Muley-Abbas arriva, quoiqu’un peu retardé par ses prières, car on était dans le mois du ramadan, il s’était fait précéder par un parlementaire, et quand il arriva lui-même, tout fut bientôt convenu. La guerre était finie, et bientôt l’armée espagnole rentrait fière et glorieuse dans la Péninsule, puis à Madrid.

C’est le général Ros de Olano qui, en faisant ses adieux à ses soldats avant de quitter l’Afrique, disait : « Nous avons fait une guerre nouvelle pour nous, unique, où, à mon jugement, l’on peut perdre une campagne en restant victorieux dans toutes les actions. » C’était là, à tout prendre, l’expression transparente de cette déception de l’opinion tombant tout d’un coup du haut de son rêve à la nouvelle d’une paix qui ne comblait pas toutes ses espérances. Il est vrai, on avait dit en entrant : « Tetuan à l’Espagne ! » et on disait en sortant avec les traités : « Tetuan à l’Espagne comme garantie temporaire ! » Matériellement le résultat est peu sensible peut-être. L’Espagne n’a ni territoires nouveaux, ni villes nouvelles, ni domination directe sur des pays conquis. La guerre du Maroc a été néanmoins pour elle la source de plus d’un avantage moral ou politique. L’Espagne a gagné d’abord de se sentir revivre dans une armée sobre, patiente, énergique, au niveau de toutes les épreuves et de tous les périls. Il y a des esprits, je ne l’ignore pas, qui ne voient dans l’héroïsme militaire que ce qu’il y a de dangereux ou d’inutile. Une armée en campagne allant se faire tuer, c’est une déperdition de capital pour l’agriculture, pour l’industrie. Une armée peut être autre chose encore : elle peut offrir en certains momens la mesure de ce qui reste de vigueur intérieure, de virilité et de force d’action à un peuple éprouvé ; elle peut être, en un mot, une nation défendant son rang dans le monde ou renaissant à l’importance politique. C’est ce que l’armée d’Afrique a été pour la nation espagnole.

Un autre avantage que l’Espagne a trouvé dans cette campagne du Maroc, c’est de voir où sont pour sa politique les amitiés, les sympathies naturelles, les affinités d’intérêts. Une fois de plus on a vu que l’Angleterre est souvent un obstacle pour la Péninsule, que la France est toujours une alliée sympathique, car c’est notre fortune de ne nous trouver sur le chemin d’aucun des grands intérêts ou même des légitimes ambitions de l’Espagne, pas plus qu’elle ne se trouve sur le chemin de nos propres intérêts ou de nos ambitions. La France n’a point de Gibraltar à défendre, elle n’a point à voir d’un œil jaloux l’expansion du peuple espagnol en Afrique ; elle est la première intéressée à tout ce qui élève la Péninsule en puissance, en dignité et en liberté. Et c’est ainsi.que cette campagne du Maroc, qui a donné une armée à l’Espagne, lui laisse encore une lumière de plus pour sa politique.


Charles de Mazade.