La Guerre du Pacifique/02

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La Guerre du Pacifique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 48 (p. 654-679).
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LA
GUERRE DU PACIFIQUE

II.[1]
OCCUPATION DE PISAGUA. — BATAILLE DE DOLORES. — COMBAT DE TARAPACA. — CHUTE DES PRÉSIDENS PRADO ET DAZA. — COMBAT DE LOS ANGELES. — BATAILLE DE TACNA.

La fortune avait trahi sur mer l’espoir des défenseurs du Pérou. L’audace qui la séduit, l’intrépidité qui la subjugue, la ténacité qui l’enchaîne, aucune de ces qualités n’avait cependant fait défaut à l’amiral Grau et à ses héroïques compagnons. À toute autre époque, elles leur eussent assuré la victoire ou tout au moins elles eussent maintenu la balance égale et le succès indécis entre les deux puissances rivales. La campagne du Huascar reste en effet pour les hommes de mer le type achevé des opérations navales modernes. À Iquique, nous avons vu ce cuirassé, dans son combat avec l’Esmeralda, recourir avec succès à la manœuvre de l’éperon et couler son adversaire ; plus tard, grâce à sa vitesse et à son excessive mobilité, il se dérobe au Blanco-Encalada ; à Antofagasta, il engage le combat avec deux navires ennemis et les batteries de la côte, évoluant avec une admirable précision, se maintenant hors de portée des projectiles ennemis, frappant à distance et à coup sûr. Dans sa dernière lutte enfin, il ne faut pas moins, pour le réduire, que le concours de la flotte chilienne tout entière.

C’est à la vitesse de sa marche qu’il a dû de déconcerter longtemps les combinaisons stratégiques de ses adversaires, de frapper, au moment opportun, des coups inattendus, de les inquiéter, de se soustraire à leurs atteintes et de compenser par sa mobilité la disproportion des forces. Arme à la fois offensive et défensive, sa vitesse lui permit de transporter sur les points vulnérables sa puissante artillerie. Déjà la guerre de sécession avait mis en relief l’absolue nécessité pour l’Alabama d’unir aux qualités nécessaires à un croiseur la vitesse, la rapidité d’évolution, et une grande puissance d’artillerie. L’amiral Grau sut tirer de ces qualités du Huascar tout le parti possible ; il sut également employer avec succès l’attaque par l’éperon et fit preuve d’une rare habileté dans le maniement difficile de cet engin de guerre.

En revanche, il convient de signaler à l’attention des hommes spéciaux les avantages que les Chiliens surent tirer de l’emploi des mitrailleuses légères et des canons-revolvers établis dans les hunes, transportables de bâbord à tribord et pouvant suivre dans leur tir les évolutions du navire. À l’aide de cette artillerie, ils balayèrent à maintes reprises le pont du Huascar, achevèrent la destruction de sa tourelle et firent pleuvoir sur ses derniers défenseurs une pluie de projectiles qui paralysa leur suprême effort. Le combat de Lissa était resté jusqu’ici le type du combat naval moderne. Celui de Punta-Angamos nous montre dans le Pacifique les progrès accomplis depuis et ceux qui restent à faire. Il exercera une grande influence sur les combinaisons des ingénieurs de constructions navales et sur les opérations des tacticiens.

Vainqueur sur mer et débarrassé de son terrible adversaire, le gouvernement chilien dirigea toute son attention sur les opérations de terre. Le corps d’armée d’Antofagasta fut renforcé et porté à seize mille hommes, sous les ordres du général Erasme Escala. Bien vêtus, bien équipés, et pourvus de tout le matériel nécessaire, on en détacha dix mille hommes que l’on embarqua sur l’escadre. Marins, officiers et soldats ignoraient le point de débarquement. Seuls, l’amiral commandant l’escadre, le général en chef et le ministre de la guerre, M. R. Sotomayor, qui les accompagnait, savaient que l’on se dirigeait sur Pisagua.

Le port était d’un accès difficile, mais son occupation par l’armée chilienne devait avoir pour résultat de couper en deux les forces de la coalition, dont les unes étaient massées à Iquique, au sud, et les autres à Arica, au nord. Pisagua se trouvait à peu près à égale distance de ces deux points. Le 2 novembre 1879, l’escadre chilienne se présentait par le travers de Pisagua, longeant la côte et relevant avec soin les obstacles que la nature et ses ennemis pouvaient lui opposer. Ils étaient redoutables, plus redoutables encore que les chefs chiliens ne le supposaient. Deux batteries à fleur d’eau défendaient l’entrée de la rade ; en arrière, les collines qui dominaient la ville n’offraient que des pentes escarpées dont les crêtes servaient de retranchemens aux troupes boliviennes ; en troisième ligne enfin et, comme les précédentes, parallèle à la mer, la voie ferrée qui relie Pisagua à l’intérieur avait été convertie en abri pour la réserve et protégée par des pièces d’artillerie.

Sans hésiter on décida l’attaque. Les bâtimens de guerre reçurent l’ordre d’ouvrir le feu contre les batteries de terre, pendant que deux forts détachemens chiliens tenteraient de débarquer au nord de la ville pour la prendre à revers. A sept heures du matin, le feu commença. Le Cochrane canonnait le port et le fort du sud ; le Covadonga et le Magallanes s’attaquaient au fort du nord, et le O’Higgins couvrait de ses projectiles les points où devait s’effectuer le débarquement. En moins d’une heure, l’escadre chilienne réussit à éteindre les batteries ennemies, et les détachemens furent lancés à l’attaque sous un feu de mousqueterie vigoureusement soutenu. Protégées par les rochers, les maisons, la gare du chemin de fer, les wagons, les sacs de charbon et de salpêtre accumulés, les troupes boliviennes tenaient bon et frappaient à découvert leurs ennemis, ballottés par les vagues dans leurs chaloupes et avançant lentement sur une mer soulevée. Encouragés par cette résistance, les artilleurs péruviens reprirent courage et coururent à leurs pièces. Une seule colonne chilienne avait pris pied à terre, mais ses munitions s’épuisaient et les bâtimens de l’escadre ne pouvaient la protéger de leurs feux sans risquer de l’atteindre. À ce moment, la défaite des Chiliens semblait inévitable, quand par une manœuvre hardie, le O’Higgins, se portant en avant, couvrit les hauteurs de ses feux et permit à la colonne épuisée de s’abriter sous les rochers que couronnaient ses ennemis et de reprendre haleine. Puis, entraînés par leurs chefs, ne voyant de salut que dans un suprême effort, les Chiliens se lancèrent à l’assaut de ces pentes escarpées et franchirent les parapets, sur lesquels l’escadre, cessant son feu, vit enfin flotter son drapeau.

La lutte avait duré cinq heures. Les pentes étaient couvertes de morts et de blessés. La colonne d’attaque, composée de deux mille hommes, en avait perdu trois cent cinquante. les Péruviens et les Boliviens comptaient un plus grand nombre de tués, blessés et prisonniers. L’escadre recueillit ces derniers, qui furent transportés à Valparaiso, et ramena des troupes fraîches pour combler les vides faits dans les rangs.

Si les défaites subies par la marine péruvienne ne lui permettaient plus de contrarier les opérations navales du Chili ni de disputer le passage à ses cuirassés, cependant quelques croiseurs péruviens tenaient encore la mer, et les bâtimens de transport chiliens, lourdement chargés, ne pouvaient gagner le large qu’à la condition d’être convoyés par des navires de guerre. L’Union, le Pilcomayo et le Chalaco croisaient sur les côtes, évitant tout engagement avec des forces supérieures, mais courant sus aux navires isolés. Le contre-amiral Riberos reçut l’ordre de leur donner la chasse et prit le commandement du Blanco-Encalada. Le 17 novembre, il partait de Pisagua ; le 18, en vue de Mollendo, il relevait à l’horizon trois colonnes de fumée et, forçant de vitesse, reconnaissait les trois vapeurs péruviens. L’incontestable supériorité de marche de l’Union ne permettait pas à l’amiral Riberos de la suivre : gagnant le large, elle disparut promptement à l’horizon. Le Blanco-Encalada se mit à la poursuite du Pilcomayo. Le navire péruvien fuyait à toute vapeur ; son adversaire forçait de marche. Pendant cinq heures et sur un parcours de 60 milles, les deux navires luttèrent de vitesse. Le cuirassé chilien gagnait lentement. A deux heures de l’après-midi, il n’était plus qu’à 5 kilomètres du Pilcomayo, qui ouvrit le feu. Son tir, bien dirigé, atteignit à plusieurs reprises le Blanco-Encalada en plein flanc, mais sur sa solide cuirasse les boulets glissaient sans l’entamer. L’amiral Riberos ne riposta pas. Acharné à la poursuite, il ne cherchait qu’à diminuer la distance qui séparait encore les deux navires. A trois heures, elle était de 4,300 mètres. Ordre fut donné de faire feu, et le premier projectile chilien vint briser le bout du grand mât de l’ennemi et éclata sur son avant, qui prit feu. Le Pilcomayo dut s’arrêter. Lancé à toute vapeur, le Blanco approchait si rapidement qu’il put diriger une pleine bordée de ses grands canons, de ses petits canons du pont, et des mitrailleuses des hunes. Profondément atteint, le Pilcomayo n’essayait plus de résister. L’incendie redoublait d’intensité à bord et, sur l’ordre du commandant Carlos Ferreiro, les matelots péruviens sabordaient leur navire pour l’empêcher de tomber aux mains de l’ennemi. D’un instant à l’autre, le feu pouvait gagner la soute aux poudres. Sans tenir compte du danger, l’amiral Riberos mit sa frégate bord à bord avec le Pilcomayo et fit transborder sur le Blanco les officiers et les matelots péruviens, puis, à la tête de son équipage, il attaqua l’incendie. Grâce aux puissantes pompes du cuirassé et à l’emploi des haches, on réussit à le dominer ; mais le navire coulait bas, l’eau l’envahissait par les valves ouvertes. Les plongeurs de la frégate chilienne réussirent aboucher la voie d’eau, et le Pilcomayo, remorqué par son vainqueur, fut ramené à Valparaiso, où, convenablement réparé et remis à flot, il alla grossir l’effectif de la marine chilienne. Cette nouvelle capture réduisait la flotte péruvienne, en fait de navires de guerre, à la corvette en bois l’Union et aux batteries flottantes Manco-Capac et Atahualpa, mouillées, l’une à Arica, l’autre au Callao, et immobilisées dans ces ports.

Ce n’était plus sur mer que le Pérou et la Bolivie coalisés entendaient soutenir la lutte contre le Chili. Ils reconnaissaient leur infériorité navale, tout en l’estimant temporaire. On achèterait des navires en Europe, question d’argent ; on pouvait faire fond sur le courage et l’audace des matelots péruviens ; en quelques mois, on remplacerait la flotte détruite ; instruit par l’expérience, on armerait des navires de haute marche et l’on disputerait de nouveau au Chili la possession de l’Océan… Mais, sur terre, le Pérou et la Bolivie se tenaient pour supérieurs. Le combat de Pisagua, non-seulement ne préjugeait rien, mais avait, suivant eux, pour résultat de placer les troupes chiliennes entre deux feux. A La Paz comme à Lima, on tenait pour certain que le triomphe était proche.

En effet, si le coup de main hardi tenté par le Chili contre Pisagua avait réussi, cependant on ne pouvait se dissimuler que le corps de débarquement chilien, isolé sur ce point de la côte, pouvait en être débusqué par une attaque bien combinée, et rejeté à la mer. Pisagua se trouvait entre Iquique, fortement occupé par un corps d’armée péruvien, et Arica, où campait l’avant-garde de l’armée bolivienne. Un peu au nord d’Arica, à Tacna, se trouvait le gros des forces boliviennes. Comme ligne de retraite, les Chiliens n’avaient que la mer. D’Iquique, les alliés pouvaient diriger quatorze mille hommes au nord sur Pisagua. D’Arica, on pouvait lancer une colonne à peu près d’égale force et contraindre le corps chilien à mettre bas les armes ou à s’embarquer sur l’escadre, opération difficile en présence d’un ennemi supérieur en forces. Les présidens du Pérou et de la Bolivie se trouvaient à Tacna et Arica ; un conseil de guerre fut convoqué et un plan de campagne arrêté.

On décida que les deux armées, au lieu de marcher directement, l’une du nord et l’autre du sud, sur Pisagua, effectueraient leur jonction à Dolores, situé entre Iquique et Pisagua et se porteraient ensemble à l’attaque de cette ville. Ce plan avait l’inconvénient d’imposer aux troupes parties de Tacna et d’Arica une fatigue inutile. Pour gagner Dolores, il leur fallait contourner Pisagua, qu’elles laissaient sur leur droite, descendre à Dolores, puis, revenant sur leurs pas, remonter au nord pour livrer combat. Dans cette marche, elles s’exposaient à une attaque de flanc, danger bien inutile à courir. Le but des généraux alliés était d’écraser d’un coup, à l’aide de masses considérables, les défenseurs de Pisagua. Le même résultat pouvait être atteint en abordant Pisagua au nord et au sud et en faisant de l’objectif de leur attaque le point de ralliement de leurs forces, à la condition toutefois de calculer les distances et les étapes avec une rigoureuse exactitude et d’offrir simultanément le feu. Leur plan de campagne adopté, les généraux alliés, maîtres de l’intérieur du pays et du télégraphe, transmirent à Iquique et à Arica les ordres nécessaires, mais ils négligèrent d’occuper les postes télégraphiques. A Psagua, le commandant chilien ne se dissimulait pas les dangers de sa position. Il ignorait les plans de l’ennemi, mais il n’ignorait pas qu’Iquique possédait une nombreuse garnison péruvienne, que le port était suffisamment fortifié pour résister à une attaque par mer, et que d’un moment à l’autre on pouvait acheminer contre lui la presque totalité de l’effectif qui occupait Iquique. Il savait également que les forces boliviennes, massées à Arica et Tacna, pouvaient l’assaillir par le nord et le prendre entre deux feux. L’attaque la plus imminente était celle qui le menaçait du côté d’Iquique. Il se décida à ne pas l’attendre et à marcher droit au sud sur cette ville. Mais avant d’entreprendre cette marche dangereuse et que les terrains sablonneux de Tarapaca devaient rendre très pénible à ses troupes, il détacha une colonne avec ordre d’aller observer au nord les mouvemens de l’ennemi. Habilement et rapidement manœuvrée, cette colonne réussit à surprendre un poste télégraphique et à s’emparer des communications des alliés. On apprit ainsi dans tous ses détails le plan de campagne de leurs armées et leur concentration imminente à Dolores.

Beaucoup plus rapproché d’Iquique que d’ Arica, Dolores devait être occupé d’abord par les forces parties d’Iquique. Elles avaient ordre d’y attendre les contingens boliviens, qui les rejoindraient quelques jours plus tard. Au reçu de ces nouvelles, les généraux chiliens modifièrent leurs dispositions et résolurent, gagnant leurs adversaires de vitesse, d’occuper les hauteurs de Dolores, de s’y fortifier, d’aborder vivement la colonne venant d’Iquique, de la rejeter sur cette ville avant que l’arrivée des troupes boliviennes lui assurât une supériorité numérique trop considérable, puis de remonter au nord à la rencontre des Boliviens et de les repousser sur Arica. Le plan était audacieux, mais il s’imposait. Il fallait ou le tenter ou se rembarquer, abandonnant Pisagua et laissant l’ennemi libre d’y effectuer sa jonction.

Sous les ordres du colonel E. Sotomayor, six mille hommes furent dirigés sur Dolores et en couronnèrent les crêtes. L’eau était abondante, avantage précieux dans ces régions. Au pied des hauteurs occupées par les Chiliens passait la voie ferrée qui reliait Pisagua à Dolores ; on s’en servit pour amener l’artillerie et le matériel nécessaire. Les travaux, poussés avec une activité fiévreuse, permirent en peu de temps la construction d’une sorte de camp retranché, à l’abri duquel les forces chiliennes pouvaient soutenir le choc d’un ennemi supérieur en nombre. Suffisantes pour se tenir sur la défensive, ces mesures ne l’étaient guère pour prendre l’offensive et aborder résolument l’armée péruvienne. Cette dernière avançait à marches forcées. Le 18 novembre, les éclaireurs chiliens signalaient son avant-garde à quelques kilomètres de Dolores. Immédiatement prévenu par le colonel Sotomayor, le général Escala décida de diriger sur Dolores le surplus des forces dont il disposait à Pisagua. Le matériel très insuffisant du chemin de fer ne permettait pas de transporter ces troupes ; elles devaient rallier Dolores en forçant les étapes. Par le fait de ces mesures, Pisagua se trouvait virtuellement évacué. La faible garnison qui l’occupait était hors d’état de résister à une attaque sérieuse. Si, à ce moment, les troupes boliviennes, qui s’avançaient par le nord, se portaient sur Pisagua, elles s’en emparaient sans coup férir ; l’armée chilienne, campée à Dolores loin de la côte, séparée de l’escadre qui la ravitaillait, se trouvait cernée et contrainte à capituler, faute de vivres et de munitions. Le général Escala ne se dissimulait pas le danger auquel il s’exposait, mais, bien renseigné par ses éclaireurs, il n’ignorait pas que les contingens boliviens avançaient lentement par une route difficile, et il espérait pouvoir regagner Pisagua à temps pour faire face à ce nouvel ennemi.

Le 19 au matin, le général Escala quittait Pisagua à la tête d’une forte division. Le même jour et à la même heure, l’armée péruvienne se déployait en ligne devant les hauteurs de Dolores, et le général Buendia, qui la commandait, convoquait ses principaux officiers en conseil de guerre. Tous furent d’avis que les Chiliens étaient perdus ; l’armée péruvienne comptait douze mille combattans, le colonel Sotomayor n’en avait que cinq mille. Toutefois on décida d’attendre au lendemain pour engager la lutte. On tenait pour certain que le général Daza, avec les contingens péruviens, arriverait dans la nuit et que l’armée chilienne, enserrée de tous côtés, se rendrait ou périrait tout entière. On ne soupçonnait même pas dans l’état-major péruvien que le général Escala arrivait à marches forcées.

La résolution adoptée par les chefs de l’armée péruvienne assurait la jonction des forces d’Escala et de Sotomayor. En vingt-quatre heures, la colonne partie le matin de Pisagua devait arriver à Dolores, mais soit ignorance des mouvemens de son chef, soit désir d’attacher son nom à une bataille importante, soit crainte d’être pris à revers par l’avant-garde bolivienne, le colonel Sotomayor décida d’engager le combat sans attendre les renforts que lui amenait Escala. Sûr de ses troupes et confiant dans la force des positions qu’il occupait, il prit toutes ses mesures pour brusquer l’attaque. A trois heures de l’après-midi, au moment où une colonne péruvienne manœuvrait pour changer de position, une batterie de montagne placée au centre de la ligne chilienne ouvrit le feu sur elle. Contrairement aux ordres de ses chefs, cette dernière riposta par un feu d’artillerie et de mousqueterie, et en peu d’instans l’action devint générale. L’artillerie péruvienne concentra son feu sur les hauteurs, mais les pièces chiliennes, bien servies et mieux pointées, ripostaient avec vigueur. Sur les ordres du général Buendia, on forma une puissante colonne d’attaque. Dissimulée derrière un repli de terrain, elle devait, à un signal donné, franchir rapidement l’espace découvert qui la séparait du pied des hauteurs, là, reprendre haleine et se lancer à l’assaut des mamelons. Ce mouvement s’exécuta avec ensemble. L’artillerie péruvienne redouble de violence, puis brusquement cesse son feu. Les troupes parcourent avec élan l’espace découvert, et momentanément abrités contre les projectiles des Chiliens, se forment en colonnes d’assaut. Rapidement elles gravissent les pentes, accueillies à mi-côte par un feu plongeant qui troue leurs rangs, mais ne ralentit pas leur marche. Déjà elles touchent aux batteries ; encore un effort, et le camp chilien est emporté. A si courte distance, l’artillerie devient impuissante, on lutte corps à corps. À ce moment, le colonel Sotomayor fait avancer sa dernière réserve, les bataillons de Copiapo et de Coquimbo, recrutés parmi les mineurs de ces localités, hommes solides et vigoureux, endurcis aux fatigues, habitués à lutter contre les Indiens, et à ne pas compter leurs ennemis. Sans tirer un coup de feu, ils marchent la baïonnette en avant, rejettent les assaillans sur les pentes qu’ils descendent eux-mêmes emportés par un irrésistible élan et viennent foncer sur les masses profondes de l’armée péruvienne. Trois fois ramenés en arrière, ils reviennent trois fois à l’attaque. Pour les contenir, l’artillerie péruvienne rouvre le feu, mais dans cette mêlée confuse ses projectiles font plus de mal à ses propres troupes qu’aux Chiliens. Assaillis sur leur front par les bataillons de Copiapo et de Coquimbo, qui s’efforcent de s’ouvrir un passage, sur l’arrière par un feu d’artillerie qui les déconcerte, les bataillons péruviens hésitent. Le colonel Sotomayor dirige contre eux un feu nourri et une nouvelle charge à la baïonnette.

Voyant le sort de la journée compromis, le général Buendia ramène à lui son aile droite. Tenue en respect par une batterie de canons Krupp postée sur la hauteur, elle n’avait pu tenter l’assaut de ce côté. Le général péruvien lui donne l’ordre de se porter sur la gauche et de soutenir le choc des bataillons de Copiapo et de Coquimbo. L’arrivée de ces troupes fraîches peut ramener la victoire. Devant ce nouveau danger le colonel Sotomayor n’hésite pas. Dégarnissant, les pentes que menaçait l’aile droite de Buendia, il fait transporter en toute hâte sa batterie Krupp sur le versant menacé et couvre de son feu les colonnes péruviennes qui reculent et que les bataillons de Copiapo et de Coquimbo achèvent d’enfoncer. La déroute est complète. A cinq heures du soir, l’armée péruvienne était en pleine retraite. La retraite s’opérait avec un certain ordre, malgré les feux de l’artillerie chilienne et la poursuite du quelques corps déployés en tirailleurs, quand, à la nuit tombante, survint un phénomène, assez fréquent dans ces déserts et connu sous le nom de camanchaca, qui convertit cette retraite en débandade. Un brouillard intense et subit cachait aux fuyards jusqu’à la vue du sol sur lequel ils marchaient. Errantes et perdues dans cette brume, les compagnies se heurtaient les unes aux autres, ignorant la direction qu’elles suivaient, prenant leurs clameurs confuses, le bruit sourd de l’artillerie, le piaffement des chevaux, les mille rumeurs d’une armée en retraite, pour les mouvemens d’un ennemi acharné à leur poursuite. Épuisés de fatigue, sans repos depuis la veille, séparés de leurs approvisionnemens, les soldats fuyaient au hasard, abandonnant leurs blessés, leur artillerie démontée, leurs armes, et un matériel considérable.

À ce moment même, l’avant-garde du général Escala atteignait Dolores après une marche forcée de douze heures. Les renforts qu’il amenait pouvaient achever d’anéantir l’armée péruvienne, mais le général chilien n’osait croire à une victoire aussi complète. Il lui semblait impossible que douze mille hommes d’excellentes troupes eussent été mis en pleine déroute par une division inférieure de plus de moitié. Il ne doutait pas que l’armée péruvienne n’eût été repoussée, mais il la croyait ralliée à peu de distance et se préparant à reprendre l’offensive au point du jour. Résistant donc aux instances du colonel Sotomayor, il se refusa à lancer ses troupes à la poursuite des fuyards. Exténuées d’ailleurs par une marche excessive, elles avaient besoin d’une nuit de repos pour faire face à la lutte que le général Escala prévoyait pour le lendemain. Le lendemain, l’ennemi ne parut pas. Les premiers détachemens envoyés en reconnaissance ramenèrent des fugitifs et des blessés. Par eux l’on apprit l’étendue du désastre de l’armée péruvienne. Le sol jonché d’armes, de fourgons, de munitions, attestait une fuite désordonnée. Nulle part on ne rencontra un détachement en état de résister à une simple reconnaissance. La cavalerie était entièrement dispersée, l’artillerie avait abandonné ses canons. Tout le matériel restait aux mains de l’armée chilienne, à laquelle sa victoire ne coûtait pas plus de 250 hommes.

Que faisait pendant ce temps le général Daza à la tête des contingens boliviens ? Parti le 11 novembre d’Arica, au milieu de l’enthousiasme général des habitans, il devait rallier Dolores et y effectuer sa jonction avec le général Buendia le 17. Le 20, jour de la bataille, il n’était pas encore arrivé. Ni lui ni ses officiers n’avaient prévu les difficultés de la marche dans ces déserts, où l’eau faisait défaut, où les routes tracées manquaient, où les chariots de l’artillerie enfonçaient dans un sable épais dont la poussière alcaline aveuglait les animaux. Le 16 novembre, il se trouvait seulement un peu au sud du fleuve Camarones, à 18 lieues au nord de Dolores, dont le séparait un désert semblable à celui qu’il venait de franchir. Le général Daza calcula qu’il lui serait impossible d’arriver au jour dit. Découragé et rebuté par les difficultés de la route, doutant du succès, il fit halte. Il ne se dissimulait pas que, s’il était battu, c’en était fait de son pouvoir présidentiel. Il savait qu’à La Paz, capitale de la Bolivie, ses compétiteurs et ses ennemis n’attendaient qu’une occasion favorable pour le renverser et mettaient son absence à profit pour conspirer contre lui. D’autre part, il était irrité de la jactance des officiers péruviens qui, au moment de son départ d’Arica, affirmaient bien haut que Buendia suffirait seul à mettre en fuite l’armée chilienne. Entre le pouvoir suprême et le succès de la campagne Daza n’hésita pas. Il donna ordre à son corps d’armée de camper et télégraphia au général Prado, président du Pérou, les difficultés qu’il éprouvait à pousser plus avant.

Resté à Arica, le général Prado partageait toutes les illusions de son état-major. Il ne doutait pas que Buendia, à la tête de 12,000 hommes de bonnes troupes, n’eût facilement raison de 5,000 Chiliens. Se souciant peu de partager avec son collègue bolivien l’éclat d’un triomphe assuré, il lui fit dire qu’il l’approuvait de ne pas s’engager plus avant et que, d’ailleurs, en sa qualité de général en chef, il avait dorme l’ordre à Buendia d’attaquer sans attendre l’arrivée de Daza. Il l’invitait donc à laisser reposer ses troupes et à pousser en avant quelques reconnaissances qui l’aviseraient de la retraite des troupes chiliennes, auxquelles il pourrait barrer le passage et dont il achèverait la déroute. Ces instructions s’accordaient trop bien avec les désirs du général Daza pour qu’il hésitât à s’y conformer, mais quand ses troupes comprirent le rôle auquel elles étaient condamnées, le mécontentement le plus vif éclata dans leurs rangs. On alla jusqu’à parler de destituer et de fusiller comme traître à la Bolivie le président accusé hautement de lâcheté. Daza réussit à calmer l’explosion. A la tête de quelques corps de cavalerie légère, il se porta en avant de son campement et, le 20, il entendait à distance le grondement de l’artillerie péruvienne qui ouvrait le feu contre les hauteurs de Dolores. Des blessés lui apprirent la défaite essuyée et, en toute hâte, il se replia avec ses troupes sur Arica.

Les premiers fuyards qui apportèrent à Iquique les nouvelles du combat furent accueillis avec une incrédulité railleuse. D’heure en heure leur nombre augmentait, leurs récits concordaient. Une dépêche du général Buendia vint confirmer l’étendue du désastre. Il annonçait qu’il se repliait sur Tarapaca, où il espérait rallier les débris de ses colonnes et demandait l’envoi immédiat de toutes les troupes qui occupaient encore Iquique. C’était l’évacuation de la place, mais elle était désormais inévitable. Bloquée par l’escadre chilienne, sur le point d’être prise à revers par l’ennemi victorieux, Iquique ne pouvait résister. Mieux valait encore se rendre à l’appel de Buendia et tenter à Tarapaca une résistance désespérée que capituler sans combat dans une place sans issue. Mornes et farouches les troupes défilèrent en rangs serrés, pendant que les compagnies de débarquement des bâtimens de guerre chiliens prenaient paisiblement possession de la ville abandonnée.

Buendia avait réussi, non sans peine, à gagner Tarapaca, petit bourg de douze cents habitans, situé à 10 lieues environ de Dolores, sur les bords d’une rivière, au fond d’une étroite vallée qui descendant de la Cordillère, aboutit au désert. Resserrée entre deux chaînes de collines, large tout au plus de 1 kilomètre, la vallée n’avait d’autre issue que sur les plaines de sable qui la séparent de Dolores et dans lesquelles erraient les débris de l’armée péruvienne. Buendia avait avec lui son chef d’état-major, le colonel Belisario Suarez, vaillant soldat, d’une indomptable énergie, doué d’une force de résistance extraordinaire, qui réussit à relever un peu le courage de son chef et le moral des troupes qui l’accompagnaient. Aussitôt arrivé à Tarapaca, il lança des messagers dans toutes les directions pour rallier les fugitifs. Mourans de faim et de soif, ils accoururent à son appel et trouvèrent à Tarapaca de l’eau, des vivres, du repos, et un commencement d’organisation. En quelques jours, plus de deux mille hommes avaient rejoint Tarapaca ; le 26 novembre, les colonnes parties d’Iquique arrivaient au camp avec un convoi de vivres et de munitions. Elles y apportaient un esprit nouveau, l’ardent désir d’une revanche, la conviction qu’elles ne pouvaient compter que sur elles-mêmes, que vaincues elles étaient perdues, et la résolution froide de vendre chèrement leur vie. La ligne de retraite dans la direction d’Arica leur serait évidemment barrée par l’armée chilienne ; mais il fallait à tout prix forcer le passage. Pour éclairer sa route, le général Buendia expédia une colonne de quinze cents hommes, avec ordre de s’assurer que l’issue de la vallée était libre. Il devait la suivre avec le gros de ses troupes, auquel une nuit de repos était nécessaire encore. Dans l’obscurité, cette colonne côtoya, sans les voir, les avant-gardes chiliennes et fit halte à trois lieues de Tarapaca.

A la suite de la bataille de Dolores, on a vu que le colonel chilien Sotomayor avait vainement insisté auprès du général Escala pour obtenir qu’une partie des renforts arrivés après le combat fussent lancés à la poursuite des débris de l’armée péruvienne. Ce ne fut que le lendemain que le général Escala autorisa enfin le colonel Sotomayor à quitter Dolores et à entrer en campagne. Renseigné sur la marche de Buendia, Sotomayor occupait l’ouverture de la vallée au moment même où l’avant-garde péruvienne venait de la franchir. Buendia, acculé, privé de la meilleure partie de ses troupes, surpris en outre à l’improviste, allait être obligé d’accepter le combat dans les conditions les plus défavorables. Il semblait perdu ; ses soldats et lui n’avaient plus qu’à lutter en désespérés.

A huit heures du matin, Buendia, rassuré sur le sort de son avant-garde, qui n’avait pas rencontré l’ennemi, se préparait à lever le Camp de Tarapaca et à donner l’ordre du départ quand on signala la présence d’une colonne chilienne. Commandée par le lieutenant-colonel Vergara, elle avait gagné dans la nuit les hauteurs qui dominaient Tarapaca au nord. Couronnant ces crêtes, elle se préparait à aborder celles du sud, plus élevées, et à enfermer les Péruviens dans un cercle de feux. Pour gagner les mamelons du sud, la colonne chilienne devait redescendre dans le ravin et gravir les pentes opposées. Deux autres colonnes débouchaient également sur Tarapaca, remontant le cours de la vallée, dont elles fermaient l’issue. Surpris par cette attaque imprévue, Buendia expédia en toute hâte un messager pour transmettre l’ordre à son avant-garde de revenir à marches forcées sur Tarapaca. Escorté du colonel Suarez, il parcourut les rangs de ses troupes pour les encourager à la résistance ; leur attitude révélait une résolution froide, la conscience du danger, la hâte d’en venir aux mains et de venger sur l’ennemi les outrages de la fortune. Le premier choc fut terrible. Les bataillons péruviens se ruent sur la colonne chilienne, qui hésite et recule. Les deux autres avancent pour la soutenir, mais leur artillerie ne peut entrer en ligne, on se bat corps à corps ; les canons chiliens, pris et repris, sont démontés, les attelages tués. A une heure de l’après-midi, les Péruviens l’emportaient. Une charge de cavalerie chilienne permet à l’infanterie de reprendre haleine ; les rangs se reforment, le combat recommence. Départ et d’autre, on ne fait pas de prisonniers. Les troupes de Buendia commencent à plier, il donne l’ordre de battre en retraite ; mais, à ce moment même, la tête de colonne de son avant-garde débouchait sur le champ de bataille.

A la vue du renfort qui leur arrive, les Péruviens font volte-face et attaquent de nouveau l’ennemi, surpris par cette brusque offensive. Rejetés sur le village, les Chiliens s’embusquent dans les maisons, derrière les haies. Ils sentent que la victoire leur échappe, mais ils combattent avec énergie. Pour avoir raison de leur résistance, les Péruviens incendient les toits de chaume, qui s’écroulent sur les combattans exténués de fatigue, de faim et de soif. A cinq heures du soir, l’armée péruvienne reste maîtresse du champ de bataille ; les colonnes chiliennes battent en retraite, laissant sur le terrain quarante-neuf officiers, plus du tiers de leur effectif, quatre canons et cinquante-six prisonniers seulement. Ce dernier chiffre indique l’acharnement de la lutte : on avait tué de part et d’autre tout ce qui résistait. Épuisés par cette lutte sanglante, les vainqueurs sont hors d’état de poursuivre les vaincus. Buendia, redoutant l’arrivée de nouveaux contingens chiliens, ne laisse à ses hommes que six heures de repos. A onze heures du soir, l’armée péruvienne s’ébranle ; les morts, les mourans, les blessés sont abandonnés et les flammes de l’incendie éclairent au loin la marche des deux armées, qui s’enfoncent dans le désert. Tarapaca demeure vide. Le lendemain, un corps d’armée chilien de cinq mille hommes, expédié de Dolores, venait l’occuper, justifiant ainsi les prévisions du général Buendia.

Cette victoire sanglante et si chèrement achetée était due à l’héroïque ténacité des troupes péruviennes. Tour à tour vaincues et victorieuses, elles avaient lutté avec l’énergie du désespoir, mais ce combat, plus acharné que celui de Dolores, ne pouvait avoir les mêmes résultats. S’il sauvait l’honneur, il ne ramenait pas la fortune. La retraite de Buendia n’en fut ni moins pénible ni moins douloureuse. Ses troupes exténuées mirent vingt jours à franchir les 40 lieues qui les séparaient d’Arica. Obligées de longer les pentes abruptes de la Cordillère pour éviter les Chiliens, maîtres de la plaine, cheminant la nuit par un froid intense, campant le jour sans abri, sous un soleil implacable, rencontrant rarement une source où étancher leur soif, réduites à l’eau infecte de mares stagnantes, traversant de loin en loin des hameaux ravagés dont les habitans avaient fui, emportant leurs misérables vivres, ces colonnes atteignirent Arica dans un état déplorable. La moitié était restée en route. Pour se soustraire à d’intolérables souffrances, les uns s’étaient tués ; la faim, la soif, la maladie avaient emporté les autres. En dépit du sanglant combat de Tarapaca, le désert d’Atacama, les ports d’Antofagasta, de Cobija, Iquique, Pisagua, 120 lieues de côtes enfin, restaient au pouvoir du Chili.

Immobile à Arica, où le retenait, disait-il, le mauvais état de sa santé, le général Prado, président du Pérou, apprenait coup sur coup la prise de Pisagua, la perte de la bataille de Dolores, l’évacuation d’Iquique, l’inutile victoire de Tarapaca, la retraite des troupes alliées, dont les débris ralliaient Arica en désordre. Sans partager entièrement, au début, la confiance aveugle de ses compatriotes dans leur supériorité militaire, le président du Pérou n’avait ni prévu ni pris les mesures nécessaires pour parer à d’aussi grands désastres. Dans le trouble où ces nouvelles le jetaient, il accueillait sans réflexion les accusations que son entourage portait hautement contre les troupes boliviennes et le général Buendia. A les en croire, les défaites essuyées étaient ducs au défaut de concours des Boliviens, auxquels le général Prado lui-même avait donné ordre de faire halte sur les rives du Camarones et d’y attendre le résultat de la bataille de Dolores. Au général Buendia on reprochait son incapacité et son imprévoyance. Oubliant son héroïque résistance à Tarapaca et sa difficile retraite, le général Prado lui retira son commandement pour le donner à l’amiral Montero, homme remuant et aventureux, compromis dans maintes tentatives de révolution. Buendia ainsi que son état-major fut, en outre, décrété d’accusation et traduit devant un conseil de guerre.

En se refusant à prendre lui-même le commandement de l’armée, en alléguant pour rester à Arica l’état de sa santé, le président du Pérou avait obéi à des considérations personnelles, à la crainte de compromettre son pouvoir, qu’il sentait à la merci d’un insuccès militaire. Il savait, par une expérience chèrement acquise, comment se font et se renversent les présidens au Pérou. Une insurrection l’avait porté au pouvoir, une insurrection pouvait l’en chasser. L’oreille constamment tendue aux bruits qui lui venaient de Lima, il discernait de sourdes rumeurs de mécontentement. Les factions hostiles s’agitaient, elles lui reprochaient hautement son inaction ; l’orgueil national, violemment surexcité, lui attribuait toute la responsabilité des événemens, et quelques meneurs audacieux se servaient des revers du pays pour entraîner et soulever les masses.

Parmi eux et au premier rang figurait don Nicolas Pierola, ancien ministre des finances, adversaire acharné du général Prado. Décrété d’accusation en 1872 comme dilapidateur des deniers publics, on l’avait accusé, mais sans preuves, d’avoir été l’un des instigateurs de l’assassinat de Pardo, prédécesseur de Prado au fauteuil présidentiel. Réfugié au Chili, Pierola avait suivi avec attention les événemens qui amenèrent la guerre. Obéissant, disait- il, à son patriotisme, qui ne lui permettait pas d’assister sans y prendre part à une lutte d’où dépendait le sort du Pérou, il était revenu à Lima ; son prestige de conspirateur et son audace bien connue l’avaient fait accueillir par les ennemis du président Prado. La populace de Lima voyait en lui un chef résolu, le seul homme capable, disait-on, de vaincre le Chili. Nommé colonel de la garde nationale, il disposait à son gré de cette force militaire, maîtresse de la ville depuis le départ d’une partie de l’armée pour le sud.

Mieux renseigné par ses partisans sur ce qui se passait à Lima qu’il ne l’avait été par ses généraux sur les opérations de l’armée chilienne, Prado se décida à quitter Arica et à revenir à Lima, où sa présence pouvait peut-être sauver son pouvoir menacé. Quelques amis seuls furent mis dans la confidence de cette résolution ; on ne la sut à Lima qu’en apprenant son débarquement au Callao. Ce brusque retour était fait pour dérouter les plans de ses adversaires s’il eût coïncidé avec la nouvelle d’une victoire, mais le navire qui ramenait Prado apportait aussi des détails sur les revers subis. Un instant déconcertés, les conspirateurs reprirent courage. Pierola d’ailleurs n’était pas homme à se laisser facilement abattre. Avec son expérience des mouvemens insurrectionnels au Pérou, Prado se rendit compte dès les premiers jours de son retour de la gravité de la. situation. Accueilli dans la capitale par un morne silence, il voyait s’éloigner de lui ses partisans et faisait vainement appel à la nécessité de s’unir dans un effort suprême pour résister à l’ennemi extérieur. Il alla même jusqu’à faire venir Pierola et lui offrit un portefeuille. Pierola refusa brutalement, avec le dédain d’un homme qui se sent soutenu par l’opinion publique.

Prado se vit perdu. D’une heure à l’autre, l’insurrection triomphante pouvait éclater dans les rues de Lima ; il en serait la première victime. Au point où en étaient les choses, il ne cherchait plus qu’à sauver sa vie. Le 18 décembre, il présida son conseil avec le plus grand calme apparent, expédia les affaires courantes, et annonça qu’il visiterait, dans l’après-midi, les forts du Callao pour s’assurer, par lui-même, de leurs approvisionnemens. En effet, à trois heures, il prenait le train pour Le Callao et deux heures après on lisait sur les murs de Lima la proclamation suivante :


« Le président constitutionnel de la république à la nation et à l’armée.

« Concitoyens,

« Les intérêts suprêmes de la patrie me commandent de partir pour l’étranger.

« Je m’éloigne de vous temporairement. Il faut des raisons bien fortes pour que je m’y décide à un moment où ma présence ici peut paraître si nécessaire. Les motifs qui me décident sont en effet très graves et très puissans.

« Respectez ma résolution. J’ai le droit de vous le demander après tous les services que j’ai rendus à l’état.


« Soldats,

« Si nos armées ont subi quelques revers dans les premiers jours de novembre, le 27 du même mois, elles se sont couvertes de gloire, à Tarapaca. Quelles que soient les circonstances, vous imiterez, je le sais, l’exemple que vous ont donné vos frères du Sud.

« Ayez confiance dans votre concitoyen et ami.

« M.-J. PRADO. »

Suivait un décret qui remettait le pouvoir suprême aux mains du vice-président.


Prado avait tout préparé pour sa fuite. Il s’embarquait secrètement à bord du Paita, vapeur de la compagnie anglaise du Pacifique, à destination de Panama. Il se rendait, disait-il, aux États-Unis et en Europe, pour y acheter des vaisseaux de guerre, des armes et des munitions. De Guayaquil, il adressait à ses amis de Lima une longue lettre pour justifier son départ : « Je reviendrai bientôt, ajoutait-il ; j’assurerai au Pérou une victoire éclatante ou je serai enseveli dans ses flots. »

Le départ de Prado laissait le champ libre à toutes les convoitises ; la colère et l’indignation de la population favorisaient les visées des ambitieux. Le vice-président, général La Puerta, était, disait-on, hors d’état, vu son âge et ses infirmités, de porter le fardeau du pouvoir dans des circonstances aussi critiques. Les partisans de Pierola réclamaient hautement sa nomination comme dictateur. Un dictateur seul pouvait sauver le Pérou. Devait-on confier le commandement de l’armée péruvienne au général Daza, président de la Bolivie, comme le demandaient quelques-uns, et consacrer ainsi l’abaissement du Pérou ?

Le gouvernement résistait. Le ministre de la guerre, La Cotera, à la tête de quelques bataillons fidèles, contenait la populace, mais le mécontentement se faisait jour parmi les troupes. Sollicitées par les partisans de Pierola, indignées par la fuite de Prado, elles hésitaient. Dans la soirée du 21 décembre, le mouvement éclata. Un bataillon prit les armes et se déclara pour Pierola. Sommé de rentrer dans le devoir par le général La Cotera, il refusa et occupa militairement sa caserne. La Cotera engagea résolument le combat. Soutenu par quatre pièces d’artillerie, il attaqua la caserne et était sur le point de l’emporter quand il reçut avis que des bandes d’insurgés menaçaient le palais du gouvernement. Pierola, à la tête de son bataillon, en occupait les issues. La Cotera se porta à sa rencontre, et une lutte acharnée s’engagea sur la place et dans les rues voisines. La discipline des troupes restées fidèles et l’énergie de La Cotera l’emportèrent ; les insurgés perdirent plus de trois cents hommes, et le combat fut suspendu dans la nuit, mais Pierola n’était pas homme à abandonner la partie. Redoutant qu’une lutte trop prolongée ne décourageât ses adhérens, il quitta brusquement Lima à leur tête, entraînant avec lui la populace soulevée et se porta sur Le Callao, port militaire et faubourg de Lima. Il avait de sérieuses intelligences dans la place ; les forts et l’arsenal lui ouvrirent leurs portes. Maître du Callao, il tenait la clé de la capitale, où le gouvernement se maintenait avec peine au milieu de l’irritation publique. Cantonné dans les forts, il pouvait braver les forces de La Cotera, qui ne tenta pas de le suivre.

Lima offrait alors le spectacle d’une ville en pleine révolution. Tout commerce était suspendu. Les rues silencieuses retentissaient par intervalles de violentes clameurs, du pas cadencé des soldats, du roulement de l’artillerie. Des bandes armées menaçaient les principaux édifices, se dispersant devant les troupes pour se reformer plus loin. Sollicité de déposer le pouvoir en faveur de Pierola, le vice-président tenait bon et se refusait à tout compromis. Sur ses ordres, le général La Cotera dut marcher contre Pierola et tenter de le débusquer du Callao. Accueilli dès sa sortie de la ville par un feu de mousqueterie, La Cotera comprit, à l’hésitation de ses troupes, dont le nombre diminuait d’heure en heure, qu’il allait au-devant d’un échec certain. Rentré à Lima, il rendit compte au vice-président de l’impuissance dans laquelle il se trouvait d’exécuter ses ordres. La Puerta donna sa démission, et le 23 décembre au matin, Pierola rentrait triomphant à Lima, salué par les acclamations de la populace comme chef suprême de l’état. Concentrant tous les pouvoirs entre ses mains, il ajouta à ce titre celui de « protecteur de la race indigène, » pour s’assurer le concours des Indiens et du bas peuple, et s’occupa sans retard d’organiser son gouvernement. Les chefs de l’armée du Sud et Montero lui-même, ennemi et rival de Pierola, reconnurent sans difficulté son autorité ; ils avaient à se faire pardonner leurs insuccès, et à la distance où elles se trouvaient, leurs troupes épuisées étaient hors d’état de tenter un mouvement insurrectionnel.

Pendant qu’une révolution s’accomplissait à Lima, l’amiral Montero, commandant en chef de l’armée péruvienne, recevait à Arica les bataillons épuisés que le général Buendia ramenait de Tarapaca. Malgré sa glorieuse résistance et son inutile victoire, Buendia apprit en arrivant à Arica qu’il était relevé de son commandement et traduit devant un conseil de guerre. L’amiral Montero ne lui permit même pas de rentrer dans la ville à la tête de ses troupes. Il avait hâte d’affirmer sa suprématie. En vertu du traité d’alliance conclu au début de la guerre entre la Bolivie et le Pérou, le commandement en chef des armées alliées revenait au président de la Bolivie, le général Prado ayant pris la fuite et Pierola étant retenu à Lima. Mais l’amiral Montcro était peu disposé à reconnaître l’autorité suprême du président Daza. Retiré à Tacna, à quelques lieues d’Arica, à la tête des contingens boliviens, le général Daza sentait, lui aussi, que son autorité présidentielle était en péril. A La Paz, capitale de la Bolivie, on signalait des menées insurrectionnelles ; on reprochait à Daza son inaction, que l’on qualifiait de lâcheté et de trahison. Les officiers et les soldats péruviens renchérissaient sur ces accusations. Ils reprochaient à Daza de leur avoir laissé porter tout le fardeau de la lutte, de s’être toujours tenu loin du péril et de n’avoir pris aucune part aux combats de Pisagua, de Dolores et de Tarapaca. L’alliance était fortement compromise ; Daza, en conflit perpétuel avec son collègue péruvien, avait quitté Arica. Campé à Tacna, sur la route de sa capitale, il n’aspirait qu’à y rentrer pour affermir son autorité menacée, contre-carrer les menées de ses adversaires et éviter le sort de Prado ; mais il lui était difficile, dans les conjonctures présentes, de battre complètement en retraite et de donner raison aux accusations de ses alliés et de ses ennemis. Il cherchait un prétexte pour tout concilier.

Un conseil de guerre convoqué à Arica pour arrêter un plan de campagne le lui fournit. Il se rendit à l’appel de l’amiral Montero, et la délibération s’ouvrit le 27 décembre entre les généraux péruviens et boliviens. Le président Daza communiqua son plan. Il proposait de retourner en Bolivie pour recruter et renforcer son armée ; puis, suivant la ligne de la Cordillère, il la franchirait au sud pour attaquer par derrière l’armée chilienne, que les troupes péruviennes aborderaient de front. Ce plan impraticable déguisait mal les préoccupations toutes personnelles du président de la Bolivie ; aussi fut-il accueilli avec le plus vif mécontentement par les officiers péruviens et par les officiers boliviens eux-mêmes. Ces derniers, exaspérés par les reproches de leurs alliés et leur propre inaction, supportaient avec peine depuis longtemps l’impéritie et la jactance de leur général en chef. Ils savaient qu’à La Paz l’opinion se prononçait de plus en plus contre Daza. Son attitude au conseil de guerre, l’absurdité de son plan de campagne, le rôle honteux auquel ils se trouvaient condamnés si son opinion prévalait, les décida à en finir et à renverser Daza. L’amiral Montero les encourageait sous main. Des avis furent immédiatement transmis au camp de Tacna de la salle même du conseil, où la discussion se prolongea tout le jour ; l’amiral Montero, tenu au courant de tout ce qui se préparait, la traînait en longueur, tantôt élevant des objections que Daza s’évertuait à réfuter, tantôt feignant de se rallier à son opinion. A quatre heures, on se séparait sans conclure, mais en apparence sans rupture, et l’amiral Montero accompagnait à la gare le président de la Bolivie quand, au moment de monter dans le train, ce dernier reçut une dépêche qui le frappa de stupeur. On lui annonçait que le camp de Tacna était en pleine insurrection, que ses officiers et ses soldats venaient de proclamer sa déchéance et son remplacement par le colonel Camacho.

Ce que la dépêche ne disait pas, c’est qu’un peloton d’exécution attendait à Tacna l’arrivée du train qui devait ramener le président Daza pour le passer par les armes. Soit qu’il soupçonnât le danger, soit plus vraisemblablement qu’il se fit encore des illusions sur l’importance de son rôle et l’étendue de son pouvoir, il resta à Arica et somma l’amiral Montero de faire immédiatement marcher ses troupes sur Tacna pour punir les révoltés et le réintégrer dans son commandement. Instigateur et complice du mouvement, Montero lui remontra avec le plus grand sang-froid qu’il ne pouvait agir sans les ordres de son gouvernement, ni risquer une bataille entre les deux armées alliées pour l’imposer à ses troupes insurgées et à La Paz révoltée. Abandonné de tous, le président Daza s’embarqua pour l’Angleterre.

A quelques jours d’intervalle, les deux présidens du Pérou et de la Bolivie disparaissaient de la scène politique et du théâtre des opérations militaires. Tout deux avaient, sinon voulu, tout au moins accepté la guerre désastreuse que leur imposait un parti turbulent ; tous deux avaient sacrifié au souci de leur popularité, à leur maintien au pouvoir, leurs convictions personnelles et le bien de l’état ; tous deux tombaient à la même heure victimes de revers qu’ils n’avaient su ni conjurer ni prévoir.

Le pronunciamiento militaire qui renversait Daza et le remplaçait, à la tête de l’armée bolivienne, par le colonel Camacho avait été préparé à La Paz, où la nouvelle fut accueillie non-seulement sans surprise, mais encore avec enthousiasme. Le général Narciso Campero, homme énergique et capable, fut appelé à la présidence. Son accession était vivement désirée de la population. Uni au colonel Camacho par les liens d’une étroite amitié et d’une mutuelle confiance, son premier acte fut de confirmer le choix fait par l’armée bolivienne et d’en donner le commandement à celui dont le coup de main hardi le débarrassait d’un rival et l’amenait au pouvoir. Assuré de n’être pas contre-carré dans ses plans, le colonel Camacho procéda activement à la réorganisation de l’armée bolivienne. Aimé des soldats, il sut s’en faire obéir et ranima leur courage. Campero lui fit parvenir des renforts, du matériel, et en peu de temps l’année bolivienne fut mise en état d’entrer en campagne. Maisentre Camacho et Montero régnait une sourde hostilité. La jactance, l’agitation brouillonne du commandant péruvien, inquiétaient et mécontentaient son collègue, nominalement sous ses ordres. Aussi Camacho pressait-il le général Campero de venir au plus tôt prendre le commandement en chef de l’armée alliée, auquel lui donnait droit son titre de président de la Bolivie.

De son côté, l’armée chilienne ne restait pas inactive. Une reconnaissance hardie tentée par l’escadre avait eu pour résultat de débarquer sur la côte péruvienne, dans le petit port d’Ilo, un détachement de cinq cent cinquante hommes. Leur chef s’était emparé sans coup férir du port et de la ligne de chemin de fer qui d’Ilo se dirige dans l’intérieur sur Moquega. Les lignes télégraphiques, immédiatement coupées par les Chiliens, ne permirent pas de donner l’alarme à Arica ou à Tacna ; le détachement chilien avait amené avec lui des chauffeurs et des mécaniciens. On chargea l’artillerie et les troupes dans les wagons, et le train partit pour Moquega, où il arriva à l’improviste. La garnison péruvienne, surprise, ne tenta même pas de défendre la ville. On s’empara des vivres, du matériel, et l’on revint à Ilo sans perdre un homme et après avoir reconnu la partie du territoire que le commandant chilien se proposait d’envahir.

Son plan était de couper les communications entre La Paz et Lima d’une part et Arica et Tacna de l’autre. Les alliés occupaient ces deux derniers points, situés au sud d’Ilo. Une occupation de la ligne d’Ilo à Moquega enfermait l’armée alliée entre les forces chiliennes maîtresses de Pisagua et le corps d’armée qui, occupant Ilo, fermait la ligne de retraite vers le nord et barrait le chemin aux renforts qu’elle pouvait attendre ! Le 25 février 1880, quatorze mille Chiliens occupaient Ilo et Pacocha, port voisin, ainsi que toute la vallée de Moquega. Au reçu de ces nouvelles, l’amiral Montero télégraphia d’Arica au président Pierola que, loin de voir avec appréhension ce mouvement de l’armée chilienne, il ne saurait assez s’en féliciter et que « cette armée trouverait son tombeau dans la vallée de Moquega. » En réalité, il était cerné de tous côtés ; mais, d’une part, sa présomption naturelle et son incapacité militaire ne lui permettaient pas d’apprécier sainement la situation, et, de l’autre, il comptait sur les forces dont disposait le colonel Camarra, fortement cantonné à Moquega et auquel des renforts importans avaient été expédiés à la suite de la reconnaissance faite par les Chiliens quelques semaines avant. Moquega, en effet, était en état de défense. En arrière de la ville se trouvait la gorge de Los Angeles surnommée les Thermopyles péruviennes.

En 1823, une faible colonne espagnole y avait tenu tête à l’armée indépendante ; plus tard, en 1874, don Nicolas Pierola, le dictateur actuel du Pérou, y avait repoussé l’attaque des armées du gouvernement. Cinq cents hommes, disait-on, pouvaient, maîtres de ce défilé, résister à dix mille assaillans. Camarra s’y était fortifié, et Pierola, à Lima, ainsi que Montero à Arica, considérait sa position comme inexpugnable. Tout l’effort de l’armée chilienne devait, pensait-on, se briser contre cet obstacle, et Montero n’aurait qu’à poursuivre les débris de leurs colonnes et les rejeter à la mer.

Maîtres de Moquega, les Chiliens pouvaient, négligeant le camp retranché de Camarra, marcher au sud et forcer Montero à livrer une bataille décisive ; mais il était imprudent de laisser derrière eux un ennemi fortifié, disposant de forces assez considérables pour les prendre à revers, ou leur fermer la retraite en cas d’insuccès. L’état-major chilien n’abandonnait au hasard que la part inévitable qui lui revient et que nulle prudence humaine ne saurait conjurer. Ses allures méthodiques avaient eu jusqu’ici raison de la bravoure impétueuse et de la fougue de ses adversaires. Il persista dans une tactique à laquelle il devait ses succès. Le général Martinez, commandant le génie, reçut l’ordre d’étudier le terrain et de combiner un plan d’attaque.

Campés sur les hauteurs de Los Angeles, les Péruviens dominaient la gorge étroite et escarpée au fond de laquelle passait la route de Moquega à Torata. Sur leur droite se dressaient des montagnes abruptes réputées inabordables ; sur leur gauche les collines n’étaient accessibles que par une marche de flanc de plusieurs kilomètres et par un sentier en zigzags. Était-il possible de risquer l’ascension des montagnes sur la droite ? Le bataillon de Copiapo s’offrit à le tenter. Il avait fait ses preuves à Dolores, et les hardis mineurs qui le composaient étaient de longue date rompus à la vie des montagnes et aux rudes marches du désert. Il fut en outre décidé qu’une colonne gagnerait pendant la nuit les hauteurs sur la gauche. Cette marche périlleuse exigeait une grande prudence. La moindre alarme donnée aux Péruviens exposait la colonne à être coupée en deux, rejetée en désordre sur Moquega et paralysait l’attaque tentée par la droite. Le 21 mars, dans la nuit, le mouvement s’effectua et, à la pointe du jour, le bataillon de Copiapo, escaladant les hauteurs, ouvrait le feu contre les retranchemens péruviens. À gauche, la colonne, retardée dans sa marche, n’entrait en ligne que plus tard, mais avec un plein succès. Attaqués sur leurs flancs, abordés de front, les Péruviens furent forcés de lâcher pied. Dans l’après-midi, tout était terminé, et l’armée chilienne occupait les défilés à travers lesquels fuyaient en désordre les soldats de Camarra.

Cette nouvelle défaite fut accueillie au Pérou par un cri de rage et de colère. On la nia d’abord, puis quand il fallut se rendre à l’évidence, on l’attribua à la lâcheté et à la trahison. On ne pouvait admettre que ce point tenu pour inexpugnable eût pu être enlevé dans un combat de quelques heures ; le colonel Camarra fut arrêté et traduit devant un conseil de guerre. Il n’était coupable que d’avoir partagé l’erreur commune, d’avoir cru ses flancs suffisamment protégés et de n’avoir pas prévu l’escalade hardie qui le plaçait sous le feu plongeant de l’ennemi. Ses troupes et lui s’étaient bravement battus, mais une fois de plus la négligence du commandement et son imprévoyance avaient compromis le succès de la journée. Les armées alliées du Sud étaient définitivement cernées. Maîtres de Moquega et des défilés de Los Angeles, les Chiliens barraient la route aux renforts qu’elles pouvaient attendre du nord. Concentrées à Arica et Tacna, il leur fallait livrer bataille à l’heure et au jour choisis par leurs ennemis, et de cette rencontre décisive dépendait en ce moment le sort de la campagne.

Une concentration des forces alliées s’imposait. Elle s’effectua à Tacna, plus facile à défendre qu’Arica, accessible par mer. Ce rapprochement forcé eut pour résultat d’accentuer la mésintelligence qui existait entre Camacho, commandant de l’armée bolivienne, et l’amiral Montero, chef de l’armée péruvienne. Le traité d’alliance conclu entre la Bolivie et le Pérou stipulait que le commandement en chef appartiendrait à celui des deux présidents sur le territoire duquel on opérerait, mais il n’avait pas prévu le cas où ni l’un ni l’autre ne serait présent. En vertu de son grade supérieur, l’amiral Montero réclamait la direction des opérations. Le colonel Camacho résistait et pressait Campero, président de la Bolivie, de venir se mettre à la tête des troupes. L’impéritie et l’arrogance de Montero l’effrayaient. Impopulaire dans l’armée, ce dernier était encore l’objet de la défiance de ses propres officiers. Quand la fuite de Prado et l’insurrection triomphante avaient porté Pierola à la présidence du Pérou, Montero avait fait acte d’adhésion et de soumission au gouvernement nouveau, mais on n’ignorait, ni dans l’armée, ni à Lima, sa rivalité passée avec Pierola et la haine qu’il portait à son heureux compétiteur. L’état-major péruvien ne doutait pas qu’en cas de succès militaire, Montero, recourant à un pronunciamiento, ne cherchât à soulever l’armée, à proclamer la déchéance de Pierola et sa propre dictature. L’arrogance de son attitude et les imprudences de son langage autorisaient tous les soupçons, et, de Lima, le président Pierola surveillait d’un œil jaloux les opérations de son lieutenant.

Les forces alliées réunies à Tacna s’élevaient environ à 10,000 hommes de bonnes troupes, dont 4,000 Boliviens. Un corps de 2,000 hommes occupait Arica. Deux plans de campagne se trouvaient en présence. L’amiral Montero était d’avis de se tenir sur la défensive, de se fortifier sur les hauteurs de sable qui dominent Tacna et d’y attendre l’attaque de l’armée chilienne. Camacho, au contraire, affirmait que l’on devait marcher à la rencontre des Chiliens, les rejoindre à la sortie du désert, profiter de la fatigue et de l’épuisement causés par plusieurs jours de marche dans un pays aride et désolé pour les obliger à livrer bataille avant d’avoir pu faire reposer les hommes et la cavalerie. La discussion s’envenimait ; l’arrivée au camp du président de la Bolivie vint rétablir l’ordre et l’unité d’action. Cédant aux instances de Camacho, son lieutenant et son ami, Campero, comprenant la gravité de la situation, avait brusquement quitté La Paz. Son arrivée fut saluée par les acclamations enthousiastes de l’armée. Elle avait toute confiance dans sa capacité militaire et dans son énergie. Don Campero la méritait. Ancien élève de l’École des mines, à Paris, il avait beaucoup étudié. La droiture et la noblesse de son caractère lui avaient fait de nombreux amis, et les officiers péruviens eux-mêmes, reconnaissant sa supériorité, s’estimaient heureux de l’avoir à leur tête.

L’armée chilienne avançait, surmontant lentement les obstacles que la nature, plus encore que l’ennemi, lui opposait. De Moquega à Tacna il n’existait pas de route tracée ; un désert de sables mouvans, accidenté de collines sablonneuses sans la moindre végétation, coupées par d’étroites vallées que traversent de rares cours d’eau débordant dans la saison des pluies, exhalant l’été des miasmes pestilentiels, séparait Moquega de Tacna. À cette époque de l’année, les fièvres intermittentes sévissaient dans cette région. Le transport de l’artillerie présentait des difficultés presque insurmontables. Sur ce sol mouvant les canons enfonçaient jusqu’au moyeu des roues. Il fallait tout amener, l’eau surtout, et l’armée chilienne en traînait avec elle une provision représentant une consommation de 40,000 litres par jour. La fatigue excessive, l’intense chaleur du jour, les froids subits de la nuit encombraient les ambulances de malades parmi lesquels les fièvres faisaient de nombreuses victimes. On les évacuait comme on pouvait sur les hôpitaux de Pisagua et d’Iquique. Sous l’énergique direction du général Baquenado, soutenu par la présence et l’autorité de don Raphaël Sotomayor, ministre de la guerre, qui depuis le début de la campagne présidait à toutes les opérations, l’armée poursuivait obstinément sa marche à travers le désert, les précipices et les fondrières, s’ouvrant un chemin dans le sable et mettant près d’un mois à franchir les 30 lieues qui la séparaient de Tacna. Pendant ce temps, la cavalerie chilienne, poussant d’activés reconnaissances, éclairait la route et refoulait devant elle les avant-postes alliés. Le 10 mai, l’armée chilienne débouchant enfin du désert se trouvait concentrée à Buenavista, à quelques lieues de Tacna, au nombre de 13,372 combattans, soutenus par 40 canons Krupp servis par 550 artilleurs ; la cavalerie, admirablement montée, comptait 1,200 hommes. En outre, une division de 2,000 hommes occupait sur l’arrière les postes de l’Hospicio et de Pacocha.

Les Chiliens campèrent quelques jours à Buena-Vista pour se remettre de leurs fatigues ; l’eau y était bonne, les fourrages abondans, l’air salubre. On y acheva les derniers préparatifs, et l’état-major arrêta ses plans d’attaque. C’est au milieu de ces travaux qu’une attaque d’apoplexie foudroyante emporta le ministre de la guerre. Épuisé par les fatigues et les soucis de cette marche périlleuse, don Raphaël Sotomayor mourut au moment même où allait se décider le sort de la campagne. Il l’avait préparée de longue main ; grâce à son énergique impulsion, à son inébranlable énergie, l’armée chilienne avait triomphé des difficultés que la nature lui opposait ; concentrée à Buena-Vista, elle allait se mesurer avec l’ennemi et livrer à Tacna une bataille décisive. La mort l’enlevait au moment où il touchait au but de ses efforts.

De son côté, le général Campero ne restait pas inactif. Dès le lendemain de son arrivée au camp de Tacna, le conseil de guerre de l’armée alliée était convoqué. Camacho et Montero exposèrent leurs plans. Comme on pouvait s’y attendre, le général en chef donna son assentiment à celui de Camacho. Il consistait à marcher au-devant de l’armée chilienne, à l’attendre à la sortie du désert, à profiter du désordre que la marche aurait introduit dans ses rangs, de l’épuisement des hommes et des chevaux, et à la rejeter dans les sables où, vaincue, elle succomberait presque tout entière. Ce plan était hardi, mais il offrait des chances sérieuses de succès. Pour qu’il réussît, il fallait amener l’armée alliée à Buena-Vista, l’occuper et s’y fortifier avant l’arrivée des Chiliens et les attaquer au moment où, en vue de Buena-Vista, ils croiraient leurs misères finies. Après une marche de plusieurs jours dans le désert, les hommes et les animaux altérés pressent le pas pour étancher leur soif et se reposer. Une sorte de débandade, que les officiers sont impuissans à prévenir, s’introduit dans les rangs. Chacun se hâte pour gagner au plus tôt l’oasis. Vigoureusement abordée dans ces conditions par des troupes fraîches et reposées, l’armée chilienne pouvait être rejetée en désordre dans les sables, où ses provisions d’eau épuisées ne lui permettraient pas de se maintenir.

Campero donna l’ordre à l’armée alliée de se porter en avant, mais telle avait été l’impéritie du commandement en chef qu’elle ne put avancer au delà d’une journée de marche de Tacna. Tout faisait défaut, les fourgons, les animaux et le matériel. A une lieue et demie de Tacna, on dut s’arrêter. « Nous étions, dit le général Campero, dans son rapport officiel, dépourvus de tous moyens de transports par suite de la négligence, de l’administration. Nous ne pouvions emporter l’eau et les vivres indispensables à la subsistance de l’armée dans un désert où tout faisait défaut. L’artillerie même n’avait pu sortir de Tacna. Il m’était donc démontré que l’armée alliée était condamnée à attendre l’ennemi dans ses positrons, sans pouvoir marcher à sa rencontre. « L’armée dut rentrer dans son camp de Tacna, et Campero se prépara à y recevoir l’attaque des Chiliens.

Le terrain était favorable à la défense. Tacna est entourée de collines arides dont le sol mouvant et sablonneux rend l’ascension. extrêmement difficile et du sommet desquelles on pouvait défier les charges de la cavalerie chilienne, dont les alliés reconnaissaient la supériorité. Le général Campero choisit, pour y établir son camp, un plateau élevé qui dominait la plaine. « Une fois là, dit-il dans son rapport sur la bataille de Tacna, je me sentis en sûreté, bien convaincu que j’occupais un point stratégique de premier ordre, un plateau couvert par un rebord descendant vers la plaine en forme de glacis. Sur l’arrière, la configuration du terrain, était la même. Des deux côtés, nous dominions la plaine. Nos flancs étaient protégés par des replis de terrains qui bornaient le plateau. Notre camp, couvrait Tacna, dont il défendait l’occupation. Le seul inconvénient grave de la position choisie était le manque d’eau et de vivres, mais j’y parais en faisant venir à tout prix de Tacna tout ce qui était nécessaire à l’armée, eau, vivres, charbon, etc., et j’attendis- l’ennemi. »

Il approchait. Le 22 mai, une forte reconnaissance chilienne s’avançait jusqu’à une portée de canon du camp allié. Le colonel Velasquez, chef de l’état-major chilien, la commandait. Il releva avec un soin minutieux les positions du camp et engagea un simulacre de combat pour constater la portée de tir de l’artillerie péruvienne. Il revint, bien convaincu que les alliés resteraient sur la défensive. Le 25, un mouvement en avant amenait l’armée chilienne à deux lieues de Tacna ; ses reconnaissances poussées dans toutes les directions allaient se heurter aux avant-postes péruviens qui se repliaient sur le camp. Le 28 au matin, les colonnes chiliennes se déployaient à la limite extrême du tir relevée par le colonel Velasquez.

Le général Baquedano avait résolu d’attaquer de front. Il comptait sur la supériorité de son artillerie, mais les rebords de sable lui cachaient les lignes et l’artillerie ennemie ; ses obus décrivant une courbe allaient éclater sur l’arrière du camp. — « Encore une once d’or de perdue ». » disait à chaque coup le général bolivien Perez, faisant allusion au prix auquel revenait la charge des obusiers. Voyant l’inutilité de sa canonnade, le général Baquenado ordonna de ralentir le feu et se décida à lancer ses troupes à l’assaut. Trois divisions de 2,000 hommes chacune se portèrent en avant ; une autre restant en arrière constituait une première réserve, qui devait se diriger sur le point où son concours serait nécessaire ; elle était elle-même soutenue par une seconde réserve qui donnerait en dernière ressource.

A midi, les colonnes s’ébranlèrent, et le feu s’ouvrit sur toute la ligne. Telle fut l’impétuosité de l’attaque chilienne que les premières lignes alliées enfoncées se replièrent en désordre et qu’un commencement de panique éclata dans les rangs. Campero ordonna à ses bataillons campés en arrière de faire feu sur les fugitifs. Se mettant à leur tête, il les entraîne en avant, brise l’élan des colonnes chiliennes et les rejette sur le glacis. Deux bataillons chiliens qui les suivaient tentent en vain de rallier les fugitifs ; écrasés eux-mêmes par le feu de l’ennemi qui couronne les crêtes, ils plient et lâchent pied. Baquedano voit le danger et fait avancer sa première réserve qui escalade les pentes au pas de charge. La lutte s’engage corps à corps, l’artillerie et les mitrailleuses se rapprochent, échangeant leurs bordées à courte distance. Campero soutient avec vigueur cette nouvelle attaque, on se dispute le terrain pied à pied, mais la ténacité des Chiliens l’emporte lentement. Peu à peu ils refoulent leurs adversaires, qui combattent à découvert et qu’écrasent les batteries Krupp, éteignant le feu de leur artillerie. A deux heures, l’armée alliée faiblit, l’infanterie chilienne s’empare des hauteurs. Baquedano fait avancer sa seconde réserve, dont la vue seule décourage les derniers combattans ralliés autour de Campero. A trois heures, l’armée alliée vaincue se replie sur Tacna. Campero veut y tenter un dernier effort, mais cet effort dépasse les forces de ses troupes. Les Péruviens battent en retraite sons les ordres de Montero et se dirigent sur Puno. Campero, à la tête des débris de l’armée bolivienne, prend la route de La Paz.

La bataille de Tacna coûtait aux alliés 2,800 hommes de leurs meilleures troupes et 2,500 prisonniers, dont un général, dix colonels et nombre d’officiers. Les Chiliens laissaient sur le terrain le quart de leur effectif engagé, soit 2,128 hommes dont 23 officiers tués. Le lendemain, l’armée chilienne victorieuse occupait Tacna. Tout le sud du Pérou depuis Moquega était en son pouvoir. Arica menacé ne pouvait résister à l’attaque combinée de la flotte et de l’armée. Le 7 juin, elle capitulait. Le Chili, vainqueur sur terre et sur mer, allait diriger sur Lima ses bataillons victorieux et chercher cette fois à frapper son ennemi au cœur.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.