La Guerre et la Paix (Proudhon)/LIVRE 3

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Lacroix, Verboeckhoven (tome 1p. 249-320).


LIVRE TROISIÈME


LA GUERRE DANS LES FORMES


Furor impius ... Sæva arma.
Virgile.


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SOMMAIRE


La guerre est, d’États à États, une forme d’action judiciaire, pour leur fusion, leur disjonction ou leur équilibre. Cette action est juste ; elle repose sur un droit positif : nous l’avons démontré au livre précédent. Elle est de plus efficace : toute l’histoire en fournira la preuve. Par conséquent les jugements de la guerre, justes dans leur principe et dans leur forme, efficaces dans leur action, peuvent être considérés judiciairement comme valides ; en sorte que, dans les décisions de la force, efficacité et validité sont synonymes. Causes qui rendent, en certains cas, la victoire incertaine, inefficace, partant le jugement de guerre nul ; exemples.

De ces considérations nouvelles, jointes à celles développées au livre deuxième, il résulte que l’action guerrière, de même que le duel, et à bien plus forte raison que le duel, doit être soumise à des règles rigoureuses, et que ces règles sont indiquées à priori par la définition de la guerre et de son objet. Sur ce point, le consentement universel, la conscience des militaires et la raison des légistes sont à peu près d’accord. Mais quelles sont ces règles ? La pratique y est-elle conforme ? Telle est la question que nous avons maintenant à débattre.

Quelle est donc, en l’état présent des choses, et depuis l’origine des sociétés, la législation de la guerre ? Quels sont ses us et coutumes ? Que doivent-ils être ? La guerre répond-elle par ses actes à ce que font espérer d’elle son principe et son but ? Voilà ce qu’il importe d’examiner scrupuleusement. Critique des opérations militaires : contradiction perpétuelle entre la théorie du droit de la force et son application. Sublime et sainte en son idée, la guerre est horrible dans ses exécutions : autant sa théorie élève l’homme, autant sa pratique le déshonore.


CHAPITRE PREMIER


DE L ACTION GUERRIÈRE ET DE SA VALIDITÉ


On a vu, au livre précédent, chapitres VIII et IX, comment s’introduit entre deux nations l’action guerrière. Rappelons-le en quelques mots.

Considérée dans son unité politique, la nation est souveraine et indépendante. Son autonomie ne reconnaît aucune autorité, aucun tribunal. De peuple à peuple, les mots Autorité, Souveraineté, Suzeraineté, Gouvernement, Conseil suprême, Diète, Prince, Majesté, Commandement, Loi, etc, n’ont point lieu. C’est tout un ordre d’idées et de faits qui n’existe plus. Qu’on essaye, dans un traité ou dans un congrès, d’introduire rien de semblable, il y aura protestation, et si l’expression n’est retirée, rupture.

Il est de l’essence de tout État comme de sa dignité de repousser tout ce qui, de près ou de loin, peut porter atteinte à son indépendance : alliance intime, fusion d’intérêts, importation de mœurs, de lois, de langage, d’idées, voire même, en certains cas, de marchandises ; tout ce qui pourrait, en un mot, créer entre lui et l’étranger la moindre apparence de communauté et de solidarité. Sans doute, les nations sont trop denses aujourd’hui ; elles ont trop de points de contact, trop de relations nécessaires, pour qu’elles puissent réaliser, comme elles le voudraient, cet idéal de l’indépendance politique. Mais le principe existe, et les gouvernements s’en écartent le moins qu’ils peuvent. Ni l’Angleterre, ni l’Allemagne, malgré leurs innombrables rapports avec la France, n’ont accepté son système de poids et mesures. La Russie, que son étendue et sa situation excentrique mettent suffisamment à l’abri de toute absorption, persiste à conserver le calendrier Julien, en retard aujourd’hui de douze jours sur le soleil.

Mais, quoi que fassent les chefs d’états pour maintenir leur indépendance respective, vient un moment où cette indépendance est menacée. La faute n’en est originairement à personne. L’accroissement des populations, leur contiguïté, leurs points de ressemblance, leurs échanges, les relations de voisinage, les liens d’hospitalité, de mariage, d’association, la gêne des barrières, sont autant de causes qui menacent, de ça et de là, la diversité, l’autonomie, la nationalité des gouvernements. Le pêle-mêle commençant peu à peu à s’opérer, la situation devenant toujours plus urgente, le moyen d’en sortir se présente d’abord à tous les esprits : c’est de fondre les nations sous une même autorité, et de rendre communs et uniformes gouvernement, dynastie, culte, législation, en un mot, de ne former tous ensemble qu’un même état.

Or, ainsi que nous l’avons fait observer, une telle fusion, pour les États arrivés à l’antagonisme, est chose d’une excessive gravité. Elle implique l’abdication de la plupart, sinon la transformation de tous. Mais abdiquer, pour une nation, c’est renoncer à tout ce qui a fait jusque-là sa gloire, sa vie, la félicité et l’orgueil de ses citoyens ; c’est la mort morale, le suicide. Une nation ne peut pas dire à sa voisine, comme Ruth à sa belle-mère : Laisse-moi demeurer avec toi ; ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon Dieu. Une nation ne se sacrifie pas, elle proteste contre l’absorption ; à tout le moins elle réclame des compensations, des priviléges, des garanties qu’il est dangereux, souvent impossible d’accorder.

La guerre est donc forcée : que signifie-t-elle ?

Tâchons pour un moment de nous élever au-dessus de nos instincts casaniers, aussi peu vertueux au fond que peu patriotiques. L’homme moderne, perdu dans de vastes États, n’ayant de rapport avec le gouvernement que par l’impôt, ne connaissant de la patrie que le nom ou plutôt le mythe, raisonne volontiers comme l’âne de la fable : Que m’importe le maître, pourvu que je ne porte que mon bât ? Avoir le râtelier plein, se soustraire aux coups, rendre au maître le moins de service possible, le voler si l’occasion se présente, c’est à peu près a cela que se réduit, pour beaucoup de gens, le droit et le devoir civiques. Nous avons cent façons d’exprimer ces beaux sentiments : Le véritable Amphitryon est l’Amphitryon où l’on dîne ; Celui qui sera mon curé, je serai son paroissien. Ou bien encore : Le gouvernement légitime est celui qui nous fait gagner le plus et qui nous demande le moins. Je ne sais qui a dit en latin : Ubi bene, ibi patria ; Là où l’on se trouve bien, là est la patrie. Mais je ne reconnais pas là l’esprit antique. Ce scepticisme à l’endroit de la patrie est de notre siècle.

L’homme de la cité primitive pensait tout autrement. Sans doute le risque de ses biens, la perte de ses honneurs entraient pour quelque chose dans son horreur de la domination étrangère. Mais il faut reconnaître aussi que les choses du spirituel, la religion des dieux, le souvenir des ancêtres, les institutions du pays, l’honneur de la race, lui tenaient singulièrement au cœur. Cet effacement des lois, des mœurs, de tout ce qui fait l’originalité, le caractère et la vie d’un peuple, effet de l’incorporation, semblait à l’homme antique pire que la mort. Nous n’en sommes plus là ; avec la vie de province, nous avons perdu le vrai sens du pays, de la nationalité, de la patrie. Il est inutile d’en rechercher les causes. Aussi la guerre est-elle aujourd’hui plutôt gouvernementale que nationale, ce qui ne contribue pas peu à nous en faire méconnaître le spiritualisme, la haute moralité. La guerre, avec ses armes sanglantes et ses monceaux de cadavres, nous semble, à tous les points de vue, atroce. Est-ce une preuve de notre progrès ? En tout cas, ce n’est pas une preuve de notre intelligence, encore moins de notre vertu.

La guerre avait donc, pour l’homme des premiers âges, cette signification qu’elle conserve toujours de gouvernement à gouvernement :

Que, par le cours inévitable des choses, — par un arrêt du destin, — un État, parmi ceux existants, était condamné à périr ;

Qu’en vertu du droit de la force, la condamnation tombait sur le plus faible ;

Qu’en conséquence, mourir pour mourir, le mieux était, pour les citoyens de cet État, d’embrasser avec courage la dernière planche de salut, en affirmant, les armes à la main, l’inviolabilité de leur patrie. La guerre est le jugement de la force : c’est ce qu’exprime le mythe de Jupiter, pesant dans une balance les destinées d’Achille et d’Hector, les deux champions de la Grèce et de Troie.

Nos moralistes appellent cette justice une justice de cannibales. Ils voudraient apparemment que les puissances belligérantes nommassent des commissaires, chargés de dresser une statistique des deux pays ; cela fait, qu’on procédât à la constitution d’un nouvel État, où les intérêts de chaque peuple seraient ménagés, équilibrés, de manière à satisfaire tous les amours-propres. Ils n’oublient qu’une chose, ces excellents pacificateurs, c’est que la religion, la patrie, la liberté, les institutions, ne sont pas des choses sur lesquelles on transige ; que la pensée seule d’une transaction est déjà une apostasie, un signe de défaillance, dont aucun ne peut vouloir prendre l’initiative. Là est la raison des impuissances et des vanités de la diplomatie. Ou bien, s’il ne s’agissait que de faire droit à la force, la transaction serait aisée, honorable, obligatoire. J’ose dire que, réduite à cette expression, la guerre ne se serait faite jamais. Mais il y va de l’existence morale, de l’honneur de la cité, de cette personnalité collective qui a nom la patrie, qui se reflète en chacun de nous, hors de laquelle nous retombons à l’état de nature, et dont on nous demande le sacrifice. Or, le sacrifice de la patrie par les citoyens ne se consent pas. Que le destin l’ait condamnée, à la bonne heure ! Nous subirons l’arrêt du destin. Mais c’est au bénéficiaire à exécuter, à ses risques et périls, la volonté des Dieux. — « Rends tes armes, dit Xerxès à Léonidas. — Viens les prendre, » répond le Spartiate. et depuis vingt-quatre siècles, les applaudissements du genre humain couvrent la voix de Léonidas.

Allons, avocats, je ne puis m’empêcher ici d’appliquer à mes auteurs l’épithète que donnaient aux représentants de la nation les soldats de la République, avocats, remettez-vous. L’effusion du sang n’est rien ; c’est la cause qui le fait répandre qu’il faut considérer. Souvenez-vous de cette Romaine qui, s’essayant au suicide, disait à son mari menacé par le tyran : Pœte, non dolet ; Pœtus, cela ne fait pas mal.

Qu’est-ce que la vie, quand il s’agit du droit ? Le droit n’est-il pas tout l’homme, et la justice n’est-elle pas plus à elle seule que la vie, l’amour, la richesse et la liberté ?

Deux plaideurs, par cela même qu’ils plaident l’un contre l’autre, engagent plus que leur fortune et leur vie ; ils engagent leur droit, leur parole, leur serment, leur honneur enfin, puisque droit et dignité ou honneur sont synonymes, et que le plaideur de mauvaise foi est réputé infâme. Or, si le droit peut se découvrir par le combat, par le témoignage de la force, du courage et du génie ; si le cas est tel, en un mot, que le plus fort, le plus brave, le plus industrieux, le plus prompt à la vertu et au sacrifice, doive être en même temps et pour cela réputé avoir droit, avec quelle ardeur n’accepteront-ils pas le combat ? Est-ce que les armes ne seront pas alors saintes et sacrées ?

C’est justement ce qui a lieu dans la guerre, avec cette différence qu’il ne s’agit plus ici de deux particuliers, mais de deux peuples ; que l’objet du litige n’est pas un vain intérêt, mais leur souveraineté ; et que la mauvaise foi d’aucune des parties n’est présumable. Que sont, devant de pareilles assises, ces vains débats, où un avocat bavard, assisté d’un procureur retors, paraît devant le juge fatigué, pour affirmer, de la langue et de la plume, le droit de son client ; où l’on bataille sur des textes ; où la bravoure, le talent, le travail, ne servent de rien ; où le plus honnête homme est chaque jour mystifié, berné par le plus fripon ? N’est-ce pas en dérision de la justice ? Vous parlez de l’effusion du sang. Mais ne voyez-vous pas que la justice, de même que l’amour et la liberté, est dans la mort ; que ceux-là seuls sont dignes de vivre et de commander qui savent mourir ; que tout le reste est servile, ad servitutem nati ?

Justice de la force, instituée pour vider les différends entre les puissances, la guerre est inévitable ; il ne reste qu’à en régler les conditions. Nous entrons en plein dans le droit, ou pour mieux dire, dans la procédure guerrière.

Cependant, avant d’en venir aux mains, un dernier scrupule nous arrête. Ce jugement de la force, si bien motivé en théorie, et que la destinée impose aux nations à peine de honte, avons-nous du moins la certitude qu’il n’aura pas été rendu en pure perte ? Pouvons-nous y avoir confiance, l’accepter, l’affirmer, comme bon, efficace, valide et véritable ? Il est beau de savoir mourir pour une grande cause ; mais le sacrifice de tant de vies généreuses serait monstrueux, si la civilisation, si l’humanité n’en devait recueillir le fruit. Que nous dit, à cet égard, l’expérience ?

L’étude philosophique de l’histoire démontre que les agitations humaines, quant à ce qui est de la formation, de la fusion, de la décadence, de la décomposition et de la recomposition des états, obéissent à une direction générale, dont le but est de créer peu à peu l’harmonie et la liberté sur le globe. L’agent ou ministre de cette haute pensée est la guerre.

Les jugements de la guerre sont-ils conformes au plan providentiel, ils deviennent définitifs, et nulle puissance ne les peut abroger. Au contraire, ces jugements sont-ils entachés de fraude, de hasard, de surprise, d’incompétence, ou d’abus, ils ne tiennent pas : la raison historique les casse. Il n’y a pas de victoire valable en dehors du plan tracé par cette raison supérieure et des-conditions de combat qu’elle prescrit.

C’est pourquoi la justice guerrière, comme la justice civile et la justice criminelle, est entourée de formes qui en assurent la compétence, l’intégrité et la validité. Il ne suffit pas, à la guerre, qu’on soit le plus fort, si la guerre est faite sans motifs ; il ne suffit pas davantage, en supposant la légitimité du conflit, que l’on ait battu l’ennemi, si l’on n’a pas véritablement la supériorité de force. Le droit de la guerre violé, la victoire devient stérile et nulle ; car, comme la guerre a sa compétence et ses formes, comme elle a ses prévarications et ses erreurs, elle a aussi sa sanction, sanction incorruptible, je dirais presque divine, en quoi elle l’emporte sur tous les tribunaux.

Dès la plus haute antiquité, on voit de vastes groupes politiques se former aux dépens de groupes plus petits, sans qu’aucune résistance, aucun héroïsme, puisse faire obstacle à l’incorporation. Puis, après une existence plus ou moins longue, on voit ces groupes se dissoudre, sans qu’aucune force puisse arrêter la dissolution. Que veut dire ce double fait ? C’est d’abord que dans le plan de la civilisation, l’État, expression d’une collectivité, organe du droit, exige une certaine étendue, en deçà de laquelle il reste insuffisant, au delà de laquelle il devient écrasant pour les peuples, dans l’un et l’autre cas, incapable de remplir convenablement son mandat. C’est ensuite que, la conquête terminée, l’assimilation des peuples vaincus dans un même État doit s’opérer sous certaines conditions qui, si elles sont négligées, restituent bientôt les éléments incorporés à leurs attractions respectives, créent l’antagonisme au sein de l’État, et en amènent la décomposition. Ce n’est pas tout d’avoir vaincu, il faut savoir utiliser la victoire. L’assimilation après la conquête est le premier devoir du conquérant, je dirai même le droit du peuple conquis. Sans cette assimilation la guerre est abusive, puisqu’elle est inutile ; le jugement de la force devient frauduleux, tyrannique ; la nature et la Providence sont trompées : il y a lieu à cassation.

D’autres fois, on voit des États, brusquement formés, disparaître avec une rapidité non moins grande. Que signifie encore cela ? C’est que l’accroissement des États, comme celui des animaux et des plantes, a besoin de temps ; que si les incorporations se succèdent trop vite, elles dépassent la puissance d’assimilation de l’État ; que, par conséquent, les victoires qui les procurent ne sont pas des victoires de bon aloi, produites par une vraie supériorité de force ; ce qui ôte à la guerre son efficacité et en annule les décisions.

Les républiques grecques, si jalouses de leur indépendance, si hostiles à l’unité, pourquoi, en définitive, se font-elles la guerre ? Toujours, et malgré qu’elles en aient, en vertu du même principe, la nécessité de donner à l’État une étendue en rapport avec les lois de l’organisme politique, avec le plan de la civilisation générale, et, dans le cas particulier, avec la mission de la Grèce. C’est à la Grèce qu’échoit, au quinzième siècle avant Jésus-Christ, la direction du mouvement humanitaire : mais qu’arrive-t-il ? L’étroitesse d’esprit de ces petites républiques, l’égoïsme féroce qui les anime, ne leur permet pas d’accomplir préalablement leur propre fusion, par suite les rend incapables de fonder l’État universel, expression de l’universalité du droit. La Grèce ne parvient à un semblant d’unité qu’en la personne du Macédonien Alexandre. Mais la Grèce ainsi unifiée, même en y comprenant la côte d’Ionie, n’est pas de taille à digérer l’empire des Perses, à plus forte raison d’imposer la loi au monde. A la mort du conquérant, ses généraux se partagent son empire ; des États d’une dimension moyenne se reforment, à l’aide desquels l’Asie, sans cesser d’être elle-même, se pénètre peu à peu de l’esprit grec. Ainsi s’opère, en attendant les Romains, la liquidation des guerres médiques, de la guerre de Péloponèse, de la conquête macédonienne, finalement, des guerres entre les successeurs d’Alexandre.

Les vrais praticiens du droit de la guerre sont les Romains. Cinq siècles sont employés par eux à former le groupe italique : nous sommes loin ici de cette rapidité étourdissante des conquêtes de Sémiramis, de Nabuchodonosor, de Cyrus, de Cambyse et d’Alexandre. Aussi le résultat sera-t-il bien autrement fécond et durable. L’Italie conquise, un mouvement d’un nouveau genre commence à poindre, dans lequel la guerre devra aussi jouer son rôle ; c’est la conversion du polythéisme grec, latin, gaulois, espagnol, égyptien, asiatique, en un monothéisme commun à toutes les races civilisées. L’unité religieuse, prévue par les philosophes, s’établit donc en prenant pour expression, selon l’esprit antique, l’unité politique ; c’est-ce que l’on appelle empire romain. Mais le mouvement qui poussait à l’unité de culte n’impliquait que transitoirement l’unité d’État : à peine la propagande monothéiste est terminée, que le démembrement de l’empire s’opère ; les empereurs y mettent les premiers la main. La conquête latine s’annule d’elle-même, comme si, abstraction faite de l’établissement chrétien, les triomphes de Rome, depuis la descente d’Appius Clodius en Sicile jusqu’à la bataille d’Actium, eussent été de purs effets de tactique, non des produits réguliers de la force.

Les mêmes lois d’incorporation et de délimitation ont présidé à la formation des États modernes, et en gouvernent les mouvements. Il serait difficile de dire à quoi aboutira l’agitation contemporaine : mais on ne saurait méconnaître que l’Europe, depuis quinze siècles, a tendu constamment, invinciblement, à se diviser en un certain nombre de groupes dont l’exacte délimitation est peut-être aujourd’hui, en matière de droit international, la seule question en litige. Parmi ces groupes, les uns semblent arrivés à leur maximum d’étendue, les autres sont en pleine élaboration. Le degré de civilisation étant à peu près le même partout, partout aussi répulsion énergique à se fusionner : ce qui veut dire que l’hypothèse d’une monarchie européenne est anti-européenne. Or, qu’on veuille bien le remarquer, c’est par la guerre, par des luttes sans cesse renouvelées, et pour ainsi dire compensées, que cette formation d’États divers, qu’il est permis de considérer désormais comme irréductible, a eu lieu.

L’invasion des barbares fut l’instrument dont la justice providentielle s’est servie pour diviser l’empire romain, et de ses fractions former de nouveaux états. Cette division obtenue, on voit d’abord la barbarie partout s’évanouir : assez forts pour détruire les armées impériales, les conquérants ne le sont plus assez pour s’assimiler les populations conquises, qui les absorbent eux-mêmes. Telle fut la destinée des Ostrogoths, des Visigoths, des Francs, des Lombards, etc., engloutis tour à tour par les indigènes. Ainsi le voulait la loi de la force.

Le même principe préside à la formation des nouveaux États. La raison des forces, les conditions de leur équilibre, décident de l’importance des royaumes, des républiques, des principautés, des villes même. Tout ce que la politique des princes entreprend en conformité des lois de la force, du droit du plus fort, leur réussit ; chaque fois au contraire que les États en guerre, enivrés par le succès, veulent dépasser la limite que leur assignait la raison des choses, malgré le prestige des victoires ils restent impuissants et n’aboutissent qu’à d’inutiles massacres.

A quoi a servi la guerre de cent ans entre la France et l’Angleterre ? Quel a été le fruit des victoires de l’Écluse, de Crécy, de Poitiers, d’Azincourt, remportées par les Anglais ? Qu’a produit la trahison des ducs de Bourgogne, se réunissant, pour achever la France, aux rois d’Angleterre ? De tant de gloire et de tant de crimes, le résultat a été néant. C’est au moment où tout semble perdu que tout est sauvé. La voix d’une jeune fille, vrai représentant du peuple, remonte les courages ; une manifestation politique, le sacre de Charles VII, donne le signal de l’expulsion définitive de l’étranger. Un roi cauteleux, point guerrier, achève l’œuvre, en démolissant la Bourgogne, après avoir fait périr son dernier prince de honte et de rage.

A quoi ont servi les campagnes d’Italie des rois de France, Charles VIII, Louis XII et François Ier ? Que nous ont rapporté les victoires de Fornoue, de Ravenne, de Marignan ? Rien qu’un proverbe : L’Italie est le tombeau des Français.

A quoi ont servi encore la victoire de Muhlberg, gagnée par Charles-Quint sur les confédérés de Smalkalde, et toutes les boucheries de Tilly et de Wallenstein ? Quand la Réforme est écrasée, râlante, un nouvel acteur, un vrai héros, Gustave-Adolphe, tombe du Nord avec une poignée de Suédois, et tous les exploits de ces faux vainqueurs sont mis à néant, comme des actes entachés de fraude.

J’ai cité, au livre précédent, l’exemple de Louis XIV. J’ai dit que jamais guerre ne parut plus injuste et déloyale que celle qu’il fit, de 1666 à 1672, contre l’Espagne, pour la possession de la Franche-Comté et des Pays-Bas. Jamais réprobation plus énergique ne frappa un conquérant. Mais, ai-je ajouté, si les motifs du roi de France, tels que les exposait sa diplomatie, étaient souverainement iniques, devant la justice supérieure des États et d’après le droit de la force qui devait ici recevoir son application, la conquête de Louis XIV était légitime. C’est pourquoi l’incorporation de la Flandre française, de la Franche-Comté, de l’Alsace, des Trois-Évêchés, ne fut jamais contestée sérieusement, et que dans les plus mauvais jours de la monarchie, en 1713 et 1815, l’unité française ne fut pas même mise en question. Les coups répétés de Marlborough et d’Eugène demeurent sans résultat. De même que les guerres de pure ambition entreprises par Louis XIV avaient été sans fruit, celle qu’on poussait contre sa monarchie, normalement constituée, devait aussi demeurer stérile. En une fois, à Denain, les alliés perdent tous leurs avantages ; et cette journée, où Villars sauva la France, comme Masséna, en 1799, la sauva à Zurich, ne fut qu’une démonstration de plus de l’inutilité d’une guerre faite contre un pays que la nature des choses, la loi de l’histoire, et la raison de ses rivaux eux-mêmes avaient déclaré indivisible.

Quel a été le résultat des coalitions contre la Révolution ? Nul. Réciproquement, qu’ont produit les campagnes et toutes les interminables victoires de Napoléon ? Rien. D’un côté, la France, dans les limites que lui avaient données ses rois, devait opérer sa révolution, et nulle puissance n’avait le droit, n’était capable, par conséquent, de l’en empêcher. D’autre part, la France révolutionnée devait servir au continent d’initiatrice, ouvrir aux nations, par son exemple, la carrière des libertés, ce qui excluait de sa part toute conquête. Vingt succès pour un revers, s’écrient avec orgueil nos historiens militaires. Sans doute ; mais le revers, arrivant le dernier, annule tout ce qui l’a précédé, et décide de la partie. Les guerres de l’Empire ont porté coup, en tant qu’elles ont servi la cause de la Révolution et propagé au dehors l’esprit de liberté. Sous ce rapport les victoires de Napoléon n’ont point été inutiles. Son épée a été la verge dont la justice humanitaire s’est servie pour faire marcher les gouvernements et les rois : Reges eos in virga ferrea. Comme moyen de conquête, les batailles impériales n’étaient plus d’aloi.

Voilà pourquoi la France a été à la fin vaincue à Leipzig ; pourquoi toutes ses incorporations se sont tournées contre elles ; pourquoi de toutes ses conquêtes il ne lui en a été laissé aucune, les peuples qu’elle se flattait d’avoir conquis protestant par leur défection contre la domination française, et revendiquant les armes à la main leur nationalité demeurée intacte. Voilà pourquoi, enfin, depuis 1815, la France, ayant eu à faire la guerre, ne l’a faite que pour autrui ; elle n’a rien ou presque rien tiré de ses campagnes d’Espagne, de Grèce, de Belgique, de Crimée, de Rome et de Lombardie. L’adjonction de Nice et de la Savoie a été présentée par le gouvernement impérial comme une rectification de frontière, motivée par l’extension subite du Piémont ; le silence des puissances témoigne assez qu’on n’y saurait voir autre chose. L’Algérie seule est devenue notre conquête ; mais cette conquête, après trente ans comme après le premier jour, se réduit à une occupation militaire. Rien n’est d’une assimilation aussi difficile pour des civilisés que la barbarie et le désert. La France a dépensé, année moyenne, pour la conservation de ce trophée, cinquante millions et vingt-cinq mille hommes. Le gouvernement impérial s’en plaint comme autrefois le gouvernement de Louis-Philippe : à peine si le sol est entamé, et l’on n’a pas fait le moindre progrès sur l’esprit des indigènes.

On compilerait toutes les histoires, qu’on n’y trouverait pas un seul fait qui contredise cette théorie. Elle porte avec elle sa certitude. La guerre est le jugement de la force ; elle est la revendication par les armes du droit et des prérogatives de la force ; elle devient un contre-sens dès que, par un artifice quelconque, la victoire est obtenue sur la force. C’est pourquoi l’action guerrière ne finit pas au champ de bataille ; la conquête, qui est son objet naturel, n’est définitive que par l’assimilation du vaincu. Si cette condition n’est pas remplie, les victoires ne sont que d’odieuses dragonnades, et les conquérants d’exécrables charlatans tôt ou tard châtiés par la force dont ils abusent.

Le vulgaire, qui ne comprend rien à ces réactions de la force outragée, se paye des explications les plus ridicules. Il dit que la chance tourne, que la fortune inconstante abandonne ses favoris ; qu’à la guerre, comme à la loterie, on ne saurait gagner toujours, que le hasard malicieux se plaît à déjouer les combinaisons du génie, etc. Mêlez à tout cela un peu de fatalité ou de providentialisme, et vous aurez l’idée complète du genre. Les faiseurs de récits de guerre n’ont pas non plus d’autre philosophie. La sagesse, à les en croire, consisterait à s’arrêter à temps, comme le joueur habile qui, satisfait du gain obtenu, se retire au premier signe de déveine. Nous avons lu de longues et volumineuses histoires toutes pleines de ces pauvretés. Faut-il donc un si grand effort de bon sens pour comprendre, les faits sous les yeux, que ce qui détermine la dégringolade des conquérants, c’est tout simplement que lorsqu’ils s’imaginent, en raison des batailles gagnées, être parvenus au comble de la puissance, ils ont atteint en réalité le dernier degré de faiblesse ? Pour un pays comme la France, c’était une entreprise qui exigeait la durée de plusieurs générations de s’incorporer et s’assimiler les provinces comprises entre ses frontières de 1790 et le cours du Rhin. Napoléon n’y allait pas avec cette lenteur. Dans la voie où il était entré après Marengo et Hohenlinden, il était condamné à conquérir sans cesse, c’est-à-dire à lutter contre des ennemis toujours plus nombreux, à se donner des sujets toujours plus insoumis, à s’affaiblir en profondeur de tout ce qu’il gagnait en superficie, à s’exposer à des risques toujours plus grands. Quelles que fussent son habileté et la maladresse de ses ennemis, le jour devait venir où, toutes les chances étant contre lui, son empire s’écroulerait comme un château de cartes, et où il serait mystifié par sa propre chimère.

Je reviendrai plus bas, à propos de la tactique, sur les causes de la formation et de la chute si rapides du premier empire. Je n’ai voulu citer ici, à l’appui de la loi, que le fait même.


CHAPITRE II


SUITE DU MÊME SUJET. — LA LÉGALITÉ DE LA RÉVOLUTION ITALIENNE DÉMONTRÉE PAR LE JUGEMENT DE LA FORCE.


Puisque j’ai commencé à parler des affaires contemporaines, je ne puis m’empêcher d’en parler encore, et de montrer, par un éclatant exemple, avec quelle netteté, quelle sûreté de jugement, la force, appelée par la discorde des états, sait rendre son verdict dans des questions qui pour les plus habiles diplomates resteraient insolubles. Le lecteur me pardonnera d’autant mieux cette digression qu’aucun souverain, aucune nationalité ne pourra se trouver offensé de mes paroles.

L’Italie a vécu depuis quinze siècles sous des principes et des influences radicalement contraires, qui, dans cet étrange pays, n’ont pu jusqu’à ce jour ni s’éliminer, ni se fondre. Ainsi que l’a expliqué J. Ferrari[1], l’Italie est restée, jusqu’au dix-neuvième siècle, à la fois impériale, pontificale, fédérale et municipale. Elle a subi tour à tour et profondément l’influence des barbares, celle de Constantinople, celle des Allemands, des Français, des Espagnols, des Arabes. Elle a été le point de mire d’une foule d’aventuriers qui y ont laissé une forte trace. C’est, après un travail révolutionnaire de près de mille ans, le plus grandiose qui se soit jamais vu ; après les corruptions des quinzième, seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, qui l’ont suivi, que l’Italie épuisée est tombée dans cette léthargie qui l’a rendue la fable des nations, et qui a fait d’elle, selon le mot de M. Metternich, une expression géographique à la disposition du plus fort. Occupée par les Français de 1797 à 1814, elle était retombée, en vertu des traités de 1814-1815, partie sous la domination de l’Autriche, partie sous des princes qui en suivaient la politique et se glorifiaient de sa suzeraineté.

Cette situation de l’Italie, dans l’état de densité, de pénétration mutuelle et de solidarité où vivent les nations de l’Europe, était inévitable ; elle était juste. Le peuple qui ne peut parvenir à se constituer politiquement, qui est incapable de soutenir l’agression des autres, leur crée, par sa faiblesse même, un droit à la suprématie. Il ne peut prétendre à l’indépendance ; il serait un danger pour les autres, un principe de dissolution, s’il n’obéissait.

L’Italie subissait donc la condition réservée aux sociétés inertes, ambiguës ou contradictoires. N’ayant pas de principes politiques, précisément parce qu’elle suivait des principes divergents, elle était destituée de vie politique. Ce qui lui arrivait était logique, et je le répète, au point de vue du droit des gens, c’était juste.

Mais voici qu’à partir de 1814 et 1815, sous l’influence des idées qui avaient fait la Révolution française, un nouvel esprit commence à se développer en Italie. Les plus intelligents se mettent à étudier les causes de la décadence de leur pays et les moyens de le régénérer. A l’antique droit divin s’opposent les droits de l’homme ; à la foi romaine, la raison philosophique ; à l’idée impériale, le système constitutionnel ; à l’antagonisme des villes, à tout ce que l’Italie tient de l’étranger, la conception d’une patrie, d’une nationalité italienne. Le siècle était éminemment favorable à cette renaissance. Malgré tout ce qu’on a dit des fameux traités, la date de 1814-1815 n’en est pas moins, ainsi que je l’ai montré quelque part, l’ère des gouvernements constitutionnels et de l’équilibre des puissances : à ce double titre, l’Italie pouvait revendiquer sa liberté politique et son autonomie.

Bref, des idées nouvelles se propagent en Italie ; elles s’y propagent, notons ce point, légitimement, en vertu du droit imprescriptible de l’intelligence, autrement dit droit de libre examen ou libre pensée, lequel est indépendant du droit de la force et sort tout à fait de sa compétence. Sous cette action des idées, il devait donc arriver un jour où l’Italie, comme la France de 1789, lèverait la tête, et, secouant la poussière du passé, s’écrierait : J’ai le droit de vivre, car j’ai l’idée et la vie ; j’ai le droit de vivre, car je me sens la force. Donc je veux vivre, reprendre ma place au soleil des états et devenir, moi aussi, une grande puissance. — Depuis 1848, le Piémont est devenu le foyer de ce mouvement.

On conçoit que ce vœu de l’Italie, tout à fait spontané, en soi légitime, n’ait pas été, dès l’origine, celui de la majorité des Italiens : c’est tout au plus si, à cette heure même, il a conquis la majorité. A plus forte raison ce vœu ne pouvait-il être celui des gouvernements dont il menaçait l’existence.

Les princes avec lesquels la jeune Italie se mettait en opposition étaient :

Le Pape, dont le pouvoir temporel est aujourd’hui nié ; l’empereur, c’est-à-dire l’Autriche, substituée aux droits du Saint-Empire romain, et garantie dans sa possession par les traités de 1814-1815 ; le roi de Naples, les ducs de Toscane, de Parme et de Modène, ralliés à l’idée pontificale et à la politique autrichienne.

Or, remarquez que si la jeune Italie avait son droit, les souverains susmentionnés avaient incontestablement aussi le leur ; en sorte que, devant le droit des gens, ici seul applicable, et devant le tribunal de la guerre, seul compétent pour faire cette application, les deux parties doivent être considérées comme également honorables, également de bonne foi, également fondées dans leur revendication. En effet, si l’un a le droit d’être libre penseur et de chercher son développement dans les conditions de la libre pensée, l’autre n’a pas moins le droit de rester catholique et de chercher son salut dans les institutions du catholicisme. Pareillement, si le premier est bien reçu à donner la préférence au système constitutionnel, dernière création du génie politique, on ne peut refuser au second de s’en tenir au régime absolutiste, dont l’antiquité est immémoriale. Mais ces deux tendances, supportables entre deux particuliers soumis à un même gouvernement, sont incompatibles dans le gouvernement. L’état ne peut être à la fois libéral et absolutiste, croyant et philosophe : il faut opter. A qui restera le pouvoir ? Telle est maintenant la question.

Je dis donc, et telle est la théorie que je m’efforce ici de faire prévaloir, qu’une semblable question, descendant des hauteurs de la spéculation intellectuelle, sortant du secret de la conscience et quittant l’arène philosophique pour se poser sur le terrain de la raison d’état, ne peut être résolue que par la force. Et j’ai pour moi l’opinion des libres penseurs eux-mêmes, partisans du suffrage universel et du principe parlementaire des majorités. La loi du nombre, en effet, qu’est-elle autre chose, ainsi que je l’ai fait voir au livre précédent, qu’une transformation du droit de la force ? Toute la différence est que ce qui, dans la sphère du droit public, se décide par la raison du nombre, se décide, dans la sphère du droit des gens, par la supériorité effective des forces, non-seulement intellectuelles, mais morales et matérielles ; et cette différence n’est certes pas en faveur du droit public.

Voici donc comment, dans cette révolution si compliquée de l’Italie contemporaine, se posent les différents cas de guerre :

Entre le Piémont, foyer révolutionnaire, d’une part, et l’Autriche, puissance conservatrice et absolutiste, d’autre part. — Si le Piémont, état italien, n’avait à faire qu’à une Autriche purement italienne, le résultat de la guerre ne paraîtrait pas douteux. Le pouvoir impérial serait abandonné par une partie de la population qu’il domine, et par cette défection, la supériorité de force passant au foi Victor-Emmanuel, la question serait décidée. Il n’y manquerait que la sanction, inévitable un jour ou l’autre, de la victoire.

Mais l’Autriche n’est pas seulement puissance italienne ; elle est en même temps puissance germanique et slave. Vis-à-vis du Piémont, qu’elle peut écraser, elle a donc l’avantage ; et le jugement de la force, rendu dans ces conditions, serait manifestement contraire à la cause de l’Italie. Que faire alors ? Compenser par une force étrangère la force étrangère appelée par l’Autriche à l’appui de ses possessions italiennes : c’est ce qui est arrivé par l’intervention des Français. Comment s’explique cette intervention ? C’est que le même antagonisme de principes et d’idées qui, depuis 1815, divise l’Italie, divise également l’Europe ; que par conséquent toutes les puissances se trouvent intéressées à la lutte, les unes comme puissances absolutistes, les autres comme puissances libérales ; qu’une seconde bataille de Novare, perdue par le roi de Piémont, en même temps qu’elle eût servi les intérêts autrichiens, aurait menacé l’Europe révolutionnaire et en premier lieu la France. Or, la France se joignant à l’Italie contre l’Autriche, celle ci abandonnée à elle-même et condamnée par le seul fait de l’attitude impassible de l’Europe, la question s’est trouvée ainsi définitivement jugée et bien jugée par le verdict de la force. Les victoires de Montebello, Palestro, Magenta et Solferino, ont parlé comme la souveraine raison ; elles sont légitimes, valides. Permis à l’empereur François-Joseph d’appeler de sa défaite ; permis à l’empereur Napoléon de se déjuger et de délaisser son allié Victor-Emmanuel. Ce qu’une intrigue diplomatique pourrait produire dans la situation ne saurait infirmer la décision rendue dans la dernière campagne. C’est que l’Italie, dans la pensée incorruptible de la France et de l’Europe, doit être libre, et que toute solution en sens contraire serait une désertion du droit de la force.


Entre le Piémont, foyer de propagande philosophique, et la papauté, puissance religieuse et réfractaire. — L’Église ne tire pas le glaive ; c’est pour elle un article de foi. En raison de ce principe, exclusivement catholique, le jugement par les armes entre le roi Victor-Emmanuel et le Saint-Père devient impossible, sans compter que les sujets du Pape ne se battraient pas contre les Italiens de Victor-Emmanuel. Mais la puissance temporelle du Pape intéresse la catholicité tout entière ; le Pape a reçu de plus la réinvestiture de ses États du traité de Vienne. Il s’agit donc de savoir si les nations catholiques, plus ou moins ralliées aux nouveaux principes, interpréteront le traité de Vienne dans le même sens que le Pape, si elles se réuniront pour le maintien de la papauté contre le vœu formel de l’Italie. Eh bien, cette question encore a été jugée contre le Pape à la bataille de Castelfidardo, perdue par le général Lamoricière. L’esprit des populations n’est plus du tout le même aujourd’hui que du temps d’Hildebrand. Alors les peuples prenaient parti pour le chef du spirituel contre les chefs du temporel ; aujourd’hui, il ne se trouve pas, dans tout l’univers catholique, assez de dévouement, assez de foi, assez d’hommes, pour affirmer, contre l’armée piémontaise, la souveraineté temporelle du Pape. Qu’il en soit ce qu’il voudra du dogme catholique et romain, la guerre a constaté que le pontife couronné n’était plus viable ; elle a jugé, si j’ose ainsi dire, divinement.


Entre le Piémont, représentant de l’émancipation italienne, et les ducs de Toscane, de Parme et de Modène, alliés ou feudataires de l’empereur. — Poser la question en ces termes, c’est la résoudre. Si la pétition de la jeune Italie est juste contre l’empereur, elle est juste aussi contre les ducs : pourquoi ne l’ont-ils pas les premiers signée ? Et si le jugement de guerre obtenu contre le premier est valide en toute sa teneur, il est exécutoire contre ses alliés et feudataires, à moins qu’ils ne soient en mesure d’offrir à leur tour le combat. Pourquoi ne se sont-ils pas présentés, en personne et avec leurs armées, soit avec Victor-Emmanuel, soit contre lui ? Dans le premier cas, ils eussent conservé leurs états ; dans le second, ils auraient pu ne les pas perdre. Mais ces Altesses ont résisté au mouvement, et elles se sont trouvées seules ; leurs sujets les ont abandonnées. De tels souverains n’étaient donc pas dignes de vivre ; ils n’avaient pas la force.


Entre le roi de Piémont, devenu par l’acclamation du peuple roi d’Italie, et le roi des Deux-Siciles, ami du Pape et de l’empereur, de plus scissionnaire. — Le public, qui avait d’abord accueilli avec une sympathie si marquée l’élan du peuple italien pour sa régénération, s’est montré quelque peu froissé de l’empressement avec lequel le roi Victor-Emmanuel a profité de cet élan pour s’emparer successivement des états des ducs, du Pape et du roi de Naples. On a vu dans cette conduite plus d’ambition que de patriotisme. On savait gré au jeune roi François II de son acquiescement, bien qu’un peu tardif, au désir de ses sujets d’obtenir une constitution ; on lui tenait compte de sa proposition d’alliance avec le nouveau roi d’Italie. Sa belle défense, enfin, lui concilia partout des sympathies. On n’est pas convaincu, d’ailleurs, que l’Italie soit appelée à former une grande puissance unitaire, d’autant moins que sur cette grosse question les chefs intellectuels de l’Italie sont divisés. On est las, enfin, de toutes ces infractions, au moins apparentes, tant au droit coutumier qu’au droit écrit de l’Europe. Que dit maintenant la raison de la force ?

La force est aussi incapable de se tromper que de se déjuger. On peut abuser d’elle ; on peut jusqu’à certain point s’y soustraire : par elle-même elle est infaillible.

Remarquez d’abord que dans l’état actuel de l’Europe, il y a tendance partout à l’unité et à la centralisation du gouvernement. La Grande-Bretagne, en dépit de son génie individualiste, a donné, depuis la fin des grandes guerres, des preuves nombreuses de sa tendance centralisatrice, et ce mouvement ne fera que s’accroître sous l’action de la démocratie sociale, présentement en train de s’organiser. La Belgique, non moins libérale que l’Angleterre, est engagée dans la même voie. L’Allemagne, tant bourgeoise que plébéienne, appelle à grands cris la réunion. L’Autriche n’eût peut-être pas manqué son entreprise d’unification, si elle l’avait fait précéder d’une réforme politique, conçue dans l’esprit de l’époque, je veux dire des traités mêmes de 1815. Un jour viendra, qui peut-être n’est pas éloigné, où ce mouvement de concentration se changera en un mouvement opposé : ce sera lorsque l’expérience du système parlementaire et bourgeois sera devenue générale, et que les grandes questions économiques auront été mises à l’ordre du jour. Alors la révolution sociale, manquée en février 1848, s’accomplira par toute l’Europe.

Pour le moment, il est incontestable que l’opinion, sur tous les points, est en majorité unitaire. Il est donc naturel qu’en Italie elle le soit aussi, et cela, en dépit des antécédents fédéralistes de ce pays, antipathique, plus qu’aucun autre peut-être, à l’unité. Il était donc facile de prévoir que, la question d’unité se faisant solidaire de celle d’émancipation, la lutte engagée entre le roi de Piémont et celui de Naples devait, si l’Italie était abandonnée à elle-même, si aucune influence du dehors ne s’y faisait sentir, se terminer à l’avantage du premier.

Cette solution, qui n’est peut-être pas définitive, doit-elle être considérée comme une injustice de la guerre ? Non, puisque l’unité de l’Italie apparaît au plus grand nombre, en ce moment, comme la condition de l’indépendance, et que, s’il est permis de suspecter l’efficacité de cette grande fusion, il l’est tout autant de se méfier de la conversion du roi de Naples. La prépotence en Italie, et par conséquent le droit, est donc, jusqu’à nouvel ordre, acquis à l’unité.

Mais l’Italie n’existe pas seule en Europe ; elle fait partie d’un vaste système d’états, plus ou moins dépendants les uns des autres, et régis par certains principes. De même que, dans sa lutte contre l’Autriche, elle a bénéficié de l’intervention française et de la passivité des autres états, de même elle doit tenir compte de l’opposition qui lui serait faite, sur sa formation unitaire, par ces mêmes états. Or, ces États, ce n’est pas seulement l’Autriche, vaincue de la veille, mais à qui un nouveau traité a assuré la moitié de ses possessions en Italie ; c’est la France elle-même, qui peut voir à regret tourner contre elle la force qu’elle a si bien servie ; ce sont les catholiques, ennemis de la révolution ; ce seront bientôt les démocrates socialistes, qui de plus en plus se prononcent contre la centralisation politique et le constitutionnalisme bourgeois ; ce sont tous les souverains, qui s’indignent de voir traiter avec ce sans-façon l’un de leurs collègues, et qui en appellent à la pudeur publique, au respect des princes et des États, en attendant qu’ils recourent à la force.

En deux mots, pour que l’idée de l’unité italienne triomphe définitivement, il faut que le roi Victor-Emmanuel se concilie la force, non-seulement en Italie, mais par toute l’Europe. Sans cela, il reste insuffisant, et toutes ses victoires et conquêtes peuvent se changer pour lui en une amère déception. Les Français restent à Rome, les Autrichiens à Vérone ; l’Angleterre, la Russie, l’Allemagne lui retirent leurs sympathies. Qu’il tente un mouvement, il est perdu, et la pauvre Italie le suit dans sa chute. Tout ce que le gouvernement de Turin a à faire, en supposant qu’il vienne à bout de s’assimiler les Deux-Siciles, c’est d’abord d’organiser les forces italiennes, afin de prévenir tout retour de l’étranger, puis de conquérir au système de l’unification de la Péninsule et des îles adjacentes des suffrages partout. Ceci est l’affaire de M. de Cavour, beaucoup plus épineuse que celle de Garibaldi[2].

Redisons-le donc en nous résumant. La force, par elle-même, ne connaît pas des doctrines. Mais dès que les doctrines, plus ou moins plausibles, admises par un certain nombre d’esprits, appuyées par certaines masses d’intérêts, tendent à passer de la théorie à l’application, et conséquemment à évincer d’autres doctrines, d’autres intérêts, la question se trouve naturellement portée, pour ce qui concerne les états, au tribunal de la force. Et cette juridiction ne saurait être déclinée. Des idées qui ne savent combattre, qui répugnent à la guerre, et que fait fuir l’éclair de la baïonnette, ne sont pas faites pour diriger les sociétés ; des hommes qui ne savent mourir pour leurs idées ne sont pas faits pour le gouvernement ; une nation qui refuserait de s’armer, qui, contre ses dominateurs, ne saurait employer que la grimace, serait indigne de l’autonomie. Le droit des nationalités n’existe qu’à ce titre : la force le crée, et la victoire lui donne la sanction. Les chances du roi de Naples se sont relevées de moitié depuis qu’il a fait acte de guerre ; il s’est sacré lui-même par son courage. Quoi qu’il advienne, l’Italie n’aura pas à rougir de ses rois. Le Pape seul est impossible.

Résumons-nous sur ces deux premiers chapitres.

En principe, la formation de l’humanité par états indé- pendants et souverains parait être une loi de la civilisation et une loi de l’histoire. Il faut le croire, puisque cela est.

L’étendue des états varie : généralement elle dépasse de beaucoup les limites de la tribu et de la cité ; toutefois, il ne semble pas qu’elle puisse aller jusqu’à embrasser une partie considérable du globe, à plus forte raison la totalité même du globe.

La guerre est l’action par laquelle les agglomérations politiques appelées États se constituent, sous certaines conditions de force, de temps, de limite et d’assimilation.

Comme action formatrice des États, la guerre a donc sa légitimité ; comme arbitre de leurs différends, elle a sa compétence : son jugement, n’étant à autre fin que de démontrer de quel côté est la force et d’en assurer la prérogative, est véridique. Ce jugement, enfin, est efficace ; par conséquent il peut et doit être réputé judiciairement valide, puisque l’incorporation voulue devant s’opérer selon la loi du plus fort, dans les circonstances et sous les conditions prescrites, le différend est régulièrement terminé, et justice faite. Efficacité de l’action et validité du jugement, la première de ces expressions servant à marquer l’effet matériel de la guerre, la seconde, son effet moral, sont ici synonymes.

On appelle guerre dans les formes celle où les puissances belligérantes sont censées remplir l’une envers l’autre les conditions qui assurent la loyauté du combat, l’efficacité de la victoire, par conséquent, la légitimité et l’irrévocabilité de l’incorporation.

La violation des formes ou lois de la guerre n’implique pas toujours la nullité de la conquête : c’est ainsi que dans les tribunaux ordinaires un jugement peut être mal motivé, rédigé avec passion, rendu à la suite de débats scandaleux, sans que pour cela il soit injuste en lui-même, et qu’il y ait lieu de l’infirmer. Les taches qui le déshonorent retombent sur les plaideurs, sur les avocats, sur les juges, mais ne l’empêchent pas de sortir son plein et entier effet.

Mais souvent aussi le mépris des lois de la guerre crée des nullités qui plus tard se traduisent par des défaites en sens contraire des premières victoires, et qui remettent les choses en leur premier état : nous en avons cité des exemples. Tout cela, le lecteur le comprend de reste, est de la dernière gravité. Les frais de la justice civile sont des infiniment petits en comparaison de ceux de la guerre ; et quand on ne réussirait, par une détermination exacte des principes, qu’à diminuer les incalculables désastres qu’engendrent l’ambition des gouvernements, l’ignorance des masses et la brutalité du soldat, il vaudrait encore que l’on s’en occupât. L’honneur des princes, le bien-être des populations, la moralité de la guerre, y ont un égal intérêt.


CHAPITRE III


DU RÈGLEMENT DES ARMES ET DE LA POLICE DU COMBAT.


Puisque la guerre est une action en revendication du droit de la force, une véritable procédure ; que son jugement, rendu dans des circonstances et pour un objet qui le requièrent, est valide, et que ses exécutions, entourées des conditions voulues, sont aussi justes qu’efficaces, il en résulte que la guerre est soumise à des règles, et que, comme toute procédure, elle a ses formes. Le mot est reçu dans la langue des militaires comme dans celle des jurisconsultes.

Ces règles ou formes de la procédure guerrière n’ont rien d’arbitraire : elles découlent naturellement de la notion même de la guerre, de sa nature et de son objet. Leur violation constitue pour l’infracteur un crime, susceptible d’un châtiment sévère, s’il est vaincu ; dont le résultat sera d’amoindrir, quelquefois d’annuler la victoire, dans tous les cas d’infecter le nouvel ordre de choses, s’il est vainqueur.

L’observation des lois, règles ou formes de la guerre est donc de la plus haute importance. Pour nous en faire une juste idée, rappelons-nous ce qui se passe dans le duel.

Le duel, odieux, absurde même dans la plupart des cas, et pour cette raison justement déconsidéré, le duel a droit à notre suffrage cependant, lorsque nous voyons un homme de cœur, après avoir reçu une mortelle injure, pour laquelle la justice ordinaire est sans réparation, renoncer à la vengeance, et offrir généreusement à son adversaire le combat. Il est des offenses qui tuent moralement leur homme si elles restent impunies, et qui cependant ne peuvent se réparer par la voie des tribunaux. Or, si nous admettons que l’homme possède de son fonds la justice, que par conséquent il tienne de sa dignité le droit de justice, comme le seigneur du moyen âge, il faut admettre, dans le cas donné, que le moins qu’on puisse lui accorder est le droit de défier son offenseur et de se battre contre lui. La conscience universelle, plus puissante que la police des rois et la sagesse des juristes, le dit ; et c’est parce que la conscience universelle le dit, que des règles sont imposées au duel, et que le meurtre commis par le duelliste est excusable.

Dans le duel, on convient du lieu, de l’heure, des armes ; on prend des témoins ; on égalise les chances ; on interdit aux combattants la perfidie, les surprises, sévices et outrages. Du moment qu’ils sont en présence, ils se deviennent l’un à l’autre respectables : on ne leur laisse à chacun, autant que possible, d’autres avantages que ceux qu’ils tiennent de leur énergie naturelle et de la conscience de leur droit. Puis, ces conditions remplies, sous l’œil vigilant des témoins, le signal est donné… Les choses se sont passées avec loyauté : tout est dit. Le vainqueur ne se permettra pas une réflexion blessante, pas un mot d’invective ; il ne touchera pas au vaincu, mort ou blessé ; il regardera comme sacrés pour lui sa personne, son cadavre, sa mémoire, ses armes, et tout ce qui lui appartient. Il n’épousera pas sa veuve ; il n’ira pas s’installer dans sa maison ; il n’assistera pas à ses funérailles. Il se peut que ce soit l’offensé qui succombe : du moins il lui restera l’honorabilité, la réputation d’un homme de cœur, qui a préféré la mort à la dérision ; il emportera en mourant, avec le regret des honnêtes gens, la satisfaction d’avoir fait naître le remords au cœur de son ennemi au moment du péril, et de lui laisser l’odieux de sa mort. Voilà ce qu’a fait pour le duel la conscience des duellistes ; ce qui ne l’empêche pas, à raison des énormes abus qui en sont inséparables, d’être poursuivi, flétri par les lois, et, dans le plus grand nombre des cas, médiocrement accueilli par l’opinion.

Or, la guerre, considérée dans sa nature et dans son objet, a sur le duel, au point de vue de la moralité, tous les avantages. Elle exclut, de la part des belligérants, toute idée d’injure et de haine, à telle enseigne que si, entre deux puissances belligérantes, l’une avait offensé l’autre, la première devrait, en bonne justice militaire, réparation à la seconde avant d’en venir au combat : ce qui ne saurait avoir lieu dans le duel, puisque, si réparation était faite, le duel deviendrait impossible.

La guerre a un but positif, réel, soit la fusion de deux peuples et la formation d’un plus grand État ; soit la séparation de deux races, de deux populations jusque-là politiquement unies, mais que la religion ou d’autres causes ont irrévocablement divisées ; soit enfin la délimitation et l’équilibre des souverainetés. Tandis que le seul résultat possible du duel, l’unique satisfaction exigée, bien que sous-entendue, par celui qui envoie le cartel, est le sang et la mort.

Enfin la guerre loyalement conduite, aboutissant à une victoire de bon aloi, emporte justice. Elle prouve quelque chose, la force supérieure du vainqueur ; par conséquent elle établit son droit. Tandis que le duel n’a de valeur que par la cause qui le détermine : en lui-même il ne prouve rien ; ce n’est que par hasard qu’il fait justice, l’issue du combat pouvant être indifféremment favorable à l’offenseur comme à l’offensé.

Telle qu’elle se pose, comparativement au duel, la guerre nous apparaît donc comme le sommet de l’humaine vertu, une justice divine, évoquée par la conscience des nations pour le plus grand et le plus solennel jugement. Le champ de bataille est la véritable assise des peuples ; c’est la communion et le paradis des braves. Comment donc, à ce tribunal suprême, n’y aurait-il pas des règles ? Comment la guerre, la souveraine justicière, serait-elle dépourvue de formes ?

Que le lecteur daigne, en ce moment, redoubler d’attention, et se défaire, en me lisant, de tout préjugé. Les erreurs de l’humanité ne sont si opiniâtres que parce qu’elles tiennent à des causes profondes, consacrées par l’usage et le temps, et dont la raison publique a peine à se rendre compte. Ce n’était pas un médiocre paradoxe que d’affirmer la réalité d’un droit de la force ; c’en est un autre peut-être encore plus énorme, de soutenir que, la guerre étant une sorte d’action judiciaire, les moyens de contrainte ne lui conviennent pas tous indifféremment, et qu’une manière de combattre qui aurait pour résultat de donner la victoire au plus faible et d’annihiler le bénéfice de la force, serait un attentat au droit des gens et une véritable félonie.

Rappelons une dernière fois comment se pose entre deux nations le cas de guerre, c’est-à-dire d’un litige qui ne se peut vider, selon l’expression de Cicéron, que par les voies de la force.

Voici des familles, des tribus, qui, nées à distance les unes des autres, sur un vaste plateau, au sein des forêts immenses, dans une longue vallée, vivent et se multiplient pendant quelque temps dans une entière indépendance. A mesure qu’elles prennent de l’accroissement, elles se forment en petits États, qui bientôt, obéissant à la loi de leur expansion, finissent par arriver au contact. D’abord, une question de bornage s’élève : elle se décide par le droit ordinaire ; du moins elle en est susceptible. Mais cette situation ne saurait être de longue durée. La pression des tribus les unes contre les autres rend leurs mouvements difficiles ; des difficultés de toute sorte surgissent pour les passages, les servitudes ; des croisements s’opèrent, des alliances se contractent, sans compter les embarras de la subsistance. Bref, il devient nécessaire que ces hordes, tribus, cités, clans se résolvent en un petit nombre d’états, en une république ou royaume : ce qui entraîne, pour la plupart de ces États microscopiques, la perte de l’individualité et de l’indépendance. Le litige, qui d’abord semblait devoir se réduire à une question de propriété ou de commerce, devient tout autre ; il y va de l’existence, non des personnes, mais des communautés politiques. Y a-t-il lieu, oui ou non, à une incorporation ? C’est en ces termes que se pose le débat. En cas d’affirmative, qui obtiendra la prépotence ? Quel état donnera aux autres son nom, sa loi, sa langue, ses dieux ? Où sera le foyer d’absorption ? Telle est la question qui préside à toute guerre, et dont la jurisprudence de l’école ne tient aucun compte ; question qui ne se peut évidemment décider que par la force ; dont la solution par conséquent exige une lutte, dans laquelle il y aura nécessairement du sang répandu, des richesses englouties, une nationalité sacrifiée ; mais qui, en définitive, du point de vue élevé du droit international et du progrès, n’est rien de plus qu’un acte judiciaire.

Notre mollesse ne peut se faire à l’idée d’une semblable tragédie. Cette justice sanglante nous répugne : c’est pourtant, au fond, la seule rationnelle, la seule honorable, la seule légitime. Au peuple le plus fort, au plus vivace, à celui qui, par le travail, le génie, l’organisation du pouvoir, la pratique du droit, possède à un degré supérieur la capacité politique, à celui-là le commandement. Car la force, dans un peuple, ne s’entend pas seulement du nombre des hommes et de la vigueur de leurs muscles ; elle comprend aussi les facultés de l’âme, le courage, la vertu, la discipline, la richesse acquise, la puissance de production. La formation des grands États, inévitable à un moment donné de l’histoire, l’honneur de les nommer, d’en fournir les éléments constitutifs, tout cela est le privilége de la force. Adjuger l’autorité au plus faible serait plus qu’une injustice, ce serait une folie. Or, comment distinguer le fort du faible, si ce n’est par un combat dans lequel les parties contendantes auront à déployer tout ce qu’elles possèdent d’énergie physique et morale, d’intelligence, de vertu civique, de patriotisme, de science acquise, de génie industriel, de poésie même ? Car c’est de toutes ces choses, encore une fois, que se compose la force des nations, et la guerre en est la montre.

C’est ainsi, et nous ne saurions assez le redire, que dans la question la plus grave qui puisse agiter une âme d’homme, celle de savoir lequel, de deux peuples que la nécessité condamne à se fondre, obtiendra le commandement, la raison du plus fort, tant décriée depuis Ésope, est positivement la meilleure. La guerre est un jugement ; comme telle, elle doit procéder avec toute la circonspection, toutes les formalités et garanties de la justice. La logique le veut, l’instinct des nations le déclare. Tous les hommes de guerre et les hommes d’état, tous les historiens et jurisconsultes en conviennent, quand ils reconnaissent, à l’unanimité, que la guerre doit être précédée, de la part de l’agresseur, d’un exposé de motifs et d’une dénonciation ; quand ils parlent des formes et des lois de la guerre ; quand ils livrent à l’infamie le barbare qui les viole. Le chef d’armée en campagne est, vis à-vis du chef ennemi, comme le plaideur en face de son adversaire devant le tribunal : tous les deux à ce moment sont la personnification de leurs peuples ; ils en représentent la puissance, l’honneur et toutes les facultés.

C’est pour cela que le consul romain était à la fois général et magistrat, qu’il réunissait en sa personne tous les pouvoirs, et que les Romains, qui se qualifiaient eux-mêmes, à la ville, de quirites, porte-lances (bourgeois), prenaient le nom de milites (troupiers ?) en campagne. Le premier, dérivé de quir, pique ou javelot, nom du Dieu de la guerre, distinguait l’homme libre de l’esclave et de l’affranchi, lesquels n’avaient pas le droit de porter les armes ; c’était l’insigne du droit, l’insigne de la propriété. Le second désignait la solidarité politique, dont le corps d’armée était l’image. La guerre, qui mettait en jeu toutes les forces de la nation, n’était donc qu’une variété de la justice, une variété de la religion. On l’appelait pieuse, juste, sainte, sacrée ; elle s’accompagnait de toutes sortes de formalités, de purifications, de cérémonies ; en sorte que le plus religieux et le plus juriste des peuples en fut en même temps le plus guerrier.

Tout ici nous prouve donc que la conduite de la guerre ne peut être laissée au hasard, abandonnée à la férocité du soldat pas plus qu’à l’arbitraire des généraux. En premier lieu, chaque nation ayant droit, soit pour attaquer soit pour se défendre, de faire usage de ses moyens naturels, de tirer avantage de sa position et de toutes les circonstances favorables, il en résulte que la guerre peut varier dans ses opérations. Elle peut se réduire au choc des armées en rase campagne, ou bien embrasser une série de mouvements sur terre et, sur mer, des siéges, etc. Car il ne s’agit pas seulement pour le demandeur d’être le plus fort, il faut qu’il soit en état de forcer l’ennemi chez lui, dans son fort, dans la plénitude de ses ressources : ce qui exige un effort bien supérieur à celui d’une simple bataille. Dans tous les cas, et quelle que soit l’arme choisie, le terrain adopté, le mode du combat, il est de toute évidence que des règles d’honneur doivent être imposées, faute de quoi la guerre ne serait plus un acte juridique ; elle dégénérerait en brigandage. Ce ne serait plus de valeur que les parties feraient assaut, ce serait de lâcheté. Dans de telles conditions, la guerre deviendrait nulle ; elle se réduirait à une extermination. La victoire déshonorée n’aurait de garantie que dans le massacre ; le vainqueur, condamné à la destruction totale du vaincu, n’aurait accompli qu’une œuvre d’infamie et d’impuissance.

Toute infraction aux lois de la procédure guerrière sera punie, soit par la réaction de la force, soit par la déchéance qui tôt ou tard frappe le coupable. La destruction des royaumes du Pérou et du Mexique par les Espagnols, de même que l’expulsion des Juifs et des Maures, ces immenses assassinats suivis de si odieuses spoliations, hâtant la corruption du peuple espagnol, furent certainement la cause la plus active de sa décadence. Depuis trois siècles, l’Espagne, tombant d’un cran à chaque règne, expie l’horreur de ses guerres et l’irrégularité de ses conquêtes. La Saint-Barthélemy et les Dragonnades avaient mis la France sur la même pente et lui auraient fait éprouver le même sort, si elle ne s’était relevée à la fin par la philosophie du dix-huitième siècle et par la Révolution. Après la révolution de février, la guerre s’allume, pour le travail et le salaire, entre les deux grandes fractions du peuple, la bourgeoisie et le salariat. La force décide que la question sociale n’est pas mûre, que la classe travailleuse est encore trop brute, bref, qu’il n’y a lieu, pour le moment, de faire droit à la pétition socialiste. Mais la réaction de juin 1848 et de décembre 1851 voulut davantage. On prétendit étouffer une demande qui ne pouvait être qu’ajournée, faire rendre à la victoire plus qu’elle ne pouvait donner. Dites-moi maintenant où en est cette France réactionnaire, et s’il n’eût pas mieux valu pour elle respecter le droit du vaincu que de porter atteinte, en exagérant ses prétentions, à sa propre liberté ?

La guerre, pour me résumer en quelques lignes, étant la mesure des forces, ayant pour conséquence le couronnement du plus fort, la subordination du plus faible, par cela seul sa législation est déterminée. Tout ce qui peut assurer la sincérité et l’honorabilité de la lutte, le triomphe légal de la force, est d’obligation à la guerre ; tout ce qui peut y porter atteinte, fausser la victoire, soulever les protestations de la défaite, envenimer les ressentiments, est défendu. Tel est le principe, dont le code de la guerre a pour but de régulariser dans le détail l’application.

A la guerre, comme aux jeux olympiques, comme aux tournois du moyen âge, il est des choses que l’honneur et la justice commandent aux combattants de s’interdire. Celui qui mord le bras de son adversaire afin de lui faire lâcher prise, est chassé de l’arène ; le duelliste qui frappe son ennemi par derrière avant que celui-ci se soit mis en garde, est réputé assassin. Il en est de même à la guerre. Si la guerre n’était qu’une chasse aux malfaiteurs et aux pirates, on conçoit que la gendarmerie envoyée contre eux employât tous les moyens pour les réduire, le fer et le feu, la violence et la ruse. Mais c’est une population laborieuse, paisible, soumise à justice, qu’il s’agit de révolutionner ; c’est une puissance politique, qu’une autre puissance peut avoir le droit, dans un cas donné, de soumettre à sa loi, mais qui n’en a pas moins aussi le droit de décliner cette subordination et d’opposer la force à la force. Soutenir que, dans un semblable conflit, tous les moyens sont bons pourvu qu’ils réussissent, c’est, encore une fois, méconnaître la nature des choses, et mentir à la conscience du genre humain.

Oui, la guerre, comme toute poursuite ou action judiciaire, est soumise à des règles ; elle a ses formalités, en dehors desquelles tout ce qui se produit entre les combattants peut être argué de nullité ; en un mot, elle a son droit. Toute la pratique militaire des nations en témoigne ; il n’y a pas d’idée qui nous soit plus familière que celle d’une guerre dans les formes, pas d’expression qui, parmi les publicistes, revienne plus souvent. En sorte que la véritable question n’est plus de savoir si l’action guerrière doit être ou non gouvernée par des règles, mais si les règles généralement admises, et que les peuples civilisés se flattent unanimement de respecter, sont ce qu’elles doivent être, c’est-à-dire si elles répondent au principe de la guerre et à sa fin.

Ici, je ne puis m’empêcher de relever avec un surcroît d’énergie la déraison des publicistes. Comment, puisqu’ils nient en principe le droit de la force, que par conséquent ils regardent tous les actes de guerre comme radicalement nuls au point de vue de la justice, comment en acceptent-ils le code ? Comment souscrivent-ils à de telles lois ? Comment leur accordent-ils leur suffrage ? Grotius, réprouvant l’ordalie ou combat judiciaire, ne perd pas le temps a en discuter les règles : la même condamnation qui frappe le procédé en enveloppe les formes. Comment n’en use-t-il pas de même avec la guerre ? Par quelle complaisance, après avoir déploré la guerre comme anti-juridique de sa nature, en admet-il, au nom du droit, les pratiques soi-disant légales, des pratiques qui le plus souvent sont ce que la fureur et la barbarie peuvent suggérer de plus odieux ?

A la guerre, selon Grotius et tous les auteurs, il est permis, non-seulement de blesser et tuer, ce qui est la conséquence inévitable du combat, mais d’assassiner ; permis d’empoisonner ; permis de passer au fil de l’épée des populations entières, sans distinction d’âge ni de sexe ; permis de les transporter ; permis de saccager, brûler, dévaster ; permis de violer ; permis de réduire en esclavage ; permis de massacrer les prisonniers ; permis de piller, rançonner, déposséder, confisquer ; permis de dépouiller les sépultures… Tout cela, selon les auteurs, et nous en produirons les témoignages, fait, a l’occasion, partie du droit de la guerre. Aucune armée ne s’en est jamais fait faute ; c’est jusqu’à ce jour, on le verra, ce qu’on appelle la guerre dans les formes.

Je sais que les auteurs recommandent de toute leur force aux chefs d’armée la clémence ; que le progrès des mœurs a jusqu’à certain point adouci, dans l’exécution, cette rigueur des prétendues lois de la guerre, et qu’il est passé dans les habitudes militaires de s’abstenir de tout sévice et dégât inutiles. Mais reste le cas d’utilité, dont chacun à la guerre, depuis le simple soldat jusqu’au général en chef, dans la limite de son action, est seul appréciateur. On devine, sans qu’il soit besoin de le dire, ce que peut être l’appréciation d’un homme armé, exalté par le combat, à qui la vie de ses semblables est devenue chose légère, et qui voit partout des dangers. Pour peu qu’il se croie menacé, il tuera, brûlera, saccagera ; il y aura utilité, nécessité même. La guerre alors n’est plus, selon l’expression de Virgile, qu’un assaut de fureurs et de haines, une lutte de dévastations et de rapines, où tout ce que la justice ordinaire réprouve devient licite :

Tum certare odiis, tum res rapuisse licebit.

La guerre, dis-je, qui nous est apparue jusqu’ici comme la manifestation la plus grandiose du droit, devient le monstre décrit par les poëtes, la furie de la destruction et du carnage.

Oh ! si la guerre n’était que ce qu’elle prétend être, ce que de tout temps, personne plus que moi n’aime à lui rendre ce témoignage, elle aspira à devenir, un appel à la force dans une question de force ; si du moins les légistes, à qui le calme de l’étude permettait de garder plus de sang-froid que l’ardeur du combat n’en peut laisser aux soldats, avaient su distinguer nettement, dans cette lutte des forces, l’emploi de l’abus ; si nous pouvions espérer, dans cet exercice redoutable de la puissance armée, une réforme : j’avoue que, bien loin de m’effrayer de l’effusion du sang, je verrais dans ce mystère de la mort et de la justice la consommation de la félicité humaine, j’adorerais la guerre comme la manifestation la plus sublime de la conscience, et je m’inclinerais à la voix du canon comme le peuple d’Israël à la voix de Jéhovah.

Malheureusement, ce n’est pas ainsi que les choses se passent. La guerre n’est point telle, dans son action, que son principe et sa fin la supposent. La théorie dit blanc, la pratique exécute noir ; tandis que la tendance est au droit, la réalité ne sort pas de l’extermination. Entre le fait et l’idée, non-seulement la contradiction est complète, elle paraît irrémédiable. Et ce ne sera pas la moins ardue des questions que nous aurons à résoudre de savoir comment, les principes étant aussi manifestes, la raison des légistes, le point d’honneur des guerriers, la conscience des masses, l’intérêt des vainqueurs autant que celui des vaincus, tout le monde enfin étant d’accord, il a été impossible de purger le duel entre états des horreurs qui le déshonorent.


CHAPITRE IV


CRITIQUE DES OPÉRATIONS MILITAIRES. — DE LA TACTIQUE : EXAMEN DES CAUSES QUI ONT AMENÉ LA CHUTE DU PREMIER EMPIRE.


Les principes sur lesquels se fonde la critique dans laquelle nous allons entrer sont les suivants : 1. La guerre est le jugement de la force. — Elle n’a lieu qu’entre les États, et pour des causes qui intéressent, directement ou indirectement, l’existence politique des nations.

2. La manière de faire rendre ce jugement consiste à faire lutter les forces, ou puissances, entre elles. Les conclusions sont adjugées au vainqueur.

3. La force n’est pas seulement chose physique et musculaire : c’est surtout chose morale. — A la guerre, disait Napoléon, la force morale est à la force physique comme 3 est à 1. Le courage et toutes les facultés animiques des citoyens, aussi bien que la vigueur de leurs corps, leur industrie et leur richesse, font partie de la puissance de l’État.

4. Si donc, ce dont nous ne saurions maintenant douter, existe véritablement un droit de la guerre, ce droit a pour objet surtout de régler le combat, d’assurer la loyauté de la lutte et la légitimité de la victoire, en mettant en jeu la totalité des forces physiques, intellectuelles et morales des parties ; en interdisant la perfidie et la fraude ; en proscrivant, sous des peines redoublées, tous les actes que la morale ordinaire réprouve. L’homme qui marche au combat, pour le salut de la patrie, doit s’élever au-dessus de lui-même, non-seulement par l’énergie et la bravoure, mais par la vertu, et devenir presque un saint.

5. Ajoutons, par forme de scolie, qu’il y a tendance chez tous les peuples à resserrer la lutte en une sorte de champ clos, où la force, le courage et le droit trouvent également leur compte. Dans les différends internationaux que la guerre est appelée à vider, il y a presque toujours une bataille, une journée, qui décide du sort des peuples, des dynasties et des gouvernements : Jemmapes, Zurich, Marengo, Austerlitz, Wagram, Leipzig, Waterloo. Voilà ce qu’on peut appeler les duels des nations. Et c’est afin d’en assurer le succès, en même temps d’en diminuer l’horreur, que d’un commun accord les populations se tiennent en dehors des opérations militaires : le duel a lieu exclusivement entre les armées.

Ces principes établis, la première question qui se présente est celle-ci :

Est-ce une guerre légale, telle que le droit de la force la veut, que d’en faire un problème d’escrime et de combinaison ; d’attaquer l’ennemi par embuscade et stratagème ; de le diviser par des mouvements feints, puis de tomber sur lui à l’improviste et de le détruire en détail ; de paralyser ses moyens en dévastant par des courses son territoire, brûlant ses habitations et ses magasins, capturant ses vaisseaux ; enfin, de substituer, autant que faire se peut, l’adresse à la force, la science des armes au courage, les manœuvres au nombre et à la masse. Chose dont on a droit d’être surpris, qui ne sera pas la moindre des contradictions que nous aurons à relever dans les opérations militaires, la guerre est la revendication et l’exercice du droit de la force, et il semble, par la manière dont on s’y comporte, que l’on n’ait d’autre but que de déjouer la force, d’empêcher son triomphe et de se soustraire à sa raison.

Afin qu’on ne me reproche pas à moi-même d’user de surprise, j’avertis le lecteur que la discussion dans laquelle je vais entrer ne tend à rien de moins qu’à renouveler de fond en comble la stratégie et la tactique, en réclamant, au nom du droit de la force, et pour l’honneur même des armes, une distinction plus exacte des choses qui sont licites à la guerre et de celles qui doivent être réputées illicites, par suite, une détermination législative des mouvements. De telles distinctions et déterminations ne sont pas faciles, je le reconnais : mais en quoi donc les distinctions sont-elles faciles ? Qui distingue définit : or, dit la logique, toute définition est sujette à caution, omnis definitio periculosa. La guerre n’est pas en ceci plus mal traitée que le droit, la philosophie, l’histoire naturelle et toutes les sciences. Bien loin que l’homme de guerre s’impatiente de ces précautions, son amour-propre doit en tirer gloire.

Je reviens donc à ma question : Quelle doit être, d’après le droit de la guerre, la règle générale de la tactique ? Dans quelle mesure est-il permis de suppléer à la force par l’art, et que faut-il penser des surprises et stratagèmes ?

De prime abord, il semble que la guerre étant le jugement de la force, tout ce qui s’éloigne des voies de la force pure doive être écarté. Mais la question est plus complexe qu’il ne paraît. Dans un État, puissance collective, l’intelligence compte aussi pour une force ; l’industrie, l’art sont des forces. A moins qu’on ne les dispense du service militaire, comme on dispense les ecclésiastiques, les professeurs et les magistrats, ces forces doivent avoir leur part dans la guerre. Retrancher des moyens légitimes de vaincre les facultés morales et intellectuelles, la promptitude et la sûreté du coup d’œil, le sang-froid, la vigilance, la fertilité de l’esprit, la rapidité des mouvements, l’application des procédés de l’art et de l’industrie, l’emploi de la science, ce n’est pas seulement chose impossible, ce serait chose absurde. Celui qui ne sait ni se garder, ni se mouvoir, tirer parti des choses, se créer des ressources, ou qui dans un siècle de haute civilisation voudrait en revenir à la fronde et à la massue, celui-là est indigne de vaincre, d’autant plus indigne que la victoire a pour but la souveraineté, et que le jugement de la force n’a pas été institué, apparemment, afin d’assurer le pouvoir aux brutes. La bataille finie, l’intelligence reprend ses droits ; la force règne, mais l’esprit gouverne.

C’est en ce sens qu’il faut expliquer le cas que faisaient les anciens des ruses de guerre et des stratagèmes. Placés comme ils l’étaient, à la naissance des sciences et des arts, sous l’empire presque exclusif de la force, ils sentaient d’autant mieux le prix de l’intelligence, et c’était à la guerre qu’ils exerçaient surtout leur esprit. Dans leur simplicité, ils prenaient pour esprit, science et haute raison, ce qui n’était que ruse, finesse, tromperie. Il semble même que les victoires les plus glorieuses pour eux étaient celles obtenues par stratagème, avec le moins de force possible. Mais, dans la guerre comme dans la paix, l’humanité a marché : la tactique et la stratégie, devenues des sciences, ont abrogé ces tours de vieille guerre. Ce n’est plus par des roueries de sauvage que l’esprit se signale dans les combats, c’est par le calcul des forces, des temps, des vitesses et des masses ; c’est par la prévoyance, l’art de gouverner les hommes, de les animer, de les faire mouvoir, d’en tirer tout ce qu’ils contiennent d’énergie. Le général d’armée sourit aujourd’hui des tours de passe-passe des anciens héros ; il se croirait perdu, s’il se savait seulement capable d’en concevoir l’idée.

D’après ces considérations, on se demande donc dans quelle mesure et en quelle qualité l’esprit peut intervenir dans les luttes de la force, si l’adresse et l’habileté, dont la guerre comporte le déploiement, peuvent aller jusqu’à ces piéges et traquenards dont on use volontiers avec les malfaiteurs et les bêtes fauves, mais dont avait horreur l’ancienne chevalerie, et qu’il répugne de voir employer vis-à-vis de loyaux ennemis ?

Une partie importante de l’art de la guerre, d’après les auteurs, consiste en ces deux opérations inverses l’une de l’autre : Surprendre l’ennemi, et se dérober. Sous ce rapport, les manœuvres du chef d’armée ne sont pas autre chose qu’une extension, plus ou moins licite et bien entendue, des procédés de l’escrime. « Les mouvements qui réussissent le mieux, disent les professeurs d’art militaire, ceux qui produisent les résultats les plus grands et les plus décisifs, sont ceux dont on a pu dérober la connaissance et surtout le mécanisme à l’ennemi. » C’est ce que Napoléon Ier appelait prendre en flagrant délit.

Flagrant délit de quoi ? De halte, de bivac, de marche de flanc ou dans un défilé, d’agglomération ou d’éparpillement ? Certes, la vigilance est de commande à la guerre ; s’il est pardonnable à un général d’être vaincu, il ne l’est pas de se laisser surprendre. Mais prenons garde, en accordant trop à la tactique, de tomber dans le guet-apens. Car, comme nous aurons plus d’une occasion de le remarquer, indépendamment de l’irrégularité, les résultats n’en sont jamais, pour le vainqueur, ni avantageux ni glorieux. D’après la loi du duel et la notion de la guerre, le droit strict serait qu’on se prévînt, afin que, chacun étant sur ses gardes, on combattit de part et d’autre avec toutes ses forces. Je n’irai pas jusque-là : ce serait, par excès de courtoisie, tomber dans un autre abus. Dire à l’ennemi, comme firent les Français à Fontenoy : Tirez les premiers, messieurs les Anglais, serait une fanfaronnade dont un général rendrait compte aujourd’hui devant un conseil de guerre.

Mais le contraire est-il moins anormal ? Attaquer à l’improviste, par derrière, la nuit s’il se peut ; égorger l’ennemi dans son sommeil, le brûler dans son camp, l’écraser dans sa dispersion, l’accabler de la supériorité des armes : tout cela, depuis Homère, est réputé de bonne guerre. C’est le grand secret de la victoire. Le triomphe sera d’autant plus beau que le moins fort en hommes et en matériel, peut-être le moins brave, aura réussi, par ruse ou artifice, à se soustraire à une défaite certaine et à détruire un ennemi de tous points supérieur : ce qui renverse toute idée d’une lutte des forces, et conséquemment d’une décision par les armes.

J’entends qu’on se récrie : La guerre n’est pas un tournoi, et ce serait en exagérer la moralité que de l’assimiler à une affaire d’honneur. C’est un engagement entre deux états, dans lequel chacun combat pour son territoire, pour son indépendance ou sa suprématie ; où il s’agit, en un mot, de son existence même. Détruis-moi, ou je te détruirai ; telle est la maxime de l’homme de guerre. Dans cette situation, la loi du salut public prescrit de ne pas marchander l’ennemi : Dolus an virtus, dit le poète, quis in hoste requirat ?

Ne retombons pas dans des divagations désormais épuisées. S’agit-il de dénicher une bande de flibustiers, de repousser une incursion de pirates ? Je n’ai rien à répondre. Que la gendarmerie, que les gardes urbaines et toute la population fassent de leur mieux : nous ne sortons pas des prescriptions du code d’instruction criminelle. Mais assimilerez-vous à la répression d’un attentat contre les personnes et les propriétés la guerre née tout à coup, pour cause politique, entre deux puissances souveraines ? Toute la question est là.

Si la guerre est autre chose, d’un côté, qu’un acte de brigandage, de l’autre, qu’une poursuite de malfaiteurs. — et, après tout ce que nous avons vu, il est impossible de conserver ici le moindre doute, — la guerre a des lois. Ce point doit être une vérité définitivement acquise, sur laquelle il serait puéril de revenir. Marchons donc de l’avant.

Si la guerre a des lois, ces lois, d’après la nature et l’objet de la guerre, sont exclusives de tous les actes qui caractérisent soit le brigandage, soit la poursuite des coupables, pour ne pas dire la chasse des bêtes féroces. Ce second point doit être pour nous aussi certain que le premier, et nous devons nous y attacher avec force.

Troisième proposition démontrée par le raisonnement et attestée par l’histoire : Les lois de la guerre ne se laissent pas violer. Si les infractions commises sont trop peu importantes pour déterminer la perte ou le gain de la bataille, elles se compensent mutuellement, et la victoire acquiert la valeur d’un jugement définitif. Si, au contraire, la victoire a été obtenue par fraude ou artifice, je veux dire contrairement à la raison de la force, elle reste inefficace ; tôt ou tard une victoire en sens contraire vient l’annuler.

Devant ces considérations, que nous n’avons plus à développer, toute objection tombe. Le seul parti à prendre est de reconnaître de bonne foi que si la licence, la fourberie et toute espèce d’artifice doivent être de quelque part impitoyablement bannis, c’est surtout des opérations militaires. Quelles seront donc, d’après ces règles du droit guerrier, les règles de la tactique guerrière ? Voilà ce que je demande.

Pour convaincre le lecteur de la légitimité de la question que je pose, et surtout de la vérité de ce principe, contraire à l’opinion généralement répandue, qu’à la guerre c’est surtout la force, physique et morale, qui doit vaincre ; que l’habileté du tacticien et du stratége ne doit paraître qu’en seconde ligne, et seulement comme directrice des forces ; à plus forte raison, que toute espèce d’astuce et de sophisme doit en être scrupuleusement écartée, à peine de nullité de la victoire, je vais citer l’exemple d’un capitaine auquel on eut rarement à reprocher de félonie dans ses opérations, mais qui porta la stratégie et la tactique à un si haut degré de précision, leur donna un tel caractère d’intellectualité, que les forces ennemies perdaient avec lui la moitié de leur valeur, et que les généraux ennemis étaient vaincus avant même d’avoir tiré un coup de canon. Ce capitaine est Napoléon.

Le général Jomini, après avoir raconté avec l’admiration d’un soldat la campagne d’Italie de 1796-1797, ramené à la réalité par l’état de choses en présence duquel il écrivait, laisse échapper cet aveu :


« Les causes générales décident du destin des empires, et donnent aux victoires des résultats plus ou moins importants. »


Les causes générales, entendez-vous ? dominent la science du stratége, et donnent à ses victoires leur résultat vrai, en les confirmant ou les annulant. Et quelles sont ces causes générales contre lesquelles la victoire elle-même est impuissante ?

Le général historien nous les révèle, en faisant voir par le menu, comment cette célèbre campagne ne fut, du commencement à la fin, par la faute des généraux ennemis encore plus que par l’habileté du général Bonaparte, qu’une sorte de dérision de la loi des forces ; — comment les Autrichiens se divisant, par nécessité ou imprévoyance, en une multitude de petits corps, se faisaient détruire en détail, malgré la supériorité de leurs forces, par un ennemi plus agile et toujours concentré ; — comment, lorsque les armées en présence étaient d’égale force, les résultats devenaient nuls, ainsi qu’on le vit à Arcole ; lorsque les Autrichiens se trouvaient en nombre, ils triomphaient à leur tour, comme aux combats de Salo et de la Corona ; — comment en mainte circonstance le salut de Bonaparte et de son armée tint à un hasard, à une méprise de l’ennemi, à la bonhomie autrichienne, à une rouerie, qu’on me passe le mot, du général français ; — comment, à Rivoli, dix minutes de retard auraient fait perdre à celui-ci la plus belle et la plus décisive de ses victoires ; — comment, en résultat, ces victoires merveilleuses, mais où l’habileté, l’adresse du batailleur, avaient plus de part que la force réelle, n’aboutirent qu’à une conquête précaire ; — comment, dès l’année suivante, 1798, l’Italie conquise par une force inférieure nous échappait, ce qui amenait en 1800 une nouvelle campagne d’Italie et une autre sur le Rhin ; — comment, pour consolider une domination douteuse, Napoléon fut entraîné, par des conquêtes du même genre, à s’étendre toujours davantage ; — comment, enfin, ce grand capitaine, méconnaissant de plus en plus les vrais principes de la guerre et la loi des forces, après avoir réuni à son empire, par des incorporations mal entendues, la moitié de l’Europe, succomba sous l’avalanche de ces forces soulevées, et laissa après sa chute la France moindre qu’il ne l’avait prise.

Certainement Bonaparte eut raison de battre comme il fit Beaulieu, Wurmser et Alvinzi, puisqu’ils s’y exposèrent. Je ne fais point un reproche au général français de ses victoires ; je dis que, par la manière dont il les gagna, elles ne pouvaient avoir la portée qu’il leur attribuait.

Je reconnais tout ce qu’il y eut de merveilleux, surtout d’héroïque, dans cette première campagne de Bonaparte ; je vais plus loin, je dis que la victoire fut ici pour la bonne cause : à Dieu ne plaise que je nie le droit de la Révolution. J’ajouterai même, en me renfermant dans les pures considérations de la guerre, que les généraux autrichiens, avec leur lourdeur, leur présomption, leur esprit de routine, ne méritaient pas de vaincre, et que, comme tout lecteur, j’ai constamment éprouvé, au récit de ces batailles, la joie que donne le spectacle de la sottise punie et de l’orgueil confondu. En est-il moins vrai que, dans la première campagne d’Italie, ce n’est pas précisément la force qui a vaincu, qu’en conséquence la conquête n’était pas solide, et que ce brillant début du plus jeune des généraux de la République fut la séduction qui perdit plus tard l’empereur ?

L’antiquité nous fournit un exemple, comparable sous plusieurs rapports à celui de Napoléon : c’est l’exemple d’Annibal.

Qu’on réfléchisse à ce qu’étaient Rome et Carthage au commencement de la seconde guerre punique : ou je me trompe fort, ou l’on reconnaîtra que la supériorité des forces était du côté de Rome. Il y a des capitaux, mais point de soldats à Carthage. L’armée avec laquelle Annibal envahit l’Italie se compose de Numides, d’Espagnols, de Gaulois, d’alliés défectionnaires des Romains ; il s’y trouve très-peu de Carthaginois. Cela ne dénote assurément pas une grande force nationale. La qualité de ces soldats de toute provenance est aussi d’une infériorité notoire, comparativement à la qualité du soldat romain. Enfin, l’avantage du nombre est encore à Rome. Il semble donc qu’Annibal n’entrât en Italie que pour y trouver son tombeau. Cependant, grâce à l’habileté de sa tactique, à son activité merveilleuse, grâce à l’ineptie des généraux romains, d’un Sempronius, d’un Flaminius, d’un Varron, il remporte quatre grandes victoires, sur le Tésin, à la Trébie, auprès du lac Trasimène, à Cannes, et pendant dix-sept ans, sans secours d’hommes ni d’argent, il se soutient en Italie. Rome était ainsi punie de l’incapacité de ses chefs et des mauvaises élections de sa plèbe. Mais la force n’en était pas moins de son côté. Elle le fit voir, d’abord en contenant Annibal pendant un an, après la défaite du Trasimène, sous la conduite du temporiseur Fabius ; puis, après le désastre de Cannes, en ce qu’Annibal ne put pas même entreprendre le siége de la ville ; plus tard, en ce que Rome, ayant contre elle le monde entier soulevé par Carthage, soutient la guerre en Espagne, en Italie, en Sicile, partout, et finit par la porter en Afrique. On vit alors ce que c’est que la vraie force, pour peu qu’elle soit conduite avec intelligence. Annibal en Italie, escorté de ses quatre grandes victoires, n’avait pu réduire Rome ; une seule bataille gagnée par Scipion le Jeune sur Annibal, à Zama, eut raison de Carthage, et décida du sort de l’Afrique entière. Et pourtant, à cette bataille même Annibal s’était, comme l’on dit, surpassé ; malheureusement pour sa patrie, il ne pouvait faire que ce ramassis d’étrangers soutînt éternellement le choc des légions de Rome.

Cette observation sur les conditions de la lutte des États et les causes qui déterminèrent la chute du premier empire est d’une telle importance que je ne puis m’empêcher de m’y arrêter encore.

Nous venons de voir le général Jomini nous livrer en quelques lignes, mais sans qu’il se soit rendu compte de la portée de ses paroles, le secret et la philosophie de l’épopée impériale. M. Thiers, comme s’il voulait appeler du jugement de la force rendu en dernier ressort contre Napoléon, repousse cette explication. Il accuse la mauvaise politique de l’empereur, l’immodération de ses désirs, l’exorbitance de son génie, l’abus qu’il fit des faveurs de la fortune ; il met en avant tous ces lieux communs de morale académique renouvelés des Grecs, tandis qu’il n’a que des applaudissements pour les combinaisons stratégiques de son héros.

Vraiment, quand je lis cette Histoire, d’ailleurs si intéressante, du Consulat et de l’Empire, mais dans laquelle tout est loué et blâmé à contre-sens, je suis tenté d’entreprendre l’apologie du premier Napoléon. Étant donné le système de guerre tel que Bonaparte l’avait reçu de ses devanciers, et qu’il lui fut donné de le perfectionner à son tour, plus une cause générale de guerre comme la Révolution, la politique de l’Empereur s’ensuivait nécessairement. A cet égard, j’ose dire que l’homme d’État a été, en Napoléon, moins reprochable que le général. Devenu l’épée de l’idée moderne, idée à laquelle l’empire du monde était promis, et pouvant, quand il regardait ses adversaires, se croire invincible, Napoléon devait aller toujours de l’avant, bien qu’il ne sût pas où il allait ; sa politique devait suivre sa tactique, non sa tactique être subordonnée à sa politique. Deux causes le poussaient, auxquelles il ne pouvait résister : d’un côté l’élan révolutionnaire, de l’autre la supériorité de ses armes. C’est ce qu’il comprit avec une souveraine intelligence, et ce qu’il exécuta, pendant un certain temps, avec un succès inouï. Ses succès le trompaient cependant : il devait à la fin périr, non qu’il raisonnât faux, mais parce que son point de départ, qui était la guerre conçue et faite d’une certaine manière, était erroné, d’autant plus erroné qu’en propageant autour de lui l’idée révolutionnaire, il devait s’attendre à l’avoir un jour sur les bras.

C’est de la critique à la Sénèque de parler de l’ambition de cet homme et de la fougue de son imagination. Napoléon ne fit jamais, dans sa politique, que se mettre au niveau de la situation que lui faisait la guerre ; il eût été inébranlable, s’il avait pu aller moins vite dans ses conquêtes, imposer aux vaincus d’autres conditions, ou faire la guerre autrement. C’est ce que M. Thiers n’a pas su voir : il admire les coups de foudre, il se prosterne devant ces victoires qui ne laissent pas plus respirer l’historien et le lecteur que le soldat ; il ne comprend pas que la guerre, étant une fonction de l’humanité, ne crée rien en un clin d’œil, et que, comme la végétation et la vie, elle a besoin de temps pour achever ses œuvres.

Je le redirai donc : le véritable piége auquel fut pris Napoléon, ce fut cette tactique où il se montrait si brillant, si heureux ; où son génie escamotait, pour ainsi dire, les forces de l’ennemi bien plus que son bras n’en triomphait ; où ses rivaux n’avaient pas le temps de se voir abattus, et ne pouvaient croire à leur défaite. Il s’ensuivait que ne pouvant et n’osant incorporer à l’empire la totalité des états vaincus ; forcé d’autre part, comme vainqueur, d’user de la victoire, à peine de renier son propre triomphe, il essayait, en diminuant un peu la force de l’ennemi, de le subordonner : ce qui était le pire des systèmes. Ici point de milieu : un état est indépendant, ou il n’est pas. Napoléon s’en aperçut à la fin, quand, au retour de Russie, il vit ses prétendus feudataires faire défection les uns après les autres et se tourner contre lui. Mais il n’y avait pas de sa faute, quoi qu’on ait dit : la faute était à la guerre, qui le retenait dans cette politique de juste-milieu. Trop souvent et dans une trop large mesure, il avait remplacé la masse par la vitesse, la force par le génie, le temps par l’intensité de son action. Ce fut l’illusion de sa vie, illusion si forte qu’elle séduisit ses contemporains et tous ses compagnons d’armes, et qu’elle séduit encore aujourd’hui ses historiens. Mais il est un terme à toute fantasmagorie. Voulez-vous la vérité tout entière sur Napoléon ? Il ne s’agit ni d’exagérer l’homme ni de rabaisser le héros : prenez seulement le contre-pied des appréciations de son historien et admirateur, M. Thiers.

Comment, en fin de compte, l’empereur est-il tombé ? — C’est, dit le général Jomini, que devant la multitude croissante de ses ennemis il n’avait pas la force. — Et comment, ayant vaincu successivement toutes les puissances de l’Europe et grossi son empire de leurs dépouilles, n’avait-il pas la force ? Cela semble contradictoire. — La raison en est, d’un côté, que les victoires de l’empereur étaient beaucoup moins dues à la supériorité de ses forces qu’à celle de sa tactique, qu’en conséquence les conquêtes de Napoléon, accomplies avec une merveilleuse habileté, mais, pourquoi ne pas le dire ? en dépit du droit de la force, résistaient ensuite d’autant mieux à l’incorporation. En sorte que Napoléon, après avoir, croyait-il, vaincu et conquis l’Europe, se trouvait avoir l’Europe contre lui. Voilà le mystère, et toutes les considérations de morale tempérée et de politique juste-milieu de M. Thiers ne signifient absolument rien.

On fait tort à Napoléon, quand on parle de son talent de tacticien et de stratége, et qu’on en prend texte pour déprécier sa politique, ajoutons, et son héroïsme. Si jamais homme parut né pour entraîner des multitudes humaines, enthousiasmer des soldats et les conduire dans les joutes de la force, sans nul secours de la ruse et de l’artifice, ce fut assurément celui-là. Son âme généreuse, vraiment guerrière, respire dans ses proclamations. Son siècle et ses études le firent autre ; il en fut la victime. Jamais l’art des batailles ne produisit pareil virtuose ; jamais non plus favori de la victoire ne fut aussi humilié par la force. Étudiée sous ce point de vue, la carrière de Napoléon Ier change d’aspect : en voyant le grand capitaine trompé par une fausse science, on éprouve pour lui plus de sympathie. Quant à sa politique, elle fut ce qu’elle pouvait être, un effort de génie sur un problème que ses données rendaient insoluble.

Le chef-d’œuvre de Napoléon fut la campagne de France en 1814. En soixante et un jours, du 29 janvier au 30 mars, il fut livré, tant par Napoléon en personne que par ses généraux, dix-huit batailles, sans compter les rencontres fortuites qui avaient lieu dans le pêle-mêle. Jamais, au rapport des historiens, Napoléon ne montra plus de génie, d’activité, d’heureuse audace ; jamais en moins de temps il ne cueillit tant et de si sanglants lauriers. Et cette merveilleuse campagne finit par la prise de la capitale, la déchéance de l’empereur et son abdication ! Passez du côté des alliés : jamais ils n’avaient été plus souvent, plus complétement battus ; jamais la fortune des armes n’avait été pour eux si contraire ; jamais, attaqués par des forces si faibles, ils n’avaient perdu tant de monde. Et le résultat de toutes ces défaites fut de les amener vainqueurs au pied de la Colonne, de les rendre arbitres des destinées de la France, de leur permettre d’en changer la dynastie et le gouvernement, et d’en rétablir les limites telles qu’elles étaient avant l’invasion de 92.

La raison de tous ces faits, en apparence contradictoires, et que M. Thiers, à la façon des poètes tragiques, représente comme un caprice de la destinée, cette raison est simple, accessible à toutes les intelligences, et elle confirme admirablement nos principes. C’est d’abord que, pour réduire une nation chez elle, il faut une force bien supérieure à celle qui serait nécessaire pour vaincre l’armée sur un champ de bataille ; et la France était attaquée chez elle. C’est, en second lieu, que, si cette force supérieure existe, toutes les ressources de la tactique sont inutiles ; tôt ou tard il faudra que la nation envahie affronte la masse de ses envahisseurs, dont les échecs partiels seront ainsi réparés d’un seul coup. Jusqu’à la prise de Soissons les alliés, arrivant par plusieurs routes, forcés de se diviser, marchant à tâtons dans un pays hostile, semblaient une meute attaquant un tigre dans un fourré. Tous les avantages de la position étaient pour l’empereur, invisible, surprenant à chaque instant ses ennemis séparés, frappant à gauche, à droite, en avant, en arrière, des coups meurtriers. Mais les armées alliées ayant enfin opéré leur jonction, le redoutable chef n’osa plus se mesurer avec elles ; il dut se résigner à prendre position sur leurs derrières, espérant les ramener dans son terrible échiquier, et, par cette manœuvre, leur livra la capitale. Tous ses trophées se trouvaient anéantis ; c’était du sang inutilement versé et du temps perdu.

Devant cette consécration éclatante des lois rationnelles de la guerre, devant cette impuissance de l’art de suppléer entièrement la force, nous sommes donc fondés à soutenir que si l’intelligence, si toutes les facultés morales d’un peuple ont leur rôle à la guerre, ce ne peut être qu’à titre de directrices de la force, et nullement en vue de la remplacer ; qu’il faut par conséquent se défier des victoires rapides, des conquêtes faciles, des incorporations improvisées ; par-dessus tout, que toute violence qui s’écarte du caractère d’une lutte généreuse, tout ce qui tendrait à substituer les horreurs d’une extermination sans combat et les massacres de l’embuscade au duel régulier des forces en conflit, doit être réprouvé.

Quelles sont, en conséquence, les définitions et les règles à imposer, à ce premier point de vue, aux gens de guerre, notamment aux officiers et tacticiens ? C’est un travail que j’abandonne à l’expérience des militaires, en les prévenant, dès à présent, que s’ils ne trouvent moyen de réformer la guerre, c’en est fait de la noble profession des armes. Quant à moi, je crois avoir d’autant plus le droit de décliner ici ma compétence, que, comme on le verra plus tard, je ne conclus pas à la réformation, mais à la transformation de la guerre, ce qui est tout autre chose.


CHAPITRE V


CRITIQUE DES OPÉRATIONS MILITAIRES. — DE LA DESTRUCTION DES RESSOURCES DE L’ENNEMI, DE LA MARAUDE, DES SAISIES ET CONTRIBUTIONS, ET DE L’EMBAUCHAGE.


La guerre, faute d’une théorie solidement établie en principes et de définitions précises, a jusqu’à présent été menée au hasard. De même que le gouvernement, la famille, la propriété, elle s’est imposée comme une nécessité, sur laquelle on pouvait disputer du pour et du contre, mais dont personne ne découvrait la raison supérieure ni la fin. Ce qu’elle a produit de bien et de juste, elle l’a dû à l’énergie de sa nature ; ce qu’elle a causé de mal est le fait de l’ignorance des hommes. Ceux qui ont entrepris d’en tracer les lois ont raisonné de tout en gros, sur des analogies et par à peu près, tantôt invoquant le droit civil ou le droit pénal, tantôt se référant à la raison de salut public ou au droit des gens volontaire, souvent appelant à leur aide le précepte de charité. Personne n’a réussi ni seulement songé à lui trouver un principe recteur, un lien d’ensemble. Aussi la plus extrême divergence règne-t-elle dans les solutions proposées, et si l’on voulait citer un exemple du désordre d’idées dont l’entendement humain est capable, on n’aurait qu’à citer les écrivains qui ont écrit sur le droit de la guerre.

On est si loin de concevoir la guerre comme un combat légal, où les forces doivent se mesurer et se vaincre, non se détruire, qu’au contraire la première et principale pensée des gens de guerre est pour la destruction. Si ce n’est pas positivement pour détruire qu’ils font la guerre, du moins il leur semble que détruire est si bien la condition et le moyen de la guerre, qu’à leurs yeux les actes les plus épouvantables de dévastation ne souffrent pas la moindre difficulté. Comme on reprochait à Turenne, en présence du général Bonaparte, l’incendie du Palatinat : « Turenne, répondit le jeune guerrier, était dans son droit, s’il jugeait cette exécution utile à l’accomplissement de ses desseins. »

Et, en effet, Turenne agissait en vertu du droit de la guerre, tel qu’il est exposé dans les auteurs. Ce qu’ils blâment n’est pas la dévastation en elle-même, c’est la dévastation inutile. Mais à quoi se reconnaît l’utilité d’une pareille rigueur ? Quelle est la limite de cette utilité ? Là-dessus, pas un mot. Le général jugera. Donc on ravage les terres, on brûle les moissons, on coupe les vignes et les arbres fruitiers, on détruit les forêts, on embrase villes et villages, on n’épargne ni l’âge ni le sexe, on tue jusqu’aux animaux. Certain colonel d’Afrique fit enfumer un jour 600 Arabes, hommes, femmes, enfants, vieillards, réfugiés avec leur bétail dans une grotte, ni plus ni moins que s’il se fût agi d’une bande de chacals. — Il en avait le droit, dites-vous, s’il le jugeait nécessaire pour l’exemple, et par motif de représailles. — C’est toujours la même raison, l’utilité. Aussi je n’accuse pas ce colonel, qui, j’en suis convaincu, agissait en conscience. Je me demande si c’est bien là l’esprit de la guerre.

Imprimer la terreur, dit Grotius, est de droit à la guerre ; exterminer une population, c’est chose fort triste, mais qui peut être permise, si elle parait indispensable à la sûreté de l’armée. Bonaparte usa plus d’une fois de la rigueur de ce vieux code dans sa première expédition d’Italie ; et le général Jomini, dont l’humanité se soulève à l’aspect de ces fusillades, les excuse cependant par cette considération que le salut de l’armée est pour un général la loi suprême. Mais, sans rappeler ce qui a été observé au chapitre précédent, que Bonaparte, avec ses 33,000 hommes, n’était pas en force, et que ses victoires, dues surtout à la tactique, ne pouvaient imposer aux Italiens, je répliquerai ici que le salut même de l’armée ne saurait justifier de pareils excès. La guerre, comme le duel, est la lutte du courage et de la force, et ce n’est pas lutter que de se faire une litière d’innocents. Il y a évidemment ici, dans les idées du légiste comme dans celles du guerrier, une lacune. Ne parlons plus, de grâce, du droit de la guerre ; c’est tout simplement une course de sauvages contre sauvages, où ni la politique, ni la justice, ni la force elle-même n’ont rien à voir.

Entre deux armées en présence et qui vont se joindre, je comprends l’abatis de quelques maisons, d’un bouquet d’arbres, le comblement d’un fossé, la suppression des obstacles qui gênent la lutte : la destruction ici est faite en vue de la bataille. C’est la justice même de la guerre qui la commande. Mais la dévastation en grand, sans autre but que de ruiner l’ennemi, je ne puis l’admettre, alors même qu’elle serait une représaille. Ce n’est pas de la guerre, c’est de la férocité.

Ici je réclame, et j’en ai le droit, une définition de ce qui est utile à la guerre en fait de destruction, et de ce qui ne l’est pas. J’ai donné le principe, qui est le droit de la force ; j’attends la règle. Aussi bien, remarquez, chez ceux dont nous critiquons les pratiques, l’inconséquence.

En vertu du droit de la guerre existant et de certains arrangements, plus ou moins officiels, entre les états, les armées régulières ont la prétention, en entrant dans le pays ennemi, de n’avoir affaire qu’à des corps réguliers comme elles-mêmes. Tout individu qui, sans uniforme, sans commandement supérieur, se mêle à la guerre, est fusillé comme brigand. J’applaudis à cette police dont le sens n’est pas douteux, et qui est un pas dans la voie du véritable droit de la guerre. Mais, alors, que les armées elles-mêmes se tiennent en corps ; qu’elles respectent les habitations, les personnes et les propriétés ; qu’elles subviennent à leurs besoins par leurs propres ressources ; qu’on cesse d’ériger en principe qu’à la guerre les armées ont le droit de subsister aux dépens des populations, et qu’on ne souffre plus que des nuées de maraudeurs aillent fourrager à travers champs, pillant et rançonnant pour leur propre compte, exerçant, à l’exemple des généraux, des réquisitions arbitraires.

Dans la guerre d’Espagne, en 1808, les Espagnols, déshabitués du métier des armes, incapables de se tenir en ligne et d’exécuter une manœuvre, tombaient comme des moutons devant les armées françaises. Ne pouvant se défendre en masses contre des masses, ils se formèrent en guérillas et commencèrent cette guerre d’embuscades dans laquelle périrent 500,000 Français. Ceux-ci, honteux du rôle qu’on leur faisait jouer, mais obligés par le serment militaire de faire leur devoir, ne manquèrent pas de trouver cette guerre de partisans aussi féroce que lâche ; autant ils attrapaient de guérillas, autant ils en pendaient. Tout ce qui leur devenait suspect était passé par les armes. Droit de représailles, disent les auteurs. Mais par qui donc, s’il vous plait, avait commencé l’infraction ? N’est-ce pas par ceux qui, surprenant en flagrant délit de désarmement et de confiance la nation espagnole, trahissant l’hospitalité, appelaient ensuite cette nation outragée à des batailles inégales, dérisoires ? N’est-ce pas, en un mot, par les soldats d’Austerlitz et de Friedland ? Napoléon, à Sainte-Hélène, a rendu justice aux Espagnols. « Ils ne voulurent pas de moi ; je n’ai rien à dire. » Cela ne suffit pas. Les considérations politiques qui déterminèrent la guerre d’Espagne auraient pu être irréfutables, que la manière dont cette guerre fut menée resterait odieuse. Napoléon, après ses trois campagnes de 1805, 1806 et 1807, était-il las de vaincre, qu’il attaquait d’une façon si sournoise une nation amie et désarmée ?

A propos de la maraude, les militaires font une objection : « La guerre, disent-ils, doit nourrir la guerre. C’est un axiome du métier, un article du vieux droit des gens qui n’est contesté par personne. Les Romains, si scrupuleux à l’endroit des stratagèmes, appliquaient sans honte cette maxime, à laquelle la réciprocité enlève d’ailleurs tout caractère d’irrégularité. »

J’observe d’abord que, sur ce chapitre, les écrivains militaires ne sont pas d’accord entre eux.


« Avant les guerres de la Révolution, on était tellement persuadé de cette vérité (que la maraude est le fléau de la discipline et la peste des armées), qu’on avait adopté, pour ainsi dire, d’un commun accord, la méthode de nourrir les armées de leurs propres magasins ; qu’en conséquence on réglait leur marche sur celle des fours, et que toute manœuvre rapide était proscrite, parce que le pain ne pouvait suivre. Les armées françaises, qui vivaient de réquisitions et se confiaient pour leur subsistance dans la fertilité du pays où elles portaient la guerre, obtinrent des succès éclatants sur ces guerriers méthodiques. D’où l’on inféra qu’établir des magasins était chose surérogatoire, et que la guerre, selon la formule de Napoléon, devait nourrir la guerre[3]. »


Cette observation aurait pour conséquence, entre autres, de réduire singulièrement le mérite de certains succès. On y trouve une des causes principales des défaites essuyées par le maréchal Wurmser en 1797, par M. de Kray en 1800, etc. Ces malheureux généraux avaient d’autant moins de chances de vaincre que, combattant sur leur propre territoire, ils devaient ménager leurs nationaux, alliés ou sujets, dont la spoliation devenait au contraire un moyen de plus pour l’ennemi.

Mais, ajoute l’écrivain que je cite, ce système est sujet à de terribles difficultés.


« Appliqué aux contrées stériles de l’Espagne, il coûta deux fois autant d’hommes que des batailles rangées aux armées françaises, qui, pour subsister, étaient forcées de s’éparpiller sur d’immenses surfaces, ce qui ne leur permettait plus de se concentrer au besoin, et les livrait impuissantes aux bandes ennemies. »


L’observation est bonne à recueillir. A la guerre, dans la lutte des forces, la maraude est en définitive plus nuisible qu’utile. Voilà qui va bien. Mais nous voulons du droit, et l’auteur que je cite ne dit point que cette considération d’intérêt bien entendu ait fait renoncer les nations de l’Europe à cette odieuse pratique. Elle continue de faire partie du code en vigueur, dont le principe est que tout ce qui peut contribuer à la ruine de l’ennemi est licite. Elle n’est pas non plus abandonnée par les stratégistes, qui, tout en s’en méfiant, se réservent de l’employer à l’occasion, attendu que, selon leur détestable maxime, la guerre a pour but, non, comme le veut le droit de la force, d’assurer aux moindres frais le droit du plus fort, mais de supplanter, s’il se peut, la force la plus grande par la plus petite. C’est parce qu’il était imbu de cette pensée que Napoléon réduisait l’art de la guerre à cette formule laconique, qui explique ses succès et ses revers : Se diviser pour vivre, et se concentrer pour combattre.

Quelle est donc ici la loi, la vraie loi de la guerre ? Voilà ce que je demande aux juristes, si les militaires ne le peuvent dire. Afin de faciliter le travail aux définisseurs, posons nous-même quelques jalons.

Le but de toute guerre s’exprime matériellement par la conquête, c’est-à-dire que le pays vaincu, ou une partie de ce pays, passe sous la loi du vainqueur. En ce sens, purement politique, il est vrai de dire que le territoire de l’ennemi, ses villes, ses forteresses, ses magasins, tout ce qui constitue sa force politique et militaire, passe à la puissance que la force a rendue victorieuse. Toutes ces choses sont donc de bonne prise ; et, comme la nation est solidaire de son gouvernement, on peut aller jusqu’à dire que le vainqueur a le droit, après la victoire, non-seulement de s’approprier le revenu de l’État envahi, mais d’y ajouter une surcharge, à titre de frais et indemnités. Jusque-là, je ne vois rien que n’autorise le droit de la force.

Mais l’expropriation des particuliers, le pillage des habitations, le dépouillement des églises, des musées, tout cela est-il de bonne guerre ? Je comprends la saisie des objets servant à la guerre : cela entraîne-t-il le vol et le sac des effets et hardes appartenant aux personnes ? J’admets une tolérance pour le fourrage des chevaux : s’étendra-t-elle jusqu’à la nourriture des hommes ?

On voit combien la réhabilitation du droit de la force, je dirai même, combien la restauration de la guerre dans son principe et sa dignité, change la face des choses. Ce n’est pas une vaine sensibilité qui me dicte ces critiques, bien moins encore le regret de tant de richesses perdues ; c’est le sentiment le mieux senti de l’honneur militaire, c’est l’idée du droit la plus sérieuse et la plus vraie.

Je dis aux militaires :

Vous pouvez enlever à une nation son indépendance, dissoudre sa collectivité, changer ses institutions, déplacer sa capitale, déclarer sa dynastie déchue. Vous pouvez mettre garnison dans ses places, vous établir dans ses ports, incorporer ses soldats dans vos régiments, réunir son budget au budget de votre propre pays, exercer chez elle, en un mot, tous les actes de souveraineté. Vous ne pouvez pas frapper, ailleurs que sur le champ de bataille et pendant la bataille, si ce n’est pour crime de droit commun, un seul de ses citoyens ; vous ne pouvez pas vivre aux dépens de ceux dont vous vous êtes rendus maîtres ; vous ne pouvez pas en exiger, sans le payer, le moindre service. Tel est le droit de la guerre. Vous êtes les magistrats de la force ; prenez garde, si vous abusez de la force, de n’être que des prévaricateurs.

Mais tel est l’esprit dans lequel, depuis un temps immémorial, ont été entretenues les armées, qu’il est à craindre que rien ne les fasse de longtemps revenir de leurs absurdes et déshonorantes routines. En vain dites-vous que le système de la maraude et des réquisitions donne à la guerre un caractère de brigandage incompatible avec la civilisation et la politique, avec la notion même de la guerre, que c’est faire des décisions de la force une course à la pille, où l’avantage est pour le plus lâche et le plus scélérat. On vous répond : Votre remarque est juste ; mais, A la guerre comme à la guerre !… Vous observez que les armées ont le plus grand intérêt à s’abstenir de pratiques qui les détruisent par l’indiscipline. On l’avoue, mais on ajoute que tout dépend des circonstances et surtout du but, qui est la victoire.

Eh bien, non, ce n’est pas ainsi que doit se faire la guerre, car ce n’est pas ainsi que s’obtiennent les victoires, je parle des victoires qui durent, qui scellent leur conquête d’un sceau indestructible. Et s’il vous faut une raison de plus, en voici une que j’emprunte au grand capitaine et à laquelle vous ne répliquerez pas.

En principe, d’après les règles combinées du droit de la force et du droit des gens, l’État qui revendique, soit l’incorporation, soit la subalternisation d’un autre État son voisin, doit être non-seulement le plus fort, mais assez fort pour soumettre son adversaire chez lui : ce qui implique que l’armée d’invasion, après avoir fait tout le chemin, doit subsister, aussi longtemps que durera la lutte, de ses propres ressources. Napoléon se récriait, et avec justice, contre la prétention des Anglais de mettre un port en état de blocus par une simple déclaration. Il soutenait que selon les principes de la guerre, pour qu’il y eût blocus, il fallait qu’il y eût une armée d’investissement. La même règle doit s’appliquer à la guerre d’invasion. Sans cela il y aurait tout bénéfice a une bande d’aventuriers de se jeter à l’improviste sur une contrée, de rançonner villes et campagnes, quitte à évacuer la place dès qu’elle ne leur paraîtrait plus tenable.

Dans la dernière campagne d’Italie, il est arrivé, par un cas bien rare, que les puissances belligérantes avaient un intérêt égal à ménager la population envahie : l’Autriche, à titre de souveraine ; la France et le Piémont, à titre de libérateurs. Supposons que les Lombards se fussent comportés en sujets fidèles de l’Autriche : sans compter que l’armée alliée eût été alors fort compromise, admettra-t-on que, selon le droit de la guerre, cette armée aurait pu piller et pressurer un territoire qu’elle devait enlever seulement de vive force, c’est-à-dire en faisant usage de ses propres moyens, non en s’emparant de la subsistance des habitants ? Le soutenir, ce serait justifier les déprédations des Attila, des Gengis-Khan, de tous les barbares qui prenaient insolemment le titre de marteaux des nations, de fléaux de Dieu, mais dont les conquêtes éphémères ne fondèrent jamais rien ; ce serait absoudre le brigandage et donner à la piraterie un brevet d’encouragement.

Il y a quelque chose de plus condamnable encore que de détruire, par des dévastations, les forces matérielles de l’ennemi ou d’en piller les sujets, c’est de corrompre ses officiers et ses soldats, et d’ébranler la constance de ses citoyens. En 1809, Napoléon, partant pour la campagne de Wagram, adressa une proclamation aux Hongrois, par laquelle il les poussait à la défection, leur promettant en récompense de rétablir leur nationalité. En cela il ne dérogeait point au droit établi, et je ne songe point à lui en faire un grief. Napoléon agit de même, en 1812, avec les Polonais, lors de la campagne de Russie. Les Hongrois ne remuèrent pas, et n’eurent du moins à se plaindre ni de leur imprudence ni de la mauvaise foi du tentateur. Les Polonais n’eurent pas la même réserve ; le soulèvement fut général parmi eux et prompt comme la poudre. Puis, quand ils réclamèrent leur liberté, le conquérant répondit qu’il ne les trouvait ni assez mûrs ni assez bien organisés pour faire un peuple libre ; en quoi sûrement il ne se trompait pas. Six mois après lui-même était abattu.

Tout cela est d’une guerre déloyale. Sans doute la fidélité des populations au gouvernement, comme celle du soldat au drapeau, compte parmi les éléments de force des états. Il est donc dans l’ordre que celui qui offre le moins de cohésion cède à l’autre la prépondérance : mais c’est aux populations à se déclarer ; il n’appartient pas à l’agresseur d’en prendre l’initiative[4]. Semer la trahison parmi les sujets de l’État ennemi est la même chose qu’expédier à un chef d’État des machines infernales. Pour qu’une sollicitation de cette espèce put être, en droit, admise, il faudrait qu’elle s’exerçât au grand jour, qu’en vertu de la réciprocité chaque puissance eût la faculté d’agir sur l’opinion du peuple antagoniste, ce qui serait du moins un moyen permanent de consulter les peuples sur l’opportunité de la guerre et la légitimité des conquêtes. Mais ce serait en même temps remettre en question ce que la guerre est censée avoir irrévocablement décidé, à savoir la formation des États par l’incorporation des nationalités ; ce serait, dis-je, créer la contradiction dans le droit des gens, et condamner la politique à faire perpétuellement autant de pas en arrière qu’elle en aurait fait en avant.

Napoléon l’éprouva à son tour, lorsque les alliés, séparant, à son exemple, la cause de l’empereur de celle de la nation, jetèrent la division dans le peuple français, si profondément unitaire, et se rendirent ainsi, par deux fois, l’invasion facile. Chacun sait ce que la dignité française y perdit : triste représaille de la honte infligée par nous-mêmes à tant de peuples, qui, contre raison et nationalité, par égoïsme ou par peur, s’étaient ralliés à notre fortune.

Concluons donc que l’appel à l’insurrection, comme machine de guerre, sort du droit de la guerre ; il est immoral.


CHAPITRE VI


CRITIQUE DES OPÉRATIONS MILITAIRES, DES ARMES, DE L’ESPIONNAGE, DES RUSES DE GUERRE


De l’idée que nous nous serons faite de la guerre dépend donc le jugement que nous aurons à porter en dernier ressort sur la moralité d’une collision entre deux États, sur l’utilité de la victoire, la solidité de la conquête, la valeur des combattants et la gloire des généraux.

La guerre est-elle simplement, comme quelques-uns le prétendent, l’art de détruire les forces de l’ennemi ? Soit. L’histoire abonde en sujets qui se sont signalés dans cet art horrible ; et si c’était le lieu de nous étendre sur la stratégie, la tactique, la poliorcétique, la balistique, nous constaterions qu’en effet, d’après ses praticiens comme d’après ses théories, la guerre n’a pas eu jusqu’à présent d’autre objet. Mais qu’on ne nous parle plus alors du droit de la guerre. Le droit de la guerre, principe de tout héroïsme, et dont la renommée des conquérants ne saurait se passer, est une fiction atroce qui a cela de particulier qu’elle fait des représentants de la force autant de tartufes. De toutes les hypocrisies, la plus lâche n’est-elle pas, en effet, celle de la bravoure recourant à l’astuce et à la trahison ?

Au contraire, la guerre est-elle, comme nous le soutenons, et comme le sentaient d’instinct les vieux enfants de Romulus, le jugement de la force ? La guerre alors, de même que le combat judiciaire et le duel, a ses règles d’honneur ; elle a son droit, qui ne consiste pas en de vaines démonstrations de philanthropie ou de sournoises formalités, mais qui se déduit logiquement de l’idée même de la guerre, qui subsiste malgré les infractions des guerriers, et que l’histoire sanctionne, en confirmant les faits de guerre accomplis en conformité de ce droit, ou les annulant et les punissant lorsqu’ils lui sont contraires.

Il n’y a pas une tierce opinion à suivre : il faut opter.

D’un côté la guerre franche, morale, féconde, guerre qui honore la défaite autant que la victoire, et fait vivre ensemble, comme des frères, les vainqueurs et les vaincus ; de l’autre la guerre perfide et stérile, qui dégénère en sauvagerie et brigandage, et rend les haines de peuple à peuple irréconciliables.

Aux faits signalés dans le précédent chapitre, nous allons enjoindre d’autres, non moins graves.

L’emploi de la force, dans les luttes nationales, implique l’effusion du sang. On peut même dire que le péril de mort est nécessaire pour mettre en lumière, avec les forces physiques, les forces morales, le courage, la vertu, le dévouement. Or, suivant que la destruction de l’ennemi sera considérée comme le but spécial de la guerre, ou seulement comme la conséquence possible, mais non directement cherchée de la lutte des forces, on conçoit qu’ici, comme dans le duel, le choix des armes n’est pas chose indifférente. Il y a matière à règlement et définition.

On s’est servi pour le duel ou combat singulier de toutes sortes d’armes : sabre, épée, fleuret, dague, poignard, couteau, fusil, carabine, pistolet, pique, lance, bâton, massue, hache, fléau, marteau, compas (dans les duels des compagnons du devoir), etc. Aujourd’hui les seules armes reçues sont l’épée, le sabre, le fleuret et le pistolet. Au moyen âge on se battait à pied ou à cheval, cuirassé ou en chemise ; de nos jours, on ne se bat plus qu’à pied et en chemise. En cherchant la raison de cette simplification du duel, on découvre que l’on a voulu deux choses : en écarter tout ce qui pouvait le ravaler ou le rendre atroce, en même temps lui donner tout ce qui pouvait faire valoir le courage des combattants.

Je demande donc s’il n’en devrait pas être de même à la guerre ; s’il est permis à la guerre, plus que dans le duel, d’employer toute espèce de moyen homicide, le poison, par exemple, ce qui peut se faire de plusieurs manières, en empoisonnant les armes, lançant des gaz asphyxiants, ou infectant les boissons et aliments ? La réponse de Grotius est équivoque sur tous ces cas.

« Certaines nations, dit-il, sont dans l’habitude d’empoisonner leurs flèches, et l’on ne saurait dire que le droit de nature s’y oppose. Toutefois les nations de l’Europe ont aboli entre elles cet usage, qui n’est pas dans les voies de la force ouverte. »

Quant aux boissons et aliments, Grotius réprouve le poison, tout en reconnaissant qu’il est permis de rendre les eaux impotables en y jetant des cadavres, de la chaux, comme aussi de dénaturer, par des moyens analogues, les comestibles.

Vattel partage sur ce point l’avis de Grotius.

Ici paraît l’incertitude des principes du célèbre juriste. La guerre a-t-elle pour but direct la destruction de l’ennemi ? Dans ce cas, point de scrupules : les mines, les machines infernales, l’huile de vitriol, l’eau bouillante, le poison, la chaux, les charognes, la dyssenterie, l’aveuglement, la famine, la peste, les flèches à crochet ou empoisonnées, tout ce qui produit d’incurables blessures comme ce qui tue sur-le-champ, il faut tout prendre, faire comme on dit, flèche de tout bois.

Mais la guerre est-elle avant tout, comme le dit son nom latin et comme le porte sa définition, un duel de la force et de la vaillance, dans lequel la mort apparaît comme un risque, non comme une fin ? Il est évident qu’alors il y a lieu à un règlement d’armes, sans quoi la guerre n’est plus qu’une lutte hideuse entre une armée de Castaings et une autre armée de Brinvilliers. Je n’aime point ce général qui, dans un combat de mer, ayant fait provision de vipères renfermées dans des bouteilles, les fit jeter par ses soldats dans les vaisseaux ennemis, cherchant ainsi, par une espèce de trahison, ce qu’il désespérait d’obtenir par la force. Et je regarde comme digne du supplice des assassins le soldat qui mord sa balle, dans l’idée que cette morsure empoisonne le projectile et tuera infailliblement l’ennemi.

Nos militaires, il faut leur rendre cette justice, ont généralement horreur de pareils moyens. Je ne leur demande donc que d’être d’accord avec eux-mêmes. Ils croient à un droit de la guerre, par conséquent à une réglementation des armes, quand ils réprouvent l’empoisonnement de l’ennemi. Qu’ils suivent cette idée, et qu’ils répondent maintenant à ma question : Peut-on regarder comme permises par le droit de la guerre ces armes de précision qui foudroient à des distances énormes et à coup sûr ; ces projectiles de toute forme, coniques, creux, a ressort, qui, après avoir perforé le corps de l’adversaire, laissent des blessures dangereuses, pires que celles causées par les bombes orsiniennes ?

« Les Français, écrivait lors de la guerre de Lombardie un correspondant du Times, ont introduit récemment dans le service une nouvelle balle, dont la base creuse est en forme de pyramide. Cette forme donne à la balle cette propriété que, lorsque la pointe de la balle touche un os, la base de la pyramide s’ouvre aux angles et fait une blessure terrible que le médecin de l’hôpital m’a montrée, en l’appelant sehr schœn. »

Le fait rapporté par le Times est-il exact ? Je m’en méfie. La presse anglaise est peu bienveillante pour l’honneur français. L’infanterie française est regardée aujourd’hui comme la plus brave du monde dans les charges à la baïonnette ; elle l’a prouvé dans cette même guerre de Lombardie. Qu’a-t-elle besoin de balles à ressort ?… En tout cas, si les Français ont eu en ceci le triste mérite de l’invention, ils ne tarderont pas à éprouver les inconvénients de la contrefaçon. C’est pourquoi je dénonce à mon tour le fait à la loyauté de tous les militaires, qui certes n’ont pas imaginé la balle à ressort, et dont la bravoure sait fort bien se passer des inventions infernales des armuriers[5].

Quoi qu’il en soit de l’anecdote racontée par le Times, il est certain que toutes les nations de l’Europe font maintenant usage de la carabine et du canon rayés, de la balle et du boulet coniques, plus dangereux que les mêmes projectiles ronds. On parle même de donner à tous les soldats de l’armée française, cavaliers et fantassins, des revolvers à six coups. Pourquoi ce perfectionnement qui, loin d’ajouter à la force et au courage, sert plutôt la faiblesse et la lâcheté ; qu’on peut même dire inutile, puisqu’il suffit pour la victoire que le soldat soit mis hors de combat ? N’est-ce pas manquer de tous points au but de la guerre, qui est de vider les différends entre nations par les voies de la force ? L’empereur Napoléon III a témoigné, dans la dernière campagne, d’une grande sollicitude pour les blessés, français et autrichiens. Je l’en louerais davantage, si j’apprenais qu’il emploie son autorité sur l’armée et son crédit auprès des puissances pour faire abandonner l’usage des balles coniques et à ressort. Je ne sais plus quel roi de France fit assurer une pension à l’inventeur d’une machine infernale, à condition qu’il ne communiquerait son secret à personne. « Nous avons assez de moyens de nous détruire, disait-il ; je ne veux pas ouvrir de concours pour cet objet. » L’exemple est bon à suivre : il témoigne, chez un prince ambitieux, — les rois de France le furent tous, — d’un véritable sentiment du droit de la guerre et du droit des gens.

C'est surtout depuis l'invention de la poudre que les idées se sont perverties sur la nature et le droit de la guerre, notamment en ce qui concerne le règlement des armes. On a prétendu que l'emploi du canon avait démocratisé le métier de soldat et porté à la noblesse un coup sensible, en neutralisant la cavalerie et en amoindrissant l'avantage de la bravoure personnelle. J'aimerais mieux, je l'avoue, que le tiers état eut appris à opposer cavalerie à cavalerie, au risque de voir la féodalité durer cent ans de plus.

D'autres, soi-disant amis de l'humanité, se félicitent de voir les armes et machines de guerre suivre les progrès de l'industrie et devenir de plus en plus meurtrières. La guerre finira, disent-ils, par l'excès même de sa puissance destructive. Ils ne voient pas que cette manière de mettre fin à la guerre aboutit tout juste à la désorganisation politique et sociale. Quand les armes seront telles que le nombre et la discipline, aussi bien que le courage, ne seront plus de rien à la guerre, adieu le règne des majorités, adieu le suffrage universel, adieu l’empire, adieu la république, adieu toute forme de gouvernement. Le pouvoir est aux plus scélérats. Ne sait-on pas que si le peuple de Paris voulait user des moyens de destruction que le progrès de l’industrie et des sciences a mis en sa main, aucune force ne serait capable de le réprimer ? Pourquoi donc aujourd’hui l’émeute fait-elle silence ? C’est que le peuple, même à l’état d’insurrection, croit au droit de la guerre. Il lui répugne d’attaquer son ennemi par derrière, d’employer, pour le détruire, le poison, les fusils à jet continu, les machines à la Fieschi, et les bombes fulminantes. Comme Barbès, il préfère, au péril de sa vie, descendre en plein boulevard, en faisant à ses ennemis leur part d’ombre et de soleil.

On a dit que depuis l’invention des armes à feu la guerre était devenue moins meurtrière. Les plus grandes batailles de ce siècle n’offrent pas de carnage comparable à celui de Cannes, par exemple, où Annibal égorgea 50,000 Romains, et perdit lui-même plus de 20,000 hommes.

J’avoue le fait ; mais je n’en attribue point la cause à l’artillerie, ce qui serait tout simplement absurde.

Il y a, dans une bataille, trois moments principaux. Le premier est l’engagement, congressus : c’est celui où les deux armées en viennent aux mains sur toute leur ligne. Puis vient le combat proprement dit, ou l’effort, pugna, conatus, qui dure jusqu’à ce que l’une des deux armées faiblisse et que ses bataillons soient rompus. Enfin la tuerie, cædes, qui commence, ainsi que la fuite du vaincu, à la rupture des bataillons. C’est ainsi qu’à la bataille de Cannes, sur 90,000 hommes dont se composait l’armée romaine, il y en eut 50,000 de tués.

Cette tuerie, dernier acte de la bataille, qu’on trouve régulièrement indiquée dans les auteurs, n’existe plus pour les modernes que comme un accident. L’ennemi enfoncé se retire, s’il peut, ou met bas les armes. Au lieu de massacrer, on fait des prisonniers, ce à quoi le vainqueur est d’autant mieux disposé qu’il s’est battu à distance, par des manœuvres et de la fusillade plutôt que par des chocs, et qu’il est moins échauffé au carnage. C’est aussi un effet de ce sentiment d’humanité, dont j’ai parlé plusieurs fois, sentiment qui a diminué les destructions de la guerre, mais sans en améliorer les mœurs, comme le prouve le fait même de l’invention et du perfectionnement des armes à feu. Autrefois, le nombre des morts et des blessés pendant les deux premiers actes de la bataille était moindre ; le massacre ne commençait qu’au dernier acte. Aujourd’hui l’on se foudroie à distance, en quantité énorme et en nombre à peu près égal ; l’avantage du vainqueur est dans le nombre des prisonniers. Ici l’humanité triomphe, j’en tombe d’accord, mais à la fin ; elle est sacrifiée au commencement. Compensation faite, la valeur militaire a perdu, et la guerre se déprave.

En révolution, disait amèrement Danton, lorsqu’il se vit enlacé par l’astuce de Robespierre, le triomphe est au plus scélérat. Il en serait ainsi de la guerre, d’après les maximes en crédit : la victoire, promise au plus vaillant, appartiendrait au plus meurtrier. Supposons qu’aujourd’hui l’un des souverains de l’Europe possédât seul le secret du fusil et du canon rayé, des fusées à la Congrève, de l’obusier Paixhans : se croirait-il, la guerre s’allumant, autorisé à s’en servir ? Assurément, si nous devons nous en rapporter au droit de la guerre tel que l’entendait Grotius et qu’on l’enseigne encore aujourd’hui. L’histoire est pleine de batailles gagnées par la supériorité des armes, plutôt que par le courage et la force des soldats.

Je dis que de semblables trophées sont chargés de honte et ne prouvent rien. La guerre, telle que la veut le droit de la force, telle que le genre humain la conçoit et que les poètes la célèbrent, est une lutte d’énergie, de bravoure, de constance, de prudence, d’industrie même, si l’on veut ; on en fait un assaut d’extermination. Passe encore s’il s’agissait de brigands à détruire, de flibustiers, de négriers, auxquels les nations ne doivent ni merci ni miséricorde. Mais entre citoyens, combattant, non pour le pillage, mais pour la liberté et la suprématie de leur pays, pareille interprétation du droit de la guerre répugne.

Une déloyauté en amène une autre. Est-il permis à la guerre de tromper l’ennemi, tranchons le mot, de mentir ? — Certainement, répond Grotius ; et le voilà qui se jette dans une longue dissertation, dont la substance est que, hormis ce qui a été convenu par traité après la guerre, et qui a pour objet de régler la situation à nouveau, toute tromperie ayant pour but de faire tomber l’ennemi dans un piége est de bonne guerre. A cette occasion il émet la dangereuse maxime, renouvelée de Machiavel et des Jésuites : Qu’il est licite de mentir par raison d’état et pour cause de religion. C’est le cas de dire, en parodiant Horace : Dulce et decorum est pro patria mentiri.

Admettons pour un moment cette singulière jurisprudence, que la tromperie étant de droit à la guerre n’implique ni crime ni délit. Pourquoi, alors, fusiller les espions, au lieu de les faire simplement prisonniers ? Comment ! voici un tirailleur qui, couché à plat ventre, comme un chacal, derrière un buisson, tire sur un bataillon qui passe et qui ne l’aperçoit seulement pas. Qu’on se mette à sa poursuite et qu’on l’atteigne, il sera probablement passé par les armes, vitam pro vita, à quoi je n’ai rien à dire. Mais qu’il parvienne à s’échapper, et que le lendemain, dans une affaire générale, il soit fait prisonnier : en supposant qu’on le reconnaisse, on n’a plus le droit de le tuer pour le fait de la veille ; il n’aura fait que son métier de combattant. En sorte que le flagrant délit aura été tout son crime. En revanche, le paysan qui aura averti les tirailleurs de l’arrivée du bataillon, si plus tard il est arrêté et convaincu, sera pendu. Il est réputé espion.

Il y a plus. Que le même soldat, que le droit de la guerre protége aujourd’hui dans son service de tirailleur, quitte son uniforme, ses armes, prenne un déguisement, comme faisait Du Guesclin quand il enlevait les châteaux forts des Anglais, et passe dans le camp ennemi pour observer ce qui s’y passe : aussitôt il devient lui-même espion, et s’il est pris, bien que son crime ne soit commis qu’à moitié, on le fusille à l’instant, impitoyablement. Pendant le siége de Sébastopol, un officier de l’armée russe, découvert dans les retranchements de l’armée alliée, où il se livrait à un espionnage héroïque, faillit périr de la sorte. Il ne dut son salut qu’à la vitesse de ses jambes. Je renouvelle ma question : Comment, si le mensonge et l’embuscade sont de droit à la guerre, si toutes les armées pratiquent, les unes à l’égard des autres, l’espionnage, comment l’espionnage est-il traité sur le pied de trahison et d’assassinat ?

J’insiste sur ce point, qui montre d’une manière frappante combien les militaires sont convaincus, au fond de leur âme, de la réalité du droit de la guerre, et quelles ténèbres régnent à ce sujet dans leur conscience. La même chose qu’on punit comme infâme chez un ennemi, en vertu du droit de la guerre, on se la permet à soi-même comme licite et honorable, en vertu du même droit. Je lis dans le Cours d’art militaire de M. Laurillard-Fallot, professeur à l’École militaire de Bruxelles :


« On envoie des hommes intelligents et bien payés, qui, sous prétexte de commerce, de livraisons de grains ou de bestiaux, se mettent en rapport avec les fournisseurs de l’armée ennemie et les chefs de communes frappées de réquisitions. »

Voilà bien l’espionnage conseillé, préconisé comme instrument de tactique, et en vertu du droit de la guerre. C’est une des qualités d’un grand général d’être bien servi, bien renseigné par ses espions. Mais s’agit-il des espions de l’ennemi, l’auteur change aussitôt de langage. Il ajoute, quelques lignes plus bas :


« Si l’humanité défend de priver de la vie l’homme contre lequel il n’y a que de simples soupçons, rien n’empêche de le retenir jusqu’à ce que ses rapports aient cessé d’offrir des dangers. Le soin de notre propre défense nous oblige, et la responsabilité de la vie de tant d’hommes confiés à notre conduite nous fait un devoir d’être inexorables pour la trahison prouvée. »


Soupçonné, l’espion est retenu ; convaincu, il est fusillé comme traître. La raison d’état militaire ne plaisante pas. Mais comment l’écrivain que je cite ne s’aperçoit-il pas que ce qu’il trouve juste de flétrir dans un cas ne peut pas devenir légitime dans l’autre ; et réciproquement que ce qu’il conseille à celui-ci, il n’a pas le droit de le proscrire chez celui-là ! L’espionnage est un fait de guerre, rien de plus : voilà ce que la logique lui commande de dire. Donc, ou revenez aux vrais principes, dont vous n’admettez que la moitié, et abstenez-vous de part et d’autre de toute trahison et guet-apens ; ou bien ayez le courage de sanctionner votre commune fourberie, et traitez réciproquement vos espions comme vous faites vos tirailleurs, vos patrouilles et vos estafettes. Il n’y a pas de milieu.

Tous les journaux ont rapporté l’histoire de cet officier autrichien qui, dans la dernière guerre, fit fusiller toute une famille piémontaise soupçonnée, à tort ou à raison, d’avoir fait l’espionnage. Onze personnes, parmi lesquelles un vieillard de soixante ans et un enfant de quatorze, furent passées par les armes. M. de Cavour dénonça le fait à l’indignation de l’Europe. M. de Cavour a eu grandement raison, si la guerre, par sa nature et par son objet, doit se renfermer exclusivement dans les moyens de force, attendu qu’elle est un jugement de la force, et qu’elle ne saurait sans infamie prendre un autre caractère. Mais tel n’est pas le code actuellement en vigueur. D’après ce code, dont on n’aurait jamais fini de relever les contradictions, mais qui, tel qu’il est, suffit pour justifier pleinement l’officier autrichien, il est permis de mettre à mort les citoyens qui espionnent pour le compte de leur pays, comme les transfuges, les déserteurs et les traîtres, avec lesquels ils n’ont évidemment rien de commun ; permis en outre de les décourager par la terreur, autre moyen de guerre universellement admis, et qui emporte, à l’occasion, le massacre de familles entières, sans distinction d’âge ni de sexe, de coupable ni d’innocent. L’exécution des onze Piémontais n’a pas empêché les Autrichiens d’être battus, sans doute : ceci est une autre affaire. Mais il est probable que la terreur aura retenu les langues ; et qui sait si l’éclat fait par M. de Cavour n’a pas justement servi l’objet que se proposait l’Autrichien ?

Grotius va plus loin encore. Il est d’avis qu’on peut à la guerre, en toute honorabilité, afin de mieux tromper l’ennemi, arborer son pavillon, prendre ses couleurs, dérober, s’il se peut, son mot d’ordre. De faits pareils les exemples abondent. Sur quoi je réitère mon observation : comment ne voit-on pas que, par ces indignes et immorales pratiques, on substitue à la guerre des hommes, rationnelle et généreuse, juste et féconde, la chasse à l’affût des carnassiers ?

C’est une maxime parmi les militaires qu’un général peut être vaincu, mais qu’il ne doit jamais être surpris. Je le veux bien. Mais il y a surprise et surprise, et je ne puis mettre sur la même ligne la vigilance de l’homme qui combat, avec la félonie du lâche qui trompe. C’est une honte pour l’humanité qu’un général honnête homme, servant son pays dans une guerre régulière, ait à s’occuper de pareils risques. Est-ce que la police de la guerre ne devrait pas l’en affranchir ?

Sur tout cela Vattel et les autres pensent absolument comme Grotius. Vattel établit fort bien que les conventions entre ennemis doivent être observées : mais s’agit-il des faits de guerre, il trouve parfait que la ruse et la tromperie, falsiloquium, se joignent à la force ; il va même jusqu’à voir dans cet usage un progrès de la civilisation sur la barbarie.


« Comme l’humanité nous oblige à préférer les moyens les plus doux dans la poursuite de nos droits, si, par une ruse de guerre, une feinte exempte de perfidie, on peut s’emparer d’une place forte, surprendre l’ennemi et le réduire, il vaut mieux, il est réellement plus louable de réussir de cette manière que par un siége meurtrier ou par une bataille sanglante. »


Et il ajoute en note :


« Il fut un temps où l’on condamnait au supplice ceux qui étaient saisis en voulant surprendre une place. En 1597, le prince Maurice voulut surprendre Vanloo. L’entreprise manqua, et quelques-uns de ses gens ayant été pris, ils furent condamnés à la mort, le consentement des parties ayant introduit ce nouvel usage des droits, pour obvier à ces sortes de dangers. »


Cet usage-là était dans la bonne voie. « Mais, » dit Vattel avec un sentiment non équivoque de satisfaction, « depuis lors l’usage a changé… Les stratagèmes font la gloire des grands capitaines. »

Il dit encore, sans songer que les faits qu’il cite démentent sa théorie :


« On a vu des peuples, et les Romains eux-mêmes pendant longtemps, faire profession de mépriser à la guerre toute espèce de surprise, de ruse, de stratagème ; d’autres, tels que les anciens Gaulois, qui allaient jusqu’à marquer le temps et le lieu où ils se proposaient de livrer bataille. Il y avait plus de générosité que de sagesse dans une pareille conduite. »


Il cite également, d’après Tite-Live, livre XLII. c. 47, l’exemple des sénateurs qui blâmaient la conduite peu franche tenue dans la guerre contre Persée.

Il résulte de ces passages, qui n’ont jamais été relevés ni contredits, que ni Grotius, ni Vattel, ni aucun de leurs successeurs, n’ont connu la vraie nature, le but et l’essence de la guerre ; qu’ils n’en ont pas compris les lois, et qu’il est juste de leur imputer la plus grande partie du mal qui l’a accompagnée depuis deux siècles. Comment accuser les militaires, quand les docteurs enseignent une pareille morale ?

A Lonato, en 1796, le général Bonaparte, accompagné de son état-major et suivi seulement de 1,200 hommes, tomba au milieu de 4,000 Autrichiens qui le sommèrent de se rendre. On sait comment Bonaparte se tira de ce mauvais pas. Il fit débander les yeux au parlementaire, lui dit qu’il était le général en chef, que les Autrichiens étaient eux-mêmes cernés par l’armée française, et qu’il leur accordait trois minutes pour se rendre. La bonhomie germanique fut dupe de la rouerie italienne, et 4,000 hommes posèrent les armes devant 1,200.

J’aime en Bonaparte ce sang-froid que rien n’étonne ; mais je souffre quand je vois présenter ce trait à l’admiration de la postérité. Est-ce là la guerre ? Est-ce là sa loi ? N’en est-ce pas plutôt la dépravation ? On découvre ici le guerrier qui, après une série de victoires remportées par l’adresse plus que par la force, sera à la fin écrasé par la force. — Bonaparte, demandera-ton, eût donc mieux fait de se rendre ? — Eh ! non. Bonaparte, s’il avait eu en ce moment autant de grandeur d’âme que d’aplomb, après avoir mystifié les 4,000 Autrichiens qui lui demandaient son épée, les aurait renvoyés avec armes et bagages. C’est au surplus un cas que je laisse à décider à la conscience des militaires ; la question pour moi est plus élevée. Je dis que dans un différend de peuple à peuple, là où la vaillance des armées, assistée, je le veux et je l’exige, du génie des généraux, doit décider de la victoire, il est contre la nature des choses, et partant contre le droit, d’agir de surprise et d’employer la fourberie. Le génie à la guerre n’est pas le mensonge, pas plus que la saisie des possessions de l’ennemi n’est le pillage des habitants, pas plus que l’homicide, en bataille rangée, n’est l’assassinat. Ce peut être une question de savoir si les 4,000 Autrichiens qui avaient perdu leur route avaient le droit d’enlever les 1,200 Français qui s’étaient de leur côté égarés : je n’aime pas plus ces raccrocs à la guerre que dans la littérature et les beaux-arts, et je voudrais ici une bonne définition. Mais je nie que les 1,200 Français eussent le droit, en bonne guerre, d’emmener prisonniers 4,000 hommes qui, sur un mensonge hardiment exprimé, avaient la simplicité de se croire perdus. Qu’on cite, si l’on veut, l’aventure de Lonato en exemple, soit de la présence d’esprit d’un général, soit des irrégularités auxquelles, dans un siècle où le droit de la guerre n’est qu’à moitié connu, le plus brave peut avoir recours : à la bonne heure. Mais qu’on ne fasse pas de la conduite du général Bonaparte en cette circonstance un exemple à suivre ; ce serait corrompre la morale des armées, ce serait enseigner l’art d’éterniser entre les nations la guerre, et la mauvaise guerre.


CHAPITRE VII


CRITIQUE DES OPÉRATIONS MILITAIRES : ACTES DE VANDALISME, SIÈGES, BLOCUS, MASSACRES, VIOLS, PILLAGE, ASSASSINATS, COMBATS SINGULIERS, PRISONNIERS DE GUERRE.


En cherchant la définition de ce qui est licite à la guerre et de ce qui est illicite, il est impossible que nous ne nous répétions pas quelquefois. Toute la conduite de l’homme de guerre peut se ramener à deux chefs : les personnes et les choses. On me pardonnera donc quelques redites, si elles ont pour but de faire ressortir davantage les anomalies de la pratique et les difficultés de la théorie.

Puisque la guerre est le jugement de la force, que la force se démontre par la lutte et par la victoire ; et puisque la force, pour lutter et vaincre, a besoin de se livrer à des manœuvres souvent compliquées, difficiles, qui exigent, avec beaucoup d’hommes, beaucoup de temps et d’argent, nous pouvons, à ce point de vue tout économique, considérer la guerre comme une sorte d’industrie, ce que les militaires ont fait d’ailleurs de tout temps. On dit le métier de la guerre, l’art de la guerre, la profession des armes.

Ainsi la guerre a ses frais de main-d’œuvre ; elle a sa matière première, qui sont ses munitions, des produits souvent très-perfectionnés de l’industrie ; elle a ses travailleurs, qui sont les soldats ; elle a son produit, qui est la conquête, l’incorporation d’une ville, d’une province, d’une nation, ou leur affranchissement. La guerre implique donc, avec l’effusion du sang, le sacrifice d’une certaine quantité de capitaux et de produits. En un mot elle a, comme toute industrie, son compte de recettes et de dépenses.

Les expositions industrielles, qu’on pourrait définir des joutes pacifiques, coûtent fort cher : on se les permet cependant, dans l’intérêt de l’industrie elle-même et du progrès des nations. La guerre, qui est la lutte armée des nations, combattant soit pour leur indépendance, soit pour leur prépondérance, coûte bien davantage. On s’y résigne néanmoins, et, une fois l’héroïque résolution arrêtée, on ne songe plus qu’à la mener avec vigueur et rapidité, les pires des guerres étant les guerres prolongées avec des résultats indécis.

Il suit de là que la guerre, ne se faisant pas pour elle-même, ne sacrifiant pas les hommes et les choses pour le plaisir de la destruction, mais pour la victoire, c’est-à-dire pour la conquête, ou ce qui revient au même, pour la suprématie, la guerre, dis-je, a aussi son économie ; elle est conservatrice, productrice même, de la même manière que le travail, qui, tout en consommant, conserve et reproduit. Toute destruction en dehors de ces règles est abusive, viole le droit. C’est barbarie pure, guerre de bête féroce.

Une conséquence de ce principe, c’est que l’État qui entreprend la guerre, la nation qui la consent, le général qui la conduit, doivent avoir constamment en vue de proportionner leurs sacrifices à l’intérêt qu’ils veulent sauvegarder, à l’avantage qu’ils prétendent obtenir. Il serait contre le droit de la guerre, autant que contre le vulgaire bon sens, de dépenser à la guerre, en hommes et en argent, plus que ne vaut l’objet même de la guerre. Une telle opiniâtreté serait blâmable, et dégénérerait en férocité.

Ceci posé, venons aux faits.

On raconte que la police papale, ne sachant comment venir à bout des brigands qui infestaient les états de l’Église, prit le parti de détruire les forêts qui leur servaient de repaire. Le déboisement produisit un fléau pire que le brigandage, la malaria. Ne voilà-t-il pas une police bien faite ? Et ceci ne montre-t-il pas toute l’incapacité du gouvernement ecclésiastique, d’un gouvernement à qui il n’est pas permis de tirer l’épée, même contre des brigands, sans doute par crainte de perdre leurs âmes ?

Mais voici qui est plus grave. Napoléon a accusé de vandalisme le gouverneur Rostopchin, qui, à l’approche des Français, mit le feu à la ville de Moscou ; il l’a cité au ban des nations civilisées. On demande ce qu’il faut penser de cet acte, que les uns traitent, avec Napoléon, de barbare ; que les autres qualifient d’héroïque.

Détruire son propre pays, brûler ses magasins, afin de laisser son ennemi dans le vide, c’est d’abord ne faire tort qu’à soi-même. Nul ne peut être tenu de nourrir son ennemi, et chacun est juge du prix qu’il attache à son indépendance et à sa liberté.

Mais, d’autre part, ce ne fut pas l’incendie de Moscou qui amena le désastre de l’armée française : les marches et les combats, depuis le Niémen, l’avaient réduite de plus des trois quarts, et même après l’incendie de la ville, les vivres et munitions ne lui manquèrent pas. Le sacrifice accompli par Rostopchin fut donc en pure perte. D’autre part, il y avait à considérer si la Russie, même après avoir perdu sa capitale, pouvait se croire en péril ; et Napoléon avait le droit de dire, en citant ses propres campagnes, que la prise de Vienne et celle de Berlin avaient certainement fait moins de mal à l’Autriche et à la Prusse que ne leur aurait coûté la destruction de ces deux villes.

Voilà le pour et le contre. Que décidons-nous ?

Une infraction au droit de la guerre en amène une autre : Abyssus abyssum invocat. La conduite de Rostopchin fut une réponse à celle de Napoléon. Laissant de côté la cause même de la guerre de Russie, que je ne discute point, j’observe que Napoléon, en franchissant le Niémen, avait compté sur deux choses : la première, que le pays lui fournirait des ressources ; la seconde, que les Russes accepteraient le duel en une ou deux batailles rangées, après lesquelles il ne leur resterait, vaincus, qu’à recevoir la loi du vainqueur. Or, ce calcul impliquait une double violation du droit de la guerre, non pas tel que Napoléon et ses adversaires le pratiquaient, mais tel que nous le révèle la notion de la guerre, et que nous cherchons à le déterminer.

Pour vaincre la Russie en l’attaquant chez elle, c’est-à-dire, au besoin, pour la conquérir, il y avait à remplir deux conditions. La première était de pouvoir l’occuper militairement tout entière, en tenant compte, par conséquent, de l’immensité de son étendue, sa principale et naturelle défense. Ce n’était donc pas avec 400,000 hommes que Napoléon devait franchir le Niémen, c’était avec 1,200,000, faute de quoi il contrevenait à ses propres maximes, en prétendant subjuguer la Russie avec une force réellement trop faible.

La seconde condition, c’est que, à part la ressource que l’armée envahissante pouvait trouver dans les magasins militaires dont elle parviendrait à s’emparer, elle devait être en mesure de subsister de ses propres moyens, sans rien extorquer à la population ; puisque, d’après la critique que nous avons faite, la maraude est une infraction au droit de guerre, qui dans certains cas rend nulle la victoire.

L’événement a confirmé cette théorie. L’armée française n’était pas à cent lieues de l’autre côté du Niémen que la campagne pouvait être considérée comme perdue. Les victoires de Smolensk et de la Moscowa ne rétablirent point les affaires ; le froid qui plus tard assaillit l’armée française, ne fut qu’un sinistre de plus dans un désastre aux trois quarts accompli.

La conduite de Napoléon, dans cette injustifiable campagne, servit de provocation et jusqu’à certain point d’excuse à celle de Rostopchin. Il était évident, d’un côté, que Napoléon ne pouvait porter la guerre en Russie, à six cents lieues de sa capitale, sans exercer une immense maraude ; le service de transport qu’il essaya d’organiser de Dantzig au Niémen et qui ne lui fut presque d’aucune utilité, le prouve. D’autre part, il n’est pas moins clair qu’un pays de cinquante millions d’âmes ne pouvait jouer son indépendance sur le sort d’une bataille contre une armée de 400,000 hommes. C’était laisser trop d’avantage à Napoléon. La loi des forces n’était plus observée. Napoléon ne pouvait plus dès lors être considéré comme un vrai conquérant, le représentant de la civilisation et du progrès, puisque, si l’on pouvait accorder qu’il eût pour lui l’idée, il n’avait pas le nombre, il n’avait pas la force. C’était un usurpateur de souverainetés, un perturbateur de l’Europe, un aventurier qu’il fallait détruire à tout prix, en l’affamant. A cet égard, Rostopchin dut se croire d’autant plus autorisé que Napoléon lui donnait l’exemple. En vertu du principe que le salut de l’armée est pour un général la loi suprême, Napoléon avait donné l’ordre, afin de ralentir l’ennemi, de brûler tout ce qu’on ne pouvait emporter, et jamais ordre ne fut plus consciencieusement exécuté, dit M. Thiers, que celui-là ne le fut par Davoust.

Tout se tient dans les choses humaines : une faute contre le droit de la force en devient une contre le droit des gens, et de faute en faute la puissance la mieux établie finit par se perdre. Quels que fussent les griefs de Napoléon contre Alexandre, dès lors qu’il ne pouvait absorber la Russie, ni même l’occuper militairement, il devait s’abstenir de toute invasion. La manière dont a été faite la guerre de Crimée servirait au besoin à justifier cette proposition ; cette guerre, où fut déployée une puissance bien autrement formidable que celle dirigée par Napoléon Ier en 1812, et qui n’avait cependant d’autre but que de contraindre la Russie à la paix en détruisant sa forteresse de Sébastopol, est la critique la plus péremptoire qu’on puisse faire de l’expédition de 1812.

Changeons de sujet. Tout le monde connaît l’histoire, ou le roman, de Judith et du siége de Béthulie. Les Juifs, selon le récit biblique, menacés par une armée d’invasion, se réfugient dans leurs places fortes. Arrivé devant Béthulie, bâtie sur un rocher, et ne pouvant s’en emparer par un coup de main, le général ennemi coupe le canal qui fournissait de l’eau à la ville. Bientôt les assiégés, mourant de soif, sont dans la nécessité de se rendre. Dans cette légende, devenue populaire, on peut voir, au point de vue du droit, l’histoire de tous les blocus. Je n’examine pas s’il y avait raison suffisante de guerre entre les Assyriens et les Hébreux ; j’admets le cas. Je demande seulement si la conduite d’Holopherne était bien selon le droit de la guerre, laquelle, comme dit Cicéron, est une manière de vider les différends par les voies de la force.

— Sans nul doute, répondent les militaires ; Holopherne était ici dans son droit. Si les Juifs voulaient éviter les inconvénients du blocus, ils n’avaient qu’à descendre et accepter la bataille. Tout siége de place a pour but de forcer un ennemi, qui par le fait de sa retraite s’avoue impuissant, mais qui, par l’art de la fortification, entreprend de suppléer à l’infériorité du nombre par la supériorité de la position. Se défendre chez soi, au moyen de remparts, de fossés pleins d’eau, etc., est de plein droit à la guerre, attendu que c’est à l’agresseur à forcer le défendeur et à le forcer chez lui ; attendu, en outre, que la fortification d’une place est déjà par elle-même un acte considérable de force, qui doit compter dans la balance de la justice guerrière ; attendu enfin que, si une nation se trouvait, par la nature du sol, tout à fait hors d’atteinte, elle échapperait à la loi d’incorporation et devrait être neutralisée. C’est ce motif qui a fait admettre par le droit européen l’indépendance de la confédération helvétique, placée, pour ainsi dire, en l’air, à l’abri des conquêtes, et hors d’état elle-même de nuire aux puissances qui l’enveloppent. Mais ce droit de la défense dans une place fortifiée implique que l’ingénieur aura pourvu à tout, à l’eau et aux vivres aussi bien qu’à l’armement. Sinon, le blocus et ce qui s’ensuit deviennent un moyen de contrainte d’autant plus légitime que l’assiégeant est exposé aux mêmes inconvénients que l’assiégé, et que, lorsqu’une armée est forcée de lever un siége, c’est d’ordinaire par l’effet des maladies ou le manque de vivres.

Je n’ai rien à opposer à cette argumentation. Se défendre dans une place fortifiée et inaccessible, bien que ce soit un moyen de se soustraire à la loi de la force, qui est celle de la guerre, est légitime. Mais attaquer une place par la soif et la famine, bien que ces moyens ne soient pas de vive force, est légitime aussi, puisque cette attaque a pour but de forcer l’ennemi au combat. Double exception, qui au fond rentre dans la règle. Je ne reviendrai pas sur les raisons données. Je m’empare de ces raisons au contraire, et je dis à mes interlocuteurs :

Donc, gens de guerre, vous regardez la guerre comme l’exercice du droit de la force, droit positif, auquel, sauf certaines exceptions prévues, il n’est pas permis, dans une guerre régulière, de se soustraire. C’est pour cela que les places assiégées n’attendent pas d’ordinaire l’assaut avant de se soumettre : elles savent que, pendant tout le temps qui a précédé l’assaut, leurs forces se sont dépensées tandis que l’ardeur de l’ennemi s’est accrue ; qu’une défense plus longtemps prolongée ne serait pas plus honorable, et que l’ennemi pourrait s’irriter d’une défense trop opiniâtre, et s’en venger comme d’un crime. C’est pour cela aussi que dans les capitulations il est dit souvent que, si dans un délai déterminé il ne se présente pas d’armée pour combattre, la ville sera remise à l’assiégeant. Tout cela implique évidemment un droit positif de la force, base du droit de la guerre, dont les militaires ont le sentiment profond, mais dont ils ne savent pas déduire les formules, parce qu’ils ne sont pas juristes, et que les juristes à leur tour expliquent on ne peut plus mal, parce qu’ils ne sont pas militaires.

Tout cela marche on ne peut mieux. Mais alors il faut suivre la loi dans toutes ses déductions : s’en tenir, sauf les exceptions et modifications prévues, aux moyens de force, lesquels excluent la perfidie, le sac, le massacre, le pillage ; ne rien faire en dehors du but légitime de la guerre, lequel se réduit généralement a une question de suprématie, d’incorporation ou d’affranchissement ; s’abstenir, enfin, hors du champ de bataille, de toute atteinte aux personnes et aux propriétés, sauf la répression des crimes commis et les indemnités à exiger. Or, est-ce ainsi que les choses se passent à la guerre ? Non, la guerre est, ou peu s’en faut, aussi brutale chez les civilisés que chez les barbares. On dirait que les conditions qu’impose le droit de la force répugnent aux soldats ; que s’il y fallait tant de façons, tant de vertu, personne ne voudrait du métier.

Les combats finiraient faute de combattants.

De l’égorgement, du pillage, du viol, il semble qu’on ait besoin de tout cela pour satisfaire je ne sais quel instinct de destruction, entretenir la main au soldat, l’animer, lui relever le moral. Dans toute bataille, comme dans toute ville prise d’assaut, une part plus ou moins large est faite au carnage, en dehors de l’utilité comme du péril. On dirait que, sans colère et sans haine, le civilisé serait incapable de se battre. A la bataille de Ligny, les soldats français, emportés par la haine, excités par les paroles du général Roguet, ne faisaient pas de prisonniers. Le surlendemain, à Mont-Saint-Jean, les Prussiens prenaient leur revanche ; il ne tint pas à Blücher que Napoléon n’expiât de sa personne ces infractions au droit de la guerre. Mais passons sur ces tueries, que les relations dissimulent le plus qu’elles peuvent. Aussi bien, est-ce qu’on a le temps, sur le champ de bataille, de faire des prisonniers ? Est-ce qu’on le peut ? Ne faudrait-il pas les garder ? Tue, tue ; les morts ne reviendront pas… Parlons de choses moins atroces.

Le viol n’est plus aussi fréquent, à ce qu’on assure, dans les armées qu’il l’était autrefois. C’est un progrès dont nos modernes guerriers aiment à se glorifier, et dont je les félicite de bon cœur, si le compliment les touche. Mais point d’escobarderie. Il y a viol et viol. La galanterie soldatesque a de nos jours des façons beaucoup moins inhospitalières que jadis. Dans son Histoire de la Révolution, M. Thiers, parlant des belles Italiennes dont les heureux soldats de Bonaparte recueillaient les faveurs, exclut naturellement l’idée de viol : la chose en valait-elle mieux ? C’est-ce dont les historiens étrangers, italiens et autres, ne sont pas avec nous d’accord.

Quoiqu’il en soit de la réserve de MM. les militaires, reste la question de droit : à cet égard, il ne faut pas qu’on se fasse d’illusion. D’après les notions reçues, le viol est licite, en principe, de par la loi de la guerre : de même que le pillage, il rentre dans la prérogative de la victoire. Grotius ne trouve à combattre le viol qu’au moyen du précepte de morale chrétienne qui interdit au chrétien la fornication. Mais dans les mœurs antiques, où la fornication n’était pas même réputée péché véniel, le viol à la guerre était de plein droit ; pour mieux dire, il n’existait pas. De même que celui qui achète une esclave pour en faire sa concubine ne peut être accusé de viol, attendu que, suivant le langage de la Bible, la femme achetée, payée, est devenue sa propriété, pecunia ejus est ; de même le soldat qui, en pays ennemi, saisit une femme, ne peut être accusé de crime, a moins que sa consigne ne le lui ait pour des motifs particuliers défendu, et cela, parce que la femme ennemie est la conquête du soldat. Le mot a passé, chez nous, dans le style de la galanterie.

Après la défaite des Teutons, les femmes de ces barbares ayant demandé au consul Marius la vie et la pudeur sauves, Marius, en vertu du droit de la guerre, refusa de souscrire à la seconde de ces conditions. Il ne pouvait, général et magistrat, priver ses soldats d’un droit qu’ils avaient conquis au risque de leur vie. Pourquoi la continence de Scipion le jeune fut-elle tant admirée des Romains ? C’est que la victoire lui donnait le droit de posséder la jeune princesse qu’il rendit à son fiancé, et qu’en faisant à la politique, au respect de la dignité humaine, le sacrifice de sa propre volupté, il faisait un acte de vertu véritablement hors ligne. On sait le conseil donné à Absalom, révolté contre David, par Achitophel, de violer aux yeux du peuple les femmes de son père. La victoire lui en donnait le droit, la politique lui en faisait un devoir. Dans les idées des anciens, la possession de la femme du prince, en mettant le sceau à sa honte, consacrait la transmission de la couronne. Le meurtrier de Candaule, roi de Lydie, devient son successeur en épousant sa femme. Quelque chose de semblable avait lieu de nation à nation : Moïse, en ordonnant d’exterminer tous les mâles des nations condamnées, réservait les filles. On sait que le peuple romain naquit d’un rapt. Chose à laquelle on ne s’attendait peut-être pas ! Le fait le plus dégoûtant de la guerre est peut-être le plus excusable. Il y a là un instinct tout à la fois de fusion et de suprématie qui rappelle clairement le but de la guerre et le droit de la force.

Actuellement, le viol des femmes et des filles, joignez-y, chez les Turcs et les Arabes, le viol des petits garçons et des jeunes hommes, semble tomber quelque peu en désuétude. Mais ce n’est qu’une apparence, qui résulte plutôt de notre manière de faire la guerre que d’une véritable modification des mœurs militaires. Si l’opinion, plus respectueuse de nos jours envers le sexe que dans les temps antiques, semble avoir devancé sur ce point la théorie, le droit de la guerre, tel qu’il a été de tout temps pratiqué et qu’on l’enseigne encore, ne s’y oppose pas d’une manière formelle. Et le fait est que soldats et officiers, à l’occasion, ne se contraignent guère. Est-il donc nécessaire que la femme ait le pistolet sur la gorge pour qu’il y ait viol ? Il y a mille manières d’en venir à bout. Ceci entendu, je ne crois pas faire peine aux militaires mes compatriotes en disant que jamais armées ne firent preuve de plus d’incontinence que les armées françaises. Au droit que le soldat s’est attribué de tout temps sur la femme de l’ennemi, le Français joint des façons engageantes qui achèvent d’étourdir la malheureuse, diminuent pour elle l’horreur de l’outrage, et pour lui l’ennoblissent.

Le droit de violer n’est, du reste, qu’une conséquence de celui qu’on s’arrogeait de rendre les vaincus tributaires ou esclaves. Bossuet trouve la chose juste en principe, et il le déclare sans embarras, d’accord en cela avec la Bible et toute l’antiquité. « En principe, dit-il, la personne du vaincu devient la propriété du vainqueur, qui obtient sur elle droit de vie et de mort. » Le christianisme, il est vrai, nous a rendus moins sanguinaires ; il a de plus aboli l’esclavage. Mais qu’on ne s’abuse pas : le principe invoqué par Bossuet subsiste toujours. Toujours le vainqueur peut s’y référer, et s’il y déroge, s’il s’abstient de verser le sang ou de réduire le vaincu en servitude, ce n’est qu’à la faveur d’une sorte de fiction de morale chrétienne, qui engage sa dévotion ou son amour-propre.

Il en est du prisonnier comme de la prisonnière. En principe, je parle d’après Bossuet, le prisonnier, s’il n’est mis à mort, est voué au service du vainqueur, la prisonnière à ses plaisirs. Ce n’est que par des considérations d’un autre ordre qu’ils y échappent. De même que nous avons vu le droit moderne de la guerre arriver, par la fiction d’un péché d’incontinence, à la réprobation du viol ; c’est par la fiction d’une fraternité religieuse attachée au baptême que l’esclavage est aboli, et par une autre fiction encore, celle de la courtoisie chevaleresque, que l’on s’abstient généralement de massacrer les prisonniers. Sauf ces adoucissements, on agit comme du passé. Si l’on ne réduit pas les prisonniers en esclavage, on les met à rançon, ce qui est exactement la même chose, ou bien on les emploie aux travaux publics. Le cas échéant on en fait un échange ; au besoin, pour peu que la sécurité le commande, on les massacre. La philanthropie gémit ensuite de ces extrémités, mais elle n’ose les flétrir. Que répondre à des gens qui ont pour eux les principes, et qui invoquent le salut public ?

Il faut en finir, par une réfutation en règle, avec ces monstruosités qui ont coûté la vie à des centaines de millions d’hommes.

Le droit de vie et de mort, attribué au vainqueur sur la personne du vaincu, me semble provenir théoriquement de deux sources, abstraction faite de la barbarie primitive, qui y a aussi sa part. La première de ces sources est que la guerre, amenée fatalement par la rivalité de deux états et la nécessité d’une incorporation, implique la mort morale de l’un de ces états. En raison même de l’attachement du citoyen à sa patrie, attachement qui lui faisait préférer la mort à la déchéance de son pays, on a étendu à l’homme l’arrêt de mort prononcé par la guerre contre l’état. Je n’ai pas besoin de montrer le vice de ce raisonnement ; je l’ai réfuté d’avance, par la distinction que j’ai faite du droit public et du droit des gens.

L’autre source est que la guerre est la revendication du droit de la force, droit reconnu par toute l’antiquité ; qu’une nation vaincue pouvait, en conséquence, être accusée d’avoir combattu contre le droit, ce qui, dans la rigueur, est un crime de mort. Ici, le faux du raisonnement provient de ce que la guerre étant nécessaire, non-seulement pour revendiquer, mais pour démontrer de quel côté est le droit de la force, on ne peut pas arguer de la défaite que le vaincu était coupable.

Voilà par quelle confusion s’est introduit ce prétendu droit de vie et de mort, dont tant de savants hommes parlent à tort et à travers, et que les gens de guerre pratiquent encore, bien qu’ils ne s’en vantent point ; et voilà par quels torrents de sang l’humanité paye l’oubli de ses principes les plus essentiels. Rétablissez le vrai sens du droit de la guerre, et, en supposant la continuation des hostilités, le carnage diminue partout des trois quarts. Vous pouvez vous en rapporter sur ce point à la conscience des militaires.

J’ai parlé plus haut de la maraude : le pillage n’est pas la même chose. La première a pour objet la subsistance du soldat ; on l’exerce en vertu du principe que la guerre doit nourrir la guerre. Le second est bien autrement ignoble et immoral ; il a pour but l’enrichissement du soldat. Ce n’est plus dans ce cas la nécessité qui parle, c’est la cupidité. Ici, l’on peut dire que la science du juriste et l’honneur militaire ont subi une éclipse complète.

S’il est permis, disent nos casuistes, de frapper l’ennemi, même désarmé et dans son sommeil, et de lui ôter la vie, à plus forte raison le sera-t-il de lui prendre son bien. A cet égard, les auteurs même les plus récents n’éprouvent pas le moindre scrupule. Ils se sentent à l’aise. Neque est contra naturam spoliare eum, si possis, quem honestum est necare, dit Cicéron, après Aristote, Platon, et toute la sagesse antique. Grotius, Vattel, et la masse des juristes, opinent à leur tour du bonnet et de la voix, des mains et des pieds, en faveur du droit de butiner. Il n’y a pas même d’exception pour les choses sacrées : rien de ce qui appartient à l’ennemi ne pouvant être sacré pour le vainqueur, ajoute le Digeste : Quum loca capta sunt ab hostibus, omnia desinunt vel religiosa vel sacra esse.

Ce qui donne envie de rire, est de voir le pieux et honnête Grotius faire une petite réserve pour le cas où vainqueurs et vaincus professeraient le même culte. Alors, dit-il, il y a conscience. Toutefois, comme ces objets font partie du domaine public, et que rien n’est plus aisé que de les déconsacrer, il est permis, avec tout le respect dû aux choses saintes, de les prendre. L’église suit la condition des paroissiens ! N’est-ce pas joli ? En Italie et en Espagne, certains de nos généraux n’attendaient pas la déconsécration ; il est vrai que par la révolution ils étaient devenus mécréants. Que dire de plus ? Il est permis, en vue du pillage, de violer jusqu’aux tombeaux. Pourvu qu’on ne s’écarte pas du respect dû aux cadavres, observe le grave auteur du traité De jure belli ac pacis, une pareille violation n’a rien que de licite, les tombeaux après tout étant la propriété des vivants, non celle des morts.

Je reviendrai, au livre suivant, sur la question des dépouilles, considérées, non plus comme conséquence, mais comme cause et objet de la guerre. Pour le moment, je me contente d’une simple remarque. Un honnête homme est attaqué au coin d’un bois par un malfaiteur et le tue. Que fera-t-il après ? Il préviendra la justice, afin qu’on relève le cadavre et qu’on informe. Il se gardera de le dépouiller ; il croirait, avec raison, se déshonorer. Je ne parle pas du duel, où la plus extrême décence est imposée au vainqueur à l’égard du mort. Or, il s’agit ici, non de la destruction d’une bande de brigands, avec lesquels on ne garde pas de mesure ; non pas même d’une satisfaction d’honneur, sans aucune conséquence intéressée ; mais d’un débat pour la souveraineté politique à vider entre deux nations par les voies de la force. Et le résultat d’un tel débat, la conclusion adjugée à la victoire, serait le pillage !…

Plus on agite cette matière, à peine effleurée, de la guerre, plus on est étonné de l’énormité des sophismes, des contradictions et des couardises de raisonnement qui y pullulent. Il est permis, ce nous dit-on, de surprendre l’ennemi, de se glisser dans un poste, dans un fort, et de massacrer la garnison sans lui laisser le temps de se mettre en garde ; d’aller en rampant, jusque dans sa tente, frapper le général ennemi. À ce propos, Grotius cite les exemples de Mucius Scévola, d’Aod et d’une foule d’autres. D’après ce principe, le jeune homme qui à Schœnbrünn tenta d’assassiner Napoléon était dans le droit, tandis que Napoléon, qui le fit passer devant un conseil de guerre et fusiller, violait le droit. Donc, faudrait-il conclure, il sera permis de mettre à prix la tête de celui qu’on regarde comme l’auteur ou le conducteur de la guerre, comme fit le roi d’Espagne Philippe II à l’égard de Guillaume le Taciturne, et de le faire assassiner ? Ici Grotius recule : « Non, dit-il, l’intérêt commun des princes ne le veut pas ». La belle raison ! Et l’intérêt commun des peuples ?

Disons plutôt, en revenant aux vrais principes, que la guerre étant le jugement de la force, tout assassinat, surtout à l’égard des généraux, est une félonie. C’est pourquoi nous réprouvons les entreprises des Aod, des Ballhazar Gérard, des Poltrot de Méré, des Ornano, de tous ceux qui à la guerre font usage de la trahison et de l’assassinat. Napoléon, quels que fussent ses torts vis-à-vis de l’Allemagne, hors du champ de bataille devenait inviolable. Dans le gâchis européen, surtout dans l’incertitude des principes et attendu la réciprocité des torts, la guerre qu’il faisait, même avec ses vices de forme, était censée toujours le jugement de la force.

Une question fort agitée est celle de savoir si, pour mettre fin à la guerre et épargner le sang, on pourrait convenir de s’en rapporter au résultat d’un combat singulier, ou d’un combat entre un certain nombre d’hommes choisis de part et d’autre, par exemple de trois contre trois, de trente contre trente, de cent contre cent. Grotius se prononce pour la négative : « Il faut, dit-il, y aller de toutes ses forces. » Je suis de l’avis de Grotius ; mais je ne puis admettre ses raisons. De semblables combats, où quelques-uns se dévouent pour tous, où le succès est pris pour une démonstration de la bonne cause et une marque de la protection divine, offensent, selon lui, la charité et la religion. Il semble, au contraire, qu’un pareil dévouement serait le sublime de la charité ; quant à la religion, elle n’y est pas plus intéressée qu’au tirage au sort des conscrits.

Pour moi, prenant toujours pour point de départ et base de mes raisonnements la définition de la guerre, savoir qu’elle est, qu’elle veut et doit être la revendication du droit du plus fort, et conséquemment la démonstration en fait de la force, je réponds : Oui, il faut que les parties militantes agissent de tous leurs moyens, qu’elles déploient toutes leurs forces, précisément parce que la victoire est due au plus fort, ce qui pourrait n’avoir pas lieu, si la bataille était limitée à deux fractions égales des puissances en conflit. Il est évident, en effet, qu’une pareille manière de guerroyer serait toute à l’avantage de la puissance la plus faible, les champions étant supposés de part et d’autre d’une valeur individuelle égale.

Terminons ce chapitre. A mesure que nous avançons dans cette critique, une chose doit apparaître de plus en plus à l’esprit du lecteur, résultant des contradictions mêmes qui obscurcissent toute cette matière :

C’est que le droit de la guerre est un droit positif, la raison de la force une raison positive, applicables à un certain ordre de faits et d’idées avec la même certitude que le droit du travail est applicable aux choses de la production et de l’échange, le droit du talent aux choses de l’art, le droit d’amour aux choses du mariage, etc. ; — c’est que le droit de la guerre, cette raison de la force, si profondément méconnue par les juristes, la multitude la sent, les armées l’affirment, la civilisation en relève, le progrès en réclame la codification ; — c’est que, s’il est incontestable qu’il y ait eu depuis trois mille ans une amélioration dans les us et coutumes de la guerre, on ne peut nier que le droit même de la force se soit obscurci, en raison du développement des droits dont il ouvre la série ; — c’est enfin que le meilleur moyen de parer aux calamités de la guerre, en supposant sa continuation, consiste précisément dans la reconnaissance du droit de la force.


CHAPITRE VIII


CRITIQUE DES OPÉRATIONS MILITAIRES : LA BATAILLE.


La bataille, où les armées se présentent en ligne, front contre front, et cherchent mutuellement à se terrasser, est l’acte suprême, héroïque, de la guerre. Tout se fait en vue de la bataille. C’est le choc qui décide de la destinée des empires, et qui, enveloppant vainqueurs et vaincus dans un manteau de gloire, doit les emporter, mêlés, confondus, vers un avenir meilleur. Voyons si le dénoûment de la tragédie répond à l’exposition.

Rappelons encore une fois les principes.

Une pensée de justice, ou pour mieux dire de judicature, est inhérente à la guerre. Elle consiste en ce qu’à certains moments du développement humanitaire, des nations, jusqu’alors paisibles, tendent, par la nécessité de leur situation, et pour une fin supérieure, à s’absorber ; qu’en conséquence elles entrent en conflit ; et que, l’incorporation devenue inévitable et l’heure ayant sonné, la suprématie appartient de droit à la puissance la plus forte. C’est le renversement de ce qui se passe dans l’ordre ci-vil. Tandis que dans la justice ordinaire distribuée aux citoyens par l’État, la force appartient à la raison et doit restera la loi ; ici l’on peut dire, au rebours, que la raison, la loi, le droit, appartiennent et doivent rester à la force.

Il suit de là que la lutte des puissances engagées, autrement dire la guerre, n’a pas directement pour fin leur destruction mutuelle, bien qu’elle ne puisse avoir lieu sans effusion de sang et sans consommation de richesse ; elle a pour fin la subordination des forces, ou leur fusion, ou leur équilibre.

D’où il suit encore que, dans cette espèce de duel judiciaire, le mode d’action doit être réglé de telle sorte que non-seulement les forces matérielles mais aussi les forces morales de chaque puissance belligérante y interviennent, et qu’enfin la victoire reste à la plus forte, c’est-à-dire à celle qui l’emporte dans le plus grand nombre de parties, importance des armées, force physique, courage, génie, vertu, industrie, etc., et cela avec le moins de dommage possible des deux parts.

Hors de ces principes, il n’y a plus guerre, au sens humain et juridique du mot : c’est un combat de bêtes féroces, pis que cela, un massacre de brigands. Je dirais presque, comme de Maistre, eu égard à l’horreur et à la profonde absurdité du fait, que c’est un mystère de la Providence qui s’accomplit.

Examinant donc la tactique qui préside aux batailles modernes, pour ne parler que de celles-ci, j’observe qu’on n’y découvre pas ce caractère de haute moralité, de conservation, partant de certitude, qui seul rend la guerre loyale et la victoire légitime. Je trouve même que, sous ce rapport, nous avons fait depuis deux siècles des pas rétrogrades. On n’est pas moins brave sans doute, mais, par des causes que j’expliquerai tout à l’heure, on se bat moins bravement ; on fait plus de mal à l’ennemi, grâce à la violence des chocs et à la supériorité des armes, mais on s’en fait proportionnellement davantage à soi-même, ce qui rend la victoire louche. On tue plus de monde sans obtenir plus de succès. L’esprit démocratique, qui a pénétré les armées depuis la révolution, semblait devoir être tout à l’avantage du soldat, et jamais on ne vit pareil mépris de la vie des hommes. En un mot, le matérialisme de la bataille s’est accru avec la civilisation, le contraire de ce qui aurait dû arriver.

Ces reproches, que l’on est en droit d’adresser a la tactique moderne, constituent autant de violations du droit de la guerre. Peu de mots suffiront à me faire comprendre.

D’abord, en ce qui concerne le choc des masses. Je ne veux pas discuter sur l’ordre profond et l’ordre mince, bien moins encore irai-je jusqu’à prétendre que la vraie manière de combattre serait que les soldats des deux armées s’attaquassent simultanément, corps à corps, homme à homme, virum vir ; puis de compter de quel côté il y aurait le plus de morts et de blessés, dans ces cent ou deux cent mille duels. Je n’ignore pas que de toutes les batailles les plus sanglantes sont celles où chaque soldat choisit son ennemi. J’accorde donc que le groupement des forces, qui est une de nos puissances économiques, doit être compté aussi parmi les moyens légitimes de vaincre. Il y a d’ailleurs dans ce groupement, dans cette confraternité du champ de bataille, un élément moral qui rappelle la solidarité civique, l’unité de la patrie, et qui est certainement une force. Si le soldat français, par son instinct de concentration et d’unité, est plus disposé que tout autre à ce genre de tactique, si on le voit se rallier spontanément au milieu de la mêlée, se former en peloton, sans même attendre l’ordre de ses chefs, il faut le prendre tel que l’a fait la nature, qui a diversement constitué les animaux et les hommes, qui a donné le sabot au cheval, la corne au taureau, l’ongle et la dent au lion, la force musculaire et l’individualité à l’Anglo-Saxon, l’union dans le combat au Français.

Cette concession faite, je dis qu’il y a pour toute nation, en cas de guerre, une manière de se servir de ses facultés et moyens, suivant que l’action guerrière est dirigée par une pensée de droit ou par une rage de destruction ; de même qu’il y a des règles pour le combat singulier, selon qu’il s’agit d’une affaire d’honneur ou d’un cas de légitime défense contre un assassin. Comment donc se fait-il que dans les batailles ce principe de bon sens, de loyauté, d’humanité, soit presque entièrement méconnu ? A force de prendre la destruction pour le but même de la guerre, on n’a plus vu dans les groupes armés, depuis le peloton jusqu’à la division, que des machines à broyer les hommes, des engins d’écrasement. M. Thiers, dans son Histoire du Consulat et de l’Empire, avoue, malgré son admiration pour l’empereur, que l’abus des masses et de l’artillerie avait en moins de quinze ans changé les batailles en d’épouvantables boucheries, où la vertu militaire ne comptait plus, et sans que les résultats en fussent plus grands, ni surtout plus durables.

L’art de ménager les soldats, tout en les faisant mouvoir par groupes, cet art dans lequel excellait Turenne, paraît se perdre. Jeter des masses, infanterie, cavalerie, artillerie, les unes sur les autres, faire des pâtées de chair humaine, arracher la victoire par l’épouvantement des hécatombes, ce fut dans les dernières années tout l’art de Napoléon. A faire mouvoir les armées, à les conduire à l’ennemi par le plus court et le plus sûr chemin, et dans le moins de temps possible, à prendre position, son habileté reste hors ligne ; elle semble croître avec l’âge et l’expérience. Arrivé sur le champ de bataille, il dédaigne la tactique, saisit ses masses et les lance sur l’ennemi, comme les géants de la fable lançaient sur les dieux des montagnes. Il a calculé la marche : s’il ne s’est pas trompé, l’ennemi doit être pris en flagrant délit et infailliblement broyé. A Waterloo il n’employa pas d’autre méthode, et fut vaincu : lorsque les Prussiens arrivèrent, le marteau s’était brisé sur l’enclume. Et voilà pourquoi sans doute, dans l’opinion de plusieurs critiques, Napoléon, incomparable comme stratège, ne figure plus comme tacticien qu’au second rang.

C’est par le même procédé que fut enfin enlevé Sébastopol. Le général Canrobert n’ayant pas, dit-on, les nerfs assez fortement trempés, on avait fait venir pour cette grosse besogne le général Pélissier. A Magenta et à Solferino les choses se seraient passées, s’il faut en croire les relations, un peu autrement : l’initiative du soldat et la baïonnette auraient décidé la victoire. Dieu veuille que ce soit un retour à des combats plus héroïques ! L’effet de ces chocs monstrueux, dont le secret se réduit à une formule de mécanique, la masse multipliée par la vitesse, est horrible. Là, le génie et la valeur n’ont rien à voir ; celui qui joue le plus gros jeu a le plus de chances de vaincre. L’art de la guerre, qui, si tant est qu’un pareil art existe, devrait consister surtout à déployer les courages, à conserver les forces tout en les engageant, à obtenir le plus en dépensant le moins, à contraindre l’ennemi sans l’anéantir, n’est plus qu’un abatis réciproque, où la matière seule joue un rôle, où l’esprit n’intervient que pour donner le signal, et dont l’horreur n’est égalée que par le mépris affecté des chefs pour la vie du soldat.

Qu’on ne me demande pas quelle nouvelle, plus humaine, et surtout plus convaincante tactique, je voudrais introduire dans les batailles. Je ne suis pas plus obligé d’apprendre à nos maréchaux à faire la guerre, qu’à nos gens de lettres à faire de meilleure poésie ou de meilleurs drames. J’use de mon droit quand je soutiens contre les uns que leurs manœuvres sont opposées au droit de la guerre, contre les autres que leurs productions sont en dépit de l’art. Et je suis d’autant mieux fondé dans ma critique, que si le respect de la vie humaine a été dans tous les temps le moindre souci des gens de guerre, la manière de combattre a maintes fois changé, ce qui permet de supposer qu’il doit y en avoir une qui réponde mieux que les autres au but de la guerre et à ses conditions essentielles[6]

C’est surtout de l’invention de la poudre à canon et de la prépondérance de plus en plus décisive de l’arme à feu sur l’arme blanche que date ce que j’appellerai la dépravation des batailles. Mais, chose à noter, l’emploi de l’artillerie, après avoir suggéré l’idée de ces chocs écrasants, paraît tendre aujourd’hui, par le perfectionnement des armes, à rendre la rencontre des masses impossible. Un peu plus de portée, de rapidité et de précision dans le tir, il n’en faut pas davantage pour amener dans la tactique une nouvelle révolution, qui certes ne sera pas à l’honneur du soldat.

Un autre inconvénient de l’artillerie est d’avoir, comme l’a remarqué Ancillon, rendu les guerres plus dispendieuses sans les rendre plus rares. La dépense de matériel à la guerre a été toujours en croissant depuis l’invention des armes à feu, par suite la dépense de courage toujours en diminuant : tel est le résultat auquel aboutit l’influence de l’industrie moderne sur l’art des tacticiens et les jugements de la force. Tout boulet de canon tiré coûte quinze francs ; tout canon de bronze, mis en place, six mille francs ; un canon rayé, vingt-cinq mille francs. Un soldat d’infanterie, de quatre ans de service, équipé et armé, représente, en avances faites par la famille et par l’état, intérêts de ces avances, perte de travail, un capital moyen de vingt-cinq mille francs. Bientôt l’on ne dira plus : La victoire est aux gros bataillons ; on dira : La victoire est aux grosses machines, aux gros capitaux[7].

Le soldat romain ne coûtait quelque chose à l’État et ne devenait une cause de déficit pour sa famille que du jour où il entrait en campagne ; la vie de caserne n’altérait pas ses mœurs laborieuses et ses vertus civiques. Son éducation militaire se faisait au sein même des travaux rustiques : c’était une tradition de famille autant qu’un enseignement de la cité. Quant à l’armement, les épées et les piques, passant des pères aux enfants, n’avaient besoin, à chaque génération comme à chaque campagne, que d’un repassage. En revanche, tandis qu’avec nos armes de jet la victoire et la vie du soldat dépendent surtout de l’avantage des positions, du nombre des pièces, du pointage des canonniers, de la précision des feux de bataillon, de la druesse des feux de file, elles dépendaient alors bien davantage de la bravoure des légionnaires. Le Romain, à chaque combat, joignait l’ennemi, combattait corps à corps, et s’il avait affaire à des troupes aguerries, comptait ses triomphes par ses blessures.

Le progrès des armes modernes, il faut l’avouer, est en sens contraire de la valeur antique. Un des résultats obtenus dans la dernière campagne par l’emploi des canons rayés a été, dit-on, de rendre la cavalerie et les réserves complétement inutiles. Les nouveaux projectiles allaient les chercher à des distances telles, qu’elles étaient paralysées ou détruites sur place avant d’avoir pu entrer en ligne et fournir une charge. Encore un progrès dans ce genre, et les masses d’infanterie se deviendront mutuellement inabordables. Une colonne d’attaque, lancée au pas de course, pouvant être détruite par une poignée d’hommes en moins de temps qu’il n’en faut pour franchir un intervalle de cent a cent cinquante pas, les soldats de la haute civilisation seraient réduits à s’exterminer de loin sans pouvoir jamais en venir aux mains. De quart d’heure en quart d’heure, on verrait un parlementaire, circulant entre les deux armées, porter un bulletin du général en chef au général en chef : « Ma perte est de tant d’hommes ; quelle est la votre ? Comptons… A vous, monsieur, l’avantage. » Quelle civilisation ! Quel progrès ! Comment croire encore à une justice de la guerre, à un droit de la force ?

Un autre genre de reproches est relatif à l’enrôlement, à l’organisation militaire, aux garanties du soldat, à la responsabilité des officiers, à la moralité du commandement.

D’après les principes développés au livre II, la guerre étant une lutte de nation à nation dans un intérêt d’État, il s’ensuit, à priori, que tous les sujets de l’État, tous les membres de la cité, sans exception, doivent y prendre part. La jeunesse et tous les hommes qui n’ont pas atteint l’âge caduc forment l’armée ; les vieillards, les enfants et les femmes sont employés aux ateliers, magasins, ambulances, travaillent aux fortifications et aux retranchements. La perte d’un œil, d’une jambe, d’un bras ; la surdité, la myopie, le défaut de taille, les faiblesses de complexion, les fonctions d’un certain ordre, ne sont pas des causes suffisantes de libération du service. La Convention était dans le vrai sens de la loi de la guerre, lorsqu’elle décréta la levée en masse et déclara la patrie en danger. Aussi la République fut victorieuse. On ne triomphe pas d’une nation armée comme était alors la France. Maintenant il y a le tirage au sort, les conseils de révision, traînant à leur suite les exemptions de toute espèce et les remplacements. Comme image de la nation armée, on a conservé la garde nationale, tantôt organisée au grand complet, tantôt réduite à son minimum d’expression, selon l’esprit et les tendances des gouvernements, dans tous les cas, ridicule par sa lourdeur et son inutilité.

Les résultats de ce système sont connus. La guerre, abandonnée aux soins du gouvernement, n’intéressant la nation que d’une manière indirecte et à titre d’impôt, est devenue, pour les militaires gradés, fils de bourgeois la plupart, une carrière ; pour les autres, ouvriers et paysans, une perte d’état. Sous prétexte d’assurer la défense nationale par la force de l’armée, on choisit dans la jeunesse travailleuse ce qu’il y a de plus beau, de plus fort et de meilleur pour en faire la matière première d’une armée, qu’on s’étudie ensuite a séparer du peuple ; la race, continuellement écrémée, perd de sa taille et de sa vigueur, et la nation est atteinte dans sa souveraineté même.

Cette première infraction au droit de la guerre, identique sous ce rapport au droit politique, en amène une autre relative au choix des officiers et généraux.

Dans la guerre, encore plus que dans la paix, l’homme revêtu d’un commandement doit être à la nomination des citoyens. C’est le moins que l’homme qui s’arme pour la défense de son pays choisisse son capitaine : ainsi firent les fédérés de 92, et personne n’a prétendu que leurs officiers, produit de l’élection, fussent moins braves, moins capables, surtout moins amis de la liberté, que ceux qui plus tard formèrent la menue monnaie de l’empereur.

On observe à ce propos que l’élection, appliquée à l’armée, serait destructive de la subordination, sans laquelle une armée ne peut subsister ; qu’ainsi le droit du citoyen-soldat allant contre le but même de la guerre qui est le déploiement de la force, il y a lieu de faire plier le droit politique devant la discipline militaire.

Cette objection pourrait être vraie dans une monarchie où, l’armée étant distincte de la nation, la guerre laissée à la direction du prince, on voudrait conserver pour la nomination des officiers la forme républicaine. Il y aurait évidemment contradiction. La question alors serait de savoir si l’intérêt dynastique doit passer avant l’intérêt national, avant l’intérêt de la guerre elle-même, qui exige, comme l’industrie, pour le déploiement de la plus grande force, la plus grande liberté possible. Mais dans une république, dans un empire fondé sur le suffrage universel, où la nation garde le plein et entier exercice de sa souveraineté, où la guerre et la paix restent en définitive soumises à la décision du pays, l’exception n’est plus de mise. L’élection des officiers par les soldats, outre qu’elle découle du droit public de la nation, est le gage de la moralité du commandement, du civisme de l’armée, et par conséquent de sa force.

Mais sortons des considérations politiques, qui ont bien ici leur importance, et occupons-nous seulement de la chose militaire.

Par la solidarité du péril et la communauté de l’effort, une armée est une véritable association. La présence de l’ennemi met de niveau officiers et soldats ; ceux qui ont fait la guerre en savent quelque chose. Là, si la discipline est respectée, c’est à la condition que le dévouement soit réciproque, la confiance du soldat dans ses chefs absolue. Là, plus de bon plaisir, plus de passe-droit, personne de sacrifié. Le bon plaisir, devant l’ennemi, le passe-droit, est trahison ; le sacrifice d’un homme, d’un corps, hors des nécessités absolues de la bataille, assassinat. Croit-on que cette fraternité d’armes, qui dans une armée de citoyens libres s’étend du général au soldat, soit aussi bien garantie dans la constitution actuelle des armées ?

Indépendant de ses subordonnés devenus ses subalternes, l’officier, à plus forte raison le général, n’éprouve plus pour le soldat cette sollicitude dévouée qu’entretiennent l’élection et l’égalité civiques. Le grade devenu l’insigne de l’inégalité, la justice, âme de la guerre, remplacée par le commandement, un autre esprit tend à s’emparer de l’armée. C’est le monde de l’impératif, dans lequel le supérieur n’étant responsable que devant le supérieur, c’est-à-dire en réalité devant personne, l’inférieur se trouve inévitablement et indignement sacrifié. Le soldat, dans la main du général, n’est plus en effet, comme le paysan dans son village, une âme ; c’est une arme de jet, une machine à tuer, de la matière, enfin, comme les canons et les munitions, un produit de l’industrie militaire, que l’on ménage parce qu’il coûte, du reste aussi vil que ses cartouches et son fusil.

De là ces maximes judaïques, sujettes à de si monstrueuses applications, qu’à la guerre il est permis de sacrifier la partie pour sauver le tout, comme disait Caïphe, Expedit unum hominem pro populo mori ; d’exposer à une destruction certaine des régiments, des corps entiers, pour faire réussir une combinaison, pour étonner l’ennemi, quelquefois par crânerie ; d’abandonner, dans les retraites, blessés, malades, traînards et arrière-garde. De là ce principe atroce, préconisé par certains écrivains et diamétralement opposé à la loi de la guerre, que le soldat, dans une situation désespérée, doit se faire massacrer plutôt que de se rendre, parce que, si faible que soit sa défense, sa mort coûtera toujours quelque chose à l’ennemi. Delà, enfin, ce système d’entraînement qui, à défaut de patriotisme, entretient le courage du soldat, et fait de lui non plus le défenseur de son pays, mais le séide d’un ambitieux.

Tel est l’esprit dans lequel les républicains ont accusé, non sans amertume, Napoléon Ier d’avoir formé ses officiers et façonné ses armées. Ainsi, disent-ils, on le vit à Austerlitz, afin de déterminer le mouvement des alliés sur sa droite et de les faire tomber dans le piége, laisser écraser toute une aile de son armée, tandis qu’il avait sous la main 40,000 hommes qui ne prirent aucune part à l’action ; à la Moskowa, refuser sa garde, malgré les cris des soldats, ce qui rendit la victoire et plus sanglante et moins fructueuse ; au passage de la Bérésina, forcé de quitter tout et de sauver sa personne, parce que de la conservation de sa personne dépendait le salut de l’empire. Déjà on l’avait vu, dans la campagne de Marengo, plus empressé d’assurer sa propre gloire que de voler au secours de Masséna, dont les soldats sacrifiés en conservèrent un long ressentiment. Ainsi encore, usant du pouvoir souverain qui de la nation avait passé au premier magistrat, il choisit pour l’inutile et impolitique expédition de Saint-Domingue 33,000 soldats républicains dont l’esprit n’était plus en harmonie avec les principes qui avaient prévalu depuis le 18 brumaire, et pouvait exercer une influence fâcheuse sur l’armée.

J’admets cette critique : j’observe seulement, à la décharge de Napoléon, que le reproche tombe bien moins sur lui que sur ses idées, qui étaient celles de son temps.

Si, dans ces diverses circonstances, Napoléon avait agi, comme aucuns le supposent, par un machiavélisme calculé, je ne relèverais pas des actes justiciables seulement de la conscience de l’historien. Je considérerais le fondateur de la dynastie des Bonaparte comme un grand coupable et m’abstiendrais d’en parler. Mais ce n’est pas ainsi que les abus s’introduisent dans les gouvernements, et par suite dans les opérations de la guerre et la discipline des armées. Remontez la chaîne des causes, et quand vous vous imaginez n’avoir devant vous que les fautes d’un homme, vous arrivez à un courant d’opinion, à un essor des énergies nationales’qui, selon l’idée qui le dirige, tantôt porte aux nues le chef de l’état, chef en même temps de l’armée, tantôt fait de lui sa première victime. Or, qui ne voit ici que le premier consul, plus tard l’empereur, obéissait à une double influence dont il n’était pas le maître : d’un côté, la réaction du principe d’autorité après la longue agitation révolutionnaire ; de l’autre, l’idée fausse qu’on se faisait de la guerre, et qui faisait supposer que la victoire était d’autant plus glorieuse, qu’elle avait été remportée avec moins de monde sur une puissante coalition ?

En vain la routine prétendrait-elle que la nécessité le veut ainsi ; qu’il n’y a pas d’autre manière de faire la guerre ; que cette courtoisie chevaleresque que nous réclamons au nom du droit même de la guerre est bonne pour les romans ; que le premier devoir du soldat est le sacrifice ; qu’après tout on ne se bat pas pour la gloire, mais pour des intérêts, et qu’il est de la nature des intérêts, lorsqu’ils entrent en lutte, de fouler aux pieds toute moralité et tout idéal.

Je répondrai toujours que cette prétendue nécessité n’est pas réelle ; que les lois de la guerre ne sont pas plus difficiles à suivre que celles du duel ; quant aux intérêts, que la raison et la justice nous ont été données précisément afin d’établir entre eux l’équilibre, et que la première condition de cet équilibre est le droit de la force. Ah ! de grâce, gardons-nous d’introduire l’utilitarisme dans la guerre, pas plus que dans la morale. La guerre n’a pour elle que sa conscience, son droit, sa bonne renommée ; et vous voyez ce que déjà, par l’effet de fausses notions, elle tend à devenir. Que sera-ce si, dans le cœur des soldats et des généraux, à la place de ce sentiment exalté d’honneur qui les anime, vous mettez l’intérêt ?

Que si, malgré ces considérations irréfutables, on prétendait persister, par paresse d’esprit, manque de cœur ou perversité d’intention, dans un honteux système, alors je dirais qu’il ne faut plus parler ni de droit de la guerre, ni de droit international, ni de droit politique. Plus de liberté, plus de patrie : l’empire du monde est aux plus scélérats.

Quant aux honnêtes gens, mieux vaut pour eux accepter tout ce qui se présente, au dedans l’usurpation, de quelque part qu’elle vienne, au dehors l’insulte et l’amoindrissement, que d’engager des luttes auxquelles il serait impossible de prendre part sans cesser d’être homme. L’ennemi approche : Aux armes, citoyens ; formez vos bataillons contre l’étranger ! — Eh ! Sire, défendez-vous tout seul. Quant à nous, que vous daignez appeler en ce moment citoyens, qu’avons-nous à perdre à changer de maître ? Et que pourrait-il nous arriver de pis que d’être soldats ?


CHAPITRE IX


QUESTIONS DIVERSES


I. — Le droit des gens est-il dépourvu de sanction ? — 2. Déclarations de guerre ; — 3. Jusqu’où il est permis de pousser la résistance ; — 4. De l’interruption du commerce ; — 5. Si les sujets des puissances ennemies sont ennemis ; — 6. Des alliances.


La critique des opérations militaires n’épuise pas tout ce que nous aurions à dire à propos des formes de la guerre. Il est encore une foule de questions, résultant du fait de guerre, que la jurisprudence des auteurs a, si j’ose ainsi dire, sabrées, et qui toutes doivent se résoudre d’après les mêmes principes et de la même manière. Nous y consacrerons quelques pages.

« Le droit des gens, dit un écrivain contemporain est de création toute moderne[8]. »

Ce que nous avons dit de la guerre, tant dans ce livre que dans le précédent, montre dans quelle mesure et en quel sens cette proposition avantageuse doit être prise. En fait, les anciens eurent l’intelligence du droit des gens, nous voulons dire ici du droit de la guerre, à un degré fort supérieur aux modernes ; et la raison, nous l’avons dite, c’est que les anciens prenaient au sérieux le droit de la force. Mais, bien que les anciens eussent du droit des gens une idée plus juste que la nôtre, ils ne paraissent pas en avoir laissé de théorie, et c’est seulement depuis environ deux siècles que les modernes ont essayé de suppléer à ce silence.

Les dates et monuments principaux de cette constitution théorique du droit des gens sont les suivants :


Publication du livre de Grotius, De Jure Belli ac Pacis, 161S ;

Publication du livre de Hobbes, De Cive, 1647 ;

Traité de Weslphalie, 1648 ;

Jus naturœ et gentium, de Pufendorf, 1672 ;

Codex juris gentium diplomalicus, de Leibnitz, 1693 ;

Traité d’Utrecht, 1713 ;

Jus gentium, de Wolf, 1749 ;

Le Droit des gens, de Vattel, 1758 ;

Tableau des révolutions du système politique en Europe, par Ancillon, 1803-1805 ;

Traités de Vienne, 1814-1815 ;

Traité de Paris, 1856.


Je passe sous silence la multitude d’écrits dont l’éditeur français de Martens donne la liste, et qu’il est parfaitement inutile de consulter, puisqu’ils ne font tous que répéter les maîtres, que par conséquent il n’y a rien à en apprendre.

Quelle vérité positive résulte de cette tradition savante de 235 ans ?

Aucune. Depuis que la violation ou l’abrogation des traités de Vienne, qui avaient posé en dernier lieu les bases de la paix en Europe, a été, pour ainsi dire, mise à l’ordre du jour des gouvernements et des peuples, les incertitudes qui planent sur le droit des gens, auparavant renfermées dans les livres, se sont divulguées, et les nations apprennent aujourd’hui à leurs dépens que toute idée fausse dans l’ordre moral et politique finit par se traduire en calamité dans la vie sociale.

Or, l’erreur radicale des publicistes, celle qui engendre toutes les autres, et qui fait de leur théorie du droit de la guerre et du droit des gens un tissu de non-sens et de contradictions, c’est que, ne reconnaissant pas l’existence et la légitimité d’un droit de la force, ils sont forcés de regarder le droit de la guerre comme le produit d’une fiction, par suite de nier à son tour le droit des gens, qui, par la négation du droit de la guerre, se trouve dépourvu de sanction.

C’est ce qui résulte du témoignage formel de tous les écrivains, et sur quoi il est utile que nous revenions une dernière fois.


1. Le droit des gens est-il dépourvu de sanction ? — Que le lecteur veuille bien ici nous faire grâce de quelques redites.

En principe la justice, comme la vérité, n’a et ne peut avoir d’autre sanction qu’elle-même : c’est le bien qui résulte de son accomplissement, le mal qui suit sa violation. Au point de vue politique et gouvernemental, dans le sens administratif et pratique du mot, la sanction de la justice est dans l’omnipotence du souverain, c’est-à-dire dans la force.

Ainsi, dans le droit civil, les circonstances sont nombreuses où la force publique se manifeste à l’appui de la justice : les sommations et assignations, la saisie, l’expropriation forcée, l’apposition des scellés, la plantation des bornes, la contrainte par corps, la garnison, la vente à l’encan, etc. — Dans le droit pénal, il y a les mandats de comparution, d’arrêt, d’amener, de dépôt ; la prison, la chaîne, l’exposition, le travail forcé, le bannissement, la transportation, la guillotine.

D’après cette analogie, on demande quelle est la sanction pratique du droit des gens ; et comme les nations ne reconnaissent pas de souverain, qu’elles ne relèvent d’aucune autorité ni d’aucune force, on est conduit à dire que le droit qui régit leurs rapports, valable au for intérieur, est dépourvu, au for extérieur, de sanction. — Il y a la guerre, direz-vous. — Mais, répliquent les juristes, la force par elle-même ne prouve rien ; il faut qu’elle soit autorisée, commandée par une puissance supérieure, organe elle-même et représentant de la justice. Cette autorité n’existant pas, le droit des gens n’a de garantie que la raison et la moralité des gouvernements, c’est-à-dire qu’en réalité le droit des gens repose sur le vide.

Qu’est-ce donc que la guerre, si elle n’est pas la sanction du droit des gens ?

La guerre, répondent les auteurs, est la contrainte exercée par une nation qui se prétend lésée vis-à-vis d’une autre nation que celle-là accuse de faire grief à son droit et à ses intérêts. Mais il est évident que, par le fait de la déclaration de guerre, l’agresseur se pose à la fois comme juge et partie, ce qui, en bonne procédure, ne se peut admettre, alors surtout qu’il s’agit de recourir à la force. Il suit de là que la guerre par elle-même ne prouve absolument rien ; que la victoire ne fait pas le droit ; mais, comme il faut que les guerres finissent, que les litiges internationaux reçoivent une solution bonne ou mauvaise, on est tacitement convenu, afin d’arrêter l’effusion du sang et pour éviter de plus grands malheurs, de reconnaître le droit du vainqueur, de quelque côté que se porte la victoire : c’est ce que l’on appelle droit des gens volontaire. Pour que la guerre fût tout à fait morale et légitime, il faudrait qu’elle eût lieu en vertu d’un jugement émané d’une autorité supérieure, devant laquelle seraient portés les litiges internationaux, avec pouvoir de les juger et de donner exécution a ses arrêts. Mais c’est ce qui ne saurait avoir lieu, et c’est pourquoi, disent les auteurs, le droit des gens, comme le droit de la guerre, se réduit à une fiction.

En deux mots, la théorie des publicistes modernes, fondée sur une analogie, aboutit à l’hypothèse d’une monarchie, république ou confédération universelle, précisément ce contre quoi les nations protestent avec le plus d’énergie, et dont la seule prétention a causé dans tous les temps les guerres les plus terribles. Hors de cette omniarchie, le droit des gens, selon eux, reste un desideratum de la science, un vain mot. Les nations, les unes à l’égard des autres, sont à l’état de nature.


« S’il est vrai que les souverains et les États, en leur qualité de personnes morales, soient justiciables de la même loi qui sert à déterminer les rapports des individus, chacun d’eux a sa sphère d’activité qui est limitée par celle des autres ; là où la liberté de l’un finit, celle de l’autre commence, et leurs propriétés respectives sont également sacrées ; il n’y a pas deux règles de justice différentes, l’une pour les particuliers, l’autre pour les États… Ce droit existe, mais il manque d’une contrainte extérieure ; il n’y a point de pouvoir coactif qui puisse forcer les différents États à ne pas dévier, dans leurs relations, de la ligne du juste… Les souverains sont encore dans l’état de nature, puisqu’ils n’ont pas encore créé cette garantie commune de leur existence et de leurs droits, et que chacun d’eux est seul juge et seul défenseur de ce qui lui appartient exclusivement, et que les autres doivent respecter[9]. »


J’ai cité précédemment M. Oudot, concluant de cet état de nature des souverains, dénoncé par Ancillon, et de cette absence de sanction du droit des gens, à une centralisation de toutes les puissances de la terre. Je renvoie le lecteur à cette citation, tome Ier, p. 134.

Mais une semblable exagération du principe d’autorité serait la plus impraticable des utopies, et il est surprenant qu’elle n’ait pas suffi pour avertir les honorables légistes qu’ils faisaient fausse route. L’idée d’une souveraineté universelle, rêvée au moyen âge et formulée dans le pacte de Charlemagne, est la négation de l’indépendance et de l’autonomie des États, la négation de toute liberté humaine, chose à laquelle États et nations seront éternellement d’accord de se refuser. De plus, ce serait l’immobilisme de l’humanité, absolument comme le despotisme dans un état, ou le communisme dans une tribu, est l’immobilisation de cet état et de cette tribu. La civilisation ne marche que par l’influence que les groupes politiques exercent les uns sur les autres, dans la plénitude de leur souveraineté et de leur indépendance ; établissez sur eux tous une puissance supérieure, qui les juge et qui les contraigne, le grand organisme s’arrête ; il n’y a plus ni vie ni idée.

Non, il n’est pas possible que le droit des gens soit dépourvu de sanction, comme le disent ses prétendus inventeurs les modernes jurisconsultes. Le droit des gens a pour sanction naturelle, légitime, efficace, la guerre, faite selon les règles qui se déduisent logiquement du droit de la force. — Non, il n’est pas vrai que la guerre, ou l’emploi de la force comme instrument de justice entre les nations, doive être assimilée, ainsi que le font les mêmes jurisconsultes, aux moyens de contrainte usités dans la procédure civile et criminelle, et que par conséquent elle requière, pour sa propre légitimation, l’exequatur d’une autre souveraineté. C’est méconnaître la nature et l’objet de la guerre que de la ramener à de pareils termes ; c’est ne rien comprendre à la marche de l’esprit humain, aux lois de la civilisation et de l’histoire. La guerre, ainsi que nous l’avons démontré par la théorie du droit de la force et de son application, est précisément le cas, et c’est l’unique, dans lequel le droit se démontre par l’exhibition de la force. La guerre est, pour cette raison même, de tous les tribunaux le moins sujet à errer et le plus prompt à revenir de ses erreurs ; et c’est ce qui fait que, comme le droit des gens domine toute espèce de droit, la guerre, qui l’affirme et le garantit, est la plus puissante de toutes les sanctions.

De cette erreur des publicistes sur la nature de la guerre et la sanction du droit des gens, dérivent toutes les absurdités qui pullulent dans leurs écrits, et par suite toutes les calamités et les crimes que la guerre traîne à sa suite ; c’est ce dont sera convaincu tout homme de bon sens qui voudra se rendre compte de la pensée qui dirige les armées et leurs opérations.

Les questions suivantes, prises au hasard dans les livres des docteurs, compléteront notre critique.


2. Déclaration de guerre. — La justice, selon Vattel, exige que la guerre soit déclarée avant que les hostilités commencent. — Pourquoi cela ? demande Pinheïro-Ferreira, si la guerre n’est que la revendication par la force de ce qui est dû ; si, d’autre part, les moyens de contrainte doivent avoir pour but de détruire ou de paralyser les forces de l’ennemi ? Il suffit que la nation lésée ait notifié sa réclamation : le refus exprimé, elle est libre d’agir. Avertir l’ennemi, par une déclaration de guerre, qu’il ait à se tenir sur ses gardes, est absurde.

Il n’y a rien à répondre à cette observation de Pinheïro, Vattel lui-même, après avoir posé le principe de la déclaration de guerre, le retire en ces termes :


« Le droit des gens n’impose point l’obligation de déclarer la guerre pour laisser à l’ennemi le temps de se préparer à une juste défensive. Il est donc permis de faire sa déclaration seulement lorsqu’on est arrivé sur la frontière avec une armée, et même après que l’on est entré sur les terres de l’ennemi… »


C’est le guet-apens que Vattel autorise, en vertu de sa fiction du droit des gens volontaire. Aussi qu’arrive-t-il ? Autrefois, les peuples s’envoyaient des hérauts chargés de faire longtemps d’avance ces déclarations ; du temps de Vattel, on se bornait à les afficher dans les capitales ; maintenant on renvoie les ambassadeurs, la veille et quelquefois le lendemain du jour où les hostilités commencent. Et il n’y a rien à redire, si la guerre est telle que les jurisconsultes modernes la définissent.

C’est autre chose si la guerre est, comme nous le soutenons, la revendication légale du droit de la force, si de plus, comme nous venons de l’établir, elle est la sanction du droit des gens. Alors il est de toute évidence qu’elle doit procéder exactement comme si elle était ordonnée par une autorité supérieure, c’est-à-dire être déclarée à l’avance, et cela précisément afin que la nation attaquée se mette en défense : sans quoi la victoire de l’agresseur serait de mauvais aloi ; il y aurait surprise, non pas démonstration de la force. Ainsi le veut le sentiment commun des nations, et jusqu’à ces derniers temps leur pratique y a été conforme.


3. Jusqu’où il est permis de pousser la résistance. — Vattel avoue que la résistance devient punissable quand elle est manifestement inutile. « Alors, dit-il, c’est opiniâtreté, non valeur. »

Mais, dans le système de Vattel, qui n’admet la guerre juste des deux côtés qu’au moyen de la fiction du droit des gens volontaire, et qui refuse toute qualité juridique à la force, cette proposition est de sa part une inconséquence.

Il se peut que le plus fort soit un agresseur injuste ; comment blâmer un homme qui, assailli par quatre brigands, se défend jusqu’au dernier soupir plutôt que de livrer ou sa fille, ou sa femme, ou sa fortune, le pain de ses enfants ? Dans le cas même le plus favorable, celui d’une guerre de conquête ou de simple prééminence, comment blâmer un peuple qui préfère la mort à la domination ? De ce prétexte d’inutilité de la défense résultera la vengeance du vainqueur, je le sais bien ; c’est ainsi que, dans un siége, les habitants qui résistent à l’assaut s’exposent à être passés au fil de l’épée. Mais la vengeance de l’ennemi ne fait pas que la résistance soit injuste : Vattel devait d’autant mieux le comprendre qu’il nie le droit de la force.

Pour moi, qui affirme la réalité du droit de la guerre et qui fais de ce droit la sanction du droit des gens, mais qui en même temps ne puis oublier que la guerre peut avoir pour but l’extinction d’une nationalité, je ne me prononce qu’avec réserve. Si la guerre est, comme je le dis, la sanction du droit des gens, nous devons tous en reconnaître la loi, qui est celle de la force, d’autant mieux que céder à la force n’implique pas de honte. Mais s’il s’agit d’incorporation ou d’émancipation politique, alors il me semble que les deux puissances belligérantes sont seules juges du prix qu’elles attachent respectivement à leur extension ou à leur liberté, et conséquemment du degré de leur résistance. Car se défendre à outrance peut devenir en certains cas un acte d’héroïsme, respectable au vainqueur lui-même. Les circonstances seules me paraissent devoir décider de la résolution à prendre, dont chacun au surplus reste maître.


4. De l’interruption du commerce. — Suivant Pinheïro-Ferieira, l’état de guerre n’est pas une raison suffisante d’interrompre les relations commerciales entre deux pays. C’est sans doute le blocus continental qui a suggéré à Pinheïro-Ferreira cette opinion d’une haute philanthropie, et il faut avouer qu’avec un tel principe Napoléon Ier eût été réduit de bonne heure. Bien plus, il faut reconnaître que les opérations commerciales, si elles devaient être respectées et maintenues, rendraient le plus souvent les opérations militaires inexécutables. Profondément convaincu de l’absurdité du droit de la force et de l’immoralité de la guerre, Pinheïro-Ferreira ne marchande point, comme les autres, avec le préjugé. Il s’attache à entourer la guerre de toutes les conditions qui peuvent l’abréger, la restreindre, la rendre impraticable et impossible. Tel est le caractère général des écrits de ce philosophe.

Malheureusement les choses ne se prêtent point ainsi à l’arbitraire de l’opinion, et, parce qu’il nous plaît de les définir à notre guise, elles n’en suivent pas moins leur indomptable nature. La guerre est, entre deux nations, la lutte des forces. Et qu’est-ce que le commerce ? un échange de forces. Que la guerre soit aussi courte que possible, je le veux ; mais, au moment du combat, c’est-à-dire tant que durent les hostilités, toute relation de commerce, c’est-à-dire tout échange de forces entre les puissances belligérantes doit cesser. Sans cela la guerre deviendrait un jeu ; ce serait une partie d’escrime, non un jugement ni une sanction.


5. Si les sujets des puissances ennemies sont ennemis. — Question grosse de contradictions et à peu près insoluble, dans le système généralement suivi. Grotius et Vattel décident que, en vertu de la solidarité qui existe entre la nation et son gouvernement, les sujets de deux puissances en guerre sont ennemis. En conséquence, dit Vattel, les enfants, les femmes, les vieillards, sont au nombre des ennemis ; ils appartiennent au vainqueur, ce qui n’est du reste pas une raison pour celui-ci de les massacrer. Pinheïro-Ferreira se récrie contre cette doctrine, et il faut avouer que son opinion, quoique faiblement motivée en principe, dans la pratique plaît davantage.

Sans doute, peut-on dire avec lui, en bonne logique, il n’est pas possible de séparer ici la cause de l’État de celle des particuliers. Mais quoi ! Si la guerre n’est, comme on le prétend, qu’une substitution, arbitraire ou fatale, de la force à la justice ; si la victoire par elle-même ne prouve absolument rien ; si l’on ne peut admettre qu’en toute guerre le droit soit positivement égal des deux côtés ; si cette égalité n’est qu’une fiction de légiste ; si par conséquent la guerre se réduit le plus souvent à un fait de l’ambition, du machiavélisme ou de l’imbécillité des princes, faut-il rendre responsables de toutes ces folies tant d’innocents qui n’en peuvent mais ? Et ne serait-il pas d’une pratique plus humaine, n’aurait-on pas fait un grand pas vers la pacification définitive, de déclarer, d’un commun accord, les populations insolidaires, en temps de guerre, de la politique de leurs gouvernements ?

Je laisse au lecteur le soin de pousser cette controverse, qui peut donner lieu à de magnifiques développements oratoires, mais sans aboutir a aucune conclusion.

Pour moi, qui considère le mouvement des États comme une nécessité de l’histoire et la guerre comme un acte juridique, je dis simplement que, dans la guerre, il serait dangereux, impolitique, immoral de séparer les gouvernements des sujets, que la cause leur est commune, et que par conséquent leur responsabilité est la même. Mais j’ajoute, en vertu des mêmes principes, et ici je vais plus loin que Pinheïro, que l’antagonisme n’existe véritablement qu’entre les groupes, c’est-à-dire entre les deux personnes morales qu’on appelle États ; en sorte que, même dans une guerre à outrance ayant pour but l’absorption intégrale de l’une des puissances par l’autre, les sujets de ces puissances, pas plus que les soldats eux-mêmes, ne doivent se considérer comme personnellement ennemis. La guerre de Crimée, dans laquelle Français et Russes, dans l’intervalle des luttes les plus acharnées, se rapprochaient en amis, en hôtes, échangeaient une pipe de tabac, une gorgée d’eau-de-vie, est le plus beau commentaire que je puisse donner de ma pensée et de la manière d’exercer le droit de la force.


6. Des alliances. — Sur cette matière, tout ce que j’ai rencontré dans les auteurs est politique d’antichambre, indigne de la plus légère mention. Sortons de ces vulgarités.

Les lois de la force régissent seules l’existence extérieure des états.

En vertu de ces lois, toute puissance est par nature hostile aux autres et en état de guerre avec elles. Elle répugne à l’association, comme à la sujétion. Son organisation intérieure la pousse à l’envahissement ; à plus forte raison elle tend à une absolue indépendance, et se montre d’autant plus jalouse de son autonomie, qu’elle soutient avec ses voisines des rapports plus nombreux et plus fréquents.

Tant qu’un État conserve sa force d’action intérieure et extérieure, il est respecté ; dès qu’il vient à la perdre, il se disloque ; tantôt une province, tantôt une autre se révolte contre le pouvoir central et se sépare du tronc ; d’autres fois il est partagé par les États voisins qui se l’incorporent.

Il suit de là que les alliances entre États sont naturellement difficiles, de peu de vertu, de plus courte durée, et n’ont trait qu’à un objet spécial. Ainsi l’alliance de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche, pour le partage de la Pologne, ne dura que le temps nécessaire au partage ; elle n’eut pas d’autre objet, et ce qui en fit le succès, ce fut la décrépitude même de l’état polonais. Ainsi la fameuse Sainte-Alliance, imaginée par le czar Alexandre Ier pour prévenir le retour des conquérants et signée par toutes les puissances de l’Europe, n’eut jamais d’existence que sur le papier. Napoléon Ier abattu, cloué sur son rocher de Sainte-Hélène, chacun des États signataires se remit à vivre de sa vie propre, c’est-à-dire à s’étendre et à conquérir dans la mesure de ses forces et de ses moyens. Ainsi encore l’alliance entre le même Alexandre et l’empereur Napoléon pour le partage de l’Europe ne fut qu’un rêve ; les augustes contractants s’aperçurent bientôt qu’il est plus aisé de faire vivre ensemble cinquante États plus ou moins équilibrés que deux grands empires qui, après s’être partagé le globe, se fussent trouvés tous deux à l’étroit.

L’alliance entre deux ou plusieurs États, quand elle a lieu, a donc pour but, soit de poursuivre le démembrement et le partage d’un autre État, en conséquence de former des débris de celui-ci un nouvel État ou d’augmenter d’autant leur propre puissance ; soit de résister à l’envahissement ou à la prépondérance d’un État qui, en raison de sa force, revendique sur les autres la suprématie.

Ainsi le cours des événements conduit une puissance A à s’emparer de tout ou partie d’une puissance B : c’est ce qui est arrivé pour l’empire germanique, actuellement l’Autriche, vis-à-vis de l’Italie, à la fois impériale, pontificale et fédérale, et pour cela non viable. Cette conquête du germanisme a même reçu, pendant un temps, la double sanction et de la majorité des Italiens et du droit public de l’Europe. Mais, avec le temps et sous l’influence même des traités qui avaient confirmé cette incorporation, les idées changent ; la population incorporée se ravise ; bien plus, il importe à une puissance C que la puissance B recouvre son intégrité et son indépendance, les autres puissances, D, E, F, etc., signataires des traités, demeurant indifférentes. En conséquence, il y a alliance entre B et C contre A. Que signifie cette alliance ? Que le droit de vivre, ou ce qui est la même chose, le droit de la force est revenu à B, et qu’il s’est réduit d’autant du côté de A, ce qui se démontrera par la guerre.

Les alliances politiques sont le champ de la défection et de l’ingratitude. Il ne faut pas s’en étonner. La promesse est subordonnée à la raison, qui n’est autre que la raison même de la force. Il se peut que l’Autriche, en se séparant de la Russie dans la guerre de Crimée, ait manqué de prudence ; c’est cette imprudence qui a fait tout son crime. Mais elle avait le droit de se tromper : mieux eût valu pour elle perdre la Hongrie que de devenir vassale du czar.

Au contraire, il se peut que l’Italie, en garde contre l’Autriche, reste fidèle à la France, et nous nous en réjouirons. Mais l’Italie a le droit de répudier notre alliance, et c’est ce qu’elle ne manquera pas de faire le jour où l’Autriche la reconnaîtra.


CHAPITRE X


QUESTIONS DIVERSES


7. Des neutres ; — 8. Des mercenaires ; — 9. Des otages ; — 10. Des armistices ; — 11. Des prisonniers ; — 12. De la course ; — 13. Si l’accroissement d’un état est pour les autres une cause suffisante de guerre ; — 14. Des traités de paix.


7. Des neutres. — Sur cette question comme sur la précédente, on ne trouve dans les auteurs que des divagations. La loi qui précède aux révolutions des États, et qui n’est autre que la manifestation, le développement, la fusion ou l’équilibre de forces collectives, cette loi leur échappant, ils se perdent dans des détails oiseux ou des arguties. Vattel et Pinheïro, par exemple, s’appliquent à déterminer quels sont les neutres, quels sont leurs droits, quels actes rompent la neutralité, ce que c’est qu’un traité de neutralité, etc. Martens ne contient rien de mieux. Seulement, après avoir lu tous ces commérages, on est un peu moins surpris de cette politique de non-intervention qui consiste à intervenir sans cesse, et qui fait la gloire des hommes d’état de l’Angleterre. Point de doctrine dans l’école, point de règle dans la conscience des nations, point de bonne foi dans les gouvernements.

Pour moi, considérant que le mouvement de la civilisation n’est autre chose que l’évolution des puissances politiques et la guerre leur conflit ; considérant en outre que toutes ces puissances, bien que souveraines et indépendantes, sont cependant du plus au moins solidaires, je commence par poser en principe que, lorsque la guerre éclate entre deux nations, toutes les autres y sont plus ou moins intéressées, qu’en conséquence il n’y a ni ne saurait y avoir de véritables neutres.

Mais attendu, d’une part, que la guerre est légitime par nature, puisqu’il s’agit de savoir si tel État arrivera à l’existence ou sera refoulé dans le néant ; si tel autre prendra un nouvel accroissement ou subira une diminution ; si celui-ci sera absorbé dans celui-là ; attendu, d’un autre côté, que la guerre doit être autant que possible circonscrite et restreinte à son objet, on convient de considérer comme neutres tous les états qui se déclarent étrangers et indifférents au changement.

Ainsi, lors de la séparation de la Hollande et de la Belgique, les puissances signataires des traités de Vienne consentirent, à la demande de la France et de l’Angleterre, à rester neutres. Elles considérèrent, peut-être à tort, que la division du royaume des Pays-Bas, constitué par le congrès, ne pouvait nuire à l’équilibre général, objet spécial des traités, pourvu qu’il fût réservé que la Belgique, l’État nouveau-né, ne pourrait dans aucun cas faire retour ni à la France, ni à l’Autriche, qui l’avaient possédé jadis : c’est cette réserve des grandes puissances qui constitue la neutralité belge. La même abstention a été observée pendant la dernière guerre d’Italie. Que les diplomates le sachent ou l’ignorent, peu importe ; le principe de cette abstention, imposée du reste par la force des choses, a été que l’Italie en se constituant comme État unitaire, loin de rompre l’équilibre, le consoliderait, puisqu’elle formerait une grande puissance entre l’empire autrichien et l’empire français.

La question de neutralité, ou de non-intervention, en soulève une autre, celle de savoir s’il est permis a une puissance neutre de fournir à l’une des puissances belligérantes des armes et des munitions. La réponse des juristes est incroyable. Ils disent que la continuation du commerce ne rompt pas la neutralité, mais qu’il en serait autrement si, à la place de marchandises, la puissance qui se prétend neutre envoyait des armes et munitions de guerre.

Je dis que ce serait plutôt l’inverse qui devrait avoir lieu. Si la guerre n’est, comme le pensent les légistes, qu’un moyen de contrainte vis-à-vis d’un débiteur de mauvaise foi, il est clair que les neutres doivent s’abstenir de lui fournir des armes ; dans le doute même si c’est l’agresseur ou le défendeur qui a raison, ils doivent s’abstenir encore, puisque autrement ils préjugeraient la question, se constitueraient juges du débat, et sortiraient de leur rôle. Tout au plus leur est-il permis d’entretenir des relations qui ne peuvent influer sur l’issue de la guerre.

Mais si la guerre est, comme je le soutiens, la lutte des forces, ayant pour objet de déterminer la création, l’absorption ou l’équilibre de deux États, si elle est la sanction du droit des gens, il est évident que, comme une semblable lutte exige une déclaration préalable, elle suppose le droit de s’armer et implique par conséquent, de la part des neutres, le droit de fournir à celle des parties qui en manque des munitions de guerre et des armes. La seule chose dont ils dussent s’abstenir, ce serait de faire des subventions gratuites, ou à si long terme qu’elles pourraient être considérées comme gratuites. La richesse est un élément de force ; par conséquent, la guerre étant la lutte des forces, chaque puissance belligérante doit combattre avec ses propres forces, non avec les forces de l’étranger. Toute prestation de forces implique alliance et cessation de la neutralité ; c’est un cas de guerre.


8. Des mercenaires. — Pinheïro-Ferreira regarde l’emploi des mercenaires comme contraire au droit des gens. Le soldat mercenaire, dit ce publiciste, est censé avoir dit au gouvernement qui le paye : « Pourvu que vous me serviez ma solde, je vous obéirai, quelle que puisse être la justice ou l’injustice de l’emploi que Vous ferez de ma coopération. Des ce moment, elle vous est acquise sans restriction. » Pinheïro voudrait en conséquence que les mercenaires fussent passibles de la peine infligée aux pirates.

La guerre est la lutte des forces : elle n’implique par elle-même, de la part d’aucune des puissances en conflit, d’injustice. L’opinion de Pinheïro-Ferreira ne serait pas douteuse, si le mercenaire se mettait au service d’un pirate ; ou si, dans une guerre légitime, les citoyens capables de porter les armes pouvaient être considérés comme l’unique force des États. Mais la richesse aussi est une force, et de même qu’il est permis à un entrepreneur de prendre des travailleurs à loyer, des domestiques à gages, on ne voit pas pourquoi il serait défendu à une communauté d’entrepreneurs, de marchands, de laboureurs, en guerre avec une autre communauté, de louer aussi des soldats. C’est leur capital, transformé en armée, en vaisseaux, en canons, qui se bat. Le jugement de la guerre n’en sera pas faussé. L’assimilation du mercenariat militaire à un louage d’ouvrage me semble d’autant plus plausible que parmi ceux qui le réprouvent il en est qui n’admettent pas que le service militaire doive être réputé d’obligation pour tout citoyen. La profession des armes, disent-ils, exige, comme tout métier, une vocation particulière. Si c’est un métier, pourquoi ne serait-il pas permis d’en faire commerce ? Donc, à moins de faire un crime à l’ouvrier de défendre son patron, je ne vois pas qu’il y ait rien à reprocher à des troupes mercenaires.


9. Des prisonniers. — « En cas de nécessité, dit Vattel, par exemple quand on a affaire à une nation féroce, perfide, formidable ; quand on ne peut pas garder de prisonniers ; quand, etc., il est permis de faire mourir les prisonniers de guerre. Mais, ajoute le casuiste, il faut être bien sûr que notre salut exige un pareil sacrifice. » — C’est ce qui eut lieu après la bataille d’Azincourt et pendant l’expédition d’Égypte, sous le commandement du général Bonaparte.

« Peut-on aussi réduire en esclavage les prisonniers de guerre ? — Oui, répond encore Vattel, mais dans le cas seulement où l’on serait en droit de les tuer. — Oui, reprend un commentateur, mais seulement à titre d’indemnité de guerre. »

Il est clair que Vattel et ceux qui sont venus après lui parlent au hasard sur des choses dont ils ne savent seulement pas le premier mot. Ici les juristes sont à bout de raison ; le droit des gens volontaire ne leur sert absolument de rien. Si du moins il était possible de soutenir, d’abord que la guerre est toujours la répression d’un crime, en second lieu que le vaincu est toujours et nécessairement le vrai coupable, comme on le supposait pour l’ordalie ou jugement de Dieu, la question n’offrirait aucune difficulté. Le prisonnier serait voué à la mort par le fait même de sa défaite, et si le vainqueur, pressé par la nécessité, ne pouvait le réserver pour la servitude ou pour l’échange, l’infortuné n’aurait pas à se plaindre. Mais une semblable hypothèse est par trop absurde ; la théorie des juristes eux-mêmes, qui nient la validité des jugements de la force, s’y oppose.

Quel principe donc allons-nous invoquer pour régler le sort du prisonnier ? Alléguer le droit des gens volontaire, c’est prononcer la condamnation du droit des gens volontaire. Qu’est-ce qu’un droit qui conclut au massacre de braves gens, purs de tout crime, et qui en combattant ont accompli un devoir sacré ?

Chose admirable, et sur laquelle j’appelle de toute l’énergie de ma conscience l’attention du lecteur, ce droit de la force, tant honni, est plus raisonnable que toute la science des jurisconsultes, plus humain que toute leur philanthropie. La guerre est la lutte des forces : celui qui, blessé dans le combat ou accablé par le nombre, rend ses armes, ne compte plus pour la guerre ; à parler rigoureusement, il n’est pas prisonnier, il est retranché, tant que dure la guerre, de la liste de ses concitoyens. Déchu de ses droits militaires[10], il lui est interdit de servir pendant toute la guerre, et c’est afin de s’assurer que ce devoir sera rempli que le vainqueur le met sous garde. Le soldat qui se rend sur le champ de bataille promet implicitement de ne plus combattre. S’il était prouvé que sa soumission n’est qu’une feinte, on le tuerait comme traître et assassin et ce serait justice. Mais la guerre terminée, le litige réglé, les prisonniers sont rendus de part et d’autre ; chacun rentre parmi les siens : voilà le droit, tout le droit, rien que le droit. Il n’y a pas autre chose.

Dans les deux dernières guerres, de Crimée et d’Italie, les puissances belligérantes, la France, la Russie, l’Autriche, se sont signalées à l’envi par la douceur avec laquelle elles ont traité leurs prisonniers réciproques : c’est un des traits qui prouvent le mieux combien la conscience des nations est au-dessus des théories de l’école, et de quelles améliorations la guerre, si on le voulait, serait encore susceptible. Mais des prisonniers massacrés, condamnés au service des bagnes, engloutis dans des pontons, transportés au fond des déserts à deux mille lieues de leur patrie : voilà ce que rien n’excuse, ce qui sort de toute loi et de tout droit, ce qui ne fait pas moins honte aux généraux et aux hommes d’état qui l’ordonnent qu’aux légistes qui, par leurs absurdes consultations, l’autorisent.


10. Des otages. — Autrefois, on avait la coutume de recevoir et de donner des otages pour servir de garantie aux conventions internationales et à l’observation des lois de la guerre. Je ne comprends pas pourquoi cette coutume a été abandonnée. On dit qu’il était inhumain de rendre des innocents responsables de la mauvaise foi de leurs concitoyens : en sorte que, les conseils de l’humanité prévalant, la garantie devenait nulle.

Mais ce n’est comprendre ni l’obligation imposée à l’otage, ni le sens des lois de la guerre. La guerre, qu’elle doive être poussée à outrance ou restreinte à un objet particulier, intéresse directement la souveraineté de l’État, c’est-à-dire ce que le citoyen a de plus précieux, sa liberté et sa nationalité. Lors donc qu’il y a, entre deux puissances belligérantes, traité de paix, trêve ou armistice, sous la caution d’otages, cela veut dire que ceux-ci s’engagent, en cas de violation de la part de leurs concitoyens, à user de toute leur influence pour les ramener, au besoin et en cas de refus de la part des leurs, à faire leur soumission à l’ennemi et à servir sa cause, sinon à être poursuivis eux-mêmes comme complices de la forfaiture. En quoi je répète que ce n’est toujours que justice : c’est aux otages à réfléchir à leur position, et à la puissance qui les reçoit à ne prendre pour garants que des hommes influents et capables de répondre de leurs actes. Ici, plus que nulle part ailleurs, éclate le caractère sanctionnateur de la guerre.


11. Des armistices et des trêves. — L’armistice est limité ou illimité. Dans le premier cas, les hostilités recommencent de plein droit à l’expiration de l’armistice ; dans le second cas, on convient de se prévenir tant de jours d’avance.

Quelquefois des négociations sont entamées pendant l’armistice ; alors, quand même il écherrait à jour fixe, on se prévient encore, ce qui veut dire que les négociations n’ont pas abouti.

Telle est la règle, et il n’y a rien à redire. Elle est aussi correcte que si la jurisprudence de la force l’avait elle-même formulée. Ce n’est pas de ce côté que portera notre critique. Mais les auteurs demandent s’il est d’une guerre loyale de proposer, sous prétexte de négociation, un armistice, lorsqu’on n’a pas d’autre intention que de l’employer à l’augmentation de ses forces et à la continuation de la guerre, et comme ils n’y voient pas plus loin que leurs besicles, eux qui permettent d’employer à la guerre la tromperie, se prononcent ici pour la négative.

Après les batailles de Lutzen et Bautzen, Napoléon consentit un armistice de quarante jours, en apparence pour traiter de la paix avec les puissances alliées, en réalité, dit son historien M. Thiers, avec le dessein de réorganiser ses armées et de commencer une nouvelle campagne avec des chances supérieures. Parmi les historiens, les uns blâment les alliés de s’être ainsi laissé duper et d’avoir accordé au conquérant à moitié abattu un répit précieux ; M. Thiers, au contraire, dans son Histoire du Consulat et de l’Empire, reproche à Napoléon d’avoir fait un faux calcul, attendu que, pendant que Napoléon augmentait ses armées de 100,000 hommes, les alliés augmentaient les leurs du double.

Il y a dans toutes ces critiques de narrateurs et de diplomates un mépris de la bonne foi, une admiration de l’astuce et un amour de la force brutale, qui font peine. Je ne sais quelle fut la pensée secrète de l’empereur et de la coalition : ce qui est sûr, c’est qu’ils se comportèrent l’un et l’autre selon les principes de la plus exacte justice. La guerre est la lutte des forces, dirai-je toujours. Napoléon combattait pour conserver à la France la suprématie sur l’Europe, suprématie momentanément obtenue par le débordement de l’idée révolutionnaire ; les puissances coalisées combattaient pour leur indépendance et leur autonomie. La question était celle-ci : La civilisation du dix-neuvième siècle se poursuivra-t-elle sous le protectorat de la France, ou bien par le développement parallèle d’États équilibrés ? Seule la force des armes pouvait décider une pareille question. Il fallait donc que les deux partis réunissent toutes leurs forces, sans quoi la victoire eût toujours été douteuse. Or, c’est à quoi servit l’armistice du 3 juin 1813. Je conclus en conséquence que, comme la guerre suppose déclaration et ajournement, de même, s’il arrive qu’après les hostilités commencées, l’une des puissances ou toutes deux aient besoin d’un armistice, elles ont le droit de l’obtenir. Toute la question est dans le délai.


12. De la course. — Les puissances signataires de la paix de Paris, en 1856, ont arrêté les quatre principes suivants :

1° La course est abolie ;

2° Le pavillon neutre couvre la marchandise ennemie ;

3° La marchandise neutre, excepté la contrebande de guerre, n’est pas saisissable, même sous pavillon ennemi ;

4° Les blocus ne sont obligatoires qu’autant qu’ils sont effectifs.

Ces quatre articles sont irréprochables. Ils indiquent dans les puissances qui les ont adoptés un sentiment élevé du droit de la guerre et du droit international, et l’on doit des éloges aux diplomates qui les ont fait entrer dans la morale publique des peuples. La seule chose que je regrette, c’est que le Congrès n’ait pas vu de quel principe émanaient ses résolutions, et qu’en conséquence il n’ait pas suivi ce principe jusqu’au bout. La vérité de ces articles, en effet, ne vient pas, comme plusieurs l’ont cru, de ce qu’ils dérivent des notions admises par les jurisconsultes, mais de ce qu’ils sont une application aux litiges internationaux du droit de la force.

L’usage de la course, en temps de guerre, est venu du principe, très-mal compris et très-abusivement appliqué, que, dans les luttes politiques, les sujets sont solidaires des gouvernements et en suivent la fortune. On en a conclu que, tandis que les gouvernements se font la guerre, les particuliers ont le droit d’armer les uns contre les autres, et, attendu que tout butin fait sur l’ennemi est de bonne prise, de se livrer à la piraterie. M. Hautefeuille, dans son Traité des Droits et des Devoirs des nations neutres, a mis toute son éloquence à justifier cette coutume.

Il est fastidieux, en réfutant des adversaires, de rebattre sans cesse la même vérité ; mais il l’est bien davantage de voir des esprits sérieux débiter toujours les mêmes niaiseries.

Les nations politiquement constituées sont des organismes, des forces vivantes, dont la loi est de rayonner et de se développer indéfiniment, absorbant et s’incorporant tout ce qui tombe dans leur sphère d’action. Aussitôt que deux puissances viennent à se rencontrer, l’antagonisme se déclare entre elles, en raison même de leur force acquise. Tantôt il y a lutte, d’autres fois, et tel est le caractère de l’état de guerre à notre époque, elles se font seulement contre-poids et se tiennent en équilibre. Il suit de là que la guerre, ou la lutte des groupes politiques, a pour principe et pour objet la souveraineté, qu’elle est de sa nature juste des deux parts, et que ses jugements, rendus nécessaires par la marche générale des choses, sont justes et légitimes. Parcourez la liste des guerres qui ont éprouvé depuis trois mille ans l’humanité, vous n’en trouverez pas une sur vingt qui sorte de cette règle. Sans remonter plus haut que le seizième siècle, en citerait-on une seule qui fît exception ? Guerres de religion, soulevées par la Réforme, guerre de l’Europe chrétienne contre les Turcs, guerre pour la prépondérance du Saint-Empire, devenu purement honorifique ; guerres des Pays-Bas, pour l’indépendance de la Hollande et la formation de l’unité française ; guerre pour la succession d’Espagne, guerre pour la succession d’Autriche, guerre pour la succession de la Pologne, guerre de Sept ans pour la formation d’un État du Nord, la Prusse, faisant contre-poids à l’Autriche ; guerre pour l’indépendance américaine, guerres de la révolution, guerres de l’empire, guerre d’Espagne, guerre de Grèce, guerre de Belgique, guerre de Crimée, guerre d’Italie : il n’en est pas une qui ne soit amenée par une question de souveraineté, souveraineté d’un principe ou souveraineté d’un État ; pas une, par conséquent, dans laquelle chacune des puissances ou idées antagoniques ne combatte pour sa propre existence.

Dans ces conditions, peut-on raisonnablement invoquer, en faveur de la course, du pillage réciproque des particuliers, le principe de la solidarité des nations et des gouvernements ? En aucune façon. La guerre a lieu entre les États pour la souveraineté, non pour la spoliation ; elle implique par conséquent que les sujets de l’État vaincu suivent la condition de cet État, ce qui veut dire que leur existence politique change, mais qu’ils conservent leurs propriétés.

Le légistes ne l’entendent pas ainsi. Les faits ont beau leur crever les yeux, ils se refusent à les reconnaître. Pour eux la guerre est toujours amenée, soit d’un côté, soit de l’autre, par une cause injuste ; la justice de son action est unilatérale ; malheureusement ses décisions ne prouvent rien par elles-mêmes, elles ne valent qu’en vertu du droit des gens volontaire. Que dit donc ici ce fameux droit des gens volontaire ? Que contre l’agresseur ou défendeur de mauvaise foi tous les moyens de contrainte, notamment la piraterie, peuvent être employés ; mais, attendu qu’à la guerre les deux parties doivent être présumées également en droit, et que chacune a le droit de faire ce que fait l’autre, le droit de piraterie, acquis à celle des parties dont la cause est juste, leur devient commun à toutes deux. Il semblerait, n’est-il pas vrai, que dans l’incertitude du droit toute piraterie devrait être interdite. Point du tout, selon les auteurs, le droit qu’on ne saurait ici dénier à l’une des deux au moins crée une tolérance en faveur de l’autre !

« Si les droits d’une nation sont méconnus par une autre, dit M. Hautefeuille, si son indépendance est menacée, son honneur attaqué, sans qu’il lui soit possible d’obtenir une juste satisfaction par les voies amiables, son devoir est de recourir aux armes et de faire la guerre à l’injuste agresseur. Car une nation ne saurait laisser impunie une atteinte portée à ses droits, à son indépendance, à son honneur, sans reconnaître la supériorité de l’offenseur, sans cesser d’être son égal, et, par conséquent, sans se dépouiller des qualités essentielles de la nationalité. »


Et voilà l’orateur parti. Appuyé sur ces beaux considérants, M. Hautefeuille conclut, sa tirade finie, à la légitimité de la course. Je ne le suivrai pas dans son développement oratoire ; il me suffit d’avoir coupé, comme Phocion, son discours par le pied.

Concluons à notre tour, en nous appuyant sur les quatre articles. Si l’on abolit la course, si l’autorisation accordée autrefois à de simples particuliers d’armer en guerre et de faire la chasse aux bâtiments de commerce de l’ennemi est désormais supprimée, il faut suivre le principe jusqu’à la fin, déclarer sur mer et sur terre toutes les propriétés sacrées ; il faut que les vaisseaux de guerre des puissances belligérantes n’aient pas plus que les navires armés par les particuliers le droit de saisir les bâtiments de commerce l’une de l’autre. C’est l’observation qui a été présentée par l’ambassadeur des États-Unis au Congrès. Cette proposition n’a pas été admise. Le Congrès de Paris a bien voulu restreindre aux gouvernements seuls le droit d’exercer les hostilités ; il n’a pas voulu les priver du bénéfice éventuel des prises : en quoi il s’est montré inconséquent et illogique, et les États-Unis ont refusé leur signature.


12. Si l’accroissement d’un État peut devenir pour les autres un motif de guerre. — Cette question est célèbre dans les fastes du droit des gens. Grotius, qui le premier la souleva, et la plupart des politiques se prononcent pour l’affirmative. Vattel hésite, fait des façons, puis, comme un sot qui ne sait que dire, se range à l’opinion de la majorité. Pinheïro-Ferreira rejette cette doctrine, mais sans motifs suffisants. Personne ne fait cette réflexion si simple, indiquée par l’histoire, que l’État est un être organisé, une force vivante, dont la loi est de s’accroître constamment, à moins qu’une force égale ou supérieure ne l’arrête. Il est absurde d’incidenter ici sur les causes de cet accroissement, si elles sont honnêtes ou illicites, de parler d’ambition, etc. Ces lieux communs sont de pur bavardage. Tout état tend à s’accroître ; en s’accroissant il menace la souveraineté de ses voisins : voilà le principe. Tout État qui se sent menacé a par conséquent le droit, ou de chercher pour lui-même une compensation, ou de s’opposer à l’accroissement, s’il peut : question de prévoyance et d’opportunité, mais surtout question de force.

En fait, ce sont les progrès extraordinaires d’une puissance qui amènent entre les nations l’établissement de la politique d’équilibre : c’est ainsi que la prépondérance de la maison d’Autriche, sous Charles-Quint, a abouti à la paix de Westphalie ; la suprématie de la maison de Bourbon, sous Louis XIV, à la ligue d’Augsbourg et à la paix d’Utrecht ; la suprématie de l’empire français sous Napoléon Ier, à la paix de Vienne en 1814 et 1815.

La même cause détermine ces innombrables fusions et incorporations dont l’Europe a donné le spectacle depuis quelques siècles. Ainsi les États de la Confédération germanique ont été réduits successivement, du nombre de trois cents et plus à celui de trente-huit et tendent à se réduire encore. Ainsi nous voyons l’Italie marcher vers son unité ; ainsi la Belgique et la Hollande, un moment divisées, se rapprochent dans une alliance fraternelle. Pendant ce temps, d’autres États se forment sur le Danube, les Balkans, des débris de l’empire Ottoman, dont l’évolution paraît finie. Partout la force, en se balançant elle-même, apparaît comme l’organe et la sanction du droit.


13. Des traités de paix. — Sur la paix, comme sur la guerre, les auteurs sont hors de la vérité comme de l’expérience, et leurs idées sont les plus embrouillées qui se puissent voir. Comment auraient-ils des idées justes ? Le droit de la force, selon eux, n’existe pas ; c’est une contradiction dans les termes. La guerre ne peut être juste que d’un seul côté ; elle résulte nécessairement d’une injure commise ; la victoire par elle-même ne prouve rien. L’état de guerre est un état de subversion : en conséquence, et c’est la conclusion de Vattel, la paix est le retour des puissances antagoniques à leur état normal,

Il y a dans ces paroles autant d’erreurs que de mots. Les États sont des forces organisées dont la loi est de se développer, aux dépens de ce qui les entoure, indéfiniment. Dès que deux États viennent à se rencontrer, ils tendent donc fatalement à s’absorber l’un l’autre ; d’où il résulte que leur état normal est de se faire équilibre, sinon de combattre jusqu’à ce que le plus fort enlève le plus faible. Cet équilibre ne peut durer toujours ; l’activité intérieure des états modifie constamment leur puissance et en rend le développement fort inégal. Qu’est-ce donc que la paix ? Une suspension d’armes, causée, soit par la lassitude des puissances, soit par l’égalité de leurs forces, et réglée par un traité. Voilà tout : il n’y a pas autre chose dans ce mot de paix ; et de même qu’on a dit que la véritable garantie de la paix est de se tenir toujours prêt à la guerre, de même la connaissance de la paix est tout entière dans l’étude de la guerre.

Quelle est maintenant la valeur des traités de paix ? Quelle en est la signification, la portée ?

Vattel, partant toujours du principe que la guerre a son principe dans une injure et que la victoire ne prouve rien, dit que le traité de paix ne peut être qu’une transaction. Erreur radicale. Le traité de paix, motivé par la victoire, c’est-à-dire par le jugement de la force rendu dans une question de force, est une véritable solution, la définition d’un État à nouveau. Et il faut, dans l’intérêt de la paix, et pour l’honneur des vaincus qu’il en soit ainsi. Sans cela la paix, déjà si précaire, ne serait qu’un pacte imposé par la violence et que déchirerait bientôt la trahison. La belle jurisprudence à enseigner aux nations que de leur répéter sans cesse que tout avantage obtenu par la force est une iniquité, et que leurs paix ne sont que des escroqueries ou des parjures !…

Je termine ici ces observations critiques. Elles suffisent à démontrer que si, chez les militaires, la connaissance du droit de la guerre est erronée, du moins il leur en reste l’obscure conscience ; tandis que chez les juristes tout a péri, l’idée et la foi.


CONCLUSION


Résumons ce livre, et tâchons d’en dégager nettement la substance.

Il existe un droit réel, positif, incontestable, de la force.

Ce droit est le plus anciennement reconnu dans l’histoire, le plus vivement senti des masses ; ce serait encore, s’il était permis de croire à une décadence continue de l’espèce, le dernier à mourir, celui qui formerait le plus bas échelon de notre moralité.

La guerre est la revendication et la démonstration de ce droit. En cette qualité, elle devient la sanction du droit des gens. Soit qu’elle favorise la conquête ou qu’elle protège l’indépendance ; soit qu’elle subordonne les États les uns aux autres ou qu’elle les équilibre, la guerre est progressive et conservatrice ; elle ne détruit pas les puissances, elle les discipline et les dispose pour un avenir inconnu. Par les formes dont elle s’entoure, et les lois plus ou moins clairement comprises qu’elle s’impose, la guerre affirme donc son droit, qui est en même temps son jugement ; par ses résultats généraux, en dépit de toutes les infractions et anomalies dont elle est accompagnée, elle le consacre. Quiconque étudie avec un peu d’attention l’histoire de la formation, du développement et de la dissolution des états, s’aperçoit bientôt qu’en moyenne, et à ne juger les événements que sur l’ensemble, ce qui est arrivé devait arriver, et qu’au total, la société étant donnée avec ses lois constitutives et évolutives, la guerre a fait justice.

De là l’enthousiasme guerrier, la poésie des batailles, la religion des armes, la foi à l’héroïsme, et cette expression prodigieuse, qui enlève les consciences et fait taire tous les scrupules, de droit de la guerre. De là encore cette haute juridiction des armées, reconnue par tous les peuples et devant laquelle toute volonté s’incline comme devant un oracle ; de là ce respect de traités qui viennent consacrer, pour l’un la défaite, pour l’autre la victoire, comme si défaite et victoire étaient un contrat, comme si les armées, en s’entr’égorgeant, ne faisaient que rendre et exécuter des jugements.

Voilà ce que dit la théorie, ce que croit le genre humain, et ce dont témoigne à son tour, dans ses résultats généraux, l’impartiale histoire.

Dans la pratique, surtout dans le détail, cette magnifique conception semble s’évanouir. Soit que la civilisation, qui nous semble si vieille, soit encore trop peu avancée et que la sauvagerie subsiste au fond de notre être, soit par toute autre cause, la guerre, suivie dans ses opérations, ne nous apparaît plus que comme l’extermination, par tous les moyens de violence et de ruse, des personnes et des choses, une chasse à l’homme perfectionnée et organisée en grand, une variété du cannibalisme et du sacrifice humain. La guerre pourrait se définir : Un état dans lequel les hommes, rendus à leur naturel bestial, recouvrent le droit de se faire tout le mal que la paix a pour but de leur interdire. Aussi le guerrier, démoralisé par les absurdes doctrines du juriste, ne croit-il plus lui-même à la justice guerrière, il la nie : Jura negat sibi nata, nihil non arrogat armis ; et en la niant, il nie, sans le savoir, son propre héroïsme. On dirait qu’il se reproche l’indignité de son métier, qu’il est convaincu de sa scélératesse, de sa lâcheté. Son code de la guerre, il le méprise tout en s’en prévalant ; tel qu’il lui est donné de le connaître, il le regarde comme un tissu d’hypocrisies, d’inconséquences, de contradictions. Sa stratégie et sa tactique, dont le but devrait être d’assurer, par la loyauté et la sincérité du combat, l’intégrité du jugement de la force, se réduit pour l’ordinaire à une méthode de destruction à outrance, à une collection de recettes homicides, qui rappellent tantôt la chasse à courre, tantôt la chasse à l’affût ou au terrier, et que déroutent sans cesse l’imprévu, la force majeure, la ruse de l’ennemi et parfois sa sottise. De sorte que, si la guerre peut être considérée dans la généralité de l’histoire comme une divinité justicière, comme une sage et vaillante Pallas, d’un autre côté, elle nous fait payer ses arrêts de tant de maux qu’on se reprend à douter, non plus seulement du droit de la guerre, mais de toute espèce de droit, à regarder la justice comme une idéalité hors nature, et la guerre comme une Gorgone.

C’est bien pis, si des militaires, des praticiens de la guerre, nous passons à ceux qui se sont chargés de nous en apprendre la philosophie et les lois. Pour ceux-ci plus de doute : la guerre est un horrible fléau, entretenu par la scélératesse des princes et la barbarie des nations ; c’est un état contre nature dans lequel tout ce qui se passe est à rebours de la justice, et dont les actes n’ont de valeur que celle qu’ils tirent de la nécessité des faits accomplis, de la résignation des peuples et de l’amnistie réciproque des gouvernements. Tant que durera cet antagonisme, il n’y aura, disent-ils, ni vertu ni repos pour l’humanité, et le droit sera un vain mot. Car le droit civil repose sur le droit politique, lequel à son tour repose sur le droit des gens, lequel enfin n’ayant d’autre sanction que la guerre, par le fait n’existe pas. Voilà ce qu’affirment les hommes du droit, et nous ne devons pas oublier que cette assertion, si elle est vraie, nous laisse sans espoir.

Ainsi, après avoir reconnu, défini, analysé l’élément moral qui pénètre et remplit la guerre ; après avoir fait la théorie de cet élément et en avoir développé les lois, nous venons de reconnaître, dans cette même guerre, la présence d’un élément opposé, bestial. Il n’y a pas seulement, dans la guerre, de la religion, du droit, de la poésie, de l’héroïsme et de l’enthousiasme ; il s’y mêle, à dose au moins égale, de la colère, de la haine, de la perfidie, une soif de butin inextinguible et la plus grossière impudicité. La guerre se présente à nous sous une double face : la face de l’archange et la face du démon. Là est le secret de l’horreur qu’elle inspire ; et cette horreur, il faut l’avouer, est aussi légitime que l’admiration que nous avait d’abord inspirée son héroïsme.

Une question surgit donc : D’où vient à la guerre ce dualisme ? En termes plus simples, et pour rester dans les considérations de pure pratique, qu’est-ce qui produit entre l’idée de la guerre et son application ce désaccord étrange ? Comment, à travers quarante siècles de civilisation, cette anomalie a-t-elle pu se maintenir, s’aggraver même ? La guerre empirerait-elle par hasard, en raison du progrès de l’humanité ? Serait-elle radicalement irréformable ? Est-ce un phénomène exceptionnel, dont la loi est de ne se pouvoir produire conformément à son idée, que dis-je ? dont l’idée va s’obscurcissant de plus en plus, comme il résulte de la lecture des publicistes ? La guerre est-elle une création, une forme condamnée dès l’origine, par conséquent toujours manquée et que rien ne saurait rendre meilleure ? Quelle serait alors la cause de cette anomalie sans exemple ? Quelle en serait la signification ? Tout a marché, tout s’est amélioré dans l’humanité, depuis qu’elle existe, la religion, la politique, la philosophie, les lois, les mœurs, les sciences, les arts, l’industrie, tout, excepté la guerre. La guerre seule, manifestation primordiale et suprême de la justice, sanction de tout droit, a constamment empiré, et par l’obscurcissement de son idée, et par le progrès de sa puissance destructive, et par l’hypocrisie de ses prétextes, et par la mesquinerie de ses résultats. Elle ne se distingue chez les modernes que par une certaine affectation de philanthropie et d’urbanité qui la rend plus immorale, plus absurde. Quelle puissance donc, quelle malédiction empêche la guerre de devenir, dans la pratique, ce que la veut sa théorie et qu’exige sa justice ?

Telle est la question que nous avons maintenant à résoudre, et qui réclame de notre part des investigations nouvelles.



  1. Histoire des Révolutions d’Italie, Paris, Didier, 1858, 4 vol. in-8o.
  2. A propos de la guerre entre les rois de Piémont et de Naples, il s’est passé une chose honteuse dans la presse soi-disant démocratique et patriotique de France. La manie d’unité y est poussée si loin, et la haine contre la maison de Bourbon si aveugle, qu’on a affecté de donner le nom de Bourboniens aux défenseurs de François II. Ou n’a pas voulu voir que ces Bourboniens étaient les seuls patriotes qui restassent dans le royaume de Naples, que tout le reste, en trahissant François II, s’était vendu et avait vendu son pays à l’étranger. Que dirait-on à Paris d’une faction qui, sous prétexte de constituer la patrie européenne, non contente d’abandonner l’empereur Napoléon, livrerait la France au czar ? Ce qui se passe à Naples est, sur une moindre échelle, exactement la même chose. Certes, je le répète, la cause de Victor-Emmanuel peut très-bien se défendre contre François II, mais par des Piémontais, des Toscans peut-être, des Romagnols encore, non par des Napolitains. Il se peut que le sacrifice de l’état napolitain, de la nationalité napolitaine soit exigé pour le salut et le progrès de l’Italie entière : mais, puisque le souverain faisait un effort, c’était le cas pour le citoyen de le soutenir, de mourir pour la patrie, à peine d’un éternel déshonneur. Voilà la loi de la guerre, et voila sa morale. Elle vaut certes bien, cette morale, l’affreux dévergondage dans lequel certains journaux entretiennent le peuple français.
  3. Laurillard-Fallot, Cours d'art militaire, tome Ier, page 33.
  4. Il a été publié dans les journaux allemands que sur dix prisonniers faits par les Franco-Sardes dans la dernière guerre d’Italie, il y avait neuf Hongrois, Bohèmes, Croates et Italiens. En haine du gouvernement autrichien, ces soldats, travaillés par des émissaires, non pas, Il faut le dire, de l’armée alliée, mais de leur propre pays, se couchaient, dit-on, devant l’ennemi au lieu de marcher. Les Allemands seuls tinrent ferme, et soutinrent le choc de l’armée franco-italienne. On sait à combien peu de chose, en apparence du moins, tint le succès des batailles de Magenta et de Solférino. et l’on prend texte de là pour demander si, tout le monde du côté de François-Joseph ayant fait son devoir, et la victoire s’étant déclarée pour l’Autriche, le résultat devrait être toujours considéré comme normal et juste.
      Cette question, que l’on peut renouveler à l’infini à propos de chaque bataille, et que ne manquent pas de faire les calomniateurs du droit de la force, est une de celles qui, par un faux air de simplicité, servent le mieux a entretenir l’erreur. Un rien, se dit-on, pouvait changer la fortune : alors le vaincu devenait vainqueur ; le droit, adjugé par la victoire à B, revenait à A. É sempre bene ! Cela peut-il s’admettre ?
      Ceux qui font cette objection ne songent pas que dans toute bataille, quelque peu sérieuse, il y a un moment où la victoire paraît incertaine, sans parler des cas où elle s’égare, comme dans les fameuses batailles de Poitiers, de Crécy et d’Azincourt ; mais qu’en général, elle tient à des causes profondes, complexes, qui en font un irrécusable arbitrage ; que du reste, en toute question de force, le droit est avec la force, de quelque côté que celle-ci se trouve. Le droit de la force ne fait acception ni de partis, ni de doctrines, ni de races : il ne connaît ni Français, ni Anglais, ni Autrichien, ni Lombard, ni Polonais, ni Russe, ni catholique, ni protestant. Il est à la force : voilà tout. Si la force se déplace, il se déplace avec elle ; si elle se fixe quelque part, il s’y fixe lui-même, et s’impose à tout ce qui tombe dans la sphère de sa juridiction. Appliquons à la campagne de Lombardie ces principes.
      Supposons que, par un accident de terrain, une maladresse des généraux ou toute autre cause, la fortune se fût déclarée contre les alliés à Magenta ; ils auraient demandé leur revanche à Solferino, comme a fait l’empereur François-Joseph. Alors, de deux choses l’une, ou bien les alliés eussent été vainqueurs, ce qui aurait balancé les avantages et nécessité une troisième bataille ; ou bien ils eussent été défaits, et dans ce cas la victoire restant à l’Autriche, il eût été prouvé, non pas que l’Italie n’a pas le droit d’aspirer à l’indépendance, mais qu’elle n’a pas, même réunie à la France, la forcé nécessaire pour l’obtenir ; qu’ainsi l’heure de son émancipation n’est pas arrivée ; en un mot, que Victor-Emmanuel et Napoléon III son allié étaient dans leur tort, puisqu’ils revendiquaient, les armes à la main, contre une possession de quarante-cinq ans et contre la lettre des traités, la prérogative de la force, et qu’ils n’avaient pas la force. L’événement s’est déclaré en sens contraire. Je reproduis le même argument : Les alliés étaient dans leur droit, et la preuve, c’est qu’ils étaient en force. Que l’empereur François-Joseph accuse de son infortune la défection de ses soldats, l’objection est puérile et tourne contre lui. Comment l’Autriche prétendrait-elle à la domination de l’Italie, si elle n’est pas même assurée de ses propres troupes, si elle ne peut compter sur ses propres sujets ? C’est en vain que, pour réfuter cette raison souveraine de la victoire, vous essayez, à force de si, de mais, de la faire passer à droite ou à gauche : pourvu qu’elle reste l’expression des forces, elle est infaillible. Que demain les Italiens, par hypothèse, désertent Victor-Emmanuel, rappellent l’Empereur et le Pape, qu’en conséquence, l’Autrichien revient en en force et écrase le Piémontais, la victoire ne fera que proclamer une fois de plus cette triste vérité : Il n’y a point d’Italie, car en Italie il n’y a point de force véritable.
  5. Les Français ne sont pas seuls, à ce qu’il paraît, coupables de ces attentats contre le droit de la guerre. On lit dans le Nord du 3 février 1860 : « Le général Dieu a été, comme vous savez, grièvement blessé dans la campagne d’Italie. La plus grave de ses blessures a été causée par une balle explosible, qui lui a éclaté dans le côté. Quelques fragments des os fracturés par le projectile te sont logés dans les intestins, et y occasionnent fréquemment des abcès qu’on est obligé de percer. On ne peut se faire une idée des souffrances que ces opérations répétées font endurer à l’héroïque malade, il les supporte avec une résignation d’autant plus admirable qu’il connaît toute la gravité de son mal, etc. »
      N’est-ce pas une honte, disait Bayard à propos de l’arquebuse, qu’un homme de cœur soit exposé à périr par une misérable friquenelle contre laquelle il ne peut se défendre, et qui met de pair le vaillant et le lâche ?… À quoi servent, demanderai-je à mon tour, pour le but de la guerre, ces inventions atroces ? N’avions-nous pas assez de la lance et de l’épée ? Il est vrai qu’avec la lance et l’épée il faut s’aborder de prés, ce qui paraît convenir moins à notre moderne bravoure Notez cependant que les mêmes nations qui fabriquent des balles explosibles rougiraient, comme d’une trahison, de les empoisonner. Quelle délicatesse !
      C’est un hommage a rendre au corps de l’artillerie française : elle est peu favorable aux inventions destructives, et je l’ai entendu blâmer à ce propos par des industriels qui se croyaient certainement aussi amis du progrès que philanthropes. Nos artilleurs pensent, apparemment, qu’ils ont bien assez de la mitraille, et qu’il est plus digne de gens d’honneur de s’aborder à l’arme blanche que de se canarder à des distances de quatre et cinq kilomètres. En vérité, on ne saurait être plus rétrograde.
  6. J’espère qu’un n’aura pas la mauvaise foi d’abuser de ma réserve pour conclure qu’il n’y a ici rien à faire, et que le plus sage est de maintenir le statu quo. La mission du critique n’implique pas l’obligation de produire des chefs-d’œuvre et de découvrir la vérité ; il n’a fait qu’exercer son droit et il a rempli son devoir, quand il a prouvé que telle œuvre est mauvaise et telle opinion une erreur. Je suis d’autant mieux fondé en cette circonstance à m’abstenir, que j’ai déclaré déjà vouloir autre chose et mieux qu’une simple information des pratiques de la guerre, je veux sa transformation complète.
      Cependant, afin qu’un ne dise pas qu’en faisant la critique de la tactique militaire je condamne les années à l’immobilité, je me permettrai ici une simple indication.
      La guerre, selon moi, est la mesure des forces.
      La mission d’un général est donc d’employer les forces de sa nation de la manière la plus efficace, de leur faire produire tout leur effet, sous les conditions d’honneur, de loyauté et de probité déterminées par le droit.
      Pour remplir une telle mission avec une armée de 100, 000 hommes, pour faire rendre a ces 100, 000 hommes, de diverses armes, tout l’effort dont ils sont capables, et comme individus, et comme groupes, la difficulté est immense. Chacun sait que 10,000 hommes bien employés peuvent en battre 20,000, 30,000 et 100,000, en sorte que, dans le combat le plus loyal, la victoire peut rester au parti le plus faible. Si de semblables défaites n’entraînent pas nécessairement la perte des états, comme je l’ai fait voir pour la guerre de Cent ans entre la France et l’Angleterre, pour la seconde guerre punique, etc., elles ont au moins pour résultat d’ajourner les solutions en châtiant les maladroits, et de faire payer la conquête trois ou quatre fois plus qu’elle n’aurait dû coûter. Là est le vrai problème posé à tout chef d’armée, homme d’action par excellence, mais aussi, redisons-le sans cesse, homme de justice. Or, ce problème est immense. Quel est le reproche que j’adresse après M.Thiers, à Napoléon. Ce n’est pas d’avoir, à l’occasion, triomphé d’une force inférieure à l’aide d’une supérieure, puisque ce serait nier le droit même de la force. Ce n’est pas par conséquent d’avoir, ayant affaire à des adversaires incapables mais supérieurs en nombre, cherché à les diviser afin de battre en détail ceux qu’il n’eut pu défaire en bloc, bien que la victoire obtenue en pareil cas fut équivoque et peu sûre : tout châtiment infligea la force présomptueuse et inintelligente est mérité, par conséquent conforme au droit de la guerre. Le reproche que je fais à Napoléon, c’est, en appliquant le principe de la collectivité des forces, d’avoir assimilé un corps d’armée à une masse de matière, et d’avoir cherché à terrasser l’ennemi plutôt sous la chute des bataillons, que pur l’action coordonnée des hommes. C’est, eu un mot, d’avoir confondu la force de collectivité avec celle de la pesanteur. Je dis que cette manière d’appliquer le dicton populaire de 93, En masse sur l’ennemi, n’est plus de la vraie tactique, que ce n’est pas ainsi que doit opérer la force humaine, et que ce matérialisme ne peut avoir d’autre résultat que de dépraver la guerre, d’abrutir le soldat et par suite de fausser la civilisation.
      Je n’en dirai pas davantage. La distinction, très-facile à saisir, que je fais entre la force de collectivité propre à un groupe d’hommes et celle propre à une masse de matière brute, entre une action coordonnée et celle obtenue par la gravitation, doit éclairer les militaires. C’est à eux qu’il appartient, après s’être pénétrés du DROIT de la guerre, d’en déterminer la tactique, à peine de déshonorer leur profession et de soulever contre eux-mêmes l’horreur de l’humanité, et tôt ou tard celle de leurs propres soldats.
  7. Parmi les faits qui caractérisent notre époque, il convient de signaler la concurrence que se font les nations civilisées en fuit d’industrialisme militaire. Les Anglais ont le canon Amstrong, formé de pièces d’acier soudées ensemble ; le prix de cette arme est de 50,000 fr. Un chantier a été construit pour la fabrication de ces canons : les bâtiments et l’outillage ont coûté 19 millions de francs. Entre le canon Amstrong et le canon rayé, il y a la même différence qu’entre celui-ci et le canon ordinaire. Le canon Amstrong perce, à une grande distance, une chaloupe cuirassée. C’est un secret du gouvernement anglais. On dit pourtant que dans la dernière guerre de Chine, ces fameux canons n’ont pas produit le résultat qu’on en espérait.
      La Prusse de son côté a acquis d’un ouvrier fondeur le secret de fondre des blocs d’acier aussi gros que les canons. Avantage considérable pour la fabrication des canons rayés, et aussi, assure-t-on, pour leur puissance. Tout le monde connaît les carabines Minié, les fusils à piston, les pistolets revolvers, les canons Paixhans, etc.
  8. Ch. Vergé, Introduction au Précis du droit des gens, de Martens.
  9. Ancillon, Tableau des révolutions du système politique, t. Ier, page 2.
  10. Chez les Romains, l’homme qui avait eu le malheur de se laisser prendre par l’ennemi était censé mort civilement ; déchu par le fait de sa captivité du droit de porter les armes, il l’était aussi de ses droits politiques. C’est ce qui semble résulter de ces vers d’Horace sur Régulus, prisonnier des Carthaginois, et envoyé à Rome, sur sa parole, pour négocier la paix.


    Fertur pudicæ conjugis osculum
    Parvosque natos, ut capitis minor,
        A se removisse, et virilem
    Torvus humi posuisse vultum.

    Régulus ne veut point de la paix avec Carthage. Il ne veut pas en conséquence qu’on rachète les prisonniers ; il le veut d’autant moins qu’il les a vus, lui leur général, refuser de se battre, se laisser lier les mains derrière te dos, et préférer à la mort la servitude de la patrie. Et ce mâle conseil donné au sénat, ce dernier acte de la justice consulaire exercé sur des soldats infidèles, Régulus, sachant bien quel sort l’attend à son retour à Carthage, ne parle plus à aucun de ses amis ; il repousse l’embrassement de sa femme et de ses enfants, et se tient, immobile et sombre, les yeux fixés à terre, comme un homme déchu du droit de famille et du droit de cité.