La Guerre et la Paix (Proudhon)/LIVRE 5

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Lacroix, Verboeckhoven (tome 2p. 235-330).


LIVRE CINQUIÈME


TRANSFORMATION DE LA GUERRE


Pacis imponere morem.
Virgile.


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SOMMAIRE


Thèse. — La guerre, disent ses partisans, forme de la justice primitive, ayant sa base dans la nature et dans la conscience, est susceptible de réforme. Les abus qui la souillent ne sont pas plus un argument contre elle que les aberrations de l’amour, de la paternité, de l’hérédité, ne constituent un préjugé légitime contre la famille et le mariage. La juridiction de la force est indestructible elle est nécessaire, elle doit être améliorée, non supprimée, ce qui serait d’ailleurs un attentat à l’humanité, la négation du droit public et du droit des gens, un non sens. Cette réforme de la guerre est d’autant plus plausible que, quant au fait même qui en a causé la dépravation, à savoir le paupérisme, on peut, sans se jeter dans aucune utopie économique, remplacer les extorsions arbitraires du vainqueur par de justes indemnités, ce que le droit de la guerre dans son acception la plus sévère autorise pleinement, et ce qui ne peut soulever de récrimination ni de haine. Telle est en substance sur la question de la réformabilité de la guerre, l’opinion affirmative.


Réponse. — Les adversaires du militarisme répondent, d’abord, que ce projet de réforme ne détruit pas la cause première de la guerre, ce qui laisse toujours planer sur ses motifs un soupçon odieux ; en second lieu, qu’en admettant que la guerre se fasse à l’avenir pour des raisons purement politiques, sans aucun mélange de cupidité honteuse, que par conséquent elle puisse être réformée en tout ce qui regarde la tactique, la loyauté des combats, le respect des personnes et des propriétés, etc., resterait encore cette question délicate, à savoir la liquidation des frais et indemnités. Or, en droit, il n’est pas dû d’indemnités pour le fait même de la guerre, il n’en est dû que pour les infractions commises contre les lois de la guerre ; en fait, si les indemnités à exiger devaient représenter la totalité des dépenses du vainqueur, elles seraient exorbitantes et se résoudraient en une spoliation totale. La guerre reste donc frappée d’une contradiction, pour ne pas dire d’une ignominie indélébile ; et c’est le reproche de cupidité et de mauvaise foi que les parties belligérantes ne manquent jamais de s’adresser qui, loin d’admettre la possibilité d’une réforme de la guerre, tend à la dépraver de plus en plus, et la rend, en tout état de cause, réciproquement inique. Témoignages historiques ; hypocrisie des motifs officiels.

Pour sortir d’embarras nous observerons : 1° Que la question posée par la guerre est complexe et doit être divisée ; 2° que la question économique doit être traitée avant la question politique ; 3° qu’en matière économique la juridiction de la guerre est incompétente. Un seul parti reste ainsi à prendre, c’est de suspendre les hostilités, et, faisant appel à la raison publique, d’organiser sur d’autres données l’antagonisme humanitaire. En ce sens seulement, la paix, une paix active, émulative, où les forces en se combattant se reproduisent, et où le droit de la force trouve pleine et entière satisfaction, la paix est la conclusion logique de l’évolution guerrière de l’humanité. C’est au droit des gens, à l’économie politique, à l’histoire diplomatique des nations, de dire si et comment il convient de faire dès à présent passer dans les faits ces conclusions de l’analyse et de préluder à la pacification universelle.


CHAPITRE PREMIER


QUE DANS TOUTE GUERRE L’IMMORALITÉ DE LA CAUSE ET L’INIQUITÉ DU BUT, TANT D’UNE PART QUE DE L’AUTRE, ENTRAINENT LA DÉLOYAUTÉ DES FORMES.


Quels que soient le développement et la prééminence des intérêts, en dernière analyse, et d’après la généalogie même du droit, l’ordre économique est placé sous la protection de l’ordre politique ; il a sa garantie dans la puissance politique : la politique est inséparable de la société. Or, la politique, par son essence, par son droit, par toutes ses institutions, c’est la guerre. La guerre donc est-elle susceptible de réforme ? Cette question n’a jamais été posée : il n’y en a pas cependant de plus impérieuse.

De prime abord, la réformation des mœurs militaires ne présente rien d’impraticable. L’histoire de la civilisation pourrait se définir une succession de réformes : réformes dans la religion, réformes dans l’État, réformes dans le mariage et la famille, réformes dans la propriété, dans les successions, dans l’échange, dans l’industrie, réformes dans la justice. C’est par une suite non interrompue de perfectionnements que la société s’élève à la pureté de son type, et que l’homme réalise, en lui et autour de lui, l’idéal conçu par sa conscience.

Pourquoi la guerre, le plus grand acte de la vie sociale, celui que l’analyse philosophique nous a fait considérer comme le plus saint et le plus solennel, que l’histoire et la poésie s’accordent à nous montrer comme le plus fécond et le plus glorieux, pourquoi la guerre, sujette à abus comme toutes les choses humaines, ne se réformerait-elle pas ? Pourquoi ne parviendrait-on pas à imposer des lois plus sévères à l’action des armées, comme on le faisait autrefois pour l’ordalie, et comme il se pratique encore pour le duel ?

La chose certes vaut qu’on l’examine : il n’y a pas, parmi les humains, de plus grand intérêt que celui-là. La matière elle-même nous y porte. Le principe de toute réforme, l’élément de droit, se trouve ici : la guerre est le jugement de la force. Divers symptômes semblent indiquer aussi dans la guerre une tendance réformiste : l’adoucissement des mœurs guerrières, l’horreur des massacres, la honte du pillage, l’isonomie acquise d’avance aux pays conquis. Toutes ces considérations sont de nature à faire espérer, avec le temps, une discipline meilleure ; pouvons-nous réellement espérer de ce côté quelque progrès ?

Avant l’examen que nous avons fait, au livre précédent, de la cause première de la guerre, cette question eût été prématurée. Guidés par la puissance des faits politiques et la rigueur du droit qui les régit, nous n’eussions pas manqué de répondre : Oui, la guerre est susceptible de réforme ; car elle est l’expression du droit, la manifestation de la dignité nationale, l’acte souverain du patriotisme, la protestation de la liberté contre la fatalité. La guerre juste, glorieuse, mais déshonorée par la passion, la cupidité et le préjugé, peut se réformer ; elle le doit.

Actuellement, notre réponse ne saurait plus être la même. Non, devons-nous dire, la guerre ne peut pas être réformée, parce que sa cause première est impure ; parce que la légitimité de ses motifs politiques ne détruit pas l’ignominie de sa pensée économique ; et que toujours, par le fait de l’une ou de l’autre des puissances belligérantes, le plus souvent par le fait de toutes deux, il se mêle à la guerre un principe d’iniquité qui la corrompt dans son essence et en bannit la loyauté sans retour.

Ce vice d’origine, nous le connaissons : c’est la misère, dont l’aiguillon empoisonne les consciences, fait germer l’envie, l’ambition, l’avarice, la colère, la haine et l’orgueil ; conduit à la mauvaise foi, à la trahison, à la violence, au vol, à l’assassinat, et paralyse chez les combattants tous les sentiments moraux. Une perversité de nature est-elle susceptible de se corriger par art ou discipline, et suffit-il de réglementer la pratique pour convertir une puissance que le principe même de sa génération a déformée ? Non, répond ici pour nous la théologie chrétienne : ce qui est né mauvais ne peut changer que par une intervention du créateur ; c’est sur ce principe que s’est établie la religion du Christ. Par quel sacrement la guerre peut-elle être régénérée ? Voilà, dirait M. de Maistre, ce que vous avez à découvrir.

Considérons que par l’effet du régime moitié anarchique, moitié absolutiste, dans lequel le monde des intérêts est plongé, les nations aussi bien que les individus sont toutes, les unes à l’égard des autres, en état de suspicion invincible ; que cette suspicion, quelque soin que la diplomatie prenne de la déguiser dans ses actes, porte sur l’honorabilité même des puissances ; que dès lors les choses ne peuvent se passer entre ennemis qui se mésestiment comme le requiert l’idée d’un loyal combat ; enfin, ce qui rend le mal irrémédiable, que l’iniquité est partout, bien qu’elle ne soit pas toujours et partout égale. Conçue comme jugement de la force, la guerre est sublime ; elle tient le milieu entre la justice dont elle est une forme, et la religion dont elle a la poésie et l’enthousiasme. Ramenée à sa cause première, il n’est pas d’iniquité dont elle ne soit souillée : semblable de visage à l’archange, elle porte écrit sur son bouclier le nom de Dieu ; elle a les pieds et la queue du dragon.

On dit qu’une réforme, si elle ne parvenait à extirper cette cause odieuse, en ferait du moins disparaître l’influence, ce qui suffit à un exercice régulier de la force ; qu’il dépend des nations de s’interdire, d’un commun accord, toute extorsion arbitraire, toute maraude, toute pillerie ; de limiter leur droit éventuel de conquête à l’incorporation politique et à l’acquittement de justes indemnités. Qu’y a-t-il en tout cela de difficile ?

Des indemnités ! Ce mot nous révèle l’indignité native de la guerre et la contradiction fatale à laquelle elle aboutit.

Aux termes du droit guerrier, tel que nous l’avons déduit de son principe qui est le droit de la force, et de son objet qui est l’évolution des états ; tel même que le présentent les auteurs qui tous, à la suite de Vattel, enseignent que la guerre doit être censée juste de part et d’autre : il n’est dû, par la puissance qui succombe, aucune indemnité. Elle avait le droit de se défendre ; ce n’était d’ailleurs que par la victoire que le droit du plus fort pouvait être établi : chaque partie devant en conséquence faire ses frais, il ne peut être dû de ce chef une obole par le vaincu.

L’analogie de la justice ordinaire le démontre. De quoi se composent, dans les affaires civiles, commerciales ou criminelles, les frais de procès ? Des appointements du juge, des dépenses d’audience et des honoraires d’avocats. D’abord, chaque partie paye son conseil ; il n’y a que les émoluments dus au magistrat et les dépenses d’audience qui soient imputées au perdant. Et pourquoi cette imputation ? Parce que nul n’est censé ignorer la loi ; que celui qui perd sa cause est censé avoir plaidé contre la loi ; qu’en conséquence, comme il devait s’abstenir de plaider, il doit être maintenant condamné à payer.

Mais à la guerre il n’y a pas d’autre juge que la force, pas d’autre tribunal que le champ de bataille : les frais de guerre rentrent dans la catégorie de ceux que les plaideurs font chacun pour sa propre défense, consultations d’avocats, mémoires, expertises, exploits d’huissier, extraits des minutes, etc. D’autre part, le plus fort ne peut être connu que par la victoire : jusqu’à pleine et entière défaite le vaincu reste dans son droit ; en combattant il ne manque pas au droit de la guerre, il y obéit. Il ne peut donc y avoir de ce côté, pour le vainqueur, motif de réclamer une indemnité ; son indemnité, c’est sa conquête. Pour qu’il y eût lieu à indemnité entre puissances belligérantes, il faudrait que l’une des deux eût contrevenu aux lois de la guerre ; mais alors il se pourrait que les indemnités fussent dues par le vainqueur lui-même, ce qui, comme l’on voit, change complètement la question.

En fait, si la prétention du vainqueur à être remboursé de ses frais de guerre pouvait être admise, la spoliation n’aurait fait que changer de nom, elle s’appellerait indemnité. Le compte monterait si haut qu’il faudrait renoncer à être payé, ou prendre le parti indiqué au chapitre X du livre précédent, c’est-à-dire exproprier le pays ennemi de toutes ses richesses mobilières et immobilières, et réduire la population en servitude. Napoléon Ier, qui s’entendait si bien à nourrir la guerre par la guerre ; qui en cinq ans tira de l’ennemi, à ce que l’on assure, au delà d’un milliard sept cents millions, était toujours à court d’argent, obligé d’augmenter son budget, ainsi qu’on le voit par sa correspondance avec son frère Joseph. Et pourtant, sur ces dix-sept cents millions pas un centime n’était pour les familles, qui, tout en payant l’impôt et le décime de guerre, avaient encore à pleurer leurs enfants. Pendant la guerre de Crimée, les dépenses, tant ordinaires qu’extraordinaires, de la France, de l’Angleterre, de la Turquie et du Piémont, s’élevèrent, pour le matériel seulement, au moins à cinq milliards. Ajoutez-y deux cent mille hommes, à vingt mille francs l’un, voilà un total de neuf milliards de francs. Où la Russie aurait-elle pu prendre cette somme ? On a vu des guerres durer douze, vingt, trente, quatre-vingts et même cent ans : quelle indemnité couvrirait de pareilles dépenses ? Or, plus nous avancerons plus la guerre deviendra onéreuse, et, par l’exorbitance de ses frais, irréparable.

Ainsi, de quelque côté qu’on l’envisage, la guerre, provoquée par le déficit, place la nation qui l’entreprend entre la spoliation totale de l’ennemi et la consommation de son propre capital. Pas de milieu : il faut qu’elle mange son ennemi, ou que son ennemi la mange. Croyez-vous qu’alors elle hésitera ? Croyez-vous surtout qu’en présence de cette alternative fatale, de cet implacable dilemme, les deux partis se méprennent sur leurs intentions réciproques ?

Les exemples feront plus ici que les raisonnements. Je commence par les cas les plus simples ; nous arriverons ensuite aux plus compliqués et aux plus modernes.


Les forbans. — Une bande de pirates s’établit dans des gorges inaccessibles.au fond de baies étroites, semées de rochers perfides, inaccessibles à tous navigateurs étrangers. Tels furent ces pirates de Cilicie, à qui César, tombé entre leurs mains, promit qu’il les ferait pendre. Ces pirates enlèvent les bâtiments de commerce, pillent les cargaisons, mettent à rançon les équipages. Non contents de cela ils somment les villes et villages de leur payer tribut, à peine de se voir saccagés et brûlés. Quel sentiment, à cette sommation insolente, doivent éprouver les populations ? Ce sera d’abord de faire exécuter, sans forme de procès, le parlementaire ; puis de pénétrer dans le nid de ces corsaires et de les exterminer jusqu’au dernier. C’est ainsi qu’en usaient les Hercule et les Thésée vis-à-vis des brigands leurs émules. Contre de tels malfaiteurs tous les moyens sont honnêtes ; y faire des façons ce serait leur reconnaître un droit, les autoriser. Il ne peut venir à l’esprit de personne qu’une population laborieuse, paisible, arrachant sa subsistance à la terre et à l’eau, doive proposer un duel en règle ou payer tribut. Traiter selon les lois de la guerre de pareils pillards, ce serait assurer l’impunité de tous les crimes. Il suffirait à Cartouche, à Lacenaire et à leurs bandes de se dire en guerre avec la société, pour qu’en cas de défaite ils eussent au moins la vie sauve ! Dans ces conditions il y aurait tout à gagner à exercer le brigandage ; la pire position serait celle des honnêtes gens. Le supplice, non la guerre, parait donc ici de toute justice. Celui qui se place hors des lois du genre humain ne peut en réclamer les garanties : c’est une bête à visage d’homme, un monstre.

Remarquez pourtant que les brigands qu’il s’agit de châtier n’acceptent pas la position qui leur est faite. Ils prétendent que la société tout entière est livrée à l’inégalité, au privilége, à l’exploitation, à l’usure, à la fraude ; que la terre est injustement partagée ; qu’aux uns le beau pays a été donné, tandis que les autres n’ont que la mer, les déserts et les rochers. Ils se prévalent de l’exemple des castes vivant de l’exploitation servile, des rois percevant tribut, des conquérants ravisseurs d’États ; ils constatent l’état de guerre universelle et le règne de la force. De semblables allégations ne sont pas assurément sans réplique, et je crois que le lecteur me dispensera volontiers de les réfuter. Mais elles suffisent à la conscience du forban, qui, sachant quel traitement lui préparent les civilisés, de son côté ne les ménage pas. A ses yeux, ses meurtres, ses viols, ses incendies, ne sont que des représailles. Entre semblables antagonistes la guerre peut-elle se faire selon les règles de l’honneur et du droit ? C’est comme si l’on proposait à un officier de l’armée française, décoré de la Légion d’honneur, d’échanger un coup d’épée avec un forçat. Passons à d’autres.


Les Sabines. — Grotius admet qu’une guerre soutenue par une population toute composée de mâles, dans la vue de se procurer des femmes, ainsi qu’il arriva aux Romains lorsqu’ils se mirent à enlever les filles des Sabins, ne serait pas une guerre injuste.

En effet, c’est le principe de la perpétuité des familles, par suite celui du croisement des races, qui est ici en jeu ; principe dont on a déduit dans tous les temps, malgré le préjugé le plus opiniâtre, la légitimité des mariages entre juifs et gentils, grecs et barbares, catholiques et protestants, nobles et roturiers, blancs et hommes de couleur. D’après quel article du droit des gens les Sabins prétendaient-ils rayer Romulus et ses compagnons de la liste des sociétés politiques, en refusant de s’allier à eux par le mariage ?…

En revanche, quoi de plus sacré que le droit du père de famille, celui de la femme, de refuser, l’un son enfant, l’autre sa personne, et de ne s’allier qu’à un époux de son choix ? Notez que les Romains étaient des réfugiés, quelque chose comme des bandits. L’honneur des familles, autant que la liberté des personnes, était atteint. Là donc est le nœud de la tragédie : ici la famille inviolable, par conséquent la guerre, du côté des Romains, injuste et odieuse : c’est le viol à main armée ; là Rome qui ne doit pas périr, et l’insolence sabine dégénérant en un complot contre le droit des gens, en un véritable assassinat national. — « Si nous étions plus nombreux, plus riches, plus nobles, en un mot plus forts, pouvaient dire les Romains, vous nous trouveriez assez honnêtes gens. Eh bien, nous vous ferons voir que nous sommes forts… » Que serait-il arrivé, si l’amour ne s’était tout à coup fait juge à la place de la force ; si les violées, par respect d’elles-mêmes, ne se fussent jetées, leurs enfants dans les bras, entre leurs maris et leurs pères ? La question renvoyée au tribunal de la force, la guerre s’envenimait ; la fureur ne connaissait plus de lois. C’était la guerre de la famille contre le rapt, de la pudeur contre la violence, de l’honnêteté contre le crime, de la société tout entière contre des individus tarés et chassés de son sein. Tout moyen était bon pour en purger l’Italie, et Dieu sait ce que les Romains, poussés au désespoir, outragés dans leur tentative de régénération, auraient fait de mal à leurs persécuteurs !


Les Barbares. — Si le sanctuaire de la famille a pu être forcé, la terre serait-elle inviolable ? La terre a été donnée à la collectivité des nations ; la même solidarité les enveloppe. Considérés comme exploitants et usufruitiers du globe, nous relevons d’un ordre supérieur aux priviléges de l’habitation et de l’indigénat. Devant cet ordre nous sommes tous comptables, et malheureusement tous en debet. Dans cette anarchie des intérêts que recouvre à peine le vernis, d’une politique arbitraire, qui peut être présumé souverain ? Qui peut se dire propriétaire légitime ? Qui peut exciper de sa bonne foi et de sa possession immémoriale ? Toute propriété, sachons-le bien, implique réciprocité, de plus elle impose au propriétaire l’obligation d’exploiter. Hors de là elle est contestable.

Chassés de leurs forêts par la famine, les Barbares demandaient des terres. Tant que les civilisés, Grecs et Romains, se crurent les plus forts, leur réponse fut celle de Malthus : « Au banquet de la propriété, il n’y a pas de place pour vous. » En termes adoucis cela voulait dire : Que si le globe a été donné en propriété à l’humanité, chaque nation a reçu l’usufruit du territoire qu’elle habite ; que c’est à elle à l’exploiter, à en tirer sa consommation, à mettre sa population en équilibre avec son produit, sauf à se pourvoir de terres inoccupées ; que la demande des hordes était insolite et violait tous les droits acquis. Qu’y a-t-il, après la famille, de plus respectable que le champ des aïeux, de plus sacré que le sol de la patrie ? Barbarus has segetes ! C’est le cri d’indignation qui n’a cessé de retentir en Italie depuis Jules-César jusqu’à Victor-Emmanuel. A toute menace d’invasion, la réponse a été dans tous les temps et sera à jamais celle que Paul-Louis Courier faisait, d’une façon si gaie, aux ministres de la Sainte-Alliance :

« Si vous venez nous piller au nom de la très sainte et indivisible Trinité, nous, au nom de nos a familles, de nos champs, de nos troupeaux, nous vous tirerons des coups de fusil. Ne comptez plus pour nous défendre sur le génie de l’empereur, ni sur l’héroïque valeur de son invincible garde : nous prendrons le parti de nous défendre nous-mêmes, fâcheuse résolution, comme vous savez très-bien, qui déroute la tactique, empêche de faire la guerre par raison démonstrative, et suffit pour déconcerter les plans d’attaque et de défense les plus savamment combinés. Alors, si vous êtes sages, rappelez-vous l’avis que je vais vous donner. Lorsque vous marcherez en Lorraine, en Alsace, n’approchez pas des haies ; évitez les fossés ; n’allez pas le long des vignes ; tenez-vous loin des bois ; gardez-vous des buissons, des arbres, des taillis, et méfiez-vous des herbes hautes ; ne passez point trop près des fermes, et faites le tour des villages avec précaution. Car les haies, les fossés, les arbres, les buissons feront feu sur vous de tous côtés, non feu de file ou de peloton, mais feu qui ajuste, qui tue ; et vous ne trouverez pas, quelque part que vous alliez, une hutte, un poulailler qui n’ait garnison contre vous. N’envoyez point de parlementaires, car on les retiendra ; point de détachements, car on les détruira ; point de commissaires, car… Apportez de quoi vivre ; amenez des moutons, des vaches, des cochons, et puis n’oubliez pas de les escorter ainsi que vos fourgons. Pain, viande, fourrage et le reste, ayez provision de tout ; car vous ne trouverez rien où vous passerez, si vous, passez ; et vous vous coucherez à l’air, quand vous vous coucherez ; car nos maisons, si nous ne pouvons vous en écarter, nous savons qu’il vaut mieux les rebâtir que les racheter ; cela est plutôt fait, coûte moins… Il y a peu de plaisir à conquérir des gens qui ne veulent pas être conquis !… »

Cependant, il y avait dans l’empire, au commencement du cinquième siècle de notre ère, des terres de reste. La corruption et l’exploitation romaines avaient fait le vide. Les terres que les conquérants laissaient incultes n’eût-il pas été juste qu’ils les abandonnassent ? Puis, comment les Romains justifiaient-ils leur propriété ?… Mais Rome ne pouvait rétrocéder sa conquête ; le propriétaire d’ailleurs ne raisonneras avec l’homme sans avoir. Il y aurait honte.

On sait ce qu’il advint de cette grande lutte de la civilisation et de la barbarie. La raison n’était pas toute du côté des civilisés, ni le tort tout entier du côté des barbares. Dans cette incertitude du droit, dans ce partage des dieux, qui devait l’emporter, je ne dis pas naturellement, mais légalement, sinon le plus fort ? C’est ce qui arriva, et le monde s’en trouva bien. Quand la société gréco-romaine tomba en pourriture, ayant perdu l’énergie avec la vertu ; quand d’un autre côté les barbares, se multipliant, s’instruisant par leurs défaites, acceptant le christianisme, eurent acquis la prépondérance, la conquête s’accomplit et l’humanité fut régénérée. Juste triomphe de la force, mais qui n’empêche pas que, devant un ennemi qui en veut à la propriété, et précisément parce qu’il en veut à la propriété, la guerre n’oublie toutes ses règles, que dis-je ! ne se croie en droit de les oublier.


Les Grecs et les Perses. — Lorsque le grand roi, après avoir subjugué les Grecs d’Asie, vint sommer ceux d’Europe de lui payer aussi le tribut, sinon, de descendre dans la plaine et de se mesurer avec ses trois cents myriades de soldats, les Grecs, sous le prétexte que les Perses étaient alors plus avancés qu’eux en civilisation et en politique ; que depuis Cyrus, fondateur de leur monarchie, ils avaient succédé aux Assyriens et aux Mèdes, hérité de leur puissance, de leur sagesse et de leur gloire ; que déjà leur empire s’étendait des rives de l’Indus à la Méditerranée, de la mer Noire, du Caucase et de la Caspienne jusqu’à l’Océan et à la mer Rouge ; que la discipline des nations, la police des mers, l’unité et la paix du monde, exigeaient que la Grèce à son tour et les îles, plus tard l’Italie, l’Afrique, l’Espagne et la Gaule, entrassent dans ce vaste englobement ; que le tribut réclamé ne représentait pas le dixième des pertes que faisaient éprouver aux nations leurs divisions intestines et leurs guerres mutuelles ; qu’on ne pouvait le considérer tout au plus que comme une prime d’assurance ; que partie en reviendrait d’ailleurs à la Grèce, qu’il s’agissait de policer ; qu’en conséquence ils eussent à poser les armes, à recevoir les satrapes du grand roi et à s’incliner devant sa suzeraineté ; les Grecs, dis-je, devaient-ils se soumettre, eu accepter le duel qui leur était offert ?

Certainement il y avait du vrai dans la sommation du conquérant : la suite l’a démontré, puisque, à peine délivrés de la crainte des Asiatiques, les Grecs se mirent à s’exterminer les uns les autres ; qu’ils finirent par tomber, cent cinquante ans plus tard, sous la domination du Macédonien, lequel inaugura la grande monarchie, prévue par les Perses, avec l’appui des Grecs eux-mêmes. Et pourtant, malgré ces belles considérations dont l’histoire devait un jour confirmer la justesse, qui oserait dire que les Grecs fussent tenus, de par le droit de la guerre et des gens, de prendre au sérieux l’alternative qui leur était offerte ?

Les Grecs répondirent, je m’imagine : « Qu’ils ne connaissaient pas le roi des Perses ; qu’ils n’avaient rien à faire avec lui ; qu’ils avaient l’habitude de se gouverner eux-mêmes, et qu’ils ne voyaient nullement que le monde dût être constitué, pour le bonheur de tous et la gloire d’un seul, en une monarchie unitaire ; qu’ils tenaient essentiellement, au contraire, à conserver leur indépendance ; qu’ils ne demandaient pas mieux que de vivre avec lui en bonne amitié et intelligence et de concourir à la paix du monde, mais qu’ils ne pouvaient en aucune façon consentir à devenir ses sujets ; que s’il persistait dans ses prétentions, ils ne pourraient attribuer son dessein qu’à des motifs d’ambition et de cupidité, à un esprit de rapine et d’orgueil ; que le bruit de son faste était parvenu jusqu’à eux, et qu’ils avaient lieu de supposer que le besoin de nouveaux tributs entrait pour beaucoup plus dans ses desseins que le zèle de la civilisation ; qu’ainsi ils le priaient, s’il n’avait d’autre proposition à leur faire, de rester chez lui et de les laisser tranquilles, attendu que, s’il s’aventurait avec ses trois millions d’hommes dans leurs défilés et dans leurs criques, ils étaient décidés à le recevoir comme un bandit et ses Perses comme des chiens… »

Et fut dit fut fait ; et tout en faisant ici nos réserves sur les violations sans nombre dont cette guerre fut accompagnée, nous ne pouvons qu’applaudir à la résolution des Grecs. Que seraient-ils devenus, que serait devenue la civilisation occidentale, si, acceptant sans combat la loi de la force, ils s’étaient volontairement soumis, ou qu’ils se fussent fait écraser en rase campagne comme le Perse les y invitait ? Le salut de la Grèce lui vint à la fois du patriotisme de ses enfants et du mode de guerre qu’ils choisirent, en se défendant, comme dans une forteresse, dans’un pays impraticable à une si grosse armée. Leur victoire fut légitime, tant au point de vue du droit des gens qu’à celui du droit de la force. Le moment n’était pas venu où les nations devaient se former en un grand empire ; le roi de Perse était mal fondé par conséquent d’attenter à l’indépendance des Grecs. Quant à la lutte qui s’ensuivit, nous avons fait observer, en traitant des lois de la guerre, que le demandeur doit être en mesure de contraindre le défendeur, non pas seulement sur un champ de bataille, mais chez lui. Le résultat de la guerre fut donc ici, comme dans l’invasion des Barbares dont nous parlions tout à l’heure, ce qu’il devait être : ce qui ne nous empêche pas de réprouver les infractions qui durent s’y commettre, les Perses, dans l’opinion des Grecs, étant d’affreux brigands, les Grecs, dans l’esprit des Perses, d’abominables factieux, et les uns et les autres se traitant en conséquence.

Concluons donc, par ce nouvel et mémorable exemple, qu’en matière de guerre l’iniquité avouée ou présumée de l’intention entraîne la déloyauté de la forme, ce qui toutefois n’implique pas nécessairement la nullité de la victoire. C’est là un mal sans remède, auquel nulle réforme ne saurait apporter même d’adoucissement.


CHAPITRE II


CONTINUATION DU MÊME SUJET. — QUESTION QU’IL SOULÈVE


Guerre d’Espagne. — L’invasion de l’Espagne par Napoléon en I808 eut, sous le rapport qui nous occupe, tant d’analogie avec celle de la Grèce par les Perses en 490 avant Jésus-Christ, que je ne puis m’empêcher d’en faire le rapprochement.

Je ne connais pas un historien, même ami de l’empereur, qui n’ait blâmé, jusque dans son principe et dans ses motifs, cette funeste campagne. M. Thiers lui-même, plaidant sans cesse en faveur de son héros les circonstances atténuantes, ne dit rien de grave à ce sujet : à force de nous entretenir des intrigues de Bayonne, il finit par nous faire mépriser en Napoléon le conquérant autant que l’homme d’État. On se prend à douter, malgré toutes les précautions oratoires de l’historien, si l’empereur fut autre chose qu’un aventurier et un charlatan. Napoléon avait trop laissé voir que son ambition, sa gloire personnelle, l’occupaient beaucoup plus que le triomphe de la révolution. Il lui arriva ici la même chose qu’à Louis XIV à propos de la campagne de Flandre : sa politique, ses manifestes et toutes ses allégations scandalisèrent le monde, et il eut de plus que Louis XIV la honte de l’insuccès. Mais l’historien philosophe ne peut s’arrêter à ces jugements ad hominem ; il doit aller au fond des choses, et suppléer au besoin, par son analyse, à la faiblesse des considérations présentées par les auteurs des événements qu’il raconte.

Si Napoléon, attestant hautement la révolution française et prenant l’Europe à témoin de sa parole, avait dit aux Espagnols :

« Les nécessités de la guerre que je soutiens contre la Grande-Bretagne, dans l’intérêt de la liberté des mers, du commerce et de la sécurité des nations ; le salut de mon empire ; l’observation des traités que j’ai conclus avec la plupart des puissances et qui sont le juste prix de mes victoires ; le triomphe de la révolution, enfin, dont je tiens d’une main l’épée et de l’autre le bouclier, exigent que l’Espagne entre à son tour dans mon système. A ces fins, Espagnols, il faut que je renouvelle votre dynastie et que je révolutionne votre société. Pour le surplus, je n’en veux pas à votre nationalité ; je n’exige de vous aucune subvention d’hommes ni d’argent, je n’entends pas m’attribuer un kilomètre carré de votre territoire. Vous choisirez vous-mêmes votre nouveau souverain. Tout ce que je demande, c’est que vous gravitiez dans mon orbite, que vous suiviez ma politique et que vous adoptiez nos principes ; sinon, préparez-vous à lutter, en rase campagne et dans vos forteresses, contre mes invincibles soldats… »

A ce manifeste, aussi franc qu’énergique, Napoléon aurait pu ajouter ces prophétiques paroles :

« Vous tenez à votre indépendance, à votre dynastie, à votre religion ; la révolution vous épouvante, et vous nous regardez en ce moment comme des hérétiques et des athées. Eh bien, si vous étiez assez malheureux pour triompher de mes armes, Espagnols, vous verriez, avant dix ans, redoubler cette tyrannie qui pèse sur vous ; vous auriez à rougir de scandales plus grands encore que ceux de Godoï et de Marie-Louise ; ces Français, qui se présentent en ce moment à vous en libérateurs, vous les verriez reparaître en auxiliaires du despotisme ; ce clergé, qui vous flatte et vous agite, vous ne tarderez pas alors à le prendre en haine ; vous vendriez ses biens, et vous seriez à votre tour des hérétiques, des athées, des révolutionnaires, des républicains… »

Si, dis-je. Napoléon avait parlé aux Espagnols de ce style, sa cause eût-elle paru, paraîtrait-elle aujourd’hui si mauvaise ? Sortait-il du droit de la guerre et du droit des gens ? N’est-il pas évident qu’il n’eût fait qu’aller au-devant de la Providence, et que sous plus d’un rapport sa conquête eût été plus conservatrice que ne l’a été le patriotisme des Espagnols ?

Ce qui égare les hommes d’État et qui fait divaguer les historiens, c’est qu’ils ne saisissent jamais d’une vue assez haute l’ensemble des événements, qu’ils cherchent trop la raison des faits dans les intrigues de la politique, au lieu de la chercher dans la situation des peuples, et qu’ils n’ont pas une idée nette du droit de la force et de ses applications. Les causes supérieures qui déterminèrent la guerre d’Espagne, en 1808, furent tout aussi légitimes que celles qui avaient motivé la campagne de Marengo ; en dépit de l’événement et des turpitudes de Bayonne, elles sont tout aussi justifiables devant l’histoire. En fait, tout État du continent qui commerçait avec les Anglais devenait contraire à l’empereur, d’autant plus redoutable même que les institutions de cet État étaient moins en harmonie avec les principes de la révolution. La solidarité européenne est un principe supérieur même à l’équilibre européen ; c’est ce principe qu’après tout invoquait Napoléon, mais en se plaçant au point de vue du nouveau droit. La victoire faisait prévaloir alors la pensée et la politique de 89, dont il était censé le représentant ; donc être avec lui ou contre lui, il n’y avait pas de milieu. Il le sentait d’autant mieux que son expérience des luttes nationales lui faisait voir de plus près les dangers d’une résistance si petite qu’elle fût, et la nécessité de l’abattre. L’idée d’une régénération de l’Espagne ne manquait pas non plus d’apparence : c’est depuis la réunion des cortès, provoquée par l’entrée de l’armée française, que l’Espagne a commencé de vivre de la vie moderne. Quant à la dynastie espagnole, il était indispensable de la changer ; la vie qu’elle a menée depuis 1793 jusqu’à ce jour prouve que Napoléon ne la calomniait pas.

S’ensuit-il de tout cela que les Espagnols n’eussent qu’à se soumettre ? Assurément non. J’ai voulu faire ressortir une fois de plus la nature du droit de la guerre et du droit des gens, fondés l’un et l’autre sur le droit de la force ; j’ai voulu montrer que là où il y a cas de guerre d’après les règles de la politique, la guerre est juste des deux parts, et que tel fut, entre autres, et quoi qu’on ait dit, le cas de la guerre d’Espagne. J’ai indiqué les motifs qui dirigeaient Napoléon, bien que lui-même n’en eût peut-être pas la claire et entière conscience : ces motifs subsistent, mais ne détruisent pas ceux qui animaient les Espagnols.

Quoi de plus exorbitant, en effet, au point de vue de la nationalité, que les prétentions de l’empereur ? Quelle arrogance !… — Les Espagnols firent timidement entendre à Napoléon : « Qu’ils le tenaient pour le plus grand homme du siècle ; que ses armées étaient sans égales, et qu’ils n’avaient pas la prétention de leur tenir tête ; qu’ils seraient heureux et fiers d’être reçus dans son alliance et dans sa famille ; mais que la circulation des produits devait rester libre autant que la mer elle-même ; qu’il était contradictoire de combattre pour la liberté du véhicule et d’intercepter la marchandise ; que si la France était en mesure de suppléer, par ses propres produits, aux importations qu’ils tiraient d’Angleterre, ils donneraient volontiers la préférence aux Français, mais que dans le cas contraire le soin de leur subsistance leur défendait de repousser les marchandises britanniques ; que si le système continental, imaginé par l’empereur, ne pouvait se concilier avec cette donnée de simple bon sens, il fallait songer à réformer ce système ; que c’était à Napoléon de voir comment il pourrait réduire les Anglais sans attenter à l’existence des neutres ; que l’Espagne n’étant pour rien dans la guerre, il serait injuste de lui en faire supporter les charges ; que pour le surplus, ils pensaient que c’est un méchant moyen de régénérer une nation que de lui ôter son indépendance, et, en changeant sa dynastie, de lui arracher, pour ainsi dire, l’insigne de sa souveraineté ; qu’ils souhaitaient donc très-véhémentement de rester maîtres chez eux ; que leur bien-être en souffrirait moins ; finalement, que si lui, Napoléon, empereur des Français, attentait à leur nationalité en occupant militairement leur pays, eux de leur côté aviseraient à se défendre, et qu’ils le rendaient d’ores et déjà responsable des événements ; quant à ses prédictions, qu’ils tenaient pour maxime que des gens de cœur doivent avant tout faire leur devoir, et s’en remettre pour les suites à la garde de Dieu. »

On sait ce qui arriva. Napoléon, en guerre déclarée ou latente avec l’Europe, eut bientôt lieu de se convaincre que les affaires ne pouvaient se mener ni si rapidement ni toutes à la fois, et que l’art et la vitesse ne sauraient à la guerre tenir lieu de la force. Il ne put vaincre l’Espagne chez elle. D’abord, les Français furent généralement vainqueurs en bataille rangée ; toutes les villes moins une, Cadix, occupées ; toutes les forteresses prises. Mais les Espagnols se soulèvent en masse ; ils trouvent dans les Anglais des alliés puissants ; une suite d’échecs épuise, décime les légions impériales, et plus que tout la guerre de guérillas, dans laquelle quatre ou cinq cent mille Français périrent assassinés les uns après les autres, dans tous les carrefours, défilés et cabarets de l’Espagne. Ils ne moururent pas sans vengeance : un million d’Espagnols de tout âge et de tout sexe furent égorgés en représailles.

Voilà la guerre : la politique la voudrait d’une façon ; le soupçon, hélas ! trop fondé, de cupidité et de mauvaise foi la fait autre. A quoi sert-il que l’une des parties notifie sa demande, l’appuie des considérations les plus fortes, propose le duel, la guerre dans les formes, si l’autre décline le cas de guerre, se refuse au combat, affirmant son indépendance, et de plus accusant l’ennemi de ne poursuivre d’autre but que sa dépouille ? Il n’y a politique, révolution ou civilisation qui tienne. Une nation forcée à la guerre, attaquée dans ses foyers, menacée dans son indépendance, fera toujours la guerre à la façon des Espagnols, et d’après le système si pittoresquement décrit par Paul-Louis Courier. Les puissances auraient beau décider dans vingt congrès qu’à l’avenir elles s’abstiendront, à la guerre, de toute pratique illicite : à la première occasion ce bel engagement serait oublié. On exciperait de la mauvaise intention, de l’ambition secrète, de la mauvaise foi, et, après maintes inculpations et récriminations réciproques, on en reviendrait aux vieilles coutumes. — A celui qui protesterait de la pureté de ses motifs et de la nécessité à laquelle il obéit, on ferait cette question ironique : Faites-vous la guerre pour la gloire ?…


Guerre du Péloponèse. — Faisons un retour en arrière. On a vu au livre précédent, chapitre iv, comment les Grecs, qui recevaient si bien l’étranger, se faisaient entre eux la guerre. Quelques réflexions à ce sujet trouvent naturellement ici leur place.

Une fois la grande guerre médique terminée, la question de l’unité se posait pour la Grèce. Il était impossible qu’un si petit pays, entouré d’ennemis puissants, restât divisé en une multitude d’États microscopiques, dont les plus considérables, comme Sparte ou Athènes, en armant tous leurs citoyens valides, parvenaient à peine à mettre en ligne vingt-cinq mille hommes. République fédérative ou république unitaire, il fallait choisir, la monarchie répugnant à tous. Chaque ville aspirant au titre de ville capitale, exagérant ses prétentions et repoussant les droits des autres, c’était le cas ou jamais de résoudre la difficulté par la force. La guerre d’extermination faite aux Perses avait pu paraître excusable ; entre les Grecs, combattant pour leur constitution fédérale, la guerre devait être sacrée. Quelles en seraient les conditions ? Rappelons-les en quelques mots.

De même qu’au moyen âge, dans le combat judiciaire, les champions devaient jurer de la pureté de leur cause, se préparer au combat par la prière et la réception des sacrements ; de même les nations en conflit, après avoir échangé leurs notes, reconnu la réalité du litige, l’urgence d’une solution et l’impossibilité d’y arriver autrement que par la voie des armes, après avoir réglé les conditions de la bataille et ses conséquences, stipulé les droits du vainqueur et les obligations du vaincu, devraient, avant d’en venir aux mains, se délivrer réciproquement certificat d’honorabilité et signer le traité de paix. Tel est l’idéal de la guerre ; tel il s’est révélé dans les cultes du Nord et les romans de chevalerie ; tel enfin le voudraient l’amour-propre des guerriers et la conscience des nations. Les Grecs étaient fort capables de le comprendre ; ils n’auraient eu besoin pour cela que de développer leur tradition héroïque. Le contraire eut lieu.

La guerre qui s’engagea entre les Grecs pour l’unité nationale, autrement dite la guerre du Péloponèse, fut cent fois plus atroce, plus hideuse, que celle qu’ils avaient faite aux Perses. Jamais la rapine, l’ambition et la haine n’avaient enfanté pareils forfaits. L’intérêt fédéral ne fut pas même mis en avant ; pour Athènes et Sparte, le but avoué de la guerre était de réduire toutes les villes grecques à la condition de tributaires, de disposer souverainement des forces de la nation, et de s’en servir, comme les Romains se servirent plus tard des forces de l’Italie, pour conquérir, pour piller et dévorer le monde. Chose singulière ! La parenté, qui semblerait devoir adoucir la guerre, est précisément ce qui en redouble l’horreur. Les haines de frères sont des haines cordiales ; les guerres, entre peuples de même sang et de même langue, pour l’agglomération politique, sont les pires de toutes. Et c’est toujours la même cause qui envenime la lutte, l’ignominie du mobile, sur lequel entre rivaux on ne se trompe pas.


Guerres de religion. — S’il est un cas où la guerre ait dû se dégager de toute pensée cupide, s’abstenir de tout outrage, c’est bien certainement celui-ci. Qui combat pour la cause de Dieu ne doit se permettre rien de ce que Dieu et la justice réprouvent. Eh bien, voyons.

Un homme traduit en langue vulgaire les livres sacrés, et prétend que chaque fidèle a le droit, non-seulement de les lire, mais de les interpréter selon la lumière qui lui est donnée. C’est le principe du libre examen qui, sous une formule théologique, se glisse dans la religion. Pour soutenir cette nouveauté, les raisons et les autorités ne manquent pas. Mais l’Église, unitaire et souveraine, soutient que ce démocratisme, introduit dans le domaine religieux, en est la ruine. La foi est individuelle en tant qu’elle est un acte de la conscience ; en tant que dogme elle est d’autorité. Qui décidera entre Luther et le Pape ?… Pendant qu’on discute, le libre examen fait des progrès si rapides qu’au bout de quelques années il n’est plus possible de le réprimer par les moyens ordinaires de l’inquisition. La guerre seule peut décider, en dehors de la question du dogme qui n’est pas de sa compétence, si les hérétiques obtiendront l’exercice de leur culte au sein d’une société naguère tout orthodoxe. Plus que jamais la religion, d’accord avec la justice et la guerre, prescrit donc aux deux partis d’éviter dans leurs rencontres tout ce qui pourrait donner à la lutte une apparence de péché. Le sens commun indique même que l’armée qui se montrera la plus magnanime, la moins possédée de l’esprit irascible et concupiscible, pourra se regarder comme le représentant de la vérité.

Or, consultez l’histoire : est-ce ainsi que se sont faites les guerres de religion ? Non, et la raison est facile à deviner. Le spirituel est indissolublement lié au temporel, qu’il traduit à sa manière. A l’institution religieuse correspond l’institution politique et sociale ; plus l’autorité tient de place dans la première, plus elle en tiendra dans la seconde. Ceci posé, on voit de suite pourquoi une population tend à changer de religion. C’est qu’à tort ou à raison elle juge que l’ancienne foi favorise trop ou ne réprime pas suffisamment l’inégalité ; c’est qu’elle accuse l’Église de complicité dans l’exploitation des peuples. Le motif d’intérêt qui détermine l’hérésie soulèvera donc à leur tour les conservateurs orthodoxes, menacés dans leurs priviléges et leurs intérêts matériels. Inutile de rappeler les guerres des Albigeois, des Vaudois, des Hussites, des Anabaptistes et autres ; la vente des biens du clergé, le pillage des églises et des couvents, les confiscations exercées par représailles sur les nouveaux religionnaires.etc. Au scandale de l’impiété se joint l’infamie de l’avarice ; la guerre devient diabolique : comment les vainqueurs, quels qu’ils soient, osent-ils chanter des Te Deum ?

Un mot des croisades. L’Islamisme, à le bien considérer, avait droit à la sympathie des chrétiens. C’était la propre religion de Moïse, que Mahomet venait enfin substituer à l’idolâtrie des hordes arriérées du désert. A l’heure même où j’écris, le mahométisme, que refoulent la philosophie et la moralité supérieure de l’Europe, gagne du terrain parmi les peuplades du Soudan, préparant ainsi la voie à la civilisation qui marche à sa suite. La papauté et le califat pouvaient s’entendre. Le Coran n’enseigne nulle part l’intolérance ; il reconnaît la mission de Moïse, celle de Jésus-Christ ; il dit que Dieu a donné à chaque peuple la loi qui lui convient, mais qu’il a envoyé Mahomet aux Arabes. Quoi de plus conciliant ? Laisser Mahomet et ses successeurs achever la défaite de l’idolâtrie ; honorer le prophète devant les populations qui l’écoutaient, l’assister même dans son œuvre : voilà tout ce qu’à un homme d’État philosophe pouvait suggérer l’apparition du nouveau culte. Douze cents ans avant Dupuis, Volney et les exégètes allemands, Mahomet affirmait que, devant Dieu et devant la raison, toutes les religions se confondent. Comment pourraient-elles, disait-il, s’excommunier et se faire la guerre ?

Mais c’est justement en cela que Mahomet a prouvé combien, s’il était sincère, il connaissait peu le cœur humain. Bientôt il ne suffit pas aux Musulmans d’obtenir pour leur religion une place au soleil ; non contents de convertir, par l’argument irrésistible du cimeterre, les tribus du désert, ils aspirent à leur tour à fonder la catholicité des croyances ; eux aussi ils font œuvre de messianisme ; eux aussi ils ont compris.que le temporel est régi par le spirituel : c’est alors que, se heurtant au christianisme, ils deviennent intolérants et qu’ils se mettent à faire la guerre à la fois aux idées, aux personnes et aux biens. Contre l’Islamisme conquérant, déjà maître de l’Égypte, de l’Afrique et de l’Asie, lançant ses armées sur l’Europe, en Sicile, en Italie, en Espagne, en France, la croisade devenait nécessaire : comment des hommes politiques, tels qu’Ancillon, peuvent-ils le méconnaître ?… A la conquête devait s’opposer la conquête ; il ne suffisait pas d’arrêter l’ennemi, il fallait le poursuivre jusque sur son domaine. Dès lors le mobile religieux disparaissait sous le mobile de l’intérêt ; aucune loyauté dans la guerre n’était plus possible. La croisade se mit ainsi à l’unisson de la propagande mahométane : chargé de dettes autant que de crimes, le croisé, partant pour la Terre sainte, allait chercher absolution et fortune.

Qu’on ne perde pas de vue ce principe : chez les nations religieuses la religion est l’âme des intérêts. Plus grande est la foi, plus aussi les intérêts deviennent féroces ; c’est pourquoi les guerres de religion sont de toutes les plus sanguinaires, les plus souillées par la dévastation, l’incendie et le viol. La haine entre les peuples est en raison directe du zèle qui les anime pour la cause de Dieu. Vous voulez restreindre la guerre, lui imposer des lois, en diminuer les fureurs. De grâce, ne vous adressez pas à la piété, ce serait jeter l’huile sur la flamme.


Guerres de révolution. — Je ne les cite que pour mémoire. J’ai reconnu précédemment la cause économique qui avait déterminé la révolution française ; j’ai rappelé la plèbe pressurée, la bourgeoisie jalouse, le clergé, la noblesse et la cour de plus en plus avides, toute la nation travaillée par le paupérisme, de jour en jour plus insupportable. Certes, l’indignation qui saisit nos pères, de 1789 à 1800, fut excusable. Les principes qu’ils firent triompher sont des principes justes, expression la plus pure et la plus élevée du droit. En est-il moins vrai que, par la nature des choses et sous la pression des circonstances, la France révolutionnaire, affamée, fut autant spoliatrice que justicière ? La Révolution, j’entends ici par ce mot la guerre à l’ancien régime, sublime en ses motifs, a été souillée dans ses actes et par suite compromise en ses fins : voilà ce que la vérité oblige à dire.

Qu’on objecte, si l’on veut, que les intéressés de l’ancien régime avaient les premiers donné l’exemple de l’égoïsme ; que les nouvelles maximes, enlevant à la noblesse ce qui lui restait de priviléges, au clergé ses biens immenses, ses immunités et ses dîmes, à la couronne son veto, les uns et les autres refusèrent d’admettre cette nouvelle justice et déclarèrent à la nation une guerre d’avarice et d’orgueil. L’indignité des uns ne couvre pas celle des autres. La cupidité des bleus servant de prétexte à la déloyauté des blancs, révolution et contre-révolution ne furent bientôt qu’un échange d’injures. La guerre qui s’ensuivit ne pouvait donc être qu’une guerre de vengeance et d’extermination réciproque : Coblentz, la Vendée, Quiberon, en gardent le souvenir. Pouvait-il en être autrement ? J’avoue que je ne le vois pas. Je n’entends point pour cela récuser le jugement de la révolution : les griefs étant égaux de part et d’autre, partant compensés, la victoire n’en devait tenir compte, et elle a rendu un jugement juste en adjugeant les conclusions à ceux qui avaient la force.

De ces exemples, et de tant d’autres que je m’abstiens de citer, essayons maintenant de dégager quelque réflexion utile.

Qu’il s’agisse de l’Église ou de l’État, des principes de la philosophie ou de ceux de la religion, de l’indépendance du pays ou de la liberté des citoyens, du droit du seigneur ou de celui du travailleur, il y a toujours, au fond de la guerre, une question de tien et de mien que soulève la mauvaise conseillère, la Famine. Toujours, pour qui cherche le secret des choses, à côté des motifs religieux ou politiques, parfaitement avouables, se présente cette cause intime de la guerre, le paupérisme. De là la dépravation des mœurs militaires et toutes les licences qui en sont la suite. La guerre dans les formes se comprendrait entre Grec et Romain, entre juif et gentil, entre hérétique et orthodoxe, entre républicain et aristocrate, s’il était possible de la réduire aux pures questions de nationalité, de religion, de gouvernement. Mais quel lien de droit, quel respect d’humanité pourrait subsister encore entre le spoliateur et le spolié, entre le cultivateur et le forban, entre le maître et l’esclave, entre le propriétaire et le partageux ? Ici le mobile de la guerre est une honte, et son but le crime. Dès lors à quoi bon des formalités ? Chacun appelle son adversaire ennemi, comme qui dirait brigand. De même que l’homme infecté dès sa naissance ne saurait être entièrement régénéré en cette vie, la guerre corrompue à sa source est irréformable.

Essayons maintenant, pour fixer nos idées, de ramener cet ensemble de faits à une proposition simple.

Ce qui engendre les anomalies dont la guerre nous offre l’affligeant spectacle, c’est la présence et la connexité de deux espèces de causes et par suite de deux sortes de fins : une cause et une fin politiques, une cause et une fin économiques. De ce dualisme résultent toutes les perturbations de la guerre, et l’inextricable promiscuité de justice et d’iniquité, de bien et de mal, qui en fait le caractère.

Or, la philosophie nous enseigne qu’en toute chose, dans le gouvernement de la société comme dans les sciences, la condition à remplir pour arriver à la vérité et au droit, c’est de distinguer soigneusement les idées et les points de vue, de séparer les causes, de discerner les éléments, d’examiner chaque chose à part, et de ne jamais prononcer sur une question générale, avant de s’être assuré des questions particulières qui la composent.

En deux mots, la question de la guerre et de la paix est complexe ; pour la résoudre il faut la diviser.

Cette division est-elle d’abord admissible ? Et si elle est admise, quel en sera pour la guerre le résultat ? C’est ce que nous examinerons au chapitre suivant.


CHAPITRE III


QUESTION PRÉALABLE : LA POLITIQUE SUBORDONNÉE A L’ÉCONOMIE ; INCOMPÉTENCE DU JUGEMENT DE LA FORCE ; SUSPENSION DES HOSTILITÉS.


Rendons-nous compte du chemin que nous avons parcouru, et, ce qui pour nous est la même chose, de la situation faite a l’Europe moderne par les tendances que nous avons dénoncées dans la guerre.

Après avoir rétabli dans sa dignité antique et déterminé dans ses justes limites le droit de la force ; après avoir, en second lieu, reconnu la légitimité du jugement de guerre, constaté les abus qui se mêlent à cette haute juridiction, et redressé sur une foule de points les consultations des légistes, nous nous sommes demandé si une réforme de la guerre, quant aux formes et à la pratique, n’était pas la chose qui dût la première nous occuper ? Car, d’en prononcer l’abrogation pure et simple, après la réhabilitation que nous en avons faite, il n’y avait pas d’apparence : la constitution politique des États, les lois qui président à leur conservation et à leurs évolutions ne nous le permettaient pas, et la confusion qui règne dans les relations internationales était peu faite pour nous y encourager.

Une réforme de la guerre, avons-nous dit, aurait ses analogues dans toutes les réformes qui d’âge en âge ont renouvelé, soutenu les institutions de l’humanité. Le progrès des mœurs et des lumières nous y porte, la conscience du guerrier y incline, l’honneur de la civilisation la réclame. Cette réforme est-elle possible ?

Afin de nous éclairer sur cet objet, nous avons recherché quelle était la cause suprême, universelle, de la guerre, cause dont toutes les considérations politiques, religieuses et autres, successivement alléguées par les parties belligérantes, ne pouvaient être que des expressions variées, selon les temps, les lieux et les mœurs. Et nous avons trouvé qu’en effet tous les motifs ou prétextes de guerre se ramènent à une question d’intérêt, soulevée par cette lèpre jusqu’à présent réputée indélébile, le paupérisme. Tout notre quatrième livre a été consacré à la démonstration de cette thèse.

De prime abord cette découverte, aussi triste que grave, n’avait cependant rien qui dût nous faire désespérer d’une réforme. Autre chose après tout sont les intérêts, dont les États ne sont que les protecteurs et les représentants, et autre chose la guerre, qui a pour but de décider à qui, parmi tant d’agglomérations rivales, il appartient de centraliser, protéger et régir ces mêmes intérêts. Autre chose, par conséquent, est le droit sévère, immaculé de la guerre, et autre l’esprit de rapine qui s’y mêle. L’économie politique n’est pas plus le royaume de l’escroquerie et de la mauvaise foi que la politique ; pourquoi la guerre, traitant de haut et sous des formules politiques des questions économiques, en serait-elle nécessairement dépravée ?

Le droit de la guerre, ramené à ses vrais principes, nous venait lui-même en aide. Le droit de la guerre ayant pour but de vider par les voies de la force les litiges internationaux, une des conséquences fondamentales qui en résultent est la distinction à faire entre le domaine public, seul et unique objet de la conquête, et les propriétés particulières, placées hors de son atteinte. De là toutes ces prescriptions du droit guerrier : Le pillage est interdit ; la maraude réprouvée ; le tribut déclaré abusif, fausse application du droit de conquête ; aucune indemnité n’est due par le vaincu au vainqueur, si ce n’est pour infractions aux lois de la guerre ; la conquête n’est admise qu’au sens d’incorporation purement politique ; quant au système d’exploitation à main armée qui tendrait à devenir l’objet principal des États et la fin dernière de la guerre, ce serait la caricature de la conquête et la réduction de la guerre à l’absurde. La juridiction de la force aboutissant à faire traiter en tributaire chaque pays par son gouvernement serait la plus monstrueuse des contradictions.

La guerre, en un mot, par le soin qu’elle a toujours apporté à dissimuler sa cause originelle, par la discrétion dont elle s’entoure dans les questions économiques, et le dégoût qu’elle commence à manifester pour les extorsions et le pillage, a montré suffisamment combien la rapine lui est contraire, et combien favorablement elle accueillerait une réforme.

Malheureusement la guerre ne peut pas se séparer de sa cause, puisque sans cette cause elle n’a pas de raison d’être. Et comme la guerre est inséparable de sa cause, qui est le paupérisme, elle ne peut pas non plus se purger du soupçon de spoliation, puisque sans spoliation, sous quelque forme que celle-ci se déguise, la guerre devient absurde et la victoire une immense duperie. La guerre est donc fatalement infectée, sa dépravation est invincible : c’est ce que nous avons prouvé, par le raisonnement et par les faits, dans les deux premiers chapitres de ce livre V.

Comment sortir à présent de cette difficulté ? Les litiges internationaux ne font que croître et se multiplier ; et nous savons combien peu la diplomatie réussit à les vider. D’un autre côté la guerre est irréformable.

C’est ici que nous avons émis une proposition aussi parlementaire que philosophique et juridique, proposition qui d’ailleurs n’a rien en soi de contraire au droit de la force :

Il est évident, avons-nous dit, qu’au lieu d’un problème à résoudre, nous en avons deux : un problème politique, concernant la formation, la délimitation et la dissolution des États, c’est celui que la guerre s’est chargée de résoudre ; et un problème économique, relatif à l’organisation des facultés productrices et à la répartition des services et des produits, problème dont ni la guerre, ni l’État, ni la religion elle-même, ne se sont jusqu’à ce jour occupés.

Puis donc que, d’après la démonstration que nous avons faite de la cause de la guerre, le problème économique est antérieur et supérieur à l’autre et qu’il le domine, il faut de toute nécessité qu’avant d’entamer le débat sur les questions de politique internationale, dont la décision est réservée à la guerre, nous commencions par nous éclairer un peu plus que nous ne le sommes sur nos rapports économiques. Sans cela, nous ne ferons en combattant que tourner dans le cercle ; nous ne connaîtrons jamais notre droit dans sa plénitude ; nous resterons suspects les uns aux autres ; nous ne saurons même pas pourquoi nous armons, pourquoi nous nous disons les uns catholiques, les autres protestants ou libres penseurs ; pourquoi nous formons une nationalité de ce côté-ci du Rhin et une autre de ce côté-là ; pourquoi il y a parmi nous des royalistes et pourquoi des républicains ; si la démocratie est la liberté, ou si c’est le despotisme.

Cette étude est d’autant plus indispensable, avant toute déclaration de guerre, que, par le progrès des révolutions, la prééminence a été conquise par les intérêts sur les questions d’état. Ce qui gouverne le monde moderne en effet, ce n’est ni un dogme, ni une foi, ni une tradition ; ce n’est ni l’Évangile ni le Koran, ni Aristote ni Voltaire ; ce n’est pas plus la constitution de 1852 que celle de 1793 ; c’est le Livre de raison, dont toutes les pages portent écrits en gros caractères ces deux mots uniques : au verso, Doit ; au recto, Avoir.

Mais qui sera juge de cette question préalable ? Qui fera autorité dans la science nouvelle ? A qui demander des solutions, des définitions, des jugements ? Le jugement de la force, souverain dans les questions d’état, peut-il faire droit dans les questions d’économie ?

Ici il appert que nous devons changer de juridiction. L’économie politique n’est, pas plus que la religion, du ressort de la guerre. Comme science, elle relève directement de l’observation et de la raison ; comme objet ou matière de droit, elle rentre dans le droit politique ou civil, pour mieux dire elle donne naissance à un droit nouveau, spécial, qu’il s’agit de reconnaître et de constituer, de la même manière que nous avons reconnu et constitué le droit de la force ; c’est le droit économique.

C’est quand le droit économique aura été reconnu, son objet défini, sa circonscription tracée, ses formules données, ses rapports avec le droit civil, le droit politique et le droit des gens établis, c’est alors seulement que nous pourrons reprendre, avec connaissance de cause et utilité, le débat politique ; c’est alors par conséquent que nous pourrons de nouveau en appeler, s’il y a lieu, au jugement par les armes, à la raison de la force. Jusque-là nous serions des insensés, des aveugles volontaires, des réprouvés de la nature et de la Providence, si, après qu’un pareil incident a été soulevé, nous voulions passer outre, et porter comme auparavant nos litiges devant la justice des armes.

La conclusion, en présence du problème qui s’impose à toutes les nations, à tous les intérêts, en présence de l’universelle ignorance qui, comme la nuit du chaos, plane sur les idées de cet ordre, la conclusion est que toutes hostilités doivent être suspendues, et un traité d’armistice, pour un temps indéfini, signé entre les puissances. C’est à la raison publique, c’est aux intérêts menacés, qu’il appartient de faire prévaloir cette résolution. Qu’ils en aient seulement la volonté, ils en ont le pouvoir.

« Comme la biche altérée brame après les sources d’eau vive, » ainsi l’humanité soupire après la paix. L’obtiendra-t-elle cette paix tant de fois promise, et depuis tant de siècles toujours insaisissable ? Plus d’une fois le monde a cru la tenir, et toujours, comme une ombre fugitive, elle s’est dérobée. Serons-nous plus heureux aujourd’hui ?

A une question aussi précise, je me garderai de faire une réponse catégorique. L’idée de paix perpétuelle est devenue une utopie. D’ailleurs les années ne coûtent rien à la civilisation, et plus on étudie l’histoire, plus on découvre qu’en toutes choses, dans le droit comme dans la science, l’humanité aime à prendre du champ. La paix l’enchante à coup sûr ; elle court après le bonheur. Mais dites-lui que faire la paix, vivre heureuse, cela signifie qu’au préalable il ne faut plus faire la guerre, aussitôt vous la verrez hésiter : tant elle a horreur de la négation, tant il lui répugne d’abjurer un seul de ses préjugés, de se séparer de la moindre partie d’elle-même.

A Dieu ne plaise donc que je prêche à mes semblables les douces vertus et les félicités de la paix ! Moi aussi je suis homme, et ce que j’aime le plus de l’homme, est encore cette humeur belliqueuse qui le place au-dessus de toute autorité, de tout amour, comme de tout fatalisme, et par laquelle il se révèle à la terre comme son légitime souverain, Celui qui pénètre la raison des choses et qui est libre. J’observe seulement qu’à l’époque où nous sommes parvenus, la guerre, quant au fond, ne peut plus être entreprise sans soulever contre l’agresseur un odieux soupçon ; quant à la forme, qu’elle n’est plus faisable.

Je dis d’abord qu’au fond, la guerre ne peut plus dissimuler sa véritable cause, et que tous les considérants politiques dont elle essayerait de s’envelopper apparaissent de plus en plus comme des logomachies. Ceci est également vrai des multitudes et des gouvernements. Est-ce que l’Angleterre, par exemple, ferait la guerre pour un principe, pour une idée ? Eh ! non, l’Angleterre n’a souci que de son exploitation, comme dit M. de Ficquelmont, à moins toutefois qu’il ne s’agisse d’une descente sur ses côtes. Or, toutes les nations sont entrées plus ou moins dans le sentiment anglais ; toutes imitent de leur mieux la politique exploitante de l’Angleterre. La date de 1814-1815, qui a ouvert pour l’Europe l’ère des gouvernements constitutionnels, est aussi, et pour la même raison, celle qui a vu naître la prépondérance des intérêts. Et les masses suivent la pensée des gouvernements. Le prolétaire, de même que le bourgeois, n’estime la liberté, le suffrage universel et ce qui s’ensuit, que pour le profit qu’il en espère : c’est un point que les manifestations de 1848 et les mœurs de 1852 doivent avoir mis pour tout le monde hors de doute.

L’esprit de cupidité et de rapine est la vraie caractéristique de l’époque actuelle. Le pauvre exploite le riche, l’ouvrier son patron, le locataire et le fermier leur propriétaire, l’entrepreneur ses actionnaires, ni plus ni moins que le capitaliste exploite et pressure l’industriel, le propriétaire le cultivateur, et le fabricant le salarié. Il y a un fait qui, dans un autre genre, traduit bien cet antagonisme : c’est l’impôt, que le pauvre voudrait faire tomber exclusivement sur le riche, au moyen des taxes somptuaires, progressives, sur les successions, le capital, la rente, etc. ; et que le riche s’efforce de rejeter sur le pauvre à l’aide des taxes de consommation, proportionnelle, personnelle, industrielle, etc., etc.

Un tel régime ne peut durer : c’est l’égoïsme, l’improbité, le mépris de l’homme et des principes érigés en maximes et faits dieux. La critique a depuis longtemps fait justice de ces idoles, et nous savons ce qu’il en coûte de les adorer. Ce qui est certain au moins, c’est que la politique est désormais percée à jour, et que la guerre, si elle venait à se généraliser, laissant entrevoir sa véritable cause, ne serait qu’un retour au plus affreux cannibalisme. On en a vu un échantillon dans la manière dont a été repoussée l’insurrection de juin 1848.

En deux mots comme en cent, la guerre, même entre les nations les plus honorables, et quels que soient les motifs officiellement déclarés, ne paraît pas pouvoir être désormais autre chose qu’une guerre pour l’exploitation et la propriété, une guerre sociale. C’est assez dire que, jusqu’à la constitution du droit économique, aussi bien entre nations qu’entre individus, la guerre n’a plus rien à faire sur le globe. La politique dominée par l’économie, la juridiction de la force est provisoirement abrogée.

Non pas qu’on doive la méconnaître, cette juridiction, pas plus que le droit dont elle émane : tout au contraire, l’esprit moderne, étranger à la théologie, fatigué de métaphysique, avide d’idées positives, amateur des choses qui s’évaluent et s’escomptent, est à la glorification de la force. La force n’est-elle pas tout ce que le monde matérialiste adore, la richesse, le pouvoir, le crédit, la vie, la beauté ? N’est-ce pas le travail ? La guerre ne visait qu’au groupement et à l’équilibre des forces politiques ; il s’agit maintenant de l’organisation des forces économiques. Or à quoi servirait, pour la solution de ce nouveau problème, la guerre et son tribunal de sang ?

La guerre, pour toute intelligence attentive aux significations de l’histoire, a tenu sa dernière assise de 92 à 1815, dans les campagnes de la république et de l’empire. Ses considérants sont datés de Valmy, Jemmapes, Neerwinden, Fleurus, Toulon, Montenotte, Rivoli, Aboukir, les Pyramides, Saint-Jean-d’Acre, Novi, Zurich, Marengo, Hohenlinden, Austerlitz.Trafalgar, Iéna, Friedland, Baylen, Wagram, Torrès-Vedras, Saragosse, les Arapiles, Vittoria, Borodino, la Bérésina, Leipzig, Paris et Waterloo. Ses conclusions ont été prises par Louis XVIII à Saint-Ouen. Le système constitutionnel, expression de la politique des intérêts, corollaire des fameux traités de 1815, lui a donné son congé. Ce qu’elle a fait depuis, n’est pas, à vrai dire, acte de guerre, c’est œuvre de gendarmerie. La guerre, si on essayait de la faire revivre, serait, pour les peuples sans idéal, un réalisme hideux. Ses soldats ont beau faire, ils n’ont plus d’auréole. Malheur donc, malheur à celui qui, méconnaissant l’esprit du siècle, pousserait la civilisation à de nouvelles luttes ! Malheur à la nation qui, s’oubliant elle-même, demanderait aux armes ce que la science seule, le travail et la liberté peuvent donner !

Comme toute magistrature, la guerre a eu ses abus de pouvoir et ses iniquités. Ses arrêts fourmillent d’irrégularités et d’épouvantables violences. Mais le fond subsiste, et nous oublions, en faveur du droit posé, les vices de forme, la cruauté des exécutions et l’ignominie du butin. Qui soutiendrait aujourd’hui que les sentences rendues, il y a quatre cents ans, tant en matière civile qu’en matière criminelle, fussent injustes et nulles, parce que le juge recevait des épices, parce que les audiences étaient secrètes, que les coupables étaient mis à la torture et leurs biens confisqués ? Il en est ainsi de la guerre : ce qu’elle a fait pour le progrès de la civilisation demeure à jamais ; tout le reste est néant.

Qu’elle nous laisse donc à présent, et nous applaudirons à ses hauts faits ; nous relirons ses poèmes, nous célébrerons ses héros. Notre tâche, à nous, n’est plus de faire lutter les forces, mais de les équilibrer. Eh ! n’est-ce pas, au fond, ce que voulait la guerre ? De quelque côté que nous l’envisagions, la guerre conclut à la paix : ce serait la méconnaître et lui faire injure que de la croire éternelle. La guerre et la paix sont sœurs justicières : ce que la bataille produit chez l’une, l’opposition le crée chez l’autre ; le fond et la forme sont les mêmes. La guerre, ayant pour but de comparer les puissances et d’en régler les droits, était une joute préparatoire, indispensable. Toutes les nations civilisées ont donné leur mesure : on sait ce que valent les autres ; leur faiblesse les dispense du jugement. Maintenant l’épreuve est faite, l’expérience consommée. L’équilibre politique s’affirme : c’est à la science économique et aux arts de la paix de conclure.


CHAPITRE IV


DERNIÈRES OBJECTIONS DU MILITARISME.


Nous savons enfin que penser de la guerre ; nous pouvons nous flatter de la connaître à fond. La théorie et la pratique, le noumène et le phénomène, le principe et la fin, la cause et les prétextes, la règle et l’abus, le bien et le mal, les grandeurs et les misères, les créations et les ruines, le progrès et le recul, les contradictions et la raison : nous avons tout dit. Nous savons que la guerre a été nécessaire, d’une nécessité de justice, à l’éducation du genre humain ; les principes et les faits ont été d’accord pour nous l’apprendre. Nous savons aussi, avec une certitude théorique égale, appuyée d’un commencement de réalisation, que nous touchons à un moment de l’histoire où la guerre, ayant épuisé son mouvement, doit quitter la scène, à peine pour l’humanité d’une rétrogradation funeste. Le résultat définitif étant ainsi en faveur du droit, nous pouvons, après tant de conflits et tant de maux, être fiers de notre passé, et nous affirmer nous-mêmes comme l’incarnation de la justice divine, qui se manifeste également par les arrêts de la guerre et par les créations de la paix.

Cependant, comme l’hypothèse d’une paix indéfinie ne repose toujours, ainsi qu’il a été dit, que sur une donnée théorique ; comme on ne saurait dire, en fait, que l’état de paix soit définitivement acquis, le doute continue de planer sur les esprits, d’autant plus spécieux qu’il se prévaut d’une tradition sept ou huit fois millénaire, et que les considérations dont il s’appuie ne manquent pas d’une certaine vérité.

« 1. — L’idée d’une paix perpétuelle, nous disent les sceptiques, a sa source dans les incommodités de toute espèce que la guerre entraîne, et qui l’ont fait considérer de tout temps comme le fléau le plus terrible. Dès le commencement du monde, les poètes, les théologiens, les philosophes, les économistes, les femmes surtout, se sont accordés à maudire la guerre, à voir en elle un des témoignages de la malice humaine et un signe des vengeances célestes. Mais’cet argument des terreurs féminines, développé à satiété par une fausse morale, n’est plus aujourd’hui de mise. La guerre, telle que la donne son idée authentique, ne saurait être réputée un mal. C’est une forme de la justice, l’acte souverain de la conscience des peuples, et, pour le guerrier, l’instant de la suprême félicité.

» Sans doute la guerre fourmille d’abus : comme les tribunaux ordinaires, elle a ses vices de forme, qu’on pourrait appeler les nullités de la victoire ; elle donne lieu à une foule de prévarications. Mais, vous l’avez vous-même reconnu, elle a cela de commun avec toutes les institutions de l’humanité, avec toutes les créations de la nature. Le monde social, comme le monde naturel, est imparfait dans ses réalisations, mêlé de bien et de mal, de beauté et de laideur, de vertu et de vice, d’ordre et de désordre : s’ensuit-il que nous devions condamner comme mauvaises la société, la famille, l’état, le mariage, la propriété, la justice, l’homme lui-même ? La vie est-elle mauvaise, parce qu’elle est souvent troublée par les maladies et qu’elle se termine par la mort ?

» 2. — On reproche à la guerre son origine peu glorieuse, ce paupérisme endémique dans l’humanité, en termes moins flétrissants, le défaut d’équilibre économique. Nous admettons cette origine, qu’on ne saurait nier sans mentir à l’évidence. Qu’en peut-il résulter contre la guerre ? Qu’en toute chose les commencements sont pénibles, disgracieux, souvent ignobles, quelquefois coupables. Autant en peut-on dire de toute législation, de toute institution, de toute justice, civile et pénale. Le mariage ne fut d’abord qu’une fornication brutale, pour ne pas dire un viol. Le mariage en est-il moins réputé sans tache ? Quant à l’hypothèse, sous-entendue par les adversaires du régime guerrier, d’une constitution économique de l’humanité qui équilibrerait les forces, éteindrait le paupérisme, et, supprimant la cause de la guerre, l’abolirait elle-même, c’est une utopie que toutes les civilisations, toutes les périodes historiques se transmettent, comme elles se transmettent les rêves de fraternité et d’égalité, et que nous n’avons pas même besoin de réfuter.

» 3. — Une raison plus sérieuse, si elle était fondée, serait celle qui se tire de la subordination de l’idée politique à l’idée économique. Assurément l’importance des intérêts économiques est devenue, depuis trois siècles, colossale ; et l’on ne peut nier que la participation des masses, bourgeoisie et peuple, au gouvernement, n’en ait été partout la conséquence. La direction des états en est devenue plus compliquée, plus difficile ; la politique s’est éloignée, plus qu’elle n’avait fait jamais, des vieilles maximes de la raison d’état ; elle a dû se faire d’autres règles et compter davantage avec les lois de l’utile et les prescriptions du droit. S’ensuit-il que la politique soit réellement subordonnée à l’économie ? En aucune façon. Si les convenances d’en bas ont été plus consultées, l’initiative d’en haut s’est fortifiée dans la même proportion. Entre autres preuves on peut citer la tendance à l’unité et à la centralisation, commune à tous les états de l’Europe. Au principe de divergence, qui est celui de l’économie, s’oppose le principe de concentration, qui est celui de la politique. L’un appelle l’autre : ce qui revient à dire que si le travail est la condition d’existence des nations, la guerre est la forme et la condition des états, que par conséquent elle reste prédominante, et qu’elle est éternelle.

» 4. — L’argument tiré du progrès n’est pas plus juste. Toujours faire la guerre ! s’écrie-t-on. L’esclave a conquis sa liberté, l’homme et le citoyen ont fait reconnaître leurs droits, les nations ont fait prévaloir leur souveraineté. Le contribuable vote l’impôt ; le mercenaire peut devenir maître ; la femme est presque l’égale de l’homme : pourquoi les nations ne passeraient-elles pas de l’état de guerre à un état de paix définitif ? — Comme si le progrès consistait à développer les êtres contrairement à leur nature, et non pas suivant leur naturel Dans les exemples précédents la transition dérive de la nature même de l’être et de 6es lois : c’est ce que la philosophie, la jurisprudence, la guerre elle-même, par les jugements qu’elle a été appelée à rendre, ont établi. Mais qu’est-ce donc qui prouve que l’humanité, guerrière pendant sept ou huit mille ans, et de plus en plus guerrière, doive changer tout à coup sa nature, et, en moins d’une génération, parce qu’elle s’est donné des chemins de fer, des institutions de crédit, des télégraphes électriques, doive passer, sans autre forme de procès, de cet état chronique de guerre à un état encore inconnu et parfaitement indéfinissable de paix ?

» 5. — On allègue, comme nécessité d’un tel progrès, l’inutilité, au point de vue du profit, des conquêtes. Le pillage, nous dit-on, étant noté d’infamie, le tribut sur les populations conquises n’étant plus dans les mœurs, le but matériel de la guerre, le seul qui soit en rapport avec sa cause, ce but disparaissant, la guerre devient sans objet. Pour peu qu’ils réfléchissent, les gouvernements, à l’unanimité, vont déclarer la paix perpétuelle. — Mais pourquoi ne verrions-nous pas plutôt, dans cette inanité fiscale de la conquête, un progrès dans la moralité de la guerre ? On calomnie la guerre, quand on lui prête des tendances sciemment et nécessairement cupides. Le pillage, la servitude, le tribut, l’exploitation elle-même, peuvent disparaître, sans que la guerre cesse pour cela d’être une condition de la vie humanitaire. A-t-elle fini son rôle de justicière ? Manque-t-il de questions qui ressortissent à son tribunal ? Les nationalités, les fusions de peuples, les croisements de race, les frontières naturelles ou conventionnelles, les fédérations, les centralisations, les nouvelles créations d’états, les transformations religieuses, l’agitation économique, qui met aux prises les unes contre les autres toutes les classes de la société ; l’équilibre des continents, leur exploitation, leur police : n’y a-t-il pas là de quoi entretenir la guerre pour quarante siècles ? Le régime parlementaire n’est encore qu’à l’essai : à lui seul il peut occuper les armées pendant cinquante ans. Et quand on songe que dans cet ordre d’idées les questions naissent les unes des autres à l’infini, qu’aucune ne peut être résolue par les voies ordinaires de l’arbitrage, puisque les nations, en vertu de leur souveraineté et de leur indépendance, y répugnent, oh ! certes, on n’a pas lieu de craindre que la guerre manque sitôt de besogne. Pour peu qu’on ait les nerfs délicats et l’esprit faible, on risquera plutôt de tomber en syncope, à la vue des fleuves de sang et des montagnes de cadavres que promet l’avenir.

» 6. — On insiste et l’on dit : Une question domine toutes les autres, la question économique. Il faut l’aborder, enfin ; on saurait d’autant moins y échapper que, cette question une fois soulevée, toutes les autres deviennent de purs prétextes, et des prétextes de mauvaise foi. Or, cette question n’est évidemment pas du ressort de la guerre. Donc il faut, en premier lieu, que la guerre s’ajourne jusqu’à solution du problème posé ; puis, au cas où cette solution serait obtenue, la cause qui produit la guerre étant par le fait supprimée, il faut que la guerre donne sa démission.

« Sophisme de procureur. Admettre ce déclinatoire serait renverser l’ordre de la justice : nous allons te prouver par une analogie empruntée à l’économie politique elle-même.

« L’agriculture est certainement du ressort de l’économie politique. Elle ne relève pas, en tant qu’industrie, du droit civil. Cependant, pour que la terre soit cultivée, il faut au préalable qu’elle appartienne à quelqu’un. Point de propriété, point de culture ; partant point de subsistances. Tous les économistes en conviennent. Or, qui décide de la propriété en cas de litige ? Le tribunal civil. Le juge ira-t-il s’enquérir si le droit économique domine ici le droit civil ? Non : il adjugera la terre au légitime propriétaire, à qui il dira de cultiver son champ à sa guise, suivant la science ou suivant son plaisir.

« Il en est ainsi des questions de souveraineté. Elles requièrent solution indépendamment des questions d’économie générale qui s’y rattachent, ou qui même les produisent. En conséquence, les rapports économiques des nations sont réglés par des traités de commerce, amiablement conclus. Mais, de même que la culture du sol présuppose une propriété, les traités entre nations présupposent une souveraineté, qui, si elle est mise en jeu, devient immédiatement justiciable de la guerre.

» 7. — Ceux qui, à la suite de l’abbé de Saint-Pierre, colportent l’idée de paix perpétuelle et tiennent en son honneur d’innocents congrès, prennent-ils garde seulement que l’idée de paix est négative, inorganique de sa nature, synonyme d’inertie et de néant ? Dans l’état actuel des sociétés, état que vous reconnaissez vous-même avoir duré déjà de six à huit mille ans, et que le commun des humains regarde comme prescrit, qu’est-ce que la paix ? Une suspension, arbitraire ou fortuite, de l’action guerrière ; rien de plus. Impossible, d’après les faits, d’en concevoir une autre idée. Octroyée ou conquise, ou bien encore imposée aux belligérants par la nécessité des choses et par l’épuisement de leurs forces, la paix n’est, à vrai dire, que l’affirmation silencieuse de la guerre. Ontologiquement et phénoménalement elle n’a pas d’autre valeur. La paix, en un mot, c’est la guerre au repos ; ne voilà-t-il pas de quoi crier merveille ?

Vous parlez de l’équilibre des forces, comme devant être l’œuvre spéciale de la paix. Ceci est une conception de votre esprit dont on peut vous faire compliment. La paix, en équilibrant les forces, deviendrait quelque chose entre l’être et le non-être ; ce ne serait peut-être plus la mort, mais à coup sûr ce ne serait pas encore la vie. Car si les forces sont équilibrées, si elles ne peuvent plus se consommer, s’absorber, s’assimiler, se doubler, se transformer, en réalité elles n’agissent plus ; la guerre cessant, l’humanité meurt et le monde finit. Vous avez appelé la guerre un préjugé atroce, fille du paupérisme, mère du vol et de l’assassinat. Certes, votre paix peut se dire immaculée : c’est une momie.

» 8. — La guerre enfin, disent les pacifiques, peut bien être la loi du monde animal ; il répugne qu’elle soit la loi du monde moral. Qu’elle marque la transition, transition douloureuse, du premier de ces mondes à l’autre, on le conçoit, et l’excuse peut s’accepter ; comme état organique et définitif, la guerre implique contradiction.

« Cette difficulté est résolue d’avance par ce qui a été dit par vous-même que la guerre est une forme de la justice, par conséquent qu’elle est donnée dans la morale. Des femmelettes demandent comment des êtres doués de raison pensent s’honorer en se livrant de si effroyables combats. Qu’elles demandent plutôt comment le monde étant un composé de forces, ces forces agissent les unes contre les autres et par conséquent se combattent. Car le jeu des forces ne ressemble pas à la danse des muses, qui, dans leurs chœurs harmoniques, se croisent, s’entrelacent, se retirent, se rejoignent, sans que de leurs mouvements légers et rapides il résulte ni froissement ni choc. Les forces ne font rien par figures ; leur action conclut nécessairement à une réalisation : pour cela il faut qu’elles s’entre-choquent, qu’elles s’entre-brisent, qu’elles s’entre-dévorent. A cette condition seulement elles produisent.

« La guerre est l’état naturel du genre humain ; la guerre, c’est la vie. La paix, une paix véritable, universelle, perpétuelle, serait la mort. Tous les peuples se sont de bonne heure organisés pour la guerre ; on n’en connaît pas qui soit organisé pour la paix. Sur ce point, la raison pratique des nations est d’accord avec leur instinct : Si tu veux la paix, prépare la guerre, dit un aphorisme fameux : Si vis pacem, para bellum. Il n’y a de paix, en effet, que pour le fort, et aussi longtemps qu’il est fort ; c’est dans la force victorieuse que se trouve le repos. Mais la force s’use dans le repos comme dans l’action ; elle a besoin, pour se renouveler, de gymnastique. L’histoire des nations n’est guère que le récit de leurs combats ; la paix n’y figure que sous la forme de courtes trêves. Quelle paix fut jamais plus applaudie, même par les vaincus, que celle de 1814 ? Or, voici que depuis quelques années, non-seulement les Français, mais les Allemands, les Italiens, les Suisses, les Hongrois, les Russes, toutes les nations signataires des traités se sont mises à accuser à l’envi les actes du Congrès de Vienne, monuments de la plus grande et de la plus glorieuse paix qui ait été faite parmi les hommes. N’est-ce point qu’au fond la paix n’est jamais qu’un rêve : Dicebant : Pax, pax, et non erat pax ? Dès que la paix se prolonge, les populations s’inquiètent comme si elles allaient mourir, comme si la civilisation manquait à sa destinée, qui est de marcher de découverte en découverte et de bataille en bataille.

« De là, ces idées singulières, où le mysticisme et l’empirisme se donnent la main, mais qui témoignent d’une raison supérieure à celle des philosophes :

» Que la guerre entre dans les desseins de Dieu et dans l’ordre de la Providence ;

» Que par la paix les sociétés se corrompent et qu’elles se régénèrent par le sang ;

» Que la paix perpétuelle, comme le souverain bien, est un absolu, une chose hors de ce monde ;

» Que la destinée terrestre de l’homme est de faire la guerre à son prochain, attendu qu’il ne saurait se délivrer jamais, par la science de tout doute et de toute dispute, par la richesse de toute gêne ;

» Que le contraire supposerait une métamorphose des idées, des passions, des caractères, des mœurs, que rien ne permet de prévoir ;

» Qu’ainsi ce n’est pas à tort que la profession des armes est considérée comme la plus noble, puisque c’est celle qui exprime le mieux la divinité de notre nature ;

» En conséquence, que l’hypothèse d’une paix permanente, indéfectible, est une erreur dangereuse, contraire à la religion, à la morale, à toutes les traditions, subversive de toute hiérarchie comme de toute discipline, et déjà condamnée, sous le nom de quiétisme, par l’Église de Jésus-Christ.

« Prenons-en donc notre parti bravement ; et, sans tant philosopher, chose malsaine pour un être dont la destinée est d’agir, sachons nous montrer hommes dans toutes les fortunes.

« Quand la puissance secrète qui dirige vers une fin inconnue toutes les créatures, Dieu ou démon, a décidé que nous devons nous battre, il n’est raison, morale ou charité qui tienne : la guerre est inévitable. L’immoralité serait alors de vouloir y échapper. Faisons-la donc, cette guerre, généreusement, vite et bien, et ne songeons qu’à nous honorer dans la défaite comme dans la victoire. Le mal n’est pas de donner la mort ni de la recevoir ; c’est de vivre dans la lâcheté et l’abjection.

« Au contraire, cette même puissance, satisfaite ou repue, trouve-t-elle qu’il y a assez de sang répandu, la paix devient à son tour une conclusion forcée. Plus de conquérants, plus de héros ; tout conspire pour faire tomber les armes. Les orgueils fléchissent, les haines s’adoucissent, les courages se paralysent, les intérêts, auparavant inexorables, se détendent ; les idées pour lesquelles on se battait, jusque là incompatibles, se montrent conciliantes. La contradiction a disparu comme par enchantement. Faisons la paix alors, et jouissons-en sans mollesse, comme sans illusion. »


CHAPITRE V


RÉPONSE AUX OBJECTIONS : C’EST LA GUERRE QUI, PAR SON ÉVOLUTION, CONCLUT ELLE-MÊME A LA PAIX. TRANSFORMATION DE L’ANTAGONISME.


Je crois avoir présenté, avec une hauteur de pensée et une sincérité d’expression qu’elles ne trouveraient sans doute pas ailleurs, toutes les objections qu’on peut élever aujourd’hui contre l’hypothèse, je ne dirai pas d’une pacification définitive, car nous ignorons de quels retours la civilisation est susceptible, mais d’une trêve illimitée, ce qui suffit à la théorie aussi bien qu’aux intérêts.

D’abord, le lecteur remarquera que ces objections tirent exclusivement leur force de l’étude approfondie que nous avons faite de la guerre. En effet, jusqu’à ce qu’une semblable critique se fût produite, la guerre pouvait exciter des lamentations ou inspirer des panégyriques ; elle ne pouvait donner lieu à un véritable débat. Personne n’eût été en mesure de l’attaquer, pas plus que de la défendre, philosophiquement. C’était, comme je l’ai dit, un fait mystique, divin. On le subissait, on s’en désolait ; ou bien, dans l’ivresse du triomphe, faisant de nécessité vertu, on s’en glorifiait. Mais personne n’eût songé à soutenir, ni que ce fait fût essentiel à la vie de l’humanité, ni qu’on dût le considérer en conséquence soit comme permanent, soit seulement comme transitoire. La guerre était hors de l’appréciation des hommes.

Maintenant que le mystère est, ou peu s’en faut, pénétré, et que le cours des événements semble incliner à la paix, on conçoit que des objections raisonnées, en faveur de la perpétuité de l’action guerrière, se produisent. Ces objections reposent sur les mêmes données que celles qui nous font croire à la paix : sur le droit de la force, auparavant nié, et que nous avons rétabli ; sur la qualité de justicière, que nous avons reconnue à la guerre ; sur le rôle, non pas fortuit, mais positif, qu’elle a joué dans la civilisation : elles sont surtout motivées par cette considération que, la paix ne pouvant se constituer d’une manière permanente que par la suppression de la cause même de la guerre, à savoir le paupérisme, une semblable révolution est au-dessus de la sagesse humaine, et doit être regardée comme une utopie.

Pour répondre à cette argumentation, ce qui n’est certes pas facile, puisque la société est toujours en état de guerre, que la guerre a pour elle le fait, c’est-à-dire une possession de six mille ans, tandis que la paix est toujours à l’état de projet et de perspective, il faut, selon moi, au lieu de nous épuiser sur les objections, attaquer l’ennemi dans son fort, marcher droit sur sa capitale, qui, une fois tombée, nous livre tout le reste. Or, cette capitale, base de tous les raisonnements du militarisme, n’est autre que la loi d’antagonisme, que nous avons reconnue nous-mêmes (tome Ier, livre Ier, chap. VI, page 61) comme loi universelle de la nature et de l’humanité, corollaire de la loi de justice ou d’équilibre. La loi d’antagonisme expliquée, tout s’explique : la thèse de la guerre devient la thèse de la paix.

Le monde de la société, de même que le monde de la nature, est établi sur des forces.

Ces forces sont d’elles-mêmes expansives, envahissantes, par conséquent opposées et antagoniques ; elles vivent et se développent aux dépens les unes des autres et ne produisent qu’en raison de leur consommation mutuelle. Telle est la grande loi de la création, qui est en même temps la loi de la conservation et du renouvellement des êtres.

Ceux qui croient à la perpétuité de la guerre se prévalent donc de cette théorie générale des forces, de leur antagonisme et de leur absorption réciproques. « L’humanité, disent-ils, de même que la nature, est toujours en création, toujours en renouvellement : et c’est par la guerre qu’elle se crée et se renouvelle. Parler de paix, c’est affirmer la décadence et la mort. »

Mais, avant de se prononcer d’une manière aussi affirmative sur l’avenir belliqueux de l’humanité, il conviendrait de s’être assuré de deux choses : 1° Quel est le genre de création que poursuit la guerre ; 2° Si l’antagonisme des forces, que-nous avons jugé irréformable en sa condition actuelle, n’est pas susceptible d’une transformation, qui ne serait autre que le but même poursuivi par la guerre.

Car, et nos adversaires sont de cet avis, l’antagonisme n’a de valeur que par la création dont il est l’agent. Toutes les fois qu’une guerre éclate entre deux puissances, c’est en vue d’un nouvel état de choses qui, dans l’ordre providentiel, doit être substitué à l’ancien, soit qu’il s’agisse de la formation d’un nouvel état en remplacement des autres, soit que la guerre ait simplement pour but de déterminer leur étendue et leurs rapports. Mais quel est le but général de la guerre ? Depuis trois mille ans, nous l’ avons vue aller de formation en formation, de remaniement en remaniement, de révolution en révolution. Des États, des nationalités innombrables, ont été consommés dans cette lutte. N’y a-t-il donc pas à la guerre un objet supérieur, ou faut-il croire qu’elle tourne dans un cercle sans fin, détruisant et remplaçant pour le seul plaisir de remplacer et de détruire ?

D’autre part, si la guerre est vraiment créatrice, féconde, rien de ce qu’elle détruit ou plutôt qu’elle transforme ne doit se perdre. Il en est des créations de la guerre comme des compositions et des décompositions chimiques : tout doit se retrouver à la balance ; il ne peut s’égarer un atome. Sous ce rapport, et indépendamment des objections que nous avons élevées contre la violation des lois de la guerre, nous avons à nous demander si la guerre fait bien ce qu’elle fait ; s’il n’y a pas de déperdition dans son œuvre, par conséquent si son mode d’action est, sous ce rapport, irréprochable et si elle ne tendrait pas elle-même à le changer ?

Nous avons le droit de poser ces questions à nos adversaires, puisqu’elles ressortent de leur propre principe : ils ne sauraient s’y soustraire sans illogisme et sans mauvaise foi. Or, par cela seul que nous posons de semblables questions, il est évident que nous rentrons dans l’hypothèse d’une pacification, sinon absolue, au moins illimitée ; ce qui nous reste à démontrer par le tableau de l’évolution guerrière.

Je dis donc que la guerre, en autres termes l’antagonisme humanitaire, a pour but la manifestation complète et le triomphe absolu de la justice, en un mot la civilisation ; mais j’ajoute que, pour mener à fin cette création supérieure, l’antagonisme en sa forme actuelle, c’est-à-dire la guerre, est impuissant ; qu’il fait mal ce qu’il veut faire, et qu’il est devenu indispensable, non pas simplement de lui faire subir une réforme, mais d’en opérer la transformation complète.

Et je prouve cette proposition en constatant que la guerre, à tous les points de vue de son développement, conclut à une transmutation d’elle-même, ce que je nomme la paix.

Point de vue du Droit, dont elle est le plus solennel et le plus incorruptible représentant. — La guerre nous a fait parcourir cette gamme : Droit de la force, Droit de la guerre, Droit des gens, Droit politique, Droit civil, Droit économique, etc. (Tome Ier, page 229.) Or, le droit économique formant aujourd’hui une question à vider préalablement à tout nouvel engagement des puissances, et la guerre se déclarant incompétente pour résoudre une semblable question, il est clair qu’une convention d’armistice, pour un temps indéfini, doit être d’abord signée par tous les États, à peine de mentir à la guerre, d’offenser sa loi, de la faire rétrograder.

Point de vue des Révolutions. — L’humanité, conduite et jugée par la guerre, a traversé successivement plusieurs phases, dont il importe de saisir la tendance : régime des castes ou de l’esclavage ; système d’un empire universel, rêvé par les Juifs et réalisé par les Romains ; système théocratique ou féodal ; système des monarchies de droit divin, à la place duquel s’est installé celui des monarchies constitutionnelles. Actuellement, c’est la plèbe travailleuse qui tend à supplanter la bourgeoisie capitaliste, propriétaire et patentée, et qui fait son apparition par ces deux formules, Droit au travail et Suffrage universel, Nous ne sommes qu’au début de ce dernier mouvement. Mais qui ne voit déjà tout ce qu’il y a de profondément incompatible entre l’ordre de choses actuellement en éclosion et le régime de guerre, caractéristique de la monarchie de droit divin et de la féodalité ? N’est-il pas manifeste que, comme nous avons vu tout à l’heure la guerre s’éloigner de plus en plus du droit exclusif de la force, et réduire, par la reconnaissance de nouveaux droits, son propre empire ; de même ici nous la voyons se resserrer encore davantage, en conduisant la civilisation du régime des castes à celui de la liberté et de l’égalité économique ?

Quelle est, pour l’Europe du dix-neuvième siècle, la question dominante ? Ce n’est plus la religion et la tolérance, l’unité de l’Église et son alliance avec l’Empire ; ce n’est pas davantage la monarchie, l’aristocratie ou la démocratie ; ce n’est ni la centralisation, ni la décentralisation politique, ni l’équilibre européen, ni le principe de nationalité ou des frontières naturelles. Toutes ces questions ont leur part, mais, comme secondaires ou accessoires, dans le débat. Parmi les institutions en litige, il en est qui sont à la veille de disparaître pour ne plus revenir, comme le pouvoir temporel des papes ; d’autres qui semblent prendre un nouvel essor, bien qu’on eût quelque raison de penser, il y a quelques années, qu’elles touchassent à leur fin : telles sont les deux questions de monarchie constitutionnelle et de gouvernement unitaire. Le suffrage universel lui-même, ce suffrage que tout le monde respecte, mais auquel personne n’ajoute foi, déjà commence à s’user. La grande question, la grosse affaire, celle qui prime toutes les autres, et dont on affecte pourtant de ne dire mot, c’est la question économique. C’est par elle que règne Napoléon III, soit qu’il refoule la plèbe impatiente, ou qu’il se dérobe à la logique rétrograde de la conservation bourgeoise et cléricale.

Point de vue du Droit international, — Comment nier encore que la guerre n’ait, à peu de chose près, terminé son œuvre ? C’est la guerre qui nous a conduits à ce système international que toutes les attaques ne font que consolider de plus en plus, et que l’on a coutume de désigner par l’expression éminemment économique d’équilibre européen. On ne veut pas de monarchie universelle ; on ne veut pas d’une hiérarchie des États ; on répugne à l’idée d’une confédération ou d’une diète européenne : chacun affirme son indépendance, sa nationalité, son autonomie. Si la Russie est humiliée en Crimée, à l’instant il se forme, sur le bas Danube, un État nouveau, détaché de la Turquie, et qui sert de ce côté à flanquer le système. Si l’Autriche éprouve une diminution du côté de l’Italie, en revanche il se forme un État italien, qui, s’il peut se maintenir, fournira une nouvelle garantie à l’équilibre. Toutes les anciennes causes de litige s’effacent devant la mutualité des intérêts. La révolution de juillet crut faire merveille en séparant la Hollande et la Belgique, qu’avaient réunies les traités de 1815 : les voilà qui, sans songer le moins du monde à s’absorber, se rapprochent et s’embrassent. Autant il en arrive entre les deux états Scandinaves, Suède et Danemark. Tandis que la France et l’Angleterre arment à l’envi, en défiance l’une de l’autre, elles vont ensemble visiter la Chine et signent un traité de libre échange. Les traités de commerce, les unions douanières tendent à remplacer les incorporations et les alliances : entre la France et la Belgique, traité de commerce ; entre les États politiquement séparés d’Allemagne, alliance commerciale. La politique, aujourd’hui, est de l’économie politique : que voulez-vous que la guerre aille faire là ?

Point de vue de la Conquête. — Ici encore la guerre nous a dit son dernier mot. Elle s’est faite d’abord pour le pillage ; puis elle s’est faite pour le tribut, ensuite pour l’incorporation. Maintenant que lui reste-t-il ? L’exploitation : c’est le suicide. Il faut désarmer, à peine de contradiction, de rétrogradation. Travaillez à présent, nous dit la Guerre ; vous avez assez combattu. Produisez, faites des échanges, apprenez à vous considérer dans vos personnes et à vous faire justice dans vos œuvres ; chassez votre ignorance, devenez philosophes, artistes même, si vous pouvez : je ne me mêle pas de ces choses. Vos affaires, comme vos arts et vos sciences, sortent de ma compétence.

Point de vue des Moyens militaires.— Le métier des armes est une industrie en mode inverse ou subversif. A proprement parler, et quel que soit le génie qui s’y déploie, il n’y a pas d’art ou de métier de la guerre. Il y aurait pour le public une curieuse étude à faire sur ce sujet. J’ai voulu m’éclairer sur cette profession héroïque, pour laquelle toutes les nations entretiennent à grands frais des pépinières d’apprentis et de hautes écoles ; je n’ai vu partout que de l’industrie, et toujours de l’industrie. Nos capitaines du génie et de l’artillerie sont formés à la même école que nos officiers des ponts et chaussées ; ce sont des géomètres, des architectes, des physiciens, des chimistes. En quoi nos officiers de marine diffèrent-ils des capitaines marchands ? Napoléon Ier se vantait d’avoir appris tous les métiers, depuis le charronnage jusqu’à la comptabilité et aux transports : il avait besoin de cette science polytechnique, autant pour accomplir ses grands travaux que pour triompher des résistances. A la guerre, en effet, il y a deux choses à vaincre, l’homme et son industrie.

Originairement, les armes de guerre ne sont que des instruments de travail et de chasse : l’arc du chasseur et sa pique, le couteau du boucher, la faux du moissonneur, le marteau du forgeron, le bâton du berger. La science moderne y joint ses mélanges explosibles, ses carènes de fer et tout son outillage de métallurgie, transformé en balles et boulets coniques, auxquels rien ne résiste plus. L’insurrection de juin 1848 a prouvé aux plus aveugles que l’homme d’industrie peut devenir en un moment artilleur, ingénieur, tacticien et stratège. Pendant les quatre jours que dura la bataille, les insurgés avaient appris à se retrancher, à élever des remparts, à fabriquer de la poudre, à fondre des balles, des canons et des boulets. A cet égard, on peut dire que l’armée ne fait de progrès qu’à la faveur de l’industrie, et que les classes ouvrières, si leur pensée se tournait vers la révolte, seraient toujours en avance de l’artillerie et du génie et triompheraient de toutes les armées. La guerre, en un mot, s’industrialise de plus en plus : comment ne compterait-elle pas avec l’industrie, dont elle ne saurait seulement se distinguer ?

Il est évident, pour qui considère avec attention l’ensemble du mouvement guerrier, qu’il y a tendance de l’humanité non point à une extinction, mais à une transformation de l’antagonisme, ce que l’on est convenu, dès le commencement des sociétés, d’appeler la Paix. Cette prévision va devenir une certitude, si, après avoir retracé sommairement ces évolutions de la guerre, nous lui en demandons à elle-même l’interprétation. Ici, ce n’est plus la raison de l’historien, c’est le droit de la guerre lui-même qui va parler.

La guerre a pour but de déterminer à laquelle de deux puissances en litige appartient la prérogative de la force. Elle est la lutte des forces, non leur destruction ; la lutte des hommes, non leur extermination. Elle doit s’abstenir, en dehors du combat et de l’incorporation politique qui s’ensuit, de toute atteinte aux personnes et aux propriétés. Nous n’avons plus à démontrer ces choses : la critique que nous avons faite des formes de la guerre et de sa cause originelle a répandu sur tous ces points la plus vive lumière ; nos adversaires eux-mêmes se rallient à ces principes.

Il suit de là que l’antagonisme, que nous acceptons comme loi de l’humanité et de la nature, ne consiste pas essentiellement pour l’homme en un pugilat, en une lutte corps à corps. Ce peut être tout aussi bien une lutte d’industrie et de progrès : ce qui, dans l’esprit de la guerre, et pour les fins de haute civilisation qu’elle poursuit, revient, en dernière analyse, au même. « L’empire au plus vaillant, » a dit la Guerre. Soit, répondent le Travail, l’Industrie, l’Économie ; de quoi se compose la vaillance d’un homme, d’une nation ? N’est-ce pas de son génie, de sa vertu, de son caractère, de sa science acquise, de son industrie, de son travail, de sa richesse, de sa sobriété, de sa liberté, de son dévouement patriotique ? Le grand capitaine n’a-t-il pas dit qu’à la guerre la force morale est à la force physique comme 3 est à 1 ? Les lois de la guerre, l’honneur chevaleresque ne nous enseignent-ils pas à leur tour que dans nos combats nous devons nous honorer, nous abstenir de toute injure, trahison, spoliation et maraude ? Luttons donc ; nous n’avons que faire pour cela de nous attaquer à la baïonnette et de nous tirer des coups de fusil. De même que par l’effet de la guerre le droit, d’exclusivement personnel qu’il était au commencement, est devenu droit réel, de même la guerre à son tour doit cesser d’être personnelle et devenir exclusivement réelle. Dans ces nouvelles batailles, nous n’en aurons pas moins à faire acte de résolution, de dévouement, de mépris de la mort et des voluptés ; nous ne compterons pas moins de blessés et de meurtris ; et tout ce qui sera lâche, débile, grossier, sans vaillance de cœur ni d’esprit, ne doit pas moins s’attendre à la sujétion, à la mésestime et à la misère. Le salariat, le paupérisme et la mendicité, dernière des hontes, attendent le vaincu.

Ainsi, la transformation de l’antagonisme résulte de sa définition, de son mouvement, de sa loi ; il résulte encore de sa finalité. L’antagonisme, en effet, n’a pas pour but une destruction pure et simple, une consommation improductive, l’extermination pour l’extermination ; il a pour but la production d’un ordre toujours supérieur, d’un perfectionnement sans fin. Sous ce rapport, il faut reconnaître que le travail offre à l’antagonisme un champ d’opérations bien autrement vaste et fécond que la guerre.

Remarquons d’abord que dans cette arène de l’industrie les forces sont en lutte non moins ardente que sur les champs de carnage ; là aussi il y a destruction et absorption mutuelle. Je dirai même que dans le travail comme dans la guerre la matière première du combat, sa principale dépense est toujours le sang humain. En un sens qui n’a rien de métaphorique, nous vivons de notre propre substance, et, par l’échange de nos produits, de la substance de nos frères. Mais il y a cette différence énorme, que dans les luttes de l’industrie il n’y a de véritablement vaincus que ceux qui n’ont point ou qui ont lâchement combattu : ce qui emporte cette conséquence que le travail rend à ses armées, et souvent au delà, tout ce qu’elles consomment, chose que la guerre ne fait pas, qu’elle ne saurait faire jamais. Dans le travail la production suit la destruction ; les forces consommées ressuscitent de leur dissolution, toujours plus énergiques. Le but de l’antagonisme, dont on veut se prévaloir, l’exige ainsi. S’il en était autrement, le monde retournerait au chaos : viendrait le jour où par la guerre il n’y aurait plus, comme à l’aurore de la création, que du vide et des atomes : Terra autem erat inanis et vacua.

Napoléon Ier avait entrevu cette vérité quand il prétendait, à l’exemple des Romains, que la guerre doit se soutenir par elle-même : « Avec des soldats, disait-il, je gagne des millions ; avec des millions je retrouve des soldats. » Le grand condottiere sentait que la guerre, pour avoir un sens, une valeur, une moralité, doit réparer ses forces à mesure qu’elle les dépense. Mais la manière dont il se flattait de résoudre le problème était aussi fantastique que ses victoires : d’un côté, elle supprimait le vaincu ; quant à la nation prétendue victorieuse, sans parler du retour de fortune qui la ramena si brusquement au statu quo ante bellum, la statistique nous a appris quel déchet vingt-cinq années de guerre ont fait subir à la santé et à la vigueur du peuple français.

Après ces considérations générales sur la loi d’antagonisme, il suffit de quelques mois pour réfuter les objections produites :

a) La guerre, nous dit-on, se justifie par sa moralité même. — Oui, quant à son idée, qui est le droit de la force ; oui, quant au but que suppose l’exercice de ce droit, et qui est le progrès de la civilisation. Mais non, quant à la cause de la guerre et à sa pratique : la première accusant un désordre dont la réparation sort de la compétence de la guerre ; la seconde étant en pleine contradiction avec la loi même de l’antagonisme, qui exige que les forces, en se détruisant, se réparent. Qu’on soutienne la perpétuité de la guerre, si on le peut, les opinions sont libres ; mais qu’on ne la fasse pas mentir.

b) On ajoute : L’extinction de la guerre est une utopie, attendu que l’extinction du paupérisme, soit la constitution économique de l’humanité, est elle-même une utopie. — C’est comme si l’on soutenait qu’un individu ne doit jamais mourir, attendu qu’on ne lui connaît pas d’héritier. Nous ne pouvons, je le reconnais, nous faire qu’une idée encore indécise du régime économique que je soutiens devoir succéder au régime de politique ou de guerre, ces deux expressions signifiant pour moi la même chose. Sous ce rapport, et dans cette mesure, le doute est légitime. Mais il ne faut pas abuser, pour nier le mouvement et l’avenir, de la défaveur jetée sur quelques théories socialistes. Une chose du moins est avérée, c’est que la religion de la guerre s’en va, de même que celle de la royauté et de la noblesse ; c’est que la raison des intérêts domine de plus en plus la raison d’État ; c’est que le travail, autrefois réputé une malédiction, est maintenant glorifié à l’égal de la vertu. Le travail, jadis œuvre servile, règne actuellement sous le nom de suffrage universel ; un jour il gouvernera. Déjà il a commencé de prendre possession du pouvoir sous le titre de gouvernement représentatif ; la moitié du chemin est faite. Nous ne savons pas, je le répète, ce qui arrivera quand le désarmement universel aura été opéré ; ce qui est sûr, c’est que la guerre a trouvé son successeur.

c) L’importance des questions politiques, observe-t-on, grandit avec celle des questions économiques ; il est donc impossible que les intérêts parviennent à subalterniser le gouvernement. — Erreur : l’augmentation d’influence qu’on est forcé de reconnaître au travail est aux dépens de la raison d’État ; cette influence marche plus vite que l’idée gouvernementale, à laquelle le travail fait un échec décisif par les entraves qu’il apporte à la guerre. La période historique de 1814 à 1860 le démontre. Que cette influence industrielle ne se ralentisse pas, nous touchons au désarmement. Or, sans la guerre, à quoi se réduit la politique ?

d) On insiste : Un changement aussi profond, aussi subit dans les mœurs de l’humanité ne s’est jamais vu, ne se comprend pas ; une tradition de tant de siècles ne s’interrompt pas tout à coup. — Mais qui donc prétend que le phénomène doive se passer de la sorte ? La révolution de la paix date elle-même de vingt-cinq siècles. Elle a commencé avec les fameuses monarchies de Daniel ; elle n’a cessé depuis de s’élaborer par les conquêtes d’Alexandre, par l’empire romain et par la catholicité chrétienne. Les traités de Westphalie et de Vienne sont ses deux dernières étapes. La guerre et la paix engrènent l’une avec l’autre ; mais le travail de la première nous empêche de voir le progrès de la seconde. Pour mieux dire, la guerre et la paix sont deux formes différentes d’un seul et même mouvement, d’une seule et même loi : l’antagonisme.

e) On allègue la multitude de questions que la guerre, le jugement de la force, peut avoir à trancher encore. — Ces questions, la prépondérance du travail une fois acquise, les lois de la solidarité économique connues, l’inutilité de la conquête déclarée, le pillage proscrit, deviennent toutes secondaires ; elles sont du ressort des congrès : la raison publique suffit à les résoudre. Quant aux forces elles-mêmes, nous avons dit qu’elles luttaient sur un autre champ de bataille.

f) On a traité de chicane l’exception d’incompétence que nous avons tirée contre la guerre de la position du problème économique. Sans doute, a-t-on dit, ce n’est pas à la guerre qu’il appartient de trancher les questions de crédit, de salaire, d’association, d’échange, etc. ; mais il y a toujours une question de politique, on pourrait presque dire de pétitoire international, à vider, et sur laquelle tout l’édifice économique repose. Or, cette question est exclusivement du ressort de la guerre. — A cela je réplique, en me servant du même style, que le pétitoire est incessamment modifié, transformé par le possessoire ; que de même que la propriété, qui depuis le droit quiritaire a déjà subi tant de fortunes diverses, tend à en subir une plus profonde encore et à tomber tout à fait sous la juridiction commerciale ; de même l’État, transformé par l’abolition du principe féodal et de droit divin, tend à prendre un caractère purement administratif et à se réduire en un règlement de budget ; de même, enfin, les rapports internationaux tendent à se résoudre en des rapports purement économiques, ce qui écarte toute hypothèse d’une juridiction de la force.

g) Enfin, on invoque de nouveau la loi d’antagonisme. L’idée de paix, dit-on, est négative. Or, la société a été formée par la guerre : comment tomberait elle sous la loi du néant ? — Mais il ressort de tout ce que nous avons dit que la paix n’est pas la fin de l’antagonisme, ce qui voudrait dire en effet la fin du monde ; la paix est la fin du massacre, la fin de la consommation improductive des hommes et des richesses. Autant et plus que la guerre, la paix, dont l’essence a été jusqu’ici mal comprise, doit devenir positive, réelle, formelle. La paix donnant à la loi d’antagonisme sa vraie formule et sa haute portée, nous fait pressentir par avance ce que sera sa puissance organique. La paix, enfin, dont l’inexactitude du langage a fait jusqu’ici le contraire de la guerre, est à la guerre ce que la philosophie est au mythe : on garde celui-ci pour l’amusement de l’enfance, pour l’embellissement de la littérature ; à la raison seule il appartient de diriger la conscience et l’action de l’homme.

En résumé, l’hypothèse d’une paix universelle et définitive est légitime. Elle est donnée par la loi d’antagonisme, par l’ensemble de la phénoménalité guerrière, par la contradiction signalée entre la notion juridique de la guerre et sa cause économique, par la prépondérance de plus en plus acquise au travail dans la direction des sociétés, enfin par le progrès du Droit, droit de la force, droit international, droit politique, droit civil, droit économique. La guerre a été le symbole, la paix est la réalisation. La constitution du droit dans l’humanité est l’abolition même de la guerre ; c’est l’organisation de la paix. Tous les peuples ont accueilli cette promesse ; tous ont rêvé de changer leurs lances en charrues et leurs socs en faucilles. Jusqu’à présent le monde a eu des paix temporaires : il y a eu, seulement depuis deux siècles, la paix de Westphalie, la paix de Nimègue, la paix d’Utrecht, la paix d’Aix-la-Chapelle, la paix d’Amiens, la paix de Tilsitt, la paix de Vienne. Il nous faut aujourd’hui la Paix : le monde n’en comprend et n’en veut plus d’autre.

À quelles conditions l’obtiendrons-nous cette paix organisée, dont il n’appartient à aucune puissance de dicter les articles, et dont la garantie, reposant sur la lutte réglée des forces, est supérieure à toutes les armées du globe ?

Ce n’est pas avec des souscriptions et des meetings, avec des fédérations, des amphictyonies, des congrès, comme le croyait l’abbé de Saint-Pierre, que la paix peut devenir sérieuse et se placer au-dessus de toutes les atteintes. Les hommes d’État n’y peuvent pas plus que les philosophes ; la Sainte-Alliance y a échoué ; aucune propagande philanthropique n’y fera rien. La paix signée à la pointe dés épées n’est jamais qu’une trêve ; la paix élaborée dans un conciliabule d’économistes et de quakers ferait rire, comme le fameux baiser Lamourette. L’humanité travailleuse est seule capable d’en finir avec la guerre, en créant l’équilibre économique, ce qui suppose une révolution radicale dans les idées et dans les mœurs.

Pour établir le règne de la paix, pacis imponere morem, il faut, selon l’expression du précurseur évangélique, que nous commencions par changer d’esprit, Metanoite. Or, le premier article de cette conversion, c’est d’abord d’expurger la guerre de toute pensée de spoliation, en lui appliquant le précepte du Décalogue, Non furaberis ; c’est en second lieu de comprendre notre destinée terrestre, si bien marquée par la maxime stoïcienne, Sustine et abstine ; c’est enfin d’observer la loi de production et de répartition, condition suprême de l’égalité démocratique et sociale.

Cette révolution est-elle possible ? Est-elle prochaine ?

À cette interpellation catégorique, voici ma réponse :

Ni la métaphysique des philosophes, ni les compilations des juristes, ni le savoir-faire des industriels pas plus que les protocoles des diplomates et les constitutions octroyées par les potentats, ne nous fourniront les moyens de réaliser cette haute espérance. La sagesse des individus, des écoles, des Églises, des conseils d’État, est ici impuissante. La spéculation politique et socialiste a fait son temps. La guerre, de même que la religion, de même que la justice, de même que le travail, la poésie et l’art, a été une manifestation de la conscience universelle ; la paix ne peut être également qu’une manifestation de la conscience universelle.


CONCLUSIONS GÉNÉRALES


UN DROIT NOUVEAU : UNE NOUVELLE MISSION


Phénoménalité de la guerre. — La guerre est le phénomène le plus profond, le plus sublime de notre vie morale. Aucun autre ne peut lui être comparé : ni les célébrations imposantes du culte, ni les actes du pouvoir souverain, ni les créations gigantesques de l’industrie. C’est la guerre qui dans les harmonies de la nature et de l’humanité donne la note la plus puissante ; elle agit sur l’âme comme l’éclat du tonnerre, comme la voix de l’ouragan. Mélange de génie et d’audace, de poésie et de passion, de suprême justice et de tragique héroïsme, même après l’analyse que nous en avons faite et la censure dont nous l’avons frappée, sa majesté nous étonne, et plus la réflexion la contemple, plus le cœur s’éprend pour elle d’enthousiasme. La guerre, dans laquelle une fausse philosophie, une philanthropie plus fausse encore, ne nous montraient qu’un épouvantable fléau, l’explosion de notre méchanceté innée et la manifestation des colères célestes, la guerre est l’expression la plus incorruptible de notre conscience, l’acte qui en définitive et malgré l’influence impure qui s’y mêle, nous honore le plus devant la création et devant l’Éternel.


Idée de la guerre. — L’idée de la guerre est égale à sa phénoménalité. C’est une de ces idées qui dès le premier instant de leur apparition remplissent l’entendement, qui s’accusent, pour ainsi dire, en toute intuition, en tout sentiment, et qu’en raison de leur universalité la logique nomme catégories. La guerre, en effet, une et trine comme Dieu, est la réunion en une seule nature de ces trois radicaux : la force, principe de mouvement et de vie, que l’on retrouvé dans les idées de cause, d’âme, de volonté, de liberté, d’esprit ; l’antagonisme, action-réaction, loi universelle du monde, et comme la force une des douze catégories de Kant ; la justice, faculté souveraine de l’âme, principe de notre raison pratique, et qui se manifeste d’ans la nature par l’équilibre.


Objet de la guerre. — Si de la phénoménalité et de l’idée de la guerre, nous passons à son objet, elle ne perdra rien de notre admiration. Le but de la guerre, son rôle dans l’humanité, c’est de donner le branle à toutes les facultés humaines, par là de créer au centre et au-dessus de ces facultés le droit, de l’universaliser, et, à l’aide de cette universalisation du droit, de définir et de lancer la société.

Mais qu’est-ce que le droit ?

C’est ici que la guerre, sublime en ses manifestations, universelle en son idée, juridique et par conséquent providentielle en sa mission, va nous émerveiller encore davantage par la certitude, et, qu’on me passe le terme, par le positivisme de son enseignement.


Définition et réalité de la justice, d’près la guerre. — Si nous consultons les théologiens et les philosophes, la justice n’aurait rien en nous de positif, de réel, d’organique ; ce n’est pas un fait. C’est la conception par l’esprit d’un rapport de convenance entre les personnes et les intérêts, mais rapport qui ne devient obligatoire pour la volonté qu’en considération d’un motif supérieur qui détermine. Ce motif ou mobile, pour le croyant, est la crainte de Dieu ; pour l’incrédule, l’intérêt bien entendu. Je laisse de côté les systèmes intermédiaires, mi-partis d’utilitarisme et de religion.

Il est évident qu’aux yeux du théologien de même qu’à ceux du rationaliste la justice par elle-même n’est de rien pour l’homme ; que nous sommes maîtres d’y avoir ou de n’y avoir point égard, sans qu’il en résulte pour nous, au fond, ni mérite ni démérite. Il y a plus : c’est que si l’intérêt, mobile supérieur indiqué par Hobbes, trouve son compte à violer la justice ; si le service de Dieu, mobile suprême du chrétien, exige le sacrifice de tout autre devoir humain, la justice devra être abandonnée sans hésitation : ce serait impiété à celui-ci de préférer son devoir à son Dieu, duperie à celui-là de le préférer à son intérêt.

La guerre nous donne de la justice une tout autre idée.

D’après l’analyse que nous avons faite du droit de la force, la justice, dans son acception la plus générale, est le respect de la dignité humaine, considérée dans l’ensemble et successivement dans chacune de ses manifestations. Ce respect nous est inné : c’est de tous nos sentiments le plus éloigné de l’animalité ; de toutes nos affections la plus constante, celle dont l’action, l’emportant à la longue sur tout autre mobile, détermine le caractère et la marche de la société. Rapporté à moi, le respect de la dignité humaine forme ce que j’appelle mon droit ; rapporté à mes semblables, il constitue mon devoir.

Ainsi la justice n’est pas simplement une idée de rapport, une notion métaphysique, une abstraction : c’est encore un fait de conscience, un essor de l’âme, par conséquent une faculté organique, positive, une réalité, comme l’amour, l’ambition, l’amitié, le goût du beau et du luxe, etc.

Les conséquences de cette réalisation de la justice dans l’humanité sont immenses.


La justice, d'après la définition donnée par la guerre, principe et fin de la société. — Si, comme il vient d’être dit, la justice est plus qu’une abstraction, si elle est une puissance, et si la mission de la guerre a été de faire prévaloir cette puissance et d’en procurer entre les peuples le développement incessant, il s’ensuit d’abord que la justice est tout à la fois le principe et la fin, le mobile et la loi de nos actions, la raison de notre vie, l’expression de notre félicité.

La théorie de Hobbes est fausse : notre mobile suprême n’est pas l’égoïsme ; ce n’est pas la conservation de notre corps et de nos membres, ce n’est pas notre intérêt bien ou mal entendu. S’il est pour nous un fait avéré, c’est que la justice est positivement autre chose que l’intérêt ; nous devons la démonstration de cette vérité a la guerre.

La théorie des idéalistes et des mystiques est aussi fausse que celle des utilitaires. Notre mobile suprême n’est pas un idéal, à moins que ce ne soit l’idéal même du droit. Nous avons vu l’idéalisme séduire les âmes tantôt par l’illusion de la richesse, tantôt par l’appât des voluptés ; pousser la société au paupérisme, et par le paupérisme la précipiter dans la guerre, qu’il corrompait elle-même. Ce mobile n’est pas l’amour, définitivement subordonné à la justice par la constitution de la famille, dont la base est l’autorité du père, le droit même de la force ; — ce n’est pas la religion, puisque la religion, variable dans ses formes, se réfère toujours à la justice, tandis que la justice subsiste par elle-même, s’impose à toutes les sectes et demeure immuable ; — ce n’est pas, enfin, la liberté, toujours invoquée avec ferveur aux époques de décadence et de despotisme, mais qui ne peut exister sans la justice, qui reçoit sa règle de la justice, tandis que la justice est à elle même sa propre loi et peut se passer même de liberté.

La justice est pour l’humanité force motrice et cause finale : cela résulte de ce qu’elle est, comme nous l’avons expliqué, non simplement une idée mais une puissance ; que toute puissance tend à l’expansion d’elle-même aux dépens de ce qui l’environne ; et que la justice étant la première de nos puissances, elle entraîne et subordonne toutes les autres. Et si nous cherchons la preuve de cette vérité dans les faits, la guerre nous la fournira. Nous avons vu l’évolution guerrière aboutir, par la consécration du droit de la force, à la domination romaine, c’est-à-dire à la proclamation du droit universel ; nous avons vu ensuite le moyen âge essayer, par l’alliance de la papauté et de l’empire, une première constitution, moitié réaliste, moitié mystique, de ce droit ; nous savons aujourd’hui que le droit ne sera définitivement constitué, universalisé et réalisé que par l’élimination de l’élément religieux, et la reconnaissance du droit économique, c’est-à-dire par la révolution. Immanence et réalité de la justice dans l’humanité, tel est le grand enseignement que nous donne la guerre.


La justice, toujours d'après le même témoignage, base et pivot de toute croyance. — Si la justice est le mobile et la fin de la civilisation, si elle est supérieure à toute force, à tout dogme, à tout idéal, il s’ensuit encore que la justice est la base de toute croyance, de même que le droit de la force est le tronc sur lequel bourgeonnent et se développent successivement tous les droits. Ce n’est plus, comme autrefois, la raison spéculative, une théologie naturelle ou révélée, une philosophie de la nature ou de l’esprit qui donne le critère et la loi à la raison pratique ; c’est la raison pratique, au contraire, qui donne le critère et la loi à la raison spéculative. Le xixe siècle, par cette grande et radicale interversion, a trouvé son principe, et j’ose le dire, sa religion.

« La morale, nous dit ici la Guerre, expression de la liberté et de la dignité humaine, la morale existe par elle-même : elle ne relève d’aucun principe ; elle domine toute doctrine, toute théorie. La conscience est chez l’homme la puissance supérieure, à laquelle les autres servent d’instruments et d’acolytes. De même que ce n’est pas la religion qui fait l’homme, ni le système politique qui fait le citoyen, mais bien au contraire l’homme qui fait sa religion et le citoyen qui fait son gouvernement ; de même ce n’est pas d’une métaphysique, d’un idéal ou d’une théodicée que vous devez déduire les règles de votre vie et de votre sociabilité : c’est au contraire d’après votre conscience que vous devez régler votre entendement, c’est dans le commandement de cette conscience qu’il vous faut chercher la garantie de vos idées et jusqu’au gage de votre certitude. La justice juge le dogme comme elle juge les intérêts. Suivez, mortels, l’exemple que je vous donne : comme je rends à la force ce qui est dû à la force, sans égard aux religions ni aux races, rendez à votre tour au génie ce qui est dû au génie, au travail ce qui est dû au travail, à la beauté ce qui est dû à la beauté, à la vertu ce qui est dû à la vertu. Vos droits ne sont pas un vain conceptualisme, appuyé sur de chimériques abstractions : ce sont des prérogatives réelles attachées à des facultés réelles. La justice est en vous tout à la fois réalité et pensée souveraines. C’est pourquoi vous n’aurez à l’avenir pas d’autre philosophie, pas d’autre constitution, pas d’autre religion que la justice : c’est moi, la Guerre, votre première institutrice et la plus grande de vos divinités, qui vous le déclare… »


Droit des gens, selon la guerre. — Inflexible dans sa logique, la guerre ne faut pas, dans l’application, à ses propres maximes. Nous avons vu au second livre de cet ouvrage comment, du droit de la force et du droit de la guerre, du principe supérieur que la justice est immanente à l’humanité, l’expression de sa liberté et de sa vaillance, se déduit le droit des gens. La guerre traite les nations, non pas selon les catégories arbitraires d’une législation fictive, mais selon leurs mérites positifs ; elle ne reconnaît de droit que là où il y a puissance et qualité de juridiction. Ni la nationalité, ni la légitimité ou l’antiquité, ni l’orthodoxie elle-même ne lui imposent : nationalité, légitimité, orthodoxie, devant la justice guerrière, sont des mots.

C’est en vain que la France aurait un instant, par son souffle, galvanisé l’Italie ; en vain que sous cette protection puissante les tronçons de l’antique peuple-roi se seraient de nouveau groupés en un état unique : si l’Italie nouvelle ne possède pas l’énergie de tempérament, la vitalité de conscience dont toute nation a besoin pour constituer sa souveraineté ; si sa politique est toujours celle de Machiavel ; si, pour contenir ses gouvernants, elle n’a d’autre moyen que le poignard ; si ses populations, superstitieuses et indisciplinées, sont réfractaires au service des armes, l’Italie n’a pas droit à l’existence politique. La nationalité italienne n’est rien de plus, comme on l’a dit, qu’une expression géographique ; tôt ou tard, si une révolution plus radicale ne la sauve, elle retombera sous la domination de l’étranger. La France elle-même, obligée d’intervenir une seconde fois, serait conduite à en faire le partage, de la même manière et en vertu du même droit que fut partagée au dernier siècle la Pologne… A Dieu ne plaise que je croie la cause de l’Italie à ce point désespérée ! Mais, dans l’hypothèse où je me place, qui est-ce qui, après avoir pleuré cette seconde mort de l’Italie, pourrait accuser les puissances copartageantes d’iniquité ? Une nation n’a pas droit, il faut le dire et le redire, à se faire reconnaître comme puissance, à jouir de l’autonomie, par cela seul qu’elle existe : il faut qu’il y ait en elle force et vertu. L’iniquité serait d’abandonner à elle-même une race ou trop innocente ou trop corrompue pour supporter la vie politique, et qui n’aurait d’indépendance à attendre que d’une entière rénovation des choses ; l’iniquité serait d’affirmer ce que le droit de la force aurait condamné.


Droit politique, selon la guerre. — De même qu’il n’existe pas un droit de nationalité, en vertu duquel une nation, par cela seul qu’elle existe, puisse revendiquer sa souveraineté, si elle ne possède en même temps la force et toutes les qualités qui font une nation souveraine ; de même il n’existe pas non plus un droit de l’homme et du citoyen, en vertu duquel les individus qui composent la population d’un pays puissent, par cela seuls qu’ils sont hommes et citoyens, exiger de leur gouvernement le respect de leurs libertés, s’ils ne possèdent en même temps les qualités qui font le citoyen et l’homme, la force, le courage, l’intelligence du droit, les vertus domestiques, la frugalité, des mœurs, l’amour du travail, et par-dessus tout la ferme résolution de sacrifier biens et vie plutôt que de laisser porter atteinte à leur dignité. A cet égard, le droit politique ne fait que reproduire, sur une moindre échelle, la maxime du droit des gens.

C’est donc en vain que, proclamant l’unité de la race humaine, vous auriez, sur ce fondement moitié physiologique moitié mystique, prononcé l’abolition de la servitude et l’égalité de tous devant la loi. Si votre serf ou esclave est incapable par nature de s’élever au niveau de son maître ; s’il ne peut lutter avec celui-ci ni pour la valeur guerrière, ni pour l’industrie, ni pour la philosophie et les arts ; si décidément et en dépit de toute instruction, la caste qu’il s’agit d’émanciper constitue, comme on l’affirme du nègre, une variété d’homme inférieure, vous n’aurez rien fait pour elle en lui donnant la liberté. Abandonnée à elle-même, elle tombera dans un état pire que le premier. L’égalité civique et la fraternité humaine ne reposent pas sur une métaphysique du droit pas plus que sur la participation aux mêmes sacrements ; elles reposent sur l’équivalence des facultés, des services et des produits. Ce n’est pas un affranchissement pur et simple que réclament vos esclaves, c’est une tutelle.

Poursuivons ce raisonnement. C’est en vain qu’une nation naguère libre, mais tombée par une suite de fautes et un concours de circonstances malheureuses dans le despotisme, se plaindrait de l’injure qui lui est faite par son souverain, alléguerait que ce souverain est son mandataire, l’élu de ses suffrages ; qu’il a juré de respecter les droits acquis, et qu’il n’existe que pour la protection des libertés publiques. Si cette nation, d’ailleurs brave devant l’ennemi, est sans fierté devant le maître qu’elle-même s’est donné ; si l’égoïsme et la lâcheté ont étouffé dans les cœurs l’esprit public ; si la lasciveté et la mollesse ont pénétré dans les familles ; si la richesse, seule poursuivie, a plus de prix aux yeux des masses que le respect de la constitution et des lois, une nation ainsi dégradée a perdu le droit d’être libre : le pouvoir qui la tient à la chaîne n’est ni ingrat ni parjure, il fait justice.


La loi civile a pu, statuant d’une manière générale, et sur l’hypothèse d’une égalité qui n’est pas dans la nature mais que notre devoir est de procurer, la loi civile a pu, dis-je, faire que tous les enfants d’un même père héritent de lui par. portions égales. Ce qu’elle ne saurait faire, c’est que le prodigue, le fainéant, l’insensé, soient aussi méritants devant l’opinion que l’économe, le laborieux et l’intelligent ; que par conséquent ils possèdent, de leur nature, le même droit. C’est d’après cette considération que le code reconnaît au père de famille le pouvoir de rectifier par testament ce que la généralité de la loi pourrait introduire d’anomal dans la pratique : tant il est vrai que le droit est établi, non sur des abstractions, mais sur des réalités, dont la première en date est la force.

La loi politique, relevant plus directement que la loi civile du droit de la force, est aussi plus rigoureuse. Aucune constitution, aucune omnipotence ne saurait garantir à des citoyens indignes une liberté dont ils sont déchus par leur dissolution. Le pouvoir ne pouvant être que l’expression de la société, si la société manque au droit il faut que le pouvoir gouverne par l’arbitraire. Le despotisme alors devient tout à la fois le représentant et le bourreau de l’immoralité publique, et il se maintiendra jusqu’à ce que la société se convertisse ou s’abîme dans sa corruption.


Autorité législative et juridiction de la guerre. — Après ces vues générales sur l’essence, la réalité, et le progrès en nous de la justice ; sur le rôle d’abord inaperçu, aujourd’hui manifeste, qu’elle joue comme. principe, mobile et fin de la civilisation ; sur le caractère exclusivement justicier du nouvel ordre moral qui, se subordonnant toute pensée et toute connaissance, se posant même comme philosophie générale, tend à se substituera l’ancienne foi : que de choses auparavant obscures l’étude de la guerre nous a rendues intelligibles ! La torche qui ne semblait faite que pour porter l’incendie, est devenue le phare qui a illuminé au loin nos ténèbres.

La guerre est constitutionnelle à l’humanité, bien qu’elle ne nous paraisse plus maintenant devoir être perpétuelle. C’est la forme première que revêt en nous l’antagonisme, loi de l’humanité aussi bien que de la nature, indispensable au mouvement social. On peut ainsi considérer la guerre sous deux aspect différents, l’un politique et législatif, l’autre économique.

Sous le premier de ces aspects, la guerre agit comme organe et mandataire du plus primitif de tous les droits, le droit de la force. Ce droit est attesté par la conscience universelle : sans lui l’édifice entier de la justice s’écroule, la constitution de la société, la marche de la civilisation, le sens des mythes religieux, deviennent inexplicables. Avec ce droit, au contraire, tout devient rationnel et lucide ; on voit la civilisation se développer, d’étape en étape, par la guerre ; la loi poser ses formules et toutes les variétés du droit se dégager les unes des autres, se distinguer et se définir d’apres le principe et sur le modèle du droit du plus fort : droit de la guerre, droit des gens, droit politique, droit civil, droit économique, droit philosophique, droit de l’intelligence, droit de la liberté, droit de l’amour et de la famille, droit du travail.

Du reste, organe spécial du droit de la force, la guerre n’étend pas sa compétence au delà des questions de force. C’est pourquoi, après avoir créé l’état comme son substitut pour le règlement des litiges entre simples particuliers, elle ne se réserve que la solution des litiges entre états. Juridiction terrible, sans conseils, sans témoins, sans jury, sans magistrat, sans auditoire ; où les parties sont en même temps leurs propres juges, leurs propres garants, leurs propres avocats. Mais les jugements de la guerre n’en sont pas moins certains, efficaces, incorruptibles. Malheur à qui voudrait s’y soustraire ! Malheur à qui refuserait le combat, ou qui l’ayant accepté essayerait d’en fausser les lois ! La victoire ne lui profitera pas, et tôt ou tard la force outragée, dédaignée, se tournera contre lui. Je ne redirai point ici les causes de la chute du premier empire napoléonien, que la force renversa, parce qu’il était entré dans sa constitution moins de force que d’artifice ; ni cet argument décisif contre la Papauté qui, ayant en main la puissance spirituelle, pouvant commander au monde au nom de la foi et de la morale, déclina bientôt et se vit condamnée à traîner une misérable vie, parce qu’elle ne sut, ne put ou ne voulut faire la guerre, et qu’au nom de sa foi elle dédaigna la juridiction de la force. Contentons-nous de rappeler que ce que la guerre a une fois jugé est ce qu’il y a de mieux jugé, et qu’il n’appartient à aucune autorité, quelle qu’elle soit, de confirmer ou d’invalider ses jugements. L’annexion de la Savoie et de Nice a la France, de la Toscane et des Marches au Piémont, pouvait, après les victoires de Magenta et de Solferino, se passer de la formalité du suffrage universel. Qu’est-ce que le témoignage de citoyens déposant leurs billets dans une urne, auprès de celui de soldats qui versent leur sang ?…

La guerre, en créant le droit dans l’humanité, en faisant de l’étude de ce droit une science positive, objective, a parlé plus haut que toutes les révélations et son autorité surpasse celle de l’Évangile même. La loi d’amour n’a rien produit de comparable aux créations sorties du droit de la force. C’est grâce à la guerre que nous savons enfin, contrairement à l’idée messianique, contrairement aux suggestions de la fraternité évangélique et de la féodalité papale, que la constitution politique du genre humain ne saurait être ni une monarchie ou catholicité des nations ; ni une fédération ou communauté d’États, rassemblés sous l’autorité d’une diète ; ni une hiérarchie de principautés et de royaumes, telle que la conçut le moyen âge à la suite du pacte entre la papauté et l’empire. Une monarchie universelle serait la fusion de toutes les forces, par conséquent la négation de l’antagonisme, l’immobilisme absolu ; une fédération universelle aboutirait à l’inertie de ces mêmes forces, par leur soumission à une autorité commune : le système fédératif n’est applicable qu’entre petits états, réunis pour leur mutuelle défense contre les attaques de plus grands ; une hiérarchie universelle enfin se résoudrait en une compression universelle, ce qui impliquerait toujours la cessation de l’antagonisme et par conséquent la mort. Le système politique de l’humanité est un équilibre général des états, sollicités et limités les uns par les autres, et dans lequel la liberté et la vie résultent incessamment de l’action réciproque, je dirais presque de la menace mutuelle. Cet équilibre est la Paix, paix d’abord négative, mais que nous allons voir se constituer et prendre son essor, quand nous aurons reconnu le second côté de la guerre.


L’économie politique selon la guerre. — Pour soutenir son corps et développer son esprit, l’homme est obligé de les alimenter l’un et l’autre : la consommation, matérielle et morale, peut être regardée comme sa première fin. Or, l’homme ne consomme que ce qu’il se procure par un exercice de tous les jours : le travail est donc pour lui une seconde fin. Mais ce travail ne lui procure, terme moyen, que le juste nécessaire ; la pauvreté, telle est notre troisième fin. Travail, sobriété et prudence ; affranchissement des sens et de l’idéal : voilà notre loi. Avant d’être un guerrier, l’homme, dans les prévisions de la nature, est un ascète. Et c’est afin de nous maintenir dans la juste mesure que nous assignent la condition du travail et celle de la pauvreté, que la conscience à son tour, cette même conscience qui affirme le droit de la force, nous impose une nouvelle loi, qui est de répartir de la manière la plus égale, sans manquer à la dignité et au droit d’aucun, les services et les produits. En sorte que la justice apparaît comme notre quatrième et dernière fin. Quant à la manière dont se produit la justice économique, en autres termes la juste répartition des services et produits, la guerre nous l’a apprise. C’est toujours la lutte ou concurrence des forces, non plus lutte armée et sanglante, mais lutte de travail et d’industrie, d’après le principe que, comme le héros se fait connaître aux coups, l’ouvrier se juge à l’œuvre.

Ainsi la vie humaine, introduite par la guerre dans la voie de la justice, soumise aux lois du travail, du sacrifice, de la frugalité, de l’équité, peut se définir une ascension de la nature vers l’esprit, ascension qui n’est autre que l’évolution de la liberté même.

Mais l’homme, entraîné par les sens, séduit par la volupté, trompé par l’illusion de la richesse, esclave de son idéalisme, exalté dans l’opinion qu’il a de sa personne, méconnaît sa loi et manque à sa fin. Il méprise le travail ; il ne sait ni modérer ses appétits, ni brider son imagination, ni respecter dans son prochain sa propre dignité ; il entre dans l’arène de la vie avec des inclinations fourvoyées, Spinoza dirait, avec des idées non adéquates. De ce moment la guerre est dépravée ; elle devient suspecte à tous et irrévocablement déloyale. Sous l’aiguillon du paupérisme, la guerre de justicière devient voleuse et assassine : elle a pour but, selon le degré de civilisation, le pillage, le tribut, la dépossession, finalement l’exploitation de l’homme, sans distinction de vainqueurs ni de vaincus. Réduite à l’absurde par cet indigne travestissement de la conquête, la guerre perd tout prestige et devient impossible. Un nouveau problème se pose hors des limites de la juridiction guerrière : c’est le problème économique, dont la solution, en transformant l’antagonisme, donne naissance et réalité à la paix. C’est ainsi qu’en dépit du paupérisme qui la pervertit, sous l’impulsion même de ce paupérisme, la guerre, concluant toujours à la justice, nous conduit au désarmement. Elle nous y a conduits tout à l’heure par l’équilibre international ; elle nous y ramène à présent par cette inévitable position du problème économique, sur lequel elle prend soin de déclarer elle-même son incompétence.


La démocratie et la guerre. — Pour tout homme de bonne foi, qui aura suivi dans les différentes parties de cet ouvrage la marche de la guerre, il doit être évident que le cours des choses aboutit à la paix. J’oserai même dire que l’époque de cette pacification décisive ne peut être éloignée : la paix, selon toute probabilité, sera l’œuvre du dix-neuvième siècle. Mais il n’est pas moins vrai qu’à l’heure où j’écris peuples et gouvernements semblent plus que jamais tournés à la guerre : on dirait qu’avant de rentrer aux enfers l’implacable Bellone réclame un dernier sacrifice. Il faut du sang…

A qui attribuer cette soif de carnage, en contradiction avec les tendances et les conclusions les plus authentiques de la guerre ? Je laisse à mes lecteurs le soin d’apprécier la politique des puissances, et je m’abstiens de dire ici rien qui puisse choquer les gouvernements. Mais il me sera permis de regretter qu’une fraction de la démocratie française, en poussant, par un zèle de révolution mal entendu, le gouvernement à la guerre, manque à son idée, à la vraie mission de la France.

Toutes les questions pendantes peuvent se ramener à une seule, la paix de Vienne.

Certains organes, plus ou moins officiels, de la démocratie ont cru devoir remercier le gouvernement impérial, comme d’un acte héroïque, nécessaire à la sécurité et à la gloire du peuple français, d’avoir déchiré les traités de 1815. Par cette seule déclaration les susdits organes de la démocratie ont prouvé que les mots étaient tout pour eux, les idées rien. Ils ont prêté à rire, sinon à rougir, au gouvernement qu’ils adulaient.

C’est une mode en France, une sorte de lieu commun auquel se laissent aller les esprits les plus distingués et les meilleures plumes, de prétendre que les traités de 1815 ont cessé d’exister. J’avoue, quant à moi, que je vois tout le contraire. Les traités de 1815 me paraissent plus solides que jamais : en nier l’existence et l’autorité me semble presque aussi ridicule que de nier l’existence et l’autorité de la révolution.

Il faut distinguer dans les traités de 1815, comme dans tous les traités amenés par de longues guerres, deux choses : 1° l’idée fondamentale, générique, donnée par les événements, partant indestructible, et qui fait la substance exprimée ou sous-entendue des traités ; 2° l’application, plus ou moins arbitraire, par conséquent toujours susceptible de révision, de cette idée.

L’idée des traités de 1815, c’est, d’abord, l’équilibre entre les puissances, tel que toute suprématie politique, tout protectorat, conséquemment toute guerre d’ambition et de conquête, soient rendus impossibles ; en second lieu, et comme garantie de cet équilibre, l’établissement dans tous les États du régime constitutionnel. Voilà, en dépit de toutes les accusations comme de toutes les réticences, ce qu’il y a au fond des traités de 1815 ; ce que la coalition des peuples soulevés en 1813 contre Napoléon, d’une part, et la tradition de 89, de l’autre, ont exigé qu’il y eût. Considérés dans leur pensée fondamentale, les traités de 1815 n’ont fait que continuer et développer la pensée de 89 ; ils ont servi la civilisation plus que n’aurait fait la suzeraineté impériale affectée par Napoléon. Par ces traités la France de 89 peut se vanter d’avoir été définitivement victorieuse. — Quant à l’application, il est certain qu’elle laissait à désirer, non-seulement pour la France contre qui d’injurieuses mesures de précaution avaient été prises, mais pour les nations du continent, dont plusieurs étaient froissées par le partage, et qui la plupart n’arrivèrent que lentement à la possession des droits et des libertés qui leur avaient été promis[1].

C’est à ce double point de vue du principe et de l’application que nous avons à examiner si les traités de 1815 peuvent et doivent être déchirés, comme le crie le jacobinisme ; ou s’il ne convient pas plutôt d’en demander la rectification quant à certains détails, ce qui veut dire la consolidation.

La démocratie rejette-t-elle le principe d’équilibre, ou des contre-forces, démontré par Ancillon quinze ans avant que le congrès de Vienne en eût fait la base du droit public de l’Europe ? Qu’on plaisante, si l’on veut, de cet équilibre, qu’il ne faut pas confondre avec l’immobilisme : ce qui est sûr, c’est qu’aucune puissance n’oserait s’inscrire en faux contre lui. Ce serait donner à entendre qu’elle aspire à la conquête du continent : elle ne l’oserait pas.

La démocratie rejette-t-elle le principe du gouvernement représentatif, création principale de 89 ? Ce serait renier la révolution. Malgré son adoration de l’autorité et du pouvoir fort, elle n’en est pas là.

Donc la démocratie affirme la pensée des traités : elle ne veut pas qu’on les déchire ; elle demande, au contraire, qu’on les respecte. Les traités de 1815 existent de même que ceux de 1648 ; leur pensée est entrée dans la conscience des peuples ; ils sont acquis à l’histoire et à la civilisation. Parler de les déchirer, c’est rétrograder de deux siècles.

Passons à l’application, et voyons ce qui depuis quarante-cinq ans a été fait.

En ce qui touche la France : C’est elle qui la première, après 1814, poursuivant sa rénovation sociale, interrompue par les victoires et conquêtes du grand empereur, a été appelée, par une disposition spéciale des traités de 1815, à jouir du système représentatif. Ce système n’a cessé de se développer chez nous jusqu’en 1852, où, pour des causes qu’il est inutile de rapporter, il fut tout à coup restreint aux institutions et libertés de 1804. A cet égard, on peut dire que les traités de 1815 ont été par nous déchirés. Est-ce de cela que la démocratie a entendu remercier Napoléon III ?… Quant à la surveillance dont le congrès de Vienne nous avait rendus l’objet, elle a cessé dès 1830 et 1831, d’abord par la conquête de l’Algérie, puis par la création du royaume de Belgique et la démolition des forteresses établies sur cette frontière, Courtrai, Menin, Philippeville, etc. C’est à la Restauration et au gouvernement de Juillet que revient l’honneur d’avoir opéré cette rectification des traités. Le gouvernement impérial en a opéré une autre par l’adjonction de Nice et de la Savoie : en quoi il serait permis de dire qu’il n’a pas eu la main aussi heureuse, si cette adjonction devait être compensée, du côté de l’étranger, par l’unité italienne.

Pour ce qui regarde les autres pays, nous voyons que les traités se fortifient de jour en jour, d’abord par la propagation du régime parlementaire, puis par la formation d’États, par des agglomérations et des alliances, qui assurent de plus en plus l’équilibre. Ainsi, se sont constituées, il y a quelques années, les provinces danubiennes ; ainsi, pour mieux contenir et l’Autriche et la France, tend à se former une Italie unitaire ; ainsi les divers États de la Confédération germanique tendent à se grouper en un empire d’Allemagne ; ainsi la Belgique et la Hollande, revenant à la pensée de 1815, mais tout en conservant chacune son individualité, se rapprochent le plus qu’elles peuvent. La Belgique avait démoli ses places frontières ; la voilà qui fortifie Anvers. A qui la faute ?… Ce serait, à mon avis, une grave erreur de s’imaginer que l’Autriche soit à la veille d’une dissolution, parce que les peuples dont elle se compose, d’un côté affirment leurs franchises nationales et rappellent l’empereur au principe fédératif de l’empire, de l’autre réclament des réformes : en tout cela, les populations ne font que se référer à l’esprit des traités. Elles seraient à plaindre, si elles pensaient autrement. C’est la paix qui s’organise par toute l’Europe sous les formules du droit de la guerre, l’œuvre de 1815 qui se complète et se consolide, en attendant les définitions du droit économique. Il se peut que dans ce travail de pacification équilibrée plus d’un remaniement dans la composition et la délimitation des puissances soit opéré, que telle dynastie paye de la déchéance son obstination contre le progrès : qu’est-ce que cela fait aux traités ? Ce serait mesquinement les entendre, faire peu d’honneur aux nations représentées à Vienne, que de s’imaginer que tout se soit fait pour la gloire des Bourbons ou l’humiliation des Bonaparte.

En résultat, les traités de 1815 ont créé en Europe un ordre de choses nouveau, indestructible, que le temps et l’expérience peuvent apprendre à perfectionner, mais auquel on ne saurait porter atteinte qu’au détriment des peuples et de la civilisation. Est-ce à la France maintenant qu’il peut convenir, dans cette agitation régénératrice, de faire entendre le clairon belliqueux ? Qu’a-t-elle, à cette heure, à porter au monde ? Est-ce la liberté ? Partout elle existe, chez nous seulement à un moindre degré. Est-ce le gouvernement représentatif ? Nous y avons renoncé, au moins en partie, volontairement. Est-ce la philosophie ? L’Allemagne en sait là-dessus plus que nous. Est-ce le libre échange ? Nous avons pris pour maîtres nos rivaux, les Anglais. Est-ce le droit de l’homme ? Le tzar Alexandre ne nous a pas attendus pour émanciper ses vingt millions de serfs. Depuis le décret d’émancipation il règne un accord formidable en Russie… Est-ce la nationalité, enfin ?

On fait grand bruit de ce prétendu principe, que ni le droit de la guerre ni le droit des gens jamais ne reconnurent ; qui eût arrêté court la civilisation, s’il avait été reconnu ; qui n’a plus même aujourd’hui de raison de se faire reconnaître, puisque la nationalité est plus que jamais indéfinissable ; qui dans tous les cas ne pourrait obtenir un semblant d’application que par la dissolution préalable des grands États, l’abolition du régime militaire, et la subordination du droit politique au droit économique.

Qu’est-ce d’abord que la nationalité, en présence de ces abdications populaires, de ces incorporations, de ces fédérations, de ces fusions, balancées par ces constitutions, ces distributions de pouvoir, ces lois d’équilibre, ces décentralisations, ces affranchissements ? Qu’est-ce que la nationalité, en présence de ces réformes douanières, de cette pénétration mutuelle des peuples, de ces anastomoses, de ces mélanges de races, de cette similitude, pour ne pas dire de cette identité croissante des lois, des droits, des mœurs, des garanties, de l’industrie, des poids et mesures, des monnaies ? N’est-il pas évident que si la politique remet sur le tapis cette vieille question des nationalités, de tout temps niée par la loi du progrès autant que par le droit de la force, abolie un instant par l’empire romain et par le christianisme, c’est que la politique n’a véritablement plus rien à dire ; c’est que les nationalités, broyées pendant quatre mille ans par la guerre, ne forment plus qu’une pâte ; c’est, en un mot, que la guerre est arrivée à la fin de son œuvre, et que la parole est à l’économie politique, à la paix.

Si l’on en croyait certains politiques, le gouvernement impérial déclarerait la guerre à l’Europe pour obtenir la reconnaissance des nationalités. Comment ne voit-on pas au contraire que la guerre, si elle devenait générale, ne pourrait avoir d’autre résultat que de réduire encore le nombre des nationalités indépendantes, en créant pour toute l’Europe une sorte de duum, ou quatuor-virat, formé par exemple de la Russie et de la France, ou bien de la Russie, de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre, autour desquelles toutes les puissances de second et troisième ordre, si elles n’étaient tout à fait incorporées, graviteraient comme des satellites ? C’était la pensée secrète de Tilsitt, que ni la France ni la Russie n’ont oubliée sans doute. Alors disparaîtrait, dans ces vastes agglomérations, avec la nationalité la liberté : ce serait fait de la révolution.

Trois noms, trois ombres, ont le privilége d’émouvoir l’opinion à l’aide de ce mot rapporté d’outre-tombe, la nationalité : ce sont l’Italie, la Hongrie, la Pologne.

Que les populations de l’Italie revendiquent les libertés et les garanties constitutionnelles, rien de plus juste. C’est la pensée de 1815 et de 1789, le vœu de l’Europe entière. A cet égard, Napoléon III et Victor-Emmanuel, en s’armant contre l’Autriche, n’ont fait que se conformer à l’opinion du siècle, à l’esprit des traités, que l’Autriche, par sa politique rétrograde et sa tendance envahissante, violait. Mais de là à prétendre que les divers États de la Péninsule, sous prétexte de nationalités, se résolvent en un État unique ; que, pour hâter cette résolution, la France doive armer de nouveau à l’appel du Piémont et rappeler ses troupes de Rome, il y a un abîme ; pour mieux dire, il y a un effroyable contre-sens.

Je conçois à toute force l’unité italienne comme une machine de guerre dirigée momentanément contre la domination de l’Autriche, le protectorat français, et la papauté. Je ne puis y voir qu’une odieuse mystification, s’il s’agit de nationalité et surtout de liberté. Il y a assez de cinq grandes puissances en Europe pour maintenir l’équilibre : en créer une sixième est un soin superflu, dont les populations se passeront fort bien. Qui donc ne voit en ce moment que sous ce vain prétexte d’unité, l’Italie est déjà retombée sous une servitude pire que l’ancienne ; que, poussée à la centralisation monarchique, tantôt par l’influence française qui aspire à se faire de l’Italie une vassale, tantôt par le machiavélisme anglais, qui cherche dans la péninsule un instrument contre la France, au lieu d’organiser ses forces, elle compromet sa nationalité même ? N’est ce déjà pas le quatuor-virat européen qui commence ? Quant à l’évacuation de Rome par l’armée française, j’en parlerai tout à l’heure.

Bien différente est la conduite des magnats hongrois. Eux ne parlent pas de se séparer du faisceau impérial, auquel la Hongrie s’est réunie volontairement depuis le seizième siècle. Ils comprennent que leur sauvegarde, en présence des Allemands au nord, des Russes au nord-est, des races latines, au sud et à l’ouest, est dans ce faisceau puissant. Ce qu’ils demandent, c’est, avec le respect de leurs prérogatives nationales, des garanties constitutionnelles et fédératives, selon l’esprit de 1815. Il est vrai que, par cette politique médiocrement nationaliste, les magnats de Hongrie se sont rendus suspects au parti qui prêche, au nom de la nationalité, l’unité en Italie et la séparation en Autriche. Mais alors où veut-on en venir ? Quelle est cette politique à double face ? Qui trompe-t-on ici ?

Mêmes divagations au sujet de la Pologne, même tactique injustifiable. Que l’on réclame, pour les populations de l’antique Pologne, de même que pour celles de la Hongrie, de l’Italie, de la Bohême, la jouissance des droits et des libertés promis par les puissances coalisées de 1813, et devenus le patrimoine de l’Europe : à la bonne heure. Cette thèse se défend d’elle-même ; il est inutile d’invoquer la nationalité. Mais quant à ressusciter un État condamné par ses propres rois, exécuté en vertu du droit de la force et selon les formes de la guerre, j’aimerais autant qu’on me parlât de rétablir la Saxe de Witikind, le royaume d’Austrasie ou celui des Wisigoths.

La Pologne, à moins de n’être qu’un joujou accordé par la débonnaireté des puissances à la politique fantaisiste, doit comprendre, avec le duché de Varsovie, la Posnanie, la Lithuanie, la Podolie, la Gallicie, Crakovie, Dantzick même et Kœnigsberg. De quel droit, en effet, l’une ou l’autre de ces provinces serait-elle exclue de la résurrection ? Et comment fermer aux Polonais l’entrée dans la Baltique ? C’est donc le démembrement de la Prusse, de l’Autriche et de la Russie, telles que les guerres, les traités, et une possession déjà longue les ont faites, qu’on réclame : y songe-t-on sérieusement ? Croit-on que les grandes puissances, le futur quatuor-virat, au lieu de s’exterminer pour l’émancipation de leurs sujets respectifs, ne préféreront pas s’entendre pour s’adjuger de nouvelles possessions ?… Et puis, dans quel but cette annulation des jugements de la guerre, ce démenti à une histoire de huit cents ans ? Que s’agit-il de réparer ? Quelle idée à remettre sur pied ? Qu’est-ce que le monde a perdu, en laissant périr la Pologne ? Existe-t-il une idée polonaise ? La Pologne n’a toujours à offrir au monde que son catholicisme et sa noblesse. Plus tard, sans doute, la Pologne entrerait dans la phase révolutionnaire : elle proclamerait, comme la France de 1789, le droit de l’homme et du citoyen ; elle reconnaîtrait, comme la France de 1848, le droit au travail. Eh bien, que la Pologne, par un vigoureux enjambement, se mette dès à présent à l’unisson du progrès. Les nations travaillent les unes pour les autres : il est parfaitement inutile à l’avancement de l’humanité et au bonheur des Polonais que la Pologne refasse l’œuvre de 1793, les campagnes de la république et de l’empire, le travail parlementaire de 1814 à 1851. Que les nobles Polonais appuient l’idée de février, la fin du militarisme et la constitution du droit économique, et, en servant la civilisation générale, ils serviront mieux leur pays que par une vaine ostentation de nationalité.

En résumé, s’agit-il de droits et de libertés politiques ? Suivons le mouvement de 1814-1815, interprété par 1830 : c’est lui qui a fait l’Espagne libérale, l’Italie libérale, la Belgique libérale, l’Allemagne et l’Autriche libérales. Nous n’avons pas à nous écarter de cette route. Exige-t-on une révolution plus radicale ? C’est la pensée de 1848 : la nationalité, pas plus que la guerre, n’y sert de rien. Les nationalités doivent aller s’effaçant de plus en plus par la constitution économique, la décentralisation des États, le croisement des races et la perméabilité des continents.

Que la démocratie française, au lieu de ressasser de vieilles formules, de vieilles idées, de vieux paradoxes ; au lieu de poursuivre des utopies surannées et de rallumer des passions éteintes, se mette à l’unisson des événements ; qu’elle étudie l’esprit et les choses de son siècle ; qu’elle en observe la tendance, et elle se convaincra que la guerre n’a plus la moindre raison de se faire ; que provoquée par des préjugés, par des chicanes rétrospectives, elle n’aurait rien d’organique, de civilisateur, de libéral ; que ce ne pourrait être qu’une guerre de fantaisie en attendant qu’elle devînt une guerre chaotique, la guerre de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent.


Le pouvoir spirituel et la guerre. — En dehors des questions de liberté politique et d’équilibre international, tombées dans la banalité et devenues même secondaires, il reste à la démocratie française une initiative à prendre qu’aucune puissance ne lui dispute : c’est, avec la constitution du droit économique, la création d’un nouvel ordre spirituel.

Chose digne de remarque, la fin de la période de guerre coïncide avec la fin de la mission chrétienne. C’est qu’en effet le symbolisme théologique est une émanation de la pensée guerrière, et qu’ainsi la même révolution qui a aboli le droit divin, doit abroger la juridiction de la force.

Il appartenait à des organes de cette révolution de résumer la question du gouvernement papal, et de dire à la France : Que, comme dans l’individu l’âme commande au corps, ainsi dans la société et dans l’État le spirituel commande au temporel ; qu’il en fut ainsi dans toutes les sociétés antiques, où les deux pouvoirs restèrent unis, jusqu’à l’avènement du christianisme ; que le christianisme, en distinguant les deux pouvoirs, n’a ni rompu, ni changé, ni interverti leurs rapports ; que dès le temps des apôtres les évêques, gardiens de la foi, chefs de la communauté spirituelle, étaient aussi les juges et les administrateurs de ses intérêts ; que le communisme primitif ayant été aboli, ils n’en demeurèrent pas moins les régulateurs des mœurs, et par là les juges indirects de toutes les transactions sociales ; qu’ils réglaient les différends, recevaient les dons, distribuaient les aumônes, administraient les biens d’église et les hospices, instruisaient la jeunesse ; qu’après la victoire de Constantin sur Maxence la puissance de l’épiscopat ne fit que s’accroître ; que, l’empire tombé, l’évêque de Rome devint le vrai souverain de l’Italie et le directeur de la politique contre les Grecs et les Barbares ; que le pacte de Charlemagne mit la dernière main à ce système, en nommant l’empereur évêque du dehors comme le pape était évêque du dedans, et en soumettant le premier, par l’obligation de l’orthodoxie, au contrôle du second, et que la cession de Pépin, en constituant un domaine propre au souverain pontife, ne fut qu’un gage donné au Saint-Siége, organe de la conscience chrétienne, contre l’infidélité éventuelle des princes et des rois.

Il appartenait, dis-je, à des hommes ayant l’intelligence du nouveau droit, de montrer que les restrictions successivement apportées par les princes à la suprématie papale étaient l’effet, non pas de la séparation organique des deux pouvoirs, mais d’une révolution qui s’accomplissait, à l’insu des peuples, dans le spirituel même ; que ce spirituel, incapable de donner la paix au monde, ainsi que l’avait promis son fondateur, étranger au droit de la guerre et au droit des gens, inhabile par conséquent à gouverner les États, avait été reconnu faux par les chefs des nations qui le confinèrent dans la théologie et le réduisirent à l’administration des sacrements ; que plus tard il avait été définitivement abrogé par la révolution française ; qu’ainsi à l’Évangile avait été substitué le Droit de l'homme, au règne de la grâce le règne de la liberté ; qu’en conséquence un nouvel ordre spirituel avait été inauguré, selon lequel la justice était le principe et le fondement de toute sagesse, de même qu’autrefois le dogme révélé avait eu la prétention de servir de principe et de critère à toute justice et à toute philosophie ; mais qu’à la différence du christianisme, où le spirituel est représenté par la hiérarchie sacerdotale, la révolution a fait la conscience publique seul interprète du droit, seul juge du temporel et seul souverain, ce qui constitue la vraie démocratie et marque la fin du sacerdoce et du militarisme.

El l’orateur de la révolution aurait conclu : Que la papauté étant, par la force des choses, nullement par la défection des peuples ou la trahison des princes, dépossédée, placée sous la garde de ceux qui jadis, selon l’esprit du christianisme, n’étaient que ses vicaires, n’ayant plus où reposer librement sa tête, le monde allait se trouver, par la dissolution de la société chrétienne, sans spirituel, sans base morale et juridique ; qu’il fallait faire cesser au plus tôt ce dangereux interrègne, en revenant résolûment aux institutions et aux principes de 89 et en affirmant le Droit de l’homme, l’incarnation de la justice dans l’humanité ; que c’était le seul moyen de mettre un terme aux déchirements, de ramener la modestie dans les mœurs et la sérénité dans les âmes, d’organiser une paix réelle et féconde ; qu’à ces fins le devoir du gouvernement était, non pas de déchirer les traités de 1815 dont la politique suivie depuis dix ans n’avait pu que développer et affermir la pensée supérieure, mais de résilier le concordat, de retirer l’instruction du peuple des mains du clergé, et de pourvoir à la réforme des mœurs par la discipline des intérêts. À ces conditions, la France peut renoncer à la garde du Saint-Siége, et laisser, à qui voudra le prendre, le protectorat du catholicisme.

La démocratie officielle et officieuse a mieux aimé entretenir l’équivoque, en protestant de son respect pour la religion du Christ et de sa vénération pour la personne du souverain pontife. Elle a prétendu que la papauté serait plus puissante quand elle ne tiendrait plus a la terre, que les beaux temps de l’Église reviendraient quand l’Église aurait l’air de ne s’occuper que des choses de l’autre monde ; elle a osé dire que la Révolution n’était elle-même que le christianisme considéré dans sa morale et ses espérances immortelles : par cette affectation de religiosité, elle a trahi la Révolution et bafoué la foi chrétienne. A qui la faute maintenant, si les esprits sont à la guerre ? La politique de nos meneurs est comme leur conscience : elle n’a pas de principes. Leur parole sème le vent, et nous recueillons la tempête.

L’humanité est comme un vaste cerveau dans lequel toute pensée s’agite, mais où la vérité finit toujours par triompher de l’erreur. La France tient entre ses mains la paix et la guerre. Aucune puissance ne songe à l’attaquer ; toutes la craignent au contraire et s’en méfient : ce qui ne doit pas être pour elle un sujet d’orgueil. Ce que la France aura décidé arrivera. L’évolution guerrière est à sa fin : cela résulte de toutes nos recherches. Voulons-nous la recommencer cette évolution ? D’après les principes que nous avons successivement posés, l’analyse que nous avons faite des motifs et des causes, la situation à laquelle l’Europe est parvenue, il n’existe pas, à cette heure, un seul cas rationnel de guerre. La politique de guerre est épuisée, et nous savons à quoi nous en tenir sur la question économique. Mais tout peut servir de prétexte : que choisissons-nous ? Le mouvement de 1814-1815, continuant le mouvement de 1789 et amenant celui de 1830-1848, a produit tout ce que nous voyons : les guerres qui se sont faites depuis dix ans n’y ont rien ajouté de fondamental ni même d’utile. Tout ce qu’ont valu à la civilisation, à l’équilibre européen, au progrès du droit, les campagnes de Crimée et de Lombardie, pouvait être obtenu sans frais. Allons-nous reprendre 1848 ou continuer 1859 ? Je pose la question tout à la fois aux républicains de février et aux conservateurs qui s’étaient d’abord ralliés à la république. Quand la France, toute-puissante par la pensée et par l’exemple, ne tire plus de fruit de ses victoires, renoncerons-nous à la pensée pour courir aux armes ?

Au reste, quelle que soit la décision des hommes, nous pouvons être sans inquiétude sur les événements. Les hommes sont petits : il dépend d’eux jusqu’à certain point de troubler le cours des choses ; en le faisant, ils ne peuvent nuire qu’à eux-mêmes. L’humanité seule est grande, elle est infaillible. Or, je crois pouvoir le dire en son nom : L’humanité ne veut plus de la guerre.



fin
  1. Voir, pour le développement de cette question, De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, par P.-J. Proudhon, quatrième livraison de l’édition belge.