La Guerre future et l’aviation - Les Expériences américaines

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La Guerre future et l’aviation - Les Expériences américaines
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 815-825).
LA GUERRE FUTURE ET L’AVIATION

AVIONS ET CUIRASSÉS
LES EXPÉRIENCES AMÉRICAINES

Ce n’est un mystère pour personne qu’on fait la guerre avec quelques principes et beaucoup de procédés[1]. Les principes restent immuables et les procédés changent à chaque conflit. L’erreur de ceux qui apprennent à faire la guerre en temps de paix consiste à prendre les procédés employés dans la lutte antérieure pour des principes immuables de celle de l’avenir.

Or, l’effort des chefs pour asservir les circonstances et les faire entrer dans le cadre de leur science est toujours resté sans effet. L’École de Guerre, qui a formé tant d’esprits vraiment supérieurs et qui nous a donné presque tous nos chefs, n’a laissé à la surface que ceux qui, écartant le dogmatisme, sont restés assez souples pour tenir compte de l’école de la guerre.

Cette dernière, on l’a bien vu, n’est nullement négligeable.

Ensuite il est nécessaire de faire remarquer qu’entre deux adversaires doués d’un même talent, de la même énergie et disposant de forces sensiblement égales, c’est celui qui a le plus d’imagination qui triomphe.

La science militaire pure peut permettre de livrer des batailles honorables, d’effectuer des retraites parfaites, sans perdre un homme ni un canon, et c’est en cela qu’elle diffère de l’art militaire, qui, lui, gagne brillamment des batailles et les achève par la déroute de l’ennemi. Autrement dit, la science militaire pure est une conservation et l’art militaire est une innovation.

Il faut que le tacticien et le stratège sachent faire une exégèse des différentes vérités auxquelles les historiens militaires ont conclu à la dernière page de leurs études. Certaines de ces vérités apparaissent comme immortelles, les autres comme momentanées. Le tout est de distinguer entre les deux. Les unes, en effet, sont les principes, les autres sont les procédés dont nous parlions plus haut.

Ceci posé, nous devons nous demander si une guerre future doit nécessairement être la même que celle d’hier et si des changements plus radicaux encore doivent être apportés aux conceptions tactiques ou stratégiques, dans le domaine militaire et naval.

Sommes-nous sûrs que la marche des pions du gigantesque échiquier obéira aux mêmes lois qu’hier? Verrons-nous encore la lutte de l’artillerie, la préparation du terrain par l’obus, l’attaque d’infanterie? Verrons-nous cette même infanterie organiser les positions conquises comme il y a cinq ans, et le cycle de l’offensive méthodique se dérouler ainsi périodiquement?

Ceux qui ont fait la dernière guerre répondent oui; ils font allusion à une vérité qui, en effet, semble immuable depuis le commencement des guerres : « L’infanterie est la reine des batailles, elle seule peut les gagner. » C’est indéniable dans le système de guerre actuel.

Et dans le domaine naval? Verrons-nous la suprématie maritime échoir au parti qui possédera les plus gros et les plus cuirassés des navires, ou, au contraire, à celui qui comptera le plus de sous-marins et le plus d’avions? Les marins ont répondu en toute bonne foi : « Celui-là seul peut être victorieux sur mer qui dispose de navires fortement cuirassés, et puissamment armés de gros canons. » Bien que ce soit moins facile à affirmer depuis la dernière guerre, et que lord Fisher, sir Percy Scott et quelques autres esprits entreprenants aient dénoncé la faillite du cuirassé, on ne peut incriminer les dirigeants des affaires navales de rester fidèles aux conceptions qu’on leur avait enseignées dans les écoles et de répondre : « Oui, le cuirassé est à la bataille navale ce que l’infanterie est à la bataille terrestre, c’est-à-dire un facteur décisif et irremplaçable. C’est encore à peu près certain dans le système actuel de guerre navale.»

Mais poursuivons encore : le système de guerre lui-même ne peut-il pas changer du tout au tout? L’élément chimique et mécanique qui a si totalement différencié la dernière guerre de celles de Napoléon, ne va-t-il pas, dans un conflit futur, renverser complètement les vieilles règles?

Quand on s’interroge en âme et conscience, on est bien obligé de reconnaître que les procédés, ruses, ou roueries de 1870 n’étaient plus de mise en 1917 ou 1918, que le bluet casqué d’il y a trois ans était un personnage qui, dans ses habitudes guerrières, ne paraissait nullement être de la même famille que le régulier ou le mobile de Chanzy. Il avait une cagoule qui le faisait ressembler à une créature apocalyptique, il se servait d’engins extraordinaires, grenades, mitrailleuses, fusil contre tanks, lance-flammes, etc. ; il vivait caché sous la terre comme une taupe, et ne sortait de ces bizarres demeures que précédé d’un ouragan d’acier et de fumée. Qu’il attaquât ou qu’il se défendit, on voyait apparaître sur le sol d’étranges engins, caparaçonnés d’acier, marchant et claudicant, sur le sol déchiré, et vomissant par des œillères étroites un feu terrible. Puis des nuages verdâtres poussés par le vent déferlaient comme des vagues empoisonnées, faisant saigner les yeux et crever les poumons, tandis que l’air vibrait au passage incessant des machines volantes.

Et la guerre navale n’a-t-elle pas dérouté entièrement les esprits? Une guerre où les navires de 20 000 tonnes, s’enfonçaient sous les flots en vingt minutes avec leurs 2 000 hommes d’équipage sans avoir pu braquer leurs canons, une guerre où les navires cuirassés sont restés près de leurs bases, sans que l’occasion de se rencontrer avec la flotte ennemie se fût produite plus d’une fois ; où l’on ne pouvait combattre honnêtement en utilisant les vieilles règles de bravoure et les procédés qui étaient le prestige du pavillon britannique.

Tout cela avait été prévu par certains esprits, car il n’est rien dans le domaine imaginatif qui n’ait déjà fait l’objet d’un rêve. Je revois encore à ce sujet le colonel Estienne qui, en 1914, préconisait déjà l’emploi des tanks. Cet ingénieux esprit d’une fécondité sans pareille avait déjà gagné à son enthousiasme un petit cercle d’officiers et peu à peu avait fait éclore de son intelligence l’instrument qui devait remplacer, dans une certaine mesure, la pauvre chair humaine perforable à merci. Le « taylorisme » de la guerre lui était apparu comme une nécessité, la machine humaine lui semblait trop intelligente et trop délicate pour résister à la force brute de l’artillerie ou de la balle, il fallait qu’elle fût remplacée par un mécanisme faisant le travail guerrier de quinze ou vingt hommes.

Il avait raison.

Ne peut-on aller plus loin et extrapoler pour l’avenir? Qui sait si le tank ou l’avion ne vont pas faire tomber bientôt le magnifique échafaudage d’idées, de théories tactiques ou stratégiques que nous avions si péniblement bâti jusqu’alors? Nous avons un ancien ennemi, qui espère bien pouvoir un jour nous rendre au centuple son humiliation de 1918. N’ayant plus d’armée et plus de marine, pour ainsi dire, il va nécessairement demander à l’élément chimique et mécanique d’y suppléer et, au lieu d’en faire un usage modéré comme dans la dernière guerre, il va s’en servir à haute dose, dans toute la plénitude de ses effets.

Et quel va être le plus merveilleux des instruments pour arriver à ce résultat?

— L’avion.

Oui, l’avion, l’avion qui portera des projectiles de plus de deux tonnes, contenant 600 kilogs d’explosif (déjà réalisé), qui fera office de tank sans se soucier du nivellement du terrain, des pièges à loup et des mines (déjà réalisé), qui laissera tomber des réservoirs à gaz sans tenir compte de la brise Nord, Ouest, Sud ou Est (à réaliser), qui sèmera des bacilles d’horribles maladies, comme la peste ou le choléra (à réaliser).

Qu’importera une avance de 10 kilomètres, de la part d’une infanterie épuisée, si Paris est couvert de gaz asphyxiants en un jour de guerre, si Toulouse est incendiée en une nuit, par des ennemis qui rentreront allègrement chez eux, après avoir assisté du haut de leur siège, presque sans fatigue, aux terribles ravages qu’ils auront causés?

Qu’importera-t-il d’avoir une flotte de mastodontes si ceux-ci sont obligés de rester dans les ports comme Sir Percy Scott affirme qu’ils le seront, si des machines volantes sont capables de lancer des projectiles de deux tonnes dont la teneur en explosif dépasse actuellement, et de beaucoup, celle des plus grosses torpilles connues?

A quoi serviront les canons monstrueux de 20 pouces qui représentent l’effort continu de la science balistique depuis la bataille de Crécy en 1356, si en quinze ans, depuis le premier vol de l’oiseau humain, il peut maintenant porter des projectiles auxquels on n’osait pas penser jusqu’alors?

Existe-t-il quelqu’un qui ne veuille pas croire à cela?

Celui qui y croit ici en Amérique, s’appelle le général Mitchell, directeur en second de l’Aviation militaire. Doué d’un enthousiasme analogue à celui du général Estienne, il a adopté, soutenu et fait triompher les idées émises plus haut, dans toute une série d’expériences vraiment intéressantes.


* * *

Dans le livre qu’il a publié, le général Mitchell envisage une guerre toute spéciale faite au moyen d’énormes unités aériennes dont l’élément tactique est le groupe de 100 avions. C’est une guerre sans lignes de communications, pourrait-on dire. L’armée de l’air se meut, se concentre, attaque et rentre à ses bases sans avoir la sujétion des communications terrestres. Elle ne connaît ni défilement, ni positions, ni obstacles : son milieu est l’air. Sa rapidité d’action, sa mobilité, lui permettent de frapper çà et là des coups terribles, dans un temps négligeable, si on le compare avec la lenteur des trains, la circonspection des armées terrestres.

Son ravitaillement, qui dans la dernière guerre se faisait par camions, se fera par la voie des airs. Pour cela les grands dirigeables du type Zeppelin, dont la capacité se monte à 30 tonnes, et dont le rayon d’action se chiffre par 15 000 kilomètres, seront d’excellents ravitailleurs en combustibles, en pièces de rechange, en nourriture. Le Parc d’Aviation deviendra donc aérien lui-même. Durant les derniers six mois de la guerre, la division aérienne française, qui comprenait deux escadres de chasse et deux escadres de bombardement, était ravitaillée par deux parcs aéronautiques. Ceux-ci se déplaçaient sur route et comprenaient chacun un train de camions d’une imposante longueur.

Les unités volantes se rendaient aux destinations nouvelles imposées par les ordres, en deux ou trois heures, et là il leur fallait attendre pendant trois jours la venue de leurs parcs aéronautiques. Ceux-ci d’ailleurs arrivaient la plupart du temps en morceaux, par suite des pannes nombreuses, survenues en cours de route.

Dans l’opinion du général Mitchell, ce système de ravitaillement de « l’oiseau par la tortue » est défectueux et dans son livre, il envisage, au cas d’une guerre avec le Japon, une flotte aérienne imposante ravitaillée par dirigeables (1 pour 1 000 avions), franchissant le détroit de Behring et allant semer la mort sur le territoire japonais.

Sans doute, il s’agit là d’une éventualité que personne ne désire, et c’est pour illustrer ses convictions, que le général Mitchell donne un exemple concret. Il a d’ailleurs des phrases pleines d’images, telles que celles-ci : « De nos jours la largeur de la Manche a, au point de vue stratégique, une importance moindre que celle du Danube au temps de Napoléon. » « Supposez qu’une flotte aérienne ennemie survole New-York, et jette sur le cœur de la ville quelques-uns de ces projectiles que j’ai fait réaliser ici (bombe de 2 000 kilogs). Croyez-vous qu’une guerre puisse durer longtemps, quand toutes les banques de Wall Street auront sauté ? »

Ce livre suscita des commentaires passionnés, et la controverse fut vive entre les fidèles de la guerre consacrée par l’usage, et les partisans de ce système qui paraissait un peu futuriste. Entre temps, avec la liberté dont disposent les citoyens américains, civils ou militaires, d’exprimer leurs opinions, le jeune général développait sa pensée avec une grande énergie au cours des interpellations aux Comités militaires et navals de la Chambre des députés et au Sénat.

Un jour, il osa affirmer que l’aviation révolutionnerait le système de guerre navale, comme le système de guerre sur terre. « Le cuirassé, dit-il, est aussi impuissant que l’homme d’armes du temps jadis. Je puis couler tous les navires qu’on me donnera. »

C’était un véritable défi lancé à la doctrine ; lord Fisher, sir Percy Scott avaient dit la même chose. Mais il était facile de vérifier, dans une certaine mesure, les affirmations du général Mitchell, puisqu’on disposait en Amérique de certains navires allemands du dernier modèle et que la Conférence des Ambassadeurs exigeait de les couler ayant le mois d’août 1921,

On les offrit au général Mitchell, et celui-ci accepta de procéder aux expériences dont le ministère de la Marine fixerait les détails et les conditions.

Il fut convenu alors qu’un sous-marin, l’ancien U-117, un croiseur léger, le Frankfurt, et le dreadnought Ostfriedland, serviraient à déterminer si oui ou non l’avion était capable de couler des navires. Enfin, pour tenir compte de la vitesse du navire et voir sa réaction sur la précision du tir, la Marine décida de soumettre au tir aérien un ancien cuirassé démodé dirigé à distance par télégraphie sans fil.


LES EXPÉRIENCES

Les expériences débutèrent par le bombardement du sous-marin U-117. Les ordres envisageaient que la cible serait coulée par le canon, si les avions ne réussissaient pas à le faire. Cette dernière précaution impliquait au moins une incertitude quant au résultat. Celui-ci cependant ne se fit pas attendre. A la deuxième salve de six bombes, le sous-marin s’enfonçait sous les eaux.

Une bombe de 100 kilogs avait suffi pour avoir raison de l’ancien pirate. Sans doute, les conditions de la guerre n’étaient pas respectées puisque la cible était amarrée, mais néanmoins, cette expérience montra que le tir aérien n’était pas dénué de précision, ce que personne ne s’imaginait, à part les aviateurs.

Le bombardement de l’Iowa fut plus instructif encore. Comme nous venons de le dire, ce vieux cuirassé avait subi une transformation complète et était susceptible d’être dirigé, accéléré, ralenti et stoppé par le cuirassé Ohio qui marchait dans son sillage à 5 milles de lui. Toutes les manœuvres se faisaient par télégraphie sans fil, et il n’y avait évidemment personne à bord de l’Iowa. Les bombes employées étaient chargées avec du sable et ne pouvaient faire que des dégâts superficiels, tout en donnant une idée de la précision du tir aérien.

Le 28 août, le détachement naval qui encadrait le navire-cible se trouvait à un point inconnu, à 100 milles en mer, quand, à dix heures du matin, une heure après le moment fixé comme origine des expériences, les avions venus de la côte émergèrent de la brume et survolèrent la cible.

Le croiseur auxiliaire Henderson, qui transportait les attachés étrangers, se rapprocha de l’Iowa jusqu’à une distance de 3 milles environ et il fut ainsi possible de noter les points de chute, les uns après les autres.

Malgré les changements de direction imposés à l’Iowa, et des écarts de vitesse variant de 1 à 6 nœuds, les résultats furent les suivants : 76 bombes lancées, 2 coups au but, 15 coups à moins de 20 mètres du navire ; aucun coup à plus de 100 mètres.

Ces résultats peuvent paraître maigres à un premier examen, mais si on considère que les bombes lancées dans un rayon de 20 mètres autour du navire sont infiniment plus dangereuses que celles qui l’ont frappé directement, on doit reconnaître que le tir a été excellent.

Le tir aérien contre navires, en effet, a ceci de particulier, qu’il doit se contenter d’être précis sans rechercher la justesse. Le coup au but n’a pour ainsi dire aucune chance d’atteindre les œuvres vives du navire, car la vitesse restante du projectile aérien, à l’arrivée, est trop faible pour lui permettre de traverser les ponts cuirassés. La bombe à proximité du but, au contraire, est très dangereuse, car si elle éclate sous l’eau, grâce a un retard convenable de sa fusée, elle disjoindra les plaques de blindage. L’eau agit comme une bourre dans ce cas.

Ensuite, l’arrivée des avions, une heure seulement après le temps fixé comme origine, au-dessus d’une escadre dont ils ne connaissaient pas l’emplacement, est une preuve qu’à l’avenir, une force navale ne saurait être à l’abri d’une attaque aérienne, même à une distance très grande en pleine mer.

Ce que nous venons de dire au sujet de la précision du tir allait se vérifier d’une façon éclatante le 18 juillet, sur le croiseur allemand « Frankfurt. »

Ce navire fut coulé par une bombe de 300 kilogs, non par un coup direct, mais par un coup à proximité de la coque, explosant avec un retard de 1/8 de seconde à 10 M. au-dessous de la ligne de flottaison. Jusqu’alors le « Frankfurt » avait résisté à 11 coups au but, sans que son pont cuirassé eût été endommagé sérieusement et que ses canons fussent hors de service.

Jusqu’alors les expériences avaient été satisfaisantes, mais il s’agissait encore de couler le dreadnought « Ostfriedland. » Ce cuirassé, de la classe Thuringen, Heligoland, déplaçait 23 000 tonnes, était ceinturé d’une cuirasse de 11 pouces, muni d’un pont blindé de 3 pouces et il était si bien construit qu’il avait résisté durant la bataille du Jutland à l’explosion d’une mine dérivante et même rejoint ses bases dans le corps de bataille de l’amiral von Scheer.

Pour le couler, on ne disposait que d’une bombe de 814 kilogs, d’un type anglais, contenant environ 350 kilogs de trinitrololuol, et l’avion choisi pour effectuer le bombardement était un avion américain, bi-moteur de 800 chevaux, appelé Martin-Bomber.

Les expériences étaient fixées au 19 juillet et devaient comprendre deux parties distinctes, à savoir : un bombardement avec des projectiles pesant jusqu’à 300 kilogs, une deuxième épreuve avec des bombes lourdes (800 kgs. ou plus).

La première phase se termina par un échec : 52 bombes furent lancées, 13 atteignirent le navire et ne causèrent que des dégâts peu importants.

La deuxième phase dura 25 minutes. Deux bombes de 800 kilogs, tombées à quelques mètres à tribord, entr’ouvrireat les flancs du dreadnought, par disjonction des plaques de blindage, et 15 minutes après, l’ » Ostfriedland » avait disparu sous les flots.

Ce fut alors de la stupeur. — Comment ! un avion qui représentait seulement 15 ans de science aéronautique, avait réussi à envoyer par le fond un cuirassé de 23 000 tonnes qui avait été lancé en 1913 et qui, dans l’opinion de ses constructeurs, devait résister victorieusement aux mines, aux torpilles et aux obus de gros calibre ! Le ministre de la Marine lui-même disait, le soir de cet événement mémorable : « Il nous faudra cuirasser les navires de surface jusqu’à la quille ! » Et les officiers qui se rappelaient peut-être cette phrase de Fontenelle : « Je le crois parce que vous me le dites, mais je ne le croirais pas si je le voyais, » avaient la souffrance d’être obligés de croire. Un attaché naval étranger, aimant beaucoup son métier, disait avec tristesse : « De telles expériences ne devraient pas être permises. » Elle général Mitchell, le gagnant du challenge, s’écriait : « Ceci n’est rien, je n’avais que de petits projectiles, mais actuellement j’en ai un qui pèse 4 300 livres, et ce n’est encore qu’un commencement. »

Vraiment, il fallait bien admettre en toute bonne foi que l’aviation devait figurer dès lors parmi les paramètres qui s’alignent dans l’équation d’une victoire sur mer. La nécessité de posséder des navires porte-avions dont le pont supérieur absolument dégagé servirait de terrain de décollage et d’atterrissage, et qui seraient doués d’une vitesse au moins égale à celle des grands croiseurs de bataille, se révélait comme impérieuse.

Les Comités naval et militaire des Chambres s’émurent et recommandèrent immédiatement la construction de ces navires spéciaux appelés « carriers » et soulignèrent que l’Angleterre en possédait déjà six et que le Japon en avait un en chantier. Désormais toute escadre devra posséder un ou deux « carriers » pour s’éclairer et pour repousser les attaques des avions bombardiers. La bataille sur mer commencera donc par une rencontre d’aviation dans les mêmes conditions que sur terre. Il y aura des avions de chasse qui seront chargés de « descendre » les avions de réglage ennemis et des unités de bombardement qui s’apprêteront à lancer leurs énormes torpilles aériennes.

Entre les escadres, évolueront à basse altitude et avec une vitesse qui rendra le tir anti-aérien presque impossible, des avions torpilleurs portant des torpilles marines analogues à celles que lancent les sous-marins.

Les commandants d’escadre n’auront plus, pendant la phase initiale du combat, les yeux fixés sur l’horizon, mais vers le ciel[2]. Les canons resteront silencieux, la lutte sera une lutte aérienne, sous laquelle les gros cuirassés attendront impuissants, que le sort en décide.

N’est-ce pas là un changement radical des conceptions navales? Si les principes très généraux resteront les mêmes, il faut avouer que la rencontre des forces maritimes dans un conflit éventuel n’aura qu’une ressemblance lointaine avec la bataille de Trafalgar et que pour peu de principes à appliquer, il y aura un nombre respectable de procédés à connaître et même à inventer.

Le chef ne s’aidera plus, dans sa mémoire ou dans son intelligence, du souvenir des batailles passées, ou si peu. Il lui faudra créer, au fur et à mesure des circonstances, la stratégie et la tactique, dont les travaux et expériences du temps de paix n’auront donné que des aperçus bien incomplets. Il devra être un innovateur.

Une question se pose encore et c’est la plus importante. Le cuirassé va-t-il disparaître? Va-t-on le reléguer dans les ports, comme un engin très décoratif, très majestueux, mais désormais inutile? Ce n’est guère probable. Ce qui semble logique, c’est que le cuirassé subira une transformation appréciable. On pourra toujours construire des navires de surface capables de résister aux gros projectiles à un moment donné. Il s’agit de savoir si la protection ainsi réalisée sera effective contre les engins d’aviation pendant les quinze ans d’existence d’un dreadnought ou super-dreadnought.

Nous avons vu précédemment que le calibre des canons n’augmentait pas sensiblement. En tous les cas, il y a une relation étroite entre l’accroissement des calibres et l’amélioration de la protection. Mais il y a une notable différence entre le progrès de la cuirasse et celui de la bombe aérienne offensive. Quinze ans d’aviation, avons-nous dit, aboutissent au projectile le plus puissant qui ait jamais été réalisé.

Tout ceci peut nous faire entrevoir une guerre navale, où la mer sera vide et où les cieux seront sillonnés d’avions. De temps à autre, on verra émerger d’énormes navires sous-marins, armés de canons, et la bataille prendra alors un peu l’aspect des batailles sur terre, avec des avances à pleins feux, suivies d’un refuge dans la profondeur des eaux.

Nous pouvons dire en terminant que nous ne souhaitons nullement voir se préciser cette image, après la longue et dure guerre que nous venons de clore si glorieusement. Tout au plus, pourrions-nous affirmer qu’il faudra quand même se préparer à des choses qui révolutionneront l’art de la guerre, maritime et terrienne. Le vrai de l’avenir est toujours invraisemblable au temps présent. Nous l’avons bien vu au cours de ces dernières années. Il faut toujours se souvenir de cette phrase prononcée avec tant d’à-propos ici-même par le général Hirschauer: Si vis pacem, serva cœlum.

  1. Napoléon.
  2. S’ils le peuvent, car ils seront la plupart du temps enveloppés d’une fumée épaisse produite par les bombes aériennes fumigènes.