La Guerre nouvelle/02

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La Guerre nouvelle
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 326-364).
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LA GUERRE NOUVELLE

II[1]
LE MATÉRIEL DE GUERRE


I

Il est évident aujourd’hui que les guerres futures, — encore longtemps possibles, quoi qu’on dise, — différeront profondément de celles que l’Histoire a fait connaître. Nous avons conclu de l’exemple actuel qu’elles transformeront bien autrement la vie des nations ; la physionomie sociale de la guerre est toute nouvelle ; sa physionomie matérielle ne le sera pas moins.

Nous ne prétendons pas passer en revue l’outillage entier de la guerre moderne : nous voulons seulement en considérer un instant les grands traits. Avant tout, les instrumens de transport ont pris une importance prépondérante. Le premier d’entre eux est le chemin de fer. Un train porte un bataillon d’infanterie ou une batterie d’artillerie de campagne. Les chevaux et le matériel sont les choses encombrantes. Pour emmener un corps d’armée, soit 30 000 combattans, il faut une cinquantaine ou une centaine de trains, selon qu’on ne prend que les unités de combat, ou qu’on y joint tout le convoi des services d’arrière. L’embarquement nécessite quelques heures, de deux à trois heures en moyenne ; mais cela dépend beaucoup du matériel à charger et des commodités offertes par la gare, sous forme de quais et d’appareils divers. Mêmes délais pour le débarquement. Les trains militaires se déplacent à une allure compassée, en principe égale pour tous et de trente ou quarante kilomètres à l’heure. Ils se succèdent à intervalle réglé : une voie unique peut en laisser passer une vingtaine par jour dans chaque sens, une voie double 50, 60, 100, ou même davantage, selon les garages et le block-system. Sur certaines lignes et à certains jours nous sommes allés jusqu’à 220.

Il en résulte que le débit d’une ligne double serait, en gros, d’un corps d’armée par jour. Mais il y a encore à tenir compte de mainte circonstance, en particulier des embranchemens. On voit combien il importe de disposer d’un grand nombre de voies parallèles. A cet égard, notre réseau du Nord et les réseaux frontière allemands fournissent des facilités que ne se retrouvent pas sur les chemins de fer russes par exemple. Notons le développement donné par nos ennemis à leur système de voies stratégiques en Alsace-Lorraine depuis quelques années. Des voies nouvelles entre Metz et Château-Salins, entre Sarrebourg et Dieuze, entre Strasbourg et Vendenheim, entre Metz et Sarrelouis, par Bouzonville, entre Fribourg et Schlestadt, entre Huningue et Ferrette, entre Mulhouse et Wesserling, etc., des gares immenses, comme la gare de triage de Strasbourg, qui occupe 90 hectares, des quais de débarquement multipliés, marquent l’intérêt du réseau frontière pour l’armée allemande. L’ensemble des réseaux français représente 37 000 kilomètres de voie. En Allemagne, il y en a environ 60 000, en Belgique 7 300. Nos six grandes compagnies, en y comprenant l’Ouest-État, possèdent environ 15 000 locomotives, 30 000 wagons de voyageurs, 400 000 fourgons et wagons de marchandises. Le gouvernement allemand, qui préparait la guerre par tous les moyens, avait, en dehors du matériel d’exploitation pacifique, accumulé des réserves uniquement destinées au service des troupes.

Les chemins de fer ont d’abord réalisé les transports de mobilisation et de concentration. Chez nous, il a fallu 4 750 trains. Tout s’est passé dans le plus grand ordre. L’armée a encore besoin des chemins de fer, d’une façon permanente, pour deux usages : ses communications d’arrière, ses déplacemens. Le mouvement des communications est assez régulier, l’autre essentiellement irrégulier ; mais comme il doit répondre sans délai à de brusques nécessités, on immobilise tout de même à cet effet, de façon durable, un important matériel. On se rappelle la course à la mer qui a précédé la bataille de l’Yser ; on voit les énormes concentrations occasionnées par des combats comme ceux de Champagne ou d’Artois. Lors de notre offensive initiale en Lorraine et en Belgique et de notre recul ultérieur au Sud de la Marne, il a été mis en marche plus de 6 000 trains militaires. Les armées sont en migration perpétuelle. Encore les nôtres ont-elles pu rester beaucoup plus tranquilles que celles du maréchal de Hindenburg, par exemple, sans cesse occupées à faire la navette sur les fronts de la Prusse orientale ou de la Pologne. C’est Napoléon qui a dit : « La force d’une armée est, comme la quantité de mouvement en mécanique, le produit de la masse par la vitesse. » Or, le chemin de fer est un moyen d’imprimer une grande vitesse à de grandes masses. Il peut faire en un jour des étapes de 600 kilomètres ; à pied, on est limité à 30.

Le développement des chemins de fer est un des traits les plus marquans de la civilisation. A cet égard, comme a plusieurs autres, la banlieue des grandes villes nous offre un avant-goût du spectacle que présenteront un jour nos vieux pays. On peut s’attendre à ce que la mobilité des armées s’accroisse, de ce chef, beaucoup plus que leurs effectifs. Les pays qui s’organiseront pour la guerre ne manqueront pas d’établir sur leurs frontières des réseaux à mailles serrées, bien avant que le trafic local les rende nécessaires. S’ils veulent faire complètement les choses, ils équiperont des ceintures de voies assez multiples pour transporter à la fois, en un seul voyage, tout l’ensemble des réserves générales. Entendons par-là les forces disponibles pour agir en un point quelconque, une fois les tranchées garnies tout le long de la frontière. Le nombre des lignes parallèles ainsi destinées à se doubler dépendra des effectifs, de la capacité des trains, des moyens de débarquement, etc.

L’extension de l’état de guerre à un grand nombre de pays produira souvent une situation analogue à celle de l’Austro-Allemagne, attaquée, en attaquant, sur deux frontières opposées. Dans ce cas les lignes qui traversent le pays de l’une à l’autre remplissent un rôle militaire du même ordre que les voies frontières. Elles servent à jouer le jeu de navette non plus d’un point à l’autre du même front, mais d’un front à l’autre. Ces grands courans de troupes compliquent encore l’usage qu’on en fait pour les approvisionnemens. Il n’y a donc pas, en temps de guerre, de voie ferrée inutile. Pour nous en convaincre, il suffit de voir les Russes s’approvisionner de munitions par le chemin de fer de Kola et le Transsibérien.

Les pays entourés d’ennemis ont l’avantage des lignes intérieures, qui leur permettent de porter successivement presque toutes leurs forces contre chacun des groupes d’armées qui les menacent. Ce fut le grand art de Napoléon. Les chemins de fer facilitent ces déplacemens. Mais souvent ils donnent aussi les moyens de parer les coups ainsi frappés, car ils offrent autant de facilités aux mouvemens par lignes extérieures. On peut faire en très peu de jours le tour d’un pays comme la Pologne et contre-balancer l’appoint des renforts ennemis qui l’auraient traversé en ligne droite. L’avance de temps procurée par l’emploi des lignes intérieures n’est que le temps nécessaire à parcourir l’excès d’un des trajets sur l’autre. Cette avance est évidemment moindre avec des transports plus rapides. Or, pour en tirer les mêmes effets qu’autrefois, il faudrait qu’elle fût plus longue, parce que les batailles durent aujourd’hui plus longtemps. On mettait une armée hors de cause en quelques jours : elle n’avait pas le temps d’être secourue ; il faut à présent des semaines. A cet égard, le progrès restreint le bénéfice des lignes intérieures ainsi que l’influence de la plupart des artifices stratégiques et sans doute le rôle prépondérant des grands artistes militaires. Il rend plus assurées les conséquences d’une supériorité globale des forces morales et matérielles. La victoire est davantage la récompense d’un peuple, moins la réussite d’un homme.

Les autres instrumens de communication concourent avec les chemins de fer à cette transformation, en particulier la télégraphie, qui permet à des alliés de faire concorder rigoureusement leurs opérations sans contact direct, par-dessus des milliers de kilomètres de terre ennemie. L’entouré, qui si souvent a dû à son enveloppement même ses victoires les plus éclatantes, perd chaque jour de son avantage stratégique. Et les inconvéniens économiques de l’isolement l’atteignent de plus en plus dans ses forces vives. Aucune nation désormais ne peut se passer longtemps des autres. Le blocus interviendra presque toujours pour étouffer quelqu’un des belligérans et pour les gêner tous. On a vu, il y a un siècle, on vient de revoir le blocus réciproque entre l’Angleterre et une Puissance continentale. Par le blocus, chaque pays est, en son entier, mis dans l’état d’une ville assiégée. C’est là un des effets de la solidarité croissante entre la population civile et les armées mobilisées.

L’appropriation des chemins de fer aux usages de guerre ne se limite pas au tracé du réseau : elle s’étend à l’aménagement des gares, à leur multiplication, à celle des voies, à la défense des ouvrages d’art, à l’abondance du matériel roulant. On doit s’attendre à des extensions considérables sur tous les points. Quelle que soit l’importance prise dans les transports militaires par l’automobilisme et l’aviation, il est probable que la voie ferrée sera toujours l’instrument de choix pour déplacer certain matériel lourd.

Le wagon peut être adapté lui-même à des usages militaires. Nous avons des wagons-citernes, des wagons frigorifiques, des trains sanitaires ; et surtout nous avons des trains blindés et des affûts-trucks. On peut concevoir la mise en campagne d’un grand nombre de ces trains blindés, qui sont à l’abri des balles et portent des mitrailleuses et des canons légers. Leur inconvénient est celui de tout ce qui est lié à la voie ferrée : étroitesse et fixité du champ de déplacement, risques nombreux d’immobilisation. D’autre part, on ne peut pas pousser très loin le cuirassement des trains. Ils deviendraient trop lourds, sans pouvoir braver les obus, puisque ceux-ci les arrêteront toujours en endommageant les voies.

Aussi les chemins de fer rendront-ils des services peut-être plus précieux encore en amenant à pied d’œuvre les pièces monstres, trop pesantes pour être véhiculées autrement. Ils leur permettent de tirer sans être débarquées. On appelle affût-truck le chariot spécial portant la pièce et fait pour subir sans dommage la réaction du tir ; et l’on obtient ce dernier résultat en appuyant à terre, une fois l’affût arrêté, des supports qui se substituent aux roues. Ils transmettent au sol le choc, qui n’est donc point reçu par les rails. Nous avons des affûts-trucks pour presque tous les modèles de notre artillerie lourde, depuis le 155 millimètres jusqu’au 370 millimètres. Les grosses pièces de siège sont généralement fixées sur des plates-formes maçonnées, mais le chemin de fer est le plus souvent indispensable pour les y transporter.

On se demandera quel est le calibre le plus élevé que puisse recevoir un châssis roulant sur voie ferrée. La limite de charge du matériel roulant est de 10 tonnes pour un wagon ordinaire, de 5 tonnes par essieu. Mais en répartissant la charge sur un assez grand nombre d’essieux, on peut arriver à déplacer sur rail des bouches à feu d’environ 100 tonnes, c’est-à-dire d’un calibre de 38 à 45 centimètres, suivant la longueur de la pièce et le poids des mécanismes accessoires. On voit que le mortier allemand de 42 centimètres semble avoir été calculé en réponse à cette question.

Qu’il s’agisse d’organiser une ligne de ravitaillement, de faire circuler des renforts, ou de conduire à poste un matériel pesant, il peut être avantageux de suppléer à l’absence de voies ferrées normales en posant un rail sur route. Les Allemands l’ont fait bien souvent et nous aussi. Dans ce cas, on se sert de voies étroites, généralement à 60 centimètres d’écartement. Une équipe de sapeurs exercés en établit à peu près 1 kilomètre en trois heures de travail. Toutes les grandes armées ont préparé des approvisionnemens de rails avec leurs traverses et de matériel roulant. On pourra pousser encore plus loin la préparation en installant en permanence sur les routes mêmes tout ce qui ne nuirait pas à leur utilisation normale, et en particulier eu réservant sous forme de trottoir un côté de la route, complètement aménagé et simplement recouvert d’un passe-pied en bois. Ce système pourrait être appliqué même à des voies larges. On peut aussi disposer des dépôts de matériel de distance en distance sur la ligne et entretenir des garages pour les wagons. Une très grande abondance de voies auxiliaires ainsi équipées en arrière d’une armée lui sera précieuse. Il est probable que, dans les guerres européennes, le commandement disposera de voies ferrées à profusion.

L’outil de transport par excellence est pourtant d’une autre nature : c’est l’automobile. Alors que le moindre accident bloque une ligne ferrée, il faut, pour arrêter l’automobile ou la destruction de la route, ce qui est rare, ou une panne de son propre moteur. Les autos de toute espèce ont été réquisitionnés par la Guerre. Les voitures de maître, depuis la somptueuse limousine jusqu’à la simple bicyclette à pétrole, sont réservées pour les officiers d’état-major, estafettes, courriers, etc. Les troupes et le matériel sont confiés aux autobus, auto-cars et camions. Chaque grande voiture prend une trentaine de fantassins. Un convoi de mille ou douze cents d’entre elles emporte un corps d’armée. Les simples taxis parisiens ont servi à jeter sur le flanc de l’armée von Klück une partie des troupes qui livrèrent la bataille de l’Ourcq. La vitesse des convois peut atteindre 12 ou 15 kilomètres à l’heure. Une route donnera place à 50 ou 60 autobus par kilomètre, c’est-à-dire à 1 500 ou 1 800 hommes, et débitera environ 20 000 hommes par heure. Un corps d’armée s’y allongera sur une vingtaine de kilomètres au minimum. A pied, une division occupe sur route 15 kilomètres, un corps d’armée 32 ; et il met huit ou neuf heures à s’écouler. Si nous nous rappelons que le débit horaire d’une voie ferrée ne dépasse guère cinq ou six mille hommes, nous mesurerons l’intérêt du transport automobile.

La France est par excellence le pays des routes : elle se prête mieux que toute autre région du monde à leur emploi intensif. Là où ! e commandement dispose de deux ou trois voies ferrées pour relier deux points du front, il est rare qu’il ne se trouve pas à même d’utiliser une dizaine de routes. Il faut toutefois prévoir le passage des convois sur des pistes bien plus nombreuses encore, à travers champs. Cela peut se faire déjà très exceptionnellement : cela se ferait sans doute normalement, à condition de prendre certaines dispositions préalables ; et c’est là un des problèmes que peut résoudre un avenir prochain.

Les dispositions à prendre se rapportent aux voitures et au terrain. Certaines voitures de tourisme sont en état de franchir les labours, non pas certes par tous les temps, mais dans des conditions favorables. Il reste à organiser spécialement pour véhiculer 5 ou 6 hommes de troupes, si l’on ne peut davantage, des voitures très légères, avec des roues à large surface portante. N’en viendra-t-on pas quelque jour à les munir d’un dispositif de sustentation destiné à diminuer leur appui sur le sol ? Nous avons l’exemple des oiseaux coureurs. L’adhérence du terrain n’est pas la seule difficulté à vaincre : il y a aussi ses inégalités. Dans quelle mesure le dispositif précédent permettrait-il de les franchir ? N’y a-t-il pas à notre portée des mécanismes imitant ceux de la progression animale ? Ou bien en arrivera-t-on à munir les têtes de convois de passerelles à poser sur les fossés, ruisseaux et fondrières ? Autant de questions auxquelles la pratique seule répondra, mais qui ne semblent pas dépasser les moyens de la science moderne.

On peut, d’autre part, aménager d’avance des pistes à travers les cultures, sans entraver celles-ci en temps de paix. Par exemple, on peut imposer des servitudes pour le raccord des chemins de terre et voies particulières, et aussi pour les clôtures, de façon à débarrasser les trajets des principaux obstacles, comme les murs, les fossés, les haies épaisses et ininterrompues, Si l’on réussit à créer l’automobile de pleins champs, les convois se déplaceront en ligne de front sur de grandes étendues et leur rapidité sera beaucoup accrue ; on décuplera et peut-être on centuplera le débit horaire du transport automobile. Une armée évoluera librement sur une province presque comme un bataillon sur un champ de manœuvre.

D’après un discours de M. Maurice Binder à la Chambre des Députés, nos parcs automobiles de la zone des armées, indépendamment de certains à-coups, transporteraient régulièrement chaque mois de 160 000 à 180 000 tonnes de matériel et environ 300 000 hommes. L’armée von Klück, dans sa marche débordante à grande vitesse vers Paris, comme des fractions des armées von Hindenburg en Pologne, ont employé la méthode suivante : un tiers de l’infanterie, 15 000 hommes, dit-on, pour l’armée von Klück, faisait route en automobile pendant que les deux autres tiers allaient à pied, en attendant qu’on revînt les prendre, à tour de rôle. Le trajet en voiture formait repos. On put avancer ainsi de 50 kilomètres par jour. On y employait 5 000 voitures. On a dit que l’état-major allemand avait réuni sur un seul front plus de 20 000 autos pour ce service.

Au début des hostilités, les Puissances belligérantes disposaient de 200 000 automobiles pour poids lourds, dont 90 000 en France, 70 000 en Allemagne, 55 000 en Angleterre, 25 000 en Autriche-Hongrie et 10 000 en Russie. Grâce aux mesures prises chez nous pour encourager la construction des poids lourds (camions ou tracteurs), nous nous trouvions donc en avance. Les véhicules primés devaient posséder une capacité de charge utile de 2 ou 3 tonnes à une vitesse de 15 kilomètres. En Allemagne, on exigeait 4 tonnes pour les camions ou tracteurs, 2 tonnes pour la voiture attelée : la vitesse demandée était 16 kilomètres. Nos 1 500 autobus parisiens nous ont rendu d’inappréciables services. Dès le deuxième jour de la mobilisation, 500 d’entre eux se précipitaient vers la frontière de Belgique. Berlin n’a pu en mobiliser en tout que 1 000. La première armée expéditionnaire anglaise débarqua avec 100 autobus.

L’automobile, comme le wagon, a reçu des installations spéciales. Il y a des autos-ambulances, des autos-cuisines, des autos-projecteurs, des autos-télégraphes, des autos-caissons, des autos-canons, des autos-mitrailleuses, des parcs automobiles d’aviation, etc. Par exemple, on annonçait, dans le courant de l’hiver, l’arrivée à l’armée anglaise de 250 motoside-cars blindés, porteurs de mitrailleuses. Ce sont là des modèles légers. Les Russes en font qui ne pèsent pas plus de 2 tonnes, tout compris, tandis que celles que les Allemands leur opposaient allaient jusqu’à 10 tonnes et s’embourbaient dans les mauvais chemins de Pologne. Mais le poids doit être en relation avec la largeur des roues. Avec des châssis munis de rouleaux comme ceux qui écrasent le macadam, on arriverait à faire porter au terrain, sur route, une charge considérable, à la condition d’aller lentement. Par-là l’on pourrait augmenter dès aujourd’hui le calibre maximum des pièces d’artillerie mobiles ; il en serait de même si l’on faisait usage de voies ferrées spécialement construites, comme on en peut établir déjà à l’intérieur des forteresses, comme on en fera peut-être ailleurs dans un intérêt stratégique.

On sera sans doute tenté d’accroître aussi la charge de nos plus simples autos de guerre, soit pour les abriter sous un cuirassement plus épais, soit pour accroître leur armement individuel. Cependant, il semble que l’avenir, au contraire, soit aux voitures légères : le poids nuit à la vitesse, il oblige à ne pas quitter les bonnes routes ; on ne peut songer à faire emploi des blindages qui résisteraient aux obus, même de 75, à l’explosion desquels la voiture elle-même ne résisterait pas. Il faut plutôt s’attendre à voir augmenter le nombre des voitures. Ce sera la vraie forme de la cavalerie, ou plutôt L’union intime des trois armes. Une nuée de canons et de mitrailleuses lancée à travers les plaines, avec des soldats en croupe, ne pourrait-elle encore charger, même sur des tranchées, et si elle crève le front ennemi, se répandre sur l’arrière-pays ? Elle opérerait par grandes masses et ses effets seraient foudroyans.

On se rappelle la diffusion des autos-canons allemands par unités isolées, poussant à l’aventure sur les routes, ou des voitures blindées armées d’une ou deux mitrailleuses et remplissant ce rôle de patrouilles. Montées par 8 ou 10 hommes, elles s’avançaient, à la faveur de la nuit, loin dans l’intérieur de nos lignes, terrorisant les campagnes et enlevant les sentinelles. Ainsi répandues de tous côtés, reliées sans doute au commandement par la téléphonie sans fil, les autos d’exploration couvriront en quelques heures toute une région. Elles compléteront par un contact direct les informations des avions.


II

Ceux-ci auront joué dans la guerre actuelle un rôle aussi notable que celui des automobiles. Mais l’avenir leur en réserve évidemment un bien plus grand encore. Ici l’instrument de transport et l’arme de combat sont intimement unis. L’un a autant d’importance que l’autre. L’aéroplane sera sans doute toujours incapable de transporter du matériel lourd. On ne pourra guère lui confier que les troupes proprement dites. S’il devait servir aux déplacemens d’une armée, il faudrait qu’elle trouvât au point d’arrivée un matériel conduit par d’autres moyens.

On n’en est encore qu’à l’aéroplane d’observation. Les seuls passagers qu’il reçoit jusqu’ici sont des officiers qui inspectent le terrain. Les plus grands modèles usuels portent seulement deux observateurs en plus du pilote. Les poids disponibles, au fur et à mesure des progrès de la construction aérienne, sont d’abord consacrés à doubler les moteurs, à augmenter les sécurités, à accroître le nombre des obus que l’appareil peut enlever. Cependant nos alliés russes ont déjà fait l’essai d’un avion géant, dû à l’inventeur Sikorski et muni d’une cabine où 5 ou 6 hommes prennent place. Nul doute que l’avenir ne réservé à l’aéroplane un emploi de transporteur rapide, même dans la vie civile. Les projets dans ce sens sont déjà nombreux. On en a esquissé des réalisations. Deux grands obstacles s’y opposent encore, qui disparaîtront sans doute dans un temps très prochain.

Pour véhiculer des passagers, en effet, il nous faut des appareils de grande dimension, et ils doivent présenter une entière sécurité. La dimension met en jeu des forces proportionnées. Le pilote, obligé de manœuvrer par le seul effort de ses bras et de ses jambes, ne pourra conduire sans fatigue les instrumens de grande envergure que grâce à des mécanismes auxiliaires multipliant sa propre force. Mais tout mécanisme est sujet à des enrayages, dont le moindre, si court fût-il, compromettrait, en l’état actuel des choses, la vie des passagers.

C’est ainsi que la question de la dimension est liée à celle de la sécurité. Cette dernière a été envisagée par beaucoup d’inventeurs. Leurs solutions se répartissent entre deux catégories. Ou bien, comme l’infortuné aviateur Moreau, on confie à un mécanisme automatique le soin de ramener l’aéroplane dans une position sans danger dès qu’il en prend une menaçante ; mais alors le même mécanisme, s’il est faussé, mettra l’appareil nécessairement en péril. Ou bien l’on se contente, comme M. Doutre, de donner à la main du pilote un aide automatique, vigilant, qui, au besoin, opère de lui-même le redressement voulu, mais ne s’oppose jamais au geste personnel de l’aviateur. Les pilotes préfèrent avec raison ce second type de sécurité au premier ; car il n’est pas de mécanisme qui ne manque à certains momens. Quoi qu’il en soit, les deux systèmes interviendront peut-être dans la solution définitive : les mécanismes rigides, sous une forme rendue assez sûre pour que leurs défaillances deviennent l’infime exception ; les autres, par des modèles assez puissans et assez sensibles à la fois pour permettre aux pilotes d’imiter Moreau et de se croiser les bras.

Ces garanties ne seront d’ailleurs suffisantes qu’avec l’adjonction d’un parachute pratique. Les expériences faites encouragent l’espoir d’un succès prochain.

On a trop de peine à se figurer encore le nombre de passagers d’un de ces aérobus futurs pour faire la comparaison avec les automobiles. On ne saurait donc dire quels effectifs s’en iront par les airs. On peut toutefois indiquer le nouvel appoint de vitesse apporté par l’avion, dans la mesure où il servira aux transports. Au lieu de 15 kilomètres sur route, nous en aurons au moins 100 ou 200 sur nuages. Un autre élément formant la contre-partie de ce progrès serait évidemment la dépense, qui ne peut manquer d’être beaucoup plus forte, pour la voie aérienne. Notons cependant que l’aéroplane n’a rien d’équivalent à l’usure des roues par frottement. Mais la question n’est pas là. Presque tous les progrès s’accompagnent d’une dépense qui n’arrête pas l’Humanité. Quand il s’agit en particulier de l’efficacité militaire d’un nouveau moyen d’action, il ne faut jamais tenir pour invraisemblable que l’ennemi fasse les sacrifices nécessaires. Il n’y aurait pas d’attitude plus imprudente. Nous n’avons pas cru avant cette guerre à la puissance de l’effort matériel fait par les Allemands pour la préparer : il nous en a coûté plus cher que n’aurait coûté une préparation égale à la leur.

Le transport aérien, à lui seul, changerait complètement la physionomie du combat et les moyens de la stratégie. Il équivaudrait d’abord au déplacement quasi instantané des troupes. Par un crochet en arrière de son front, un général pourrait dérober en une nuit toute son armée et la porter à la fois sur un point inattendu. Il pourrait l’y descendre dans son ordre même de bataille. Il pourrait enfin, s’il était maître de l’air, la déposer en plein territoire ennemi. Il faut seulement nous rappeler que là, dépourvue de son matériel qui doit se traîner à terre, elle ne serait pas à même de se livrer à des opérations militaires normales. On ne peut cependant envisager cette hypothèse, réalisable sur une échelle plus ou moins vaste dès que l’aéroplane sera devenu un vrai instrument de transport, sans se demander quel sera le sort des lignes de communications et des services de l’arrière ainsi menacés d’une descente ennemie.

Nous ne pouvons séparer dans ces opérations la faculté de transport de la faculté de combat. Avant d’emmener des passagers, l’aéroplane aura emmené des armes et s’en sera servi. On sait qu’il lance des fléchettes et des bombes et qu’il porte une, deux ou même trois mitrailleuses. Un de nos petits, avions actuels peut semer un ou deux milliers de fléchettes, qui font l’office de balles. Il y a plusieurs espèces de bombes, que ce n’est pas le lieu de décrire. La plupart sont simplement constituées par des obus d’artillerie, appartenant chez nous le plus souvent au calibre de 90 ou de 155 millimètres. Un aéroplane emporte une douzaine d’obus. C’est encore peu, et c’est d’autant plus insuffisant que l’aviateur est à la fois incapable de s’arrêter pour rectifier son tir et de le diriger hors de la verticale.

Il n’est pas dit qu’on n’arrivera pas à réaliser la sustentation immobile par une hélice horizontale. Le colonel Renard a démontré qu’elle était aujourd’hui impossible, étant donné le poids par cheval de nos moteurs actuels. En admettant qu’on se heurte toujours à la même impossibilité, il est encore permis de se demander si l’on n’obtiendra pas des appareils capables de descendre lentement sur place, grâce à l’emploi de plans verticaux, qui maintiendraient la stabilité. Dans ce cas, l’aviateur pourrait momentanément rester à peu près au-dessus d’un point visé et rectifier son tir. On lui fournira sans doute, pour le faire plus aisément, des bombes à fumée, qui marquent les coups.

Un autre perfectionnement consisterait à lancer les bombes au moyen d’un petit mortier ou d’une sorte de catapulte, de façon à les faire partir horizontalement et à couvrir sur le sol, non plus seulement une piste linéaire, mais une bande large de 200 ou 300 mètres. L’aviateur, renseigné par la lecture de télémètres spéciaux et pointant au moyen d’alidades de tir, graduées pour tenir compte de ses mouvemens propres, comme celles qui servent au lancement des torpilles, étendrait ainsi à volonté son action à droite et à gauche de son sillage. Sur l’objectif choisi, il projetterait une gerbe d’obus calculée de façon que l’un au moins d’entre eux tombe sur une surface donnée, ou encore il balaierait un terrain en promenant en dessous de soi un rideau de feu.

Évidemment, ces méthodes de tir supposent un grand approvisionnement de projectiles. Mais c’est le point qui va dès maintenant bénéficier des premières améliorations. Pour combattre, comme pour observer, l’avion n’a pas besoin de plus de deux passagers. On est arrivé à les y mettre. La provision de combustible est aujourd’hui amplement suffisante. Nos aviateurs en ont donné la preuve en allant à 150 kilomètres de leur base bombarder Carlsruhe. Le rayon d’action n’est plus limité par la quantité d’essence, mais par la fatigue du pilote. Dans l’expédition que nous venons de rappeler, il a fallu rester six heures en l’air. C’est à peu près tout ce qu’on peut demander, dans des conditions pareilles, à un homme bien entraîné. Quant au remplacement du pilote, en cours de route, il n’est guère possible actuellement et pour diverses raisons. Il ne le deviendrait, sans doute, que le jour où des sécurités nouvelles rendraient beaucoup moins difficile la tâche du conducteur d’aéroplane.

L’action directe des avions contre la terre n’est pas encore très redoutable. Leur rôle principal a jusqu’ici consisté à servir d’auxiliaires aux troupes et à l’artillerie. C’est comme informateurs qu’ils ont rendu les plus grands services. Il ne leur a fallu pour cela que la possibilité de s’élever au-dessus des lignes adverses. Ils surveillent les concentrations ennemies, repèrent l’emplacement des tranchées, décrivent l’état des fortifications et contribuent à régler le tir des batteries en observant les points de chute des obus. Ils ne sont pas assez nombreux pour exercer une surveillance permanente : ils opèrent par reconnaissances espacées. Pour accomplir leur mission, ils pourront recevoir des installations spéciales : lunettes à fort grossissement, appareils photographiques sur pivot, projecteurs électriques, fusées de signaux, télégraphie sans fil, etc.

Là comme ailleurs, nous voyons le principe de la liaison des armes produire les plus grands effets. Il est la manifestation d’une solidarité et l’application d’une idée de concentration. Solidaire des armes de terre, l’avion l’est aussi des autres appareils aérions. Il partage surtout avec eux l’emploi d’observateur pour le réglage du tir. On sait que le capitaine Saconney a imaginé de faire enlever un observateur par un grand cerf-volant. Le cerf-volant, lui, reste en l’air pendant longtemps. Voilà un veilleur fixe. Le ballon captif avait depuis un siècle permis d’en faire monter d’autres au-dessus du champ de bataille. Mais le ballon est un but trop vulnérable pour qu’on le hasarde à étroite proximité des lignes. Il présente souvent un autre inconvénient : le vent, couchant son câble de retenue, le ramène à terre.

Alors que le ballon captif sphérique s’accommode mal du vent, le cerf-volant ne peut s’en passer. On a eu l’idée d’unir leurs qualités en créant des ballons cerfs-volans. Ce sont des flotteurs aériens à formes allongées, comme les dirigeables. Du là leur surnom de saucisses. Amarrés par un bout, ils fonctionnent dans le vent un peu comme les cerfs-volans des enfans ; mais ils sont, dans une certaine mesure, maîtres de leurs mouvemens.

Il y a donc les renseignemens de l’observateur aérien toujours présent, mais immobile et placé un peu trop en arrière, et les renseignemens intermittens des reconnaissances mobiles, qui vont survoler les lignes ennemies. La collaboration des avions avec les ballons pourrait devenir plus directe. Rien n’oblige à supposer que l’oiseau automobile, malgré ses immenses supériorités, devra faire disparaître son ancêtre, le plus léger que l’air. En général, les armes successives subsistent les unes à côté des autres en se spécialisant ; et leur meilleure raison de ne pas se supprimer réciproquement est de se rendre de mutuels services. Si l’on cherche quelle aide le ballon, et en particulier le ballon captif, pourrait apporter à l’aéroplane, on en entrevoit une assez singulière. Le ballon ne pourrait-il servir de perchoir à l’avion ?

Celui-ci ne saurait rester en l’air sans se mouvoir et n’y restera jamais sans manœuvrer. Cela lui serait pourtant utile à l’occasion. Que ce soit pour se reposer, visiter son moteur ou se réapprovisionner, s’il doit descendre, il perd un de ses gains les plus précieux : l’altitude. Si nos aviateurs du camp retranché de Paris avaient pu s’élancer à la chasse des « taube, » non plus de la surface du sol, mais de mille mètres au-dessus, ils auraient gagné sept ou huit minutes, c’est-à-dire le temps nécessaire à une avance d’une douzaine de kilomètres au moins. Or, rien n’empêcherait un ballon de s’élever en portant deux ou trois aéroplanes veilleurs suspendus au-dessous de lui, à l’extrémité de câbles disposés à cet effet. Reste pour eux la difficulté de s’en détacher en mettant en marche. Si elle est insoluble aujourd’hui, ce que nous ne saurions dire, en l’absence de toute expérimentation correspondante, elle ne le serait évidemment plus le jour où l’aéroplane deviendrait capable de se soutenir sur place ou de grandement ralentir sa vitesse. Et dès ce même jour, il parviendrait sans doute à se raccrocher lui-même aux basques du ballon captif. La reconnaissance aérienne, au lieu de perdre le temps nécessaire à prendre hauteur, pourrait se lancer instantanément ; elle pourrait de même trouver un relais provisoire.

Elle est exposée aux coups de l’adversaire dont elle surprend les secrets. La balle de fusil ou de mitrailleuse monte à 1 800 mètres environ, l’obus de 75 à 4 000. Mais le réglage du tir sur un objectif mobile comme un avion est malaisé. On ignore sa hauteur et sa vitesse exactes. L’imprévu de ses mouvemens déconcerte. Malgré l’organisation des postes de repérage et de tir, qui seront évidemment beaucoup perfectionnes, on n’atteint pas souvent l’ennemi qui court à 1 800 ou 2 000 mètres d’altitude. Si, plus bas, on l’atteint, on l’arrête rarement. Les trous dans les ailes ne l’empêchent pas de marcher. Il faut, pour provoquer une catastrophe, toucher quelques points vitaux, qui ne forment pas un gros but : tuer ou blesser sérieusement l’aviateur, crever le réservoir, couper une commande importante. En fait, nos hommes-oiseaux se rient des coups de feu. Ils descendent lancer leurs bombes à 100 ou 200 mètres du sol. Bien peu d’entre eux sont mis hors de combat. Leur principal ennemi est l’aviateur adverse.

Un grand progrès serait accompli, si l’on avait réussi à atténuer le bruit de leur moteur et de leur hélice. Leur présence ne serait plus annoncée à dix lieues à la ronde. Ils pourraient sortir inopinément de la nuit, du brouillard, ou de derrière les nuages, pour accomplir leur besogne. A vrai dire, on peut croire qu’aux temps futurs où les chemins de l’air seront incessamment parcourus par d’innombrables appareils volans, un bruit d’hélices se perdra mieux qu’à présent dans le grondement continu du roulage aérien. Il ne dirigera plus l’attention.

Un autre progrès consiste à diminuer la visibilité de l’appareil en constituant ses ailes d’une matière transparente. Les Allemands utilisent, dit-on, pour cet usage, le cellon, sorte de celluloïd non inflammable inventé par deux Français peu avant la guerre.

Pour nous figurer l’état de l’atmosphère, sillonnée en tous sens par les navires de l’air, nous n’avons pas d’autre point de comparaison que la mer et les vaisseaux. Malgré les différences, les choses s’y passeront de même dans les grandes lignes. La stratégie de l’air ne sera qu’un développement de la stratégie navale, mais avec quelles curieuses variantes ! La loi universelle de spécialisation y aura la même conséquence, en spécialisant d’abord le champ des rencontres décisives. Dans l’un et l’autre cas, la lutte comportera normalement deux actes successifs ; pour vaincre, il faut, en premier lieu, triompher dans l’ordre purement professionnel, pourrait-on dire en marine, conquérir la maîtrise de la mer, en aviation la maîtrise de l’air. Alors seulement, on peut aborder librement les opérations profitables contre la terre. La plupart du temps, comme la maîtrise de la mer se conquiert au large, la maîtrise de l’air se décidera dans la haute atmosphère, hors de portée de la plupart des canons terrestres. La question se réglera entre aériens. La guerre du large aura pour théâtre une couche limitée par en bas à la zone des obus venus de terre, par en haut à celle où l’aéroplane ne peut monter. L’un au moins des adversaires aura toujours avantage à gagner ce champ, libre des interventions d’en bas ; et son initiative obligera l’autre à l’y suivre, sous peine d’être dominé et bombardé d’en haut.

On manœuvrera donc pour prendre l’avantage de l’altitude, comme les flottes à voiles manœuvraient pour gagner l’avantage du vent. Mais les groupes ennemis se suivront en se disputant le zénith. La couche atmosphérique où se dérouleront leurs combats ne sera peut-être pas fort épaisse : sans cesse, les progrès de l’artillerie terrestre pousseront plus haut ses projectiles efficaces, et l’ascension de l’aéroplane est loin d’être indéfinie.

D’ailleurs, pour combattre, il faut se rapprocher. C’est utile, même pour essayer de laisser tomber des bombes sur l’ennemi volant, si difficile à saisir sous soi, en raison de sa grande vitesse. Et la guerre aérienne aura d’autres armes. Outre ce tir vertical de haut en bas, qui permet l’emploi de grosses bombes, elle aura le tir horizontal ou incliné de ses mitrailleuses, de ses petits canons. Enfin, l’oiseau mécanique pourra agir par choc.

On peut ainsi envisager trois genres d’avions de ligne : les spécialistes de la hauteur, navires légers et rapides, puisque c’est la plus grande vitesse qui soutient dans un air plus raréfié ; les spécialistes du choc, armés d’un éperon ; les avions canonniers, alourdis par leur artillerie. Les deux premières catégories se confondront peut-être, ayant pour qualité commune la rapidité de marche. Il semble que le monoplan soit désigné pour ce rôle.

Trois élémens de la guerre maritime sont ici sans équivalens : la protection lourde, qui nécessite des poids inconciliables avec le vol ; l’invisibilité du sous-marin, autre forme de protection ; enfin la grosse artillerie à longue portée. Dans les airs, on se battra de près, sauf, à l’occasion, dans le sens vertical. Les passes seront rapides, terribles. Les vaincus, précipités de quatre ou cinq mille mètres, viendront se réduire, sur le sol, en bouillie et en fumée… à moins que d’ingénieux parachutes ne transforment leur descente en une agréable promenade.

Les escadres de l’air s’avanceront en ordre cubique, se mêleront en charges furieuses, feront retomber sur les campagnes une pluie de débris ensanglantés. L’horreur de ces luttes, qui obscurciront le soleil, dépassera tout ce que l’homme a connu. Et la flotte victorieuse, bientôt suivie, à quelques centaines de mètres du sol, par le convoi pesant des porteurs de bombes et de troupes, viendra s’abattre, comme un immense vol d’oiseaux de proie, sur le territoire du vaincu, jetant partout l’ombre, la mort et l’incendie.


III

Quittons ce domaine du vertige, pour redescendre sur les eaux. Elles seront le lieu de rencontre de trois races formidables : la chimère hydravion, accourant du haut du ciel pour se poser légèrement à la surface des flots ; une hydre, le sous-marin, qui n’émerge que par son œil périscopique ou son naseau respiratoire ; un monstre énorme, le cuirassé, protégé, sur ses flancs, sur son dos, sous sa coque même, par une lourde carapace.

La mer est prédestinée aux transports. Elle est la voie universelle. Le développement des peuples sur tous les continens la couvrira d’une foule innombrable de paquebots et de vapeurs de charge. Mais elle sera aussi le champ de bataille commun, où se joindront, aussi bien que dans l’air, les armées des États séparés par l’épaisseur du globe, où circuleront, en proie au vainqueur, les richesses du trafic international. La mer, étant par excellence le chemin des échanges commerciaux, doit être le lieu d’élection de la guerre. Elle offre enfin passage à l’invasion militaire par-dessus les océans. Le transport aérien des troupes est forcément borné aux hommes et au matériel léger. Le matériel lourd devra emprunter la voie maritime.

Bien que leur tâche première dans l’ordre chronologique soit en général la lutte contre leurs similaires, les forces navales ont toujours eu pour capacité essentielle d’agir, directement ou non, sur les forces terrestres. La guerre actuelle aura montré leur immense utilité à cet égard. Par leur influence ont été possibles le transport des armées anglaises sur le continent, celui de nos coloniaux par-dessus la Méditerranée, l’attaque des Alliés aux Dardanelles, l’expédition allemande en Courlande, etc. Les canons de notre flottille de la mer du Nord ont interdit aux Allemands les dunes de la côte belge auprès de Nieuport. Ne parlons pas des expéditions coloniales, dont la plus importante fut celle du Japon à Kiao-Tchéou. Les flottes de l’avenir auront les moyens de jeter des millions d’hommes sur un rivage éloigné. On aura sans doute constitué le matériel de débarquement qui nous manque encore. Aux Dardanelles, on a fait un premier essai avec un grand vapeur, le River Clyde, dont les aménagemens intérieurs avaient été détruits, de façon à transformer sa coque en une sorte de long tunnel. Lancé à grande vitesse sur la grève du cap Hellès, il vint s’échouer, de sorte que son avant touchât presque le rivage. On ouvrit alors, à ses deux extrémités, de larges portes préparées d’avance. Les chalands, les bâtimens porteurs de troupes l’accostaient comme un appontement. Hommes, voitures et canons le traversaient sans aucune peine et trouvaient ensuite un plan incliné qui les conduisait sur la terre ferme.

Les cuirassés se sont heurtés à des obstacles provenant des batteries de côtes, des mines flottantes et des sous-marins. Les insuccès résultaient, pour la plupart, d’une insuffisante appropriation du bateau à son action contre la terre. La division du travail n’a pas encore été poussée assez loin. On y viendra, par la force des choses. On séparera le bateau de ligne, consacré au combat naval, des batteries flottantes, construites pour agir contre les forts. Ces dernières n’auront pas besoin de grande vitesse. Il leur faudra de faibles tirans d’eau, qui leur permettront de s’approcher du littoral et réduiront les risques dus à la torpille. Un épais cuirassement sera nécessaire, au-dessus de l’eau comme au-dessous. On arrivera probablement au type portant un seul canon, du plus gros calibre qu’un bateau puisse recevoir.

Nous avons vu qu’à terre, on ne peut mouvoir sur les rails actuels des pièces d’un calibre supérieur à 45 centimètres environ. Un affût automobile sur route solide irait plus loin, peut-être jusqu’aux calibres de 50 ou 60 centimètres. Mais il faudrait des plates-formes fixes et bétonnées pour le tir.

Sur un flotteur, les pesées se répartissent uniformément dans la masse liquide, dont la résistance est indéfinie. On n’est arrêté que par celle de l’affût lui-même, c’est-à-dire du bateau. Là peuvent être réalisés les plus monstrueux chefs-d’œuvre de la mécanique homicide.

Le bateau-canon ne sera donc pas inférieur à la batterie de côtes, ni comme portée du tir, ni comme puissance du projectile. A égalité de force, il a été jusqu’ici victime d’un double désavantage tenant au danger mortel que lui font courir les moindres avaries sous la ligne de flottaison ou à son voisinage et à la facilité qu’a l’ennemi pour rectifier son tir. Car les obus, en tombant dans la mer, soulèvent des gerbes d’eau visibles à grande distance. Le premier inconvénient doit être atténué par la protection sous-marine, le second sera quelque jour entièrement supprimé par l’emploi des rideaux de fumée.

Il y a là une méthode dont les premiers indices ont déjà paru, mais qui doit se développer considérablement pour assurer au feu des vaisseaux une supériorité décisive sur les forts. Le bateau se meut et il choisit son moment. Tels sont les deux avantages qui lui permettent de tirer profit de la méthode en question contre un adversaire immobile. Voyons d’abord le fait acquis : à plusieurs reprises déjà, il a été fait usage de rideaux de fumée, produits artificiellement, soit pour dissimuler des zeppelins, soit pour soustraire des bateaux au feu ennemi. Le 2 juillet, par exemple, près de l’île Gottland, des croiseurs russes poursuivaient une division légère allemande. Bientôt l’Albatros était gravement atteint. Les torpilleurs allemands, pour le dissimuler, l’entouraient d’un voile épais de fumée traînante. Une escadre, ayant le choix du jour et de l’heure, c’est-à-dire du vent et de l’éclairage, pourra donc s’approcher d’une côte, en se faisant précéder d’un rideau qui la masque complètement. Il est possible qu’en certains cas du moins elle conserve une vue du rivage suffisante pour fixer sa propre position et régler son tir par visée indirecte. Toutefois, la solution générale du problème tactique suppose, en principe, que l’assaillant sera maître de l’air et pourra se faire renseigner par ses avions sur les points de chute et sur les effets des projectiles. Elle suppose aussi l’organisation, qui ne se heurte à aucune impossibilité théorique, d’un tir indirect indépendant de toute vue du rivage. À terre, on atteint aisément un objectif caché, si l’on connaît son rapport géographique avec un autre point visible : on pointe sur celui-ci, au travers d’une hausse faisant, en vertu d’une correction calculée à l’avance, l’angle voulu avec la vraie ligne de tir de la pièce. Il s’agirait, dans le cas qui nous occupe, de réaliser, sur le bateau-tireur lui-même, un but fictif, dirigé d’après la carte et rectifié sur les indications de l’observation aérienne. Seulement, il faudrait le soustraire aux mouvemens de roulis du navire et compenser les déplacemens angulaires dus à la marche. Les propriétés du gyroscope en donnent les moyens. Il ne resterait plus au pointeur qu’à ramener sans cesse sa ligne de mire sur le but fictif et à faire feu au moment de la coïncidence.

Contre un bateau ainsi mobile et caché, les artilleurs des forts ne sauraient où tirer, tandis que les marins, connaissant par ailleurs la forme immuable des terres et leur propre position par rapport à elles, seraient toujours à même de tracer l’épure qui orienterait leurs coups.

Les mines et les torpilles sont aussi des adversaires redoutables du cuirassé. On sera pourtant, quand on le voudra, moins désarmé qu’on ne croit à leur encontre. Les mines fixes, reliées à une ancre par un câble, peuvent être écartées par une filière extérieure au bateau ; et d’ailleurs on les drague. Les mines flottantes, comme les torpilles automobiles, nécessiteront une protection plus gênante, mais réalisable. Aucune paroi ne résisterait au choc direct de leur explosion. La simple cuirasse sous-marine ne suffit donc pas. Il faut la faire précéder d’un matelas d’amortissement. Et pour que l’équilibre du navire ne soit pas changé, lorsqu’une grande partie de ce matelas sera défoncée par l’explosion et ouverte à l’eau, il semble indispensable que l’eau y pénètre en tout temps. Nous arrivons ainsi à envisager la protection par une couche d’eau, superposée à une cuirasse métallique.

Le problème consiste à faire exploser la torpille à distance de la vraie coque, sur une ceinture externe, écartée de deux ou trois mètres par exemple. Au lieu d’un filet Bullivant mobile, qui ne peut rester en place pendant la marche, le cuirassé portera une sorte de seconde coque en tôle. L’intervalle entre les deux coques sera en libre communication avec la mer. Ce système entraîne pour le bateau une augmentation de poids, de largeur et de frottement. Il oblige à faire des sacrifices sur la vitesse et à accroître les tonnages. Mais la sécurité vaut qu’on y mette le prix.

Ainsi équipé, on doit croire que le cuirassé subsistera. Ses raisons d’être sont de celles qui s’imposent. Il représente la force. Il joue sur mer, au milieu du peuple innombrable des navires, le rôle du policeman sur la place publique. Il commande la mer et le rivage ; c’est-à-dire qu’il les interdit ou les laisse ouverts aux transports de troupes, de commerce et d’approvisionnement des États belligérans. Ces instrumens d’action appliquée, faibles par eux-mêmes, rechercheront toujours la protection d’escortes spécialisées. Les escortes se heurteront à des armées plus puissantes. Et l’unité qui dominera les autres unités navales aura le dernier mot. La maîtrise de la mer reste la condition préalable de toute entreprise maritime en temps de guerre.

L’ennemi le plus redoutable du vaisseau de ligne sera sans doute l’aéroplane, laissant tomber des bombes sur ses coupoles et ses ponts blindés. Là encore, la fumée, en couvrant le cuirassé, peut le sauver. Quant au sous-marin, rien n’autorise à penser qu’il fera disparaître son adversaire de la surface des mers. Beaucoup l’ont cru ; les hauts faits des sous-marins allemands ont exagéré l’estime où on le tient, peut-être un peu tardivement. Mais le principe du sous-marin est essentiellement défensif. Tout en lui se subordonne à la protection par l’eau ! C’est sur ce thème qu’il est construit. Et s’il conserve une valeur offensive, c’est que cette protection le soustrait aux regards en même temps qu’aux coups, et lui apporte ainsi accessoirement un élément actif : la surprise. Le cuirassé, au contraire, est l’application même du principe offensif. Il est fait d’abord pour porter des armes, canon et torpille, dans leurs meilleures conditions d’emploi ; il se protège ensuite du mieux qu’il peut, par des cuirasses de métal. Il bénéficiera toujours de la supériorité de l’offensive.

Le sous-marin est aujourd’hui, techniquement, en avance sur le cuirassé, aussi bien que sur les combattans de l’air : de là son succès momentané. Si, au lieu de 30 ou 40 sous-marins, les Allemands en eussent possédé dix fois plus, la mer nous était fermée. Certes les progrès en nombre et en puissance individuelle continueront : en particulier, on est loin de la limite de charge de la torpille. Mais il restera au sous-marin deux tares inguérissables : sa faiblesse et sa myopie. Elles le condamneront toujours à se cacher devant le cuirassé. Celui-ci trouvera des auxiliaires dans les aéroplanes à marche lente, s’il en existe jamais, ou dans des dirigeables spéciaux, au besoin s’accrochant à la surface marine par une ancre flottante. Des escadrilles aériennes le flanqueront à droite et à gauche, le précéderont, l’entoureront. On sait que le regard, plongeant verticalement, aperçoit les sous-marins en immersion. Une fois vus, ils seront suivis, et des torpilles plongeuses, tombant du ciel, iront les détruire sous les eaux.

Le progrès du mécanisme universel ne fera qu’accroître l’importance de la puissance navale. D’une part, la valeur des flottes de commerce et l’utilité du trafic maritime, d’autre part la force des expéditions de débarquement se développeront avec le mécanisme. Nous sommes dans une période où la capacité des transports par-dessus la mer ne correspond pas encore aux effectifs mobilisables. Mais ceux-ci sont voisins de leur limite extrême. Un peuple pourra quelque jour jeter sur une côte lointaine, d’un seul coup, toute son armée. C’est comme auxiliaire, ou si l’on veut comme intermédiaire de la guerre terrestre que la guerre maritime aura toujours son principal intérêt. La suprématie de l’action terrestre ne saurait faire de doute : par elle seulement on atteint la nation ennemie dans son sol et dans sa chair. Mais pourquoi opposer les deux formes de puissance militaire : elles sont destinées à s’appuyer l’une l’autre !

Nous ne pouvons pas oublier que le bateau a d’autres voies que les voies maritimes. Des sous-marins allemands circulent par les canaux belges. Sur l’Yser, nos canonnières ont joué leur partie dans le grand concert de mort. Les canaux se multiplient dans les pays à population dense. Ils ont leur place marquée pour donner passage aux chargemens pondéreux. Le matériel de guerre les utilise avec avantage. Un seul chaland porte beaucoup d’obus ou de provisions. On n’a pas jusqu’ici créé de type de navire de combat spécialement fait pour les canaux. Il n’est pas dit qu’on ne préparera pas du moins des bateaux aisément adaptables aux conditions de la navigation intérieure et à son emploi militaire.

Un rôle pour lequel les canaux offrent des avantages certains sur les chemins de fer est celui qui concerne l’évacuation des blessés, soustraits ainsi aux secousses des trains sanitaires. On pourrait doter des ambulances flottantes de tout le confortable nécessaire.

Des nombreux moyens de transport que nous venons de passer en revue, chacun a ses avantages, et tous serviront. Ils ne prêtent à comparaison que sur quelques points seulement. L’un est la vitesse ; nous en avons parlé. Un autre est la dépense : elle s’élève au maximum avec l’automobile de plein champ et surtout l’aéroplane ; elle tombe au plus bas avec le chemin de fer et surtout le bateau. Un dernier point a trait au nombre des hommes requis pour le service du mécanisme de transport, et par-là distraits des effectifs de combat proprement dits. Four l’autobus, il faut deux chauffeurs par 30 ou 40 fantassins et un personnel d’entretien qui peut égaler une fraction notable du personnel de route. Les automobiles légers et les avions Sikorski ne prendront peut-être jamais que quelques passagers : une forte proportion de l’effectif serait ainsi consacrée à conduire le reste. Et nous ne savons si par ailleurs on réalisera le grand vaisseau aérien. Un chaland mené par deux hommes pourrait contenir une compagnie d’infanterie ; un train reçoit un bataillon, pour trois ou quatre mécaniciens, chauffeurs et serre-freins. Mais le service des voies retient du personnel. Il est vrai que c’est en partie un personnel féminin ou peu valide. Enfin, sur un navire de haute mer, la proportion de l’équipage aux troupes peut être de 5 à 6 pour 100.


IV

Le machinisme aurait suffi à transformer la guerre, quand bien même il ne se fût appliqué qu’aux transports. Mais les armes en ont aussi bénéficié. Les principales d’entre elles sont des machines et comptent parmi les plus merveilleuses que l’homme ait conçues. Nous ne les décrirons pas. Tout le monde connaît maintenant les traits caractéristiques du 75. Il constitue la solution la plus parfaite d’un certain nombre de problèmes mécaniques. Le canon est le grand maître de la bataille actuelle. Il rend impossible la progression des troupes en terrain découvert. Notre pièce légère peut tirer près de 30 coups par minute, Le nombre des pièces leur permet de couvrir tout le front, en y promenant un infranchissable barrage de feu.

Pour passer, il faut donc réduire au silence l’artillerie adverse. Là comme en mer, la lutte se décide d’abord entre spécialistes, et entre spécialistes de l’arme atteignant au maximum de force. Un premier duel a lieu entre les canons à longue portée. La supériorité sur ce terrain sera d’autant plus indispensable que la proportion d’artillerie lourde ira croissant. Le vainqueur pourra aussitôt s’assurer, dans la zone couverte par ses obus, la liberté d’action de l’artillerie légère. Et, dès lors, il y sera « maître de la terre. » Mais son succès sera retardé et limité par la résistance des tranchées. Rappelons que la question se complique aussi par l’intervention des aéroplanes.

Nos armées emploient des pièces de 20 calibres différens, dont 9 ou 10 appartenant en propre à l’artillerie de terre, le reste à la marine ou aux batteries de côtes. Les calibres s’étagent depuis le petit canon de 35 millimètres, jusqu’à l’obusier allemand de 42 centimètres, la « grosse Bertha. » Les portées de 5 kilomètres et demi pour le 77 allemand, de 6 et demi pour notre 75, de 10 kilomètres et demi pour le 105 allemand et de 12 et demi pour le nôtre atteignent 13 et 14 kilomètres pour l’artillerie lourde de campagne et de siège ayant de 130 à 150 millimètres de calibre. On sait que les mortiers et obusiers sont des bouches à feu courtes, envoyant avec une faible vitesse initiale, c’est-à-dire à petite distance, des projectiles volumineux, chargés de grandes quantités d’explosif. La trajectoire est très courbe et franchit ainsi les obstacles. La pièce se pointe à 42 degrés environ de l’horizontale. Les obusiers de 210 millimètres ou 280 millimètres portent à 8 ou 9 kilomètres seulement, le 420 millimètres à 14 au maximum, tandis que les canons longs de 305 millimètres touchent à plus de 25 kilomètres. Nous avons des 340 millimètres dont la portée est encore supérieure. La flotte anglaise emploie des 381 millimètres. Il existe enfin un canon allemand de côtes de 406 millimètres. Ce canon pèse 113 tonnes. On doit approcher de la limite des poids utilisables à terre. Mais des progrès dans la qualité du métal et dans la technique des poudres étendront certainement encore les portées. Il n’est donc pas exagéré de compter qu’on ira foudroyer l’ennemi à 50 kilomètres ou davantage. Un pays comme la Belgique ou.la Hollande, large de quelque 200 kilomètres, verra la moitié de son sol sous la gueule des canons étrangers pointés par-dessus la frontière.

L’obusier lourd allemand de 280 millimètres tire un projectile de 340 kilogrammes, contenant 17 kilogrammes d’explosif ; le projectile de l’obusier du Creusot du même calibre en contient 40 kilogrammes, bien qu’il ne pèse que 275 kilogrammes. L’obus de 380 millimètres de la Queen-Elisabeth arrive au poids de 885 kilogrammes, dont environ 100 kilogrammes d’explosif, le canon allemand de 406 à 940 kilogrammes. L’explosion de pareils engins, qui produiront les effets de véritables petits volcans artificiels, pulvérisera tous les parapets de béton et toutes les coupoles cuirassées des forts. Et la surface habitée qui, pour son malheur, tombera sous le feu des canons monstres, sera rasée et mise en miettes jusqu’aux fondations.

On a annoncé des torpilles aériennes, sortes de petits dirigeables chargés d’explosifs et mus, sur un parcours limité, par un moteur à air comprimé, par exemple. Il en existerait qui, grâce à un appareil récepteur de vibrations hertziennes, obéiraient à la direction des artilleurs qui les ont lancés. C’est la solution du problème de la télémécanique. On conduirait ainsi le projectile, comme avec la main, jusque sur l’ennemi. Tous les systèmes analogues, si séduisans en apparence, ont le même défaut : l’homme qui dirige doit voir. Il faut donc que la torpille soit bien visible et assez lente. Mais l’adversaire, dont elle s’approche, finira par la voir beaucoup mieux encore et pourra la détruire ou troubler son mécanisme de direction.

Alors que la grosse artillerie grandit, le petit canon diminue sans cesse. Le 75 est un admirable joujou. On fait plus mignon encore pour les autos. L’obusier de tranchée, nouveau venu dans la famille des bouches à feu, ne lire qu’à 300 ou 400 mètres. Le canon s’adapte à tous les besoins et à toutes les distances.

En même temps, il se multiplie. Quinze mille canons au moins s’alignent face à face le long de notre front pour un effectif total de cinq millions de combattans. On en est donc à une pièce pour un peu plus de 300 hommes armés. La proportion de l’artillerie ne fera sans doute qu’augmenter, et l’on arrivera peut-être à une pièce pour moins de 100 hommes. Mais il faudra toujours que la masse principale de l’armée soit composée par l’infanterie et réduite aux armes portatives. Notons que la proportion actuelle a déjà été atteinte avant la Révolution, avec des bouches à feu individuellement beaucoup moins puissantes.

En réalité, l’extension du machinisme sera plus grande encore, et l’on peut dire que la moitié des hommes finiront par être des sortes de canonniers, de vrais mécaniciens de mort : car le lance-bombes et la mitrailleuse, qui sont des armes de l’infanterie, constituent une véritable artillerie de tranchées.

Il existe des lance-bombes de différens modèles : les uns sont de petits obusiers très courts, se chargeant par la bouche et lançant une « marmite » ou un obus sphérique, le « crapouillot ; » les autres, analogues aux canons porte-amarres de la marine, lancent une espèce de flèche, coiffée à son extrémité, au dehors de la bouche du canon, d’une grosse bombe ou torpille aérienne. La flèche reste en arrière et tombe à petite distance ; la torpille franchit les quelques centaines de mètres qui séparent les tranchées adverses. Elle porte, dans une enveloppe mince, parfois plus de 60, près de 100 kilogrammes d’explosif.

La mitrailleuse ne tire que des balles de fusil, mais elle en débite, au besoin, 900 par minute. La meilleure allure est un peu plus modérée et correspond à 300 ou 400. Un mitrailleur vaut à lui seul 80 fusils. Nous sommes partis en guerre avec une section de mitrailleuses, soit deux mitrailleuses, par bataillon, les Allemands avec quatre fois autant. Nous-mêmes augmentons beaucoup notre armement. La mitrailleuse a la portée du fusil, de 2 400 à 4 000 mètres, suivant les modèles. En pratique, on ne gaspille pas ses munitions en tirant à grande distance, et c’est à moins d’un kilomètre, et le plus souvent presque à bout portant, qu’on utilise la terrible pompe à balles.

Comme le lance-bombes, la mitrailleuse doit être transportable à bras. Elle pèse une vingtaine de kilos. Il faut deux hommes pour la déplacer. On en garnit les angles des tranchées, les fortins improvisés ; on en flanque l’arrière des lignes, de façon à arrêter net toute offensive ennemie ayant réussi à franchir les premiers obstacles. Il semble que leur nombre s’accroîtra encore considérablement. On arrivera ainsi à une puissance totale de feu, c’est-à-dire à des besoins d’approvisionnement qui dépasseront de loin ce que nous voyons aujourd’hui et qui nécessiteront une immense organisation de convois et de moyens d’accès. Il faut cependant noter que le nombre croissant des pièces n’entraîne pas forcément une consommation proportionnelle. Souvent, il a pour principal effet de permettre une concentration dans le temps : on dépense en quelques minutes les munitions qu’on eût dépensées en quelques heures, parfois on en dépense moins ; elles sont employées simultanément, au lieu de l’être successivement ; le résultat, plus foudroyant, est plus complet, non pas plus coûteux. Les pièces se taisent plus longtemps : elles attendent leur heure et ne frappent qu’au bon moment. Mais il faut de plus grands stocks.

On est descendu plus bas encore dans l’allégement de la machine à tuer. On a fait un instrument plus maniable que la mitrailleuse, intermédiaire entre elle et le fusil, le fusil mitrailleur, qui est un fusil automatique. C’est la forme offensive de la mitrailleuse. Pesant sept ou huit kilogrammes, le double seulement du fusil ordinaire, se posant par le canon sur une fourche et s’épaulant, au besoin accroché à l’épaule dans un étrier, emporté par le tireur dans les tranchées ennemies, le fusil mitrailleur semble être le fusil de l’avenir. Il sera capable d’arroser le terrain d’un demi-millier de balles par minute. La difficulté étant de porter les cartouches et d’alimenter la machine, sans doute n’y aura-t-il qu’un fusil par deux ou trois hommes.

Sans doute aussi admettra-t-on une nouvelle réduction du calibre. En l’amenant de 1) à 7 millimètres, le fusil Lebel avait fait un pas hardi dans la voie de l’allégement, utile contrepartie du tir rapide. L’abondance des canons légers, comme notre 75, la puissance et la rapidité de leur action contre l’infanterie, la création peut-être d’une mitrailleuse de fort calibre, ne dispenseront-ils pas de l’emploi du fusil aux distances supérieures à 1 000 ou 1 200 mètres ? On pourrait alors s’en tenir à un fusil mitrailleur de 4 ou 5 millimètres de diamètre, peut-être moins, si l’on obtient un métal plus lourd pour la balle el de plus grandes vitesses initiales. On lancerait des fléchettes minuscules, ne produisant que de toutes petites blessures, anodines là où elles ne toucheront pas à un point vital, mais suffisantes pour mettre l’homme hors de combat.

Le contact des lignes est de plus en plus rapproché. Deux armes nous ramènent presque à la guerre du Moyen Age : la grenade à main et la mine souterraine. Dans ce pullulement de machines qui s’annihilent les unes les autres, il est curieux de voir le dernier mot revenir à un projectile lancé à la main comme la pierre, arme des premiers hommes. La grenade est une houle chargée de mélinite, retenue au poignet par un bracelet qui arrache, au départ, le rugueux de l’étoupille. Elle se lance à quinze ou vingt mètres ; mais on peut aussi l’adapter à une flèche poussée par une cartouche spéciale dans le fusil d’infanterie. Elle parcourt alors 400 mètres. Les grenades sont faites dans les usines de l’intérieur. Sur le front, on en fabrique l’équivalent, les pétards ou « boites à singe. » Ce sont des paquets de poudre, amorcés avec des mèches lentes, au moment de lancer. Ils sont fixés sur des planchettes en forme de raquette.

La guerre de sape est tout aussi archaïque. Elle remonte, sous sa forme primitive, à la plus haute antiquité. Son importance nouvelle tient à l’inviolabilité actuelle des fronts défensifs en tranchée et à la force de nos explosifs.

Ne pouvant plus avancer à découvert, on avance sous terre, en poussant une galerie sous la ligne ennemie. C’est ce qu’on a toujours fait dans la guerre de siège, où les fortifications permanentes rendaient aussi les fronts inviolables. La parade consiste en une contre-mine, galerie dirigée vers la mine adverse pour la rendre inutile. Autrefois, on visait à déboucher dans la mine ; maintenant, il suffit d’arriver à son voisinage, de préférence en dessous : on peut agir à distance, par suite de la portée des effets d’explosion à travers les terres. Mais cette portée se limite à quelques mètres.

Pour savoir où creusent les sapeurs ennemis, on écoute. Les appareils microphoniques permettront sans aucun doute d’entendre mieux qu’on ne fait encore, et d’éliminer presque entièrement la part de surprise qui caractérise la guerre de sape. Là aussi, le génie individuel cédera le pas à l’effort réglé et à la préparation collective. Le succès dépendra des questions de masse et de mécanisme.

Un premier emploi du mécanisme sera de creuser les galeries. Avec le travail à la main, on avance d’environ deux mètres par jour. Il existe des machines perforatrices qui abattent les terres trois ou quatre fois plus vite, quand elles sont bien adaptées au terrain. Leur inconvénient est de faire du bruit. Pour le boisage des parois et l’enlèvement des déblais, on perfectionnera beaucoup le matériel. Comme il s’agit le plus souvent d’arriver à établir des mines avant l’adversaire, la vitesse est un élément de première importance. On n’y donnera donc jamais trop de soins.

Quand on n’a plus qu’à avancer d’une faible distance pour être au point d’installer le fourneau, on pratique parfois des mines forées, qui se font rapidement : on a des trépans ou des tarières qui tracent une petite galerie de forage de quelques centimètres de diamètre, où l’on pousse un pétard de dynamite. L’explosion de celui-ci donne une chambre. Voilà l’amorce d’une méthode de sape accélérée. La guerre souterraine n’est qu’à son aurore.

Elle nécessite déjà des dépenses énormes. Un fourneau de mine peut avoir deux buts : il est offensif ou défensif. Offensif, il doit faire sauter les terres jusqu’à la surface, en détruisant les troupes et leurs abris ; défensif, il ruinera une mine ennemie, soit en la faisant exploser prématurément, soit en obstruant la galerie en arrière de la chambré de mine, soit en ameublissant le sol devant le cheminement, ce qui le rond à peu près impossible.

C’est ce dernier type qu’on appelle camouflet. Il lui suffit de charges modérées. Mais le fourneau offensif exige parfois 150 kilogrammes de mélinite. Une guerre comme la nôtre consomme chaque mois des centaines de tonnes d’explosifs souterrains. Il faut prévoir un très grand développement des opérations de ce genre quand on voudra forcer des tranchées solidement organisées et défendues par une artillerie qui ne se laisse pas réduire au silence, et qu’on ne pourra pas s’assurer la maîtrise de l’air.

Et peut-être en viendra-t-on, faute d’assez d’explosifs, à faire de la galerie rapidement et largement multipliée une simple préface à l’attaque directe par l’arme blanche à laquelle elle servira d’accès. Celle-ci n’a pas cessé d’être l’ultima ratio des combats. La lutte d’artillerie, l’explosion des mines, les rafales des mitrailleuses, le jet des grenades, ne sont, en dernière analyse, que des préparations. On finit toujours par en venir au corps à corps. La baïonnette a joué un rôle de premier plan. Elle a décidé le sort de beaucoup d’actions acharnées. Encore est-elle trop longue pour l’étroit champ de carnage des tranchées. Le fusil gêne nos grenadiers pour lancer leurs pétards, pour ramper entre les lignes, pour couper les fils de fer. On les arme plutôt d’un long poignard, d’un vrai « surin, » fixé à la ceinture. Si le fusil mitrailleur détrône notre porte-baïonnette, qui sait si une lance légère, s’attachant sur le dos, ne consacrera pas la séparation définitive des deux outils de mort. Il ne manque plus qu’un bouclier, pour que nous retrouvions le combattant de l’Iliade.


V

Passons sur les projections de liquide enflammé, poussé dans les tranchées par des pompes à incendie ; sur les fumées asphyxiantes et autres applications accessoires de la science à l’art de détruire. Le premier procédé n’a pas l’efficacité des torpilles aériennes ; le second suppose un vent favorable. Ce sont en particulier des vapeurs de chlore et de brome ou d’autres gaz que nous n’avons pas à désigner, qui sont lâchées en avant d’un front, de manière à former un nuage bas, roulant sur l’ennemi. On s’en protège avec des masques, filtrant les vapeurs au travers d’un tissu spongieux, imprégné par exemple d’hyposulfite de soude[2]. Tout produit pouvant être dangereux pour ceux qui l’emploient est d’un avenir limité. Et, s’il existe pour eux un moyen de préservation, l’ennemi ne manquera pas d’en faire usage aussi. Ne nous en fions pas aux artifices trop faciles. La défensive se développe en même temps que l’offensive ; elle répond à ses progrès par des progrès égaux, qui ne sont bien souvent que la conséquence des mêmes faits. Ainsi l’équilibre est en quelque sorte l’effet d’une loi fatale.

Mais cet équilibre n’est pas immobile. Il penche tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, avant de revenir à l’équivalence plus ou moins parfaite. Or, aujourd’hui, c’est plutôt la défensive qui parait l’emporter. Voyez les tranchées : elles barrent tout le front d’un obstacle infranchissable. Jamais armées n’auront été paralysées en leur entier par des retranchemens, comme sont depuis plus d’un an déjà celles qui se regardent par-dessus le front occidental. Et l’on va s’écrier : « La protection triomphe définitivement de l’attaque. » Il se trouvera même des gens pour ajouter que la guerre en va devenir impossible. D’autres enfin se demanderont pourquoi l’on ne s’est pas avisé depuis longtemps de ce pouvoir merveilleux des tranchées, qu’on était à même de creuser au temps jadis, aussi bien qu’à présent.

Si elles résistent victorieusement aux armes actuelles, qu’eût-ce été vis-à-vis des vieux fusils et des canons impuissans ? Et n’eussent-elles pas rendu invincible l’armée assez bien inspirée pour s’y abriter, il y a quarante ou cinquante ans !…

Tout le monde sait comment sont faites les tranchées. Il était facile en effet d’en établir. Est-ce seulement faute d’y penser qu’on a préféré la lutte de mouvement en rase campagne ? Nous ne déciderons pas cette question ; c’est affaire à de plus hautes autorités. Peut-être l’insuffisance des effectifs, en empêchant de barrer toute la ligne des frontières, rendait-elle la tranchée inefficace. Car le front fortifié risquait d’être tourné par les ailes. En tout cas, on se trompe en attribuant à la prépondérance de la protection inerte le phénomène auquel nous assistons.

Il coïncide au contraire avec une faillite de la protection. Les places fortes, où l’on avait accumulé les défenses les plus formidables, ont à peine tenu quelques jours, lorsqu’elles s’en sont fiées à leurs remparts bétonnés et à leurs coupoles d’acier. L’obus moderne à grande capacité d’explosif écrase tout, disloque tout. Aucun ouvrage permanent n’est capable de supporter son feu.

Cependant l’élan ennemi s’est brisé contre Verdun. Il n’a jamais pu franchir nos lignes improvisées de Belfort à Nieuport. Le retranchement résiste, et presque aussi bien quand il consiste en un simple sillon gabionné, mais profond, que dans ses plus orgueilleux bastions. Sa vertu n’est donc pas tant dans le bouclier qu’il forme que dans la puissance des armes qui s’y appuient.

Elle est dans les deux ensemble. Pourquoi ne peut-on franchir l’intervalle des lignes ? On le pouvait autrefois. L’élément nouveau, c’est l’impossibilité de progresser en terrain découvert sous le feu des balles. Le fusil à tir rapide et la mitrailleuse ont fait l’inviolabilité des tranchées. Celle-ci résulte des forces nouvelles et des faiblesses anciennes de la balle, qui ne laisse plus circuler personne hors de la tranchée, mais qui n’atteignait et n’atteindra jamais personne au dedans.

La guerre des tranchées, c’est donc la guerre des balles. On aperçoit déjà ce qui va y mettre fin : la guerre d’obus. Qu’il soit lancé par canon ou par avion, l’obus tue dans la tranchée ainsi qu’au dehors, mais moins bien. Ses effets sont limités par les traverses pare-éclats. On arrivera sans doute à projeter des gerbes linéaires d’éclats tombant de haut, plus efficaces contre ces hommes enterrés en autant de trous séparés. Une pluie de fléchettes, longeant le front, ferait encore mieux l’affaire.

Déjà, néanmoins, l’artillerie rend les simples tranchées parfois intenables ; elle empêche les rassemblemens en arrière qui permettraient des assauts de vive forcée Si l’artillerie était protégée des obus par ses épaulemens ou son défilage comme le fantassin des balles par son talus, la situation n’aurait d’autre issue que celle de la guerre de mines, qui est lente.

Mais l’artillerie détruit de loin l’artillerie et tout se résout en un duel de bouches à feu, premier acte nécessaire avant que l’obstacle des tranchées puisse être levé. Il le sera ensuite aisément, quand une des deux artilleries aura nettement triomphé. L’intérêt offert par la tranchée est de retarder obligatoirement la décision jusqu’après le duel d’artillerie.

La durée de cette phase préalable est plus ou moins longue. Les petits calibres, qui s’adressent de près un grand nombre de coups, se réduisent aisément au silence : une batterie repérée est détruite ou obligée de déloger. Au contraire, les gros canons, tirant de loin, ont peu de chances de se toucher réciproquement : une pièce est un but trop précis pour un tir à 20 kilomètres. Leur entrée en ligne est donc une menace d’immobilisation des fronts. Il faudra que la petite artillerie à tir rapide soit assez multipliée pour faire son œuvre en bravant leur feu et charge sur eux jusqu’à la distance où ils tomberont sous le sien. Mais leur mise hors de cause sera surtout la tâche des escadres aériennes.

Ainsi nous savons maintenant que la puissance de la défensive est principalement due à l’emploi des armes offensives. Ce qui rend inviolable une ligne de tranchées, c’est le nombre des mitrailleuses qui y sont abritées pour empêcher de rapprocher et de celles qui, plus en arrière, empêchent de la dépasser ; c’est la rafale d’obus qui brise l’assaut ennemi avant qu’il soit à portée ; ce sont les obusiers et canons lourds qui écartent l’artillerie légère adverse. Le rôle de la fortification n’est cependant pas négligeable. Et sa technique se perfectionne. Les tranchées elles-mêmes, d’abord, qui couvrent contre la balle, sont soigneusement boisées, parfois renforcées de longrines en fer, munies de traverses pour arrêter les coups d’enfilade, articulées à des fortins. On les installe confortablement, on épuise l’eau. Contre la vue des observateurs, on organise des couvercles en planches et en branchage ; on se dissimule complètement. Enfin on bétonne la paroi, pour la rendre plus résistante aux coups de l’artillerie moyenne. Puis voici les abris souterrains, parfois aménagés dans des caves ou des carrières, souvent pratiqués en pleine terre. On en vient à bétonner leur plafond. C’est une nouvelle guerre qui commence, la guerre des catacombes. On y installe, en galerie, des chambres pour les états-majors, des salles de repos, des ambulances de première ligne, des dépôts de munitions, et de vivres, des pièces de réserve, etc.

Avant de quitter la tranchée proprement dite, signalons quelques-uns de ses auxiliaires. En premier lieu, le fil de fer. Il en est devenu inséparable. Toute tranchée est précédée d’un réseau quelquefois multiple de fils de fer barbelés tendus au-devant d’elle. Pour passer, ou bien il aura fallu qu’un véritable orage d’obus ait réussi à opérer des destructions à peu près complètes, ou bien les assaillans devront, sous les balles, couper le fil de fer avec des pinces. On commence à intercaler dans les réseaux des poutres de bois ou des fer à T. Contre les grenades, on se couvre encore de panneaux de toile métallique.

Derrière tous ces abris, l’homme est relativement protégé, mais il ne pont se montrer aux créneaux pour tirer sans s’exposer. On a donc inventé le périscope de tranchées, instrument d’optique comprenant un oculaire qu’on peut faire émerger au-dessus du parapet et un système de miroirs ou de prismes renvoyant l’image par en bas. Il ne resterait plus qu’à adapter au fusil lui-même un pointage indirect par périscope pour faire disparaître complètement le combattant.

Le boyau est une tranchée d’accès, non de combat. Il met en communication les parallèles : c’est l’artère de circulation. On ne peut passer que par là. En bien des endroits, il faut s’y traîner à plat ventre. Des kilomètres de boyaux sillonnent la double zone de front organisée en chaque point de contact.

La guerre d’abris utilise naturellement les maisons. Au XVIIIe siècle, les armées s’écartaient avec soin de tout lieu habité qui eût rompu leur ordre rigide et favorisé l’indiscipline. Nous recherchons, nous autres, les villages. Une maison devient bientôt un petit fort. Les caves, surtout, à l’épreuve du canon moyen, servent de point d’appui à une forte résistance ; on les relie de maison en maison ; on les creuse encore ; on gabionne les soupiraux, qui ne laissent plus passer qu’une gueule de mitrailleuse.

La tranchée a son système nerveux, le réseau téléphonique. Par lui, isolée quelquefois des heures durant, elle reçoit des ordres et fait connaître sa situation. On lui annonce les attaques imminentes. Elle désigne des buts à l’artillerie.

Il existe une machine à creuser les tranchées, ou plutôt une charrue mécanique destinée à faire des canalisations. C’est en Belgique qu’elle a été inventée : les Allemands s’en sont emparés pour l’appliquer à la guerre. En une minute, la machine excave un fossé d’un mètre cube. En terre favorable, elle peut avancer ainsi de plus de 100 mètres à l’heure, alors qu’il faudrait une équipe de 200 hommes pour obtenir le même résultat à la pioche. Comme instrument militaire, elle offre toutefois le grave inconvénient d’être très vulnérable et de ne pouvoir suivre qu’avec une grande lenteur le mouvement des armées. Elle ne peut servir qu’à l’arrière des lignes de combat pour les tranchées préparées d’avance. Mais si c’est là une exception dans le passé, cela tend à devenir la règle générale dans l’avenir prochain. La machine à creuser aura donc sa large application.

Le front franco-belge,.à lui seul, représente un développement de 950 kilomètres. On a relevé à de certains endroits, rien que du côté allemand, trente-deux lignes de tranchées parallèles. Ajoutons-y les boyaux et nous ne pourrons pas estimer à moins de 40 000 kilomètres la longueur des fossés ainsi creusés. Les guerres futures en feront-elles un moindre usage ? L’élargissement des sphères d’opérations, l’ampleur des transports, la grandeur des effectifs sont des raisons pour en douter. Tant que la tranchée aura sa valeur défensive, il faudra pouvoir s’en servir dès la première heure des hostilités, pour appuyer les troupes de couverture et attacher au sol les forces chargées de tenir sur les secteurs défensifs. Dans la phase d’organisation où nous sommes entrés, on prépare tout à l’avance. L’agresseur veut donner son effort maximum aux premiers jours de la lutte. Il faudra que son adversaire soit prêt à le recevoir en n’ayant plus rien à improviser. Ou se sera prémuni de tout ce qui peut être fait d’avance.

Nous sommes donc amenés à supposer que, dès le temps de paix, des lignes de tranchées seront établies devant les frontières, avec tous les perfectionnemens possibles. De quel avantage ne nous eut pas été un semblable système de retranche-mens au lendemain de Charleroi, pour barrer momentanément la route à l’envahisseur et nous permettre de reconstituer nos forces sur la Somme, et non sur la Marne !

Essayons de nous figurer la forme parfaite d’une telle organisation. Une sorte de rempart entourant un pays entier se renforce d’épaisses murailles de béton armé, de lourds masques d’acier, de pilastres, de talus. Le réseau de fil de fer en permanence tendu sur les glacis est un véritable et inextricable tissu, composé pour partie de bandes de toile métallique barbelée. Il se développe sur un terrain miné et suivant un tracé savant, avec des forts aux angles et des feux d’enfilade. L’artillerie lourde est partiellement en place et des plates-formes sont préparées pour le surplus. Des groupes de mitrailleuses restent sous des abris en casemate, de distance en distance, ou bien, réunis à l’artillerie légère, se tiennent prêts à franchir instantanément les quelques kilomètres qui les séparent de leurs postes. Ceux-ci ont été fixés d’avance, ainsi que la disposition des troupes d’occupation, dans les deux ou trois hypothèses correspondant aux plans les plus probables.

Pour tenir des lignes aussi formidablement organisées, il suffit sans doute d’une forte troupe de couverture ; elle doit être assez nombreuse pour mettre en action les principaux moyens de lutte, car la puissance défensive de la tranchée est active, non passive. Les masses de manœuvre seront produites par la mobilisation. L’étendue des frontières est assez grande pour exiger en permanence la presque totalité de l’armée active. En cas de tension politique sur un seul front, les garnisons des frontières non menacées serviront de noyaux aux réserves.

Par conséquent, en temps de paix, toutes les troupes tiendront garnison sur lus lignes de tranchées, les détachemens se relevant à la garde effective, à l’inspection et à l’entretien des ouvrages, le surplus concentré à proximité. C’est le service des places appliqué à l’ensemble du territoire national. En arrière et dans le corps du pays, il ne reste que des organes de recrutement et de commandement : dépôts, magasins, centres d’état-major, noyaux de police intérieure, etc. ; mais plus de garnison proprement dite.

Nos tranchées étant habitées à poste fixe, les modestes abris des premiers temps sont devenus des casernes casematées, profondément enfoncées en terre, à l’épreuve de l’obus comme de la balle. On y trouve tout le confort compatible avec cette situation. Elles communiquent par le réseau des boyaux, qui sont maintenant des tunnels, donnant sur l’extérieur seulement par leur débouché dans les tranchées et par des orifices de ventilation. Ainsi rien n’offre prise aux coups de l’ennemi aérien. Peut-être même les tranchées sont-elles couvertes sur la plus grande partie par des plafonds bétonnés, ne laissant que des meurtrières pour tirer et des sorties, d’espace en espace, pour déployer les troupes à ciel ouvert.

Ces boyaux se ramifient comme les branches d’un arbre. Dans chaque secteur, les plus éloignés du front se réunissent en un tronc commun, qui les met tous en communication avec le réseau des chemins de fer. Ils sont l’aboutissement des lignes stratégiques destinées à l’alimentation du système entier. Il importe extrêmement que les voies ferrées voisines soient à l’abri des coups et même des vues, pour qu’on ignore les déplacemens des troupes le long de la frontière : concentration d’attaque, passages de renforts, etc. Les terminaisons au moins des chemins de fer et la voie parallèle aux tranchées sont donc aussi pratiquées en tunnel, et se raccordent avec les boyaux proprement dits.

Dans ces milliers de galeries l’air est poussé par des ventilateurs, la pensée portée sur des fils téléphoniques, la lumière et la force sont distribuées par une canalisation d’électricité alimentant les lampes intérieures, les projecteurs, les pompes d’assèchement, les appareils des ateliers de secours, les machines perforatrices, les locomotives des convois sur rails, les cuisines souterraines, etc. A mesure que les sapeurs développeront en avant des rameaux d’attaque, ils y étendront ce réseau des courans de force et d’éclairage.

Ils y conduiront aussi les canalisations d’eau et de fumée. Les inondations volontaires ont joué un rôle inoubliable dans les Flandres : elles ont rendu infranchissable la ligne de l’Yser. Les ressources de l’industrie future permettront sans doute d’organiser en grand, sur toute la surface des régions frontières, sinon toujours des inondations durables, difficiles en pays accidenté, du moins des chasses d’eau d’une extrême puissance. On entretiendra dans les montagnes d’immenses réservoirs sans cesse remplis. Ils communiqueront avec la zone de défense par d’énormes conduits. On déversera de même, au besoin, des rivières à des centaines de lieues de leur lit habituel. Enfin, des tranchées pourront partir des jets de pompe ou des ruisseaux artificiels destinés à ruiner les tranchées adverses. Qui sait si l’eau ne sera pas le pire ennemi de la tranchée ?

Quant aux fumées, no.us avons vu leur usage offensif ; on peut en tirer parti défensivement, pour se dissimuler aux regards de l’ennemi, pour l’empêcher de discerner l’emplacement des batteries et de voir porter ses coups. Dans ce cas, on n’a pas à faire emploi de fumées asphyxiantes, mais simplement opaques ou demi-opaques. On s’efforcera de les faire stationner soit en avant, assez loin pour couvrir ce qu’on veut cacher, mais assez près pour laisser des vues à nos propres observateurs, soit en l’air, comme un rideau tendu entre la terre et les avions.

Les Allemands transportent aux tranchées de première ligne de lourds récipiens qu’ils ouvrent, un vrai laboratoire de chimie homicide.

Une usine éloignée fournirait plus aisément les produits voulus, par l’intermédiaire de tuyaux souterrains. Dans la guerre de mines, évidemment très développée outre ces systèmes de catacombes, les gaz délétères constitueront une arme des plus dangereuses. En quelques heures, un tube métallique à pointe d’outil aura foré son passage. Il pourra venir de loin percer dans une sape ennemie, par un trou gros comme le doigt, en y chassant un courant de mort, qui remontera de galerie en galerie.

Alors, on regrettera nos beaux combats au grand soleil. La mort sera noire, étouffée : celle du mineur dans un coup de grisou. Du plus haut du ciel au plus profond de la terre, se superposent les visions d’épouvante. La guerre d’hommes, péniblement, se poursuivra dans la fange, au ras du sol, entre une guerre d’abeilles, les avions, et une guerre de termites, les sapeurs. Sous un ciel obscurci et empuanti, traversé d’immenses vols destructeurs, dans le fracas de la mitraille, sur un terrain bouleversé d’explosions internes, le soldat mécanicien s’accrochera désespérément à cette terre oscillante. Il y poussera ses pièces sur des traîneaux à boue. Il y vivra dans le brouillard et la suffocation.

Et l’effort décisif s’accomplira peut-être dans les interminables tunnels par où des millions d’hommes, entassés dans l’ombre, descendront frapper l’industrie militaire de l’ennemi jusqu’en son cœur. Les fabriques de munitions et de matériel de guerre, les usines centrales de produits chimiques se seront terrées sous les flancs de quelque montagne. Et c’est là que se livreront les dernières batailles, entre l’eau précipitée du sol et le feu allumé par les mines sous les pieds des combattans. Lumières éteintes, dans d’étroits corridors, tout gluans de sang, on s’égorgera sans se voir ; il faudra percer les cadavres pour déboucher dans les avenues de la place souterraine, qui se défendra encore par la foudre et parle poison. Quelle horreur !… Si le génie de l’homme reste appliqué à l’art de détruire, la guerre deviendra plus effroyable que toute imagination. Dès que se soulève un coin du voile, l’avenir nous montre des spectacles à faire frémir. Et, cependant, qui oserait affirmer aujourd’hui que l’ère de la paix soit vraiment prochaine !…

En se retournant vers le passé, on voit qu’il a démenti tous les espoirs des bonnes âmes croyant toucher aux jours de justice sans violence. L’homme est toujours un loup pour l’homme. Est-ce demain qu’il va changer ?… Et l’on s’aperçoit aussi que l’industrie de mort a dépassé de siècle en siècle les prévisions des experts. Sous les doigts de l’humanité, en toute matière naissent des merveilles qui surprennent sa vue et sa pensée ; la plus importante encore des branches de production et des sources de profit, l’art de tuer, n’est pas un rameau qui se dessèche sur l’arbre du progrès : il reste en pleine vie, il paraît en pleine croissance. La guerre s’égalera sans peine aux rêves les plus audacieux.


GEORGES BLANCHON,

  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. L’emploi le moins périlleux des vapeurs nocives consiste à les faire dégager des obus lorsqu’ils explosent ; mais les masses dégagées sont alors insuffisantes.