La Guerre qui tuera la Guerre/Préface

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La guerre qui tuera la guerre
Traduction par Georges-Bazile.
(p. 11-22).


PRÉFACE


On trouvera dans ce volume le texte intégral de deux brochures sur la guerre publiées par le grand écrivain anglais H.-G. Wells, depuis le début des hostilités.

La Guerre qui tuera la Guerre date des premiers temps du conflit, et contient tous les articles que H.-G. Wells écrivit dans différents journaux sur la seule question qui fut alors, et est encore, d’une actualité brûlante.

Aujourd’hui, certains de ces articles peuvent paraître quelque peu out of date, ainsi que dirait, lui-même, leur auteur. Il n’en reste pas moins que les événements ont, pour la plupart, réalisé les prévisions qu’ils contenaient et qu’en outre ils forment une contribution de grand intérêt à l’histoire de la formidable bataille européenne.

J’ai tenu aussi à conserver le chapitre À bas les pattes ! dont le sujet, purement économique et personnel, semble n’intéresser que l’Angleterre. Les admirateurs français de Wells — ils sont nombreux — seront heureux de voir que leur auteur favori sut, lorsque cela fut nécessaire, abandonner la fiction pour mettre sa plume énergique au service de toutes les causes justes.

La Paix du Monde est de publication plus récente. Cet essai fut édité en anglais, il y a quelques semaines seulement, par le Daily Chronicle de Londres.

La préface ci-après est la reproduction de quelques pages des Anticipations, d’après la traduction de MM. Henry-D. Davray et B. Kozakiewicz, publiée par le Mercure de France.

Je remercie, ici, ces excellents traducteurs ainsi que M. Alfred Vallette, le directeur du Mercure de France, de l’autorisation qu’ils ont bien voulu m’accorder de reproduire ces passages.

H.-G. Wells me suggéra, lui -même, cette idée de donner comme préface à ses deux ouvrages sur la guerre actuelle ces pages, écrites il y a quinze ans, et « dont » — je cite ses propres paroles — « je n’ai nul besoin d’être honteux en ce moment ».

G.-B.

Juillet 1915.



«… Les probabilités semblent donc être contre l’existence d’un grand pouvoir slave dans le monde, au commencement du xxie siècle. À première vue, elles sont en faveur d’un pouvoir agressif pangermanique s’efforçant d’acquérir une position prépondérante à la fois sur l’Europe Centrale et l’Asie Occidentale, pour se tourner enfin vers l’anarchie slave vaincue. Il est indubitable qu’à part les États-Unis, peut-être, les Allemands possèdent à présent la classe moyenne la plus capable et la plus industrieuse du monde ; leur rapide progrès économique est dans une large mesure un triomphe d’intelligence, et leurs systèmes, politique, militaire et naval, sont encore dirigés avec une compétence et une largeur de vues sans rivales. Mais aujourd’hui les facultés actives de l’Allemand, en tant qu’Allemand, — les habitudes, les traditions victorieuses qu’il a accumulées depuis bientôt quarante ans — peuvent, finalement, n’être qu’un bienfait douteux pour l’Europe, ou même pour la postérité allemande. Les contours géographiques, les forces économiques, la direction que prennent les inventions nouvelles et le développement social, font prévoir une unification de toute l’Europe Occidentale, mais elles n’indiquent certainement pas sa germanisation. J’ai donné déjà les raisons qui me portent à croire que non seulement la langue française conservera ses positions, mais qu’elle prévaudra dans l’Europe Occidentale, à l’encontre de l’Allemand. Certains autres obstacles viendront gêner l’union même de peuples indiscutablement germaniques.

« À mesure que les années passent, il est un élément, dans l’activité actuelle de l’Allemagne, qui deviendra de plus en plus un embarras. L’idéal germanique est profondément entremêlé avec la tradition impériale et avec les méthodes brutales de la monarchie prussienne. Le développement intellectuel des Allemands est, dans une large mesure, limité par un fonctionnarisme de cour. Pour bien des choses, cette cour s’inspire encore des nobles traditions d’éducation et de discipline qui ont survécu aux périodes d’adversité, et la prédominance de la volonté impériale donne, sans doute, à la politique et à l’activité allemandes une unité de direction qui augmente singulièrement leur efficacité ; mais le prix est lourd que doit finalement payer une nation pour un gouvernement capable, bien plus même que pour un monarque radieusement stupide. La plupart des gens énergiques et intelligents supportent mal autour d’eux des capacités opposées aux leurs ; ils sont enclins, dans l’ignorance de leur égoïsme, à être jaloux, dogmatiques et agressifs. Il n’y a actuellement, dans l’empire germanique, aucune autre grande figure qui puisse contrebalancer le personnage impérial, et l’on ne voit pas comment d’autres grandes figures pourraient s’élever. Beaucoup d’esprits doués et transcendants ne parviennent pas à s’épanouir, à se produire, sous cet étouffement monarchique. L’activité impériale impose aux Allemands certaines restrictions limitatives qui doivent finalement être préjudiciables à l’atmosphère intellectuelle qui est la force même de l’Allemagne. La discipline et l’éducation ont fait la grandeur de l’Allemagne, elles sont des nécessités primordiales ; mais, pour l’avenir, le libre développement des hommes d’initiative et d’imagination est également une nécessité essentielle. L’Allemagne est-elle, dans la pleine mesure de ses forces, en train de produire des hommes de valeur ? C’est là, somme toute, la question vitale, et peu importe de savoir si sa politique est imprudente ou sage, si les progrès commerciaux sont surfaits ou non… Ou bien l’Allemagne ne fait-elle que récolter ce qui fut semé en une précédente période ?

« Elle n’est pas, à la vérité, dans une position beaucoup plus forte que celle de la France vers 1860, et son actuelle prépondérance est curieusement analogue à celle de l’Empire français vers cette époque. La mort peut, à tout moment, terminer la carrière du présent souverain allemand — il n’y a pour une existence unique aucune assurance certaine d’éternité. Cette disparition laisserait l’Allemagne entièrement organisée pour tout ce qui se rapporte à une cour, mais il n’existe aucune garantie digne de confiance quant au caractère et aux opinions de la personnalité royale subséquente. Dans le passé de l’Allemagne — passé infiniment plus libéral — bien des choses furent accomplies par l’intermédiaire du précepteur, du chambellan, du chancelier, par de puissants personnages qui voyaient plus loin que le trône et qui, avec désintéressement, poussaient le monarque dans la voie qu’il devait suivre. — Cela d’ailleurs ressemblait fort au procédé de celui qui voudrait écrire une lettre en tenant indolemment la plume avec des pincettes. — Si ces circonstances se reproduisent un jour, la nouvelle classe d’hommes, dont peut dépendre l’avenir, sera-t-elle prête à assumer les plus graves responsabilités, ou bien l’élite de ses membres sera-t-elle sous les verrous sous prétexte de lèse-majesté, ou naturalisée anglaise ou américaine, ou incorporée à contre-cœur sous l’autorité d’officiers de naissance indiscutablement aristocratique, ou enfin, ayant repris le joug, sera-t-elle «retournée à la terre » sous les auspices d’une ligue agrarienne ?…

« Sous un autre rapport, l’organisation intensivement monarchique et aristocratique de l’Empire allemand sera un obstacle à la synthèse politique des peuples germaniques. De petits peuples avantageusement situés, et saturés des idées de liberté individuelle, tels que la Hollande et la Suisse, sont des facteurs indispensables dans cette synthèse. On s’imagine, au besoin, un Suisse allemand acceptant d’être incorporé à un grand État pangermanique républicain, — mais ployer le genou devant le Dieu des Pères de Sa Majesté Impériale devient, pour un homme qui a le respect de lui-même, un exploit singulièrement plus difficile.

« En outre, avant que l’Allemagne puisse s’unifier jusqu’à l’Est, il lui faudra combattre la Russie ; et avant qu’elle s’unifie à l’Ouest, il lui faudra combattre la France, peut-être aussi l’Angleterre, ou même ces deux puissances alliées. Je suis persuadé qu’on déprécie infiniment trop la force militaire de la France et, à ce sujet, il faut lire Jean de Bloch. Indiscutablement, les Français ont été vaincus en 1870 ; indiscutablement, ils ont échoué dans leurs longs efforts pour conserver sur mer un pouvoir égal à celui de l’Angleterre, mais ni l’un ni l’autre de ces arguments ne porte atteinte à l’avenir de la France. Les désastres de 1870 furent probablement un inappréciable bienfait pour l’imagination française trop ardente et trop confiante. Ils débarrassèrent l’esprit français de cette illusion, qu’un Impérialisme personnifié est le seul moyen d’accomplir de grands desseins, — une illusion que chérissent nombre d’Allemands, et, semble-t-il, quelques Anglais fantasques, et même des Américains plus fantasques encore. Les Français ont fait beaucoup pour démontrer la possibilité d’une république militaire stable. Ils se sont affranchis du fardeau d’une couronne et d’une cour et, pendant plus de trente ans, ils ont maintenu le bon ordre ; ils ont dissocié leur vie nationale de toute forme de foi religieuse ; ils sont arrivés à une liberté de penser et d’écrire qui, malgré tout ce qu’on peut dire pour prouver le contraire, est absolument impossible chez les peuples de langue anglaise. Aucune raison ne permet de douter de l’affirmation de Jean de Bloch qu’aujourd’hui, sur terre, les Français sont relativement beaucoup plus forts qu’ils ne l’étaient en 1870, que l’évolution des armements militaires a toute été en faveur de l’intelligence et du caractère français, et qu’une guerre entre la France et l’Allemagne seule pourrait aujourd’hui avoir une issue très différente. Si un semblable conflit se produisait, c’est l’Allemagne et non la France qui s’apercevrait qu’elle a trop engagé ses forces sur les mers, dans le but de rivaliser avec les peuples de langue anglaise. D’ailleurs, la France ne combattrait pas seule. Elle lutterait pour obtenir la Suisse ou le Luxembourg ou les bouches du Rhin, elle lutterait avec la gravité de ses souvenirs humiliants, et elle pourrait compter sur l’aide de tous les peuples slaves tombant sur le dos de son adversaire, et très probablement aussi sur l’aide des peuples de langue anglaise.

« L’Empire allemand paraît singulièrement enclin à recommencer, sur une plus vaste échelle, l’histoire de la Hollande. Tandis que les Hollandais déversaient toute leur force sur les mers, dans un conflit qui, en réalité, ne leur assurait qu’une suprématie commerciale, ils laissèrent passer à tout jamais hors de leur portée la possibilité de constituer une grande synthèse de la Basse-Allemagne, qui à cette époque s’étendait jusqu’à Arras et Douai. Ils forcèrent positivement les Anglais à prendre rang au nombre de leurs ennemis. Et aujourd’hui les Allemands envahissent les mers avec des intentions menaçantes qui provoqueront certainement, comme contrepoids, la création d’une marine américaine, une modification fondamentale de la politique britannique, et très vraisemblablement la réalisation de la synthèse des peuples de langue anglaise.

« Il est peu probable que, gênée par toutes ces entraves, la synthèse germanique finisse par prévaloir dans l’étroite unité économique, dans la région urbaine qui se formera sur la partie occidentale de l’Europe. L’empire allemand, — c’est-à-dire l’expression organisée de l’esprit agressif allemand, — sera abattu ou affaibli au point d’être contraint, à la suite d’une série de guerres sur terre et sur mer, d’accorder certaines concessions importantes ; il sera forcé, au cours de ces luttes, de laisser se développer l’autonomie de sa classe moyenne intelligente et, finalement, ce ne seront pas les idées impériales et germaniques, mais les idées d’unification européenne, semblables aux principes fondamentaux de la Suisse — un républicanisme civilisé trouvant pour moyen d’expression la langue française, — qui s’établiront sur une base bi-lingue, d’un bout à l’autre de l’Europe occidentale, et qui prédomineront de plus en plus vers la fin du xxe siècle sur le continent européen et le bassin de la Méditerranée »[1].




  1. H.-G. Wells, Anticipations (trad. H.-D. Davray et B. Kozakiewicz) Mercure de France, édit. Paris.