La Guerre russo-japonaise et l’opinion européenne

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La Guerre russo-japonaise et l’opinion européenne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 186-219).
LA GUERRE RUSSO-JAPONAISE
ET
L’OPINION EUROPÉENNE

Les premières torpilles, qui, dans la nuit du 8 au 9 février, trouèrent audacieusement la coque du Cesarevitch, du Revitsan et du Pallada, ne causèrent pas plus d’émoi à bord des bâtimens russes qui dormaient, tranquilles sur leurs ancres, qu’elles ne provoquèrent de stupeur dans les chancelleries européennes et de surprise parmi les peuples. Et cependant, rarement guerre est sortie plus fatalement de la situation géographique, politique et économique de deux grands pays ; rarement conflit a été annoncé plus longtemps d’avance et prédit avec plus de persistance. Mais l’on ne croit en général qu’à ce qu’on désire : les peuples et les hommes d’État se refusaient à voir les réalités menaçantes la Russie elle-même avait foi en la paix, parce qu’elle la voulait, et elle s’abstenait de préparatifs militaires ; le Japon, plus résolu à combattre et plus intéressé à la victoire, puisqu’il joue tout son avenir de grande puissance, était plus prêt que son adversaire et a pu frapper les premiers coups.

La paix était à l’ordre du jour, en Europe, au moment où le canon japonais a brutalement coupé la parole aux diplomates. La paix était devenue le leitmotiv de tous les discours des chefs de gouvernement, empereurs, rois ou présidens de République. Jamais, les luttes des partis, à l’intérieur de chaque État, n’avaient été plus violentes ; mais tous ou à peu près tous chantaient à leur tour, bien que sur des tons différens, l’hymne à la paix bienfaisante. Si nous rappelons ces faits, ce n’est point pour le plaisir très facile, et quelque peu injuste, de railler des espérances si cruellement démenties ; mais il est nécessaire de constater que les tendances « pacifistes » étaient réellement l’un des traits caractéristiques de la vie politique de l’Europe en ces derniers mois. Le mouvement était presque général : il venait d’en haut, des souverains et des gouvernemens, et il venait aussi d’en bas, des peuples et des partis politiques. Le tsar Nicolas II, le premier, avait donné l’exemple en provoquant la réunion de la conférence de La Haye. Les rois suivaient à l’envi son exemple et multipliaient les visites courtoises et les déclarations pacifiques ; la Triplice et la Duplice n’étaient plus et même, disait-on, n’avaient jamais été que des combinaisons destinées à garantir la paix ; en tous cas, un réseau d’accords nouveaux, d’« ententes » et de « rapprochemens, » tendait à prévenir toute cause de conflits. Les cabinets échangeaient des « traités d’arbitrage ; » les parlementaires des divers pays se rendaient des visites et préludaient par des discours au règne de la fraternité des peuples et de l’arbitrage obligatoire. Le mouvement était si général que l’on ne voyait plus les symptômes contraires : l’âpreté des rivalités économiques, l’incoercible persistance des haines nationales, et l’accroissement ininterrompu des budgets de la guerre et de la marine. En même temps qu’il obtenait le haut patronage des princes, le mouvement « pacifiste » plongeait ses racines jusque dans l’instinct populaire, dans cet instinct primordial de conservation personnelle qui, dans tous les pays où le service militaire est obligatoire et universel, fait apparaître la guerre, non seulement comme une catastrophe toujours redoutable lorsqu’elle s’abat sur la patrie, mais encore comme un malheur prêt à fondre sur le foyer de chaque citoyen, sur sa famille et sur lui-même. À ces sentimens plus ou moins consciens, certains partis politiques se chargèrent de donner un corps, et d’apporter, aux timidités instinctives des hommes, l’excuse d’une théorie philosophique et le prétexte d’une œuvre humanitaire.

Eclatant ainsi brusquement, dans un temps d’aspirations générales vers la paix, la première nouvelle du conflit russo-japonais a produit dans le monde une profonde sensation ; elle a scandalisé les « pacifistes » comme un démenti à leurs espérances ; elle a, du jour au lendemain, bouleversé tout le jeu de la politique ; l’attention des peuples s’est tournée avec passion vers le duel dont ils comprennent la décisive importance pour leurs destinées à venir. L’extrême éloignement du champ de bataille, les proportions de la guerre qui met en branle la puissance de deux grands États dont l’un est européen ; l’immense chemin de fer à l’extrémité duquel le drame s’accomplit ; ce pays aux noms barbares qui n’ont jamais retenti dans notre histoire et que nos lèvres s’accoutument mal à prononcer ; ces peuples sauvages, Mandchous et Mongols, qui jadis, avec l’Empereur inflexible[1], furent les conquérans du monde et qui, tout à coup, réapparaissent sur la scène ; le paysage même où l’action va se dérouler, les trains qui roulent sur la glace et, dans la nuit sans lune, le glissement silencieux des torpilleurs ; tout, les acteurs, l’enjeu et le cadre, contribue à grandir l’impression saisissante que la guerre a produite dès la première heure sur les populations européennes. Un conflit dans les Balkans, cependant bien plus proches de nous, frapperait moins les imaginations ; là, dans ce domaine classique des complications diplomatiques, tout est prévu, escompté d’avance ; là-bas, au contraire, s’élabore un destin mystérieux dont le pressentiment inquiète et passionne les spectateurs. L’énigme, indéchiffrable pour nous, de l’âme jaune, ajoute à tout ce qui vient d’Extrême-Orient quelque chose de ce frisson que l’homme éprouve toujours en face des secrets qu’il ne peut pénétrer : les Romains durent connaître un sentiment analogue en présence des profondeurs insondées de la barbarie.

Suivre la trace de ces émotions dans les divers pays, chercher quels échos les premiers combats ont éveillés dans l’âme populaire, quels courans d’idées ou de sympathies ils ont suscités, c’est ce qui, dans la crise actuelle, peut conduire à des constatations intéressantes. C’est dans ces heures de surprise, avant que gouvernans et gouvernés aient eu le temps de choisir leur rôle, de composer leur visage et d’étudier leurs attitudes, que l’on peut saisir sur le vif les transformations encore invisibles qui s’élaborent dans l’épaisseur de la pâte sociale, et que se révèlent les courans latens qui poussent les peuples vers les révolutions, les précipitent vers la décadence ou les destinent à l’hégémonie.


I

En présence d’une crise comme la guerre russo-japonaise, les gouvernemens, dans leur émoi, se préoccupent des intérêts dont ils ont la garde et cherchent à deviner, avant de laisser voir leurs sympathies, de quel côté penchera la victoire ; plus spontanées et plus sincères sont les préférences des foules : c’est un sens obscur de leurs intérêts, et surtout ce sont leurs instincts et leurs passions qui les leur inspirent, bien plutôt que la raison logique. Beaucoup plus que pour des réalités vivantes, les nations s’enthousiasment pour des fictions ou plutôt pour des réalités transfigurées, qu’elles n’aperçoivent qu’à travers le prisme de leur imagination. De même que ce qui nous séduit dans un roman, c’est d’abord le reflet de nos propres idées, dans le drame de la guerre, l’imagination populaire se projette elle-même sur chacun des deux partis ; ils deviennent sans le savoir les champions des ambitions, des rancunes, des conceptions religieuses ou politiques qui constituent le patrimoine moral de chaque peuple. Il en a été ainsi dans le conflit actuel ; au milieu de l’ardente mêlée des passions politiques, sociales et religieuses, il est apparu comme un facteur nouveau, comme un élément décisif de succès dans les luttes engagées ; c’est pourquoi, dès les premières heures de la guerre, le monde s’est trouvé divisé en amis des Russes et amis des Japonais. Comme les dieux du vieil Homère, les idées, filles ailées de nos esprits, sont descendues elles-mêmes dans l’arène, elles ont pris un corps et elles combattent avec le parti de leur choix ; vaincues avec lui, elles subiront avec lui les conséquences de la défaite.

Agir sur l’opinion, la solliciter lorsqu’elle est hésitante et, lorsqu’elle s’est une fois déclarée, la confirmer dans ses préférences et, comme on dit en argot de presse, la chauffer, c’est la raison d’être et l’objet de cette bataille de fausses nouvelles qui se livre tous les jours dans les colonnes des journaux du monde entier. Ce déluge de victoires apocryphes et de triomphes imaginaires des flottes et des armées du Mikado n’est pas, comme on pourrait le croire, la distraction de quelques désœuvrés ; il décèle un plan dont l’exécution persistante fait assez voir le but : déterminer des courans d’opinion favorables au Japon, jeter le discrédit sur la Russie et sur ses finances, faire croire à la force des armées nippones et leur préparer ainsi des succès réels. Ces brillantes nouvelles, que les journaux nous apportent, n’étaient pas destinées à séduire le public français, dont les préférences sont connues et que l’on n’espère pas égarer, mais à entretenir et à stimuler l’enthousiasme des Anglais et des Américains, et peut-être, grâce à la pression de la volonté populaire, à entraîner les gouvernemens à une intervention diplomatique ou militaire. Les mêmes faits, appréciés par la presse des différens pays ou des divers partis, subissent de tels maquillages qu’à peine les peut-on reconnaître, si bien que l’on pourrait dire que les événemens ne portent pas en eux-mêmes tout leur caractère et toutes leurs conséquences ; ce sont les commentaires qu’on en fait qui leur donnent leur vrai sens et leur portée effective. Pour les uns, par exemple, l’amiral Togo a « traîtreusement » attaqué les vaisseaux russes et toute la responsabilité de la guerre incombe aux Japonais ; pour les autres, c’est le tsar qui, tout en abusant son adversaire par une « comédie » pacifiste, n’a cessé d’augmenter ses armemens et rendu ainsi la guerre inévitable. De même, à chaque engagement, les journaux décident, à leur gré, du succès de chaque parti. Et c’est ainsi qu’en notre temps d’information fiévreuse, de reportage et d’indiscrétion, jamais le public n’a été plus trompé, plus mystifié, et plus crédule.

Si l’on s’en tenait, pour juger les choses, aux apparences extérieures et à une logique superficielle, on serait tenté de croire qu’en Europe, les partis ou les hommes qui font profession d’être « pacifistes » auraient, dès la première nouvelle de la surprise de Port-Arthur, manifesté leur indignation contre le Japon, perturbateur de la paix, et témoigné toute leur sympathie à l’initiateur du congrès de La Haye, au souverain qui ambitionne de porter dans l’histoire le nom de « Tsar de la paix, » et qui, jusqu’au dernier moment, garda une foi si robuste en la possibilité d’éviter un conflit, que l’ennemi put surprendre ses forces navales disséminées et confiantes. Mais, dans le domaine de la politique, les raisonnemens trop simples sont rarement exacts et la réalité échappe aux syllogismes ; les idées n’apparaissent pas séparées les unes des autres comme des formules abstraites ; elles s’incarnent dans des partis, dans des nations ou dans des individus ; comme certains métaux qui ont entre eux des affinités et qui ne se rencontrent isolés les uns des autres que dans le creuset du chimiste, de même, certaines idées de notre temps se combinent plus volontiers avec certaines autres, et si l’analyse peut les en séparer, ce n’est qu’en leur ôtant tout ce qui fait leur réalité vivante. Il n’existe sans doute nulle part un parti qui souhaite la guerre pour la guerre et qui n’applaudirait, si elle était possible, à la création d’un tribunal international assez puissant pour assurer dans tous les cas la paix entre les nations civilisées, mais il n’en est pas moins vrai que la propagande « pacifiste » a été, surtout dans ces dernières années, l’œuvre des partis socialistes ; que l’idée « pacifiste » se trouve presque toujours en combinaison avec d’autres idées qui sont généralement le socialisme collectiviste et révolutionnaire, l’internationalisme et la haine de toute religion. Sans doute, il n’est pas de l’essence du « socialisme, » si l’on prend le mot dans son sens propre, d’être internationaliste, ni d’être anti-religieux ; mais, pratiquement, dans les « partis socialistes, » ces différentes idées ne vont guère les unes sans les autres. « Le socialisme, écrivait récemment M. Naquet, est intimement lié à l’élargissement des patries. Pour lui, nos patries actuelles sont trop étroites et elles éclatent sous sa poussée. » Ce sont là d’ailleurs des faits assez connus, assez publics pour qu’il ne soit pas besoin de les démontrer plus longuement.

Si les « partis socialistes » étaient en réalité ce qu’ils voudraient faire accroire aux peuples qu’ils sont, c’est-à-dire avant tout préoccupés de l’amélioration du sort des classes ouvrières, ou encore s’ils étaient des partis constitués pour obtenir la collectivisation des moyens de production, leur sympathie aurait dû dans le conflit actuel, aller à la Russie ; tout au moins auraient ils dû rester neutres. L’empire des tsars est une nation de paysans, de petits cultivateurs ; la grande industrie y est de création récente et elle n’occupe qu’une fraction relativement peu importante de la population ; les ouvriers, dans les usines russes, ne sont ni plus exploités, ni plus surmenés qu’en Allemagne, en Angleterre ou en France ; peut-être même la comparaison serait-elle souvent à l’avantage de la Russie. En outre, la communauté de village, le mir, ne réalise-t-elle pas un type de propriété collective ? Et enfin, si jamais, depuis un siècle, un acte accompli par un souverain a pu être à bon droit qualifié de « socialiste, » n’est-ce pas l’émancipation des serfs par l’ukase d’Alexandre II suivi des mesures qui les ont peu à peu aidés à devenir tenanciers libres et petits propriétaires ?

Que se passe-t-il, au contraire, au Japon ? Tous les voyageurs qui l’ont visité depuis qu’il jouit des « bienfaits » de la civilisation et qu’il s’est donné une organisation « scientifique, » sont d’accord pour constater que nulle part le régime du patronat n’est plus dur, le travail plus exténuant et moins rémunéré, les femmes et les enfans plus odieusement exploités. Le régime du salariat y est devenu, dans toute la force du terme, un esclavage. Invoquons sur ce point le témoignage d’un écrivain qui est loin d’être hostile au « socialisme, » M. G. Weulersse ; il a étudié de près la vie industrielle et il se réfère, en outre, au curieux ouvrage de M. Saïto. « Peu de choses, au Japon, écrit M. Weulersse, frappent l’étranger aussi vivement que l’effroyable gaspillage du travail humain. La première décortiquerie de paddy est pour lui un spectacle : cet homme au corps nu perlé de sueur, qui, des heures durant, s’épuise à peser sur le grossier levier pour soulever le lourd pilon ; cette négligence parfaite de tout ce qui pourrait épargner l’effort, c’est une révélation déjà de l’avilissement où est tombée la main-d’œuvre. Et, pour l’avoir une fois entendue, jamais il n’oubliera la triste chanson des tourneurs de moulin, qui font toute la journée le tour de leur manège étroit, comme les esclaves antiques ! Dans un séjour de dix jours à Kioto, je n’ai rencontré que quatre chevaux. Quelques bœufs suffisent aux très gros charrois ; pour les transports un peu moins lourds ou un peu plus pressés, on attelle des hommes, — le nombre qu’il faut. Le tireur de kourouma est un privilégié, lui qui ne traîne jamais qu’une ou deux personnes[2] ! »

Les salaires, bien qu’ils aient augmenté dans ces dernières années, sont restés très bas ; parmi les mécaniciens, très rares sont ceux qui gagnent un yen à 1 yen 70 sèn par jour[3] ; leur salaire moyen est de 1 fr. 50 à 3 francs. Et ce sont les ouvriers les mieux payés ! Les employeurs préfèrent d’ailleurs les femmes et les enfans, plus économiques. Des racoleurs parcourent les provinces, embauchant hommes, femmes et enfans ; « les paysans pauvres ne font guère difficulté de livrer leurs filles aux agens recruteurs des grandes manufactures, et ceux-ci d’ailleurs recourent, pour décider les enfans et les pères, à d’odieuses tromperies ; » ou bien encore ils les « enlèvent subrepticement. » Arrivés à l’usine, ces malheureux ne trouvent ni la vie facile et agréable, ni le travail aisé que l’embaucheur leur a promis. L’usine devient, pour les femmes surtout, une véritable prison ; elles y trouvent une pension et un logement, où elles sont livrées sans défense à tous les abus du truck-system ; mal nourries, encore plus mal logées, elles doivent abandonner une partie de leur maigre salaire que retient le patron qui est en même temps logeur. « Les chambres sont misérables, écrit M. Weulersse, décrivant une de ces usines-prisons, les femmes y sont entassées par dix, deux par couche ; leurs couvertures, qu’elles remontent jusque sur la bouche pour se garantir du vent qui pénètre par les carreaux déchirés, sont crasseuses. Aucun secret : je me souviens de la honte qui me prit quand, avec l’ingénieur qui me servait de guide, j’entrai brutalement, en faisant glisser la cloison, dans ces chambres ouvertes presque comme un chenil ou une étable, et dont je surprenais les locataires dans le déshabillé de leur toilette. Enfin, en sortant, je remarque la porte-barrière, flanquée d’une sorte de corps de garde. C’est le poste d’où chaque soir on surveille les mouvemens des pensionnaires. Car elles doivent toutes rentrer avant huit heures du soir, et le travail finit à six : la pension est une caserne ! »

Contre une pareille exploitation, les pauvres mousmés n’ont aucun moyen de résistance : « la police n’hésite pas à les ramasser et, si elles n’ont pas achevé le temps fixé par le contrat qu’on leur a extorqué, elle les ramène à l’usine comme elle ramène à la maison de débauche leurs sœurs du Yochivara[4]. » On exige des ouvriers jusqu’à onze et douze heures de travail par jour sans autre repos que deux jours par mois, et seulement du matin au soir. « Dans toute l’année, cinq jours à peine de congé, au premier de l’an, dont on a besoin pour réparer la machinerie. Les nouvelles lois protectrices limitent la durée du travail des femmes à douze heures ! » Comme les ouvriers, elles travaillent indifféremment de jour et de nuit, et cependant leurs salaires sont dérisoires. Les plus habiles tisseuses d’Osaka n’arrivent à gagner que de 35 à 40 sèn ; et la moyenne ne gagne que 18. Les étonnantes colleuses d’étiquettes des allumetteries arrivent tout juste à gagner 13 sèn dans leur journée. Dans les filatures de coton, les femmes adultes gagnent de 26 à 50 sèn ; les hommes gagnent juste le double. En moyenne, à travail similaire et sensiblement égal, les ouvrières sont payées un tiers ou moitié moins que les ouvriers » Encore, comme pour ceux-ci, les amendes viennent-elles souvent retrancher une bonne part du gain.

Quant aux enfans, on les emploie plus volontiers encore parce qu’ils sont plus économiques ; dans les filatures, même lorsqu’ils font le travail d’un ouvrier, on ne les paye que 8 à 10 sèn par jour. Malgré la loi de 1902 qui interdit de faire commencer r» apprentissage » avant onze ans, on prend souvent les enfans à sept ans. « On les loge, on les nourrit. Dieu sait comme ! On leur fait donner tout le travail qu’ils peuvent ; et, pour tout salaire, alors même qu’ils sont devenus des hommes, on les gratifie de 3 yen par mois, 6 sous par jour ! »

Voilà, semble-t-il, quelques-unes des raisons qui devraient éloigner de cet enfer des travailleurs les sympathies actives des « partis socialistes » européens. Si de pareilles choses se passaient en Russie, si l’on y attelait les hommes, si l’on y tolérait un pareil gaspillage du travail humain, si la traite des ouvriers, des femmes et des enfans s’y pratiquait aussi ouvertement, quels articles virulens ne lirions-nous pas sur la « barbarie » de l’empire moscovite ! Mais non, c’est le Japon qui « tient le flambeau de la civilisation moderne ; » c’est lui qui est « occidental, » lui seul qui s’inspire des principes d’humanité et de justice[5] !

Enfin, si les « socialistes » d’Europe se désintéressent du sort des travailleurs japonais, ne pourrait-il pas arriver que le triomphe des Japonais sur les Russes eût des conséquences dangereuses pour les ouvriers européens eux-mêmes ?

La concurrence du travail jaune, pour n’être pas le péril imminent que l’on a parfois dépeint, est loin d’être cependant un péril imaginaire. L’industrie japonaise, depuis quelques années, n’est plus en progrès et sa production a presque cessé de s’accroître, car, si la main-d’œuvre est à bon marché, elle reste de très médiocre qualité et de faible rendement ; en sorte que le travail nippon ne semble pas sur le point de devenir une cause d’avilissement des salaires dans l’Europe occidentale : mais en serait-il de même si le Japon, victorieux des Russes et maître du Céleste-Empire, organisait le travail chinois et acclimatait en Chine la civilisation industrielle et le régime du salariat ? C’est alors, sans doute, que les marchés d’Extrême-Orient se fermeraient à la production européenne et que l’exportation des pays jaunes envahirait toutes les contrées dont la clientèle fait actuellement vivre les manufactures de l’Occident ; il serait surprenant qu’il n’en résultât pas un abaissement des salaires qui ne trouverait de remède que dans les barrières d’un régime ultra-protectionniste. Ce péril est si peu imaginaire que, depuis longtemps déjà, les États-Unis et l’Australie ont pris des mesures sévères pour défendre la main-d’œuvre blanche contre la concurrence du travail jaune ; tout récemment les travailleurs européens de la Colonie du Cap n’ont-ils pas, eux aussi, protesté énergiquement contre l’introduction des coolies chinois dans les mines du Rand ? La victoire du Japon sur la Russie serait le point de départ d’une ère nouvelle où la race jaune, sous l’impulsion des Nippons, adopterait tous les procédés et les outils de notre civilisation ; il en résulterait pour l’Europe des perturbations économiques qui retarderaient singulièrement la solution des grandes questions sociales.

Les hommes qui, dans les divers pays, conduisent ou inspirent les « partis socialistes » n’ignorent pas ces périls ; mais leurs préoccupations dominantes ne sont pas celles qui intéressent les travailleurs. La crise actuelle révèle leurs véritables tendances : avant d’être des « partis ouvriers, » ils sont des partis philosophiques, ou pour mieux dire religieux. C’est un credo qu’ils cherchent à substituer à un autre credo ; c’est un ensemble de doctrines en dehors desquelles il ne saurait y avoir ni Vérité, ni Justice, qu’ils prétendent imposer au monde : les questions sociales et ouvrières ne sont qu’une partie accessoire de leur programme ; l’amélioration du sort des masses populaires ne doit être, à leurs yeux, qu’une conséquence de la reconstruction complète de la société sur les ruines des anciennes religions, des vieilles patries et des institutions mortes. Dans cette œuvre de rapide et totale transformation, dans cette gigantesque entreprise de palingénésie sociale, l’empire nippon leur apparaît comme un précurseur et comme un allié. N’a-t-il pas donné, depuis 1868, l’exemple d’une société qui, par un acte de la volonté de son gouvernement, s’inspirant des principes supérieurs de la civilisation occidentale, s’est, en quelques années, métamorphosée en un État moderne ayant un parlement, une presse, un ministère responsable, tout l’attirail compliqué de ce qu’on nomme « la liberté politique » et doté aussi d’une industrie, de machines perfectionnées, de canons et de cuirassés du meilleur modèle ? Mais surtout, les Nippons n’ont-ils pas, au regard des « socialistes, » l’avantage de n’être pas chrétiens, d’être presque complètement détachés de toute croyance religieuse, de n’avoir pas à lutter contre les préjugés ataviques des vieilles religions, et de pouvoir construire de toutes pièces une société nouvelle d’après les principes de la « civilisation moderne » et les « lois de la science ? » Dans la lutte qui met aux prises Russes et Japonais, leur ardente sympathie va tout droit au Japon comme au représentant de la civilisation ; son triomphe, dont ils ne doutent pas, sera le triomphe de la raison éclairée par la science contre l’obscurantisme, le triomphe de la civilisation moderne contre le moyen âge, de la liberté des peuples contre l’absolutisme des rois, de la Révolution contre la réaction. Dans l’espérance des dirigeans du socialisme, le Japon est le bélier formidable qui porte les premiers coups et commence d’ébranler la forteresse où tous les préjugés qui enchaînaient l’humanité et paralysaient son essor, résistent désespérément à l’assaut des idées nouvelles. Comme le poignard de Louvel était « une idée libérale, » les torpilles et les obus de l’amiral Togo sont des idées révolutionnaires.

Que les théoriciens de la Révolution et les philosophes du socialisme se fassent de la Russie et du Japon une image inexacte et que la réalité ne corresponde guère à leurs conceptions, peu importe au point de vue qui nous occupe ; que la Russie et le Japon, qui se battent pour des intérêts très précis et des ambitions très définies, n’aient même pas conscience du rôle qu’on leur attribue et des batailles d’idées dont ils sont les champions involontaires, peu importe encore, car les illusions sont souvent des réalités vivantes, et c’est souvent pour des illusions que les hommes se battent et qu’ils meurent. La Russie n’est assurément pas la puissance barbare que les journaux révolutionnaires et internationalistes nous dépeignent, pas plus que le Japon n’est le pays civilisé et scientifiquement organisé que l’on se figure ; mais, en faisant de l’empire des tsars le champion de la résistance à la Révolution, les socialistes restent fidèles à la vision générale qui fut celle de Michelet et qui fait de l’histoire du monde celle de la lutte de deux principes éternellement antagonistes, la Liberté et la Fatalité, la lumière et les ténèbres, qui s’incarnent l’un dans la Révolution, l’autre dans l’Eglise : c’est cette vision dont bénéficie aujourd’hui le Japon et qui rend les partis internationalistes et socialistes solidaires de ses succès comme de ses revers. « Depuis longtemps, écrivait déjà en 1849 un diplomate russe, il n’y a plus en Europe que deux puissances réelles : la Révolution et la Russie[6]. » Le problème de l’avenir de l’Europe se pose encore à peu près dans les mêmes termes aux yeux des révolutionnaires d’aujourd’hui. Ils n’ont d’ailleurs jamais pénétré l’âme profonde du peuple russe, ils ne connaissent de l’immense empire que cette infime minorité révolutionnaire et cosmopolite qui rêve de superposer à la Russie russe une Russie européenne avec le régime, les idées et les mœurs des pays occidentaux. Du Japon, ils ne voient que la façade modernisée et les apparences révolutionnaires. Dès lors, entre les deux adversaires dont ils choisissent l’un pour en faire le défenseur et le héraut de leurs propres idées, leur sympathie n’hésite pas : ils sont pour le Japon.

Dans leur campagne contre le tsarisme, les « partis socialistes » ont trouvé un précieux allié. Le régime d’exception auquel sont soumis les Juifs de Russie, les expulsions en masse dont certains d’entre eux ont été victimes il y a quelques années, les troubles récens de Kichinev et leur retentissement dans le monde entier, ont ligué leurs coreligionnaires de tous les pays contre la puissance moscovite ; c’est contre elle aujourd’hui qu’ils tournent leurs efforts dans une lutte qui ne prendra fin que le jour où les Juifs russes jouiront, dans tout l’Empire, du droit commun à tous les régnicoles. Cette force que représente le « sémitisme » s’est, en ces dernières années, par suite de diverses circonstances de la vie politique, presque toujours trouvée en combinaison avec le socialisme internationaliste. La Russie est, aujourd’hui, l’ennemi contre lequel, dans l’univers entier, elle organise la lutte et dirige ses coups. Nous ne parlons pas, bien entendu, des Israélites en tant qu’individus, — beaucoup, notamment en France, font des vœux pour la cause de la Russie, — mais seulement en tant qu’ils représentent des intérêts de race soutenus par une formidable puissance financière internationale. Si l’on réfléchit à tout ce que représente aujourd’hui de puissance effective la force de l’argent, qui dispose de la presse et, par elle, de l’opinion, et qui fournit des armes aux partis révolutionnaires internationaux dans leur croisade contre la Russie des tsars, l’on ne doutera pas qu’il n’y ait là, pour l’empire moscovite, un danger d’autant plus redoutable que, victorieux ou vaincu, il peut le rencontrer devant lui, dissimulé sous divers déguisemens diplomatiques, lors du règlement de compte général qui mettra fin à la guerre actuelle. Contre cette coalition de toutes les forces internationales et révolutionnaires, ce ne sera pas trop, pour la Russie, du prestige de grands succès militaires et de toutes les ressources de sa diplomatie et de ses alliances.


II

Nous avons montré comment « l’Eglise de la Révolution[7], » sans hésiter, dès les premières heures de la guerre, s’est, par l’organe de ses journaux et de ses pontifes, rangée sous les drapeaux des Nippons ; elle ne s’est pas contentée d’exprimer des vœux platoniques pour le succès de leurs armes, mais elle leur a apporté un utile concours en travaillant à ameuter la presse et l’opinion contre le « tsar knouteur » et en poussant les gouvernemens à favoriser le Japon, soit par une neutralité bienveillante, soit même par une aide effective. Pour faire contrepoids à cette coalition de forces internationales nettement hostiles à la Russie, aucune puissance équivalente ne se dresse au-dessus des égoïsmes nationaux et de l’émiettement des partis. L’Eglise catholique, dans ce conflit qui n’intéresse aucune puissance catholique, n’avait pas à prendre parti et ne s’est pas prononcée. On aurait pu croire, au premier abord, qu’à part certaines exceptions intéressées, la sympathie des nations européennes irait naturellement à l’Européen contre l’Asiatique, au blanc contre le jaune, au chrétien contre le non-chrétien ; il n’en a pas été ainsi. Dans les divers grands États du monde civilisé, l’anarchie des consciences, les conflits économiques et les rivalités historiques, ont créé, en présence de la guerre russo-japonaise, une variété d’attitudes et de sentimens dont la diversité même fait l’intérêt parce qu’elle est révélatrice des conceptions politiques et sociales, des tendances, des souvenirs et des aspirations des peuples.

Le tsar Alexandre III, s’adressant un jour au prince Nicolas de Monténégro, l’appelait « le seul ami de la Russie. » De fait, comme tous les puissans, la Russie a beaucoup de flatteurs, mais peu d’amis sincères ; avant que les manifestations spontanées des deux peuples aient créé, entre les Français et les Russes, des liens capables de survivre même au traité qui constate et ratifie l’alliance des deux nations, la Russie ne pouvait guère compter que sur des amitiés slaves. Tard venue dans l’histoire de l’Europe, elle n’y a pris sa place qu’en refoulant d’un côté le germanisme et de l’autre l’islamisme ; dans cette doublé lutte, elle a amassé contre elle des rancunes historiques que l’amitié des princes ne suffit pas à détruire, mais elle s’est acquis, en libérant les Slaves des Balkans, des titres à une gratitude qui lui assurerait certains dévouemens si la reconnaissance, en politique, était aussi tenace que la haine.

Le conflit actuel n’a pas été l’occasion d’une manifestation unanime de tous les Slaves ; le sentiment de la fraternité de race s’est manifesté surtout chez ceux des membres de la grande famille qui sont encore opprimés par des peuples ennemis ou isolés au milieu de populations germaniques. Avant-garde du slavisme vers l’Occident, les Tchèques de Bohême et de Moravie, en butte à l’hostilité constante et implacable des Allemands, ont, dès les premiers jours de la guerre, bruyamment témoigné de leurs ardentes sympathies pour les Russes. A Prague, pour implorer les bénédictions du ciel sur les armes russes, une grande cérémonie a été célébrée à l’église orthodoxe, en présence du Conseil municipal et d’une foule immense débordant jusque sur la grande place de l’Hôtel-de-Ville ; à cette imposante manifestation tchèque répondit, comme c’est la coutume, une violente contre-manifestation germanique : les étudians Allemands, unis aux socialistes, sifflèrent les cris et les chants des Tchèques ; plusieurs jours durant, les troubles continuèrent, les Allemands, protégés par la police et la troupe, acclamant la Grande Allemagne, les Tchèques huant les emblèmes allemands et acclamant la Russie. L’agitation de la Bohême eut son contre-coup dans d’autres villes de l’Empire, à Linz, à Vienne notamment, où les Allemands manifestèrent brutalement leur antipathie pour la « race inférieure. »

Les Slaves du Sud, Croates, Slovènes, Bosniaques, et ceux des Balkans, se sont souvenus de leur parenté ethnique et ont, en général, fait montre de sentimens « russophiles ; » les journaux nous ont appris que le tsar, sans doute dans le dessein d’affirmer la solidarité slave, avait accepté 500 volontaires bulgares et 500 Serbes. Cependant il est curieux de noter certaines dissidences : les partis extrêmes, ceux qui espèrent obtenir par une agitation révolutionnaire et de sanglantes insurrections l’indépendance de la Macédoine et la libération définitive de tous les peuples balkaniques, ont vu sans regret les Japonais opérer sur les derrières de la Russie d’Europe une puissante diversion qui éloignera ses forces du Danube et l’empêchera de peser de toute son influence pour comprimer les ambitions impatientes et retarder l’échéance du suprême conflit. Que les armées du tsar soient vaincues et sa puissance affaiblie, c’est peut-être même le vœu que forment, sans presque oser se l’avouer à eux-mêmes, ceux des Slaves du Danube qui redoutent déjà, pour l’avenir de leurs nationalités, une protection trop puissante. Le Balkan farà da se, c’est une devise que certains partis, dans la péninsule, adopteraient volontiers, sans d’ailleurs être plus assurés que les Italiens d’autrefois de la pouvoir réaliser.

Séparés des autres membres de la famille slave par des traditions religieuses et nationales et des souvenirs sanglans, les Polonais auraient, naguère encore, cherché unanimement tous les moyens de prouver leurs rancunes vivaces contre la Russie ; mais les persécutions dont ils ont été l’objet en Posnanie, les incidens de Wreschen et de Gnesen leur ont montré dans l’Allemand un ennemi plus dangereux pour la persistance du sentiment national que le Russe, dont la domination, si abhorrée qu’elle ait été, est du moins celle d’un peuple slave. La crise actuelle les a trouvés hésitans et divisés : les uns, nombreux surtout, parmi ceux qui ont quitté le vieux sol national, ont cru reconnaître dans le Japon le vengeur toujours espéré ; les autres, n’osant attendre de l’avenir une résurrection de l’indépendance nationale, estiment que les Polonais peuvent se faire une place comme membres loyaux du grand empire russe et comme l’un des élémens slaves de la monarchie austro-hongroise, tandis qu’ils devront toujours soutenir la lutte séculaire contre le germanisme envahissant. Ceux-là ont saisi l’occasion de la guerre pour témoigner au tsar qu’ils ne sont pas des ennemis quand même et qu’ils n’ont pas entièrement abjuré tout sentiment de fraternité slave.

En Hongrie, à mesure que disparaissent les hommes de la génération que Paskevitch a rejetée, sanglante et meurtrie, aux pieds du Habsbourg, la violence du sentiment anti-russe va s’atténuant ; la guerre vient de prouver qu’il est encore assez fort pour provoquer, dans le public et dans la presse, des manifestations hostiles à la Russie et des vœux pour la victoire du Japon ; un groupe d’étudians a même invoqué, afin de stimuler le zèle des Magyars pour la cause nippone, une parenté de race, des affinités touraniennes !

Une longue histoire, où l’unité nationale a été forgée de toutes pièces par la puissance de la dynastie et la force du pouvoir central, a rendu l’Allemand docile aux lois et naturellement déférent à tout ce qui émane de l’Etat ; nulle part, l’opinion publique n’est moins frondeuse et ne se règle plus fidèlement sur l’attitude officielle. Aussi est-il souvent malaisé de discerner les tendances réelles et les préférences secrètes du peuple ; dans le conflit actuel, cette difficulté est encore accrue du fait qu’entre le Russe et le Japonais, les sympathies de l’Allemand ont réellement hésité à se déclarer. Un instinct de race, né du souvenir de longs siècles de luttes, fait du Russe, champion du slavisme, l’adversaire naturel de l’Allemand et du germanisme. Admirateurs intéressés et parfois exclusifs de la deutsche Cultur qu’ils regardent comme la civilisation idéale, les Allemands ne pardonnent pas aux Russes d’en méconnaître les bienfaits, de l’avoir chassée des provinces baltiques et de la combattre en Finlande ; la résistance des Polonais de Posnanie à la culture de la « race supérieure » leur paraît encore un méfait du slavisme ; tout bon Allemand a cru voir en rêve ce terrifiant avenir : la « civilisation germanique » écrasée sous la lourde botte du Cosaque. L’expansion russe est pour l’Allemand un péril national ; elle lui apparaît plus menaçante encore depuis qu’il I sait les ambitions de l’Orient moscovite unies par un traité d’alliance aux revendications de l’Occident français. Les orateurs et les journaux de la Social-Démocratie ont pris à tâche de rajeunir et de formuler ces défiances instinctives ; depuis longtemps, la Russie autocratique est l’épouvantail du socialisme allemand ; en 1891, Bebel, au Congrès d’Erfurt, s’écriait : « Si la Russie, l’ennemie de toute civilisation humaine, attaque l’Allemagne pour la dépecer et l’anéantir, nous sommes autant et plus intéressés que ceux qui gouvernent l’Allemagne et nous résisterons à l’agresseur. » Dès le début de la guerre actuelle, les chefs du parti et leur organe ordinaire, le Vorwarts, se sont prononcés nettement pour le Japon ; Kautsky, dans un violent article de la Neue Zeit, a expliqué que la démocratie allemande déteste dans le tsarisme le rempart de tous les gouvernemens réactionnaires, et souhaite de tout son cœur le triomphe des Japonais. D’une victoire de la Russie, les socialistes allemands redoutent à la fois un redoublement de conservatisme et d’autoritarisme dans le gouvernement intérieur de leur pays et le prétexte d’un nouvel accroissement des armemens et du militarisme. Ainsi les plus vieux instincts du peuple et les aspirations les plus nouvelles de cette « Social-Démocratie » qui groupe non seulement les « socialistes » orthodoxes, mais tous les mécontens et tous ceux qui travaillent à donner à l’Empire un gouvernement plus libéral et à élargir l’armure qui comprime la vie populaire, ont conspiré pour faire naître et propager des sentimens de sympathie pour l’audacieux Japon qui ose s’attaquer au colosse slave et dont les petits soldats, dressés et équipés à l’allemande, besognent si hardiment contre l’ours moscovite.

Mais, en même temps qu’elle est idéaliste ou même révolutionnaire, l’Allemagne moderne, commerçante et industrielle, se préoccupe du chiffre de ses exportations et de l’expansion de ses nationaux. Ses affaires, en Extrême-Orient, se sont, en ces dernières années, accrues si rapidement qu’elle a en partie supplanté la Grande-Bretagne et qu’elle tient tête aux États-Unis. Du conflit actuel, elle n’est donc pas seulement spectatrice ; ses intérêts y sont engagés et elle redoute dans le Japon le concurrent le plus dangereux pour le développement de son négoce. C’est ce que les journaux conservateurs de l’Empire, et particulièrement ceux des centres industriels et commerçans, s’évertuent à expliquer au public, qui d’ailleurs n’a pas oublié comment l’empereur Guillaume II lui-même a naguère dénoncé le « péril jaune. » Les Hambürger Nachrichten, en particulier, ont pris une attitude nettement anti-japonaise ; naguère ils s’étonnaient ironiquement que la presse social-démocrate ne prît pas, contre les Nippons oppresseurs, le parti de la Corée foulée et conquise et témoignât son admiration sympathique au Japon, fidèle à son empereur jusqu’à l’adoration, passionné pour la gloire des armes, nationaliste et militariste. Les préférences du grand journal hambourgeois ne sont d’ailleurs nullement sentimentales ; il lui semble que la guerre, quelle qu’en soit l’issue, ne peut être que nuisible au commerce allemand ; le triomphe de la Russie serait suivi de l’établissement d’une hégémonie russe sur toute la Chine du Nord et peut-être de l’exclusion des marchandises allemandes ; mais si, d’autre part, le Japon remportait la victoire, le « péril jaune » ne serait plus un simple fantôme, mais une réalité et la concurrence japonaise deviendrait désastreuse pour l’exportation allemande. Entre deux maux, la feuille allemande choisissant le moindre, se prononce pour la Russie, et, en cela, elle représente assez bien l’opinion moyenne qu’entre les vieilles antipathies de race et la réalité pratique des intérêts, l’Allemagne industrielle et commerçante a adoptée.

Pour trouver les traces du vieux levain de défiance hostile contre le Slave, il faut pénétrer jusque dans l’intimité du sentiment populaire, car, à l’exception des feuilles de la « Social-Démocratie, » presque tous les journaux se conforment aux inspirations officielles. Le peuple allemand comprend ou devine que ses intérêts nationaux sont gravement engagés dans le conflit extrême-oriental dont les conséquences sont de nature à modifier l’équilibre des forces en Europe même, La position que chacune des grandes puissances prendra, au moment décisif qui suivra la pacification, décidera pour longtemps de la direction de sa politique ; l’Allemand souhaite pour sa patrie le rôle honorable et profitable d’arbitre de la paix ; il a compris à demi-mot la tactique de son gouvernement : un fait comme la remise à la police russe d’un certain nombre de réfugiés, un discours comme celui où le comte de Bulow a parlé des amitiés « ataviques » de l’Allemagne et de la Russie, ont par eux-mêmes une signification assez claire pour être entendue. L’Allemand tient à user de bons procédés envers son voisin russe : le moment où la « double alliance, » qui inquiète l’opinion germanique, va subir l’épreuve des événemens, où, en France, un parti, dont les chefs ont prouvé maintes fois leur influence dans les conseils du gouvernement, affiche l’intention de « détendre » l’alliance, peut sembler favorable à l’Allemand pour renouer aux dépens de notre pays l’intimité des deux empires. Si la Russie l’emporte, l’Allemagne tient à être avec elle dans le tournoi diplomatique final ; s’il advenait qu’elle soit vaincue en Extrême-Orient, elle garderait une particulière gratitude à ceux qui, sans être ses alliés, auraient su, au moment critique, se montrer ses amis. Ainsi s’expliquent un langage et des procédés qui déplaisent fort au cosmopolitisme révolutionnaire et qui sont qualifiés, dans l’Européen, de « politique demi-russe, bien étrangère et même opposée à nos idées occidentales. » — Avec discipline, comme dans un bataillon bien commandé, les journaux et l’opinion publique ont suivi le mot d’ordre donné par le gouvernement ; à l’intérêt germanique, ils ont sacrifié, sans hésiter, les antipathies foncières qui les éloignent naturellement des Russes. Une telle attitude, dans un tel moment, dénote chez un peuple plus que de la docilité, un véritable esprit politique.

Le premier mouvement de la presse et de l’opinion publique en Italie a été favorable aux Japonais, et l’on pourrait peut-être s’en étonner en songeant que l’Italie n’a aucun intérêt en Extrême-Orient et que ses relations avec l’empire du Soleil-Levant n’ont été marquées que par une insigne malveillance du gouvernement du Mikado au moment où les Italiens manifestèrent des velléités d’occuper la baie de San-Moun. Mais, dans ce peuple intelligent, artiste, assimilateur, qui a su s’élever en quelques années au rang de puissance avec qui l’on compte, peut-être l’Italien croit-il reconnaître quelques-unes des qualités, et aussi quelques-uns des défauts qui l’ont aidé lui-même à pousser sa fortune. De ses longues luttes contre la maison d’Autriche, l’italien, volontiers « libéral » et même révolutionnaire, a gardé contre l’autocratie, dont la Russie lui paraît présenter le type le plus odieux, une défiance instinctive qui s’est accrue de toute la déception qu’a causée dans la péninsule l’ajournement indéfini de la visite de Nicolas II. Ni le « rapprochement » avec la France, ni les mécomptes financiers qui ont été la conséquence de l’agression japonaise et qui retardent la « conversion » du 4 et demi pour 100, n’ont pu empêcher la première explosion du sentiment populaire d’être « japonophile. » Mais le pays qui a produit Machiavel et Cavour est trop accoutumé à faire sortir de toutes les fluctuations de la politique les avantages qu’elles peuvent lui offrir, pour ne pas se plier opportunément aux circonstances ; à mesure qu’à l’enthousiasme provoqué par la surprise du 8 février, a succédé une appréciation plus froide des chances de succès des deux adversaires, et surtout à mesure que s’est exercée sur la presse l’action du pouvoir central, un revirement s’est produit dans les journaux et dans l’opinion. De manifestations sympathiques au Japon, l’Italie n’a aucun avantage à attendre ; en faisant montre, au contraire, de sentimens russophiles, elle reste d’accord avec son fidèle allié l’empereur allemand, et elle ne risque pas de froisser les sentimens de sa nouvelle amie, la République française. Si la Russie remporte une victoire complète, elle n’aura pas, finalement, d’admirateur plus ardent que le peuple italien.

Les pays neutres, comme la Suisse et la Belgique, moins directement intéressés dans le conflit, ont été en général favorables au Japon dans la mesure où ils sont travaillés par les forces internationales et révolutionnaires. En majorité protestante, « libérale, » volontiers socialiste, admiratrice, parfois jusqu’à la naïveté, même et surtout dans les pays de langue française, de la « culture germanique, » asile des réfugiés politiques de tous les pays et spécialement des « oiseaux de passage » venus de Russie, cosmopolite par tradition et par nécessité, la Suisse fait des vœux secrets pour le Japon ; mais sa presse, prudente et soucieuse de ne mécontenter aucun des hôtes qui font la fortune de son industrie nationale, celle des hôtelleries, préoccupée aussi, par un sentiment plus élevé, de respecter cette neutralité qui est pour la Suisse une vocation et une obligation, n’a laissé que rarement transparaître ces tendances. — En Belgique, les socialistes et les doctrinaires imbus du « libéralisme » anglais se sont montrés généralement antipathiques à la Russie ; dans le Peuple, M. le sénateur Edmond Picard a fait scandale parmi ses coreligionnaires politiques, en montrant, avec son indépendance coutumière, les raisons solides qui feraient du triomphe du Japon un péril européen. Mais, en général, les socialistes, les internationalistes et les « intellectuels » ont manifesté leurs préférences pour les Nippons. L’un des savans belges les plus distingués disait à un rédacteur du Soir : « Les Japonais défendent en Asie la cause de la civilisation, du progrès et de la liberté contre l’exécrable régime moscovite. » On ne remarque pas assez que ce sont généralement les « savans » qui affirment le plus volontiers ce qu’ils ne sauraient prouver ! Chez nos voisins belges, gens réfléchis et d’esprit positif, les intérêts économiques ont été, dans la crise actuelle, des conseillers plus écoutés que l’esprit de système ou les visions humanitaires. Le Japon est, pour l’industrie belge, notamment pour la verrerie, un excellent client ; quelques jours avant la guerre, une réunion de grands industriels eut lieu sous la présidence du ministre des Affaires étrangères et en présence du ministre du Japon ; d’autre part, plusieurs des grandes puissances financières du royaume ont des intérêts considérables en Russie et souhaitent peut-être d’être chargées de la négociation de nouveaux emprunts : sérieuses raisons, pour le gouvernement neutre de la Belgique, de garder et d’imposer, dans la mesure de ses moyens, une neutralité effective à l’opinion et à la presse elle-même.

Parmi les nations que l’offensive des Japonais a trouvées d’avance rangées parmi les adversaires de la Russie, l’on nomme souvent ensemble la Grande-Bretagne et les États-Unis ; mais ce serait faire fausse route que d’attribuer à des mobiles identiques une communauté de sentimens qui, elle-même, est moins complète qu’elle ne le paraît au premier abord. Chez les deux branches de la famille anglo-saxonne, ni les préférences des peuples n’ont été déterminées par les mêmes causes, ni les attitudes des gouvernemens inspirées par les mêmes préoccupations politiques.

En Angleterre, la presse et le public, presque sans exception, ont manifesté une aversion profonde et spontanée pour la Russie et des sympathies enthousiastes pour le Japon. La foule de Londres et des grandes villes, la foule des soirs de Ladysmith et de Mafeking, la foule des meetings impérialistes et des music-hall, acclame le « cher petit Japon » et se délecte aux dépêches sensationnelles, rédigées pour lui plaire, qui lui annoncent quelque exploit des torpilleurs ou des cuirassés japonais. Pour le bourgeois ou l’ouvrier anglais, le japonais est un allié, un ami et un élève : on lui a fait croire que le Japon était l’Angleterre de l’Extrême-Orient, qu’il avait, comme elle, confié sa fortune aux Océans et mis sa force et son espoir dans l’industrie et le commerce. La plupart des vaisseaux de guerre et des canons de l’amiral Togo sortent des usines britanniques, et l’Anglais suit avec passion une expérience navale où sont mis à l’épreuve les moyens d’action et les méthodes de l’Amirauté. Jusque dans l’attaque brusque, sans déclaration de guerre, l’impérialisme du peuple des grandes villes a reconnu des procédés qu’il ne réprouve pas et admiré une énergie qui le séduit. Mais surtout le sens pratique du public anglais s’engoue du little Jap parce qu’il voit en lui le champion intrépide des intérêts britanniques, assez hardi pour s’attaquer au géant que John Bull redoute et respecte en même temps comme la seule puissance capable d’imposer une limite à l’essor de son Empire. Jusque dans ses accès de jingoïsme effréné, la foule anglaise reste utilitaire et se laisse guider par son instinct national ; on lui a appris à haïr la Russie, on lui a montré le cosaque, coiffé de peau de mouton et la lance au poing, prêt à fondre, du haut de l’Hindou-Kouch, sur l’empire des Indes, à descendre vers le golfe Persique, à ravir Pékin et Constantinople, à chasser de l’Asie le drapeau de l’Union et à étouffer, de ses bras puissans, la civilisation anglaise et le commerce impérial. Quand Disraeli revint de Berlin, vainqueur sans combat de la Russie épuisée par ses victoires mêmes, et rapportant « la paix avec l’honneur, » il fut le plus populaire des hommes d’Etat britanniques. Le rôle où Disraeli et Bismarck excellèrent, en 1879, quand ils arrêtèrent les Russes aux portes de Stamboul, est, en 1904, dévolu aux flottes et aux armées nippones ; à elles de barrer aux Russes la route de Pékin : toute la sympathie intéressée du peuple anglais les accompagne, et, si elles venaient à se briser contre le colosse, l’opinion acclamerait le nouveau Beaconsfield qui saurait contenir et endiguer le débordement des Slaves sur le Céleste-Empire. Cette hostilité passionnée du public, — tout au moins de la foule qui n’obéit qu’à ses instincts et à ses passions sans égard aux opportunités changeantes de la politique — rien, dans le conflit actuel, ne saurait l’empêcher de se manifester, chaque fois qu’elle en trouvera l’occasion, contre « l’ennemi héréditaire. » Le Globe résumait bien la force et les raisons d’être de ces sentimens populaires quand il écrivait : « Nous n’avons jamais dissimulé notre vive sympathie pour le Japon, parce qu’il a été provoqué, parce qu’il est notre allié par traité, parce que ses intérêts sont nos intérêts, parce que la consolidation de la domination russe en Mandchourie signifie la ruine du commerce britannique en Extrême-Orient, et parce que toute augmentation de la force de la Russie est une menace pour notre empire des Indes. Nous ne dévierons pas de cette ligne par crainte de porter ombrage aux amis de la Russie sur le continent ou par condescendance pour les sentimens des puissances continentales. »

Ces préférences déclarées de la masse du public britannique sont à la fois un appui et une gêne pour le gouvernement : en concluant son alliance avec le Mikado, il avait surtout l’ambition de tenir en respect l’expansion russe en dressant, en face d’elle, la menace de l’armée et de la flotte nippones : un perpétuel tête-à-tête des deux adversaires, qui se montreraient les dents sans jamais se mordre, eût été, pour la Grande-Bretagne, l’idéal ; elle s’est efforcée d’éviter un conflit auquel ni sa situation politique, ni l’état de ses finances ne lui permettent de prendre part ; n’ayant pu prévenir la guerre, elle en profite, cherchant à supplanter l’influence russe à Lhassa, cette Rome de l’Asie centrale ; mais la défaite des Russes ou l’écrasement des Nippons seraient également funestes à ses intérêts. Victorieux, le Japon deviendrait le vrai maître de la Chine et des mers de l’Extrême-Orient et en éliminerait, tout d’abord, l’influence anglaise ; éloignée du Pacifique, la Russie reporterait ses ambitions en Perse et dans les Balkans d’où l’Angleterre a tout fait pour l’éloigner. La défaite du Japon, d’autre part, serait d’abord pour l’Angleterre, son alliée, un échec moral ; elle grandirait le prestige du plus redoutable des rivaux de sa puissance ; la Russie resterait maîtresse de l’Asie orientale, dominerait à Pékin et en exclurait l’influence et peut-être le commerce britannique. N’ayant pu arrêter les adversaires au moment d’en venir aux mains, l’Angleterre a intérêt à ce qu’une guerre longue et sanglante les épuise l’un et l’autre. Bien qu’elle sache qu’on ne refait pas deux fois à une même nation le « coup » qui a réussi après San-Stefano el que les Russes sont décidés à n’accepter aucune intervention, elle espère que la lassitude des combattans et l’incertitude du succès lui permettront néanmoins de faire entendre ses conseils au moment de la pacification. C’est à cette éventualité que le gouvernement de Londres, uni par un traité d’alliance à l’un des belligérans, se prépare, en observant une rigoureuse neutralité et en esquissant une politique de bons procédés et de rapprochement avec la Russie ; il souhaite que la France, alliée de la Russie, se prête à cette tactique et il espère réussir par ce moyen à entretenir, en Extrême-Orient, un foyer de difficultés renaissantes et d’hostilité latente. Ainsi s’explique le revirement que l’on constate dans les « sphères officielles » de Londres et que la sagesse du roi et la prudence du gouvernement cherchent et réussissent partiellement à imposer à l’opinion publique ; mais les foules anglaises et la presse elle-même sont moins dociles qu’on ne le croit parfois aux suggestions du pouvoir ; les succès discutés et trop longtemps attendus des Nippons ont refroidi leur enthousiasme ; mais elles n’attendent qu’une occasion pour manifester, contre le Russe ennemi, leur incoercible défiance et leur haine vivace.

L’Américain des États-Unis est, plus directement encore que l’Anglais, intéressé aux affaires de l’Extrême-Asie : il est, ou il prétend devenir, le dominateur du Pacifique et faire pénétrer ses marchandises dans tous les pays riverains de son gigantesque domaine. « Les affaires sont les affaires, » et les Yankees craignent qu’une extension de la puissance russe en Asie ne mette obstacle à leur trafic. Ils veulent « la porte ouverte ; » la Russie s’est engagée à ne point la fermer en Mandchourie ; mais n’avait-elle pas aussi promis d’évacuer la Mandchourie et notamment Niou-Tchouang ? L’Américain, homme d’affaires avant d’être homme d’État, ne se préoccupe que de l’avenir immédiat et néglige les prévisions à longue échéance ; il ne se demande pas si la victoire des Nippons et l’établissement de leur hégémonie dans la Chine du Nord ne seraient pas suivis de l’expulsion des blancs du continent jaune et si la production industrielle du Japon et d’une Chine japonaise ne serait pas la concurrence la plus redoutable que le commerce des États-Unis puisse rencontrer ; il suffit que la puissance russe lui apparaisse comme une limitation actuelle de son activité pour qu’il penche du côté des Japonais.

Mais le secret des bruyantes sympathies des Américains pour le « cher petit Jap, » c’est dans leur caractère plus que dans leurs intérêts qu’il faut le chercher. Le sens critique va rarement de pair avec l’esprit d’entreprise et l’audace des initiatives heureuses ; le Yankee sait vouloir et sait oser ; il est prompt à l’enthousiasme, mais il est parfois la dupe de sa propre générosité incomplètement informée. Naturellement porté à admirer les autres dans la mesure où il croit voir en eux un reflet diminué de sa propre image, il aime du Japon la hardiesse de ses initiatives, la rapidité de son essor économique, sa passion des nouveautés, son goût du self-help, son penchant pour le bluff, son nationalisme exclusif et jusqu’à la brutalité de ses procédés de politique extérieure. Conscient d’être le plus libre des peuples, fier de donner asile aux victimes de toutes les tyrannies, le Yankee a horreur de l’autocratie russe, que sa presse lui dépeint sous les couleurs les plus atroces ; l’âme américaine et l’âme russe, séduisantes l’une et l’autre par certains de leurs aspects, sont séparées par de profondes dissemblances : comment pourraient-elles se comprendre ? D’esprit simpliste, le Yankee ne s’arrête pas aux nuances et ne s’embarrasse pas des distinctions où, en bon homme d’affaires, il n’a pas le loisir d’entrer. Pour lui, « le Japon représente dans le conflit l’élément civilisé, le principe libéral et moderne de développement national, la promesse de progrès pacifique. La Russie incarne l’anachronisme d’une organisation fondée sur le fanatisme et la force, sur l’étranglement de la liberté et l’abaissement du peuple[8]. »

Il faut d’ailleurs se garder de rendre la nation américaine responsable des engouemens irraisonnés de la partie la plus agitée et la plus bruyante de la population de l’Union. Les Américains de fraîche date sont ceux qui ont la prétention d’être les plus « américains ; » les nouveaux immigrés, ivres d’espace et de liberté, sont, en général, ceux qui exagèrent jusqu’au ridicule les qualités et les défauts du Yankee ; sur le continent américain, ils apportent et ils répandent leurs antipathies de race et leurs préjugés ataviques. Les plus ardens partisans du Japon aux États-Unis sont sans doute les Polonais, les Arméniens, les Juifs, dont le nombre, l’influence et la fortune s’accroissent avec une rapidité qui déconcerte les plus récens observateurs de la vie américaine, et dont beaucoup sont originaires de Russie ; enfin, les réfugiés russes, slaves ou finlandais, auxquels il faut encore joindre les outlaws, les anarchistes de tous pays, tous ceux pour qui les lois de leur patrie ont été ou ont paru trop sévères ou trop injustes. C’est dans ce milieu, où les idées fermentent, où les haines s’exaspèrent jusqu’à l’action, que les incidens de Kichinev, dénaturés et amplifiés, ont soulevé tant d’émotion ; ce récit a fait frémir d’horreur le pays où la loi de Lynch trouve de si fréquentes et si atroces applications, et a provoqué l’indignation publique contre la Russie. Au contraire, d’autres réfugiés, très nombreux aux États-Unis, ont manifesté chaleureusement leur sympathie pour les armées du tsar : ce sont les Irlandais. Il leur suffit que l’empire nippon soit l’allié de l’Angleterre pour que tous leurs vœux aillent à ses adversaires ; à New-York, des Irlandais ont tenu un grand meeting pour protester contre le langage anti-russe de la presse et pour dénoncer « l’hostilité voilée de M. Hay contre la Russie. » Ainsi, par une revanche inattendue, les peuples du vieux monde retrouvent dans la politique de cette Amérique, peuplée des victimes de leurs injustices et des fugitifs de leurs révolutions, la trace et en même temps la rançon de leurs intolérances. Quant aux Américains de familles anciennement immigrées, ils se sont, en général, contentés de s’intéresser aux efforts du Japon comme il convient à des commerçans à l’égard d’un client avec qui ils font 330 millions de francs de commerce, tandis qu’avec son adversaire, leurs échanges ne se montent qu’à 150 millions (chiffres de 1903). A mesure que le temps s’écoule et que le triomphe des « Japs » se fait attendre jet devient plus douteux, le ton de la presse yankee se fait plus modéré, plus correct, et dénote un souci réel d’impartialité et le désir de garder une neutralité effective.

Le gouvernement, et surtout le président Roosevelt, préoccupés des conséquences qu’une attitude partiale aurait pu produire, se sont gardés des entraînemens irréfléchis et se sont efforcés d’imposer à tous le respect de la neutralité officiellement proclamée. Le sentiment de la responsabilité est le meilleur antidote contre un vague humanitarisme : le gouvernement des États-Unis n’a pas suivi le mouvement qui portait la partie bruyante du peuple vers les Japonais ; il s’est contenté de donner au sentiment populaire certaines satisfactions en affirmant, avec quelque raideur, les droits du commerce des Etats-Unis en Mandchourie et leur volonté de maintenir ouverts les ports où leur exportation trouve d’importans débouchés. Nul doute que les Américains, gens pratiques, ne s’applaudissent bientôt de la prudence de leur gouvernement et qu’ils ne se rendent compte que, pour l’avenir de leur négoce et de leur hégémonie dans le Pacifique, le véritable rival est pour eux le Japonais, qu’ils rencontrent aux Sandwich, aux Philippines et en Chine, et non le Russe, qui ne prétend ni à régner sur les mers ni à dominer toute la Chine.


III

Si l’on excepte quelques peuples slaves, dont aucun ne forme une grande nation, nous avons vu presque partout, jusqu’ici, le sentiment populaire, européen ou américain, pencher vers le Japon par aversion pour la Russie. Le peuple français, au contraire, sans s’arrêter à de longs raisonnemens, s’est laissé emporter par la force de son instinct national et a spontanément manifesté sa solidarité avec le grand empire « ami et allié. » Il a montré ainsi, une fois de plus, sur quelles solides assises de réciproque sympathie est fondée la politique franco-russe, qui s’appuie sur tout ce qu’il y a d’essentiel et d’immuable dans le caractère français : c’est d’ailleurs à cette condition seulement que peut être efficace et continue la politique extérieure d’une grande démocratie qui entend maintenir son rang dans le monde, ne pas mentir à ses glorieuses traditions et sauvegarder tous ses intérêts. L’agression inattendue du 8 février, les torpilles et la canonnade éclatant en pleine paix, alors que nos journaux officieux se refusaient encore à croire à l’imminence des hostilités, ont fait courir dans toute la France un long frémissement ; le peuple, ainsi attaqué à l’improviste, n’était-ce pas celui que le plus humble des Français sait être l’allié de son pays, celui dont le souverain a échangé par deux fois avec le Président de la République des visites d’amitié ? Cette armée, dont le canon résonnait, n’était-ce pas celle que l’imagination populaire s’est représentée, marchant à l’appel de la nôtre, pour effacer la honte de l’année terrible et les blessures de la France démembrée ? Un frisson d’enthousiasme secoua la France : de l’école à la caserne et de l’atelier aux salons mondains, un même sentiment fit vibrer les cœurs ; on se précipita fiévreusement sur les journaux, on se mit à épeler les cartes de ces pays lointains, à mesurer l’indéfinie longueur du Transsibérien ; dans nos collèges. Japonais devint une injure, et nos écoliers, en jouant à la guerre, ne voulurent être que « Russes. » A Paris, chez le marchand de vins, ce club des quartiers populaires, la guerre est devenue l’unique sujet de conversation et qui doute du succès des Russes est impitoyablement « blagué ; » souvent l’un de ces artisans parisiens, parmi lesquels il se rencontre tant d’esprits naturellement fins et distingués, se révèle stratégiste ; tout en déjeunant et en buvant sa chopine, il commente les nouvelles du jour et explique, avec cette clarté et ce goût de la méthode qui est l’un des caractères de notre peuple, la position des armées, le plan des généraux et l’issue certaine de la campagne ; lui-même et presque tous ses auditeurs tiennent pour les Russes : les contradicteurs sont rares ; quand il s’en trouve, ce sont presque toujours des ouvriers de grandes usines, plus assidus à la Bourse du travail qu’à l’atelier et endoctrinés par les professionnels de la politique.

La guerre russo-japonaise a permis à la grande majorité des Français de faire éclater ses sympathies spontanées pour la Russie ; mais, pour une minorité ardente et qui n’est pas sans influence dans les conseils du ministère, elle a été l’occasion de se séparer nettement de l’opinion presque unanime de la nation et d’entreprendre, au nom de la logique révolutionnaire, une violente campagne contre l’alliance franco-russe. Nous avons montré déjà pourquoi les socialistes internationalistes de tous les pays ont choisi le Japon pour champion de leurs idées. En France, le mouvement de l’opinion publique a été si puissant que, même dans les rangs « socialistes, » beaucoup, parmi ceux qui tiennent compte des faits, même lorsqu’ils paraissent en opposition avec leurs doctrines, ont reconnu que, dans l’intérêt même de la civilisation, la victoire du Japon pourrait avoir les conséquences les plus funestes, et ils sont tout au moins restés neutres. Tout autre a été l’attitude de M. Jaurès et de ses amis : se fiant à ce sentiment instinctif qui pousse les démocraties à redouter la guerre, il a, dans son discours de Saint-Etienne, montré la République entraînée, par une politique imprudente et anti-démocratique, à faire la guerre pour le tsar et risquant d’entrer en lutte avec l’Angleterre pour des intérêts qui ne sont pas les siens ; se servant habilement de la « déclaration » qui, en réponse au traité anglo-japonais, a paru étendre à l’Extrême-Orient l’alliance restée jusqu’alors européenne, il a condamné en bloc l’alliance elle-même et conclu que l’heure était venue de la « détendre. » Son discours a été l’acte le plus retentissant de toute une campagne habilement conduite. Dans l’Européen, dans les Annales de la Jeunesse laïque, M. Naquet, ancien sénateur, Israélite, ancien membre du « Comité national » boulangiste, socialiste, internationaliste et « père du divorce, » a repris à son compte le mot de Napoléon Ier et mis l’Europe en face du dilemme : républicaine ou cosaque ; il a insisté sur l’incompatibilité d’une politique républicaine et d’une alliance avec le tsar, et montré dans le Japon le champion naturel du socialisme, de la raison et du laïcisme. Déjà M, Weulersse, dans son intéressant livre, avait signalé entre le Japon et nous des « affinités révolutionnaires ; » le problème n’est-il pas, pour lui comme pour nous, de « fonder une morale laïque ? » Au-dessus de tous les autres, M. Gustave Hervé s’est distingué par l’ardeur et la franchise de ses sentiments japonais ; dans la Revue de l’enseignement primaire, où il écrit hebdomadairement, il mène une campagne violente contre la politique de M. Delcassé ou plutôt contre la politique voulue par la France. Dans son article Pour le Japon, du 7 février, il félicite les sujets du Mikado d’avoir « le goût des nouveautés et toutes les curiosités de l’esprit moderne. » Il les loue de posséder « de grandes fabriques et des usines géantes ; » mais voici la raison principale de ses prédilections : « Il n’y a peut-être pas au monde un peuple aussi peu religieux et il n’y a pas au monde, à coup sûr, une classe dirigeante qui fasse si ouvertement profession de rationalisme et d’athéisme. » « Ce n’est pas au Japon qu’on persécute les missionnaires catholiques ou protestans : on se contente de leur rire au nez. » — Et, après avoir constaté que, « moralement, le Japon n’a aucune leçon à recevoir de nous, » il conclut : « La haute finance d’Europe et les missions sont anti-japonistes ; une double raison, jointe aux autres, pour nous, d’être japonistes. » — Le 28 février et le 20 mars, M. Hervé s’en prend directement à l’alliance franco-russe :


Crions par-dessus les toits que nous ne voulons pas la guerre, sous quelque prétexte que ce soit.

Crions que l’alliance russe, qui a pour contrepoids la Triple-Alliance, ne nous protège nullement contre l’Allemagne, que la rupture de l’alliance russe amènerait la rupture de la Triple-Alliance ; qu’isolés en face de l’Allemagne, nous ne serions pas en plus mauvaise posture qu’unis à la Russie, moins exposés aux coups de la Triple-Alliance.

Crions que l’alliance russe nous expose d’un moment à l’autre à une guerre européenne.

Crions que nous voulons connaître le texte du traité d’alliance.

« Détendons l’alliance franco-russe, » disait récemment Jaurès. Non, la détendre n’est pas suffisant !

Il faut la rompre et au plus tôt !

A bas l’alliance russe I


Que M. le professeur Hervé ait de telles opinions et les appuie d’argumens aussi inattendus, le fait est en vérité de peu d’importance. Mais ce qui est grave, c’est que ces opinions servent de leading article à une Revue que lisent un grand nombre d’instituteurs dont l’esprit critique est en général insuffisamment armé et qui sont les éducateurs des enfans du peuple !...

Que d’ailleurs quelques sophismes puissent venir à bout de faire prendre le change au bon sens national, c’est ce qu’il n’y a pas lieu de redouter pour le moment. M. Combes l’a compris ; il a bien promis que la France n’entreprendrait aucune guerre sans l’assentiment des Chambres ; mais lui, d’ordinaire si condescendant aux suggestions de M. Jaurès, il a senti la nécessité de se séparer ostensiblement, du moins sur le terrain de la politique extérieure, du brillant porte-parole du socialisme parlementaire ; dernièrement, le ministre des Affaires étrangères a affirmé, lui aussi, avec force, que notre politique s’appuyait « sur la base immuable de l’alliance russe. » Les théoriciens de l’internationalisme se sont heurtés à une vague de fond du sentiment populaire, à laquelle ni le pompeux enchaînement des raisonnemens spécieux, ni le fantôme des grandioses abstractions ne sauraient faire obstacle ; ce sont eux, s’ils s’obstinaient à vouloir l’arrêter, qui risqueraient d’être emportés par l’impétuosité du flot. Cette fois, on peut le dire, c’est vraiment la nation qui a imposé sa volonté à ses gouvernans.

Si désintéressés qu’ils soient, les vœux que la France forme pour le succès complet des armées russes correspondent cependant à des intérêts matériels très précis. Notre pays n’a pour le Japon aucun sentiment malveillant ; il a contribué à l’initier à la civilisation européenne, et il a applaudi à son rapide essor ; mais les ambitions impatientes de l’impérialisme nippon lui ont inspiré des craintes pour la sécurité de notre empire Indo-Chinois : une défaite des Japonais en Mandchourie, terminant une guerre ruineuse pour eux, nous délivrerait pour de longues années de toute inquiétude en Indo-Chine. La Russie victorieuse, définitivement installée sur le Pacifique, aurait achevé sa tâche en Extrême-Orient ; elle pourrait reporter ses forces et son attention sur l’Europe, où tant de problèmes menacent de troubler l’équilibre des puissances et la paix des peuples : et ceci encore pourrait être, pour l’alliée de la Russie, un heureux résultat. Enfin, dans le règlement final des questions pendantes en Extrême-Orient, celui-là aura voix prépondérante qui sera assuré de l’alliance de la Russie, si elle demeure victorieuse ; cette œuvre de pacification et de règlement des affaires chinoises, il ne tient qu’à la France de l’accomplir ; il suffit pour cela qu’elle ne résiste pas aux impulsions du sentiment populaire et qu’elle sache, comme en 1895, prendre franchement l’attitude que lui imposent son honneur et son intérêt.

Ainsi la guerre russo-japonaise a déchaîné en France une campagne contre l’alliance franco-russe, mais en même temps, elle a démasqué les passions doctrinaires des « socialistes » internationalistes et elle les a mis en opposition flagrante avec le sentiment national. En présence du conflit, l’esprit public s’est ressaisi ; on a pu l’amuser quelque temps avec de belles théories, mais il a suffi d’un incident pour lui rendre toute sa pénétrante finesse et toute sa simplicité généreuse. Dans les moelles de notre vieille race ardente et militaire, les nouvelles de la guerre ont fait courir le frémissement des heures de bataille. Toute la France a vibré au récit du combat et de la fin héroïque du Varyag ; et le fait que les marins du Pascal ont prêté assistance aux survivans de cette course à la mort a plus contribué à enraciner l’alliance russe dans les cœurs français que tous les articles de M. Hervé n’ont pu faire pour l’ébranler ; tous les sentimens ataviques de foi, d’amour de la gloire et d’esprit militaire qui constituent le fond solide de l’âme française se sont réveillés au récit de quelques scènes d’une grandeur simple où se révèle le caractère russe : le départ du général Kouropalkine, sa visite à Moscou, au monastère de Saint-Serge, où lui fut remise l’icône sainte qui accompagna jadis Dmitri Donskoï quand il marcha contre les Mongols, et Pierre le Grand, quand il triompha des Suédois. De tels actes, empreints d’une dignité mâle, si éloignés des procédés par trop « américains » du bluff japonais, ont ému notre peuple par ce qu’ils ont de profondément différent de nos mœurs d’aujourd’hui, et en même temps de foncièrement conforme à ce génie traditionnel que l’on réussira peut-être à tuer, mais que l’on ne saurait parvenir à transformer ; les Français en ont gardé l’impression de la continuité historique, si saisissante pour un peuple ballotté depuis plus d’un siècle par le vent des révolutions et qui, à travers la multiplicité des systèmes et la diversité des régimes, cherche à tâtons la loi de sa vie et la raison d’être de son activité.


IV

« Je suis, dit Méphistophélès à Faust, une partie de cette force qui veut toujours le mal et fait toujours le bien. » La guerre aurait-elle le droit de prendre pour elle cette définition que, dans l’œuvre de Gœthe, l’esprit du mal donne de lui-même, c’est ce qu’au point de vue philosophique et moral, ces quelques observations sur les répercussions de la guerre russo-japonaise parmi les peuples neutres ne suffisent pas pour décider. Sur le terrain pratique des faits, elles nous ont conduits cependant à quelques résultats qui, sans nous autoriser à des conclusions générales, permettent du moins de mieux juger des conséquences de la brusque apparition, dans la vie politique des grandes nations civilisées, de cette visiteuse presque oubliée, la guerre.

Réveillé en sursaut par le bruit d’une bataille voisine, le premier geste de tout homme est de penser à sa défense et de pourvoir à sa sûreté. Les gouvernemens, à la nouvelle de cette guerre qu’ils avaient en vain tenté de prévenir, ont eu un mouvement réflexe de même nature. Ils ont compris que, pour être assurés de la paix, il ne suffit pas de la souhaiter de tout son cœur et qu’une volonté extérieure peut imposer la guerre même aux États les plus déterminés à l’éviter. Aussi a-t-on vu, dès qu’a éclaté le conflit d’Extrême-Orient, la Grande-Bretagne mettre en mouvement ses flottes et augmenter ses forces dans la Méditerranée. L’Espagne elle-même arma, envoya des troupes aux Baléares, aux Canaries, aux alentours de la baie d’Algésiras. En France, on s’avisa subitement qu’il ne suffit peut-être pas, pour sauvegarder tous les intérêts d’un grand pays, de mobiliser les forces de l’État contre « la congrégation ; » on s’inquiéta des escadres et des arsenaux ; on se mit à compter les tonnes de charbon emmagasinées en Cochinchine et à Bizerte, et à houspiller M. Pelletan ; à y bien regarder, on s’apercevrait peut-être que la fissure qui s’est un moment produite dans le « bloc » ministériel, c’est le canon de Port-Arthur qui l’a ouverte. L’Europe est restée pacifique, mais elle retentit du bruit des armes ; dans les préoccupations des gouvernemens, la guerre a été réintroduite comme une réalité toujours vivante, toujours menaçante, et qu’il ne suffit pas de nier pour la supprimer ; on continue à vouloir la paix, mais on la veut maintenant, suivant l’adage antique, en préparant la guerre : et c’est une première conséquence du conflit russo-japonais.

Si l’attitude des gouvernemens s’est trouvée modifiée, n’est-il pas plus vrai encore de dire qu’il y a quelque chose de nouveau dans la mentalité des peuples ? Le canon, — cette réalité, — a dissipé les fantômes, fait évanouir les rêves, et rendu ses droits au bon sens. Les théoriciens et les porte-parole du « socialisme, » de « l’internationalisme » et du « pacifisme » ont dépassé la mesure et manqué le but qu’ils poursuivaient ; la générosité spécieuse de leurs doctrines et les portions de vérité qu’elles contiennent ne suffisent plus, en présence de la guerre, à dissimuler leurs conséquences périlleuses pour l’indépendance et l’existence même des nations. De tout ce qui a été dit ou écrit, en France surtout, par les chefs des partis révolutionnaires, à propos de la guerre russo-japonaise, il ressort qu’avant d’apporter leur concours à la défense commune, les hommes de ces partis réclameraient le droit d’entrer en discussion avec l’Etat, de juger, dans la souveraineté de leur conscience individuelle, de la légitimité de la guerre et d’apprécier, sans appel, à qui appartient la qualité d’agresseur. Entre cette conception individualiste des droits de la conscience de chaque membre d’une collectivité nationale et la conception sociale de ce même droit, l’antinomie est apparue radicale, irréductible ; et c’est là, sans doute, un autre service que la guerre actuelle nous aura rendu.

L’évolution de l’opinion publique dans les divers pays du monde civilisé, en ces dernières semaines, a montré encore comment, sous l’influence des événemens d’Extrême-Orient, se reforme peu à peu, dans la conscience des peuples, une notion qui, en Europe, commençait à s’affaiblir et à s’effacer, celle d’un ennemi extérieur menaçant de détruire leur civilisation et leur vie même. Peu à peu, à mesure que les événemens se déroulent, que le conflit prend de l’ampleur et menace de s’étendre à la Chine, les foules, quelles qu’aient été leurs préférences au premier moment, s’inquiètent des conséquences futures de ce prodigieux bouleversement du monde jaune. Les augures peuvent se demander s’il y a un « péril jaune, » l’opinion des peuples y croit ; elle redoute ces révolutions de l’Asie qui ont jadis jeté sur l’Occident les vagues successives des invasions barbares ; elle constate que, chaque fois que l’Europe a pris contact avec l’Extrême-Orient, il en est résulté de sanglans épisodes et un progrès nouveau des « jaunes » dans la voie des armemens et dans la haine des « étrangers. » Quoi qu’on en pense, le « péril jaune » apparaît, dès maintenant, dans l’imagination des peuples, tel que l’a représenté dans son fameux dessin l’empereur Guillaume II : dans un décor d’incendie et de carnage, les hordes japonaises et chinoises se répandent sur l’Europe, foulant aux pieds les ruines de nos capitales, détruisant nos civilisations anémiées par toutes les jouissances du luxe et corrompues par l’orgueil de l’esprit. Ainsi, peu à peu, commence à se dégager cette idée que, même si un jour doit venir (et ce jour ne semble pas proche) où les peuples européens cesseront d’être, les uns pour les autres, des ennemis et même des rivaux économiques, il leur restera des luttes à soutenir et ils verront encore se dresser devant eux, comme un péril nouveau, l’homme jaune et l’homme noir. Le monde civilisé s’est toujours organisé en face d’un adversaire et contre lui : pour le monde romain, ce fut le « barbare ; » pour le monde chrétien, ce fut l’Islam ; il se pourrait que, pour les sociétés de demain, l’adversaire fût le « jaune. » Ainsi réapparaît cette notion nécessaire, sans laquelle les peuples ne se connaissent, pas eux-mêmes, de même que le « moi » ne prend conscience de son être qu’en opposition avec le « non-moi : » l’ennemi.

Enfin, le bruit de la bataille a rendu plus sensible cette impressionnante présence que les hommes s’efforcent toujours d’oublier, sans laquelle rien de grand ne s’est jamais fait et ne se fera sur la terre, qui engendre les sacrifices, les dévouemens et les vertus, comme la douleur engendre la joie, qui enfin peut seule donner à la vie son vrai sens et son exacte valeur : la présence de la mort.


RENE PINON.

  1. Le Tchinguiz-Khan (Gengis Khan).
  2. G. Weulersse, le Japon d’aujourd’hui. (Armand Colin, 1904, in-16), p. 152. — Cf. Saïto Kashiro, la Protection ouvrière au Japon, Paris, Larose, 1900.
  3. Le yen vaut 2 fr. S5 et le sèn 0 fr. 0255.
  4. Quartier des prostituées à Tokio ; celles-ci, comme les ouvrières, sont la plupart du temps vendues par leurs parens.
  5. Le prince Kropotkine est un des rares révolutionnaires qui ne partagent pas ces illusions. Il a exposé son opinion dans une lettre au Soir (de Bruxelles, 26 février). « Est-il désirable de voir un État aussi belliqueux et si plein de rêves impérialistes que le Japon s’établir en Mandchourie ? Je ne le crois pas... Le Japon lui-même y perdrait bientôt ce que sa civilisation a eu d’attrayant. Fruit de siècles de paix, celle-ci va vite disparaître sous l’uniforme européen, aux sons d’une méchante traduction du God save the King !.... N’ayant aucune sympathie pour les rêves de conquête des faiseurs d’argent russes, je n’en ai pas non plus la moindre dose pour les rêves de conquête des capitalistes et des féodaux du Japon modernisé. Car ce n’est pas pour déverser le trop-plein de leur population que les classes dirigeantes du Japon rêvent de conquérir la Corée, la Mandchourie et... Pékin c’est pour écouler des marchandises produites au moyen d’une exploitation odieuse des femmes et des enfans, au sein d’une population agricole appauvrie ; c’est pour gouverner et s’enrichir à l’européenne ! »
  6. Mémoire politique, par P. de B. (Paul de Bourgoing). Paris, Imp. Gerdés. Politique et moyens d’action de la Russie impartialement appréciés. Mémoire présenté à l’empereur Nicolas, depuis la Révolution de février, par un Russe, employé supérieur des Affaires étrangères.
  7. L’expression est de Michelet : « Elle (la Révolution) n’adopta aucune Église... Pourquoi ? C’est qu’elle était une Église elle-même. » Histoire de la Révolution française. Préface de 1868, I, p. 11.
  8. Correspondance américaine de l’Indépendance belge, 11 mars 1904.