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La Guerre vue d’une ambulance/03

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La Guerre vue d’une ambulance
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 624-656).
LA GUERRE VUE D’UNE AMBULANCE

III [1]


27 octobre.

Nous avons reçu cette nuit trois blessés de Dixmude, qui ont quitté le train sanitaire à Juvisy. La guerre change encore d’aspect. Plus meurtrière que jamais, elle offre, du moins, l’avantage de reparaître au grand jour. On se tue dans les champs, le long des rivières et des canaux, sur les bords de la mer ; on se tue aussi dans les villes et les villages, pris, repris, saccagés, détruits de fond en comble. J’allais dire que cela nous change de la guerre de tranchées ; mais, au fait, celle-ci n’en continue pas moins sur tout le reste de l’immense front.

Voici un marin de Cherbourg (et cela met bien en évidence le déracinement de toutes choses), voici un marin de Cherbourg, qui, avant de se battre près de Dixmude, se trouvait à Gand et, quelques jours plus tôt, à Reims. Il fut versé dans l’armée de terre au milieu d’août, librement, d’ailleurs, et en volontaire, comme tout son bataillon. Il a été blessé il y a trois jours, le 24, à deux heures, d’une balle qui lui a brisé l’os du bras. Le choc le fit tomber dans un ruisseau, heureusement peu profond, où il resta d’abord quelques heures. Les projectiles y pleuvaient dru. Il s’appliqua, malgré la blessure, à détacher son sac. Ce fut long et douloureux ; mais il y parvint, et il s’en servit aussitôt comme de bouclier pour la tête. Paré ainsi du côté des balles, il ne tarda pas à courir d’autres risques. Les Allemands mirent le feu à un réservoir de pétrole, et le dangereux liquide commença de couler dans le ruisseau. Notre ami craint bien que plusieurs blessés qui gisaient non loin de lui, et parmi eux son capitaine, n’aient été brûlés. Pour lui, malgré une hémorragie qui l’avait exténué, il put remonter sur la berge, mais ce fut pour se voir tout à côté des lignes allemandes, qui avaient progressé. Il se traîna quelques centaines de mètres, trouva l’aide d’un camarade et atteignit enfin l’ambulance française. Un automobile le conduisit à Furnes, où il fut mis dans un train sanitaire qui se dirigeait vers Orléans. Au bout de deux jours d’un trajet épuisant, sa faiblesse lui valut de pouvoir descendre à Juvisy. Nous le guérirons.

Je lui demande s’il a vu les bateaux anglais qui ont pris part à la bataille. Il a seulement entendu les détonations de leur artillerie, et il confirme qu’elle fait des ravages énormes dans les rangs serrés des ennemis. Un autre de nos trois blessés, qui est allé, lui aussi, à Dixmude en partant de Reims, mais par Paris et Dunkerque, les a nettement aperçus en montant le long du rivage et de l’endroit même où il combattait. Le journal d’aujourd’hui nous apprend qu’il s’y trouve aussi de nos sous-marins. Maintenant, c’est complet ; les engins de mort partent à la fois du sol, des airs et des flots ; et il en est d’autres qui cheminent sous terre pour faire exploser tranchées, villes, casernes, forêts, tout ce qui porte des vies humaines. La science est maîtresse du monde !


30 octobre.

Nous avons reçu près de cinquante blessés ces trois derniers jours. Aucun d’eux ne m’a fait plus de pitié qu’un pauvre réserviste à qui une balle a traversé le front de droite à gauche, coupant le nerf optique et fermant à jamais les yeux. Il ne connaît pas encore l’étendue de son malheur : « Pourvu que je revoie clair après les pansemens ! » répète-t-il sans cesse ; et personne jusqu’ici n’a eu le courage de briser son reste d’espoir, moi pas plus que les autres.

Deux autres blessés d’avant-hier avaient été aveuglés par le plâtre d’une muraille le long de laquelle ils s’abritaient et qu’un obus avait dispersée. Aujourd’hui déjà ils recommencent à voir. Mais inutile de nous leurrer : l’épreuve de l’autre est définitive ; il restera toujours dans la nuit. Lorsqu’il le saura, mon Dieu, inspirez-moi les paroles de résignation. Pour consoler, je me sers plus des regards que des mots. Comment faire avec qui ne voit plus ?


2 novembre.

En voilà un autre qui est arrivé aujourd’hui à deux heures, et que l’on me signale comme fort exposé à une subite aggravation. Extérieurement, il n’y paraît pas ; et nous pouvons causer, « J’étais, me raconte-t-il, à l’hôpital militaire d’Arras depuis le 4 octobre, blessé au bras, et la jambe cassée. Les derniers temps, on nous bombardait tous les jours ; un médecin, une sœur, une infirmière ont reçu des éclats d’obus ; l’hôpital civil a eu une vingtaine de tués. Jeudi soir, il a tout de même fallu évacuer. J’ai été, moi, avec d’autres, dans une carriole ; on est secoué, là dedans. Nous arrivons dans une ferme vide, où il n’y avait rien à boire ni à manger ; on y reste deux jours, couchés sur la paille. On a ensuite pris le train, jusqu’à l’endroit où votre auto nous a ramassés. — C’était à Aubervilliers. Comment vont vos blessures ? — Mon bras est guéri. Ma jambe allait beaucoup mieux ; les voyages me l’ont démolie. Maintenant, c’est bien ; on me l’a arrangée. »

Je profite de cette remarque pour l’encourager, insistant sur la science et le dévouement de nos médecins, de nos infirmières. Mais lui, pour le moment, ne voit qu’une chose, la fin du cauchemar : « Sûrement qu’on est bien ici ; on n’y entend plus le canon. » Il n’a fait que se battre dans les deux premiers mois ; et, depuis, à l’hôpital, il entendait sans cesse la bataille. La Bassée, centre d’une lutte si furieuse, est à quatre kilomètres d’Arras ; et sur Arras même les obus pleuvent à jets continus : « Il y en a un qui a fait tomber la cloison de verre à côté de moi, dans la salle de pansemens ; j’en ai bien eu toute une brouette sur mon lit. » J’interroge les médecins. Sa jambe, qui allait guérir, demande à être amputée. Et son voisin, qui a traversé les mêmes infortunes, va probablement perdre un bras qui était sauvé. Quand nous lisons, dans les journaux, que les Allemands tirent sur les ambulances, voilà ce que cela veut dire, — sans compter ceux qui reçoivent de nouvelles blessures ou qui sont tués net.

Si la foi ne venait pas, sur tant de misères, jeter ses lueurs adoucissantes, et soulever le voile d’un au-delà meilleur, je ne sais pas comment le cœur, à moins de se durcir, y pourrait résister. Mais grâce à elle, si nous ne sommes pas, et il ne le faudrait point, exemptés de souffrir, du moins ne souffrons-nous pas, du moins ne pleurons-nous pas, comme ceux qui n’ont pas d’espérance.

Dix heures du soir. — La force du sens religieux, je l’ai constatée une fois de plus ce soir en allant revoir un soldat breton qui devait communier dimanche et qu’on m’a dit fort épuisé par suite d’hémorragies. A ma demande de nouvelles : « Cela ne va pas, répondit-il avec calme, et je sens que je vais mourir. « J’interroge la nurse ; elle ne croit pas au péril immédiat.

J’essaie donc de le rassurer : « Non, répond-il, toujours aussi tranquille, je sais bien, moi, que je vais mourir. — Et quand cela serait, vous êtes un chrétien ! — Je n’ai pas peur de la mort. » Je lui propose alors de recevoir tout de suite les sacremens de Pénitence et d’Eucharistie, qu’il avait acceptés pour dimanche prochain. « Pour qu’aucune grâce ne vous manque, nous ajouterons, entre les deux, l’Extrême-Onction, et ensuite je vous laisserai en compagnie de Notre-Seigneur. — Oui, je serai bien content. »

Son action de grâces achevée, il demanda aux infirmières de lire trois lettres que venait d’écrire sa famille. Si complaisantes que fussent nos Américaines et si versées dans la connaissance de notre langue, elles n’étaient pas accoutumées au genre d’écriture qu’il leur mit sous les yeux. Je m’offris à les remplacer et je lus de mon mieux les lettres des sœurs et celle de l’oncle. Si la grammaire n’y trouvait guère son compte, elles valaient, en noblesse de cœur, en élévation, en foi, en simplicité, les plus belles qu’on ait publiées.

Il était dix heures quand je laissai mon malade, un peu assoupi déjà, l’esprit et le cœur tout remplis de son Dieu et de sa famille, rêvant de sa place à l’église et de sa place au foyer. « A demain matin, lui avais-je dit quelques minutes plus tôt. — Je ne sais pas si j’y serai, » m’avait-il répondu. Et moi, enhardi par sa foi sereine, j’avais ajouté en souriant : « Après tout, si vous vous réveillez auprès du bon Dieu, le mal ne sera pas grand. On y est aussi bien qu’ici. » Et il m’avait répondu par un « oui » que je n’oublierai pas. S’il vient à mourir, mon bon paysan breton, sans doute je prierai pour lui selon ma promesse ; mais surtout je le prierai pour moi et pour ceux que j’aime.

En le quittant, je suis venu m’agenouiller à la galerie supérieure de notre cliapelle. C’était bien là, dans le grand silence du milieu de la nuit, qu’il convenait d’achever cette fête des Morts. Mon père, ma sœur, mes grands-parens, mes amis, ceux que j’ai assistés dans leur agonie, notamment ces deux derniers mois ; ceux qui sont morts pour leur patrie, en cette guerre et dans les autres guerres : tous je les recommandais à l’indulgence infinie du Christ, du Juge et du Sauveur caché au tabernacle et dont une petite lampe, lumière symbolique parmi les ténèbres, signalait discrètement la divine présence. En face de moi, contre les grandes fenêtres de la rue, lèvent agitait des branches d’arbres, et les feuilles automnales, distinctes parce que moins touffues, frappaient aux vitres de la chapelle comme un essaim d’âmes suppliantes.


3 novembre.

Un petit rayon de soleil a traversé l’atmosphère brumeuse de ces jours. Au milieu de l’après-midi nous est arrivé un superbe envoi : « De la part de la Ville de Paris les dernières fleurs de Bagatelle. » Et dans une grande corbeille d’osier deux vieux jardiniers apportaient seize magnifiques bouquets de roses, de roses fraîchement cueillies, rayonnantes de grâce et d’éclat, de ces roses d’automne que notre vieux poète avait raison de dire plus fines, plus délicates, « plus exquises. » Par une charmante idée de M. L. C…, notre directeur du personnel d’infirmiers, il n’a été procédé au partage des bouquets par salles qu’après que les deux jardiniers eurent promené dans toutes le panier complet :

Chacun en a sa part, et tous l’ont tout entier.


5 novembre.

Le grand réconfort est toujours de s’entretenir avec les blessés. Il faut qu’ils soient bien bas pour se plaindre et perdre leur belle humeur ; encore y en a-t-il qui gardent jusqu’au bout leur entrain de soldats, leur sérénité de chrétiens.

Hier matin, c’était un adjudant dont une balle avait traversé le palais et les joues, qui m’accueillait avec plus de joie encore que les autres, et qui, maigre la difficulté de s’exprimer, arrivait à me faire comprendre qu’il était prêtre, qu’il avait même célébré la messe deux jours avant d’être blessé. Et, joyeusement, il me tirait de son livret militaire un celebret de l’évêché de Moulins, où je lisais qu’il est vicaire à Saint-Pierre de M… Il ne peut pas communier encore, — à peine s’il parvient à boire, — mais il marche et est déjà venu à la messe ce matin. Espérons que bientôt il me servira d’auxiliaire.

Cet après-midi, j’entends l’histoire d’un réserviste du Finistère, arrivé depuis deux jours. Elle ne manque pas de tragique dans sa simplicité :

« Ma compagnie a quitté ses tranchées pour faire une attaque jeudi dernier, 29 octobre, à neuf heures du soir. Elle a dû se retirer, brisée par les mitrailleuses. Je suis resté là avec une jambe cassée et l’autre traversée d’une balle, plus une balle dans le dos. — Resté seul ? — Non ; l’on était deux ; l’autre, je crois, il est mort. J’ai passé la nuit sur place, à trois ou quatre mètres d’une tranchée vide. Le lendemain, ma compagnie revient, et je me crois sauvé. Elle échoue encore ; la moitié des camarades sont blessés ou tués ; les Allemands prennent le reste. À cause des balles et des obus, je m’étais traîné dans la tranchée vide. C’était le vendredi matin ; j’y suis resté jusqu’à dimanche soir sans rien à boire ni à manger, et je ne pouvais pas me remuer, vu l’état de ma jambe.

« C’était entre les deux lignes de feu, à environ 50 mètres de la ligne allemande et à 200 mètres de la ligne française. Ma tranchée était plus haute du côté allemand, moins haute du côté français, ce qui fait que le dimanche, on m’a aperçu. Un sergent est venu vers quatre heures : « Qu’est-ce que vous faites là ? qu’il me dit. — J’attends la mort, » que je réponds. Je ne pensais qu’à ça. Je n’avais pu faire aucun pansement ni rien ; tellement que j’avais saigné, la tranchée était pleine de sang. Le sergent est reparti et m’a envoyé chercher par deux soldats du génie, vers huit heures du soir. On a ensuite prévenu l’infirmerie de Fontenoy, qui m’a fait prendre avec un brancard. J’y ai passé deux jours à l’hôpital. Et puis le train m’a mené à Aubervilliers. »


6 novembre.

Cinq zouaves nous sont arrivés ce matin : deux ont les jambes et un le bras cassés ; le quatrième a le poumon traversé d’une balle ; le cinquième, l’épaule traversée d’une balle explosive, avec un trou gros comme le poing. Et ils sont blessés depuis trois jours. A peine sortis de la voiture, et encore étendus sur le brancard dans notre vestibule, c’était à qui raconterait avec le plus d’entrain et de gaieté le beau combat où « ils ont eu ça, » la reprise de la Ferme de Metz, lundi 2, sur le coup de minuit. Ils rient encore de la peur qu’ils ont faite aux Boches : « Dès qu’ils voient des zouaves, ils jettent leurs fusils en criant : « Kamarades... ! » J’ai eu le bonheur d’en embrocher un.. : A trois, nous en avons pris une trentaine... Un qui se rend, il y en a dix qui suivent. »

En allant les revoir cet après-midi, j’en trouve un dans une chambre où il ne risque pas de perdre son entrain. Trois Anglais y chantent joyeusement, aux applaudissemens d’un Tunisien et de quatre Français. Un de ceux-ci et un Anglais s’occupent, en riant, à tricoter. C’est l’infirmière qui le leur a enseigné. Voilà une bonne distraction, et que je préfère aux cartes, aux dames, aux puzzles ou patiences. Elle n’est pas encore assez répandue ; il n’y a guère à s’y livrer, jusqu’ici, qu’une vingtaine de blessés, presque tous Anglais.

Contrairement à ce qu’on pensait d’eux en France avant de les avoir vus de près, les Anglais se font remarquer par leur animation. Peut-être à cause des maux que nous subissons de plus près, nous ne pouvons guère, et c’est trop naturel, aller plus loin que la résignation et le courage voulu. Ils vont, eux, jusqu’à la gaîté. Quel est ce jeune officier qui se promène en riant, un képi d’emprunt crânement campé sur l’oreille ? Un lieutenant anglais. Quels sont ces soldats qui, dans le corridor, jouent à sauter sur leurs béquilles ou à courir sur leur jambe de bois ? Des Anglais encore. Et ceux-là qui chantent avec force gestes, qui rient tout haut et cherchent à faire rire les autres ? Des Anglais toujours, à moins que ce ne soient, par hasard, des Tunisiens ou des nègres. Des Français, sûrement non. La Bruyère disait mélancoliquement qu’il faut rire avant d’être heureux, sous peine de mourir sans avoir ri : nous connaîtrons de nouveau le bonheur, et de nouveau nous rirons ; maintenant, non.

Quand je demande de leurs nouvelles aux Anglais, il faut qu’ils soient moribonds pour ne pas me répondre que ça va « joliment bien, » ou même « splendidement : » getting on nicely ; getting on splendidly. Dialogue d’hier, avec un amputé : « Comment êtes-vous ce matin ? — Je vais splendidement. — Vous avez des nouvelles de chez vous ? — Une lettre de ma mère. — Sait-elle qu’on vous a coupé la jambe ? — Oui. Elle remercie Dieu, comme moi, de ce que, blessé si grièvement, j’aie gardé la vie sauve.! »


10 novembre.

Cérémonie émouvante, aujourd’hui, à cinq heures.

Si accoutumé que je sois maintenant aux beaux exemples de foi et de courage, j’avais remarqué entre tous un de nos malades pour la vivacité de ses sentimens religieux et pour son calme dans les pires souffrances.

Qu’il se fût conduit parfaitement sur le champ de bataille, je n’en doutais pas ; mais j’ignorais que ce fût au point de se faire distinguer parmi tant d’autres héros. Il a mérité qu’on lui décernât la médaille militaire, et un lieutenant de tirailleurs, délégué par le ministre de la Guerre, est venu tout à l’heure la lui apporter. Maréchal des logis au 5e régiment d’artillerie de campagne, Louis Schoeny (je puis bien donner son nom, car nous n’espérons pas qu’il survive, et cette crainte trop justifiée rend encore plus impressionnante la cérémonie de ce jour), Louis Schoeny reçut, à Braisne, deux blessures très graves, dont l’une lui emporta un côté de la face et l’autre lui fractura le crâne. Il n’en eut pas moins l’énergie surhumaine de rester à son poste, moitié aveuglé par le sang, et de continuer à servir sa pièce, jusqu’à ce qu’un éclat d’obus, l’atteignant au ventre, le renversât près de l’affût.

La médaille lui a été remise par un autre vaillant, le lieutenant-colonel D.., du 53e d’artillerie, en traitement lui-même à notre ambulance pour blessures au pied et à l’épaule. Il s’est conformé, autant que les circonstances le permettaient, au cérémonial habituel. Des trompettes n’ont pu ouvrir ni fermer le ban, mais le salut militaire en a tenu lieu ; et c’était une belle assistance que celle des camarades regardant de leur lit, et de dix officiers venus des salles voisines avec leur bras en écharpe ou le pied sur une béquille. Eux tous, et avec eux les infirmiers, les infirmières, ont senti des larmes leur monter aux yeux quand, après les paroles réglementaires : « De par le Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous décernons la médaille militaire, » le blessé a demandé qu’on le soulevât pour baiser le glorieux insigne, et le recevoir avec plus de respect. En l’épinglant sur cette poitrine haletante au milieu des bandages, la main elle-même du colonel vacillait un peu.


12 novembre.

...A défaut de l’avenir, c’est le passé, presque aussi obscur jusqu’ici, qui commence un peu à se révéler. Depuis la seconde semaine de septembre, ça va ; mais le mois d’août a dû être terrible et nous y avons fait de rudes écoles. Pour autant que l’on puisse faire fond sur un récit tout fragmentaire, les souvenirs d’un de nos blessés, sous-lieutenant de réserve, me donneraient à croire que nous avons montré quelque inexpérience. Je les rapporte pour ce qu’ils valent, garant de leur seule sincérité :

« J’ai reçu le baptême du feu le 20 août sur les bords du canal de Saverne. La 25e division d’infanterie était partie pour prendre Sarrebourg. La ville était fortifiée de ces gros obusiers fixés sur ciment, dont les projectiles font des trous à y enterrer deux ou trois chevaux. Mais nous n’en savions rien. Depuis Epinal, nous avancions remplis d’entrain, sans rencontrer d’obstacles. Les régimens qui nous avaient précédés avaient vu quelques Allemands ; nous, pas un. Le 20 août, ce fut différent, et je m’en souviendrai. Mon bataillon eut à tenir tout le jour, sur la cote 330, au milieu des obus. On n’essayait même pas de se retrancher ni de se cacher des aéroplanes ; aujourd’hui, l’on serait plus prudent. Certaines compagnies furent décimées à plusieurs reprises. Je vois encore mon capitaine faisant baiser le crucifix à deux ou trois hommes qui allaient mourir. Le soir, vers six heures, il fallut battre en retraite, malgré le secours de notre artillerie lourde. Comme nous venions de repasser le canal de Saverne, le général de division arrive avec son état-major. Il ordonne demi-tour. Toute la division attaque à nouveau. Nos canons et nos mitrailleuses ouvrent le feu ; quatre régimens s’élancent. Nous descendons une première pente et en remontons une seconde, sous une pluie d’obus et de balles. Quelques fantassins reculent ; nous continuons, nous, d’avancer. Arrivés à portée d’assaut, l’on nous fait tirer à notre tour, et le feu des Allemands diminue d’intensité. Ils avaient fait entendre, pour nous tromper, nos propres sonneries de : « Cessez le feu ! » Mais nous étions prévenus et distinguions bien la différence du son. Ils s’arrêtèrent de tirer, et nous après. Quand nous n’entendîmes plus rien, nous grimpâmes la côte jusqu’à la cime, et ralliâmes ce qui restait du groupe, une centaine d’hommes. La nuit était venue ; nous nous demandions où était l’ennemi. Des cris se firent entendre, sans que nous pussions d’abord discerner s’ils venaient de Français ou d’Allemands. Suivit un peu de silence, puis le son du fifre, puis un chœur lent et grave ; et, dans la nuit complètement noire, cela ne manquait pas de beauté. Bientôt, à une cinquantaine de mètres, des feux s’allumèrent comme spontanément ; ils avaient dû les préparer pour nous découvrir et nous tirer dessus. Le commandant nous défendit d’en approcher.

« Nous n’étions plus qu’à 470 mètres de Sarrebourg ; mais elle était trop bien défendue pour qu’il nous fût possible d’y entrer, et nous descendîmes, avant le milieu de la nuit, vers notre point de départ, sur les bords du canal, ramassant, tout au long du chemin, des blessés de nos quatre régimens. Des brancardiers leur donnaient les premiers soins. J’en ai emporté un sur mes épaules. Nous arrivâmes au canal exténués. Après un peu de sommeil, nous reprîmes la marche en arrière, qui continua quatre ou cinq jours. Elle se fit en bon ordre, mais quand même tristement, à travers des villages vides, et notre cœur se serra en repassant la frontière où gisaient les poteaux arrachés peu avant avec tant d’enthousiasme. Mais, dès le 24, nous nous étions ressaisis, et, une fois arrêtés sur la ligne de la Mortagne, nous sûmes tenir l’ennemi en respect. Nous n’en bougeâmes plus jusqu’au 10 septembre, où l’on nous rappela dans l’Oise. Des réservistes nous remplacèrent et tinrent bon, eux aussi ; les Allemands n’ont plus avancé. Je crois même qu’à leur tour, et cette fois pour de bon, ils ont dû reculer.. Nous avons appris notre leçon. »


14 novembre.

Voici un beau progrès. Nous avons reçu ce matin à cinq heures un soldat de Vic-sur-Aisne, qui avait été blessé hier matin vers huit heures : moins d’une journée entre le moment où l’on est frappé et celui où commencent les soins, c’est, à moins d’atteinte extraordinaire, la certitude de la guérison. Trois autres sont venus en même temps, qui n’étaient tombés que de l’avant-veille. S’il en était toujours ainsi !

Notre blessé de Vie a trente-cinq ans : la territoriale commence à donner ; presque tous nos hommes sont mariés, on le voit à leur alliance. Celui-ci montre, comme les autres, un moral parfait ; mais quand même, dit-il, ça le chiffonne d’avoir fait la guerre, et la guerre pour de bon, sans avoir vu d’ennemis : « Vous n’en avez vraiment guère vu ? demandé-je. — Pas un seul, je vous dis, monsieur l’aumônier. Ou plutôt si, j’en ai vu, mais des prisonniers, près de Besançon, où je suis venu de Lyon le 6 août et resté au dépôt jusqu’au 13 octobre. Les civils » d’ailleurs, en ont vu autant que moi. Mais depuis le 15 octobre, où j’arrivai à Vic-sur-Aisne et où je pris place dans les tranchées, je n’en ai pas aperçu un. Il ne faisait pas bon lever la tête pour chercher où ils étaient. Hier, au petit jour, on nous a fait mettre baïonnette au canon et avancer, en rampant, dans un champ de betteraves. Nous n’étions pas là depuis deux heures que je recevais un éclat d’obus à la hanche droite et un autre un peu plus haut. Mais toujours pas vu d’Allemands. C’est une drôle de guerre. »


15 novembre.

Je crois bien n’avoir rien dit encore de nos blessés noirs. Nous en avons cependant un grand nombre, surtout depuis quelques semaines. Ce sont bien les vaillans soldats que l’on dit partout et les ennemis féroces des Allemands. Chacun d’eux en a, comme ils disent, « zigouillé » en moyenne cinq ou six ; et la terreur qu’ils inspirent à l’ennemi est des plus justifiées : « Allemands, y a pas bon. » Mais, à part cette haine et aussi l’endurance au mal, qu’ils ont tous en commun, ils présentent, suivant l’origine, le pays, la race, la tribu, des différences très marquées. Les noirs qui nous viennent de l’Afrique du Nord sont des civilisés presque autant que leurs compatriotes Berbères ou Arabes. De l’Afrique occidentale et du Congo français il en arrive, au contraire, à côté d’assez cultivés, quelques-uns de fort primitifs.

Nous recevions un soir, à la fin d’octobre, un Guinéen de Konakri, qui parlait le français très convenablement, et même un peu l’anglais. Blessé à la tête seulement, il put être envoyé à la salle de bains, où le docteur me permit d’entrer. Le bain est de rigueur pour tous les arrivans à qui leur blessure ne l’interdit pas et l’on peut croire qu’après des semaines, des mois passés sans se déshabiller, ils en apprécient à sa valeur le bienfait. C’est même, presque toujours, l’occasion de montrer. me dit l’actif et dévoué baigneur en chef, leur esprit de camaraderie : « Si les copains pouvaient avoir ça ! » Notre Africain en jouit d’une façon attendrissante : « Y a bon ! y a bon ! «  répète-t-il en s’étirant dans l’eau tiède ; et, lorsqu’on lui dit de s’asseoir ou de tendre les bras pour le savonnage, il s’y prête avec le sourire. La mousse blanche sur la peau de bronze fait ressortir ses muscles puissans et les harmonieuses proportions de son grand corps. Le docteur en est dans l’admiration. Comme il n’y a pas d’autres blessés qui attendent, on ne se presse pas. Le beau nègre se trouve bien de l’opération. Plein d’entrain, il nous montre ce qu’il sait d’anglais, puis il raconte en français ses prouesses : « Allemands y a pas bon. Zigouillé deux ; zigouillé quatre. »En même temps, ses longs bras dessinent hors de l’eau un geste expressif d’embrochage à la baïonnette.

Le moins cultivé de nos nègres au début de son séjour (car depuis...), ce fut certainement le Soudanais Mouça Sénoco, du village de Chibougo, dans le Bambarra. Son entrée fut sensationnelle. Atteint d’une fracture du tibia, il ne put être admis au grand bain le soir de son arrivée et fut, non sans résistance, lavé sur son lit. Il trouva, du reste, le moyen de s’offrir une compensation : quand on l’eut bien débarbouillé, il prit une tasse sur sa table, la remplit dans la cuvette, et avant qu’on eût compris son dessein, en avala le contenu d’un seul trait. C’avait déjà été une affaire que de le déshabiller, mais, quand on voulut le panser, il poussa des cris de fauve ; l’infirmière fut sérieusement mordue à la main. Il devait nous prendre pour des Boches. Nous eûmes toutes les peines du monde à l’empêcher de défaire son bandage. Jamais il ne voulut s’étendre dans son lit ; il y passa plusieurs jours, le des contre le traversin et les oreillers ou contre la chaise d’à côté, tête basse et ses longs bras noirs étendus jusqu’aux pieds.

Conduit, le lendemain matin, à la salle d’opération pour le drainage de sa plaie, il regarda avec curiosité le tube à éther et se le mit de lui-même au bout du nez ; on n’eut qu’à l’y maintenir. Tant qu’il fut endormi, tout alla bien ; mais le réveil fut terrible. Envers et contre tous, il cherchait à se lever. Furieux de l’opposition qui lui était faite, il saisit la chaise et la lança au milieu de la salle. On dut éloigner de lui sa table : tout ce qui s’y trouvait eût passé par la fenêtre.

L’heure des repas venue, il ne mangea que très peu et avec une défiance manifeste. Mais il réclama opiniâtrement : « Champagne ! Thé ! » les seuls mots qu’il connût, avec trois ou quatre termes grossiers que les colons feraient bien de garder pour eux. Il entrait, à toute résistance, en des colères folles.

En vue de l’apprivoiser, on amena près de lui un autre Soudanais. Il voulut le mordre. Pensant que c’était peut-être un représentant de tribu ennemie, on essaya d’une seconde expérience et on le transporta dans une salle où se trouvait un nègre modèle, le bon et grave Maciga, de Boubou Keita, aux environs de Bafoulabé. Ce fut pour notre petit sauvage le commencement du salut. Maciga, qui était, du reste, caporal, sut lui en imposer, lui faire entendre peu à peu raison, et, la douce fermeté des nurses y aidant, l’amener en quelques jours à une réelle docilité.

Les progrès, depuis lors, ont été rapides, et il n’y a pas maintenant de plus gentil malade que Mouça. Bien loin de vouloir vous mordre quand vous l’approchez, il est le premier à vous dire bonjour et à demander : « Ça va ? » Il reste couché à la façon européenne, et c’est même un charmant tableau que forme sa tranquille figure noire entre les draps blancs et la chéchia rouge. Depuis qu’il va mieux, il sifflote la charge, il mange des bonbons, il regarde des images, il palabre avec Maciga, il apprend à faire du tricot.

Mouça reçoit des visites. Je ne parle pas de l’intérêt qu’il éveille chez tous ceux qui entrent dans sa salle pour remplir une fonction ou pour voir d’autres blessés ; non, Mouça reçoit des visites personnelles d’amis, de compatriotes. Pour être sincère, mettons le singulier : Mouça reçoit la visite de Baba Konaté, nègre instruit et bien élevé, l’air d’un vrai gentleman, actuellement domestique aux Missions protestantes du boulevard Arago. Baba Konaté arrive toujours chez nous muni de tabac, de pommes, de pastilles, de châtaignes bouillies ; et cela le rend plus cher encore à nos blessés nègres. Originaire de Grand-Bassam, il peut s’entendre avec tous en parlant bambarra, qui est la langue la plus répandue de l’Afrique occidentale française, avec le woolof toutefois. C’est lui, du reste, qui me l’a dit ; car je suis bien, moi aussi, avec Baba Konaté, grâce à un excellent infirmier qui l’a découvert et m’a présenté à lui. Et par Baba Konaté, je suis devenu l’ami de Mouça Sénoco, de Maciga Kata, sans parler d’Akodou Toudé, d’Ona Couami, de Kodé Kamara... Mais je n’aime pas à me vanter.


16 novembre.

Hier soir nous fut annoncé un grand convoi d’Anglais. Il en arrivait quatre cents à la gare du Nord, dont une quarantaine pour nous. Tous nos autos y allèrent, et l’on en mobilisa plusieurs autres. En fait, nous ne reçûmes que huit blessés, frappés la veille auprès de Dixmude, et tous remplis d’entrain. Comme nous, du reste, nos Alliés déploient à, défendre l’Yser, c’est-à-dire la route de Calais, un courage fantastique. Il nous en coûte, à tous, chaque jour et depuis des semaines, un nombre de tués et de blessés qui aurait suffi jadis à illustrer une bataille. Anglais, Belges, Français, loin d’en être abattus, se réjouissent de ce que les Allemands perdent encore bien plus de monde et ne passent pas. Or, cette vaillance n’est pas de l’exaltation ; elle subsiste après la bataille. Ce matin, un Irlandais de ce nouveau groupe demande à se confesser. Quand je le revois l’après-midi : « Père, j’ai perdu ma jambe, » me dit-il du ton le plus normal. On a dû, en effet, l’amputer sans retard. Un peu saisi malgré moi, je le regarde tendrement et je lui dis quelques bonnes paroles. Tout de suite, il me répond : « J’accepte la volonté de Dieu. » Et son visage ne trahit aucune émotion ; seulement un peu plus pâle, à cause du sang perdu.


18 novembre.

Louis Schoeny, l’artilleur qui avait reçu la médaille, il y a juste huit jours, jouit maintenant, au ciel, de récompenses plus hautes et plus durables. Il s’est éteint cette nuit, aussi brave devant la mort lente de l’hôpital que sous le feu des ennemis.

Dans cette maison où le tragique lui-même, devenu état normal, cesse d’éveiller l’attention, tous s’intéressaient à Schoeny en particulier, et sa mort est un deuil public. Ce sont les faits de ce genre qui peu à peu créent entre nous, malgré notre grand nombre, une sorte d’âme commune et plus d’intimité. Quelques-uns disent, pensant à ce qu’a souffert Schoeny depuis son entrée : « Mieux eût valu pour lui, puisqu’il devait en arriver là, mourir tout de suite sur le champ de bataille. » J’essaie de répondre que d’avoir accru pour jamais sa valeur, son mérite moral, ce n’est pas perte de temps pour une âme immortelle. Mes compagnons s’en rendraient compte comme moi, s’ils occupaient mon « service, > » et peut-être ils en profite- raient mieux. Je vis dans une atmosphère d’héroïsme et de foi.

L’héroïsme, il éclate partout. Jamais l’humanité n’en aura déployé autant. Epouses, mères, fiancées, qui acceptent de voir leurs aimés sur le champ de bataille et qui, s’il en était besoin, les y enverraient ; soldats et chefs, qui exposent sans compter leur vie ; ceux qui ramassent les blessés sous les balles, et celles qui les soignent dans les hôpitaux ; ceux qui ont tout perdu et qui s’y résignent ; ceux qui se dépouillent pour les secourir... Au-dessus de ces milliers d’exemples, comme pour les concentrer en un fait unique : la Belgique ! c’est-à-dire une nation entière sacrifiant tout à sa dignité, au devoir, à l’honneur, et, alors qu’elle pouvait d’un mot échapper au désastre, acceptant, plutôt que de forfaire, la ruine, la faim, l’incendie, les assassinats ; chassée de chez elle avec son roi, avec son armée ; ne possédant plus qu’une parcelle de son territoire, et sur cette parcelle continuant de résister ; agonisante, en apparence, et pourtant sereine, aussi sûre de finalement vaincre qu’elle est sûre de son droit ; toujours la main sur son épée, et en même temps ses yeux levés au ciel pourvoir venir la justice de Dieu. Devant les sublimes leçons d’un pareil spectacle, il y a des momens où l’on croit comprendre pourquoi fut permise la guerre, le monde peut-être n’ayant jamais souffert d’autant de maux, mais jamais non plus ne s’étant élevé à pareil niveau de grandeur morale. En voyant, avant-hier, notre pays entier célébrer avec tout son cœur la fête du roi des Belges et louer par toutes ses voix, du journal à la chaire chrétienne, Albert Ier avec son peuple, je me réjouissais du bien que produisent la contemplation et l’amour de si beaux exemples. C’était bien que, dimanche, à Notre-Dame de Paris, devant notre cardinal, devant la sœur du roi Albert, devant une foule immense qui applaudissait malgré la sainteté du lieu, un éloquent prédicateur terminât ainsi son sermon : « A toute la race belge, honneur et bénédiction dans les siècles des siècles ! »

Aussi j’avouerai bien avoir apprécié comme une vraie faveur de me trouver hier sur le passage de Mme la duchesse de Vendôme, lorsqu’elle parcourait nos salles de blessés ; et j’ai reçu ses encouragemens comme s’ils étaient venus du peuple qu’elle est si digne de personnifier. Les visites, même princières, se font ici sans solennité ; et je n’ai connu que fortuitement celles de la reine Amélie et du prince de Monaco, comme plus tard celles de la princesse Marie et du prince Georges de Grèce. J’aurais aimé apercevoir la première, qui réunit, — talens et malheurs, vertu et rang, — toutes les majestés. Je me serais réjoui de renouveler au second mes hommages personnels. On ne peut le connaître sans s’attacher à lui, pour l’activité qu’il consacre au progrès de l’esprit humain et pour son dévouement à la France. Il la servit en s’engageant sous nos drapeaux dans la guerre de 1870, donnant là, du reste, un exemple que ne manque pas de suivre aujourd’hui son fils et son héritier. Mais, si j’avais eu à choisir entre ces rencontres, j’aurais opté pour celle que m’a ménagée un hasard tout providentiel ; j’aurais opté, en fait de personnes augustes, pour celle qui est née « princesse de Belgique. »


24 novembre.

Les décorations ne sont pas rares dans notre asile de braves, et je tomberais dans la monotonie si je les citais toutes. J’ai mentionné, il y a quinze jours, la collation d’une médaille militaire. Nous avons un sergent arabe, à physionomie délicate el grave, qui l’a gagnée à la ferme de Soupir, par un acte de dévouement dont voici le libellé officiel :

« Aïlammer Achour Benamor, sergent au 3e régiment de tirailleurs indigènes : au combat du 6 novembre, son lieutenant étant tombé mortellement atteint, dans une zone balayée par le feu d’une mitrailleuse ennemie, a, par deux fois, franchi cette zone ; a réussi à ramener le corps de son officier, tout en étant blessé grièvement au genou. »

La blessure, due à une balle explosive, est une des pires qu’on ait eues à soigner ici. Achour Benamor mettra longtemps à s’en guérir ; on le devine à sa photographie, cependant tirée après plus de six semaines de soins. Volontiers, en face d’elle, nous reproduirions le portrait de son jeune lieutenant, qu’il conserve fidèlement entre les feuillets de son livret et qu’il regarde souvent avec émotion. Entre cette noble figure d’Africain et celui qui le frappa d’une balle interdite par les lois de la guerre, quel est le plus avancé en « culture » véritable ?

un de nos officiers, le lieutenant André B..., vient d’être nommé chevalier de la Légion d’honneur pour le motif suivant : « Commandant la compagnie de tête d’une colonne d’assaut, le 27 octobre, a entraîné ses hommes sous un feu meurtrier avec la plus grande bravoure. Tombé frappé de deux blessures, continuait à exciter ses hommes par ses paroles ardentes et par ses gestes. » Son capitaine, qui lui transmet la nouvelle, y ajoute d’affectueuses félicitations et ce vœu délicat : « Ce sera, je pense, un baume sur votre cruelle blessure. »

La croix a été remise, avec la formule ordinaire, par un autre blessé, un commandant décoré lui-même de 1870, du Tonkin et de la Tunisie. « Tant d’autres l’ont mieux méritée, » murmurait le jeune lieutenant, rouge d’émotion. Ce qui acheva de le troubler, fut que le commandant, l’ayant embrassé, ajouta que « l’accolade de ces dames allait confirmer la sienne. » Après une jolie minute d’embarras, la femme d’un autre officier, soigné dans cette salle, prit l’initiative du mouvement, et la cérémonie s’acheva avec autant de grâce que de dignité. Les infirmières étaient juste d’âge à avoir leur premier fils à l’armée. Elles avaient apporté un bouquet splendide et les autres blessés offraient la croix même. De crainte qu’on ne l’eût pas à temps, l’infirmier, comte de la S..., un commandant en retraite, avait préparé la sienne, qu’il avait gagnée jadis en Afrique.

Dans la même salle que notre nouveau chevalier, et très lié avec lui, se trouve un jeune lieutenant de réserve, que j’ai eu grande joie d’accueillir ici, L. de T..., un des écrivains qui ont le mieux parlé des choses d’Amérique et qui, sans la guerre, serait actuellement à San Francisco (pauvre Exposition I). Pour avoir étudié des sujets semblables, nous nous étions quelquefois écrit ; voilà une rare occasion de faire connaissance. Je m’en félicite sans scrupule, car sa blessure, pour douloureuse qu’elle soit, ne l’empêchera de reprendre ni l’épée ni la plume. Et puis, les officiers n’aiment pas qu’on les plaigne. Il y a des soldats, même très barbus et chefs de famille, qu’on peut dorloter comme de grands enfans ; un officier, lui, si on l’entretient de ses blessures, ne demande qu’à changer de sujet. Il peut lui arriver, quoique assez rarement, de perdre l’entrain et le sourire, mais ce ne sera jamais à l’heure cruelle du pansement. La douleur moyenne le trouve toujours calme ; quand elle se fait trop vive et qu’il ne peut se taire, alors il plaisante.

C’est une fierté, vraiment, que de serrer la main à de tels hommes. Depuis trois mois que je les fréquente, je n’en ai vu que d’admirables : et les officiers de carrière, et les officiers de réserve, professeurs, médecins, hommes d’affaires, commerçans ou agriculteurs, élite de chaque profession ; et les petits jeunes qui n’avaient pas achevé leur école militaire, et les anciens, qui avaient démissionné pour motifs divers, mais ont repris du service dès l’appel aux armes. Ils attendent, tous, avec impatience, le moment de reprendre leur commandement, et, à la lettre, le temps leur dure, l’inquiétude les tient de leurs compagnies ou de leurs bataillons, on peut dire, et très justement, de leur famille guerrière. Ce n’est pas qu’ils aiment brutalement les coups pour les coups ; mais ils ont pleine conscience de la cause qu’ils servent et elle les brûle d’enthousiasme. Ils savent qu’ils ne se battent point seulement pour la sauvegarde légitime d’intérêts matériels, mais pour l’indépendance de leur propre pays et de l’Europe entière, pour garder à leurs fils et au genre humain une forme supérieure de vie, pour briser la domination d’une bande d’assassins, d’incendiaires et de pillards, qui croient leurs crimes excusables parce qu’ils les commettent sans remords, et qui, bien plus, éprouvent un horrible orgueil de ce que personne avant eux n’avait perpétré de si grands forfaits, ni avec tant de science. Reims, Louvain, Senlis, Arras, Ypres, la Belgique, autant de noms qui suffisent à leur gloire honteuse, mais entretiennent heureusement chez les nôtres, et surtout chez nos officiers, la conscience claire, l’enthousiasme sacré, d’une mission justicière et réparatrice.


26 novembre.

J’ai pu accompagner aujourd’hui l’une de nos voitures d’ambulances à la gare d’évacuation d’Aubervilliers-la Courneuve, d’où nous parviennent maintenant la plupart de nos blessés. Nous arrivons à deux heures. Personne ne sait quand pourra venir un train sanitaire, ni même si l’on en verra avant le milieu de la nuit. Je me résigne à attendre, s’il le faut, jusqu’à dix heures du soir.

Je n’aperçois, d’abord, qu’une immense gare de marchandises en apparence vide et presque morte : quelques trains au repos, des baraquemens fermes, des soldats de tous uniformes errant çà et là, ou de planton devant une barrière que nul ne songe à ouvrir.

Que faire, toute une demi-journée, en ce désert banal et froid ? Les deux chauffeurs américains, mes compagnons de route (ou plutôt je crois que l’un est chauffeur, l’autre brancardier), m’ont indiqué comme refuge un compartiment de seconde classe qui est affecté au personnel de notre ambulance, et, ce qui importe davantage, ils m’ont promis de ne pas repartir sans moi. Ils m’ont présenté, de plus, au chef de gare militarisé, ou mieux au militaire chef-de-garisé, qui m’a fait l’éloge de notre ambulance et m’a donné toute latitude : « Vous êtes ici chez vous. » Charmant accueil sans doute. Mais comment en user ?

Si je pouvais trouver l’infirmier qui est venu, de cette gare, nous faire visite la semaine dernière, je serais sauvé ; seulement, j’ignore même son nom. Je sais qu’il est prêtre ; mais prêtre-soldat n’est plus une caractéristique suffisante et j’ai ici, paraît-il, sous l’uniforme, trois ou quatre confrères. Enfin, je me débrouille et, de quai en quai, de salle en salle, de factionnaire en dame de la Croix-Rouge, de religieuse en militaire, j’arrive au guide espéré.

Nous nous promenons partout ensemble et j’admire l’accueil que chacun lui fait. En dépit de la capote et du pantalon rouge, en dépit de sa fière moustache et de son bonnet de police, civils et soldats lui donnent du Monsieur l’abbé plus sympathiquement, je le présume, que ses paroissiens d’Indre-et-Loire. C’est le vrai aumônier de la gare ; et, quand arrive le train de blessés, ses deux fonctions de prêtre et d’infirmier en chef se confondent ou plutôt se complètent admirablement. Tandis que nous faisons les cent pas dans la cour, un soldat s’approche et lui remet un petit flacon : « Les saintes huiles pour l’Extrême-Onction, m’explique-t-il. Quand je m’absente, je les confie toujours à un autre prêtre. » Bientôt il me laissera, pour donner le salut et un petit sermon dans l’église de la Courneuve à la place du curé absent.

Les installations qu’il me montre avant de s’en aller sont des plus sommaires, mais de grande utilité. Deux cantines s’occupent du ravitaillement des trains, distribuent aux blessés la nourriture et parfois les vêtemens dont ils ont besoin : l’une, la plus ancienne, est dirigée par la Société de secours aux blessés avec le concours des Sœurs de saint Vincent de Paul ; l’autre, appelée Cantine de la Presse, est dirigée par Mme Berthoulat. Une ambulance de la Croix-Rouge, où se dévouent des femmes de haute distinction, se lient prête, également, pour tous les soins et secours nécessaires. Mais ce ne sont là, — sans du tout rabaisser leur valeur, — que des auxiliaires et des complémens de l’ambulance militaire proprement dite. Elle occupe en entier le vaste hall des marchandises. Tous les blessés et tous les malades y sont amenés de chaque train sanitaire ; les uns, pour être évacués sur les hôpitaux de Paris ou de la banlieue ; les autres, pour attendre la formation d’un nouveau train qui, après être passé à la gare régulatrice du Bourget, prendra la destination des hôpitaux fixes répartis dans toutes les provinces.

Ceux que les majors désignent pour être évacués partent le plus tôt possible, en une ou deux heures au plus ; c’est parmi eux que se recrutent nos chers hôtes. Depuis deux jours, on en accorde jusqu’à deux cents à la région de Paris ; précédemment, l’on n’en donnait que très peu et tout le monde a entendu les plaintes des infirmières de bonne volonté qui se consumaient d’impatience en leurs hôpitaux vides.

En attendant quelques heures, parfois un jour et même deux, le train qui les conduira plus loin, les autres reçoivent sur place les soins que réclame leur état. Cent cinquante lits leur sont destinés, ou plutôt, — car ils ne se déshabilleront pas, — cent cinquante « couchages. » L’extrémité de ce grand dortoir est réservée aux contagieux ; couvertures et paillasses y sont chaque jour passées à l’étuve. A l’autre bout, une petite cantine et un vague bureau avec une table et des chaises autour d’un petit poêle en fonte. Là se tiennent, aux heures de repos, les infirmières de garde. Aidées par des équipes d’infirmiers militaires, ce sont elles qui feront les pansemens sous la direction des majors. Elles ont, me disent-elles aussi, fort à se louer des boys-scouts du IXe arrondissement, toujours à leur service quand elles les appellent.

A leur tête se trouve la femme d’un industriel de la Courneuve, Mme G... Non contente de nourrir pendant la guerre les femmes et les enfans des employés de son mari, elle garde à sa charge les frais de l’ambulance. Mais son grand mérite a été de l’organiser. Tout marche aujourd’hui si bien qu’il n’y a plus d’inconvéniens à rappeler un passé dont personne, d’ailleurs, ne semble responsable. Dans les commencemens, c’était on ne peut plus simple : il n’existait rien. On regardait dans les wagons, et l’on descendait les soldats qui ne pouvaient plus attendre ou qui étaient morts. Le 19 septembre, sans que lui-même ni personne d’autre en fût averti, le chef de gare vit débarquer la foule énorme de 3 700 blessés. Il envoya quérir Mme G... Elle accourut avec quelques femmes, apportant ce qu’elle avait de coton et de linge sous la main, de quoi en panser vingt ou trente. Le hall, à peine éclairé, était encore encombré de colis, de malles et de futailles. La courageuse femme se dit qu’il fallait que cela changeât. Son initiative, appréciée et secondée par les autorités compétentes, amena l’organisation qui, je l’espère, fonctionnera tout à l’heure sous mes yeux.

« Tout à l’heure, » je ne sais trop quand ce pourra être. Il est seulement quatre heures lorsque mon guide m’abandonne. Avec l’intention de me reposer et de prendre des notes, je monte dans le compartiment réservé à notre ambulance. Quelques-uns de nos hommes y sont installés déjà (nous avons à cette gare des voitures en permanence pour profiter de toutes les occasions). Je retrouve avec plaisir celui de mes compagnons de route qui avait bien voulu, pour me céder sa place, s’asseoir sur le marchepied. La conversation s’engage, et bientôt je m’aperçois que j’ai affaire, sous une apparence un peu dégagée, à de parfaits gentlemen. On s’entretient, naturellement, de la guerre » de ses causes, de ses conséquences ; et voilà qu’interviennent des considérations sur César, sur Napoléon, sur les conflits sociaux et économiques d’aujourd’hui, où je ne suis pas peu surpris de rencontrer tantôt des vues générales, tantôt des connaissances précises, qui prouvent, les unes comme les autres, une très solide formation d’esprit. Mon compagnon, surtout, un bon géant de six pieds et demi, fait preuve, sans nulle recherche, d’une vive intelligence et d’une belle culture. Nous causons de Boston, de ses études à Harward, de mes conférences à Lowell Institute, du plaisir que j’ai eu à rencontrer son maître William James, M. Elliot, l’ancien président de l’Université ; M. Lowell, qui la dirige maintenant avec tant d’éclat. Nous devenons tout à fait amis ; et, au retour, sa sollicitude pour me garantir du froid ira, malgré moi, jusqu’au dépouillement. Je l’avais pris pour un bachelor, tant il a l’air jeune ; mais il est père de famille, et dans les affaires. Ce double lien n’a pu le retenir ; la guerre déclarée, il a fallu qu’il traversât l’Atlantique pour prendre sa part, n’importe comment, des grandes choses qui allaient se passer. Et ce n’en est pas la moins bonne manière que de pourvoir au soin des blessés. Il travaille volontiers aux convois des gares ; mais sa joie d’âme est bien plus grande, quand vient son tour de faire le transport entre le champ de bataille et les hôpitaux rapprochés du front. Le péril ajoute son charme à celui du service rendu. Ces jours derniers encore, vingt braves jeunes hommes comme celui-ci sont arrivés d’outre-mer pour entrer dans notre ambulance. On comprend qu’avec cela, nous puissions avoir jusqu’à quatre-vingt-trois voitures, dont quinze à Neuilly et soixante-huit sur le front [2]. J’aime cette façon américaine de pratiquer la neutralité ; elle prouve la sincérité de ce qu’on dit Ik-bas : « Nous sommes tellement neutres que peu nous importe de savoir la nation qui battra l’Allemagne. »

…………………..


2 décembre.

Un soldat m’a bien étonné en me disant que, dans la tranchée, on commençait à faire du feu : « Mais la fumée, objecté-je ? — Oh ! elle n’est pas très forte. On prend des précautions. Un peu de paille et de petit bois ; ensuite de grosses bûches. » J’ai oublié de le lui demander ; mais, évidemment, la position de cette tranchée doit être fort particulière ou assez éloignée de l’ennemi. Dans toutes les autres dont j’entends parler, on souffre du froid. Ou en souffre aussi, et même davantage, en dehors des tranchées. J’ai trouvé tout à l’heure pour la première fois un patient qui avait un pied gelé. « Que voulez-vous ? me dit-il, il faut, quand on est de faction, passer des heures la nuit sans remuer. Impossible même de piétiner ; la moindre agitation vous ferait tirer dessus. Je suis resté comme cela les pieds dans la neige. Il n’y en a qu’un de gelé, mais je souffre autant de l’autre, qui ne se réchauffe pas ; on le tient dans la ouate. Pour celui qui est gelé, les doigts sont comme morts. »

Je m’étonne qu’on n’ait pas l’idée de procurer à nos soldats quelques paires de sabots, ou des galoches assez grandes pour qu’ils puissent les mettre sans quitter leurs souliers. Tout au moins en devrait-on donner à ceux qui passent ainsi la nuit immobiles dehors.


3 décembre.

Je tiens à mon idée au sujet des galoches. Je l’ai soumise aujourd’hui à un de nos officiers, et même à un général qui venait voir son fils blessé. Il paraît qu’elle n’est pas si neuve que je le croyais et qu’on en a parlé plus d’une fois dans les sphères compétentes. D’en parler ne suffit peut-être pas.

Et la voilà, cet après-midi, qui reçoit une confirmation plus probante que je ne le souhaiterais. Trente soldats anglais nous arrivent de ce rude et perpétuel champ de bataille qu’est la région comprise entre Ypres et La Bassée. Quelques-uns sont des malades et nous les faisons conduire aux hôpitaux appropriés. Parmi les autres, que nous gardons tous, trois ou quatre sont blessés, mais le plus grand nombre ont les pieds gelés. Si de modestes sabots peuvent épargner à ces braves d’inutiles souffrances et nous garder plus de combattans, ne dédaignons pas les sabots.

Dans un journal de ce matin, je trouve avec émotion, à la liste des médailles militaires, ce nom et ces motifs : « Schoeny, maréchal des logis au 5e d’artillerie de campagne. A fait preuve d’un sang-froid tout à fait extraordinaire à l’attaque de nuit du 31 octobre ; horriblement blessé sur plusieurs parties du corps, a montré un courage inouï en ne faisant entendre aucune plainte et a répondu au commandant de groupe qui lui annonçait qu’il le proposerait pour la médaille militaire : « Je n’ai rien fait pour cela. » Nous avons parlé de ce héros. Le curé de sa paroisse m’écrivait, justement hier, pour me remercier des notes que j’avais transmises sur lui à sa famille et il me disait qu’il n’avait jamais connu de meilleur chrétien.


11 décembre.

Cette fois, j’ai réussi, et mes galoches vont entrer dans le domaine de l’application ; oh ! en petit d’abord ; mais qui sait si l’exemple ?... J’en parlais avant-hier à la comtesse de C... et à deux de ses amies, en leur montrant notre ambulance. Elle a été si émue qu’elle m’a déjà écrit pour me demander ce qu’elle pourrait faire contre le péril des pieds gelés. Je l’ai invitée à se mettre en rapport avec l’œuvre des vêtemens chauds pour les combattans, dont je connais beaucoup les directeurs et les directrices.

L’un de ces directeurs, justement, m’a envoyé, hier même, une visite bien intéressante, celle d’un publiciste roumain, M.D..., qui désirait voir l’ambulance. Je pouvais avoir confiance en lui. Il venait pour s’instruire, il venait voir comment l’on devra secourir chez lui les victimes de la guerre prochaine. Ses questions l’auraient fait deviner, s’il n’en était lui-même convenu dès que nous fûmes en confiance. Je ne trahis pas de secrets en le disant dans ces notes ; il est probable que l’événement, quand elles paraîtront, aura commencé de se produire. Les signes, du reste, en sont assez visibles dans le langage des hommes d’État, dans les armemens, dans les manifestations de plus en plus vibrantes du sentiment public. Aux quatre millions de Roumains qu’opprime l’insolence magyare, le premier rayon de soleil qui fondra la neige des Karpathes annoncera l’approche, si longtemps attendue, des frères libérateurs... Et en même temps*, osons l’espérer, en même temps se lèveront la Grèce et l’Italie. D’Athènes et de Rome, comme de Paris, de Londres, de Bruxelles et de Pétrograd ; du Parthénon et du Capitole, comme du Kremlin, de Westminster, de Sainte-Gudule et de Notre-Dame, de tous les grands sommets de l’humaine civilisation, un cri unanime s’élèvera contre la menace germaine, et, cette fois, malgré les armes effroyables qu’ils ont tirées des progrès de la science, les Barbares auront la stupeur d’apprendre que le droit est aussi une force.


13 décembre.

Mon adjudant-vicaire étant là pour me rassurer, j’ai assisté, hier soir, à une conférence illustrée sur « les Champs de bataille de la Marne. » M. Gervais Courtellemont, qui l’a donnée à la salle Gaveau, fut témoin des combats qui se livrèrent la seconde semaine de septembre, aux environs de Meaux et qui commencèrent notre délivrance. Il a pu, après la victoire, parcourir les champs de bataille et, grâce aux projections en couleur qu’il a prises lui-même, nous y emmener avec lui.

Jusqu’au document « Quatre mois de Guerre, » publié le 5 décembre dans le Bulletin des Armées, nous n’avions pas compris grand’chose à l’heureux ensemble de succès qui gardera le nom de victoire de la Marne ; il nous suffisait de savoir qu’il avait sauvé Paris de l’investissement et retourné en notre faveur les chances de la guerre. En contact avec des blessés qui y avaient pris part, j’avais, de plus, connu maints détails que la presse n’avait pas donnés. Mais ces détails restaient sans lien et ils se présentaient sous l’angle fatalement étroit qui est celui du combattant individuel. D’un autre côté, le résumé officiel du Bulletin restait trop concis pour donner la sensation de la réalité. Le conférencier d’hier a, pour une grande part, comblé ces deux lacunes.

Si, à cause de certains secrets difficiles à pénétrer ou à révéler, il n’a pu donner un récit complet ni tout à fait tenir le langage de l’histoire, du moins, sa géographie n’a-t-elle rien laissé à regretter et nous a-t-il montré les tableaux les plus véridiques du théâtre des combats ; ou plutôt, avec la puissance que revêt la photographie en couleur sous les mains d’un habile artiste, c’est ce théâtre même qu’il a fait passer sous nos yeux. Et nous avons vu en réalité les plaines où l’on s’est battu, les collines que l’on a enlevées, les tranchées d’où tirait l’ennemi, les trous des obus, les villages incendiés, les clochers abattus, les tombes surtout, les tombes innombrables où dorment nos soldats, juste à la place de leur trépas glorieux.

Sous leur tertre de fleurs pieusement entretenues et que domine la croix avec le drapeau de la France, elles ne constituent pas seulement le plus poétique et le plus émouvant des vestiges de la lutte, elles en sont aussi le plus instructif : dispersées et étroites, où elle fut moins intense ; larges et rapprochées, où elle sévit avec le plus de rage. Si vous voulez savoir jusqu’où s’avança la menace allemande, à quels endroits précis la France, d’un geste héroïque, se redressa contre l’envahisseur et lui cria : « On ne passe plus ! » cherchez-les un par un, les monticules sacrés, et contemplez leur ligne dernière en ses sinuosités. Vous la verrez, à sa pointe extrême, entre Meaux et Dammartin, s’approcher à un jour et demi de la capitale. Là combattait, le 5 septembre, une division de l’armée de Paris. A 5 heures du soir, sous une grêle de balles, une compagnie lancée à l’assaut approche de la crête où les Allemands se tiennent retranchés. Le capitaine est déjà tué, avec un des deux lieutenans ; l’autre ordonne : « Couchez-vous et feu à volonté ! » Mais lui, malgré les objurgations, reste debout, défiant la mitraille. Une balle l’atteint en plein front. Tous ses hommes succombent après lui ; il n’en survit qu’un, blessé, pour servir de témoin. On a creusé leur tombe sur l’emplacement où ils moururent. A cet autel, où la patrie commença de voir son sacrifice agréé du ciel, il fallait des victimes de choix : le lieutenant qui commandait cette poignée de braves avait nom Charles Péguy : Péguy, le héraut de Jeanne d’Arc, l’un des poètes qui ont le mieux parlé d’espérance chrétienne, et celui qui, prophétiquement, a écrit ces vers :


Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre »
Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle.

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu...

Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles...

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés.


23 décembre.

Musique et décorations, nos préparatifs de Noël marchent moins mal que je ne l’aurais cru. Je ne puis m’empêcher, toutefois, de les interrompre un instant pour noter une entrée trop originale : celle d’un zouave d’Alger et de son chien « Fend-l’Air, » qui s’appela un moment « Tue-Boches, » Leur histoire a été racontée dans les journaux avec addition de quelques détails peu exacts. Elle est assez jolie pour se suffire à elle-même. Je vais la donner telle que je l’ai apprise du zouave ce matin. Si elle présente des lacunes, c’est que je n’ai pas voulu le laisser parler trop. Il est encore bien faible.

C’est le 12 décembre qu’il fut blessé, à Rocquelincourt, près d’Arras, dans une tranchée, ou plus exactement dans un boyau, de première ligne. Les boyaux sont les couloirs qui relient les tranchées entre elles. Une bombe éclata près de lui, tua ses voisins et le couvrit de terre, le déplacement d’air ayant fait crouler les madriers qui soutenaient la paroi. Grièvement blessé, aux trois quarts enfoui, sans autre voisinage que celui des camarades morts, il se sentait aller au découragement, lorsque son chien, qui ne l’avait pas quitté de toute la guerre, arriva près de lui, s’empressa comme il put, se répandit en gémissemens pleins de tendresse : « Il n’est pas vrai qu’il m’ait déterré, mais il me remonta le moral. Je commençai à me dégager les bras, la tête, le reste du corps ; ce que voyant, lui-même se mit à gratter de son mieux tout autour de moi, et ensuite à me caresser, à lécher mes plaies. J’avais le bas de la jambe droite arraché, la gauche atteinte au mollet, un éclat de bombe dans la fesse, deux doigts de coupés, le bras gauche brûlé. Je me traînai en saignant jusqu’à la tranchée, où j’attendis une heure les brancardiers. Ils me menèrent au poste de secours de Rocquelincourt où l’on enleva mon pied avec sa chaussure ; il ne tenait plus que par un nerf. De là je fus emporté sur un brancard à Anzin, puis en voiture à un autre poste de secours, où l’on me recoupa encore, puis à l’ambulance de Houvin-Hauvigneul, où je restai cinq à six jours. Un train sanitaire m’emmena ensuite à Aubervilliers, d’où je suis venu ici. Mon chien avait assisté au premier pansement. Une heure après mon départ, il s’échappa et vint me retrouver à Anzin. On me le laissa à l’ambulance et dans le train sanitaire. »

A la gare d’Aubervilliers, il fallut se séparer. Voyant combien était grave l’état du pauvre zouave, le major ordonna de l’évacuer chez nous : « Mon chien avec moi ? » demanda le blessé, et il conta leur histoire. Tout attendri qu’il fût, le major ne pouvait prendre sur lui d’envoyer un chien à l’hôpital militaire, « Mais que va-t-il devenir ? Et où le retrouver plus tard ? » La directrice de la cantine promit de le garder et d’en prendre soin. « Merci, madame. Seulement, tenez-le bien, sans quoi il se crèverait plutôt que de ne pas suivre l’auto de l’ambulance. » Ce ne fut pas sans peine, en effet, qu’après les adieux des deux amis, on put garder celui qui restait. Plus d’une infirmière en versa des larmes.

Un témoin raconte : « Solidement attaché dans le fourgon de la cantine, comblé de friandises auxquelles il ne touchait point, et d’attentions qui le laissaient insensible, il resta là deux jours. Ayant oublié de demander son nom, on l’appelait ingénieusement Tue-Boches... « Mon petit Tue-Boches ! Gentil Tue-Boches, mange ta soupe. Ton maître va bien ! Tu vas le revoir ! Voilà du sucre... » Mais Tue-Boches restait muet, refusant tout, triste à mourir... Toute la cantine en était angoissée ! On n’y put tenir : « Viens, Tue-Boches, dit la directrice ; nous allons essayer de te rendre à ton ami. » Et on alla à l’Ambulance américaine eet en raconta le sauvetage du zouave ; et le chien, dûment bichonné et passé à l’antisepsie la plus raffinée, fut admis à l’hôpital où il retrouva son maître et son appétit. Il a retrouvé aussi son vrai nom, qui est Fend-l’Air. Admiré de tous, resplendissant et heureux, Fend-l’Air ne quitte pas plus d’une minute par jour le chevet de son rescapé. Tous les deux vont à merveille. Dans quelque temps, ils rejoindront le front pour être ensemble, avec le même cœur qu’auparavant, de vaillans Tue-Boches. »

Ces derniers traits, pour être tout à fait exacts, demandent quelques petites retouches. Il est bien vrai que Fend-l’Air est admiré de tous et soigné comme le chien d’un roi, mais non pas qu’il soit complètement heureux ni qu’il passe tout son temps auprès de son maître. Il n’est pas vrai, non plus, que celui-ci soit déjà guéri, ni qu’avec un pied amputé il soit question pour lui de repartir au front. Fend-l’Air a bien le sentiment de tout cela ; et, dans la courte visite qu’il est admis à faire chaque matin, il sait parfaitement, après un tendre et discret bonjour, se tenir très sage en bas du lit, les yeux fixés sur son malade.


27 décembre.

Notre fête de Noël s’est, à tous points de vue, passée admirablement, et j’aurais voulu en noter plus tôt l’impression. Mais, le soir de la fête, je tombais de sommeil ; et hier nous avons reçu quinze blessés grièvement atteints.

Compatir aux souffrances de ces nouveaux venus n’a pas exigé de nous, même en ce lendemain de fête, un grand retournement. Il n’avait été que trop facile de garder à nos réjouissances un ton grave et mélancolique. Elles auront eu leur charme, pourtant ; et je crois que dans plus d’une âme elles laisseront de beaux souvenirs. Lorsque plus tard, au bord des lacs d’Ecosse ou d’Irlande, sur la lande bretonne, aux montagnes d’Auvergne, dans les déserts d’Afrique, nos hôtes penseront à la guerre géante où ils faillirent être tués, une douce apparition traversera, dans leur mémoire, cette phase terrible de leur existence, et ce sera, — comme en un rêve de lumière, d’harmonie et de fleurs, — la Noël célébrée à l’ambulance américaine.

Les préparatifs déjà offrirent leur intérêt. Tandis que les nurses suspendaient au plafond de belles touffes de gui ou attachaient aux espagnolettes de gros bouquets de houx liés d’un ruban rouge, nos soldats les moins invalides se plaisaient à leur tendre la verdure ou à tenir l’échelle, et les plus malades suivaient de leur lit les opérations ; tous regardaient les tables se couvrir de fleurs et de jolis bibelots, les lampes électriques se draper de soieries multicolores. Chaque fenêtre même, dans chaque corridor, recevait sa part de branches vertes, et l’on ne saura jamais la longueur totale de nos corridors ni le nombre exact de nos fenêtres. Partout se dressaient les drapeaux des nations alliées et celui des Etats-Unis ; il s’en clouait de grands au-dessus des portes et le long des murs ; il s’en piquait de petits jusque dans les boîtes de remèdes et dans le bouchon des litres d’eau stérilisée.

Un dernier effort après le pansement du matin, et tout était en ordre, le 24 décembre à l’heure du déjeuner. Ce ne fut pourtant qu’à trois heures de l’après-midi que commença, dans la grande lingerie, la cérémonie de l’arbre de Noël. Un sapin resplendissant de petites lumières occupait, comme de juste, le centre de la pièce, et à côté se tenait un majestueux père Noël à barbe chenue dans son costume traditionnel de pourpre et d’hermine. Tous nos blessés capables de marcher, la moitié peut-être, passèrent devant lui et reçurent à leur tour un présent de ses mains. La plupart d’entre nous assistaient à ce défilé ; et d’abord il nous plut, il nous égaya même, par le contentement que donnaient les cadeaux, mais peu à peu nous nous sentîmes envahis d’autres sentimens, à voir cette longue théorie de mutilés, et je demeurais presque seul, ayant voulu serrer toutes les mains, quand le deux-centième passa à son tour en sautillant sur ses béquilles.

Ceux qui restaient dans leurs lits offraient réellement, quoique plus malades, un spectacle moins triste, n’étalant pas leur infirmité. Le père Noël se garda de les oublier : il passa dans chaque salle, il s’arrêta auprès de chaque lit, accompagné d’un chœur d’infirmières qui ne cessaient de chanter de beaux hymnes, cantiques français, Christmas carrols de l’Angleterre et de l’Amérique. J’aimais surtout le Come, ye faithful, adapté mot à mot et note pour note, comme s’y prête bien l’anglais, à notre magnifique prose d’Adeste Fideles. Vers les quatre heures, un concert fut donné, partie dans une grande salle, partie dans l’angle de deux corridors, afin d’arriver au plus de monde possible. Une cantatrice de talent y fit entendre un morceau touchant de la Vivandière, un autre de Carmen, et la Marseillaise.

Puis tout rentra dans le silence et l’ordre. A six heures, comme à l’ordinaire, les dîners s’achevaient et bientôt les lumières s’estompaient en veilleuses. Ce n’était pas le jour de se fatiguer, si l’on voulait venir à la messe de minuit.

Si on voulait y venir ? Je ne crois pas, en vérité, qu’un seul y ait manqué, de ceux qui en obtinrent la permission, et elle ne fut refusée qu’aux malades pour qui c’eût été réelle imprudence. Avec eux y assista, presque au complet, le personnel de tous les services, depuis l’officier du jour, exprès revenu de Paris, jusqu’aux femmes de ménage, pourtant obligées de travailler le matin dès six heures. Il n’y avait, parmi les infirmiers et les infirmières, d’autres absences que celles qu’imposait le soin des alités. Dans la chapelle, dans les galeries, il ne restait pas une seule place vide. Je ne dis point que tous étaient venus dans une même pensée de religion ; beaucoup n’appartenaient pas au catholicisme, et quelques-uns peut-être n’avaient pas la foi. Mais tous observèrent un recueillement parfait, et, s’il faut en croire ce qui fut répété de tous côtés le lendemain, personne n’en sortit sans un sentiment de profonde émotion.

La chapelle était tout ornée de guirlandes et de branchages. De sobres luminaires éclairaient, sur l’autel, un fond de plantes grasses qu’animaient aussi quelques lilas blancs et des boules de neige. Un palmier magnifique encadrait de ses rameaux le tabernacle et le crucifix même. Plus haut encore, sur le mur du fond, un faisceau de drapeaux, les alliés et l’américain, mettait sous la protection céleste notre œuvre d’ambulance.

Mais la vraie parure de notre chapelle, c’était la présence des nombreux blessés. Le pittoresque varié des costumes et la différence des races n’étaient pas, chez eux, ce qui frappait le plus, mais leurs blessures mêmes, que racontaient, en trop clair langage, les bandeaux qui ceignaient leur tête ou couvraient leurs mains, les écharpes qui soutenaient leurs bras, les béquilles où ils s’appuyaient, les fauteuils mêmes dans lesquels quelques-uns s’étaient fait amener. C’était, autour du Christ, réellement présent sur l’autel, une scène comme en admira la Galilée d’il y a dix-neuf siècles. Et, au moment de la Communion, quand, par mes mains tremblantes, il s’avança vers nombre d’entre eux, la voix mélodieuse ne se trompait pas, qui, au fond de la chapelle, chantait divinement :


 » Le ciel a visité la terre...


Tous nos soli, tous nos chœurs, tout l’accompagnement, vinrent de l’ambulance même. A nos infirmiers à nos infirmières, qui avaient soigné les souffrances du corps, il appartenait aussi d’émouvoir les âmes et d’en exprimer les hauts sentimens. Tant à la messe de minuit qu’à colle du matin et au salut de l’après-midi, eux et elles seuls chantèrent. Il n’y eut d’exception que pour la femme d’un de nos blessés les plus grièvement atteints. Elle représentait toutes celles qui de loin, en ce jour habituel de joie » veillaient par la pensée au chevet de ceux qu’elles aiment et qu’elles souffrent de ne pouvoir soigner, de ne pas même revoir.

Mais des grands souvenirs de notre Noël, celui qui me restera comme le plus grand de tous, c’est d’avoir, le matin, porté la joie et les forces de la Communion, sur leur lit de souffrance, à environ quarante blessés, dont plusieurs, sans le savoir, en danger de mort. Dieu ne se fût-il jamais servi de moi pour rien d’autre, je le remercierais de m’avoir créé et de m’avoir fait prêtre.


28 décembre.

Un de ceux qui ont reçu la sainte Communion dans leur lit, l’Irlandais N..., qui souffre ici le martyre depuis trois mois et dont la blessure ne laisse pas d’espoir, témoignait un peu de joie, ce matin, en me montrant les jolis cadeaux que lui a envoyés la Reine comme, du reste, à chacun des blessés anglais. Les soldats du front en ont réçu d’un peu différens.

Notre malade me fait prendre sur son étagère une boîte de métal dorée dont le couvercle porte au milieu le portrait de la Reine entouré d’inscriptions : au-dessus, Imperium britannicum ; au-dessous, Christmas 1914 ; à gauche, France ; à droite, Russie ; aux quatre angles, Belgique, Serbie, Monténégro, Japon. J’ouvre la jolie boite et j’y trouve une pipe, un paquet de cigarettes, un paquet de tabac. A côté de ces présens substantiels, une charmante petite carte apporte « les meilleurs vœux de la princesse Marie et des amis du pays pour un heureux Noël et une nouvelle année qui soit victorieuse. » Une autre carte présente les deux portraits des souverains avec ces lignes au verso, en fac-similé de l’écriture du Roi : « Nos meilleurs vœux pour Noël 1914. Puissiez-vous être bientôt rendu à la santé ! — George. »

Tous ces gracieux détails donnent à l’envoi royal un caractère personnel et intime qui n’est sûrement pas ce dont les pauvres blessés sont le moins touchés. En France, non plus, ni les blessés, ni les combattans n’ont été oubliés. Du peuple entier, des enfans eux-mêmes, leur sont arrivés d’innombrables témoignages d’affection et de reconnaissance. Et les autres pays auront, sans doute, fait de même. Il n’y a peut-être jamais eu, dans l’histoire, de Noël aussi douloureux que celui de 1914 ; il n’y en a peut-être jamais eu d’aussi beau. Une fois de plus l’étoile de Bethléem aura jeté son doux éclat parmi la nuit sombre, et du Dieu fait Homme on aura pu dire que sa lumière luit dans les ténèbres.


29 décembre.

On a conduit au cimetière trois de nos pauvres soldats ; et il y en a trois sur le point de mourir. Nous étions moins éprouvés depuis quelques semaines. À l’année 1914 près de nous quitter il fallait un cortège digne d’elle, un cortège de mourans et de morts. Elle aura même eu le temps qui lui convenait, d’ouragan et de pluie glacée ; il n’y manque que le sang. Mais non, le sang n’y manque pas ! Il se mêle à la boue dans les plaines de Flandre et de Pologne, à la neige sur les pentes des Vosges, des Karpathes et des monts Caucase ; on en voit les traces rouges dans les champs, sur la place des villages en ruine, dans les rues des villes bombardées, dans l’eau des fleuves qu’on se dispute, sur les épaves que rejette la mer. l’effroyable année !

Mais, quand même, l’année admirable, et « l’année sublime[3] ! » l’année des dévouemens, des réconciliations et des héroïsmes. Dieu connaît le bien qui est sorti de tant de souffrances, le bien plus grand qui en sortira ; c’est pour cela qu’il les a permises et qu’il n’a pas arrêté dans leur déchaînement les volontés criminelles, mais libres, qui en sont responsables. Nous aussi, un jour, nous le connaîtrons, ce bien si chèrement payé. Nous n’en jouirons pas seulement, comme déjà nos morts bien-aimés, dans le monde invisible où chaque personne récolte en fruits de joie ou de peine ce qu’elle a semé de mérites ou de fautes ; nous en jouirons dès ce monde même, où la justice divine, que les incrédules adorent comme nous sous un autre nom, finit toujours par distribuer aux peuples, suivant leur conduite, la prospérité ou la déchéance, la gloire ou le déshonneur.

Puisse l’année qui commencera demain produire au jour sans trop de retard les dons précieux que nous en espérons ! Puisse-t-elle bientôt nous apporter la paix, non une paix lourde et menaçante, comme celle qui depuis longtemps recelait en elle-même cette guerre, mais une paix sincère et durable, garantie fortement par l’entente des meilleures nations et des plus nombreuses, une paix où l’humanité, guérie de ses erreurs par une dure expérience, n’ait plus d’autre souci que de remédier aux maux soufferts et de respecter les droits de chacun !

Et quelle joie de penser qu’en cet avenir prochain et réparateur, notre patrie sera l’une des plus favorisées ! Avec ses limites du passé, elle en retrouvera l’honneur et l’indépendance. Non seulement ses ennemis ne pourront plus lui nuire, mais, habitués qu’ils sont au culte des forts, ils la respecteront à cause de sa victoire. Ses amis la traiteront, comme ils font déjà, en reine de grâce et de vaillance. Les fils qui lui seront rendus, après un demi-siècle de captivité, lui feront, à sa frontière nouvelle, un rempart de tendresse et de dévouement. Et quant à ceux qui ne l’ont pas quittée, mais qui l’affligèrent trop souvent de leurs divisions, ils se seront reconnus, à l’heure du danger, pour membres de la même famille ; après avoir versé leur sang pour le même héritage, pour le même idéal, ils ne voudront point, en se déchirant de nouveau, compromettre le fruit de tant de sacrifices, déconcerter leurs alliés fidèles, éveiller chez l’ennemi vaincu des espoirs de revanche.


FELIX KLEIN,

Aumônier de l’Ambulance américaine.

  1. Voyez la Revue des 15 octobre et 1er novembre 1914.
  2. Au milieu de janvier, nos voitures atteignent le chiffre de cent trois.
  3. Suivant le mot, qui restera, de M. Étienne Lamy dans son discours à la séance publique annuelle de l’Académie française.