La Guzla/Introduction sur le mauvais œil

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Levrault (p. 91-100).


Sur le Mauvais œil.


INTRODUCTION.


C’est une croyance fort répandue dans le Levant et surtout en Dalmatie, que certaines personnes ont le pouvoir de jeter un sort par leurs regards. L’influence que le mauvais œil peut exercer sur un individu est très-grande. Ce n’est rien que de perdre au jeu ou de se heurter contre une pierre dans les chemins ; souvent le malheureux fasciné s’évanouit, tombe malade et meurt étique en peu de temps. J’ai vu deux fois des Victimes du mauvais œil. Dans la vallée de Knin, une jeune fille est abordée par un homme du pays qui lui demande le chemin ; elle le regarde, pousse un cri et tombe par terre sans connaissance. L’étranger prit la fuite. J’étais à quelque distance, et croyant d’abord qu’il avait assassiné la jeune fille, je courus à son secours avec mon guide. La pauvre enfant revint bientôt à elle et nous dit que l’homme qui lui avait parlé avait le mauvais œil et qu’elle était fascinée. Elle nous pria de l’accompagner chez un prêtre, qui lui fit baiser certaines reliques, et pendit à son cou un papier contenant quelques mots bizarres et enveloppé dans de la soie. La jeune fille alors reprit courage, et deux jours après, quand je continuai mon voyage, elle était en parfaite santé.

Une autrefois, au village de Poghoschiamy, je vis un jeune homme de vingt-cinq ans pâlir et tomber par terre de frayeur devant un Heyduque très-âgé qui le regardait. On me dit qu’il était sous l’influence du mauvais œil, mais que ce n’était pas la faute du Heyduque, qui tenait son mauvais œil de la nature, et qui même était fort chagrin de posséder ce redoutable pouvoir. Je voulus faire sur moi-même une expérience. Je parlai au Heyduque et le priai de me regarder quelque temps ; mais il s’y refusa toujours et parut tellement affligé de ma demande, que je fus forcé d’y renoncer. La figure de cet homme était repoussante, et ses yeux étaient très-gros et saillans. En général, il les tenait baissés ; mais quand, par distraction, il les fixait sur quelqu’un, il lui était impossible, m’a-t-on dit, de les détourner avant que sa victime ne fût tombée. Le jeune homme qui s’était évanoui l’avait regardé aussi fixément en ouvrant les yeux d’une manière hideuse et montrant tous les signes de la frayeur.

J’ai entendu aussi parler de gens qui avaient deux prunelles dans un œil, et c’étaient les plus redoutables, selon l’opinion des bonnes femmes qui me faisaient ce conte.

Il y a différens moyens, presque tous insuffisans, de se préserver du mauvais œil. Les uns portent sur eux des cornes d’animaux ; les autres, des morceaux de corail, qu’ils dirigent contre toute personne suspecte du mauvais œil.

Ou dit aussi qu’au moment où l’on s’aperçoit que le mauvais œil vous regarde, il faut toucher du fer, ou bien jeter du café à la tête de celui qui vous fascine. Quelquefois un coup de pistolet tiré en l’air brise le charme fatal. Souvent des Morlaques ont pris un moyen plus sûr : c’est de diriger leur pistolet contre l’enchanteur prétendu.

Un autre moyen de jeter un sort consiste à louer beaucoup une personne ou une chose. Tout le monde n’a pas non plus cette faculté dangereuse, et elle ne s’exerce pas toujours volontairement.

Il n’est personne, ayant voyagé en Dalmatie ou en Bosnie, qui ne se soit trouvé dans la même position que moi. Dans un village sur la Trebignizza, dont j’ai oublié le nom, je vis un joli petit enfant qui jouait sur l’herbe devant une maison. Je le caressai et je complimentai sa mère, qui me regardait. Elle parut assez peu flattée de ma politesse et me pria sérieusement de cracher au front de son enfant. J’ignorais encore que ce fût là le moyen de détruire l’enchantement produit par des paroles. Très-étonné, je refusais obstinément, et la mère appelait son mari pour m’y contraindre le pistolet sur la gorge, quand mon guide, jeune Heyduque, me dit : « Monsieur, je vous ai toujours vu bon et honnête, pourquoi ne voulez-vous pas défaire un enchantement que, j’en suis sûr, vous avez fait sans le vouloir ? » Je compris la cause de l’obstination de la mère, et je me hâtai de la satisfaire.

En résumé, pour l’intelligence de la ballade suivante, ainsi que de plusieurs autres, il faut croire que certaines personnes ensorcellent par leurs regards ; que d’autres ensorcellent par leurs paroles ; que cette faculté nuisible se transmet de père en fils ; enfin, que ceux qui sont fascinés de cette manière, surtout les enfans et les femmes, sèchent et meurent en peu de temps.

Voici un extrait des idées de Jean-Baptiste Porta sur ce sujet.

« Isigone et Memphrodore disent qu’il y a en Afrique certaines familles qui ensorcellent par la voix et par la langue. Si elles admirent ou louent de beaux arbres, de beaux blés, de beaux enfans, de beaux chevaux et du bétail en bon point, toutes ces choses sèchent ou amaigrissent et meurent incontinent, sans qu’il y ait aucune autre cause ; ce que Solin même a écrit. Le même Isigone dit que les Triballiens et les Illyriens ou Sclavons en ont de même, qui ont deux prunelles aux yeux et qui ensorcellent mortellement ceux-là qu’ils regardent, de manière qu’ils tuent ceux qu’ils regardent un long temps. Ces sorciers-là, étant fâchés et offensés, ont la vue tant nuisible, que les jeunes adolescens principalement en reçoivent et sentent le dommage. Appolonides Philarque dit que cette sorte de femmes est en Scythie, et qu’on les appelle Bithiæ. En Ponte il y a une autre race de Thibiens, et plusieurs autres de même nature, lesquels on remarque par la double prunelle en l’un des yeux et par la figure d’un cheval qu’ils ont en l’autre : de quoi Didymus aussi a fait mention. Damon a aussi parlé d’un venin presque semblable qui se trouve en Éthiopie, dont la liqueur rend les corps qu’elle touche secs et arides, et appert que toutes les femmes qui ont double prunelle ensorcellent par la vue. Cicéron en écrit aussi, et Plutarque et Philarque, et disent que les peuples qui habitent le Pont Paléthéobère ensorcellent mortellement et empoisonnent non-seulement les petits qui sont faibles et débiles, mais aussi les grands qui sont de corps plus ferme et solide ; non-seulement ceux qui sont ordinairement avec eux, mais les étrangers et ceux qui n’ont aucun commerce avec eux, tant est grande la force de la vue, et combien que la sorcellerie se fasse par le toucher et mesler, elle se parfait toutefois bien souvent par les yeux, comme une certaine extermination et envoi d’esprit coulant par les yeux au cœur de l’ensorcelé, qui l’infecte du tout. Car il advient que l’adolescent qui a un sang subtil, clair, chaud et doux, donne tels esprits, vu qu’ils sortent de la chaleur du cœur, et sang le plus pur, parce qu’étant très-légers ils parviennent en la plus haute partie du corps et sortent et sont dardés par les yeux, qui sont pleins de petits trous et veines, et sont plus nets que partie qui soit : et avec cet esprit, par rayons, est mise dehors une certaine vertu ignée, de manière que ceux qui regardent les yeux rouges et chassieux, sont contraints d’avoir une même maladie ; ce qui m’est advenu et m’a causé dommage ; car il infecte l’air, lequel infect vient à infecter l’autre, ainsi le plus près des yeux emportant avec soi la vapeur du sang corrompu par la contagion de laquelle les yeux reçoivent semblable rougeur. Le loup ôte ainsi la voix, le basilic la vie, lequel jette le venin par le regard et darde de ces rayons un coup venimeux, que si on lui présente un miroir, le venin qu’il darde par ses yeux est rejeté à celui qui l’avait jeté, par la réflexion. (Jean-Baptiste Porta.) »


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