La Guzla/La vision de Thomas II

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Levrault (p. 33-42).


LA VISION
de Thomas II, Roi de Bosnie.1

Par Hyacinthe Maglanovitch.
1.

Le Roi Thomas se promène dans sa chambre ; il se promène à grands pas, tandis que ses soldats dorment couchés sur leurs armes ; mais lui il ne peut dormir, car les infidèles assiégent sa ville, et Mahomet veut envoyer sa tête à la grande mosquée de Constantinople.


2.

Et souvent il se penche en dehors de la fenêtre pour écouter s’il n’entend point quelque bruit ; mais la chouette seule pleure au-dessus de son palais, parce qu’elle prévoit que bientôt elle sera obligée de chercher une autre demeure pour ses petits.


3.

Ce n’est point la chouette qui cause ce bruit étrange ; ce n’est point la lune qui éclaire ainsi les vitraux de l’église de Kloutch ; mais dans l’église de Kloutch résonnent les tambours et les trompettes, et les torches allumées ont changé la nuit en un jour éclatant.


4.

Et autour du grand Roi Thomas dorment ses fidèles serviteurs, et nulle autre oreille que la sienne n’a entendu ce bruit effrayant ; seul il sort de sa chambre, son sabre à la main, car il a vu que le ciel lui envoyait un avertissement de l’avenir.


5.

D’une main ferme il a ouvert la porte de l’église ; mais quand il vit ce qui était dans le chœur, son courage fut sur le point de l’abandonner : il a pris de sa main gauche une amulette d’une vertu éprouvée, et plus tranquille alors, il entra dans la grande église de Kloutch.


6.

Et la vision qu’il y vit est bien étrange : le pavé de l’église était jonché de morts et le sang coulait comme les torrens qui descendent, en automne, dans les vallées du Prologh, et pour avancer dans l’église, il était obligé d’enjamber des cadavres et de s’enfoncer dans le sang jusqu’à la cheville.


7.

Et ces cadavres étaient ceux de ses fidèles serviteurs, et ce sang était le sang des Chrétiens. Une sueur froide coulait le long de son dos et ses dents s’entrechoquaient d’horreur. Au milieu du chœur, il vit des Turcs et des Tartares armés avec les Bogou-mili2, ces renégats !


8.

Et près de l’autel profané était Mahomet au mauvais œil, et son sabre était rougi jusqu’à la garde ; devant lui était Thomas Ier3, qui fléchissait le genouil et qui présentait sa couronne humblement à l’ennemi de la chrétienté.


9.

À genoux aussi était le traître Radivoï4, un turban sur la tête ; d’une main il tenait la corde dont il étrangla son père, et de l’autre il prenait la robe du Vicaire de Satan5, et il l’approchait de ses lèvres pour la baiser, ainsi que fait un esclave qui vient d’être bâtonné.


10.

Et Mahomet daigna sourire, et il prit la couronne, puis il la brisa sous ses pieds, et il dit : « Radivoï, je te donne ma Bosnie à gouverner, et je veux que ces chiens te nomment leur Beglierbey6. » Et Radivoï se prosterna et il baisa la terre inondée de sang.


11.

Et Mahomet appela son visir : « Visir, que l’on donne un caftan7 à Radivoï. Le caftan qu’il portera sera plus précieux que le brocard de Venise ; car c’est de la peau de Thomas écorché que son frère va se revêtir. » Et le visir répondit : « Entendre c’est obéir.8 »


12.

Et le bon Roi Thomas sentit les mains des mécréans déchirer ses habits, et leurs ataghans fendaient sa peau, et de leurs doigts et de leurs dents ils tiraient cette peau, et ainsi ils la lui ôtèrent jusqu’aux ongles des pieds9, et de cette peau Radivoï se revêtit avec joie.


13.

Alors Thomas s’écria : « Tu es juste, mon Dieu ! tu punis un fils parricide ; de mon corps dispose à ton gré ; mais daigne prendre pitié de mon âme, ô divin Jésus ! » À ce nom, l’église a tremblé ; les fantômes s’évanouirent et les flambeaux s’éteignirent tout d’un coup.


14.

Avez-vous vu une étoile brillante parcourir le ciel d’un vol rapide et éclairer la terre au loin. Bientôt ce brillant météore disparaît dans la nuit, et les ténèbres reviennent plus sombres qu’auparavant : telle disparut la vision de Thomas.


15.

À tâtons il regagna la porte de l’église ; l’air était pur et la lune dorait les toits d’alentour. Tout était calme, et le roi aurait pu croire que la paix régnait encore à Kloutch, quand une bombe10 lancée par le mécréant vint tomber devant lui et donna le signal de l’assaut.


NOTES.

1. Il faut se rappeler ici la note de la ballade précédente, qui contient un précis des événemens qui amenèrent la fin du royaume de Bosnie.

2. Les Paterniens. Vid. ut suprà.

3. Le père de Thomas II.

4. Son frère, qui l’avait aidé à commettre son parricide.

5. Mahomet II.

6. Ce mot signifie seigneur des seigneurs. C’est le titre du Pacha de Bosnie. Radivoï n’en fut jamais revêtu, et Mahomet se garda bien de laisser en Bosnie un seul des rejetons de la famille royale.

7. On sait que le grand-seigneur fait présent d’un riche caftan ou pelisse, aux grands dignitaires au moment où ils vont prendre possession de leurs gouvernements.

8. Proverbe des esclaves turcs qui reçoivent un ordre.

9. Thomas II fut en effet écorché vif.

10. Maglanovich avait vu des bombes et des mortiers, mais il ignorait que l’invention de ces instrumens de destruction était bien postérieure à Mahomet II.


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