La Guzla/Le combat de Zenitza-Velika

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Levrault (p. 129-133).


Le combat de Zenitza-Telika1.


Le grand bey Radivoï a mené les braves avec lui pour livrer bataille aux infidèles. Quand les Dalmates2 ont vu nos étendards de soie jaune, ils ont relevé leurs moustaches et ils ont mis leurs bonnets sur l’oreille, et ils ont dit « Nous aussi nous voulons tuer des mécréans, et nous rapporterons leurs têtes dans notre pays. » Le bey Radivoï répondit : « Dieu y ait part. » Aussitôt nous avons passé la Cettina et nous avons brûlé toutes les villes et tous les villages de ces chiens circoncis, et quand nous trouvions des juifs, nous les pendions aux arbres3. Le beglier-bey est parti de Banialouka4 avec deux mille Bosniaques pour nous livrer bataille ; mais aussitôt que leurs sabres courbés ont brillé au soleil, aussitôt que leurs chevaux ont henni sur la colline de Zenitza-Velika, les Dalmates, ces misérables poltrons, ont pris la fuite et nous ont abandonnés. Alors nous nous sommes serrés en rond et nous avons environné le brave bey Radivoï. « Seigneur, nous ne vous quitterons pas comme ces lâches, — mais Dieu aidant et la sainte Vierge, nous rentrerons dans notre pays, et nous raconterons cette grande bataille à nos enfans. » Puis nous avons brisé nos fourreaux5. Chaque homme de notre armée en valait dix, et nos sabres étaient rougis depuis la pointe jusqu’à la garde. Mais, comme nous espérions repasser la Cettina, le selichtar6 Mehemet est venu fondre sur nous avec mille cavaliers. « Braves gens, a dit le bey Radivoï, ces chiens sont trop nombreux, nous ne pourrons leur échapper. Que ceux qui ne sont pas blessés tâchent de gagner les bois, ainsi ils échapperont aux cavaliers du selichtar. » Lorsqu’il eut fini de parler, il se trouva avec vingt hommes seulement, mais tous, ses cousins ; et tant qu’ils ont vécu, ils ont défendu le bey leur chef. Quand dix-neuf eurent été tués, Thomas, le plus jeune, dit au bey : « Monte sur ce cheval blanc comme la neige, — il passera la Cettina et te ramènera dans notre pays. » Mais le bey a refusé de fuir, et il s’est assis par terre les jambes croisées. Alors est venu le selichtar Mehemet qui lui a tranché la tête.


NOTES.

1. J’ignore à quelle époque eut lieu l’action qui a fourni le sujet de ce petit poème, et le joueur de guzla qui me l’a récité, ne put me donner d’autres informations, si ce n’est qu’il le tenait de son père et que c’était une ballade fort ancienne.

2. Les Dalmates sont détestés par les Morlaques, et le leur rendent bien. On verra par la suite que l’auteur attribue à la trahison des Dalmates la perte de la bataille.

3. Les Juifs sont dans ce pays l’objet de la haine des Chrétiens et des Turcs, et dans toutes les guerres ils étaient traités avec la dernière rigueur. Ils étaient et sont encore aussi malheureux que le poisson volant, pour me servir de l’ingénieuse comparaison de sir Walter Scott.

4. Banialouka a été pendant long-temps la résidence du beglier-bey de Bosnie. Bosna Seraï est maintenant la capitale de ce pachalik.

5. Usage illyrien. C’est un serment de vaincre ou mourir.

6. Selichtar, mot turc qui veut dire porte-épée ; c’est une des principales charges de la cour d’un Pacha.


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