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La Hache d’or

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Texte établi par Touche à tout, Arthème Fayard (p. 85-90).

Il y a de cela bien des années, je me trouvais à Guersaü, petite station sur le lac des Quatre-Cantons, à quelques kilomètres de Lucerne. J’avais décidé de passer là l’automne, pour y terminer quelque travail, dans la paix de ce charmant village qui mire ses vieux toits pointus dans une onde romantique où glissa la barque de Guillaume Tell. En cette arrière-saison, les touristes avaient fui et tous les affreux Tartarins descendus d’Allemagne avec leurs alpenstocks, leurs bandes molletières et leur chapeau rond inévitablement adorné d’une plume légère, étaient remontés vers leurs bocks et leur choucroute et leurs « gross concerts », nous laissant enfin le pays libre entre le Pilate, les Mitten et le Rigi.

À la table d’hôte, on se retrouva tout au plus une demi-douzaine de pensionnaires qui sympathisaient et, le soir venu, se contaient les promenades du jour ou faisaient un peu de musique. Une vieille dame, toujours enveloppée de voiles noirs, qui, lorsque le petit hôtel était plein de voyageurs bourdonnants, n’avait jamais adressé la parole à personne et qui nous était toujours apparue comme la personnification de la tristesse, se révéla pianiste de premier ordre et, sans se faire prier, nous joua du Chopin et surtout une certaine berceuse de Schumann dans laquelle elle mettait une si divine émotion qu’elle nous en faisait venir les larmes aux yeux. Nous lui fûmes tous si reconnaissants des heures douces qu’elle nous avait fait passer qu’au moment du départ, à la veille de l’hiver, nous nous cotisâmes pour lui offrir un souvenir de notre saison à Guersaü.

L’un de nous, qui se rendait dans la journée à Lucerne, fut chargé d’acheter le cadeau. Il revint le soir avec une broche en or qui représentait une petite hache.

Or, ce soir-là, ni le suivant, on ne revit la vieille dame. Les pensionnaires, qui partaient, me laissèrent la hache d’or.

Les bagages de la dame n’avaient pas quitté l’hôtel et je m’attendais à la voir revenir d’un instant à l’autre, rassuré sur son sort par l’aubergiste qui me disait que la voyageuse était coutumière de ces fugues et qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter.

De fait, la veille de mon départ, comme je faisais un dernier tour du lac et que je m’étais arrêté à quelques pas de la chapelle de Guillaume Tell, je vis apparaître, sur le seuil du sanctuaire, la vieille dame.

Jamais, comme en ce moment, je n’avais été frappé de l’immense désolation de son visage que sillonnaient de grosses larmes et jamais encore je n’avais si bien remarqué les traces encore visibles de son ancienne beauté. Elle me vit, baissa sa voilette et descendit la rive. Cependant, je n’hésitai point à la rejoindre et, la saluant, lui fit part des regrets des voyageurs. Enfin, comme j’avais le cadeau sur moi, je lui remis la petite boîte dans laquelle se trouvait la hache d’or.

Elle ouvrit la boîte avec un doux et lointain sourire, mais aussitôt qu’elle eût aperçu l’objet qui était dedans, elle se prit à trembler affreusement, se recula loin de moi comme si elle avait à redouter quelque chose de ma présence et, d’un geste insensé, jeta la hache dans le lac !

J’étais encore stupéfait de cet accueil inexplicable qu’elle m’en demandait pardon en sanglotant. Il y avait là un banc, dans cette solitude. Nous nous y assîmes. Et, après quelques plaintes contre le sort auxquelles je ne compris rien, voici l’étrange récit qu’elle me fit, la sombre histoire qu’elle me confia et que je ne devais jamais oublier ! Car, en vérité, je ne connais pas de destin plus effroyable que celui de la vieille dame aux voiles noirs, qui nous jouait avec tant d’émotion la berceuse de Schumann.

— Vous saurez tout, me dit-elle, car je vais quitter pour toujours ce pays que j’ai voulu revoir une dernière fois. Et alors vous comprendrez pourquoi j’ai jeté dans le lac la petite hache d’or. Je suis née à Genève, monsieur, d’une excellente famille. Nous étions riches, mais de malheureuses opérations de bourse ruinèrent mon père qui en mourut. À dix-huit ans, j’étais très belle, mais sans dot. Ma mère désespérait de me marier. Elle eût voulu cependant assurer mon sort avant d’aller rejoindre mon père.

J’avais vingt-quatre ans quand un parti, que tout le monde jugeait inespéré, se présenta. Un jeune homme du pays de Brisgau, qui venait passer tous les étés en Suisse et dont nous avions fait connaissance au casino d’Évian, s’éprit de moi et je l’aimai. Herbert Gutmann était un grand garçon doux, simple et bon. Il paraissait unir les qualités du cœur à celles de l’esprit. Il jouissait d’une certaine aisance sans être riche. Son père était encore dans le commerce et lui faisait une petite rente pour voyager en attendant qu’Herbert prît sa suite. Nous devions aller tous ensemble voir le vieux Gutmann dans sa propriété de Todnau, en pleine Forêt-Noire, quand la mauvaise santé de ma mère précipita singulièrement les événements.

Ne se sentant plus la force de voyager, ma mère revint en hâte à Genève, où elle reçut des autorités civiles de Todnau, sur sa demande, les meilleurs renseignements concernant le jeune Herbert et sa famille. Le père avait commencé par être un humble bûcheron, puis il avait quitté le pays et y était revenu, ayant fait une petite fortune « dans les bois ». C’est du moins tout ce que l’on savait de lui à Todnau.

Il n’en fallut pas davantage à ma mère pour qu’elle hâtât toutes les formalités qui devaient aboutir à mon mariage, huit jours avant sa mort. Elle mourut en paix et, comme elle disait, « rassurée sur mon sort ».

Mon mari, par tous les soins dont il m’entoura et son inlassable bonté, m’aida à surmonter la douleur d’une aussi cruelle épreuve. Avant de retourner auprès de son père, nous vînmes passer une semaine dans ce pays, à Guersaü, puis, à mon grand étonnement, nous entreprîmes un long voyage, toujours sans avoir vu le père. Ma tristesse se serait peu à peu dissipée si, au fur et à mesure que les jours s’écoulaient, je ne m’étais aperçue, presque avec effroi, que mon mari était d’une humeur de plus en plus sombre.

Cela m’étonna au-delà de toute expression car Herbert, à Évian, m’était apparu d’un caractère plaisant et très « en dehors ». Devais-je découvrir que toute cette gaîté d’alors était factice et cachait un profond chagrin ? Hélas ! les soupirs qu’il poussait quand il se croyait seul et le trouble parfois inquiétant de son sommeil ne me laissaient guère d’espoir, et je résolus de l’interroger. Aux premières paroles que je risquai là-dessus, il me répondit en riant aux éclats, en me traitant de petite tête folle et en m’embrassant passionnément, toutes démonstrations qui ne servirent qu’à me persuader davantage que je me trouvais en face du plus douloureux mystère.

Je ne pouvais me cacher qu’il y avait, dans la façon d’être d’Herbert, quelque chose qui ressemblait de bien près à des « remords ». Et, cependant, j’aurais juré qu’il était incapable d’une action — je ne dis pas basse ou vile — mais même indélicate. Sur ces entrefaites, le destin qui s’acharnait après moi, nous frappa dans la personne de mon beau-père, dont nous apprîmes la mort, alors que nous nous trouvions en Écosse. Cette nouvelle funeste abattit mon mari plus que je ne saurais dire. Il resta toute la nuit sans me dire un mot, ne pleurant pas, ne semblant même pas entendre les douces paroles de consolation dont j’essayais, à mon tour, de relever son courage. Il paraissait assommé. Enfin, aux premières lueurs de l’aube, il se leva du fauteuil où il s’était écroulé, me montra un visage effroyablement ravagé par une douleur surhumaine et me dit d’un ton déchirant :

— « Allons, Élisabeth, il faut revenir ! Il faut revenir ! »

Ces dernières paroles paraissaient avoir dans sa bouche et avec le ton qu’il les disait, un sens que je ne comprenais pas ! C’était une chose si naturelle que le retour au pays de son père dans un moment comme celui-là que je ne pouvais saisir la raison pour laquelle il semblait lutter contre cette nécessité de revenir. À partir de ce jour, Herbert changea du tout au tout, devint terriblement taciturne et je le surpris plus d’une fois sanglotant éperdument.

La douleur causée par la perte d’un père bien-aimé ne pouvait expliquer toute l’horreur de notre situation, car il n’y a rien de plus horrible au monde que le mystère, le profond mystère qui se glisse entre deux êtres qui s’adorent pour les écarter soudain l’un de l’autre aux heures les plus tendres et les faire se regarder l’un l’autre, éperdus, sans se comprendre.

Nous étions arrivés à Todnau, juste à temps pour prier sur une tombe toute fraîche. Ce petit bourg de la Forêt-Noire qui s’élève à quelques pas du Val-d’Enfer était lugubre et il n’y avait guère là de société pour moi. La demeure du vieux Gutmann, dans laquelle nous nous installâmes, se dressait à la lisière du bois.

C’était un sombre chalet isolé qui ne recevait d’autre visite que celle d’un vieil horloger de l’endroit que l’on disait riche, qui avait été l’ami du vieux Gutmann et qui survenait de temps à autre, à l’heure du déjeuner ou du dîner, pour se faire inviter. Je n’aimais point ce fabricant de coucous, prêteur à la petite semaine qui, s’il était riche, était encore plus avare et incapable de la moindre délicatesse. Herbert non plus n’aimait point Frantz Basckler, mais, par respect pour la mémoire de son père, continuait de le recevoir.

Basckler, qui n’avait point d’enfant, avait promis maintes et maintes fois au père qu’il n’aurait point d’autre héritier que son fils. Un jour, Herbert me parla de cela avec le plus franc dégoût et j’eus encore là l’occasion de juger son noble cœur :

— Te plairait-il, me disait-il, d’hériter de ce vieux grigou dont la fortune est faite de la ruine de tous les pauvres horlogers du Val-d’Enfer ?

— Certes, non ! lui répondis-je. Ton père nous a laissé quelque bien et ce que tu gagnes honnêtement suffira à nous faire vivre, même si le ciel veut bien nous envoyer un enfant.

Je n’avais point plus tôt prononcé cette phrase que je vis mon Herbert devenir d’une pâleur de cire. Je le pris dans mes bras, car je croyais qu’il allait se trouver mal, mais le sang lui revint au visage et il s’écria avec force :

— Oui, oui, il n’y a que cela qui soit vrai, avoir sa conscience pour soi !

Et il s’échappa comme un fou.

Quelquefois il s’absentait un jour, deux jours, pour son commerce qui consistait, me disait-il, à acheter des lots d’arbres sur pied et à les revendre à des entrepreneurs. Il ne travaillait point par lui-même laissant aux autres le soin de faire, avec les arbres, des traverses de chemins de fer si la matière était de moindre qualité, des pieux ou des mâts de navires si cette qualité était supérieure. Seulement, il fallait s’y connaître. Et il tenait cette science de son père. Il ne m’emmenait jamais avec lui dans ses voyages. Il me laissait seule dans la maison avec une vieille servante qui m’avait reçue avec hostilité et dont je me cachais pour pleurer, car je n’étais pas heureuse. Herbert, j’en étais certaine, me cachait quelque chose, une chose à laquelle il pensait sans cesse et dont, moi non plus, qui ne savais rien, je ne pouvais détacher ma pensée.

Et puis, cette grande forêt me faisait peur ! Et la servante me faisait peur ! Et le père Basckler me faisait peur ! Et ce vieux chalet. Il était très grand, avec des tas d’escaliers partout qui conduisaient dans des couloirs où je n’osais m’aventurer. Il y avait particulièrement, au bout de l’un d’eux, un petit cabinet dans lequel j’avais vu entrer deux ou trois fois mon mari, mais où je n’étais jamais entrée, moi. Je ne pouvais jamais passer devant la porte toujours fermée de ce cabinet sans frissonner. C’est derrière cette porte qu’Herbert se retirait, me disait-il, pour faire ses comptes et mettre au net ses livres, mais c’est aussi derrière cette porte que je l’avais entendu gémir, tout seul, avec son secret.

Une nuit que mon mari était parti pour l’une de ses tournées et que je m’efforçais en vain de dormir, mon attention fut attirée par un léger bruit sous ma fenêtre, que j’avais laissée entr’ouverte à cause de la grande chaleur. Je me levai avec précaution. Le ciel était tout à fait noir et de gros nuages cachaient les étoiles. C’est à peine si je pouvais apercevoir les grandes ombres menaçantes des premiers arbres qui entouraient notre demeure. Et je ne vis distinctement mon mari et la servante que dans le moment qu’ils passaient sous ma fenêtre, avec mille précautions, marchant sur la pelouse pour que je n’entendisse point le bruit de leurs pas et portant, chacun par une poignée, une sorte de longue malle, assez étroite, que je n’avais jamais vue. Ils pénétrèrent dans le chalet et je ne les entendis ni ne les vis plus pendant plus de dix minutes.

Mon angoisse dépassait tout ce que l’on peut imaginer. Pourquoi se cachaient-ils de moi ? Comment n’avais-je pas entendu arriver le petit cabriolet qui ramenait Herbert ? À ce moment, il me sembla entendre hennir au loin. Et la servante parut, traversa les pelouses, se perdit dans la nuit et revint bientôt avec notre jument toute dételée qu’elle faisait marcher sur la terre molle. Que de précautions pour ne pas me réveiller !

De plus en plus étonnée de ne pas voir Herbert entrer dans notre chambre, comme il faisait à chacun de ses retours nocturnes, je passai à la hâte un peignoir et me mis à errer dans l’ombre des corridors. Mes pas me conduisirent tout naturellement vers le petit cabinet qui me faisait si peur. Et je n’étais pas encore entrée dans le petit corridor qui y aboutit que j’entendais mon mari commander d’une voix sourde et rude à la servante qui remontait :

— De l’eau ! apporte-moi de l’eau ! de l’eau chaude, tu entends ! ça ne part pas !

Je m’arrêtai et je suspendis mon souffle. Au surplus, je ne pouvais plus respirer. J’étouffais, j’avais le pressentiment qu’un horrible malheur venait de nous arriver. Tout à coup, je fus à nouveau secouée par la voix de mon mari qui disait :

— Ah ! enfin ! ça y est !… C’est parti !…

La servante et lui se parlèrent encore à voix basse et j’entendis le pas d’Herbert. Ceci me rendit des forces et je courus m’enfermer dans ma chambre. Bientôt il frappa, je fis celle qui était endormie et qui se réveillait ; enfin, je lui ouvris. J’avais une bougie à la main, elle tomba quand j’aperçus son visage qui était terrible.

— Qu’as-tu ? me demanda-t-il tranquillement, tu rêves encore ? Couche-toi donc.

Je voulus rallumer la lumière, mais il s’y opposa et j’allai me jeter dans mon lit. Je passai une nuit atroce.

À côté de moi, Herbert se tournait et se retournait, poussait des soupirs et ne dormait point. Il ne me dit pas un mot. Au petit jour, il se leva, me déposa un baiser glacé sur le front et partit. Quand je descendis, la servante me remit un mot de lui m’annonçant qu’il était obligé de s’absenter encore pour deux jours.

À huit heures du matin, j’apprenais par des ouvriers qui allaient à Neustadt que l’on avait trouvé le père Basckler assassiné dans un petit chalet qu’il possédait dans le Val-d’Enfer et où quelquefois il passait la nuit, lorsque ses affaires d’usure l’avaient trop longtemps retenu chez les paysans. Basckler avait reçu un terrible coup de hache à la tête qui avait été fendue en deux, « une vraie besogne de bûcheron ».

Je rentrai chez moi en m’accrochant aux murs. Et encore ce fut vers le fatal petit cabinet que je me traînai. Je n’aurais pu dire exactement ce qui se passait dans ma tête, mais j’avais besoin de voir ce qu’il y avait derrière cette porte, après les paroles de la nuit et la figure que j’avais vue à Herbert. À ce moment, la servante m’aperçut et me cria méchamment :

— Laissez donc cette porte tranquille, vous savez bien que M. Herbert vous a défendu d’y toucher ! Vous serez bien avancée, allez, quand vous saurez ce qu’il y a derrière !…

Et je l’entendis s’éloigner avec un rire de démon.

Je me mis au lit avec la fièvre. Je fus quinze jours malade, Herbert me soigna avec un dévouement maternel. Je croyais avoir fait un mauvais rêve et il me suffisait maintenant de regarder son bon visage pour me confirmer dans cette idée, que je n’étais pas dans mon état normal, la nuit où j’avais cru voir et entendre tant de choses exceptionnelles. Du reste, l’assassin du père Basckler était arrêté. C’était un bûcheron de Bergen que le vieil usurier avait trop « saigné » et qui s’était vengé en le saignant à son tour.

Ce bûcheron, un nommé Mathis Müller, continuait de proclamer son innocence mais, bien qu’on n’eût point trouvé une goutte de sang sur lui ni sur ses habits et que sa hache fût presque comme de l’acier neuf, on avait, paraît-il, suffisamment de preuves de sa culpabilité pour qu’il n’échappât point au châtiment.

Notre situation ne se trouva point modifiée, comme nous aurions pu le croire, par la mort du père Basckler : et c’est en vain qu’Herbert attendit un testament qui n’existait pas.

À mon grand étonnement, mon mari s’en trouva très affecté et, un jour que je l’interrogeais là-dessus, il me répondit, très énervé :

— Eh bien, oui ! j’avais beaucoup compté sur ce testament-là, si tu veux le savoir, beaucoup !

Et son visage, me disant cela, était devenu si mauvais que l’autre visage terrible de la nuit mystérieuse me réapparut et, désormais, ne me quitta plus. C’était comme un masque toujours prêt que je mettais sur la figure d’Herbert, même quand celle-ci était naturellement douce et triste. Quand le procès de Mathis Müller eut lieu à Fribourg, je me jetai sur les journaux. Une phrase que prononça l’avocat me poursuivit nuit et jour :

— Tant que vous n’aurez pas retrouvé la hache qui a frappé et les vêtements nécessairement maculés de sang dont l’assassin était revêtu lors de l’assassinat de Basckler, vous ne pourrez pas condamner Mathis Müller.

Néanmoins, Mathis Müller fut condamné à mort et je dois dire que cette nouvelle troubla étrangement mon mari. La nuit, il ne rêvait plus que de Mathis Müller. Il m’effrayait et ma pensée aussi m’épouvantait.

Ah ! j’avais besoin de savoir ! Je voulais savoir ! Pourquoi avait-il dit :

Ça ne veut pas partir !

À quelle besogne avait-il donc été occupé, cette nuit-là, dans le petit cabinet mystérieux ?

Une nuit, je me levai à tâtons et je lui volai ses clefs !… et je m’en fus dans les corridors… J’étais allée chercher dans la cuisine une lanterne… J’arrivai, claquant des dents, à la porte défendue… Je l’ouvris… et je vis tout de suite la malle… la malle oblongue qui m’avait tant intriguée… Elle était fermée à clef mais je n’eus pas de peine à trouver la petite clef, là dans le trousseau… et le couvercle fut soulevé… je me mis à genoux pour mieux voir… et ce que je vis m’arracha un cri d’horreur… Il y avait là des vêtements maculés de sang et la hache encore tachée de rouille qui avait frappé !…

Comment ai-je pu vivre les quelques semaines encore qui précédèrent l’exécution du malheureux, à côté de cet homme, après ce que j’avais vu ?

J’avais peur qu’il ne me tuât !…

Comment mon attitude, mes terreurs ne l’ont-elles pas instruit ? C’est qu’à ce moment, sa pensée tout entière semblait en proie à une épouvante au moins aussi grande que la mienne. Mathis Müller ne l’abandonnait pas ! Pour le fuir, sans doute, il allait maintenant s’enfermer dans le petit cabinet et, parfois, je l’entendais donner d’énormes coups dont retentissaient le plancher et les murs, comme s’il se battait avec sa hache contre les ombres et les fantômes qui l’assaillaient.

Chose étrange, et qui me parut d’abord inexplicable, quarante-huit heures avant le jour fixé pour l’exécution de Müller, Herbert reconquit d’un coup tout son calme, un calme de marbre, un calme de statue. L’avant-veille au soir, il me dit :

— Élisabeth, je pars demain au petit jour, j’ai une importante affaire du côté de Fribourg ! Je serai peut-être deux jours parti, ne t’inquiète pas.

C’était à Fribourg que devait avoir lieu l’exécution et, soudain, j’eus cette idée que toute la sérénité d’Herbert ne lui venait que d’une grande résolution prise.

Il allait se dénoncer.

Une pareille pensée me soulagea à un point tel que, pour la première fois depuis bien des nuits, je m’endormis d’un sommeil de plomb. Il faisait grand jour quand je me réveillai. Mon mari était parti.

Je m’habillai à la hâte et, sans rien dire à la servante, je courus à Todnau. Là, je pris une voiture qui devait me conduire à Fribourg. J’y arrivai à la tombée du jour. Je courus à la Maison de Justice et la première personne que j’aperçus, entrant dans cette maison, fut mon mari. Je restai là clouée sur place et comme je ne vis point Herbert ressortir, je fus persuadée qu’il s’était dénoncé et qu’il avait été gardé sur-le-champ à la disposition du parquet.

La prison était alors attenante à la Maison de Justice. J’en fis le tour comme une désespérée. Toute la nuit, j’errai dans les rues, revenant sans cesse à cette lugubre maison, et les premiers rayons de l’aurore commençaient à poindre quand j’aperçus deux hommes en redingote noire qui gravissaient les degrés du palais.

Je courus à eux et leur dis que je voulais voir le plus tôt possible le procureur, car j’avais la plus grave communication à lui faire relativement à l’assassinat de Basckler.

L’un de ces messieurs était justement le procureur. Il me pria de le suivre et me fit entrer dans son cabinet. Là, je me nommai et lui dis qu’il avait dû recevoir, la veille, la visite de mon mari. Il me répondit qu’en effet il l’avait vu. Et comme il se taisait après cela, je me jetai à ses genoux en le suppliant d’avoir pitié de moi et de me dire si Herbert avait avoué son crime. Il parut étonné, me releva et me questionna.

Peu à peu, je lui fis le récit de mon existence, telle que je vous l’ai racontée, et enfin je lui fis part de l’atroce découverte que j’avais faite dans le petit cabinet du chalet de Todnau. Je terminai en jurant que je n’aurais jamais laissé exécuter un innocent et que, si mon mari ne s’était dénoncé lui-même, je n’aurais pas hésité à instruire la justice. Enfin, je lui demandai comme grâce suprême de me laisser voir mon mari.

— Vous allez le voir, madame, me dit-il, veuillez me suivre.

Il me conduisit plus morte que vive à la prison, me fit traverser des corridors et monter un escalier. Là, il me plaça devant une petite fenêtre grillée qui surplombait une grande salle et il me quitta en me priant de prendre patience. D’autres personnes vinrent bientôt se placer également à cette petite fenêtre et regardèrent dans la grande salle sans mot dire.

Je fis comme eux. J’étais comme accrochée aux barreaux et j’avais le sentiment aigu que j’allais assister à quelque chose de monstrueux. La salle peu à peu se garnissait de nombreux personnages qui, tous, observaient le plus lugubre silence. Le jour, peu à peu, éclairait mieux le spectacle.

Au milieu de la salle, on apercevait distinctement une lourde pièce de bois que quelqu’un derrière moi nomma : c’était le billot.

On allait donc exécuter Müller ! Une sueur froide commença à me couler le long des tempes et je ne sais comment, dès cette minute, je ne perdis point connaissance. Une porte s’ouvrit et un cortège parut en tête duquel s’avançait le condamné, tout frissonnant sous sa chemise échancrée et le col nu. Il avait les mains liées derrière le dos et il était soutenu par deux aides. Un ministre du culte lui murmura quelque chose à l’oreille. Le malheureux prit alors la parole, — une pauvre parole tremblante — pour avouer son crime et en demander pardon à Dieu et aux hommes ; un magistrat prit acte de cet aveu et lut une sentence ; puis les deux aides jetèrent le patient à genoux et lui mirent la tête sur le billot. Mathis Müller ne donnait déjà plus signe de vie quand je vis se détacher de la muraille, où il s’était jusque-là tenu dans l’ombre, un homme aux bras nus et qui portait une hache sur l’épaule.

L’homme toucha la tête du condamné, écarta d’un geste les aides, leva la hache et d’un terrible coup frappa. La tête, du coup, avait roulé. Il la ramassa, de son poing, dans les cheveux et se redressa.

Comment avais-je pu, jusqu’au bout, assister à une pareille horreur ? Mes yeux cependant ne pouvaient se détacher de cette scène de sang, comme si mes yeux avaient encore quelque chose à voir… et, en effet, ils virent… ils virent quand l’homme se redressa et leva la tête, tenant dans la main son abominable trophée… Je poussai un cri déchirant :

Herbert !

Et je m’évanouis.

Monsieur, maintenant, vous savez tout, j’avais épousé le bourreau. La hache que j’avais découverte dans le petit cabinet était la hache du bourreau, les vêtements ensanglantés, ceux du bourreau ! Je faillis devenir folle chez une vieille parente où, dès le lendemain, je m’étais réfugiée et je ne sais comment je suis encore de ce monde. Quant à mon mari, qui ne pouvait se passer de moi, car il m’aimait plus que tout sur la terre, on le trouva, deux mois plus tard, pendu dans notre chambre. Je reçus ses derniers mots :

« Pardonne-moi, Élisabeth, m’écrivait-il. J’ai essayé tous les métiers. On m’a chassé de partout quand on a su celui que faisait mon père. Il m’a fallu de bonne heure me résoudre à une telle succession. Comprends-tu maintenant pourquoi on est bourreau de père en fils ? J’étais né honnête homme. Le seul crime que j’aie jamais commis de ma vie est de t’avoir tout caché. Mais je t’aimais, Élisabeth, adieu ! »

La dame en noir était déjà loin que je regardais encore stupidement l’endroit du lac où elle avait jeté la petite hache d’or.


Gaston LEROUX.