La Harpe de Merlin
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La Harpe de Merlin
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LA HARPE de MERLIN
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Drame en quatre actes
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La grande salle du château de Marck.
1er Tableau : Une Auberge.
2e Tableau : La cabane de Merlin.
La grande salle du château de Marck.
La place devant le château.
Le Seigneur MARCK.
BRANN, Chevalier-poète.
MERLIN, Barde enchanteur.
GUILCHER, Braconnier.
Premier Seigneur.
Deuxième Seigneur.
Un Serviteur.
Un Paysan.
NOELLA, fille du seigneur Marck.
La Nourrice.
CATHERINE, maîtresse d’auberge.
YVONNA, fille d’auberge.
Paysans, Soldats
ACTE I
- La grande salle du château du seigneur
- Marck ; — Un festin ; — Des chevaliers,
- des paysans.
- La grande salle du château du seigneur
Seigneurs, et vous mes braves soldats, je vous ai réunis en ce jour pour fêter vos victoires en ce vieux château bâti par mes ancêtres qui a su résister aux attaques de l’ennemi et dont les fières tourelles ont repoussé l’assaut. Gloire à vous tous, sans oublier ces braves paysans qui nous ont été d’un sérieux secours. À ces braves serfs nous donnons quittances de toutes leurs redevances pendant trois
années, nous leur viendrons en aide pour leur récoltes perdues, nous doterons leurs filles.
Dieu bénisse le Seigneur Marck !
Et maintenant réjouissons-nous : Noella, verse à boire à tous ces vaillants.
Buvons à la santé du Seigneur Marck ! NOELLA
J’ose espérer, mon père, que maintenant la paix va régner dans le pays, grâce à votre fermeté et à votre valeur : Pieu soit loue ! Le sang ne coulera plus ; vous resterez auprès de moi et je ne souffrirai plus de l’angoisse de vous savoir en danger.
Marck (s’adressant aux seigneurs et aux gardes)
Il était temps de châtier cet insolent de comte Guénoc’h dont les bandes d’aventuriers à sa solde empiétaient chaque jour sur mes domaines : avec des chevaliers et des soldats comme vous, la tâche était facile, jamais, j’en fais le serment, je n’oublierai l’aide que vous m’avez apporté. Ma fille aussi, vous est reconnaissante du précieux concours que vous m’avez prêté. Maintenant que ce chevalier félon s’est soumis, réjouissons nous ; donnons un souvenir ému à ceux qui sont tombés sur le champ de bataille ! La paix régnera maintenant et il y aura dans notre château un renouveau de joies et de fêtes auquel vous êtes tous conviés.
Premier Seigneur
Combien vous devez être fiers de cette guerre qui ajoute un fleuron à votre gloire.
Deuxième Seigneur
Votre renommée va courir dans tout le pays de France et même au-delà de ses frontières.
Marck
Mes amis, vous un buvez pas : faites-moi honneur et vidons ensemble cette coupe de vin.
Tous souhaitent la santé de Marck. (Un cor résonne aux abords du château. Tous dressent l’oreille). SCÈNE 11 Les mêmes ; un serviteur
Un serviteur
Seigneur Marck, un chevalier inconnu sonne du cor et demande à être autorisé à pénétrer dans votre château.
Marck
Il n’y aura jamais assez de monde à cette fête ; introduisez cet étranger.
SCÈNE III Les mêmes. Brann
Branx
Seigneur, salut ! De passage en cette contrée, mes regards ont été attirés par les hautes tours de votre château : les bruits de la fête sont venus jusqu’à moi. Chevalier par naissance, poète par vocation, je cours le monde, semant mes chansons sur les routes et déclamant mes vers dans les châ- teaux où l’on veut bien m’accueillir ; c’est pourquoi j’ai osé Irapper à la porte de votre riche demeure : j’avais appris, en outre, qu’ici était la rédidence du comte Marck dont la renommée est partout connue, non seulement en Bretagne, mais dans tout le royaume de France. Me pardonnerez-vous de venir me mêler à cette fête ?
La Nourrice (à part)
Quel jeune et beau cavalier.
Avant tout, cher hôte, vide avec moi cette coupe. Le deuil, depuis longtemps, règne dans ce château ; puis des guerres nombreuses, auxquelles j’ai pris part, nront occupé et pris tout entier. Mais j’ai toujours aimé la poésie, et je me rappelle les sônes et les gwerz que mon père me faisait lire quand j’étais enfant. Au milieu des combats et des luttes sans trêve dont est faite l’existence, c’est une halte douce que celle où, à l’abri d’un fort donjon, on peut consacrer quelques heures à entendre un poète. Sois donc le bienvenu parmi nous, j’ai hâte de t’entendre.
Je me fais une fête d’écouter des vers : quelles chansons peut-il nous dire. Je brûle d’impatience de connaître le timbre de sa voix
Oui, ce sera une distraction : il y en a pas beaucoup ici, dans ce triste château.
J’ai peut-être été téméraire en me donnant comme poète : Seigneur, princesse, soyez indulgents, je vous prie.
Nous t’écoutons, chevalier.
Honneur au seigneur Marck, fort entre les puissants,
Et dont les rois, en vain, jalousent, les conquêtes,
Pour célébrer sa gloire au milieu de ces fêtes
Ô muse, inspire-moi d’héroïques accents.
Mais comment chanter les batailles
Dont tu revenais triomphant,
Fier sur ton destrier piaffant,
Suivi des guerriers de Cornouailles
Les chefs vaincus, chargés de fers,
Précédaient ton char de victoire,
Et les échos clamaient ta gloire
Au fond des bois, au bord des mers.
Ton chant a une allure fière ; tes vers ont un vol altier : jamais, je n’en ai entendu de semblables.
Mais la gloire n’est pas seule à charmer ta vie,
Ô, seigneur valeureux, et plus d’un roi t’envie
Depuis longtemps et chaque jour
Celle dont la beauté radieuse illumine
Tes tournois et ta cour.
La fleur qui croît aux arceaux de ta tour,
Plus belle que la rose ou la blanche aubépine,
Fleur des jardins du ciel au doux parfum d’amour.
Jamais pareil chant n’a charmé mon oreille. Il me semble que dans mon cœur murmure je ne sais quelle chanson d’amour et de printemps.
Ô fleur dont va bientôt éclore
Le merveilleux calice blanc
Qui va s’entrouvrir en tremblant
Au premier baiser de l’aurore.
Bravo ! ô toi le meilleur des chanteurs.
Jamais nous n’avons entendu au château plus fière cantilène, n’est-ce pas mon père ? Bravo chevalier. Brann (s’inclinant) Vos remerciements, princesse, me sont précieux.
Marck
Chevalier Brann, soit loué. Tu es le premier des chanteurs et des poètes. J’ai parfois reçu la visite de trouvères ambulants : aucun ne m’a charmé comme toi. Ils me débitaient des refrains appris le long des routes ; toi, tu es vraiment poète et la Muse t’inspire. Vois, toutes les personnes qui m’entourent sont encore sous l’impression de tes chants. (A sa fille) N’est-il pas vrai, Noella ?
Noella (rougissant)
Oui, le chevalier est un grand poète ; en son honneur, mon père, faites porter aux pauvres du village une tonne d’hydromel et le produit de votre chasse d’hier.
Marck
Bien parlé. (Aux servantes) Faites ce que dit ma fille ; c’est, »en effet, un soir de liesse. Depuis longtemps le vieux château où, depuis la mort de ta mère adorée, plane une ombre de tristesse, n’a assisté à pareil renouveau ; n’est-il pas vrai, amis.
Premier Seigneur (froidement) Le chevalier Brann est un excellent chanteur.
Deuxième Seigneur
Oui, mais je préfère la guerre, la chasse et les tournois. Ce sont là vivais métiers d’hommes.
Marck, à Brann
Je voudrais te voir demeurer en mon château : tu serais mon poète. Mais sais-tu que tes chants et tes vers seraient encore plus beaux si tu les accompagnaient avec… avec la harpe de Merlin ?
Brann (étonné)
La harpe de Merlin !
Marck
(Noella dresse l’oreille)
Oui, Le divin instrument qui, pendant de longues années, a charmé la Bretagne, la France et tous les pays. Il s’en échappe une musique inneffablement douce quand elle accompagne des chants d’amour ; alors, ses mélodies ravissent et emportent les âmes. Elle a parfois, aussi, des sons d’une sublime horreur qui font frissonner même les feuilles des bois.
Brann
La harpe de Merlin ! Comme tout le monde, je connais l’histoire du fameux barde, du merveilleux enchanteur dont on ne parle qu’avec une crainte presque religieuse, dont la renommée est universelle. Mais n’est-il pas mort depuis longtemps ?
Margk
Non; quelques voyageurs, d’accord avec les vieil- les légendes, ont confirmé que Merlin n’est pas mort. Il y a là quelque miracle du ciel ou de l’enfer que je ne veux pas approfondir, mais je suis persuadé qu’il vit : où, je l’ignore. C’est, parait-il, dans une sombre forêt ; il habite là, en compagnie d’esprits et de démons, retiré du monde, en proie, parait-il, à un deuil inconsolable : il a cessé de chanter et sa harpe est muette.
(s’animant)
La harpe de Merlin ! L’épée ou le sceptre d’un roi, la châsse d’une cathédrale, la parure de perles ou de diamants du plus habile joaillier ne vaudraient pas ce trésor. Me vois-tu possesseur de cette harpe qui accompagnerait tes chants ? Le bruit s’en répandrait dans tout le royaume et même dans l’Europe entière. Mon château serait un lieu célèbre, une sorte de lieu de pèlerinage sacré où se rendraient les rois et les peuples. Notre renommée à tous deux serait universelle. Mes caves seraient remplies d’or ; j’étendrais mes domaines, je quadruplerais le nombre de mes tours… Oh ! la harpe de Merlin !…
Brann
Seigneur, il suffît que vous le désiriez : je vais me mettre en route, et, foi de chevalier, à moins de trouver la mort en chemin, je vous la rapporterai.
Marck, soupirant
Ah ! si j’avais été plus jeune ! (À Brann) J’accepte ta proposition et j’ai confiance en ta valeur. Reviens avec la harpe et demande-moi ce que tu désires ; je n’aurai rien à te refuser.
Brann Ptien ?
Marck
Rien. Tu choisiras ta récompense. Je ne saurais payer trop cher cet inestimable trésor.
(Brann reste songeur et regarde Noella)
Marck
Ah ! je devine ! (l’attirant près de lui) Aimerais-tu ma fille ?
Brann
Ah ! seigneur, un pauvre chevalier ne saurait regarder aussi haut : à quel droit et à quel titre pourrait-il aspirera une pareille félicité ; mais comment, d’autre part, le poète ne resterait-il pas ébloui devant une pareille beauté. Dieu m’est témoin, j’eusse toujours tenu caché au fond de mon cœur l’impression que m’a causé votre fille, mais s’il faut vous répondre en toute l’ranchi-e, je vous dirai : « Oui je l’aime el l’aimerai toujours. »
Mauck, souriant et regardant de loin Noella
Elle aussi a goûté les vers : A quoi rêve-t-elle à présent ? Qui pénétrera le mystère du cœur des jeunes filles ’? Espère ! Elle t’aimera uu jour, j’en suis sur. Enfin Brann, tu as ma promesso.
Brann
Seigneur, soyez béni !
MARCK, aux seigneurs
Compagnons, vicions une coupe en l’honneur du chevalier Brann qui part pour rechercher et nous rapporter la harpe de Merlin. Longtemps muette, elle résonnera de nouveau sous les voûtes de ce château et les chants de notre vaillant hôte seront encore plus beaux quand ils seront accompagnés par ce divin instrument.
(Noella baisse la tête.)
Premier kSeigneur, à Brann
Promettre et tenir, c’est deux choses ; sais-tu seulement où vit le vieil enchanteur ?
Brann Je l’ignore, le ciel guidera mes pas.
Premier Seigneur
Le ciel ! (haussant les épaules) La terre est grande ; peut-être vieilliras-tu, acharné à une folle et vaine poursuite.
Brann
J’ai la foi. Je me ris des périls à affronter. Deuxième Seigneur
Crois-tu que les dangers sauraient nous effrayer ? Non, certes, mais Merlin vit-il encore ? (’unies de vieilles femmes, sottes légendes !
Brann J’ai la foi, vous dis-je ?
Marck
Taisez-vous ! A lui l’honneur ! Bonne chance, chevalier, nos vœux t’accompagnent ! Chaque matin et chaque soir, l’archer interrogera la plaine, et, quand il annoncera ton retour, les trompettes te salueront.
Noella, à sa nourrice
Moi, je prierai chaque jour pour lui.
La Nourrice
Moi aussi, ma chérie !
Brann
Au revoir à tous ; peut-être adieu, mais un espoir indicible me soutient. Une voix mystérieuse me crie : « Tu retrouveras Merlin ». Seigneur Marck, princesse, je vous remercie de votre hospitalité, dont j’essaierai de me montrer reconnaissant. (Il jette un long regard à Noella qui rougit)
J’ai bon courage. Ayez confiance en Brann. La victoire appartient a ceux qui veulent être vainqueurs.
Marck
Tu parles bien. Au revoir, Dieu te protège.
(Ils sortent) SCÈNE IV
Noella, la nourrice
NOELLA
La harpe de Merlin ! Pourquoi ce jeune chevalier a-t-il fait à mon père celle téméraire promesse ?
La Nourrice Il paraît brave et décidé.
Noella
Comment découvrira-t-il la retraite de l’enchanteur ? Quels dangers va-t-il courir V Oh ! mon père est vraiment cruel de condamner peut-être Ce jeune homme à la mort... Tout cela pour posséder un vieil instrument, peut-être renommé, mais dont on se passerait volontiers.
La Nourrice
Mais, dit-on, cette harpe n’est pas seulement un instrument merveilleux, c’est aussi un talisman.
Noella (haussant les épaules)
Un talisman ?
La Nourrice
Moi, tu sais, je suis ignorante : je répète ce que disent les légendes.
Noella
Allons prier à l’oratoire. Cette fête m’a fatiguée. (À part) Désormais, je le suivrais par la pensée sur les routes poudreuses que lavent les pluies d’orage, sur les chemins blancs de neige où le soleil met des tons roses. Je le verrais sans cesse dans mes rêves, marchant dans les vallons ombreux ou gravissant, suant et fatigué, les lacets des montagnes.
Saints de ce pays, protégez-le : là-bas, dans les contrées lointaines, il n’y aura pas de saints à s’occuper de lui.
ACTE II
TABLEAU PREMIER (Une auberge, sur une route, dans les montagnes)
SCÈNE I
Guilcher, Catherine, Yvonna
(Guilcher et Catherine devisent, attablés ; Yvonna surveille les fourneaux).
Catherine, continuant sa conversation Et où as-tu rencontré ce seigneur ?
Guilcher
Il était égaré dans nos montagnes ; il m’a demandé si je connaissais la demeure de Merlin, tu sais, le vieux barde sur qui courent tant de légendes.
Catherine (se signant)
Ne parle pas trop de celui-là.
Guilcher (riant)
Non ! Parlons plutôt de gwadiguennou.
Catherine (riant)
Farceur ! Tu te doutais donc que nous avions tué hier un cochon. GuiLCHER (va au fourneau)
Parbleu, ils ont l’air bons ; mais un peu plus de vin blanc ferait bien dans la sauce, ne crois-tu pas? (Catherine ajoute du vin). Et puis, tu sais, Catherine, le boudin n’aime pas à être mangé seul, il veut être accompagné.... de quoi ? liens, de ce gigot d’agneau que je vois accroché à la poutre.
(Il le détache.) Catherine (riant)
Ah ! sacripant, me paieras-tu au moins !
GuiLCHER fouille dans ses poches et en retire des pièces d’or
Regarde-moi ça, et quand il n’y en aura plus, il y en aura encore. (Il fouille son autre poche, pleine également). Il y en aura de ces beaux florins pour dame Catherine, (il se rapproche d’elle) si elle veut se montrer gentille pour le pauvre Guilcher.
(Il l’embrasse) Catherine
Veux-tu bien finir ?
Yvonne Vous n’avez pas honte ?
Guilcher
Honte de quoi ? (Il l’embrasse) Comme ça, il n’y aura pas de jaloux.
Catherine
Mais enfin, ce seigneur ’;
Guilcher
Un original. Il est amoureux, je crois, d’une princesse dont on lui a promis la main, mais s’il rapportait la harpe de Merlin. Je l’ai mis sur la route du vieux ; maintenant, qu’il se débrouille ! Moi, je suis riche pour longtemps, car il a été généreux. Yvonne
Et vous allez vous en payer des fredaines, hein ?
Guil^her
Moi non ! Je ne demande qu’à planter ma tente ici, si Catherine n’y voit pas d’inconvénient.
Catherink. minaudant
Nous verrons cela plus tard : en tout cas les bou- dins et le gigot sont cuits. Ton compagnon ne va- t-il pas bientôt descendre ?
GuiLCHER frappe au plafond
Eh ! là-bas, en haut, seigneur, on vous attend.
(Il chante).
Ducats et florins dans la poche Ne valent pas quand on a faim Un gigot saignant à la broche, Arrosé d’un cruchon de vin. SCÈNE II
Les mêmes, Brann
Catherine;
Mettez-vous à. table, seigneur, vous devez avoir grand appétit.
Brann
Non, je n’ai pas faim, j’ai hâte de me remettre en route.
Yvonne
Par un temps pareil ?
Guilcher (à part)
Tiens, tiens ! Est-ce que la servante s’éprendrait de lui ? Ce serait drôle : (à Catherine) une partie à quatre.
Catherine
Veux-tu bien te taire (à Brann) Mangez et buvez, seigneur, vous êtes au terme de votre voyage.....
Guilcher Dans deux heures vous serez chez.....
Catherine et Yvonne (se signant;
Chut ! ! !
Guilcher
Je ne crois pas que vous trouviez chez le vieux un accueil comme à cette auberge ; Regardez-moi ce gentil spectacle. Table bien servie, boudins, gigot, cidre et vin, deux hôtesses aimables : une grosse blonde, une brune maigre, il y en a pour tous les goûts.
(Il embrasse Catherine)
N’est-il pas vrai, chère Catherine ? Catherine (confuse) Excusez-le Seigneur, il a un peu bu.
YVONNE
Oh ! oui, et beaucoup même.
GuiLCHER à Yvonne
Toi, tais-toi, occupe-toi plutôt du seigneur, que tu m’as l’air de joliment reluquer, (à Brann) Ne trouvez-vous pas que nous sommes délicieusement ici, au coin de ce bon feu, en face de mets exquis ?
Brann (distraitement) On ne saurait trouver de meilleure auberge.
GUILCHER
A la santé de nos hôtesses, (il boit, s’animant) Oh ! Catherine, un seul mot, j’abandonne mon métier de braconnier, je renonce à courir les routes.
Catherine (riant)
Et les filles ?
Guilcher (sans paraître)
Et je te demeure fidèle jusqu’à la mort (à part) la mort ! c’est vrai que l’ankou nous emportera un jour, mais Dieu merci ce jour n’est pas près de se lever.
Yvonne à Brann
Est-il drôle hein ? c’est un cajoleur : il dit la même chose à toutes les femmes. GuiLGHEE (s’aiiiinant, et buvant de plus en plus)
Oui un mot, un seul mol : Guilcher se fait auber- giste à Belle-vue et quand le seigneur Brann revien- dra dans nos montagnes il sera ici comme chez lui’. N’est-ce pas chère Catherine ?
(’ai herine
Tout ça c’est des projets, nous verrons.
(Elle sourit à Guilcher)
YVONNE à Brann
Combien vous semble/ triste ! seigneur, mangez donc.
(Elle lui tend un plat)
Brann
Si vous saviez combien j’ai hâte de voir Merlin ?
Yvonne (se rapprochant de lui)
Prenez garde ; c’est un puissant enchanteur dont le pouvoir est sans bornes : qw’il fasse un signe : le ciel devient noir, des éclairs sillonnent les nues, la foudre éclate. Un regard de lui, les bètes des bois s’enfuient en criant, les chrétiens eux-mêmes, en proie subitement à des maux inconnus, languissent et finissent par mourir.
Brann
Ce sont là, jeune fille, des légendes auxquelles je ne peux attacher foi ; d’ailleurs, coûte que coûte, il faut que je vois Merlin.
Y VON M’’.
Vous devez avoir des chagrins d’amour. GUILGHER
Moi, en fait d’amour, je ne connais que les plai- sirs, n’est-ce pas, Catherine ?
Yvonne à Brann
Eh ! bien, prenez garde, on dit qu’il n’aime pas les amoureux ; pour les maux de cette sorte, il y a près d’ici une fontaine dont l’eau est précieuse et souveraine, de plus, elle est sous l’invocation d’un saint, saint Kado. (timide) Je vous y conduirai, voulez-vous ?
Brann fait un geste de dénégation Yvonne essuie ses yeux remplis de larmes
Guilcher, à Catherine
Ouf! ma panse est pleine..... et le café? Crois-tu
par hasard que je vais me passer de café et d’eau- de-vie ?
Catherine (le servant) Tu seras saoul tout à l’heure.
Yvonne
Il l’est déjà.
Brann
Comme il boit ! Quel être matériel !
Guilcher se love et peut à peine se tenir debout
Saoul et bien quoi ? J’irai dormir dans un bon lit, en haut, un lit que je connais bien, n’est-ce pas Catherine ?
Catherine (rougissante)
Tais-toi, vaurien, (à Brann) Ne l’écoutez pas, sei- gneur, il déraisonne
(à Yvonne,)
Toi, range la table et nettoie la cuisine. Yvonne (à part)
Quel air triste a ce chevalier, mais combien il est beau ! Dame Catherine a de la chance, elle ; moi, je suis toujours seule et personne ne fait attention à la pauvre servante que je suis.
(Elle se retourne vers Brann)
Brann
Vous semblez, vous aussi, triste et songeuse, jeune fille, faites comme moi, espérez des jours meilleurs, peut-être aimez-vous déjà un jeune paysan des alentours ’; Permettez-moi de vous offrir cette bourse pour vous aider à entrer en ménage.
Yvonne
Oh ! non, vous êtes trop bon, en vérité.
Guilcher
Prends donc, nigaude ; et maintenant que nous sommes tous contents, si l’on s’amusait un brin ? Un tour de danse voulez-vous ?
(Il saisit Catherine et pousse Yvonne dans les bras de Brann)
Houp ! Houp !
(Il danse, Brann se lève)
Brann
Je pars, que Dieu me conduise.
Guilcher à Catherine
Quel saule pleureur ! (s’arrêtant de danser) il ne faut contrarier les aoûts. Seigneur, continuez votre route : prenez le premier sentier à votre droite, non à votre gauche, (à part) (mes idées s’embrouillent) qui descend aux gorges (riant et regardant Catherine et Yvonne) moi, je préfère ces gorges-là, et dans un creux, adossé aux roches, vous trouverez la cabane du bonhomme. Catherine (épouvantée)
Ne le traite pas ainsi, (elle se signe) il pourrait nous jeter un sort.
( rUlLGHEB (sans l’entendre)
Vous lui dire/, bien des choses de ma part, que j’aime mieux la société de Catherine à la sienne, et si vous trouvez sur votre chemin quelque beau gars, envoyez-le à celle pauvre Yvonne qui se meurt d’amour et que vous n’avez pas l’air de regarder : il la consolera de votre départ. C’est égal, chevalier, c’est drôle aller chercher au loin un soi-disant bonheur quand on l’a ici sous la main.
Brann Merci de votre hospitalité : joie et bonheur à tous.
Guilcher (bredouillant) C’est à droite le sentier, non à gauche.
Catherine
Tu ne sais plus ce que tu dis.
(Yvonna reste rêveuse)
Catherine et Yvonne
Bonne chance, Dieu vous protège. !
Brann Adieu ! TABLEAU II
Une cabane en pierres, recouverte de chaume, au fond d’une gorge de montagnes ; Merlin, centenaire, cheveux longs et barbe blanche, est assis devant la porte, rêvant les yeux perdus.
Merlin
Encore un jour de passé ! Dieu, que la vie est longue ? Pourquoi le destin inexorable, pour me punir de mes amours avec Viviane, m’a-t-il condamné à vivre longtemps encore ici dans ce lieu solitaire ? Quel âpre et morne paysage ! Où sont les verts taillis de la forêt de Brocéliande, où je m’égarais avec la fée bien-année ? Ici, tout est noir, et je suis seul avec mes souvenirs et mes regrets.
(Il entend du bruit)
J’entends quelque chose. Non... c’est impossible. Tous ont désappris le chemin de ma demeure et, cependant, des cailloux semblent remuer sous des pas. Quel est l’imprudent ?.. Le dernier orage a raviné le sentier, un faux pas l’entraînerait à l’abîme. Bah ! après tout la mort est une délivrance.
(Il rentre et ferme sa porte) SCÈNE II
BRA.NN frappe à la jiorto
Salut, Merlin, barde enchanteur ; ouvre à un
voyageur harassé, perdu dans ces montagnes.
Guidé par je ne sais quel aDge du ciel, j’ai pu enfin découvrir ta retraite.
Merlin (de L’intérieur de la cabane)
Je n’ai plus besoin de salut de personne. Etran- ger, poursuit ton chemin.
Brann
O toi, plus célèbre qu’aucun roi, dont la gloire a franchi les mers les plus lointaines, laisse un pauvre chevalier poète t’apporter le tribut de son hommage et de son admiration.
Merlin
Laisse-moi, la gloire n’a qu’un temps ; seules durent les souffrances.
Brann
Eh ! quoi, tu me refuserais une place à ton foyer.
Merlin paraît sur le seuil
Je n’aurai à t’offrir qu’un pain noir arrosé de mes pleurs, des racines sauvages et l’eau du torrent.
(Il lui fait signe d’entrer)
Brann
Cela me suffit ; de grâce, écoutez-moi.
Merlin
Chevalier, poète, as-tu dit ? (rêveur) La race des chanteurs n’est donc pas morte encore ? Que veux-tu ? Brann
J’aime éperdument la fille d’un seigneur, le comte Mark, que te dirais-je d’elle ? Elle est pour moi tout l’univers. Sa taille est flexible comme un jeune lis ; les roses pâlissent à sa vue; ses cheveux blonds lui font une auréole d’or et ses yeux, oh ! ses yeux ont une profondeur d’abîme qui attirent et fascinent.
Merlin, soupirant et à part Comme Viviane, jadis.
Brann
J’ai su trouver des vers pour chanter la gloire de son père et ses récentes conquêtes, des vers plus doux pour célébrer les charmes de sa fille Noella ; mes chants ont su lui plaire et il m’a promis la main de l’adorée si je pouvais redire encore mes chants, mais en m’accompagnant sur la harpe de Merlin.
Merlin La harpe de Merlin ! Il savait donc.... Brann
« La renommée, m’a-t-il dit, et d’anciennes légendes assurent que Merlin, le barde célèbre, le fameux enchanteur, n’est pas mort. Il vit dans une forêt sombre, au loin tout là-bas, en compagnie d’esprits et de démons qui protègent sa retraite. Toi, vaillant et fort, veux-tu tenter l’aventure, le chercher, le trouver et me rapporter sa harpe ? Je saurais reconnaître ta valeur et te récompenser des dangers courus en t’accordant la main de ma fille que tu as si bien célébrée. »
Alors je suis parti : après avoir couru maints pays, comment suis-je venu dans ces montagnes sauvages jusqu’à ta profonde retraite ? Je l’ignore... l’ange de Noella et un guide rencontré sur la route ont dirigé mes pas.
Merlin (qui l’a écouté attentivement)
Je suis depuis longtemps mort à tout ce qui est humain : je n’ai dans ma. retraite qu’une ombre, qu’un esprit, Viviane, l’amante àlaquelle je demeure fidèle, que nuit et jour je réclame, dont je poursuis le doux fantôme et que j’ai hâte de rejoindre au tombeau.
Braxk
J’ai entendu parler de tes amours que tu as si èloquemment chantées : Je connais de nom cette Viviane que tes vers ont immortalisée. Aussi, est-ce ensonnomquejetesupplie.Elle vivraitencore qu’elle sourirait, j’en suis sûr, à nos jeunes amours. Donne- moi ta harpe dont les sons charment les rois, les peuples, les bêtes des bois elles-mêmes. Tu feras deux’heureux dont la reconnaissance sera éternelle.
Merlin (tristement)
Ma harpe ? Jadis elle vibrait aux heures de l’au- rore : maintenant, ce n’est que le soir, quand les ombres apparaissent, quand le ciel se fait triste et noir et que les nuées passent en pleurant sur la montagne que j’en peux tirer quelques sons pareils à des sanglots.
Brann
Si j’ai pu te trouver, c’est qu’un heureux destin sourit à ma tendresse. J’ai pour moi l’amour, la foi, la jeunesse ; donne-moi ta harpe : je saurai en tirer des accents de triomphe et d’allégresse. Merlin
Elle est suspendue aux branches d’un vieux chêne ; ses cordes sont presque toutes brisées, elles ne sauraient plus chanter les blondes épousées, pas plus que la gloire et les conquêtes des rois, leurs batailles et leurs tournois.
Brann
Par pitié ?
Merlin
Jeune étranger, écoute : j’aurai beau la frapper de mon rameau d’or, ma harpe désormais ne peut accompagner que des chants de mort. En vain, l’ayant entre les mains, chercherais-tu des strophes d’amour ou de victoire ; tu ne saurais plus en trou- ver, ta mémoire les aurait désapprises, la flamme s’éteindrait en ton cœur de poète et il ne te viendrait sur les lèvres qu’un cantique de mort.
Brann
Tu veux m’effrayer ? As-tu donc oublié que l’amour ne connaît pas d’obstacles et finit toujours par être vainqueur? Tu as aimé jadis, rappelle-toi ce temps heureux ; qu’aurais-tu fait alors si mon histoire eut été la tienne?
Merlin (songeur à part) Quels souvenirs il me rappelle ?
Brann
Vois, ton silence parle et me dit ta réponse, par pitié, encore une fois, donne-moi ta harpe ou tout au moins prête-la moi, je te la rapporterai et Noella, ma jeune épouse, viendra elle-même te remercier du bonheur que tu nous auras donné. Merlin
Je te le répète, ma harpe est maintenant un instrument de mort.
Brann
Cela ne peut-être, donne-la, moi.
Merlin après un silence et soupirant Que les destins s’accomplissent. Prends-là.
Brann la saisit
Ô joie ! Sois béni.
Merlin
Tu l’as voulu, enfant, j’assure ton malheur ! T^CTE III
La grande salle du château SCÈNE I
Nouella seule, s’appuie à la fenêtre
Voici le soir et le soleil couchant ensanglante la grève et les coteaux d’alentour : quelle traînée rouge sur les flots ! Quel silence, pas un bruit! Je prête en vain l’oreille ! Combien tarde à revenir le chevalier poëte auquel s’en va mon rêve ! Où est- il ? A-t-il pu retrouver la harpe de Merlin?
(Songeuse le front entre ses mains). Combien sa voix était carressante, combien ses accents savaient pénétrer le fond du cœur et de l’âme. Il me semblait qu’en chantant il me transperçait de son regard ardent et doux.
(Elle quitte la fenêtre)
Pleure à jamais ton rêve d’une heure. Il ne reviendra plus celui qui, radieux, s’est montré sur ta route dans l’éclat d’une fête et à qui pour jamais s’est donné ton cœur. Il a péri sans doute : peut- être, blessé à mort, gémit-il sans secours dans le creux d’un buisson.
(Un vol de corbeaux passe dans l’air)
Horreur ! où vont ces oiseaux noirs ? On m’a dit qu’ils annonçaient toujours le trépas. SCÈNE II Noella, la Nourrice
La Nourrice
Pleurer encore, ma chérie, ce n’est pas raison- nable ; pourquoi ne pas espérer ? J’ai encore prié ce matin, Notre-Dame-des-Joies de vous ramener votre jeune chevalier. Voyons, séchez vos larmes : Le Seigneur, votre père, va revenir avec ses com- pagnons.
(Noella soupire et embrasse sa nourrice)
SCÈNE III
Les mêmes, le Seigneur et ses compagnons
Le Seigneur Mark
Eh bien, Noella, es-tu moins triste aujourd’hui? Jadis tes chants emplissaient notre vieux château, maintenant tout le jour, tu erres tristement sur les remparts, ou tu te tiens enfermée dans ton oratoire. Toute ta gaieté a disparu d’ici. Les archers eux- mêmes, qui charmaient leur garde par de joyeuses chansons, restent silencieux, le regard perdu sur la plaine.
Noella
Mais mon père, on ne peut sourire ni chanter à toute heure. Dites-moi, la chasse a-t-elle été belle ? Combien de loups et de cerfs rapportez-vous ? Le Seigneur Mark l’attirant près de lui
Pourquoi, petite fille, avoir des secrets pour son père? Croyez-vous qu’il n’a rien deviné ? Noella songe à certain chevalier poète qui, certain jour, a chanté sa beauté et la gloire de son père et qui s’en est allé chercher la harpe de Merlin.
Eh bien ! Pourquoi pleures-tu ? Enfant, la route est longue, semée peut-être de périls et l’absence de Brann n’a rien qui puisse nous étonner. Allons, prends courage, montre moi un radieux visage comme autrefois quand à mon départ pour lâchasse ou la guerre, tu me saluais comme la claire étoile du matin.
(Il l’embrasse et Noella se met à son rouet causant à voix basse avec sa nourrice.)
Le Seigneur Mark à ses compagnons
Belle chasse, n’est-ce pas, mes amis ?
Premier Seigneur
Superbe ! personne ô Mark ne saurait vous égaler dans la poursuite d’un cerf rapide, ni dans l’attaque d’un sanglier… Je doute que le chevalier Brann soit aussi heureux dans sa chasse à la harpe de Merlin.
Deuxième Seigneur
Beau parleur, beau chanteur, beau prometteur, ne vaut pas un guerrier et un chasseur valeureux. Et puis d’ailleurs, cette fameuse harpe existe-t- ell e ?
Le Seigneur Mark
On l’assure.
Deuxième Seigneur
D’après les légendes, mais les légendes !
(On entend dans le lointain les sons d’une harpe. Noella se lève tremblante). Marck
Grand Dieu, serait-ce lui ?
Premier Seigneur, écoutant
Non, c’est le vent qui soupire dans les branches.
SCENE IV
Les mêmes, un archer
L’Archer
Seigneur, un chevalier demande l’entrée du château
Premier Seigneur
Qu’on chasse ce vagabond à coup de pierres.
MAPtK regardant sa fille
Non, baissez le pont levis, quel que soit le passant, qu’il entre et qu’il soit le bienvenu.
(L’archer sort) SCÈNE V
Les mêmes, Brann
Brann d’un accent de triomphe
Seigneur Mark, je vous apporte la harpe de Merlin !
Marck
Brave chevalier, vaillant entre tous les vaillants, prends place auprès de moi. Tes vêtements sont couverts de poussière et annoncent un- long et pénible voyage. Vide cette coupe, mon hôte valeureux, et contes-nous le récit de tes aventures.
Noella à part
Vierge, soyez bénie !
La Nourrice à son oreille
Voyez chérie, que vous disais-je ?
Noella de même
Que demain, dès l’aube, on fasse brûler devant son autel cent cierges de cire blanche.
Brann, après un regard à Noella
Seigneur, le récit de mon long voyage serait sans attrait pour vous, qu’il vous suffise de savoir qu’après votre promesse, le cœur plein d’amour et gonflé d’espérance je me suis mis en route, coûte que coûte, à découvrir la retraite de Merlin. J’ai eu chaud dans le creux des vallons, froid sur l’âpre versant des montagnes, mais le ciel a dirigé mes pas et m’a été favorable puisque j’ai pu retrouver la retraite de l’enchanteur et divin instrument avec lequel il charmait les hommes de son temps.
(Il tire quelques sons de la harpe) Mark la contemplant
Ô miracle ! Après des siècles, ses cordes résonnent encore avec un timbre d’or. Me voici désormais l’heureux possesseur d’un trésor inestimable et que m’envieront les rois eux-mêmes. Mon impatience est extrême. Brann, redis-nous tes chants (À Noella) Es-tu heureuse ?
NOELLA se jette à son cou
Oh ! Mon pore !
Bkann reprend le chant du premier acte
Honneur au seigneur Mark fort entre les puissants Et dont les rois en vain, jalousent, les conquêtes ! Pour célébrer sa gloire au milieu de ces fêtes O muse, inspire-moi d’héroïques accents.
(Il s’arrête, oubliant les vers qui suivent, : il tire de la harpe des sons plaintifs et chante comme malgré lui).
Les soirs glorieux des batailles Que rougit le soleil couchant Sont tout attristés par le chant Psalmodié des funérailles. Aux cris de victoire, la mort Répond par des plaintes funèbres Qui s’exhalent dans les ténèbres.
(Il s’arrête épouvante)
Ah ! prédiction fatale, je ne me souviens plus de mon chant de victoire.
(Les seigneurs le regardent étonnés)
Marck
Pourquoi ces strophes funèbres ? Laissons les morts sur les champs de bataille et s’il faut les enterrer (en riant) qu’on appelle les moines du couvent. NOELLA à part,
Ce chant de mort me fait mal. Je ne suis qui m’avertit, mais je présage quelque chose de terriblement triste.
Brann continue à chanter comme malgré lui
Tous les morts du combat gisent sur l’herbe, verte Le regard tourné vers le ciel. La plaine au loin s’étend de cadavres couverte, La uuil les couvre tous d’un calme solennel.
Premier Seigneur
Quelle, triste poésie ! Chacun sait que dans les guerres il y a des morts : Seigneur Mark, donnez-nous à boire et foin de ses rapsodies ennuyeuses !
Margk
Brann, tu nous chante un De profanais : voyons, as-tu donc oublié tes chants d’autrefois ? Tu t’étais, l’autre fois, montré meilleur poète.
Brann les yeux fixés vers la terre
Je suis victime d’un noir enchantement.
(Il se remet à chanter d’un air sombre)
Un cri rauque soudain a traversé l’espace
Dans les airs un vol pesant, passe
Puis lourdement s’abat.
Voici les hôtes noirs : viens-t-on corbeau vorace
Pour toi, c’est le festin, la tête, le sabbat !
Mark
De grâce, chante-nous autre chose ; tes vers sentent la mort à plein nez, c’est agaçant à la fin. Brann à part regardant Noella
Merlin avait raison, je ne puis plus chanter la guerre et la conquête, serais-je plus heureux en célébrant l’amour ?
Noella
Quel noir pressentiment! Il me semble que du faite de ma jeunesse en fleurs je vois se dérouler dans la nuit où je sombre un océan plein d’ombre, de tristesses et de pleurs.
Brann retrouve le motif du premier acte
0 Mark plus d’un seigneur t’envie
Depuis longtemps et chaque jour
Celle dont la beauté radieuse illumine
Tes tournois et ta cour,
La fleur qui croît aux arceaux de ta tour
Plus belle que la rose, ou la blanche aubépine.
Fleur des jardins du ciel au doux parfum d’amour.
Noella
Je renais à ce chant que je me rappelle, mais sa voix n’est plus la même.
Brann A la bonne heure, je retrouve mon poète.
Brann après un silence et avec un geste désespéré
Hélas ! Qu’est-elle devenue
La fleur qui charmait mes regards ?
Le soir triste, el livide tombe avec ses brouillards.
Soudain la tige s’est penchée
La Heur s’est vite desséchée
Le vent sinistre de l’hiver
Connue une sombre chevauchée
A passé, dispersant ses pétales dans l’air. Noella porte la main à sou cœur et jette un grand cri
Mon cœur est glacé d’épouvante, je me meurs.
(La nourrice la reçoit dans ses bras)
Marck
Misérable! avec tes vers lugubres; tu rends ma fille malade. Pourquoi es-tu revenu, pourquoi ne pas chanter comme autrefois ?
Brann
Pardonnez !
Premier Seigneur
Ne le punirez-vous pas de jeter ioi le deuil et l’ef- froi ?
Brann
Je suis maudit, Merlin avait raison, il m’avait dit : « Ma harpe a ses cordes brisées. Elle ne sau- rait plus accompagner le triomphe des blondes épousées, des batailles et des tournois, j’aurai beau la frapper de mon rameau d’or, ma harpe désormais ne chante que la mort. J’aurais dû refuser l’instru- ment redoutable, mais j’espérais toujours que mon amour serait le plus fort et viendrait à bout de la prédiction fatale... Pardonnez-moi, ô Noella.
Marck (regardant sa fille)
Misérable ! Ton chant de mort a impressionné et rendu malade ma fille adorée....
Noella (de plus en plus pâle)
Comme je souffre ! MARCK (furieux)
Tu vas subir le trépas d’un manant, (aux gardes) qu’on dresse la potence !
Noella (se redresse bien près défaillante)
Pardonnez-lui, mon père, il n’est pas coupable, mais il est victime d’un enchantement que j’ignore, mais que je devine épouvantable. Ne le condamnez pas, je l’aime vous le savez ; lui aussi, il m’aime.
Brann (éperdu)
0 bien aimée, soyez bénie de vos douces paroles, mais votre père a raison, je mérite la mort pour vous avoir effrayée et fait pâlir votre gracieux visage : mes vers m’étaient dictés par je ne sais quel démon.
(11 jette la harpe et la brisej.
Marck
Je ne pardonne pas : qu’on aille vite chercher un médecin à la ville voisine, à franc étrier.
La. Nourrice
Dieu puissant, Notre-Dame, saints vénérables, secourez-là, voici qu’elle se meurt.
Noella de plus en plus faiblement attire à elle Brann
Je vous aime, la mort va nous réunir. Mon père, écoutez le vœu d’une mourante, venez ici et bénis- sez l’époux de votre fille.
Marck sombre
Je ne pardonne pas. Noella Au revoir, à bientôt, bien-aimé.
BliANN
0 divine épouse. !
(Ils s’embrassent)
MarôK les sépare lentement
Gardes, emmenez-le,
(Noella pousse un cri et tombe morte)
Tous Horreur ! SCÈNE VI
Les mêmes — Merlin
(Tous reculent épouvantés : il arrête les gardes qui emmènent Brann. — Profond silence.
Merlin regardant Noella
Elle n’est plus : la mort est une aurore : pourquoi, ô seigneur Marck, la plaindre ? Et toi, Brann, veux-tu la suivre au tombeau ? Dans un autre monde se retrouveront vos âmes et vos cœurs, heureux d’avoir terminé sitôt votre pèlerinage ici-bas, vous vous aimerez dans le drap mystérieux des étoiles.
Brann
Oh, oui ! Fais-moi mourir : que m’importe la vie ? Je veux retrouver Noella.
Marck suppliant
Merlin, puissant enchanteur, aie pitié de ma douleur, je t’en conjure, rends-moi ma fille adorée, j’ai foi en toi, touche-la de ton rameau d’or et je suis sur qu’elle va revivre.
Merlin regarde Brann penché sur le corps de Noella
Jeune imprudent, tu n’avais pas écouté mes conseils qnand tu me demandais de te prêter ma harpe !
Brann
Pardon ! Au nom de Viviane, fais-la revivre et rends-la à mon amour ! Merlin
Viviane, toujours le souvenir invoqué... Eh bien, j’y consens, soyez heureux !
(Il touche Noella de son rameau d’or et elle se relève aussitôt. Brann la prend dans ses bras et tous deux vont s’agenouiller devant Marck et devaut Merlin.)
Margk
Msrci, Merlin, Brann embrasse ta fiancée, dans quinze jours elle sera ta femme.
Tous Hourrah ! Joie ! Bonheur ! Gloire à Merlin.
(Merlin agite une dernière fois son rameau d’or et disparaît)
ACTE VI
SCÈNE I
(Aux abords du château de Marck, c’est le soir, des tentes sont, drapées, sur la : de grandes tablés où sont assis des soldats, des paysans et des paysannes. À un bout de la table, on remarque un paysan et une paysanne, dont le costume indique qu’ils sont étrangers au pays. Ce sont Guilcher et Catherine.)
Un Soldat
Quelle puissance a tout de même ce Merlin ! Ressusciter la fille de notre seigneur, camarades; buvons encore en son honneur!
Deuxième Soldat
A sa santé et aussi à celle du chevalier Brann, qui s’est montré hardi et valeureux ! Dieu de Dieu, quelle réjouissance, que de pièces d’or reçues, quelle large part de festin nous venons d’avoir ! Mon ventre est plein.
Un paysan
Le mien aussi, jamais je n’ai mangé d’aussi bonnes choses : Ah ! ce soir, il y en aura des fusées dans les douves du château… (Tous rient.)
Une jeune fille
Quel malheur si noire jeune princesse avait dû être portée au cimetière, nous aurions pleuré sur son trépas prématuré : La vierge soit louée puisqu’elle vit et se marie. Un Soldat
À quand votre tour, la belle ?
La jeune fille
Vous êtes bien hardi dans vos propos.
(Le soldat, l’embrasse.)
Le paysan
Attention ! J’entends le choc des coupes qui doit présager la fin du festin. Tenez… le pont-levis s’abaisse. Le voici, le cortège nuptial. Hourrah ! ! !
La foule
Gloire au seigneur Marck ! Longue vie aux épousés ! SCÈNE II
Le cortège sort du château : Brann et Noella se mêlent à la foule et trinquent avec les soldats et les paysans.
Brann
Mes amis, vos acclamations joyeuses nous tou- chent jusqu’au fond de l’âme ; ma femme et moi, nous vous remercions bien sincèrement de vos vœux.
Un paysan
A vous, grande et belle prospérité.
Brann
Je compte, avant la fin de l’annee, vous présenter un gros garçon dans les traits duquel revivra son grand-père, le puissant et vénéré seigneur Mark.
Marck
Que le ciel t’entende : ce serait la joie de mes- vieux jours.
Un seigneur
Pour tous aussi, seigneur, car ce sera sans doute plus tard un puissant et valeureux guerrier comme vous.
Brann
Ciel ! Que vois-je ? Guilcher et dame Catherine ! Voilà, ma chère Noella, le guide qui m’a conduit jusqu’à chez Merlin et l’aimable hôtesse qui m’a donné à manger.
(Tous deux s’avancent vers Guilcher et Catherine).
Noella
Mon mari m’a déjà parlé de vous : Soyez remer- ciés d’être venus de si loin ! GUILCHER
Ce serait plutôt à nous de vous remercier pour le repas que nous venons de faire ; je comprends maintenant pourquoi le seigneur Brann tenait tant à trouver Merlin : jamais de ma vie je n’ai vu de beauté pareille à la vôtre.
Catherink Veux-tu te taire ! Excusez sa hardiesse.
Brann
Il n’y a pas d’offense. (Noella et lui trinquent avec eux.) Je présume que vous avez réalisé, vous aussi, votre rêve.
Guilcher
Nou’s sommes mariés depuis un mois.
Brann
Bravo ! Et cette jeune fille qui nous servait, qui paraissait triste ?
Catherine
Elle aussi, Seigneur, s’est mariée, grâce à votre générosité.
Noella
Nous vous adressons à vous et à elle nos meil- leurs souhaits de bonheur.
(Ils s’éloignent).
Brann (à Noella)
Voici, la nuit tombe et la lune se lève au-dessus de la grève, ne pensez-vous pas qu’elle veut éclairer nos amours ? Vous devez être lasse, Noella, rentrons
dans nos appartements.Encore un instant, chevalier, demeurons au milieu de tous ces braves gens dont la joie fait plaisir à voir.
Ma bien-aimée, en pensant que nous nous aimerons tout à l’heure, mon cœur se gonfle comme la mer à l’approche de la tempête ; venez, mes lèvres ont soif de vos lèvres.
Je vous dois obéissance ; moi aussi je vous aime, je vous suis.
- (Elle envoie un baiser à son père qui cache mal son émotion).
MM. PARC (directeur)... Chevalier Brann.
- GUIVARC'H....... Comte Marck.
- LE SEAC'H......... Merlin.
- LE DUC........ 1er Seigneur.
- PAPE, Jean-Marie .. 2e Seigneur.
- PAPE, Pierre....... Guilcher.
- LAZOU............. Serviteur.
- LE MAD........... Paysan.
- HAMEURY......... Soudard.
- RIOU............... Soudard.
Mlles KERGUINOU, Marie Noela.
- KERGUINOU...... Yvonne.
- LE DUC, Marie-Olive Catherine.
Mme BOGA.............. Aubergiste.
MORLAIX
Imprimerie HAMON & KERVELLEC