La Hausse des produits agricoles

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La Hausse des produits agricoles
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 805-834).
LA HAUSSE DES PRODUITS AGRICOLES

« C’est une question d’actualité, et un sujet de mécontentement. Ce problème économique n’intéresse que les ménagères, les fruitiers, les bouchers, les paysans, et la police chargée de rétablir l’ordre quand la tranquillité publique est troublée par des exaltés. »

Celui qui tiendrait ce langage et ferait preuve de ce scepticisme dédaigneux n’aurait réussi qu’à démontrer son ignorance profonde des réalités et son impardonnable légèreté d’esprit.

Si la hausse des produits agricoles est bien, comme nous le pensons, un fait économique persistant autant que général, et non pas un accident, une crise passagère, elle intéressera, en réalité, toutes les classes de la nation. Ses répercussions sociales seront considérables et graves. Les situations d’équilibre établies, puis consacrées par une habitude déjà longue, entre les revenus du consommateur et le prix des denrées agricoles, vont se trouver profondément troublées. D’autre part, les recettes et les profits du producteur rural seront subitement modifiés. Les loyers agricoles, c’est-à-dire les intérêts du capital productif représenté par la terre, seront changés brusquement.

Il ne s’agit donc point, comme on pourrait le croire, d’une simple crise de subsistances ou de quelques violences passagères qu’expliquerait l’irritation des ménagères en lutte contre les prétentions soi-disant inacceptables des « intermédiaires. » Il ne s’agit pas davantage d’une influence momentanée exercée par les saisons sur l’abondance des récoltes. Non ; les événemens actuels et le problème qu’ils posent comportent et entraînent une modification qui peut troubler profondément le pays tout entier, pendant une période de transition et de transformation. Durant cette période de crise, l’agriculture et la propriété foncière bénéficieront des avantages qui correspondent exactement aux sacrifices supportés par l’acheteur des denrées agricoles.

Il y a trente ans, la baisse des produits de la terre a provoqué une autre crise et troublé profondément la répartition des richesses produites. Elle a réduit les recettes et les profits de l’agriculteur, diminué le revenu aussi bien que la valeur vénale du sol, c’est-à-dire d’un capital de 90 milliards qui représentait le tiers de la richesse privée des Français.

La hausse actuelle agit en sens inverse, mais d’une façon semblable. Elle doit, selon nous, enrichir ceux que la baisse avait appauvris, c’est-à-dire les producteurs et les propriétaires fonciers ; elle doit appauvrir ceux que la baisse avait enrichis en réduisant leurs dépenses, c’est-à-dire les consommateurs eux-mêmes.

Ainsi posé, le problème que nous nous proposons d’étudier n’intéresse pas seulement les ménagères et les marchands de légumes. Il a toute la portée d’une question sociale dont nous n’avons pas besoin de démontrer l’exceptionnelle gravité.

Avant d’être autorisé à conclure, il nous faut toutefois noter les faits avec précision et déterminer leurs caractères.


LA HAUSSE ET SES CARACTÈRES

Le public connaît mal le phénomène économique dont nous nous proposons l’étude en ce moment. À ses yeux, la hausse des produits agricoles est un fait tout récent, datant de quelques mois, d’un an au plus, et le cours des denrées alimentaires serait seul affecté par cette brusque montée des prix.

C’est là une double erreur. On a pu observer depuis près de dix ans le mouvement ascensionnel de la cote des denrées agricoles, et les matières premières industrielles subissent la même influence que les produits alimentaires.

En France, par exemple, le cours du blé s’élève graduellement et de plus en plus rapidement à partir de 1895. Sur le marché de Paris, il était coté par quintal :

¬¬¬

fr. c.
21,70 de 1895 à 1899
22,04 de 1900 à 1904
23,90 de 1904 à 1909


Ainsi, le froment, denrée alimentaire, subit une hausse de 10 pour 100 dans l’intervalle qui sépare la première période de la troisième. Cette plus-value s’élève à 12 pour 100 pour l’avoine et pour l’orge qui sont réellement des matières premières, puisque l’une sert exclusivement à l’alimentation des animaux de trait, et que l’autre, également utilisée pour la nourriture du bétail, est en outre employée par la brasserie.

Les autres céréales, le seigle, le maïs, le sarrasin, ont bénéficié de plus-values semblables bien qu’elles représentent à la fois des denrées alimentaires et des matières premières industrielles.

Comme nous le disions tout à l’heure, la hausse n’affecte pas exclusivement une seule catégorie de produits : l’aliment nécessaire à l’homme. De plus, les prix se sont élevés progressivement, bien avant que le public eût observé cette marche et noté cette tendance.

Remarquons en passant qu’il ne s’agit pas ici d’un fait sans intérêt ou sans portée. Les céréales dont nous venons de parler représentaient, il y a une dizaine d’années, et pour les grains seulement, un produit brut annuel de 2 360 millions de francs. Une hausse de 10 pour 100 correspond, pour le producteur, à une majoration de recettes qui dépasse 200 millions.

Parmi les produits végétaux, nous pouvons encore citer la pomme de terre, dont le cours s’est élevé bien avant que le public ait paru s’en émouvoir. La variété dite Hollande qui était cotée à Paris 8 fr. 80 par quintal de 1895 à 1898, valait plus de 12 francs de 1905 à 1909. Une hausse fort notable s’est produite sur d’autres marchés, et dans le même intervalle, pour les catégories de tubercules qui servent exclusivement à la fabrication de la fécule.

Les mêmes faits comportent encore les mêmes conclusions.

On nous répondra, cependant, qu’un des principaux produits de l’agriculture française, le vin, n’a pas subi de hausse et a même diminué de prix. Cette objection n’a, croyons-nous, aucune valeur et ne prouve rien contre la généralité du mouvement ascensionnel des prix.

La baisse et la longue dépression du cours des vins résultent de l’abondance extraordinaire de la production naturelle, et, peut-être, de la production industrielle frauduleuse. Cela est si vrai que le prix du vin est resté élevé, tant que notre récolte a été réduite par les ravages du phylloxéra, et qu’il s’est abaissé soudain au moment même où nos vignobles reconstitués ont permis de doubler la production dans l’espace de quelques années. On a, en outre, constaté maintes fois que la hausse succédait à la baisse toutes les fois que des circonstances climatériques défavorables réduisaient le chiffre de la récolte.

La baisse ou la stagnation prolongée des cours du vin ne prouvent donc nullement que le prix des denrées agricoles n’ait pas une tendance marquée et générale à s’élever. Quand il s’agit des cours et de leurs variations, nous n’observons jamais qu’une résultante. Il faut donc tenir compte des exceptions en distinguant les causes qui les expliquent, de même qu’il est nécessaire d’observer des moyennes générales, au lieu de se contenter de noter des fluctuations contingentes et passagères.

La hausse récente est d’ailleurs la règle et non pas l’exception. Dans une étude impartiale et précise, M. Levasseur[1] signalait ce mouvement, en 1909, pour la viande :

« Le prix qui avait été variable de 1880 à 1900, a augmenté chaque année presque partout depuis 1900. A Paris, le kilogramme était coté 1 fr. 79 en 1900 et 2 fr. 44 en 1908 ; l’année 1905 présente seule un arrêt dans cette hausse qui, en neuf ans, n’a pas été de moins de 39 p. 100...

« Quand on dresse les courbes du prix de la viande de boucherie d’après les tableaux de chiffres contenus dans les statistiques décennales de l’agriculture et continués par la statistique annuelle, on voit les quatre courbes (afférentes aux quatre catégories d’animaux) affecter les mêmes ondulations en hausse et en baisse. Ce faisceau monte, puis il baisse jusqu’en 1888, il se relève ensuite jusqu’en 1891, baisse de nouveau jusqu’en 1893, remonte en 1894-95, lentement d’abord, rapidement enfin, et atteint, en 1907, le niveau le plus élevé. »

Depuis 1907 le cours de la viande et du bétail n’a pas cessé de s’élever encore. Les plaintes retentissantes des ménagères ameutées attestent même l’ampleur autant que la réalité de ce mouvement des prix. Sa généralité n’est pas douteuse, et il importe de ne pas oublier que le bétail abattu représente dans notre pays plus de 1 700 millions de francs, soit près de la moitié du produit brut agricole d’origine animale[2].

Le bétail et la viande qu’il fournit ne sont pas d’ailleurs les seules denrées que la hausse ait affectées depuis dix ans. Une matière première dont l’importance est hors de pair, la laine, subit la même influence. Un spécialiste autorisé, M. Ch. Marteau de Reims, a bien voulu nous communiquer les prix cotés, et relevés par lui depuis 1895, pour un type bien défini, la laine de Champagne lavée à fond. De 1895 à 1899, le cours ne dépasse pas 3 fr. 50 par kilogramme ; il s’élève, en revanche, à 3 fr. 90 de 1900 à 1904, et à 4 fr. 80 de 1905 à 1909. La hausse ressort à 1 fr. 30 ou à 37 pour 100 !

La laine n’offre pas un intérêt très grand au point de vue agricole dans notre pays, qui ne produit guère plus qu’une valeur de 48 à 50 millions de francs chaque année. Mais l’industrie française achète, en revanche, une énorme quantité de cette matière première. Nos importations représentaient 562 millions de francs en 1909, 458 millions en 1908, et 580 millions en 1907. La hausse de la laine a donc une importance considérable et ses répercussions économiques intéressent tous les consommateurs.

L’élévation des prix affecte une autre matière première industrielle dont la production s’est pourtant accrue avec une extraordinaire rapidité. Nous voulons parler de la soie. Dans l’espace de trente ans, de 1878 à 1908, la quantité de soie mise à la disposition de l’industrie dans le monde a plus que doublé ; elle a passé de 9 à 20 millions de kilogrammes. Pendant près de vingt ans, il est vrai, jusqu’en 1898, la cote des soies a fléchi, mais la baisse est arrêtée depuis dix ans, et la hausse se dessine malgré les brusques variations en sens inverse qu’expliquent des crises momentanées comme celle de 1907. Il suffit de jeter les yeux sur un des graphiques si intelligemment dressés par la maison Chabrières, Morel et Cie de Lyon, pour vérifier l’exactitude de notre conclusion.

Les patientes recherches de M. Levasseur ont démontré que la hausse affectait en réalité bien d’autres produits agricoles et notamment les alimens dont il a étudié les fluctuations de prix. Pour prouver que les cours de cette catégorie spéciale de denrées ont subi la même influence depuis la fin du siècle dernier, il suffit de citer les indices généraux, c’est-à-dire les nombres qui représentent les variations moyennes et générales depuis 1895. Aux chiffres qu’a obtenus M. Levasseur nous joignons ceux qu’a publiés M. Mardi, chef de la statistique générale de France.

Voici les deux colonnes dressées par ces auteurs, et les chiffres que nous ramenons à 100 pour l’année 1895 :


Nombres indices,

pour les denrées alimentaires.

«
D’après M. March. D’après M. Levasseur.
1895 100 100
1900 118 105
1901 113 106
1902 112 108
1903 112 108
1904 112 106
1905 118 109
1906 126 113
1907 119 116


La hausse des prix et la cherté des vivres est ici bien accusée et parfaitement précisée. On voit quelle est son ampleur, et l’on constate qu’elle s’est produite depuis dix ans.

Mais remarquons bien que ce phénomène économique d’une si haute portée exerce son action sur les matières premières industrielles aussi bien que sur les alimens. Il a donc pour caractère saillant la généralité, et il n’est pas moins certain que son action est persistante ; elle se fait sentir depuis le début de ce siècle, quelles qu’aient été les circonstances diverses climatériques ou économiques qui en ont atténué ou exagéré l’ampleur.

Pour achever cette démonstration et pour préciser le caractère principal de la hausse, il nous reste à prouver qu’elle n’est pas spéciale à notre pays.

En réalité, les preuves abondent. Le service de la statistique agricole à Washington nous fournit à cet égard des chiffres typiques. Ils concernent notamment les produits végétaux dont nous avons déjà parlé, c’est-à-dire les céréales et les pommes de terre ; ils se rapportent, en outre, à une matière première importante entre toutes, le coton. Voici les prix[3] dont le mouvement ascensionnel est parfaitement visible :


PRIX EN « CENTS » DES PRODUITS AGRICOLES CI-DESSOUS INDIQUÉS


Périodes. Coton. Maïs. Blé. Avoine. Orge. Seigle. Sarrasin Pommes de terre
1880-1889. 90 406 835 320 582 608 641 512
1890-1899. 70 345 654 278 433 523 507 481
1900-1907. 101 445 723 334 460 593 603 560


La généralité et la physionomie spéciale de ces variations sont indiquées ici avec une extrême clarté. Les cours ont toujours fléchi durant la période 1890-99 qui a été marquée par une baisse aussi bien aux Etats-Unis qu’en France. Tous les prix se relèvent au contraire durant la dernière période, c’est-à-dire pendant les premières années de ce siècle.

En comparant les valeurs produites par unité de surface (acre) en 1899 et en 1909, le chef du bureau de la statistique obtient les plus-values suivantes qui sont dues presque exclusivement aux augmentations des cours :


Hausses p. 100
Pour le maïs 78
— blé 114
— avoine 54
— orge 24
— seigle 88
— sarrasin 88
— pommes de terre 61
— foin 48
— tabac 56
— coton 65


La comparaison faite entre deux années et non pas entre deux périodes a peut-être exagéré la hausse, néanmoins celle-ci est certaine autant que considérable. Notre premier tableau le démontre jusqu’à l’évidence.

Les produits d’origine animale, le bétail notamment, ont subi les mêmes influences, et leurs cours obéissent aux mêmes lois. Les chevaux, les mulets, les vaches laitières, les moutons et les porcs, augmentent de prix à partir de 1900.

Ce fait, est trop important pour que nous puissions nous dispenser de citer encore quelques chiffres. Une affirmation ne saurait suffire. Voici les fluctuations de valeur relevées par le service de la statistique agricole américaine[4] :

¬¬¬

Prix par tête

en dollars

« « « «
Chevaux Mulets Vaches Moutons Porcs
1890-1890 48 58 23 2,23 4,81
1900-1909 71 84 30 3,13 6,46
1909 95 107 32 3,43 6,55
1910 108 119 36 4,08 9,14
1911 111 125 40 3,73 9,35


Cette hausse est-elle, cependant, spéciale aux États-Unis ? En aucune façon. On la constate, par exemple, au Canada. Le prix du bœuf de première qualité passe de 36 francs par quintal en 1898, à 41 francs en 1900, et à 55 francs en 1909. Pour le mou ion, les chiffres correspondant aux mêmes années sont respectivement tout aussi élevés à mesure qu’on se rapproche de l’année 1909. Le porc a haussé de 30 pour 100 entre 1900 et 1910 sur le marché de Toronto.

Ces faits ne sont point d’ailleurs particuliers au nord de l’Amérique. On les signale en Russie, en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, Dans ce dernier pays, le « secrétariat des paysans » relève tout récemment l’augmentation du cours des animaux de ferme. Il signale une hausse de 40 pour 100, entre 1891 et 1907, 1908, 1909, pour les volailles, le lait, le beurre, et les fromages[5].

Nous avons montré que le prix des laines avait augmenté rapidement en France à partir de 1900. Le même mouvement est observé sur les grands marchés de l’Etranger pour les laines coloniales. La valeur moyenne par balle s’élève avec une extraordinaire rapidité dès le début du XXe siècle.

Tous les spécialistes connaissent les remarquables notices consacrées chaque année à la situation du commerce des laines par la maison Fred Huth de Londres. Mans la dernière circulaire nous relevons les moyennes suivantes pour les balles importées d’Australasie et de la Plata :

¬¬¬

Prix par balle

en livres sterling.

1901 10
1902 11
1903 13
1904 14
1905 15
1906 17
1907 16
1908 13
1909 15
1910 16


La hausse est évidente. Dans l’espace de dix ans elle atteint la proportion extraordinaire de 60 pour 100, bien que la production et les quantités disponibles se soient accrues dans le même intervalle de près d’un million de balles.

On signale une hausse énorme du riz au Japon et une élévation extraordinaire des cours du jute en Angleterre !

En vérité, nous croyons que l’ampleur et la généralité qui caractérisent la hausse des produits agricoles est suffisamment établie. Il est également prouvé que ce phénomène ne nous apparaît pas comme accidentel, passager, et récent. Sur la plupart des marchés du monde les denrées agricoles ont augmenté de prix depuis dix ans.

Est-ce là un événement nouveau, et n’a-t-on pas oublié simplement que d’autres variations analogues, aussi rapides, aussi considérables, ont éveillé les mêmes surprises, excité les mêmes plaintes, provoqué les mêmes révoltes et les mêmes violences stériles, dans le passé comme dans le présent ?

L’étude de ce problème spécial n’est pas inutile, parce qu’elle éclaire d’un jour tout nouveau la situation actuelle. Nous croyons même qu’elle permet seule de la comprendre et de l’expliquer.


LES VARIATIONS DE PRIX DANS LE PASSÉ
LES PRÉCÉDENS HISTORIQUES

Il est inutile de remonter bien haut dans le passé pour prouver que la hausse des prix ne saurait nous surprendre. Le niveau actuel des cours reste, en effet, inférieur, dans la plupart des cas, à celui que l’on constatait, il y a trente ou trente-cinq ans, entre 1875 et 1880. Rien de plus facile que de faire cette comparaison, et, cependant, personne ne paraît y avoir songé.

On s’étonnait et l’on s’effrayait il y a quelques mois de relever sur nos marchés la cote de 27 et 28 francs pour le quintal de froment. Or, ce prix a été constamment dépassé depuis 1877 jusqu’à 1882[6]. Ce que nous disons ici du blé est vrai pour toutes les céréales sans exception.

Les ménagères protestent bruyamment en 1911 contre la cherté de la viande,*’et il est question de taxer cette denrée ! Les maires qui prétendent en fixer arbitrairement le cours, et les consommateurs qui pillent les boucheries n’oublient qu’une chose, c’est que la viande est aujourd’hui moins chère qu’en 1883. À cette date, la cote officielle du marché de La Villette nous donne le chiffre de 1 fr. 80 par kilogramme de bœuf, première qualité, et les cours de septembre dernier ne dépassent pas 1 fr. 72.

Nous parlions tout à l’heure de la laine, et nous signalions la hausse récente de cette matière première. Le type de laine fine cotée à Reims par M. Ch. Marteau a valu 4 fr. 80 par kilogramme de 1905 à 1908. Mais c’est là exactement la moyenne constatée de 1885 à 1889, et les cours s’élevaient à 6 fr. 05 de 1880 à 1885 !

En ce moment, disions-nous, le cours des soies a cessé de fléchir et même il se relève. En fait, ces prix restent bien inférieurs à ceux que l’on constatait entre 1875 et 1880. De 4878 à 1898, d’après M. Rondot, les soies ont subi une baisse de 38 pour 100 à 49 pour 100, baisse que la reprise récente des cours n’a pas encore compensée.

Nous avons cité plus haut les résultats des recherches faites par M. Levasseur à propos du prix des denrées alimentaires. Les nombres-indices calculés par notre regretté maître montrent clairement que la moyenne des prix entre 1900 et 1908 reste inférieure à celle de 1880. Des travaux analogues publiés[7] en Angleterre et en Allemagne prouvent avec autant de précision et de clarté que les cours de denrées alimentaires n’atteignaient pas encore en 1908 le niveau moyen constaté de 1880 à 1885, avant la baisse extraordinaire qui a provoqué la crise agricole tant de fois signalée et si souvent déplorée.

Les cours actuels étaient donc considérés, il y a peu d’années, comme réguliers, traditionnels et ordinaires. Personne, cependant, ne songeait à protester contre la vie chère, contre les « prix de famine, » et les prétendus scandales de l’accaparement ou de la spéculation !

Que s’est-il donc passé depuis trente ans, et pourquoi le public étonné ou irrité se croit-il victime d’une crise spéciale, d’un renchérissement extraordinaire que rien ne saurait expliquer ou justifier ? En vérité, le public a tout simplement oublié le passé. Il a profité de la baisse considérable et rapide du cours des produits agricoles, et il lui paraît étrange ou scandaleux, à cette heure, que les prix remontent à leur ancien niveau. C’est là tout à la fois un acte d’ingratitude et un aveu d’ignorance : un acte d’ingratitude, puisque la baisse extraordinaire des cours a favorisé les intérêts de l’acheteur et notamment ceux du salarié, en réduisant les profits de l’agriculteur aussi bien que les revenus du propriétaire rural ; un aveu d’ignorance, car l’étude des variations de prix démontre sans contestation possible que la « cherté » de 1911 eût été considérée, il y a trente ans, comme une baisse appréciable des cours ordinaires, et un signe précurseur de la vie à bon marché !

« Mais, nous dira-t-on, ces cours très élevés, pratiqués il y a trente ans, étaient sans doute anormaux et extraordinaires. La baisse dont vous parlez vous-même démontre précisément que le prix des produits agricoles a fléchi dès qu’il atteignit ce niveau. Vous constatez simplement l’existence d’une crise dont le public a souffert il y a trente ans et dont il souffre de nouveau aujourd’hui ! »

Cette argumentation ingénieuse n’a aucune valeur parce qu’elle repose sur une hypothèse qui est fausse. L’élévation du niveau des cours entre 1870 et 1880 n’a pas été le résultat et le signe d’une crise passagère ; elle a été au contraire la conséquence d’une hausse générale, persistante, considérable autant que rapide, hausse qui caractérise toute une période de l’histoire des prix au XIXe siècle. Ce phénomène mérite même une étude spéciale, car il présente de frappantes et instructives analogies avec celui que l’on observe en ce moment.

Brusquement, à partir de 1850, les cours des grands produits agricoles tels que les céréales et le bétail subissent une hausse considérable et de tous points semblable à celle que nous constatons depuis quelques années. De 1831 à 1850, par exemple, le froment avait été coté 19 fr. 40 par hectolitre dans notre pays. Cette moyenne s’élève à 22 fr. 90 de 1851 à 1855, puis à 21 fr. 76, à 20 fr. 40, à 22 fr. 40, et enfin à 23 fr. 70 durant les quatre périodes quinquennales suivantes, de 1856 à 1875. Dans l’espace de sept ans, entre 1850 et 1856, le cours du bétail augmente de 61 pour 100 pour le bœuf, de 43 pour 100 pour le veau, de 50 p. 100 pour le mouton, et durant les années qui suivent, les cours ri ont pas fléchi. Ils se sont même élevés encore.

Nous pourrions multiplier les exemples, mais il nous paraît plus intéressant de démontrer que cette hausse n’était pas spéciale à la France. En Angleterre, le cours de la viande s’élève. Voici les prix du stone de 8 livres, à partir de 1856 :

¬¬¬

Bœuf Moutons
sh. sh.
1856-1860. 5,8 6,3
1861-1865. 6,0 6,8
1866-1870. 6,4 7,1
1871-1875. 7,2 7,7


Dans ce pays comme en France, le cours de la laine augmente rapidement de 1850 à 1865, et il ne s’abaisse après cette dernière date que pour se relever ensuite de 1870 à 1874.

M. Levasseur constate d’ailleurs que la hausse dont nous parlons a été très générale de 1849 à 1857 et n’était pas spéciale aux produits agricoles. « La tendance, dit-il[8], a été fortement à la hausse et les nombres-indices de M. Sauerbeck ont passé de 74 à 105.

« Dans une troisième période (1857-1873) les prix sont restés à peu près au même niveau, excepté en 1864 et dans les deux années 1872 et 1873 (nombre-indice 111 en 1873), pendant lesquelles il s’est produit une augmentation semblable à celle de la période précédente. »

En définitive, la hausse signalée en France après 1850 n’a donc pas eu les caractères d’une crise, d’un accident, d’une fluctuation brusque, mais passagère. Pendant vingt-trois ans notamment, le cours des grands produits agricoles, tels que les céréales et le bétail, est resté très élevé. Ce phénomène est d’autant plus remarquable que les droits protecteurs établis par la Restauration et le gouvernement de Juillet depuis 1819 jusqu’à 1848 ont été précisément suspendus ou supprimés entre 1850 et 1855. Le régime libéral ainsi inauguré au moment où la hausse se dessinait et s’accentuait chaque année n’a pas enrayé ce mouvement des prix ; il en a simplement limité l’ampleur au grand profit des consommateurs. Il n’a pas nui d’ailleurs aux intérêts de l’agriculteur. Celui-ci n’a jamais vendu ses denrées plus cher qu’après l’abolition des tarifs protectionnistes votés trente ou trente-cinq ans auparavant, c’est-à-dire au début d’une période de baisse comparable à celle qui vient de se terminer vers 1900.

En remontant plus haut dans le passé, et en suivant les fluctuations de prix des principales denrées agricoles, on constate immédiatement qu’à partir de 1815 jusque vers 1840 ou 1845, les cours fléchissent ou restent stationnaires, en dépit des efforts faits à maintes reprises par le législateur pour lutter contre la baisse et protéger la production rurale contre la concurrence étrangère.

Enfin, si nous remontons plus haut encore, nous nous trouvons en présence d’un phénomène économique analogue à celui qui nous préoccupe si vivement à cette heure, et semblable à cette brusque montée des cours signalée après 1850.

La hausse des produits agricoles caractérise au XVIIIe siècle la période qui s’étend de 1760 ou 1770 jusqu’à 1789 et même à 1800[9].

En France, le cours du froment se relève rapidement à partir de 1780. Nous avons noté ces variations en consultant les mercuriales de la « grenette » de Bourg-en-Bresse.


VARIATIONS DES PRIX DE L’AVOINE, DU SEIGLE ET DU FROMENT, A BOURG-EN-BRESSE
(Prix en sous par coupe de 14 litres 83 centilitres)

¬¬¬

Avoine. Seigle. Froment.
1750-1760 10,6 24,3 22,90
1760-1770 13,0 31,4 39,80
1770-1780 14,6 35,2 45,90
1780-1790 14,8 36,6 48,90


C’est là simplement la cote d’un marché régional, mais on observait le même mouvement à Langres, à Soissons, à Grenoble. En ramenant à 100 les cours de la période 1740-49, nous avons obtenu les chiffres suivans pour les années qui ont précédé la Révolution :

¬¬¬

Cours de froment. « «
Langres. Soissons. Grenoble.
1740-1749 100 100 100
1750-1759. 95 111 120
1760-1769 107 114 117
1770-1779 145 144 145


Ainsi, de la première période à la dernière, c’est-à-dire en trente ans, le prix du froment s’était élevé de 45 pour 100 à Langres, de 44 pour 100 à Soissons, et de 45 pour 100 à Grenoble. En faisant le même calcul pour les grains cotés à Bourg, on trouve une hausse de 45 pour 100 pour l’avoine, de 44 pour 100 pour le seigle, et de 39 pour 100 pour le froment. Tous ces chiffres sont évidemment comparables, et le mouvement ascensionnel des cours a été général.

Nous ajoutions à ce propos[10] : « Si, d’ailleurs, on trace les courbes qui permettent de suivre les variations du prix des diverses céréales à Bourg, à Paris, à Rozoy, à Londres, on constate que ces lignes aux inflexions curieuses sont presque toujours parallèles. Les variations du cours des autres denrées vendues habituellement par le cultivateur ont présenté les mêmes caractères. » A Angers, les hospices, qui achetaient les bœufs sur pied pour les débiter ensuite, payaient, par tête, de 127 à 178 francs entre 1760 et 1765. Or, ce cours s’élève à 234 et 240 francs de 1780 à 1785. Au Mans, les hospices paient la livre de viande 0 fr. 25 vers 1760 et 0 fr. 35 en 1785. Les animaux achetés sur pied par cet établissement ont subi une hausse considérable de 1770 à 1789. Cette plus-value ressort à 68 pour 100 pour le veau, à 46 pour 100 pour le bœuf, et à 53 pour 100 pour le mouton. Le lait, le beurre, les œufs et même le vin augmentent de prix dans des proportions analogues.

Les résultats de nos recherches personnelles se trouvent confirmés par les notes que le voyageur anglais Arthur Young prenait de 1787 à 1791[11].

Economiste et agriculteur, Young avait été frappé par la hausse de prix que nous venons de signaler. Il marque d’un trait précis les faits qu’il observe. Dans la Sologne, le Berry, le Limousin, le Languedoc et la Gascogne, en Normandie et en Bretagne, en Champagne et en Lorraine, jusqu’en Franche-Comté et en Bourgogne, il constate la hausse des prix et en observe les conséquences. La cherté de la vie devient générale. Dans le Limousin, « le bois, dit-il, que l’on vendait 50 livres, il y a quinze ans, se vend 150. La terre a haussé beaucoup ; la culture rend le double d’il y a vingt ans. » — En Lorraine, « hausse générale d’un tiers en vingt ans. » — En Franche-Comté, « la viande qui se paie sept sous la livre n’en valait que quatre il y a quelques années. » — A Bayonne, « depuis dix ans, tout, même le loyer des maisons, a beaucoup augmenté. » A Dijon, « depuis vingt ans, tout a haussé de 100 pour 100[12]. ».

La preuve nous semble donc faite. Les trente ou quarante dernières années de l’ancien régime ont été marquées par une hausse rapide, persistante et générale du prix des denrées agricoles.

Ce sont là précisément les caractères de la marche actuelle des cours ; et durant la période 1850-1875, nous avons vu que la hausse offrait les mêmes particularités.

Il est donc certain que, depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe, on compte trois périodes de hausse auxquelles ont succédé des périodes de baisse ou de stagnation du prix des denrées agricoles. La première des périodes de hausse commence en 1750 et se prolonge jusqu’à latin du XVIIIe siècle. La baisse se prononce, s’accentue et persiste de 1815 à 1840 ou 1845. La hausse l’emporte et entraîne dans un même mouvement ascensionnel les prix de tous les grands produits ruraux depuis 1850 jusqu’à 1875. La baisse se fait sentir à nouveau vers 1880. Elle provoque une crise douloureuse et persistante que tout le monde connaît sous le nom de Crise agricole. Durant cette période, aussi bien que durant la Restauration et le gouvernement de Juillet, le régime protecteur est réclamé, appliqué, aggravé, sans que la marche des cours soit réellement modifiée. La cherté relative que l’on réussit à provoquer dans les deux cas, et à soixante ans d’intervalle, n’a jamais assuré au producteur rural le bénéfice des cours élevés qui ont été pratiqués sous un régime de liberté commerciale, mais durant une période de hausse. L’exemple fourni par la marche des cours entre 1850 et 1875 ne laisse aucun doute à cet égard.

Ainsi, nous le répétons, on connaît des périodes de hausse semblables à celle qui s’ouvre sans doute en ce moment. Les faits qui émeuvent l’opinion publique ne sont pas nouveaux. On peut les étudier dans le passé, et cette étude éclaire d’une lumière bien vive le problème qui se dresse aujourd’hui devant nous.


LES CONSÉQUENCES

Le public a déjà constaté l’exceptionnel intérêt des conséquences que comporte la hausse des denrées agricoles. Il est clair que tous les consommateurs sont contraints de subir un sacrifice qui correspond à l’augmentation de leurs dépenses. Pour les salariés notamment, l’élévation du prix des vivres réduit, en fait, le pouvoir d’achat de la rémunération fixe qu’ils reçoivent. C’est leur bien-être général qui diminue puisqu’ils doivent consacrer désormais aux dépenses de nourriture une fraction plus considérable du salaire journalier.

Les protestations violentes des ménagères sont ainsi expliquées.

Ce qui est vrai pour les ouvriers l’est encore pour toutes les personnes qui vivent, en France, d’un revenu fixe, d’une retraite, de l’intérêt produit par une valeur mobilière telle qu’une obligation ou une rente sur l’État.

Toutefois, il convient de ne rien exagérer et de voir les choses telles qu’elles sont. La situation matérielle du salarié reste supérieure à celle qui lui était faite il y a trente ans. Les salaires, en effet, se sont élevés, et, d’autre part, le niveau moyen des cours actuels ne dépasse pas celui que l’on constatait vers 1875 ou 1880. L’ouvrier ne perd donc nullement le bénéfice de l’augmentation de son salaire nominal. Il est simplement contraint de renoncer aux avantages imprévus que lui assurait la baisse des denrées alimentaires durant la période prolongée dont nous venons de sortir, et que la dépression des cours a caractérisée.

Il y a plus. Le public paraît oublier que la cherté relative des vivres, depuis quelques années, n’a pas affecté la situation de tous les salariés. Un très grand nombre d’employés sont, en effet, nourris par leurs patrons. Ces derniers seuls supportent donc les conséquences du renchérissement des denrées alimentaires. Cette observation ne s’applique pas seulement aux « gens de maison ; » elle reste exacte pour tous les salariés des deux sexes qui travaillent avec leurs patrons, petits commerçans, petits industriels ou artisans. Dans les campagnes notamment, tous les domestiques sont nourris et logés à la ferme. Les tâcherons eux-mêmes reçoivent parfois un repas sur deux. Les répercussions sociales de la hausse sont ainsi atténuées.

Enfin l’étude du passé prouve que l’élévation du prix des denrées agricoles est toujours suivie d’une augmentation des salaires.

Nous venons de voir, cependant, que la hausse pouvait imposer des sacrifices et par suite des souffrances à certaines catégories de consommateurs qui paraissent plus spécialement intéressans.

Il est clair qu’à ces sacrifices correspondent des avantages équivalens dont bénéficient les producteurs agricoles, les entrepreneurs de culture, chefs d’industrie à titre de propriétaires-cultivateurs, de fermiers ou de métayers. La hausse des denrées agricoles a pour conséquence immédiate l’élévation parallèle du montant des recettes, et, d’autre part, les profits culturaux augmentent. Rien de plus facile, et en même temps rien de plus instructif que de montrer avec quelle précision se produisent ces répercussions si importantes au point de vue social.

Le produit brut d’une exploitation rurale est représenté par la valeur de tous les produits vendus annuellement d’une façon régulière et normale. Ce produit exprimé en francs est égal aux quantités récoltées, multipliées par le cours des denrées. Supposons que le produit brut agricole soit représenté par 100, et que les dépenses correspondantes se montent à 80. Le profit cultural est donné par la différence entre le produit correspondant aux recettes et les frais ordinaires. Il s’élève ainsi à :

100 — 80 = 20

Depuis quelques années, le prix des denrées vendues s’est élevé, par exemple, de 10 pour 100 en moyenne. Par suite, le produit brut a augmenté également de 10 pour 100 puisque les quantités vendues bénéficient d’une plus-value d’un dixième ! D’autre part, les dépenses sont restées constantes dans ce court espace de temps. Le profit est donc représenté par une nouvelle différence qui est la suivante :

110 — 80 = 30

Le bénéfice cultural passe de 20 à 30 ; il a augmenté de 50 pour 100 ! La répercussion de la hausse des prix sur le profit de l’agriculteur est donc immédiate et singulièrement avantageuse.

C’est là, nous le reconnaissons, une démonstration toute théorique, mais en étudiant la comptabilité d’un cultivateur, on constate que nos conclusions sont exactement vérifiées[13].

L’accroissement des dépenses que provoque la hausse elle-même réduit quelque peu, mais ne l’ait pas disparaître tous les avantages que l’élévation des cours assure à l’entrepreneur de culture. Sans exposer un capital plus considérable, sans déployer plus d’activité, ce dernier réalise un bénéfice plus grand. Telle est la conséquence certaine d’une hausse des produits agricoles. Elle favorise, dans notre pays, les intérêts de 3 ou 4 millions de cultivateurs. Il est donc superflu d’en faire ressortir la portée sociale.

L’accroissement des profits culturaux exerce à son tour une action décisive, sinon immédiate, sur le revenu et la valeur du sol cultivé. Selon l’heureuse formule de M. Levasseur, la terre est un instrument qui vaut d’autant plus qu’il rapporte davantage. Le loyer agricole d’un domaine s’élève ou s’abaisse selon que les profits attachés à sa culture augmentent ou diminuent. La libre concurrence provoque ces deux mouvemens en sens inverse ; et d’autre part, nous venons de le voir, la hausse des prix élève le niveau ordinaire des bénéfices culturaux. Il est donc certain que la valeur locative des biens fonds ruraux augmente pendant les périodes de hausse de même qu’elle diminue pendant les périodes de baisse.

Une expérience séculaire confirme cette vue théorique qui a seulement les apparences d’une simple déduction logique. On a vu grossir le montant des fermages à la fin du XVIIIe siècle aussi bien qu’au milieu du XIXe, c’est-à-dire au moment où le prix des produits subissait la hausse générale, persistante et considérable que nous signalions dans la seconde partie de cette étude.

Enfin, l’élévation des loyers agricoles provoque, à son tour, une augmentation correspondante du prix des terres, c’est-à-dire de leur valeur vénale. La terre vaut plus parce que les revenus quelle donne, aussi bien que les profits attachés à sa culture, ont augmenté en même temps.

Ainsi les cultivateurs ne sont pas seuls intéressés à voir les prix monter. Les propriétaires fonciers, et notamment les propriétaires qui confient à des locataires le soin d’exploiter leurs domaines, tirent un avantage certain de la hausse des produits agricoles. C’est ce que l’on a constaté dans le passé ; c’est ce que l’on constatera sans nul doute d’ici quelques années.

On voit par suite que l’étude historique des variations de prix nous instruit et nous révèle clairement l’exceptionnel intérêt du phénomène économique que nous observons en ce moment. Le revenu des propriétés rurales représente en France 2 milliards de francs, et la valeur du sol dépasse sans doute aujourd’hui 75 milliards. La baisse récente des produits de la terre avait probablement réduit de 20 à 25 pour 100 le revenu antérieur et la valeur énorme du capital correspondant. Il y a trente ans, on estimait, en effet, que les valeurs locatives et vénales de la terre française s’élevaient respectivement à 2,645 millions et à 91 milliards. Si la hausse des cours fait monter le chiffre des loyers et des prix actuels du sol jusqu’au niveau précédemment atteint, on voit qu’elle exercera une influence marquée sur la répartition des richesses. Un accroissement de revenu égal à 600 millions de francs et une plus-value de 15 à 16 milliards assurée à la propriété foncière rurale, tel peut être, dans quinze ou vingt ans tout au plus, le résultat obtenu grâce à la hausse des produits agricoles.

Est-ce là un espoir chimérique ou une hypothèse invraisemblable ? Nous ne le pensons pas. Des faits précis confirment cette opinion. Durant Les trente dernières années de l’ancien régime, au moment où le cours des denrées agricoles s’élevait avec cette extraordinaire rapidité que nous avons signalée, le revenu et la valeur des biens fonds ruraux augmentaient à leur tour. Dans le Maine, dans l’Anjou, en Normandie, en Bresse, dans le Languedoc, les fermages que nous avons relevés sur les livres mêmes de la comptabilité des hospices ou des « chapitres » ont augmenté de 36 pour 100 à 87 pour 100 entre 1760 et 1790. Tels sont les faits que l’on constate durant une période de hausse des prix.

La même hausse entraînant les mêmes conséquences, on a observé également une augmentation considérable des revenus de la terre depuis 1850 jusque vers 1880. Deux enquêtes officielles faites précisément à ces deux dates prouvent que les loyers agricoles ont augmenté de 38 pour 100 en moyenne, durant cette période de trente ans.

Comment expliquer ce mouvement si général et la hausse périodique des denrées agricoles ?

Nous sommes amenés à rechercher les causes de ce phénomène après en avoir observé les conséquences.


LES CAUSES

L’existence même d’une crise provoquée par la brusque élévation du prix des denrées agricoles n’est discutée par personne. Nous croyons que les esprits réfléchis accepteront sans difficultés nos conclusions au sujet des caractères de cette hausse, et peut-être voudra-t-on bien nous accorder que ce phénomène n’est pas nouveau.

Les faits que nous avons signalés et dont tout le monde peut contrôler l’exactitude, commandent à tout le moins l’attention. La périodicité des mouvemens généraux de hausse ou de baisse pourra paraître étrange à beaucoup, mais elle ne soulève aucune objection de doctrine. Il est toujours possible, en effet, au gré de chaque auteur, de signaler l’influence des saisons, les transformations des moyens de transport, les circonstances politiques, la hausse des salaires, les exigences croissantes de la consommation, l’action des lois sociales, le développement plus ou moins rapide de la population.

En ce moment, la plupart des économistes ou des hommes politiques qui étudient le problème de la hausse des produits agricoles lui assignent précisément comme causes quelques-uns des faits contingens ou des transformations sociales récentes dont nous venons de parler.

Nous sommes persuadés que leur opinion renferme une part de vérité, et nous l’acceptons sans la moindre hésitation, en nous réservant toutefois le droit de la critiquer et surtout de compléter les conclusions qu’elle comporte.

L’influence des saisons n’est pas douteuse. La mauvaise récolte de 1910 explique assurément la hausse des céréales et surtout celle du blé qui entraine, à son tour, celle des farines et du pain. La sécheresse extraordinaire de l’été en 1911 explique et justifie la hausse des légumes et de certains fruits, celle du lait et du beurre, l’élévation de la cote du sucre, conséquence immédiate de la diminution fort probable de la récolte des betteraves. Tout cela est vrai. Mais, remarquons-le bien, l’influence des circonstances atmosphériques n’explique que des variations brusques et passagères. Elle ne saurait être assignée comme cause permanente et efficace à un mouvement général et persistant que l’on observe depuis dix ans en France comme à l’étranger. Cette influence du temps et des saisons ne fournit aucune explication acceptable et intelligible en ce qui touche les périodes de hausse ou de baisse que l’on a pu étudier dans le passé.

On paraît oublier que la hausse actuelle, — comme celle des autres périodes antérieures, — coïncide avec une augmentation moyenne et générale de la production agricole et non pas avec une réduction des récoltes. À cet égard, l’exemple du froment est typique.

De 1900 à 1904, la récolte moyenne ne dépasse pas 88 millions de quintaux en France. Cette production s’élève, au contraire, à 93 millions de 1905 à 1909. Or les prix ont augmenté à mesure que le chiffre de la production s’élevait.

La moyenne des cours à Paris est de 21 fr. 30 pendant la première période, et de 23 fr. 41 durant la seconde !

On a parlé récemment des pertes subies par l’élevage français. Elles sont réelles et déplorables ; c’est entendu. Mais jamais jusqu’à cette année, la puissance productive de l’agriculture française ne s’était révélée aussi grande qu’en ce qui touche précisément la production du bétail. Or les prix se sont élevés bien avant 1911.

La hausse est d’ailleurs générale. On la constate de 1900 à 1910, en Allemagne et en Russie, en Autriche, en Suisse, et jusqu’au Canada. Ni l’influence des saisons, ni les pertes résultant, en France, de la cachexie ou de la fièvre aphteuse ne donnent l’explication de pareils faits.

On a parlé maintes fois, et toujours avec raison, de l’action de la transformation des moyens de transport. Mais la rapidité, le bon marché, et la prodigieuse extension des moyens de communication ne provoquent pas la hausse. Tous ces progrès techniques atténuent la cherté au lieu de la produire.

Remarquons d’ailleurs que le prix des produits agricoles na jamais été plus élevé que de 1850 à 1875, c’est-à-dire au moment où les moyens de transports perfectionnés auraient dû vraisemblablement entraîner la baisse des denrées alimentaires ou des matières premières.

« La consommation augmente démesurément, nous répondra-t-on, parce que la richesse s’est développée avec une incomparable puissance. La hausse est la conséquence logique de l’intensité de la demande. »

Cet argument paraît avoir eu quelque succès. Nous avouons qu’il est encore inintelligible pour nous. Le développement de la richesse, — terme général, — correspond au développement de la production. D’autre part, si la consommation augmente réellement, il est clair que la production a dû augmenter parallèlement dans la même mesure car on ne consomme pas ce qui n’a pas été produit antérieurement. Si donc l’accroissement de la consommation suppose invinciblement l’accroissement égal et simultané de la production, il est impossible de comprendre pourquoi les prix s’élèveraient, l’offre restant égale à la demande. C’est pour nous l’évidence même.

Nous croyons, en effet, que la richesse générale se développe, mais la hausse contribue à ce mouvement en inspirant une confiance que la baisse fait disparaître. Les périodes de hausse des produits agricoles ont toujours été considérées, notamment, comme favorables à la prospérité agricole. On a, au contraire, parlé cent fois des souffrances, de la décadence et de la ruine prochaine de notre industrie rurale lorsque les prix baissaient, depuis 1880 jusqu’à 1900 !

On dit encore : « La population augmente ; les besoins grandissent, les exigences de la consommation sont incessantes. La hausse est la conséquence de. ce phénomène démographique. »

Nous sommes persuadés en effet, que la population augmente, — ailleurs qu’en France, — et il est fort naturel d’admettre que ce développement contribue à soutenir le niveau des cours. Mais ceux-ci baissaient il y a trente ans, alors que la population des grands pays civilisés s’élevait, et s’élevait même plus rapidement encore qu’aujourd’hui, car la natalité fléchit partout où la richesse grandit. Le développement de cette richesse générale, et de la production agricole plus spécialement, suffit d’ailleurs aux exigences de la consommation. Les statisticiens du bureau de l’Agriculture à Washington[14] ont posé ce problème et soutiennent qu’ils l’ont résolu en prouvant que la production, par tête d’habitant, n’a jamais été plus considérable. La hausse, nous l’avons montré, est cependant tout aussi marquée dans l’Amérique du Nord qu’en France et qu’en Europe !

On a parlé encore fort judicieusement d’une véritable transformation résultant de la hausse des salaires et de l’application des lois sociales. Le pouvoir d’achat des classes ouvrières aurait augmenté et la hausse serait la conséquence de l’intensité nouvelle des demandes. Le temps nous manque pour discuter cette opinion, mais ce que nous venons de dire à propos du développement de la production aux États-Unis prouve déjà que l’accroissement de la demande des produits agricoles est compensé par l’augmentation de la production.

L’explication que l’on nous propose ne saurait d’ailleurs être acceptée en ce qui louche les hausses incontestables que l’on a observées autrefois et qui n’ont pas été moins notables que celle dont on parle aujourd’hui.

En vérité, nous pensons qu’il faut chercher ailleurs une cause générale dont l’action s’ajoute à l’influence des autres faits économiques. Cette cause est, pour nous, — comme pour bien d’autres, — la dépréciation des métaux monétaires. Assurément nous ne prétendons pas que cette cause agit seule ; nous ne songeons pas davantage à lui assigner une importance déterminée et précise. Mais il importe, croyons-nous, de ne pas écarter cette hypothèse, la seule qui explique, — à défaut d’autres raisons suffisantes, — la hausse des prix durant de longues périodes.

Le mécanisme même des répercussions monétaires sur les cours n’est point mystérieux. Le prix des marchandises et des services est représenté par un poids déterminé de métal précieux, et exclusivement, à cette heure, par un poids d’or. Si la récolte de l’or augmente, il est vraisemblable que son pouvoir d’achat diminue, surtout si l’accroissement de cette production métallique est rapide, parce que la masse disponible dépasse alors les besoins ordinaires de la circulation ou des dépôts dans les grandes banques. La diminution du pouvoir d’achat de l’or correspond à la hausse, puisqu’il faut donner plus de métal, — en moyenne, — quand on veut acquérir la même quantité de marchandises.

Nous constatons, — et cela est une certitude, — que l’abondance relative des métaux précieux a toujours coïncidé depuis cent cinquante ans avec la hausse du prix des denrées agricoles, soit à la fin du XVIIIe siècle, soit après 1850 jusqu’en 1875.

Cette coïncidence est curieuse et suggestive ; elle permet d’admettre qu’il existe une relation, un rapport de cause à effet entre l’afflux des métaux précieux et l’élévation des cours.

On observe, au contraire, — et c’est là une sorte de contre-épreuve, — que les baisses prolongées des cours, de 1815 à 1850, de 1875 à 1900, ont coïncidé avec une diminution de la production des métaux précieux, diminution qui aurait produit comme conséquence une rareté relative, car les exigences de la circulation et des échanges auraient continué de croître au moment où l’instrument métallique d’échange était produit moins abondamment. Nous accueillons cette hypothèse, vraisemblable et intéressante, parce qu’elle explique, seule, des faits que les autres causes signalées expliquent mal ou n’expliquent pas !

Depuis 1890, c’est-à-dire depuis vingt ans, il est certain que l’or est beaucoup plus abondant. Sa production dans le monde ne dépassait pas 169 000 kilogrammes, de 1886 à 1890. Depuis 1906, elle est supérieure à 600 000 kilogrammes. Elle a donc triplé. Ce fait n’a-t-il aucune importance ? Il nous paraît impossible de l’admettre. Mais, sans nul doute, personne ne peut prouver que l’or devenu plus abondant a perdu une partie de son pouvoir d’achat. On ne fait pas d’expériences en matière économique, comme dans un laboratoire. L’histoire seule nous fournit des documens et nous apporte des clartés. Or, nous avons été frappé d’un fait certain. Le prix des produits agricoles s’est toujours élevé, quand la production des métaux précieux a augmenté, et les cours ont fléchi lorsque cette production métallique a diminué ou est restée stationnaire. Nous croyons donc sincèrement que l’influence de ces fluctuations de la récolte du métal blanc ou jaune s’est exercée sur les cours.

C’est l’opinion qu’exprime avec mesure, mais sans hésitation, M. de Foville, lorsqu’il parle de notre stock monétaire[15].

« Pour l’époque actuelle, dit-il, nous constatons que tout concourt à révéler l’existence d’un stock d’or en France supérieur à tous ceux qu’on a pu observer antérieurement. Après l’enquête monétaire de 1903, nous avions indiqué comme vraisemblables les quantités suivantes :

¬¬¬

Millions de francs.
Pièces de 20 francs 4 000
— de 10 francs 650
Autres 150
Total 4 800


« L’or détenu par la Banque de France dans ses caves ou caisses montait alors à 2 milliards et demi. Fin juillet 1910, la Banque en a presque pour 1 milliard de plus (3 393 millions et la circulation elle-même s’en trouve largement facilitée.

« La douane d’ailleurs a vu ou cru voir entrer de 1904 à 1908 inclus plus de 3 milliards d’or et n’en a vu sortir que pour 600 millions à peine. Il semble donc que nous ne saurions être taxés d’exagération, si nous attribuons à la France d’aujourd’hui un approvisionnement de G milliards d’or au moins. Et nous ne sommes plus seuls au monde à collectionner ainsi le métal précieux. L’Allemagne et la Russie accusent des stocks d’or analogues aux nôtres, et, à en croire les statistiques américaines (à vrai dire elles ont paru toujours très suspectes, les Etats-Unis en posséderaient pour plus de 8 milliards. Et nulle part on ne trouve qu’on en a trop, ni même qu’on en a assez.

« C’est, avec des motifs nouveaux, la résurrection de l’ancienne théorie mercantile. Si les mines des deux mondes continuent à livrer aux hommes plus de 2 milliards d’or par an, la thésaurisation dans les pays riches prendra des proportions extraordinaires, et il est à présumer que le relèvement général des prix s’ensuivra. Nous ne songeons pas à aborder ici l’étude de ce grave problème, mais nous le recommandons comme cligne de toute leur sollicitude aux hommes d’affaires et aux hommes de science. »

M. de Foville accepte donc, — comme nous, — l’hypothèse d’une influence exercée sur les prix par l’abondance du métal jaune.

On a répondu que cette action, si elle était réelle, devrait entraîner comme conséquence une hausse égale de tous les prix. C’est une erreur. Les prix subissent d’autres influences et, par suite, les variations qu’ils accusent répondent à l’action d’un nombre indéfini de circonstances, de faits économiques ou sociaux, dont il ne faut pas nier la puissance. Pendant toutes les périodes historiques de hausse ou de baisse, la courbe des fluctuations de cours varie avec chaque produit, de même qu’elle change avec chaque région ou chaque pays. Le sens général du mouvement est seul identique, et paraît révéler l’influence persistante d’une même série de causes.


LES REMÈDES

Les hommes d’affaires que la hausse a pu troubler, les hommes politiques qu’elle inquiète, et les consommateurs qu’elle irrite, nous demanderont immédiatement : « Quelle solution proposez-vous ? Les dissertations peuvent être intéressantes, mais elles sont stériles si elles n’apportent pas, avec des conclusions précises, des remèdes efficaces. »

Tous nos efforts ont eu malheureusement pour objet de démontrer l’impuissance presque complète des hommes en présence d’un phénomène général tel que la hausse des produits agricoles. Nul pouvoir humain n’a été capable, dans le passé, d’enrayer ce mouvement ascensionnel et à plus forte raison de le suspendre. Nul effort n’a pu substituer la hausse ou la fixité des cours à la baisse progressive que l’on a observée pendant d’autres périodes.

Ce que l’on peut seulement demander à tous les hommes d’initiative, d’énergie et de bon sens, c’est de favoriser aujourd’hui le développement de la production, la liberté des échanges, la réduction des frais qu’entraînent la production et la circulation des richesses agricoles. Leur rôle consiste surtout à lutter contre des préjugés, des passions et des intérêts de personnes ou de groupes, intérêts qui font précisément obstacle au développement de la puissance productive. Il est clair que la hausse doit être combattue par l’abondance. Il est certain que cette abondance doit résulter, tout d’abord, de l’activité du producteur rural. L’élévation de ses profits va d’ailleurs lui servir de récompense et le pousser à produire toujours davantage.

Il est évident que toutes les restrictions inventées et aggravées depuis vingt ans pour limiter la concurrence étrangère ne sauraient subsister. Le régime protecteur paraîtra bientôt inconciliable avec la cherté de la vie qu’il avait précisément pour objet de produire en assurant aux agriculteurs une plus-value pour leurs denrées de vente. Cette réforme déjà opérée dans les mêmes circonstances il y a soixante ans, ne saurait nuire à l’agriculteur puisque la hausse spontanée des cours lui assure et continuera de lui assurer des recettes plus amples et des profits plus élevés.

Il serait injuste de ne pas mentionner ici les efforts déjà accomplis en faveur de la coopération sous toutes ses formes. Ces efforts si souvent couronnés de succès, quand il s’agissait de lutter contre les effets de la baisse, permettront de corriger quelque peu les conséquences de la hausse.

Les coopératives de consommation rendront certains services. Un député, M. Maurice Ajam, faisait dernièrement, à ce propos, une remarque bien intéressante. « Les observateurs impartiaux, disait-il, sont obligés de conclure avec le plus grand des sociologues, Auguste Comte, que tout ce qui persiste dans un organisme social, correspond à un besoin. Entre le paysan et l’ouvrier il semble impossible d’ouvrir un trafic direct. Le troc est un procédé périmé. Les intermédiaires, qui sont d’ailleurs presque tous des industriels transformateurs de matières, correspondent à l’infinie complexité du mécanisme social. » M. Ajam fait déjà justice de toutes les attaques excessives et dangereuses dont le commerçant est l’objet.

Il ajoute ensuite avec beaucoup de finesse et de bon sens :

« Il n’y a qu’un moyen de calmer la foule ignorante, c’est de lui permettre de contrôler les profits du producteur et des intermédiaires. »

Nous sommes persuadés, en effet, que les coopératives permettront, dans maintes circonstances, de montrer combien les profits du commerçant ont été exagérés par les légendes populaires.

Si ces bénéfices peuvent, d’ailleurs, être réduits par la concurrence loyale et légitime des consommateurs associés, personne ne saurait regretter ce résultat. Tout le monde a le droit de profiter de la liberté et de la concurrence.

Quant aux attaques si souvent renouvelées contre le commerçant et l’industriel, il importe d’en faire justice. Le négociant achète au meilleur marché possible et revend le plus cher qu’il peut. En cela, d’ailleurs, il agit au mieux de ses intérêts sans sacrifier le moins du monde l’intérêt de la société. C’est le commerce qui, en achetant le blé ou le bétail dans les lieux où ils abondent pour les transporter et les revendre dans les lieux où ils font défaut, abrège la durée des crises de subsistances, en atténue les effets, soutient les prix et proportionne partout, avec me précision rigoureuse, les approvisionnemens aux besoins de la consommation. Acheter au meilleur marché et revendre le plus cher possible, c’est tout le secret du commerce. Or il se trouve que c’est là une mission sociale de grande importance, surtout durant une période de hausse, puisque les opérations du commerce tournent en dernière analyse au bien général, et ne servent pas moins les intérêts de la consommation que ceux de l’agriculture. En achetant dans le pays où la denrée abonde, le commerçant y fait monter les prix. En revendant ensuite sur un marché où la denrée est rare et où les prix sont nécessairement élevés, il fait la baisse. Chacune de ces deux opérations est utile : l’achat en désencombrant un marché trop plein et en relevant les prix trop faibles, la revente en approvisionnant un marché trop dégarni et en abaissant les prix trop forts.

Pour produire tous ses effets, ou plutôt tous ses bienfaits, il n’est pas nécessaire que le commerce ait pris livraison d’un produit agricole et qu’il l’ait transporté et revendu sur le lieu de consommation : il suffit qu’achat et vente aient été effectués ou soient même simplement possibles avant toute opération de livraison ou de transport. Quand un commerçant spécule sur les grains ou sur la farine à terme, il produit identiquement les mêmes effets que s’il opérait au comptant ou sur livraison. En prenant livraison des grains, il équilibre les approvisionnemens et les prix dans l’espace ; en opérant à terme, il corrige les inégalités d’approvisionnemens et des prix dans le temps. Il prévient les excès de l’avilissement nuisibles à la production, et les hausses exagérées, ruineuses pour le consommateur.

La spéculation elle-même doit rester libre comme le commerce toutes les fois qu’elle n’emploie pas des moyens frauduleux et déloyaux. Elle remplit un rôle analogue, on peut le dire, à celui que joue le volant en mécanique : elle régularise les approvisionnemens et les prix sur un marché en empêchant l’encombrement dans une saison et le vide dans une autre.

Interdire la spéculation, c’est-à-dire la prévision des variations des prix et des besoins, c’est aller à l’encontre du but que l’on veut atteindre, et la violence légale produit ici le même résultat que l’émeute, elle crée la cherté en troublant les opérations qui devaient l’atténuer.

Ce qu’il convient donc de dénoncer et de proscrire, c’est l’intervention stérile, déprimante et dangereuse des pouvoirs publics en matière de production et de commerce.

La prétention de décréter la baisse et de taxer les denrées est d’ailleurs une des plus folles que l’on connaisse. En effrayant le producteur ou en ruinant le commerçant, elle organise la disette et augmente la cherté.

Puisque nous avons fait allusion ici aux enseignemens du passé et aux leçons de l’histoire, il nous sera permis encore de rappeler l’impuissance des mesures rigoureuses prises contre les producteurs ruraux ou les négocians durant une période de hausse, celle qui a débuté vers 1760 pour se prolonger après 1789.

La Convention avait admis qu’une loi pouvait suspendre la montée des cours et qu’il suffisait de menacer, de taxer et de châtier, pour avoir raison d’un phénomène économique.

Cette même assemblée a dû reconnaître son erreur et affirmer solennellement que seule la liberté était capable de régulariser les prix, d’en limiter la hausse, et de lutter efficacement contre la cherté par l’abondance.

Il est bon de citer les aveux de ceux qui avaient eu recours inutilement à la violence. Voici la proclamation de la Convention :


SUPPRESSION DU MAXIMUM
Proclamation de la Convention (Nivôse an III)

Français ! la Raison, l’Égalité, l’Intérêt de la République réprouvaient depuis longtemps la loi du maximum. La Convention Nationale la révoque, et plus les motifs qui ont dicté ce décret salutaire seront connus, plus elle aura de droits à votre confiance.

En prenant cette mesure, elle ne se méprend point sur les circonstances difficiles dont elle est environnée ; elle prévoit que la mauvaise foi s’efforcera de persuader à la crédulité que tous les maux causés par le maximum lui-même sont l’effet de sa suppression. Mais vos fidèles représentans ont oublié ces dangers et n’ont vu que l’intérêt public.

Les esprits les moins éclairés savent aujourd’hui que la loi du maximum anéantissait, de jour en jour, le Commerce et l’Agriculture.

Plus cette loi était sévère, plus elle devenait impraticable. C’est cette loi, devenue si désastreuse, qui a conduit à l’épuisement.

Des considérations qui n’existent plus l’ont peut-être justifiée a sa naissance, mais une disette absolue en eût été la suite nécessaire si la Convention, en la rapportant, n’eût brisé la chaîne de l’Industrie.

C’est à l’Industrie dégagée d’entraves, c’est au commerce régénéré à multiplier les richesses et nos moyens d’échange.

Les approvisionnemens de la République sont confiés à la Concurrence et à la Liberté sur les bases du Commerce et de l’Agriculture.


Cette conclusion est précisément la nôtre. La liberté économique n’est pas seulement le régime qui comporte pour le législateur les moindres responsabilités : Elle seule respecte tous les droits et sert tous les intérêts.


D. ZOLLA.

  1. Enquête sur le prix des denrées alimentaires, Revue économique internationale, mai 1909.
  2. Voyez l’Enquête agricole de 1892 et notre ouvrage sur la Crise agricole, 1 vol., Paris, Masson, 1904.
  3. Voyez Crop Reporter published by the authority of the Secretary of Agriculture. December 1908, Washington D. C.
  4. Crop Reporter, février 1911.
  5. Berne, 1911, Imprimerie Wyss.
  6. Voyez pour ces statistiques et leur commentaire notre ouvrage : le Blé et les Céréales, chez Doin, 1910.
  7. Voyez l’Étude déjà citée de M. Levasseur, p. 12 ; les index-numbers relatifs aux denrées alimentaires et calculés à l’étranger s’y trouvent indiqués.
  8. Étude déjà citée, p. 49.
  9. Voyez nos Études sur les variations du revenu et du prix des terres en France, dans les Annales agronomiques, 1888-89, et dans les Annales de l’École des Sciences politiques, année 1894.
  10. Annales de l’École des Sciences politiques, 1894, p. 211.
  11. A. Young, Voyages en France, Paris, Guillaumin, t. II, p. 272.
  12. A. Young, Voyages en France, Paris, Guillaumin, t. II, p. 272.
  13. Voyez à ce sujet une démonstration complète dans notre ouvrage, la Crise agricole, 1 vol. Paris, Masson, 1903.
  14. Voyez le Crop Reporter, n° de janvier et mars 1911
  15. Économiste français, n° du 6 août 1910.