La Hollande/3

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LA HOLLANDE.

iii. — LE HELDER

L’une des provinces les plus intéressantes, les plus variées du royaume actuel de Hollande est celle qui porte le nom de Noord-Holland (Hollande septentrionale). C’est là que l’on trouve les sites les plus frais, les contrastes les plus saillans. Ici une longue plaine parsemée de splendides jardins, couverte de fruits et de moissons, et un peu plus loin le sable aride des dunes ; ici les larges et belles rue de Harlem avec son hôtel-de-ville, témoin de grands évènemens, son carillon joyeux, qui de loin égaie et édifie en même temps le voyageur, et à deux lieues de là le pauvre hameau de Zandvoort, avec ses frêles cabanes en planches qui me rappelaient celles de Norvége ou celles d’Islande, et ces longues grèves nues où l’on n’entend que le mugissement des vagues et les soupirs de la brise ; ici le luxe des grands seigneurs de la banque, dont la signature s’escompte dans le monde entier ; là l’indigence du batelier, qui s’en va à travers les vagues et l’orage poursuivre une proie incertaine, et se jette jusqu’à la ceinture dans l’eau salée pour rapporter dans sa demeure le panier de poisson qu’il a péniblement pêché. Dans cette province, le peuple est remarquable par sa force et son air d’indépendance ; il a cette mâle fierté que donne l’habitude du danger, le voisinage de la mer, de la mer faite pour l’homme libre, made for the free, comme a dit Thomas Moore. Dans les jours de travail, vous seriez attendri de voir ces habitans des côtes, couverts de misérables vêtemens, trempés d’eau de la tête aux pieds, haletant sous le poids de leurs filets, de leurs harpons, rentrer sous le misérable toit qu’ils appellent leur maison, et s’asseoir au milieu d’une demi-douzaine d’enfans déguenillés, dont les regards avides suivent les progrès d’une marmite de pommes de terre qui cuisent lentement sur un petit feu de tourbe. Mais revenez le dimanche et regardez ce même manœuvre quand il a revêtu le costume de ses pères, la longue jaquette bleue à boutons de métal, le gilet de laine épais qui couvre comme une cuirasse sa large poitrine, et le chapeau à larges bords d’où s’échappent des touffes de cheveux épais. Ce n’est plus le même homme ; c’est le descendant des vieux républicains bataves, c’est le propriétaire d’une barque avec laquelle il a maintes fois sillonné les flots soulevés par le vent, et qui ne courbe point la tête devant le propriétaire de l’immense domaine qui récolte sans fatigue et s’enrichit sans effort. Ce jour-là il contemple la mer avec un singulier sentiment de dédain. Va, va, pauvre mer, lui dit-il, embrasse dans ton étreinte passionnée mon cher bateau ; brise-toi, folle que tu es, au pied de la dune ; appelle-moi par tes soupirs sur tes nappes d’écume : aujourd’hui tes plaintes sont inutiles, aujourd’hui je mène ma femme à l’église, je m’asseois avec mes enfans à la table de mon aïeul, qui te connaît bien aussi, je bois paisiblement mon verre de genièvre, je fume ma pipe à mon foyer, comme un directeur de la compagnie des Indes, et j’entonne avec mes compagnons le chant hollandais :

Wien Neerlands bloed door de aders vloeit.

Ainsi se passe la journée du pêcheur, et le lendemain il secoue bravement les douces chaînes de ses joies hebdomadaires, et retourne à ses courses aventureuses. Une autre classe non moins fortement caractérisée est celle des paysans. Ceux-ci ont la même fierté, avec plus de calme, et des habitudes plus régulières. Leur devise est comme celle des paysans de la Suède : Ni maîtres, ni esclaves. Ils cultivent de père en fils depuis plusieurs générations la même ferme, et les habitudes de stabilité hollandaise leur donnent une sorte de quiétude à laquelle un contrat de propriété ne pourrait presque rien ajouter. Il y a là de vieilles coutumes protégées par un respect héréditaire, des traditions que l’on recueille, et que Van Lennep nous racontera un jour dans ses romans, Bogaers dans ses poèmes. À quelques lieues de Harlem est l’ancien château d’Egmont, ce héros de la Hollande, ce martyr de l’inquisition espagnole. Sa demeure seigneuriale, jadis resplendissante de tant d’éclat, et animée par tant de nobles fêtes, tombe en ruines ; cependant le Hollandais en montre encore avec vénération les tours lézardées au voyageur, en racontant la gloire et la mort du vainqueur de Gravelines dans un langage moins élevé, mais plus dramatique peut-être que celui de Goethe.

Cette province de Noord-Holland est l’une de celles où le génie industrieux et patient du peuple hollandais s’est le plus opiniâtrement exercé dans sa lutte contre l’eau des marais et les flots de la mer. Les digues de Petten sont un chef-d’œuvre d’audace et de persévérance ; le canal étonne tous ceux qui en ont mesuré l’étendue, et sur plusieurs autres points de ce long district on trouve des travaux d’une hardiesse étonnante. Il y a quelques siècles, disent les chroniqueurs, que le sol où s’élève Alkmaar était inondé par quarante-trois lacs. Aujourd’hui, à la place de ces eaux funestes, on aperçoit de vertes prairies traversées par de longues allées d’arbres, parsemées de riantes maisons de campagne, et une ville de dix mille ames, élégante, animée, enrichie par un commerce actif. C’est dans cette ville d’Alkmaar que chaque semaine, de tous les villages, de tous les hameaux de la province, arrivent les produits agricoles qui doivent être répandus par les canaux dans le reste du royaume ou transportés en pays étrangers. À chaque marché, il se vend là plus de deux cent mille livres de fromage, et du beurre en proportion.

D’Alkmaar, un treckschuit part chaque matin pour le Helder. Le treckschuit est le véhicule favori des Hollandais, et il y a long-temps que j’ai envie de le décrire. Comment faire ? ô Muses !… Mais n’est-ce point une nouvelle profanation que d’appeler ici les Muses au secours de ma faiblesse pour parler d’une espèce de navire qui n’était connu, j’ose le croire, ni des Grecs, ni des Romains ? Laissons donc les doctes déités dans la région classique où elles dorment si paisiblement sur un monticule d’épopées et de tragédies soporifiques qui augmentent singulièrement la hauteur de l’Olympe, et tâchons de dire sans périphrase ce que nous avons vu sur un des nombreux canaux du pays batave. Le treckschuit est une barque couverte, divisée en deux compartimens. Dans celui qui est près de la proue sont les bagages, les tonnes de beurre et de harengs, et les voyageurs pauvres qui, pour quelques dobbelltie, s’en vont, moitié dormant, moitié fumant, d’une ville à l’autre ; dans le second, qui porte le titre de roem, est la gent aristocratique, qui ne craint pas de payer un tiers de plus et un pourboire. Ici est le gouvernail, le pilote, c’est-à-dire l’ame et l’intelligence du navire ambulant. À l’extrémité du treckschuit est attachée une longue corde tirée par un maigre cheval qui porte sur ses flancs desséchés par la faim et la fatigue un petit bonhomme avec une trompette de fer-blanc en forme de cor de chasse. Il est bien convenu que cette naïve embarcation fera au moins une lieue et demie à l’heure. Elle affligerait profondément les phlegmatiques Hollandais si elle se permettait un tel excès de vitesse. Elle s’arrête donc avec une aimable gravité à toutes les écluses, à tous les ponts, à tous les cabarets élevés prudemment de distance en distance sur la route. À chaque relais, le pilote a quelque grave devoir qui le rappelle dans le monde terrestre. Il fait une enjambée qui le transporte sur le rivage et disparaît. Les voyageurs inquiets de ne pas le voir revenir, s’en vont aux enquêtes. Le premier édifice qui frappe leurs regards est l’auberge du lieu, l’auberge avec ses flacons de genièvre, son enseigne peinte par quelque Téniers moderne, et ses bancs rangés sous la charmille, qui semblent dire aux passans, avec une charité toute chrétienne : Venez, vous qui êtes las, ici est le repos ; entrez, vous qui avez faim et soif, ici est le pain qui nourrit et l’eau qui désaltère. Impossible de résister à une invitation aussi touchante. On entre, on boit sur le comptoir un verre d’eau-de-vie, on échange quelques paroles avec la maîtresse de l’auberge, qui est toujours jeune et blonde avec des yeux bleus et des lèvres roses ; on jette un regard sur les colonnes du journal d’Amsterdam, après quoi le pilote se montre tout à coup, cherchant ses voyageurs, et les engageant doucement à continuer leur route. Il résulte de toutes ces excursions, de toutes ces haltes, qu’en voguant sur le treckschuit on fait un peu moins de chemin en un jour que si l’on cheminait tout simplement à pied. Il en résulte aussi que lorsqu’on en vient, le soir, à établir son budget, il faut l’élargir d’un assez grand nombre de dépenses imprévues. Mais qu’importe, le treckschuit n’en est pas moins un admirable moyen de transport, au dire des Hollandais. J’oubliais d’ajouter, à la gloire de cette précieuse embarcation, que son nom n’est point aussi dur qu’il en a l’air. On prononce trekseut. Heureuse euphonie ! Moi qui ne demandais qu’à connaître les merveilles et les curiosités de la Hollande, après avoir déjà fait connaissance avec le bateau à vapeur de Nimègue, la diligence de Rotterdam, le chemin de fer de Harlem, je me réjouis de voyager avec le treckschuit, et pour le voir sous son plus beau point de vue, je demandai fièrement une place dans le roem.

À six heures du matin, je me lève avec l’empressement d’un homme va tenter dans la vie nomade une nouvelle expérience. Je crie à haute voix un mot hollandais qui est la traduction littérale de garçon. J’y mets un certain accent batave dont je me sens fort satisfait, et je vois arriver la maîtresse de l’auberge. — Que demande monsieur ? — Je voudrais que le garçon vînt prendre ma malle. — Elle s’éloigne et appelle Jan. J’avais oublié qu’en Hollande tous les garçons d’auberge et de café s’appellent Jan. C’est pourtant bien commode.

Jan s’avance à pas mesurés, prend mon bagage de voyageur, le porte dans la seconde cabine, et comme il n’y a là qu’un banc fort étroit, j’ai l’agrément de voir un respectable paysan s’asseoir sur ma malle, une femme prendre mon sac de nuit pour tabouret, et un enfant battre le tambour sur mon carton à chapeau. J’entre dans le roem ; j’y trouve trois Hollandais armés déjà d’une longue pipe, et un comis-voyageur belge. Les Hollandais fumaient comme trois fournaises ; le belge venait de prononcer six paroles qui renfermaient autant de barbarismes. J’ouvris la porte et j’allai me réfugier près du pilote. — À quelle heure, pilote, arriverons-nous au Helder ? — C’était, selon moi, une adroite manière d’entrer en conversation ; mais ce peu de mots décelaient ma sotte nature d’étranger. Est-ce que jamais un Hollandais demande à quelle heure il arrivera quelque part ? Le digne nocher me fit bien sentir l’inconvenance de ma question : il me jeta un regard qui exprimait une profonde pitié et mâcha tranquillement son rouleau de tabac. J’essayai de réparer mon imprudence en vantant la vitesse de son bateau. Cet homme comprit peut-être l’indigne fausseté que je commettais en ce moment, et, pour m’en punir, ne répondit rien. Enfin, après mainte tentative, mainte digression qu’il n’accueillait que par un froid mutisme ou quelque sec monosyllabe, je crus que j’allais en venir à vaincre sa taciturnité et à obtenir de lui les renseignemens de l’homme pratique, bien préférables souvent à ceux de l’érudit. Je venais de parler de la mer du Nord ; cette mer me conduisit à la Méditerranée ; je prononçai le nom de Marseille, et il se trouva que mon silencieux pilote, dans le cours de ses excursions, avait vu la Canebière. — Oh ! Marseille ! s’écria-t-il, de goed vijn ! Oh ! Le bon vin ! — Quel bonheur, me dis-je, que le vin de Marseille lui ait semblé doux ; voilà sa langue déliée, et à l’aide de quelques transitions, de là-bas je le ramènerai bien ici. — Mais quand je repris l’entretien, il répéta de nouveau son enthousiaste exclamation de buveur, de goed vijn ! et ce fut fini. Mes courageux efforts n’en tirèrent pas une parole de plus. Las de lutter vainement contre un tel silence, je m’appuyai sur le bord de la barque, et je me mis à regarder le pays.

C’est bien par là que j’aurais commencé si j’avais été dans mon cher pays de Suède, et il est probable que là, au milieu des belles plaines parsemées de lacs, des montagnes pittoresques, des forêts imposantes, je n’aurais pas cherché avec tant d’avidité l’entretien d’un batelier. Mais que le lecteur daigne se représenter ma situation. Je suis seul avec cet inflexible pilote, à l’extrémité d’une lente embarcation, au milieu d’une contrée plate dont j’ai déjà depuis long-temps observé et dont j’observerai pendant plusieurs semaines encore l’aspect uniforme et le ton verd ou grisâtre. Le canal qui nous porte débonnairement sur son onde pacifique est, à vrai dire, une œuvre fort louable. Il enrichit le commerce d’Amsterdam, il fait la joie des Hollandais, l’orgueil du souverain qui en a ordonné la construction et des ingénieurs qui l’ont exécuté. J’ai lu dans mainte consciencieuse statistique tout ce qu’il a fallu vaincre d’obstacles pour mener à bonne fin cette entreprise industrielle et tout ce qu’elle a coûté ; mais je me souviens des cascades écumantes de la Finlande, des beaux fleuves d’Allemagne, des ruisseaux argentés de la Suisse, et, le dirais-je ? je préférerais le plus humble filet d’eau tombant d’une pointe de rocher, la plus petite source gazouillant dans son lit de mousse, à cette onde impassible qui n’a ni colère ni murmure. À droite et à gauche de ce canal, très précieux du reste, j’aperçois une terre humide et marécageuse, des maisons en briques couvertes de jonc, isolées l’une de l’autre, enfermées pour la plupart dans une enceinte de petits fossés ou de petits canaux. Le jour, on jette une planche sur le fossé pour communiquer avec les voisins ; le soir, on retire ce pont mobile, et voilà l’habitation gardée comme une forteresse ; et l’on s’en va ainsi d’écluse en écluse, et le lieu que l’on va voir ressemble à celui que l’on quitte, et rien ne rompt l’uniformité du tableau, si ce n’est, de temps à autre, l’apparition d’un gros navire qui s’en revient des Indes le ventre plein de tonnes de sucre, de clous de girofle et de tabac. Le lourd édifice occupe le tiers de la largeur du canal et se prélasse sur l’eau comme un serviteur de bonne maison qui rapporte une fortune à ses maîtres. Pour peu qu’il y ait entre ciel et terre un souffle de bon vent, on met toutes les voiles dehors ; mais ce n’est là qu’un moyen très faible d’avancer sur une eau sans mouvement, et quinze ou vingt chevaux attelés au gaillard d’avant traînent à pas comptés le riche navire, comme un parvenu qui, après avoir bravé courageusement les hasards de la fortune et surmonté les périls d’une vie aventureuse, prétend achever à son aise le cours de son pèlerinage en ce monde. Les matelots, appuyés contre les bastingages ou perchés comme des mouettes sur les enfléchures, attachent sur nous un regard où se trahit une touchante émotion. Ils ont fait le voyage des Indes et il y a long-temps qu’ils n’ont vu le trekchuit national, l’embarcation bien-aimée qui les portait d’un village à l’autre dans leur première jeunesse. L’un d’eux nous hèle du haut d’une tonne ; il vient de reconnaître dans notre pilote un enfant de son hameau, et il lui demande avec anxiété des nouvelles de ceux qu’il a quittés il y a près d’un an, et auxquels il a maintes fois pensé. Le pilote monte sur un banc et lui crie : Ta femme et tes enfans vont bien, ton père a bu avec moi à la dernière kermesse, et l’on t’attend pour la noce de ta sœur. — La figure du matelot s’épanouit à ces paroles, et il y répond par un cri expressif, par un remerciement qui vient du fond du cœur. Oh ! agitations et bonheur de la vie du marin, ceux qui ne vous connaissent pas peuvent-ils vous comprendre, et ceux qui vous connaissent peuvent-ils vous dépeindre ?

Pendant que je fais ces observations, le brouillard hollandais, qui depuis le matin couvre le ciel et enveloppe l’horizon, devient de plus en plus noir et épais, et se résout en une pluie froide et pénétrante. Le pilote revêt son caban et se plonge la tête dans un lourd capuchon. Moi qui n’ai pas la même ressource, je suis forcé de rentrer dans la cabine. Les trois Hollandais tirent toujours de longues bouffées de leurs pipes en terre. Le Belge, qui affecte des airs plus civilisés, tient délicatement du bout de ses doigts un mauvais cigarre. La chambre est noire comme un four, et la conversation tourne au sentiment. Le Belge, dans son humeur sarcastique, avait blessé au vif le cœur de ses compagnons de voyage. Il avait mis en doute les facultés affectueuses des Hollandais, et ceux-ci lui répondaient naïvement et gravement par des histoires dont ils avaient été eux-mêmes ou les témoins, ou les héros. — Oui, monsieur, disait l’un d’eux que je voyais très imparfaitement à travers la fumée, mais qui avait une bonne et honnête physionomie, oui, c’est un fait singulier, et je puis bien vous le raconter. — Eh bien ! voyons, dit le Belge en croisant ses jambes et en se redressant de l’air d’un homme qui se pose en critique, et qui voit arriver une victime.

Le Hollandais nettoya sa pipe, la remplit de tabac, et commença ainsi : — Il y aura bientôt vingt ans, qu’un jour d’octobre j’arrivais à Utrecht pour y faire des études en droit. J’étais le cadet d’une famille nombreuse, et mon père ne pouvait me donner chaque mois qu’une somme très modique. Je m’installai dans un des quartiers les plus modestes de la ville, je me mis en pension avec quelques étudians pauvres comme moi, et je cherchai dans le travail, dans l’accomplissement rigoureux de mes devoirs, la satisfaction que les étudians riches ou insoucians s’en allaient chercher dans le monde et les fêtes. Malgré toutes mes précautions, malgré mes sévères calculs d’économie, j’avais bien de la peine, avec mon humble revenu, à joindre, comme on dit, les deux bouts. Plus d’une fois je m’assis pensif dans ma chambre, n’ayant pour tout dîner qu’un morceau de pain et pour me réchauffer au cœur de l’hiver qu’un dernier quartier de tourbe auprès duquel je grelottais tandis que mes compagnons d’étude passaient dans la rue, riant, chantant, courant au théâtre et au cabaret. Mais alors je songeais à mon pauvre père qui s’imposait lui-même de rudes privations pour pouvoir me donner mon modique traitement ; et plutôt que d’ajouter à ses sacrifices, j’étais bien décidé à souffrir la faim et le froid. L’hiver se passa ainsi, et je voyais arriver le printemps avec la joie des malheureux qui, par un beau jour de soleil, sortant de leur retraite obscure et s’en allant errer à travers les prés en fleurs, se croient riches de toute la richesse que la nature étale autour d’eux. Un évènement inattendu, un hasard, vint tout à coup mettre fin aux inquiétudes matérielles qui m’attristaient souvent. Pour m’en aller de ma demeure aux cours de l’Université, je passais régulièrement deux fois par jour dans une petite rue assez sombre, habitée par des ouvriers ou des marchands de troisième ordre. J’avais vu plus d’une fois une femme déjà âgée qui occupait un magasin de porcelaines chinoises, ou pour mieux dire de bric-à-brac, et qui, chaque fois que je passais, se trouvait debout sur sa porte et fixait sur moi un regard attentif. Pendant assez long-temps, je remarquai les apparitions régulières de cette femme sur le seuil de son magasin sans y attacher aucune importance, sans qu’il s’en suivit dans mon esprit aucune réflexion. Cependant mes amis avaient fait la même remarque, et ils me la communiquèrent. Peu à peu elle me préoccupa, et détournant de temps à autre la tête à distance, j’observai que cette femme, immobile et attentive, me suivait constamment de l’œil, et ne rentrait dans son magasin que lorsqu’elle ne pouvait plus me voir. Inutile de dire que lorsque la sympathie de la marchande de bric-à-brac fut ainsi constatée et les témoignages à l’appui reconnus et répétés par tous mes camarades, il en résulta à la table où nous nous réunissions chaque soir pour prendre notre modeste repas des éclats de rire et des plaisanteries assez grotesques. La bonne dame n’était plus jeune. À travers l’étoffe légère de sa coiffure, on ne voyait que des cheveux blancs, et les rides de son visage annonçaient bien soixante ans. Son nom ajoutait encore une autre singularité aux sentimens romanesques que nous lui supposions. Elle s’appelait Elvina Teederhart (cœur tendre). Parfois, quand mes amis me voyaient le front soucieux, l’esprit préoccupé de quelque ennui : Console-toi, me disaient-ils, le ciel t’accorde un cœur tendre dont soixante ans n’ont pu refroidir l’ardeur. — Il y avait en moi je ne sais quel sentiment confus qui protestait contre ces plaisanteries ; peu à peu cependant, soit par faiblesse, soit par entraînement, je m’y laissais aller et je riais franchement de ce qu’on appelait ma bonne fortune. Mais un jour que je me trouvais à quelques pas de distance de mes camarades dans la rue de la marchande, la bonne femme étant déjà sur sa porte, l’un d’eux me cria, en parodiant une de nos élégies : Accours, accours, ô trop tardif amant, ta jeune beauté t’attend ; — puis il lança un regard sardonique sur la marchande, et s’éloigna en poussant un éclat de rire répété par ses compagnons. Au même instant j’arrivais devant la boutique. — Je vis la pauvre femme rougir et pâlir. Elle jeta sur moi un regard d’une douceur et d’une tristesse inexprimables, puis elle s’enfuit au fond de son magasin. Je m’éloignai en silence, la tête baissée, mécontent de mes amis, mécontent de moi, poursuivi par je ne sais quelle vague inquiétude qui ressemblait à un remords. Comment ai-je pu, me disais-je, permettre que cette femme devînt le jouet de mes amis ? Qu’a-t-elle fait pour mériter un tel affront ? et comment me suis-je associé moi-même à d’indignes plaisanteries ?

Cette fois-là, il me sembla que la leçon de notre professeur était bien longue. J’essayai en vain d’y prêter quelque attention, et dès qu’elle fut achevée, je me hâtai d’accourir dans la rue de Mme Teederhart ; de loin, mon regard la cherchait avec une secrète sollicitude sur le seuil de sa porte, mais elle n’y était pas. En approchant de sa demeure, je m’arrêtai comme un flaneur devant les vitres des magasins, je passai devant le sien lentement, et un peu plus loin je m’arrêtai de nouveau et tournai la tête de ce côté ; attente inutile. Elle ne parut pas. Le lendemain et le surlendemain, je refis plusieurs fois et avec plus de lenteur encore la même promenade, sans être plus heureux. La porte de son magasin était ouverte, mais il semblait désert ; je n’y vis qu’un gros chat bien fourré, à moitié endormi entre deux vases de Chine, qui m’observait du coin de l’œil, et semblait réfléchir dans son demi-sommeil à mes allées et venues. Cette disparition subite d’une pauvre femme qui paraissait prendre plaisir à me voir, et que je croyais avoir offensée, augmenta mes regrets et mes perplexités. Je m’exagérais tout à la fois, et le sentiment d’intérêt mystérieux que j’avais pu lui inspirer, et la faute commise envers elle ; puis je voyais toujours ce regard si triste et si doux, qu’elle avait laissé tomber sur moi, au moment où mes camarades la tournaient en dérision, et j’éprouvais une tristesse toute nouvelle, une tristesse mêlée de repentir, que j’essayais en vain de surmonter ; et quiconque m’eût vu alors, marchant d’un pas rêveur dans la rue, le front soucieux, l’œil inquiet, m’aurait pris pour quelque amant langoureux. Rien n’est plus uniforme que l’expression de nos émotions : celle du remords est souvent triste comme celle de l’amour, et les soupirs de la douleur ressemblent aux accens de la joie. Enfin, le troisième jour, je revins devant le magasin de Mme Teederhart, et, ne la voyant pas apparaître, je résolus de mettre fin à mon anxiété, d’entrer chez elle, et de lui demander pardon de la scène cruelle qu’elle avait subie malgré moi, et que je me reprochais pourtant comme si j’en avais été coupable. Je m’approche avec une émotion singulière, j’hésite, m’éloigne, je reviens ; j’avais une timidité d’enfant. Je franchis le seuil de la porte, et je m’arrête encore, et je regarde, comme si j’avais peur que des voisins n’observassent sur mon front, dans mes yeux, dans ma démarche, la pensée qui m’agitait, comme si cette pensée si pure et si candide pouvait donner lieu à quelque fâcheuse interprétation. Admirable ingénuité de la jeunesse. J’ai lu depuis quelques romans, et j’ai retrouvé dans le récit et la description d’un sentiment d’amour tout ce que j’éprouvais alors dans l’émotion d’une pensée reconnaissante, craintive, et presque filiale. Au moment où j’étais là, immobile, incertain, ne sachant si je devais faire un pas de plus en avant, ou rétrograder, celle que je cherchais avec tant d’agitation ouvre tout à coup une porte vitrée à travers laquelle elle m’observait, s’avance et me salue avec un doux sourire. — Pardon, madame, lui dis-je, en me sentant rougir et en balbutiant. — Oh ! je sais ce que vous voulez me dire, s’écria-t-elle, en posant sa main sur mon bras pour mieux m’interrompre, j’ai été fort affligée des paroles de vos amis, mais je suis sûre que vous êtes parfaitement innocent de cette grossière et sotte injustice ; j’ai suivi depuis trois jours, sans que vous m’ayez vue, vos mouvemens et votre inquiétude ; je vois que vous êtes bon, et je me réjouis d’une circonstance qui achève de me révéler ce que j’avais déjà pressenti. Asseyez-vous.

Je m’assis sur un vieux fauteuil en chêne sculpté qui était là, entre toutes les raretés de son magasin. Elle resta un instant debout devant moi, silencieuse et me regardant d’un regard qui m’étonnait et me troublait ; puis elle s’assit à côté de moi, et, me prenant la main : — Comment vous appelez-vous ? me dit-elle. — Charles. — Charles ! s’écria-t-elle ; est-ce vrai ? Oh ! mon Dieu ! quelle singulière chose ! Est-ce que vous vous appelez Charles. Dites, ne me trompez-vous pas ? Mais pourquoi me tromperiez-vous ? quelle méchante idée ! Vous vous appelez donc Charles, Charles ? — Et sa voix était très émue, et son regard pétillait en se fixant sur le mien ; elle s’arrêta un instant et reprit le cours de ses questions : — Quel âge avez-vous ? — Vingt ans. — Vingt ans ! c’est bien cela !… Allons, allons, mais je suis une folle ; que devez-vous penser de moi ? Et pourtant !… Elle s’arrêta encore, mit sa main dans la mienne, et me dit d’une voix affectueuse : — Écoutez, monsieur Charles ; voulez-vous bien faire un grand plaisir à une pauvre solitaire que vous ne connaissez pas ? Voulez-vous venir dîner ici dimanche prochain, et non-seulement ce dimanche-là, mais tous ceux qui suivront, quand vous n’aurez toutefois point d’invitation plus agréable ? Car moi, je ne suis qu’une vieille femme, une marchande de bric-à-brac, et vous êtes un étudiant à l’Université, et vous avez vingt ans ! — Oh ! je viendrai, m’écriai-je avec une assurance subite dont je me sentis étonné ; et rien ne m’empêchera de me rendre à votre invitation. — Eh bien ! merci, merci, me dit-elle ; retournez maintenant dans votre petite chambre, car je sais que vous avez une petite chambre avec toutes sortes de livres très savans, et que vous êtes fort studieux : allez, je vous attends dimanche. — À ces mots, elle me tendit encore la main, puis se retira ; et moi, je sortis en proie à une émotion étrange, ne sachant ce que je devais penser de cette entrevue, de ces paroles affectueuses, de ces regards si vifs, et me réjouissant pourtant de tout cela comme d’un évènement heureux. À quelques pas de distance, je me retournai, et je vis Mme Teederhart qui penchait la tête hors de sa boutique pour me suivre du regard, et je me dis comme elle : quelle singulière chose ! Mais il me semblait que j’avais la conscience soulagée d’un lourd fardeau.

En rentrant dans la maison où je demeurais, je trouvai mes amis assemblés dans le corridor, et causant d’un air de mystère à voix basse. L’un d’eux, m’ayant vu entrer chez la marchande, était venu en toute hâte le raconter aux autres, et là-dessus des commentaires, quels commentaires ! et, lorsque j’arrivai, des plaisanteries, des paroles amères et froissantes. — C’est une folle, me disait l’un ; je le sais d’un de ses voisins qui la voit, depuis plusieurs années, vivre de la façon la plus bizarre, ne sortant pas, ne rendant aucune visite et ne parlant à personne. C’est une vieille avare, disait un autre, qui s’enferme pour rogner des écus et compter ses pièces d’or cousues dans des lambeaux d’étoffe. — Bah ! disait un troisième, c’est tout simplement une de ces bonnes créatures qui ont une prédilection toute particulière pour les promesses du diable, et qui voudraient retrouver à soixante ans ce qui les charmait à vingt. — C’est une femme excellente ! m’écriai-je avec colère, une femme dont je ne souffrirai pas que l’on parle mal devant moi ; et je rentrai dans ma chambre, laissant mes officieux conseillers fort étonnés de ma vive réponse.

Le surlendemain de ce jour était un dimanche. À l’heure de dîner, j’entrai chez Mme Teederhart. J’avais mis, pour me rendre à son invitation, mon plus bel habit, ma cravate brodée par une de mes sœurs, mon gilet à fleurs, don d’une marraine généreuse, et, en me regardant dans mon petit miroir d’étudiant, je dois dire que je ne me trouvais pas trop mal. J’arrive dans une jolie chambre située au fond du magasin. Quelques meubles simples, mais de bon goût, la décoraient. Un tableau couvert d’un crêpe noir et suspendu à la muraille en faisait le principal ornement. Des vases de fleurs garnissaient la cheminée, et la table, posée sur un tapis tout neuf, était couverte d’une nappe damassée et de très beaux couverts en argent. La marchande, occupée encore comme une bonne maîtresse de maison hollandaise à surveiller le dîner, suspendit sa tâche pour venir au devant de moi et me remercia avec effusion d’avoir tenu ma promesse. Une jeune servante rangea les assiettes, disposa dans un ordre symétrique les verres et les bouteilles, et nous nous mîmes à table. De ma vie je n’avais vu, même aux jours de fête de ma famille, un dîner aussi splendide, et cependant Mme Teederhart le trouvait encore trop mesquin. Elle grondait sa servante de n’avoir pas choisi un poisson plus rare, des poulets plus gras. Elle me versait dans une coupe de verre de Venise du vieux vin de Bordeaux et s’excusait de me recevoir si mal, et, me regardant boire et manger, semblait elle-même ne prendre aucun goût à tout ce qui était devant elle. Vers la fin du dîner, elle m’adressa quelques questions sur ma famille, sur mon pays, sur mes projets, et chacune de mes réponses était accueillie par elle avec l’expression d’une touchante sympathie. Après deux ou trois heures d’un entretien pendant lequel elle m’avait plus d’une fois ému par ses témoignages d’intérêt, comme je me disposais à sortir, elle me tira à l’écart et me dit : « Vous m’avez accordé une faveur dont je suis reconnaissante, en me donnant ces doux momens enlevés à votre dimanche ; accordez-m’en une autre. Tenez, je sais que vous n’êtes pas riche, vous me l’avez avoué à moi-même, et seul dans cette ville, avec vos faibles ressources, vous devez éprouver bien des privations. Permettez-moi de remettre entre vos mains un peu de mon superflu. En vous faisant cette offre, j’obéis, j’en suis sûre, à la volonté de la Providence, qui m’a dotée au-delà de mes besoins, sans doute pour que je puisse aussi à mon tour doter de quelque don ceux qui en sont dignes. Prenez, dit-elle en me mettant une pièce d’or dans la main ; et voyant que je m’éloignais par un brusque mouvement : Oh ! je vous en conjure, ne refusez pas cette modique offrande ; songez que c’est une obole que je n’enlève à personne, dont je puis librement disposer et que vous me rendrez un jour… oui, un jour, quand vous serez riche et heureux comme vous méritez de l’être. — Et parlant ainsi, elle attachait sur moi un regard tendre et suppliant ; puis, glissant une pièce d’or entre mes doigts, elle me serra la main et disparut en me criant : — À dimanche ! Allez, et que Dieu vous bénisse.

Plusieurs dimanches se passèrent de la sorte, moi toujours empressé de revenir m’asseoir dans sa demeure, elle toujours plus heureuse de me voir, me choyant, m’entourant de soins délicats, m’interrogeant avec une sollicitude toute maternelle sur mes études, sur mes besoins, sur mes rêves de jeune homme. Tantôt elle souriait de mes récits ingénus, tantôt elle m’encourageait dans mes travaux, elle applaudissait à mes projets d’avenir, et quand parfois il se trouvait dans mes paroles quelque chose de répréhensible, elle m’adressait des reproches avec une douce et caressante autorité.

J’aurais bien voulu pénétrer aussi dans l’histoire de sa vie, interroger ses souvenirs. Il y avait dans l’expression habituelle de son regard, dans la lente accentuation de sa voix, un caractère de tristesse qui m’intéressait et que je ne savais comment expliquer. À voir sa physionomie ouverte et prévenante, ses grands yeux bleus dont l’âge n’avait pu éteindre l’éclat, ses lèvres qu’entr’ouvrait à certains momens un doux sourire, ce visage d’une coupe fine et gracieuse, on se disait qu’elle avait dû être belle, et je me demandais si le mystère répandu sur sa vie ne cachait pas une de ces passions mal assoupies dont la beauté est souvent le jouet, si sa tristesse n’était pas née d’une de ces amères déceptions du cœur, d’un de ces souvenirs opiniâtres et profonds que le temps efface si lentement, si jamais il les efface. Mais chaque fois que j’avais tenté de la ramener aux jours de sa jeunesse, je l’avais vue devenir tout à coup si sérieuse et fixer sur moi, un regard si douloureux, que je m’étais amèrement repenti de mon indiscrétion. J’aurais pu, à l’aide de mes amis, faire interroger les voisins, mais j’aurais eu honte d’employer un tel moyen pour apprendre ce que ma bienfaitrice ne voulait pas me dire elle-même. Que m’importait d’ailleurs cette histoire mystérieuse du passé ? Que m’importait ce qu’il y avait d’étrange, d’inexplicable, dans son affection pour moi ? N’étais-je pas heureux de cette affection ? n’avais-je pas pour cette femme, près de laquelle le hasard m’avait amené, un respect, un attachement filial, et n’était-elle pas pour moi indulgente et tendre comme une mère ? Chaque fois que je revenais la voir, mon cœur s’ouvrait à elle avec plus d’abandon. Nous restions seuls après dîner dans son petit salon, et nous passions là des heures entières à causer comme si nous nous connaissions depuis long-temps. Chaque dimanche, son ingénieuse sollicitude lui faisait trouver quelque nouveau moyen de m’enrichir en ménageant ma délicatesse, et quand j’hésitais à accepter ses dons : — Prenez, prenez, me disait-elle ; je vous dois une illusion qui est un bonheur. C’est Dieu lui-même qui vous a amené près de moi pour nous donner à tous deux ce dont nous avions besoin, à vous une tutelle généreuse, à moi un peu de joie mensongère dans mes regrets.

Un jour que je refusais plus opiniâtrement encore que de coutume d’accepter tout ce qu’elle m’offrait, elle me dit d’un ton moitié riant et moitié sérieux : — Je ne suis pas si désintéressée que vous le croyez ; j’ai une grace à vous demander… puis s’interrompant tout à coup : Oh ! non, je n’oserais pas ; c’est une chose folle que vous ne comprendriez pas et qui me rendrait peut-être bien ridicule à vos yeux. — Non, parlez, lui dis-je ; parlez, je respecte aveuglément toutes vos volontés et je ne donnerai jamais à tout ce qui viendra de vous qu’une noble et sérieuse interprétation. — Eh bien ! je voudrais… mais en vérité, c’est un enfantillage qui va vous paraître étrange ; je voudrais vous voir venir un jour chez moi revêtu d’un habit vert avec des boutons de métal et un gilet de pluche bleu. Ce vêtement là n’est plus de mode, et vous n’oseriez vous montrer ainsi devant vos camarades, mais voulez-vous bien le porter une fois, une seule fois pour votre vieille amie ? — Oui, m’écriai-je avec le même accent d’enthousiasme que j’aurais mis à formuler une résolution héroïque ; je viendrai chez vous ainsi vêtu, et non pas une fois, mais toujours si vous le désirez.

En la quittant, je courus chez le tailleur, qui trouva fort étrange que je voulusse être habillé comme on l’était il y a vingt ans, mais ses objections ne pouvaient m’émouvoir, et il se mit à l’œuvre.

Le dimanche suivant, j’entre chez Mme Teederhart, avec mon habit à larges basques tombant au-dessous du jarret, et mon gilet descendant jusqu’au milieu du ventre. Les passans s’arrêtaient pour me voir dans la rue, et si nous avions été au temps du carnaval, on aurait pris ce costume suranné pour une mascarade. Mais je me souciais peu des remarques que l’on pouvait faire, je ne songeais qu’au bonheur de remplir le désir de ma bienfaitrice, bien que ce désir me parût, à vrai dire, une fantaisie un peu étrange. En me voyant, Mme Teederhart pousse un cri, puis s’approche et me regarde en silence des pieds à la tête, et joint les mains, et me regarde encore avec une expression étonnante de joie et de surprise. Puis me conduisant au fond de son salon : Attendez, me dit-elle, il manque encore quelque chose à votre toilette. Elle s’approche d’une armoire, en tire une longue cravate blanche brodée, la met à la place de mon col de satin, me regarde et s’écrie : Ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! et me prenant les mains dans les siennes, me contemple l’œil ému, le cœur agité, sans pouvoir proférer une parole. Tandis que nous étions là debout tous deux, elle, muette, et moi cherchant à deviner le secret de son émotion, tout à coup entre une de ses amies, qui me regarde et s’écrie : Herr Jesus ! c’est M. Charles ! À ce nom magique, Mme Teederhart met ses mains sur son visage, pousse une exclamation de douleur, et s’enfuit dans une autre chambre. — C’est M. Charles, répète son amie, et m’observant encore de plus près : — Vraiment ! vraiment ! a-t-on jamais vu une ressemblance pareille ! — Mais, qui donc, m’écriai-je, est ce M. Charles que vous connaissez ? — Quoi ! vous ne le savez pas ? Le fils de mon amie, le fils adoré qu’elle pleure toujours. — Et s’approchant du grand tableau voilé que j’avais remarqué le premier jour de mon arrivée chez Mme Teederhart, elle ôte le crêpe qui le recouvre, et je vois un jeune homme de mon âge, vêtu comme je l’étais en ce moment, et si semblable à moi, qu’un peintre n’aurait pu faire mon portrait avec plus d’exactitude, qu’un miroir n’aurait pu mieux refléter les traits de mon visage. — Oh ! pauvre femme, m’écriai-je ! Pauvre malheureuse mère ! À présent, je comprends tout ce qu’elle a souffert, toutes les joies menteuses et les cruels regrets qu’elle a dû éprouver en me voyant.

Au même instant, Mme Teederhart parut. Elle était pâle et défaite, et l’on voyait à ses yeux rouges qu’elle venait de pleurer. « Chère Thérèse, dit-elle à son amie ; revenez me voir bientôt, et maintenant, laissez-moi tout entière à mes souvenirs. » Son amie lui serra la main en silence, et s’éloigna. La pauvre mère abattue et oppressée s’assit ; puis, me prenant la main et jetant un regard sur le portrait dégagé de son voile : « Vous savez tout, à présent, me dit-elle ; vous savez pourquoi j’ai été si vivement émue en vous voyant par hasard passer un jour devant ma demeure, pourquoi j’ai cherché à vous voir plus souvent, et pourquoi je vous ai aimé. Pardonnez-moi si l’affection que je vous ai témoignée s’adressait moins à vous qu’à un souvenir. Je n’ai cherché d’abord en vous, je dois l’avouer, qu’une ressemblance ; mais, après avoir trouvé celle de la physionomie, qui aurait bien pu ne produire dans mon esprit qu’une impression passagère, j’ai trouvé celle de l’ame et du caractère, qui m’a de plus en plus inspiré je ne sais quel indicible sentiment de tendresse et de reconnaissance comme si vous aviez vous-même préparé cette ressemblance pour me donner un bonheur illusoire, un doux mensonge, un rêve. Hélas ! celui dont vous voyez ici le portrait, celui qui vous ressemble tant et dont, par une singulière fatalité, vous portez le nom, il était, comme vous, jeune, bon, honnête. Malheureusement, il n’était pas si raisonnable que vous, il aimait les entreprises hardies, les rêves aventureux. Ce salon, où vous trouvez du luxe, lui semblait trop pauvre, cette ville trop obscure, ce pays trop étroit ; il voulait s’élancer dans l’espace, tenter les grandes choses. Les voyages les plus lointains, les projets les plus périlleux étaient ceux qui souriaient le plus à sa vive et ardente imagination. Je pouvais lui laisser une fortune assez considérable car, quoique je ne sois qu’une marchande de bric-à-brac, je ne compte point parmi les plus pauvres d’Utrecht. Mais la fortune ne lui suffisait pas, il voulait la gloire, la gloire des dangers, des explorations hasardeuses, des succès incertains, la gloire des Houtman, des Heemskerk, ces vaillans voyageurs de la Hollande. Que de fois, le voyant si désireux de s’élancer sur les flots de l’Océan, ne lui ai-je pas dit, comme la pauvre mère dont parle le poète de la Frise, Gijsbert Japick : Charles, Charles, pourquoi veux-tu partir ? la ville qui t’a vu naître est-elle donc si petite, la maison qui t’a abrité est-elle si triste, le cœur de ta mère est-il si pauvre, que tu ne puisses trouver dans l’aspect de cette ville, dans les joies du foyer paternel, dans la tendresse sans bornes qui a veillé sur ton enfance, un aliment suffisant pour ton ame et ton imagination ? Mais son père, dont l’autorité aurait soutenu la mienne, était mort ; mes vœux et mes prières furent inutiles. Cet enfant bien-aimé, ce fils unique partit. Il y a aujourd’hui vingt ans que je lui disais adieu sur la rade d’Amsterdam ; il y a aujourd’hui vingt ans que je le voyais pour la dernière fois. Il périt dans un naufrage, et depuis le jour où j’ai appris cette affreuse nouvelle, je n’ai pas connu une pensée de joie jusqu’au moment où je vous ai remarqué, où, me livrant à une folle erreur, j’ai tâché de confondre l’image gravée dans ma mémoire avec celle qui vivait devant mes yeux. Mais votre présence m’affligeait en me consolant, et je ne pouvais vous parler de ce fils dont vous me rendiez le souvenir plus vif et plus saisissant. Vous avez dû me trouver parfois bien bizarre, n’est-ce pas ? Maintenant vous savez tout ; maintenant que vous voyez combien j’ai souffert, aimez-moi encore un peu, si ce n’est par reconnaissance, au moins par pitié. Et comme, par l’effet même de mon émotion, je tardais un instant à lui répondre : Oh ! Dites-moi, s’écria-t-elle, dites-moi du moins que je ne cesserai pas de vous voir, que vous ne vous en irez pas, comme mon malheureux Charles, tenter les hasards d’une périlleuse navigation, je vous le demande, non-seulement pour moi, qui ne suis que votre vieille amie, mais pour votre mère : Hélas ! si vous saviez ce qu’il en coûte au cœur des pauvres mères de voir leurs fils partir pour les pays lointains et de les sentir errans sur les vagues quand le vent gronde et que le ciel est sombre. — Non, lui répondis-je, je n’ai point ces idées aventureuses qui nous portent à quitter le sol natal et à nous en aller au loin chercher le vague bonheur qui nous est apparu dans nos rêves. Je resterai ici, près de vous, près de mes parens ; je deviendrai un honnête magistrat, un pacifique citoyen d’Utrecht, un bon père de famille, m’en allant chaque jour régulièrement au tribunal, et le soir fumant paresseusement ma pipe en prenant une tasse de thé. Voilà mon avenir, et je n’en désire pas d’autre. — C’est bien, c’est bien, dit la pauvre mère. Ah ! pourquoi mon fils n’a-t-il pas eu ces idées de calme et de vie bourgeoise ! je le verrais encore là, et je serais la plus heureuse des mères. Mais vous me restez du moins, vous qui êtes son image, vous qui trompez parfois mon cœur par votre ressemblance avec lui, vous me restez, et je remercie le ciel, qui, dans mon malheur, me donne, comme un dernier rayon de joie, cette dernière illusion.

Dès ce moment, les liens qui s’étaient établis entre Mme Teederhart et moi se resserrèrent de plus en plus. Je revins d’abord la voir chaque jour, et puis plusieurs fois par jour. Depuis que j’avais pénétré dans le secret de sa douleur, je comprenais tout le charme de son illusion, et j’éprouvais un vif sentiment de joie à penser que ma présence pouvait adoucir ou suspendre l’amertume de ses regrets. Chaque jour aussi la pauvre femme redoublait envers moi de soins et de tendresse. Il n’était sorte de moyen ingénieux qu’elle n’imaginât pour deviner un de mes désirs ou pour satisfaire une de mes fantaisies. On eût dit que, comme je tenais la place de son fils, elle avait peur de me voir partir ainsi que lui, et toutes ses prévenances, tous ses dons, toutes ses paroles affectueuses, étaient autant de pieux artifices pour me retenir plus fortement près d’elle.

Quelques années se passèrent ainsi. Ceux qui d’abord ne l’avaient regardée que comme une femme bizarre furent vivement émus en apprenant ce qu’elle avait souffert, et mes amis, qui s’étaient moqués de ses prévenances envers moi, vinrent l’un après l’autre lui demander pardon de la scène qui l’avait effrayée. Mon cours de droit était fini, mais je restai à Utrecht, poursuivant en dehors des leçons universitaires quelques études spéciales. Mon père et ma mère vinrent me voir. Je les conduisis chez elle. — Laissez-moi notre Charles, leur dit-elle, j’aurai soin de lui ; c’est mon fils adoptif. Je ne veux pas l’obliger à changer de nom, je ne veux pas le dérober à votre affection. Encore quelque temps, et il vous reviendra tout entier, et si je ne fais pas, selon la coutume, un contrat par-devant notaire pour lui donner son titre d’adoption, c’est que le meilleur de tous les contrats est là, ajouta-t-elle en mettant la main sur le cœur.

Elle mourut en me donnant sa bénédiction, et je la pleurai comme une mère. Son testament m’instituait son héritier absolu. Je n’ai point d’autre parent, écrivait-elle à la fin de ses dispositions, qu’une vieille cousine fort riche. Si Charles veut lui offrir une portion de ma fortune, je le lui permets, mais je le prie en grace, et c’est le dernier vœu d’une mourante, de conserver la plus grande part. Elle instituait de plus une rente annuelle de 100 florins, et à perpétuité, pour la femme de quelque pauvre marin qui aurait perdu un fils dans un naufrage. J’acquittai ce legs pieusement, j’allai trouver la cousine qui ne voulut rien recevoir de l’héritage dont je lui offrais une part, et je restai maître d’une fortune inespérée. L’année suivante, je me mariai ; je devins juge à Utrecht ; mon fils aîné s’appelle Charles, ma fille porte le nom de ma bienfaitrice, et ma femme, mes enfans et moi, nous prions chaque jour pour elle. »

Le Hollandais, ayant achevé son récit, détourna la tête, et je le vis passer la main sur ses yeux comme pour essuyer une larme. Son compagnon, qui était un gros et gras personnage dont les membres un peu lourds avaient été évidemment fortifiés par une ample consommation de rosbeef, et les joues roses colorées par l’usage du genièvre, prit la parole et dit : Voilà une histoire qui prouve bien que les Hollandais ne sont pas, comme certains voyageurs mal avisés se plaisent à les représenter, des êtres absorbés par la matière ; moi j’en sais une encore… Mais voilà que nous arrivons à Niewdiep. — En disant ces mots, il se leva, nous fit un léger salut et sortit. Une jeune femme l’attendait sur le quai, et se jeta dans ses bras avec une joie touchante ; deux petits enfans aux joues rondes et roses comme des pommes de Normandie se suspendirent à sa redingote : l’heureux voyageur s’éloigna avec son doux fardeau. C’était peut-être là l’histoire qu’il voulait nous raconter.

J’avais quitté en même temps que lui notre roem enfumé, et je regardais avec surprise le tableau qui se déroulait à mes yeux. À la place des plaines marécageuses, des landes arides, des cabanes isolées, dont l’aspect monotone fatigue les yeux, à partir d’Alkmaar, tout à coup j’aperçois de larges et beaux édifices, des magasins de marine et une population animée. J’entends l’officier qui commande une manœuvre sur une frégate, les matelots qui hèlent les cordages, le tambour militaire qui bat dans les rues, et le clairon qui sonne à la porte d’une caserne. Des bâtimens de commerce entrent dans le port, des barques glissent le long des canaux, des portefaix s’en vont le dos courbé sous des sacs de riz ou de café. Nous sommes dans l’entrepôt de la mer du Nord, dans l’un des ports militaires de la Hollande.

Il y a quarante ans qu’à la place de ces édifices, de ces chantiers, on ne voyait encore qu’une pauvre maison de paysan. La création du canal du Nord a fait en peu de temps une ville animée d’une plaine déserte. C’est ici que les navires d’Amsterdam s’arrêtent en revenant des Indes et en y allant ; c’est ici que l’on a entassé tout le matériel et l’armement des bâtimens de guerre. Quand un de ces bâtimens part pour quelque contrée étrangère, il vient prendre à Niewdiep ses canons et ses boulets ; puis, au retour, il quitte son appareil militaire. On lui enlève ses armes, ses munitions, on lui enlève la plus grande partie de ses voiles, quelquefois même ses mâts, et il entre dans les bassins d’Amsterdam comme un pacifique bourgeois incapable d’offenser qui que ce soit. J’ai vu une fois une magnifique frégate suivre ainsi sa route, le pont vide, les écoutilles fermées, les hunes abattues. Hélas ! c’était grande pitié. Vingt-quatre chevaux la traînaient paisiblement le long d’un canal. On eût dit d’un roi vaillant et courageux dépouillé de son armure et enchaîné au paresseux attelage de ces rois fainéans dont parlent nos vieilles chroniques. Comment les compatriotes de Tromp et de Ruyter peuvent-ils se résoudre, par je ne sais quel calcul d’intérêt matériel, à humilier ainsi plusieurs fois dans l’année leurs plus beaux bâtimens ? Avoir vu la frégate fière et joyeuse s’élancer hors du port, le pavillon au vent, les matelots sur les vergues et la mitraille sur les flancs, aux acclamations enthousiastes de la foule, au bruit des cordages qui roulent sur leurs poulies, des porte-voix qui ordonnent la manœuvre, des sifflets d’argent qui marquent la mesure, des voiles que le vent déroule avec fureur comme s’il allait les déchirer ; l’avoir vue bondir sur sa route comme un coursier audacieux, fendre les vagues, braver l’orage, et disparaître dans le lointain comme si elle s’élançait à la conquête d’un nouveau monde, et la voir revenir ensuite si nue, si morne, si lente, hélas ! encore une fois, il y a de quoi faire saigner le cœur de quiconque a jamais posé le pied sur un navire.

À Niewdiep, nous prîmes un passager, qui me voyant contempler avec la curiosité d’un étranger le spectacle offert à mes yeux m’aborda avec ce sentiment d’hospitalité que l’on trouve toujours aux dernières limites de chaque contrée, et me dit : « Je suis un habitant du Helder, je demeure au bord de notre grande digue, venez ce soir chez moi, vous verrez la mer tout à votre aise. » il me donna sa carte, et j’acceptai son offre avec joie. Nous glissions de nouveau lentement sur le canal, qui a encore une lieue d’étendue. Sur toute sa longueur s’étend une ligne de petites maisons peintes en rouge, posées au bord de l’eau, suivant ses circuits On dirait un collier de corail. Chacune de ces petites demeures a un aspect riant et paisible qui plaît aux regards. Celle-ci porte sur ses fenêtres badigeonnées des vases de fleurs. Celle-là, plus ambitieuse, s’abrite derrière un arbre aux longs et verts rameaux déployés comme un éventail. L’une est la tente chérie où le marin revient, au retour de ses longs voyages, goûter le charme du repos et les joies de la famille. L’autre est le cabaret où il retrouve, avec un surcroît de bonheur, sa longue pipe de terre et le genièvre dont les vins de France et les liqueurs du Portugal n’ont pu lui faire oublier l’ardeur enivrante. À chaque pas on rencontre un de ces honnêtes marins qui s’en va mollement goûter les douceurs du farniente, en attendant l’heure de repartir, et des enfans qui, à peine débarrassés de leurs lisières, courent dans une barque, comme des canards courent à l’eau. Il y a là une population de six mille ames, dont la mer est le premier élément, et qui ne pourrait adorer que Neptune et Thétis, si elle n’adorait fort pieusement le Christ.

Le Helder est une petite ville élégamment bâtie, jeune et coquette, qui, dans son mouvement ambitieux, s’allonge en droite ligne, et s’allongerait bien plus encore si la mer n’était là pour l’arrêter. Il y a là un singulier mélange de population, des bourgeois, des marchands, des fonctionnaires, des soldats, des navigateurs qui arrivent, d’autres qui partent. C’est le dernier coin de terre hollandaise que le marin salue en s’éloignant, et le premier qu’il aperçoit à son retour. C’est là qu’on vient lui dire adieu, et là qu’on vient l’attendre. Que de vœux échangés sur cette grève entre ceux qui s’en vont et ceux qui restent ! Que de larmes versées par de beaux yeux, et quelquefois si vite essuyées ! Et la mer est là qui continue à battre le pied de ses remparts, et semble se moquer, dans son éternel soupir, de toutes ces tristesses trompeuses, de tous ces regrets d’une heure.

Auprès de cette petite cité du Helder, s’élève une vaste et puissante forteresse commencée par Napoléon, et finie par Guillaume Ier. Napoléon avait de grandes vues sur cette côte de Hollande. J’en ferai, disait-il, le Gibraltar du nord ; et il était venu lui-même en reconnaître la situation, et il s’était embarqué sur un simple batelet de pêcheur pour voir de plus près les contours du Texel, et établir sa ligne de défense. Des deux forts dont il avait arrêté le plan, l’un portait le nom de Lasalle : on l’appelle aujourd’hui le Prince Héréditaire. L’autre, que l’on nommait le Roi de Rome, a vu son royal titre s’en aller, à la chute de l’empire, avec les autres titres de celui qui lui-même devait bientôt s’en aller mourir dans une ville autrichienne. Le peuple des villages voisins n’a cependant pas oublié l’auguste nom qui décorait la forteresse naissante du Helder, et plus d’un paysan de la Noord-Holland parle encore avec un singulier sentiment d’enthousiasme de cet homme au regard profond, que l’on voyait passer comme un météore, et qui de distance en distance, laissait sur ses traces un champ de mort ou une œuvre de géant.

L’idée que Napoléon avait conçue en voyant ici la mer du Nord resserrée entre le rivage de Hollande et celui du Texel, comme la mer Baltique au détroit du Sund entre la côte de Danemark et celle de Suède a été lentement mais scrupuleusement réalisée. Il y a là trois bastions étendus, casematés, construits de manière à renfermer facilement une nombreuse garnison, qui peuvent envoyer des boulets tout près du Texel, empêcher un bâtiment de franchir le détroit, et défendre ainsi l’entrée du pays. La côte est d’ailleurs protégée à une assez longue distance par des bancs de sable, des brisans et des rochers qui en interdisent l’approche aux bâtimens. Puis, la digue, garnie de canons, serait encore, en cas d’attaque, un rempart redoutable. Cette digue a près de deux lieues de longueur. Elle s’élève à quarante pieds au-dessus du niveau de la mer, et descend deux cents pieds de profondeur dans les vagues, sous un angle de quarante degrés. Elle est construite tout entière avec des blocs de pierre arrachés aux montagnes de la Norvége ; soutenue à sa base par des quartiers de roc, couverte de terre et de gazon à sa sommité, elle sert de route aux charrettes et de promenade aux bons bourgeois. C’est certainement l’une des œuvres les plus colossales, les plus admirables du génie moderne. Quand on mesure du regard l’étendue et la profondeur de cette muraille de roc, il semble que les habitans de la Noord-Holland doivent n’avoir désormais plus rien à redouter des inondations, et cependant bien peu d’années se passent sans jeter dans leurs cœurs le doute sinistre et l’épouvante. La vague impétueuse, infatigable, monte, grossit sans cesse, et sans cesse vient se briser contre la barrière qui l’arrête. Plus le rempart est ferme, et plus elle semble inflexible dans sa colère, implacable dans ses efforts. Dieu lui a jeté sur certaines rives un grain de sable pour limite ; mais quand l’homme entasse pierre sur pierre, et vient aussi lui dire : Tu n’iras pas plus loin ; on dirait que l’élément terrible s’indigne à cette voix d’esclave qui parodie la voix du maître, et alors la mer s’élance de toute sa hauteur, et retombe de tout son poids contre l’édifice de l’homme.

Assis au bord du chemin, sur l’un des points les plus levés de la digue du Helder, je ne me lassais pas de voir cette grande mer du Nord, cette mer qui déjà m’avait emporté au loin et qui semblait encore m’appeler. C’était le soir. À la lueur mobile de la lune, qui tantôt se montrait dans tout son éclat, et tantôt disparaissait sous un nuage, je distinguais d’un côté la grève sablonneuse du Texel, de l’autre des collines arides parsemées çà et là de quelques joncs, traversées seulement par le sentier solitaire du pêcheur, et dans le lointain l’onde immense qui touche à la fois aux froides plages du Nord et aux rives embaumées de l’Orient. Je promenais tour à tour mes regards d’un point à un autre, d’un navire qui voguait dans l’espace à une barque qui rentrait au port, et alors je me sentais de nouveau saisi par cette magie des flots que les anciens personnifiaient dans les sirènes, et je me disais avec je ne sais quel vague désir mêlé de tristesse : Oh ! oui, quiconque s’est une fois livré à tes caprices, ô mer terrible et charmante, voudra s’y livrer toujours ! et quiconque du haut d’un navire, a dans ses rêveries prêté l’oreille à ton murmure, croira toujours entendre, dans le soupir du vent, dans le choc de tes flots, une voix mystérieuse qui l’attire et lui parle des pays lointains.

Quand j’arrivai dans la maison de M. E…, qui m’avait invité à passer la soirée chez lui, la table était mise, l’eau bouillonnante sifflait dans la théière, et la servante achevait de l’entourer de tartines de beurre, de tranches de bœuf fumé, de harengs et de fromage, c’est-à-dire de tous les élémens d’un très comfortable souper hollandais. M. E… me prit par la main en me reprochant doucement d’arriver si tard, puis me présenta à sa femme, à ses filles et à un négociant de ses amis qui avait déjà fait plusieurs fois le voyage des Indes. Entre les personnes réunies chez M. E…, il n’y avait qu’une légère différence d’âge, mais cette différence représentait un siècle pour l’intelligence. La maîtresse de la maison, née en Frise, portait encore la riche et ambitieuse coiffure de sa province, les deux lames d’or sur les tempes, le diadème en brillans sur le front. Elle ne parlait que le hollandais, et ce qu’elle eût bien préféré encore, c’eût été de parler le dialecte de sa province, de sa chère province qu’elle n’avait quittée qu’une fois pour faire un voyage à Amsterdam, et plus tard pour venir au Helder. Les deux jeunes filles au contraire, douces et naïves créatures à l’œil bleu, au visage, candide, portaient, selon, le dernier numéro du Journal des Modes, les cheveux en bandeau et les manches plates. Elles gazouillaient avec un embarras ingénu quelques mots de français, lisaient, sans le secours d’aucune traduction, Jocelyn et les Orientales, et parlaient du plaisir qu’elles auraient à venir à Paris, pour parcourir les boulevarts, disait l’une, pour aller au spectacle, disait l’autre, et pour assister aux séances de la chambre des députés, ajoutait le père. C’était un homme modeste et instruit qui avait voyagé, étudié, et qui s’intéressait à la fois aux grandes questions d’art, de politique, de science et d’industrie. Il faisait, par sa causerie instructive et variée, un singulier contraste avec son ami, qui aurait fort aimé qu’on ne dît rien ou qu’on jetât de temps à autre, entre deux bouffées de tabac, un mot sur le prix des denrées coloniales. Mais, telle qu’elle était, avec ses différences de goût et de caractère, cette petite réunion me plaisait beaucoup par son air de franchise et de simplicité, et j’étais d’ailleurs reconnaissant de la cordialité avec laquelle on me recevait dans une maison où j’entrais pour la première fois. M. E… me serrait les mains et me remerciait d’être venu. Sa femme, dans un excès de politesse qui pouvait devenir embarrassant s’il avait continué remplissait de morceaux de sucre ma tasse de thé et couvrait mon assiette de tranches de bœuf. Une de ses filles, je crois en vérité que c’était la plus jolie, se leva et vint m’offrir gracieusement une longue pipe d’écume de mer pleine d’un excellent tabac. Je me rappelai l’histoire de ce philosophique paysan d’Allemagne qui s’était jeté à l’eau pour sauver le caniche débile de la dame châtelaine de son village. Quand il monta au castel trempé de la tête aux pieds et portant délicatement sur ses bras le roquet sain et sauf : — Parle, lui dit le seigneur dans le mouvement enthousiaste de sa reconnaissance ; que veux-tu que je te donne pour te récompenser de ton courage ? veux-tu de l’argent, veux-tu un de mes plus beaux bœufs, veux-tu le champ qui est près de ta ferme ? — Non, dit l’honnête paysan ; je n’ai pas besoin de tout cela ; mais il y a une chose qui me ferait grand plaisir… Si j’osais la demander, je me jetterais bien à l’eau une seconde fois pour l’obtenir. — Voyons, demande ? — Monsieur le baron ne se fâchera pas ? — Non. — Dame ! c’est que c’est bien hardi de la part du pauvre Franz. — Allons, parleras-tu ? — Eh bien ! je voudrais que Mme la baronne remplit de tabac la belle pipe de monseigneur et me la donnât à fumer. — Le baron fronça le sourcil et serra les dents comme lorsqu’il allait avoir un accès de colère ; mais la baronne, qui était douce et bonne autant que belle, apaisa d’un regard son redoutable maître, prit la pipe, la remplit avec ses jolis doigts roses d’un tabac parfumé, et la remit en souriant à Franz, qui s’assit sur la pelouse et fuma délicieusement ; et s’il y a jamais au monde un être complètement heureux, c’est sans aucun doute Franz, depuis la première jusqu’à la dernière bouffée de fumée qu’il exhala lentement. Plus heureux que Franz, je n’avais pas eu besoin de plonger dans la rivière, de sauver un caniche, pour recevoir des mains d’une charmante jeune fille une pipe choisie, et si je n’ai pas chanté ce narguilé hollandais, c’est que, je vous l’assure, les muses n’ont pas voulu me seconder dans mes intentions poétiques.

Quand nous eûmes satisfait amplement aux vœux hospitaliers de Mme E…, qui ne se lassait pas de nous servir du thé, la conversation devint plus animée, le marchand lui-même fut assez causeur ; et de quoi pouvions-nous parler, si ce n’est de l’élément qui est le perpétuel sujet d’entretien des habitans du Helder, de cette mer que nous entendions gémir au pied de la digue, et dont nous voyions à travers la fenêtre les vagues assombries çà et là au passage d’une nuée obscure, et argentées en d’autres endroits par la clarté de la lune ? Les deux jeunes filles racontaient avec une émotion naïve les terreurs qu’elles éprouvaient parfois en entendant, dans les longues nuits d’hiver, le fracas des flots impétueux qui se brisaient au pied de leur demeure, comme au pied d’un navire. Leur père vantait, et à juste titre, le génie, la persévérance des Hollandais qui ne se lassaient pas de lutter contre l’Océan, et le marchand peignait sans s’en douter, en style poétique la beauté sereine des mers du sud, la phosphorescence des vagues dorées par le soleil, et la tiède haleine des vents alisés. Puis il se mit à parler des croyances superstitieuses des marins hollandais, et je l’écoutai avec un surcroît d’attention : — On ne saurait se figurer, nous disait-il, jusqu’où va la crédulité traditionnelle et l’esprit subtil, rêveur et souvent poétique, de ces bonnes gens, qui ont l’apparence si matérielle. Les physiciens nous donnent, Dieu sait, chaque année et chaque jour assez d’explications sur l’influence des saisons, le mouvement des vents, la force des courans ; mais le matelot ne veut point entendre parler de tous ces calculs de la science. Il a sa science à lui, la science que ses anciens camarades lui ont enseignée dans les causeries du soir sur le gaillard d’avant, ou dans les heures de repos passées à la taverne. « — Bah ! me disait une fois l’un d’entre eux ; à la suite d’un violent orage, avec vos vents d’équinoxe, tout cela est bel et bon, il n’en est pas moins vrai que, si chacun de nous avait bien payé ses dettes en partant, nous ne serions pas là à bourlinguer sur cette vilaine mer, comme nous le faisons depuis huit jours. — Et c’est ainsi qu’ils expliquent la plupart des phénomènes dont leur intelligence ne comprend pas la cause ; ils attribuent les retards qu’ils éprouvent, les heures de calme et de tempête, les vents contraires, non-seulement à la présence de certain passager qui aura sur la conscience quelque péché trop gros à porter, mais à des objets inanimés, à un meuble nouveau, à un bout de câble, à une voile, quelquefois à un trait de la physionomie, à une barbe, à un regard de travers. Ils ont la superstition des joueurs, et de plus ils croient à je ne sais quelles puissances mystérieuses, tantôt funestes et tantôt bienfaisantes, à des expiations forcées, à des apparitions merveilleuses. Par exemple, ajouta le marchand en se tournant de mon côté, vous avez bien entendu parler du grand voltigeur hollandais ? — Oui, sans doute, répondis-je ; mais je ne l’ai jamais vu ; ni vous non plus, je suppose ? — Non ; et pourtant, je vous avoue que je me suis demandé plus d’une fois sérieusement si ce que ma raison s’obstinait à ne considérer que comme un conte grossier, n’était pas une terrible réalité, tant je connais d’honnêtes marins qui en parlent comme d’un fait avéré ; et la gravité sombre avec laquelle ils racontent ordinairement les apparitions de ce fantôme a je ne sais quoi de saisissant. Vous savez que c’est un grand vaisseau de guerre, sans mâts et sans voiles, que l’on aperçoit de loin, comme une baleine monstrueuse, à l’horizon, et que les jeunes matelots, encore peu expérimentés, prennent facilement pour une langue de terre. Ce vaisseau navigue contre vent et marée, sans qu’on puisse voir seulement s’il y a une main au gouvernail ; il ne bondit point sur les vagues comme un bâtiment ordinaire, il se trace un large et profond chemin et glisse sans secousse ; la mer semble s’affaisser sous lui avec terreur. Tout à coup il s’élance, il tombe comme un oiseau de proie à quelques encablures de distance du navire qui passe, et alors on aperçoit des hommes, ou plutôt des squelettes, au visage pâle et cadavéreux, qui se dressent sur ses bastingages, grimpent dans ses enfléchures, et courent dans ses hunes. On entend des voix plaintives et lamentables qui demandent des nouvelles d’une ville anéantie depuis des siècles, et prient les matelots de vouloir bien venir chercher à bord quelques lettres, et les remettre à leur adresse. Mais malheur à celui qui oserait se charger de ces lettres, car chacune d’elles est plus lourde à porter que des milliers de quintaux, et ferait couler bas le navire. Demandez maintenant à nos matelots ce qu’ils pensent de ce vaisseau fantastique : ils vous répondront qu’il porte dans ses flancs des hommes coupables d’un grand crime, et condamnés pour ce crime à errer sur les flots jusqu’à la fin du monde, comme le chasseur noir des ballades allemandes, qui doit sans cesse courir, à travers les bois et les montagnes, avec ses chiens et ses piqueurs. Si c’est une chose terrible de les entendre raconter ces légendes d’expiation, vous aimeriez à les écouter le soir lorsque à la lueur des étoiles, assis sur une caronade, ou debout contre un mât, ils commencent à parler du merveilleux navire où l’on goûte toutes les joies de la vie de marin, sans en ressentir jamais les fatigues ou les déceptions. Ce navire est si grand, que personne n’a jamais pu en mesurer la longueur. Mais un fait qui peut donner une idée de son étendue, c’est qu’il met un an à virer de bord. Des officiers, des contre-maîtres, des matelots, forment de distance en distance un équipage à part. Le capitaine se tient en haut de la dunette, et quand il donne un ordre, on expédie aussitôt une estafette à cheval, qui court au grand galop le transmettre au poste voisin, lequel le fait parvenir de la même manière à un autre, et ainsi de suite. Les mâts sont si hauts, que l’on cite comme de grands voyageurs les gabiers qui ont été deux fois jusqu’aux barres de perroquet. À chaque hune il y a une auberge où le matelot s’arrête plusieurs jours pour se reposer de ses fatigues et plus d’un qui est parti de l’entrepont jeune et dispos, et qui est monté seulement jusqu’au petit hunier, s’en est revenu avec des cheveux blancs, tant le trajet est long. Mais quelle douce vie on passe à bord de cet admirable bâtiment ! Là, le matelot n’est pas tenu de vivre dans un triste veuvage, il peut avoir auprès de lui sa femme et ses enfans ; son hamac est suspendu à deux arbres chargés de fruits, son fourniment ne se ternit point par l’humidité, et le fourbissage se fait avec une plume de paon que l’on promène tout simplement sur le cuivre des canons et des boussoles. L’entrepont est un vaste jardin semé de salade toujours verte, de persil, de cresson, et la cale ressemble à une de ces belles grottes de roc où coule une eau fraîche et limpide. De plus, la ration est illimitée, la solde se paie chaque semaine en pièces d’or, et il n’y a point de commissaire. Les voiles, qui ont plusieurs lieues d’étendue, sont d’une étoffe de soie si légère, qu’il suffit de les presser du bout du doigt pour les carguer ; les câbles sont forts comme des chaînes de fer, et souples comme des fils d’araignée. Un enfant en porterait d’une seule main un rouleau de plusieurs milliers de toises. Je vous laisse à penser la joie que les mousses doivent éprouver quand ils entendent faire un de ces merveilleux récits, et il y a, je vous le jure, de vieux matelots intimement convaincus qu’ils iront un jour habiter ce paradis flottant de la marine, quand ils auront assez hâlé la bouline et viré le cabestan dans ce monde… Mais je vous fais là des contes d’enfant, et j’oublie que demain au point du jour, si la brise se soutient, nous mettrons à la voile, et que j’ai encore plusieurs affaires à régler ce soir. — Et de quel côté, lui dis-je, vous dirigerez-vous donc demain ? — Nous allons à Batavia. C’est un long voyage, mais l’année prochaine j’espère être de retour.

À ces mots, le digne marchand se leva, dit adieu d’une voix émue à notre hôte, à sa femme, à ses enfans, me serra la main affectueusement, puis s’éloigna accompagné de nos vœux. Je devais partir aussi le lendemain. Je quittai à regret l’aimable et honnête famille que le hasard m’avait fait connaître ; j’allai sur la digue saluer encore cette mer du Nord que je ne reverrai peut-être plus, et en m’en retournant rêveur du côté de mon hôtel, je ne songeais qu’à ces dernières paroles du marchand : Nous allons à Batavia ! il y a donc de par le monde des gens assez heureux pour pouvoir aller à Batavia !


X. Marmier.