La Hongrie en 1848/01

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La Hongrie en 1848
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 657-673).
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LA HONGRIE


EN 1848.




L'ANCIEN ET LE NOUVEAU PALATIN.




La Hongrie est au moment de se séparer de l’Autriche ; elle a établi une administration indépendante, un ministère responsable, dans lequel figure même un ministre des affaires étrangères. L’archiduc palatin a cependant été maintenu à la tête du royaume, et l’empereur a pu clore lui-même la session de la diète. Est-ce un royaume nouveau qui va s’ériger à l’orient de l’Europe ? La Hongrie reprendra-t-elle, dans l’ère nouvelle, le rôle important qu’elle jouait au commencement du dernier siècle, lorsque Ràkoczy, secondé des armes et de la politique de Louis XIV, brûlait, à la tête des mécontens, les faubourgs de Vienne ? ou restera-t-elle associée par quelque lien fédératif à ce groupe d’états divers qui composent l’empire autrichien ? Est-ce une ancienne nationalité qui ressuscite au jour, un peuple oublié qui se fait place et devra figurer dorénavant dans la politique de l’Europe ? Est-ce seulement une querelle entre Vienne et Pesth, une province qui réclame contre la centralisation, un parlement qui ne veut pas que les lois qu’il délibère soient cassées par la chancellerie de Vienne ? Questions importantes et qu’il n’est pas permis de négliger devant les chances d’une guerre européenne. Il s’agit en effet d’un pays grand comme la moitié de la France, et d’une population belliqueuse de douze millions d’habitans.

Même réduite à ces dernières proportions, la tâche de celui qui sera chargé d’établir et d’organiser cette indépendance fédérative est grande et peut suffire à la plus généreuse ambition. Par quelque compensation secrète des destinées humaines, au milieu de la crise fatale qui menace de dislocation l’empire autrichien, il s’est trouvé que l’homme le plus populaire de toute la Hongrie était l’archiduc Étienne, élu palatin du royaume à la fin de l’année dernière. C’est là la chance qui reste à l’Autriche, pour conserver un débris de souveraineté sur la Hongrie. Tout a contribué à la popularité du nouveau palatin : les services de son père l’archiduc Joseph, l’esprit d’opposition nationale dans lequel il a été élevé, sa jeunesse, son mérite éclatant, et, qui sait ? peut-être aussi le peu de temps qui s’est écoulé entre son élection et la révolution de Vienne, quatre mois à peine, interrompus par une maladie grave de six semaines. On est encore sous le charme de l’espérance. Ce sentiment aide, à leur début, tous les nouveaux gouvernans ; mais de toutes les lunes de miel celle-ci est la plus courte, et il faut se hâter de la mettre à profit.

Il ne faut pas s’y tromper d’ailleurs, c’est moins l’Autriche, le gouvernement autrichien, que la maison impériale, qui peut espérer de retenir à son profit le mouvement révolutionnaire et national de la Hongrie. L’empereur pourra rester roi de Hongrie, à la condition que son pouvoir, comme tel, se séparera nettement de celui qu’il exerce à d’autres titres, que les instrumens autrichiens disparaîtront complètement pour faire place à une administration toute nationale, que le palatin, en un mot, devenu une sorte de grand feudataire de l’empire, sera le vrai souverain du royaume. Singulier retour des destinées ! la Hongrie a versé autrefois le plus pur de son sang sur les échafauds et les champs de bataille, sans pouvoir obtenir ce que la fortune lui livre aujourd’hui. Son indépendance sera proclamée par un prince contre les ancêtres duquel elle organisa, pendant soixante ans, des conspirations, des révoltes, la guerre ! Si quelque chose peut consoler de la mobilité des sentimens populaires, c’est que les haines s’éteignent comme les affections, et vont dormir dans le tombeau commun.

Si passagère qu’elle soit, la popularité n’en est pas moins une force très réelle, à tel jour et à telle heure ; il n’en est pas d’autre même, quand les révolutions ont détruit les forces organisées de l’ancienne société. C’est avec son aide que le palatin peut mener à bien son œuvre difficile, conserver la Hongrie à la maison de Hapsbourg, et reconstituer sur les nouveaux fondemens de l’esprit moderne l’édifice antique de ce royaume. Avant d’exposer au jour cette organisation curieuse, qui réunissait sous le nom de constitution hongroise les plus monstrueux débris du régime féodal à côté des institutions libérales du dernier siècle, je voudrais faire connaître les deux hommes qui seront un jour chargés, devant l’histoire, du progrès ou de la ruine de leur pays : le premier, qui a amené les choses à leur point de maturité, préparé l’affranchissement de la Hongrie, amené la crise sociale de la réforme ; le second, qui devra mettre la main à l’œuvre, la poursuivre résolument, et non pas seulement détruire, mais réédifier. Ces deux réformateurs sont l’archiduc Étienne, palatin actuel, et son père, l’archiduc Joseph. D’autres hommes sans doute, et j’aurai à faire leur part, se sont associés à l’œuvre de ces deux princes, mais sans eux ils auraient été arrêtés dès les premiers pas ; il fallait que les idées de liberté se produisissent sous le manteau royal, pour que le gouvernement autrichien leur laissât le temps de croître et de se faire jour.


I

L’archiduc Joseph, dernier palatin de Hongrie, était petit-fils de Marie-Thérèse, frère de l’empereur François, oncle de l’empereur actuel ; il était né en 1776 ; veuf d’une fille de Paul Ier, il s’était remarié en deuxièmes noces à une princesse d’Anhalt, et en troisièmes à la princesse Marie, fille du duc de Wurtemberg. C’était un des derniers débris de cette génération de princes et de capitaines qui ont vu les guerres de la révolution et de l’empire. Fort jeune, à vingt ans, il avait été élu palatin par la diète de 1796. Son gouvernement fut d’abord un commandement militaire. Il servit avec honneur sous son frère aîné, l’archiduc Charles, le plus populaire des ennemis de la France. En 1809, il était à la tête de cette insurrection hongroise[1], « le dernier homme et le dernier cheval du pays, » comme on l’appelle, qui résista vaillamment à l’armée française à la bataille de Raab. La paix de Presbourg le rendit tout entier aux soins du gouvernement intérieur de la Hongrie, et, depuis cette époque, il ne quitta plus le royaume que pour de courtes et rares absences.

L’archiduc Joseph avait la première des qualités nécessaires pour gouverner un pays, et surtout la Hongrie : il l’aimait. Il avait compris que ce n’était pas assez d’être archiduc, qu’il fallait se faire Hongrois ; cinquante années de sa vie avaient été employées à cette œuvre. Le malheur comme le danger pour la Hongrie, c’est qu’elle n’a pas, ou du moins qu’elle ne croit pas avoir de gouvernement national. Faire oublier ce vieux grief à un peuple susceptible et fier, qui, de tous ses maîtres, a surtout aimé Marie-Thérèse, parce qu’elle était malheureuse et réclamait plutôt le dévouement que l’obéissance, telle fut la tâche à laquelle le palatin consacra sa vie.

Les devoirs du palatin sont nombreux et divers ; rien ne ressemble moins à ce repos majestueux et surhumain, à cette oisiveté constitutionnelle que les publicistes imposent au souverain dans plusieurs états de l’Europe. Le palatin règne et gouverne, il est la tête et la main ; cette institution particulière à la nation hongroise s’est identifiée profondément avec son histoire ; elle y est aussi ancienne que la royauté elle-même, dont elle est tantôt la représentation, tantôt la limite et le contrôle. Depuis surtout que la dignité de palatin a été conférée par l’élection des états et qu’elle est devenue une magistrature à vie[2], ses prérogatives ont été plus nettement fixées ; elles rivalisent avec celles du pouvoir royal. Aujourd’hui, malgré les décrets restrictifs qui ont suivi l’établissement de la monarchie héréditaire (1687), le palatin est encore élu librement par la diète parmi quatre candidats dont la présentation appartient au roi. Tout magnat hongrois peut être palatin. En fait, depuis l’époque de Marie-Thérèse, où Palfy et Bathiany furent élus palatins, les princes seuls de la maison impériale ont été appelés à ces fonctions ; mais le droit subsiste tout entier, et, si l’archiduc Joseph était mort avant que son fils eût atteint l’âge de la majorité, on eût vu sans doute quelque seigneur hongrois porté par le suffrage de ses égaux à cette suprême dignité.

Cette institution est le seul débris qui subsiste encore en Europe des précautions prises au moyen-âge par l’esprit de liberté contre le pouvoir absolu. Mme de Staël a dit avec raison « que ce n’était point le despotisme, mais la liberté qui avait droit d’aînesse en Europe. » S’imaginer que la liberté n’est que d’hier, et qu’elle n’a pu exister que sous les formes savamment compliquées qu’elle a revêtues de nos jours, est une erreur dont l’étude de l’histoire fait promptement justice. Seulement on procédait par d’autres voies. Là où la liberté moderne a établi des assemblées, des conseils, qui doivent servir de contre-poids, de barrière au pouvoir royal, le moyen-âge confiait cette mission à un ou deux magistrats : on avait plus de confiance dans la vertu des caractères individuels ; d’ailleurs les degrés, si divers alors, des existences sociales mettaient certaines situations plus en rapport avec le but que se proposait la politique. Croit-on qu’à cette époque un pair de France, comme le duc de Normandie ou de Bourgogne, n’arrêtait pas les empiétemens du pouvoir royal aussi bien que la chambre des pairs sous la restauration ? Peu importent donc la forme et les moyens : sous des noms divers, cette limitation, ce contrôle du pouvoir absolu se retrouve dans toutes les anciennes monarchies de l’Europe ; mais deux états en ont offert le modèle le plus complet : l’Aragon dans le grand justicier établi à côté et quelquefois au-dessus des rois, la Hongrie dans son palatin. La constitution a entassé sur la tête du palatin tant de pouvoirs, confondu tant d’attributions diverses, que cet instrument calculé pour la résistance et la liberté serait facilement devenu un instrument d’oppression et d’anarchie ; il était destiné encore à un autre rôle. Pour le comprendre, il faut admettre d’autres considérations que les susceptibilités d’une liberté jalouse. L’indépendance hongroise s’était réfugiée dans cette combinaison singulière ; au fond, le palatin était un roi national et élu, en face d’un roi héréditaire et étranger. Ceci n’est pas une conjecture historique, c’est le texte même des lois qui établissent et définissent la dignité palatinale.

« Le palatin est le médiateur entre le roi et le royaume.

« Le palatin est le juge entre le roi et le royaume[3].

« Si le roi est absent ou néglige les affaires du royaume, il y pourvoira et recevra les députations[4].

«  Le palatin est tuteur et curateur du roi mineur.

«  Il est président né de la diète.

« En cas de minorité, d’interrègne ou même de nécessité (ingruente regni necessitate), il convoque lui-même les diètes[5].

« Le roi doit le consulter sur toutes les affaires importantes (in magnis et arduis regni negotiis, per regem consulatur[6].

« Enfin il doit veiller à ce que les griefs du royaume soient pris en considération par le roi ; et reçoivent une juste satisfaction[7]. »

Voilà quelques-unes des attributions du palatin dans l’ordre politique ; pour ce qui regarde les attributions militaires, il est commandant supérieur des forces du royaume, capitaine-général de l’insurrection[8] et comte suprême du comitat de Pesth. Dans l’ordre judiciaire, il est président de la haute cour de Hongrie[9], juge suprême pour tous les cas de succession dans les fiefs qui font retour à l’état.

Le palatin possède une véritable liste civile ; outre les revenus domaniaux affectés à sa charge, il perçoit à son profit une partie des droits régaliens sur le sel, les mines, les successions ; il peut disposer des terres qui font retour à la couronne, tant qu’elles n’excèdent pas une certaine étendue (32 sessions)[10]. Enfin la diète lui vote à son entrée en fonctions une rente annuelle d’environ 400.000 francs.

L’énumération des droits du palatin pourrait être dix fois plus longue ; rien n’échappe à l’universalité de ses pouvoirs : je n’ai voulu indiquer que les plus importans. Mettez ensemble les devoirs et l’autorité d’un vice-roi, d’un premier ministre, d’un président du parlement, d’un juge à la cour suprême, d’un ministre de l’intérieur et d’un généralissime : il n’en faut pas moins pour avoir une idée juste de l’étendue et de la variété de ses fonctions. Il faut reconnaître qu’il y a dans l’antagonisme de toutes ces attributions, égales ou rivales de la royauté, dans cette confusion des pouvoirs politique, militaire, judiciaire, réunis sur une seule tête, des hérésies qui s’accordent assez mal avec les principes que la raison moderne regardait, hier encore, comme la base fondamentale de tout bon gouvernement. Sans doute plusieurs de ces prérogatives sont tombées en désuétude avec les événemens qui les avaient motivées : aucune cependant n’a été formellement et légalement abrogée, et on peut voir que plusieurs sont postérieures aux diètes de 1687 et de 1723, qui, en déclarant la couronne héréditaire dans la maison d’Autriche, ont mis fin à la lutte entre les deux nations.

De telles attributions, si étendues et si vagues, par cela même si redoutables ou si vaines, ne se définissent que par l’homme qui les remplit ; tant vaut l’homme, tant vaut la place. Il ne faut pas une vue politique très pénétrante pour comprendre qu’un palatin est sans cesse exposé ou à méconnaître ses devoirs vis-à-vis de la Hongrie, dont il doit être le protecteur, le médiateur, ou à oublier que sous ces apparences pompeuses, sous ces pouvoirs illimités, que pourraient envier des rois absolus, il n’est au fond autre chose, aux yeux du gouvernement dont il relève à Vienne, qu’une sorte de gouverneur-général, chargé de faire exécuter les décisions de la chancellerie. La servilité, ou une résistance qui peut facilement arriver à la rébellion, voilà le double écueil.

Personne ne sut mieux que l’archiduc Joseph satisfaire à ces devoirs souvent opposés. Les situations compliquées sont difficilement nobles, parce que la noblesse de l’ame est dans l’unité. L’esprit, surtout s’il est subtil, nuit plus qu’il ne sert ; en analysant et en comparant chaque devoir, on arrive à les affaiblir tous. L’esprit nous égare à travers d’obscurs défilés, sur lesquels la passion du moment jette une lumière changeante et douteuse ; c’est un sophiste aux gages de notre intérêt. Les caractères simples, au contraire, se montrent dans toute leur grandeur. Ils ne regardent que le but, et y marchent par la droite voie, sans se douter des obstacles. On l’a dit, la vertu la plus sûre est celle qui ignore même le danger des tentations, et la plus belle victoire est celle qui se remporte sans combat.

Le palatin Joseph avait ainsi marché. Son ambition, car il en avait, était satisfaite par la grandeur et l’étendue de la mission qu’il s’était donnée ; il pouvait faire autant de bien que le souverain, peu lui importait sous quel titre. Jamais une pensée coupable n’avait traversé son ame ; jamais il n’avait entendu à son oreille les mots de Macbeth :

All hail ! Macbeth, that shalt be king hereafter.

Il était resté le premier sujet de l’empereur. Cinquante ans de règne en Hongrie, sous le nom de palatin, n’avaient rien changé à la respectueuse déférence qu’il avait pour son frère l’empereur François. Quand celui-ci vint à mourir, l’obéissance de l’archiduc Joseph, tempérée par une sorte d’affection paternelle et protectrice, ne fut pas moindre vis-à-vis de l’empereur actuel, et elle eut sans doute plus de mérite. D’ailleurs, l’archiduc avait cherché à s’identifier avec la nation qu’il gouvernait ; il s’était fait Hongrois. Nul magnat né au cœur même de la Hongrie, entre le Danube et les monts Karpathes, élevé dès le berceau dans les congrégations des comitats, ne parlait mieux que lui cette langue magyare devenue un symbole et une question de nationalité, langue sonore et pompeuse, parfaitement séparée de tous les autre idiomes, lingua sine matre et sororibus, comme l’appellent les grammairiens, et qui, par l’élévation naturelle et la majesté de ses expressions, semble faite pour un peuple guerrier et orateur. Aucun législateur ne savait mieux se retrouver dans le dédale de ces exceptions bizarres de la législation hongroise, qui, sous le nom de remedia juris, qu’on traduirait volontiers par remèdes contre la justice, éternisent les contestations et mettent partout la forme à la place du droit : véritable scolastique de la législation. Aucun député reconnaissait comme lui les ressources diverses que le pouvoir ou la liberté peuvent chercher dans le volumineux recueil des lois et des précédens de la diète ; nul ne réveillait plus à propos les souvenirs touchans ou glorieux de l’histoire du pays, pour entraîner ou calmer les esprits ; nul, aux acclamations de la foule, n’employait avec plus de succès ces expressions de tendresse jalouse dont les fils de la Hongrie aiment à saluer leur mère.

Sous cette impression d’un sentiment énergique et constant, sa personne et sa figure avaient subi une sorte de transformation. Il était, nous le répétons, devenu Hongrois : sa lèvre autrichienne était cachée sous l’épaisse moustache qu’ont toujours portée les magnats, Il avait le regard fier et perçant de cette race militaire, la stature grande et maigre d’un homme endurci aux rudes exercices du corps que pratiquent seuls encore en Europe les gentilshommes hongrois. Dans les jours de cérémonie, il revêtait le riche costume de hussard, brodé d’or et de perles, que toutes les armées de l’Europe ont envié et imité. Dans l’habitude de la vie, il portait la tunique de drap ou de velours noir, généralement adoptée en Hongrie, l’attila, dont, le nom ambitieux rappelle l’origine qui flatte le plus l’orgueil national ; son large baudrier de cuir supportait un sabre lourd et traînant. L’arme du cavalier, le sabre, ne doit jamais quitter le noble Hongrois ; nul n’est reçu sans armes dans la salle de la diète : c’est le costume des législateurs. Ailleurs on repousse les armes hors du palais des lois ; on suppose qu’elles pourraient contraindre la délibération. Ici on les appelle, au contraire, à la défense et à la protection de la liberté « Il avait ses armes, et il a voté ; son vote était donc libre ; » voilà ce que dit cette assemblée de guerriers.

C’est ainsi que j’ai vu le palatin Joseph présider la diète réunie à Presbourg. Il arrivait à cheval, et, après des séances de huit et dix heures, il repartait de même pour se reposer avant le travail du cabinet. Avec quelle autorité il conduisait les débats ! avec quelle impartialité il laissait le champ libre à tous les partis, à toutes les opinions ! On le reprochait à Vienne à l’archiduc, le palatin en était béni et glorifié à Presbourg et à Pesth. Il avait pour gouverner la diète une admirable faculté, je ne sais quel instinct, quel don de seconde vue qui lui faisait pressentir, découvrir les volontés de l’assemblée, alors qu’indécise et incertaine elle-même, elle s’agitait au milieu des cris confus des partis. A l’époque où il présidait la diète, nul mode encore n’avait été fixé pour voter, aucun moyen légal n’existait pour recueillir les suffrages[11]. On ne votait pas au scrutin, on acclamait ; le mot est d’hier dans notre langue, mais la chose a toujours existé en Hongrie. Il fallait saisir les résolutions d’une assemblée nombreuse, passionnée, tumultueuse, par l’œil, par l’ouïe, mais surtout par une ame sympathique. Ainsi faisait le palatin. Certains murmures ou certaines acclamations s’élevaient, les sabres retentissaient sur le pavé de la salle avec un son clair ou sourd, par un mouvement rapide ou traînant. Je ne sais quel frémissement secret courait à travers l’assemblée. Le palatin se levait et proclamait que la résolution était adoptée on rejetée, qu’il y avait unanimité ou opposition. Jamais, pendant quarante années que le palatin a présidé la diète, aucune réclamation ne s’est élevée contre ses décisions, jamais aucun soupçon n’est entré dans l’esprit de l’opposition ou du parti gouvernemental, tour à tour victorieux on vaincus par l’arrêt de sa bouche. Quel éloge puis-je ajouter à ce fait ?

Aussi, lorsqu’il y a douze ans, une maladie grave vint menacer les jours du palatin, la douleur fut profonde et universelle ; une procession non interrompue d’habitans de toutes les classes, la consternation sur le front, montait les rampes escarpées qui, de Pesth et de la plaine du Danube, conduisent à la vieille forteresse de Bude, où résidait l’archiduc Joseph. Nobles, bourgeois, paysans, s’agenouillaient dans la cour intérieure du château ; alors c’étaient des lamentations ou des exclamations de joie selon les nouvelles du jour, des prières, des vœux superstitieux pour racheter cette vie précieuse. Elle fut prolongée quelques années encore, assez long-temps pour que le fils pût arriver à âge d’homme, et succéder au père.

A Vienne cependant, on était peu en sympathie avec les sentimens qui éclataient à Pesth ; on n’y aimait pas le bruit, le mouvement, l’agitation des partis ; les tendances libérales et nationales du palatin étaient bien connues. Le gouvernement autrichien l’accusait assez haut de la fermentation qui existait en Hongrie. Il était mal entouré, disait-on ; il se laissait enivrer par l’amour de la popularité ; ses concessions perdaient tout ; on résumait d’avance son éloge funèbre en ces mots : « Sa mort serait plutôt un embarras qu’une perte. » J’en demande pardon aux docteurs de la politique libérale ou absolutiste, mais on ne peut pas dire dogmatiquement si les concessions perdent ou sauvent un empire. La politique est la science la plus variable dans ses moyens d’application ; il y faut une perception subtile et de chaque instant : ce qui était bon aujourd’hui est mauvais demain et réciproquement. Les règles précises, l’esprit géométrique, y servent peu. Les reproches que le gouvernement autrichien faisait alors au palatin étaient-ils fondés ? Ses concessions ont-elles précipité le mouvement révolutionnaire en Hongrie ou l’ont-elles, au contraire, régularisé et contenu ? La question reste encore à décider ; nous demanderons, comme il convient en ces temps-ci, d’attendre que l’événement nous ait instruits. L’astronomie est parvenue à déterminer le retour et les écarts des comètes : l’esprit humain n’en est pas là pour ces révolutions subites qui apparaissent aussi dans le monde politique et social ; la raison est impuissante à les prévoir, à les calculer ; ce qu’il y a de mieux à faire peut-être, c’est de garder le silence pour l’honneur des oracles. Quand le vent souffle, dit un poète, la sagesse est d’éteindre sa lumière pour pouvoir la rallumer après.

Ce qui est certain, c’est que, tant que le palatin Joseph a vécu, la Hongrie a marché dans la voie du progrès sage et libéral ; les réformes justes se sont opérées pacifiquement ; jamais période aussi longue d’ordre et de liberté ne s’était vue dans son histoire. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un pays assujetti à une domination étrangère, et qu’on a plus souvent comprimé que satisfait. Il y avait, sous l’administration du palatin, progrès évident ; les vieux partis étaient désarmés, les vieilles bannières usées ; on ne demandait plus la séparation, mais la liberté ; les gens qui conspiraient autrefois faisaient de l’opposition, ceux qui se seraient révoltés à main armée faisaient des discours quelque peu factieux, mais l’opinion publique en masse s’était ralliée au palatin ; elle le soutenait et l’encourageait. Elle sentait que, devant les accusations de la chancellerie de Vienne, elle lui devait, elle se devait, de rester pacifique, et de glorifier son défenseur par sa fidélité.

Ce sentiment se montra avec éclat dans une des circonstances les plus mémorables de la vie du palatin. En 1825, après treize années d’interrègne diétal, pendant lesquelles le gouvernement autrichien avait régi la Hongrie par des commissaires royaux, sans convoquer les états, l’empereur François se décida à rentrer dans la constitution, et assembla à Presbourg la diète qu’on a appelée depuis la diète de la renaissance. Les premiers actes de cette assemblée furent des protestations passionnées jusqu’à la révolte ; « la constitution avait été outrageusement violée ; quiconque avait accepté des fonctions durant l’occupation étrangère était un traître ; » la diète voulait mettre en accusation les commissaires qu’elle appelait des proconsuls. Si l’on se reporte à cette époque, déjà lointaine, où l’Autriche, après les congrès de Vérone et de Laybach, victorieuse des révolutions de l’Italie et de l’Allemagne, pouvait croire terminée en sa faveur cette longue lutte commencée à la révolution française, on comprendra quels furent son étonnement et sa colère : elle retrouvait aux portes mêmes de Vienne, dans ses états, les doctrines ennemies que ses armes et sa politique avaient poursuivies et terrassées dans les royaumes étrangers. Une proclamation menaçante fut adressée à la diète, en attendant qu’on prononçât sa dissolution : c’étaient des sujets ingrats et révoltés qu’il fallait punir.

Ainsi, des deux côtés, les esprits étaient animés d’une égale passion. Le droit et la force étaient prêts à engager un de ces combats où, quoi qu’on en dise, la victoire ne reste pas toujours à la dernière. Le palatin n’hésita pas, il partit pour Vienne et alla plaider auprès de l’empereur la cause de la Hongrie. Il ne craignit point de choquer ou d’irriter la passion du moment. « Il ne demandait point pardon, mais justice. Si l’on faisait droit aux griefs de la nation, si l’on reconnaissait qu’on avait gouverné contre la loi, si l’on entrait dans la voie des concessions, il répondait à son frère de la fidélité du pays ; sinon… on n’avait qu’à choisir un autre palatin. »

L’empereur François adressa aux Hongrois une proclamation dans laquelle il reconnaissait, comme Louis XVIII, que son gouvernement avait fait des fautes ; il rejeta sur le malheur des temps la non-convocation des diètes, il renouvela les sermens qu’il avait prêtés comme roi de Hongrie et promit de faire droit aux griefs de ses fidèles états. Le palatin, à son retour, fut porté en triomphe. La nation se sentit solidaire de ses promesses et se contenta à bon marché.

En fait, depuis cette époque, le vrai gouvernement de la Hongrie était passé entre les mains de l’archiduc Joseph. Il se forma autour du palatin un grand parti, composé de l’élite de la nation, qui s’appela lui-même le parti libéral, et qu’on aurait appelé plus justement le parti philosophique. Il poursuivait résolument, en dehors des anciennes traditions de l’esprit de sédition et de révolte, les conquêtes de la civilisation moderne. Il se montrait plus passionné pour la liberté que pour la constitution : ce fut l’ère brillante de la renaissance de la Hongrie ; les jeunes magnats, saisis du même enthousiasme que nos pères en 1789, allaient généreusement au-devant de tous les sacrifices de fortune, de privilèges que le bien général paraissait demander. Là commencèrent la popularité et la gloire du comte Szécheny. Dans l’état d’esprit bien connu de l’empereur, les hommes d’état du cabinet autrichien n’étaient guère en mesure de résister à ce mouvement, qui restait dans les limites de la constitution, et à la tête duquel se plaçait un prince dont nul ne pouvait contester les talens ou suspecter la fidélité. Ce fut un grand bonheur pour la Hongrie ; elle sut dans une suite de diètes avancer pacifiquement l’œuvre de sa régénération, et introduisit dans ses lois les améliorations nécessaires.

Cependant le palatin vieillissait : cette existence si chère au pays s’était usée dans toutes les fatigues de la guerre et du travail. Il mourut au commencement de l’année dernière (13 janvier 1847) ; la reconnaissance et l’instinct des Hongrois ont appelé le fils à achever l’œuvre commencée par le père.


II

Le nouveau palatin, l’archiduc Étienne, a sa gloire tout ensemble et celle de son père à soutenir. Rien n’est terminé, le dénoûment est encore dans la profonde nuit. Sans doute la fatalité historique n’a jamais paru plus puissante que de nos jours ; réservons cependant un rôle aux hommes dans leur propre histoire, et étudions le caractère de ceux qui sont à la tête des nations.

Le palatin n’a pas encore trente ans ; il tient de son père l’énergie et le courage, sans lesquels il n’y a point de commandement possible sur une nation belliqueuse. Élevé, avec les magnats de sa génération, dans l’égalité intelligente que la jeunesse établit dans les écoles, le jeune archiduc y a pris cette confiance sans présomption, le premier avantage de l’éducation publique, il sait vivre avec les hommes. Son caractère est sérieux, soit qu’il le tienne de la nature ou de la méditation sur la destinée de son pays si étroitement liée à la sienne. Nul n’est digne, en vérité, de toucher au gouvernement des peuples, s’il n’a la conscience et comme un secret effroi du mal ou du bien qu’il est appelé à faire. Tous les grands rois, excepté peut-être Henri IV, qui avait quelque chose de l’officier de fortune, ont été ou sont devenus graves par l’exercice du pouvoir. Les entretiens du jeune archiduc tournent très vite aux sujets sérieux ; il parle avec la facilité merveilleuse des Hongrois cinq à six langues étrangères, sans omettre le latin, naguère la langue officielle du pays, et les idiomes à peine connus des populations si diverses qu’enferme la Hongrie, les Valaques, les Croates, les Illyriens. Son instruction est très variée, et il cherche sans cesse à l’étendre. Il interroge curieusement les étrangers et sur leur propre pays et sur la Hongrie. Il voudrait y introduire à la fois toutes les améliorations dont il entend parler. Autrefois on ne demandait à un prince que d’être un bon capitaine, aujourd’hui il doit tout savoir ; il faut qu’il soit toujours bon capitaine, et de plus orateur, homme d’état, législateur, économiste. Peut-être l’esprit perd-il en fermeté ce qu’il acquiert en étendue ; l’empire se gagne ou se maintient à d’autres conditions que les couronnes académiques. D’ailleurs, chez un peuple guerrier qui se souvient encore du temps où ses ancêtres tenaient leurs diètes souveraines à cheval dans les plaines de Rakos, les exercices du corps sont restés dans un singulier honneur, et le jeune palatin n’est pas, sur ce point, en arrière de ses compagnons. Après avoir été regardés, par nos pères comme le complément nécessaire de l’éducation d’un honnête homme, les exercices de l’académie ont à peu près disparu de l’éducation ; on est arrivé à ce point, qu’on y a plutôt attaché un préjugé défavorable. Si l’on rencontre encore quelque hardi chasseur, quelque cavalier intrépide, on suppose aussitôt que ces talens ont coûté quelque chose à son esprit. En Hongrie, on développe le corps dans une harmonie parfaite avec les progrès de l’esprit. Ce n’est pas seulement des qualités de celui-ci qu’on tire honneur ou vanité : Vesselény, le grand agitateur de la Hongrie, devait sa réputation populaire autant à sa force prodigieuse qu’à son éloquence. Un jour qu’il se trouvait embarrassé par les argumens de son adversaire, monté sur une table d’auberge, il enleva la table d’un bras nerveux et fit disparaître ainsi l’orateur et sa tribune, aux applaudissemens de l’assemblée. L’illustre Szécheny était réputé pour le premier nageur de la Hongrie ; quand il devait traverser devant Pesth le Danube large et rapide, il n’y avait pas moins de spectateurs sur les quais que lorsqu’il prononçait à la tribune ces discours qui ont amené le mouvement révolutionnaire de la Hongrie. Après tout, ainsi faisaient les Grecs et les Romains, qui n’en parlaient pas plus mal.

Tous les exercices qui, en donnant au corps la force, la souplesse, l’adresse, l’aident à servir l’énergie du caractère, à obéir rapidement aux inspirations du courage, entrèrent dans l’éducation du jeune palatin. A l’âge où l’on met à peine nos enfans sur un cheval de bois, le jeune prince, monté sur un petit jougre, race de chevaux vifs et agiles particulière au pays, suivait au galop les grandes chasses de son père. Le cheval et les passes brillantes du cavalier sont encore la passion favorite des Hongrois. Il semble, à l’aisance naturelle qu’ils y apportent, qu’ils sont nés à cheval. Avant quinze ans, ils vont choisir et dompter, dans les vastes pustaz[12], le cheval qui les a tentés. Dès ce moment, ils sont cinq à six heures par jour à cheval, à la chasse, au manège, en voyage. L’Europe, en appelant du nom hongrois de huzar (homme de cheval) ses cavaliers les plus brillans et les plus braves, a reconnu l’incontestable supériorité des Hongrois. Armés du sabre recourbé, l’arme nationale par excellence, on les voit exécuter par troupes des évolutions rapides, des charges soudaines, arrêtées net avec une précision inimitable ; les fantaisies arabes qui excitent en Algérie l’admiration de nos officiers peuvent seules en donner quelque idée. Le hussard est, à vrai dire, le type national du Hongrois de toutes les classes ; il n’y a pas de paysan qui ne soit prêt à quitter sa maison pour s’enrôler dans un régiment de hussards. Il suffit que les raccoleurs, dans les fêtes de village, mettent à la porte de l’auberge un hussard, qui bat la caisse : la foule accourt, et les jeunes filles les premières poussent les jeunes gens à signer un engagement. — Mais voyez, me disait un pauvre diable qui avait été victime de leur déloyauté, quand une fois les raccoleurs vous ont fait boire, on signe, sans trop y voir, le papier qu’ils vous présentent, on boit encore et l’on s’endort joyeux, certain de se retrouver hussard le lendemain. Quel malheur ! le papier que vous avez signé est un engagement pour les dragons, ou même pour l’infanterie ; on se tue ou l’on déserte. — C’est sous cette double et mâle discipline de l’esprit et du corps, qui fait des hommes vraiment dignes de ce nom, que l’archiduc Étienne passa les premières années de sa jeunesse. Il avait vingt-deux ans : son esprit souple et pratique s’était déjà initié aux affaires, et préparé, sous l’œil de son père, à la destinée qui l’attendait, lorsque tout à coup le gouvernement autrichien insista pour qu’il allât résider à Prague, comme vice-roi de Bohème. Était-ce, en. effet, parce qu’à Vienne on appréciait déjà ses talens, ou était-on, comme je l’ai dit tout à l’heure, préoccupé des dangers de séparation que pouvait amener, entre la Hongrie et l’Autriche, cette quasi-royauté continuée, plus d’un demi-siècle, dans une branche cadette ? Ce fut sous ce dernier point de vue que l’opinion nationale considéra, en Hongrie, ce brillant exil. L’archiduc Étienne parut accepter lui-même avec plus d’obéissance que de joie une situation souveraine qui eût comblé une ambition moins dévouée à sa patrie. Il craignait de perdre l’affection et la popularité qu’il avait su conquérir, et de compromettre, sur un terrain qu’il n’avait point étudié, une situation unique en Hongrie. Quoi qu’il en soit, l’épreuve grandit rapidement le jeune prince. L’esprit n’est point comme ces outils de l’industrie moderne dont la précision même est un obstacle, inutiles ou dangereux dès qu’on veut les appliquer à un autre usage que celui pour lequel ils ont été faits. La pratique des affaires et des hommes, dans un gouvernement constitutionnel, se trouva la meilleure des préparations pour gouverner une province soumise à l’autorité absolue. L’administration de l’archiduc Étienne en Bohême fut paternelle comme celle de l’empereur François, éclairée comme celle du palatin, son père ; il sut en peu de temps se concilier trois choses, aussi nécessaires que difficiles dans sa situation nouvelle : l’amour des peuples, la confiance du cabinet de Vienne et l’estime de cette fière et antique noblesse de Bohême, qui n’a pas oublié que ses aïeux avaient été les égaux des souverains de l’Allemagne actuelle. Tout se ranima sous son administration intelligente, sagement libérale ; la Bohême s’éleva bientôt à un degré de prospérité qu’elle n’avait jamais connu depuis sa réunion.

L’empereur Nicolas voulut alors donner pour épouse au jeune archiduc une de ses filles, la princesse Olga. Ce n’était pas seulement un calcul de l’empereur, qui voulait étendre ainsi son influence et pénétrer, par ce mariage, au cœur de la monarchie autrichienne, déjà cernée, depuis Belgrade jusqu’à Cracovie, par des populations dévouées à sa politique ou à sa religion : les sentimens d’un père et d’un père tendre avaient eu la part principale dans ce choix. L’empereur avait vu assez long-temps le jeune archiduc à Vienne pour l’apprécier à sa valeur, et croire que nul n’était plus digne que lui d’assurer le bonheur de la plus chérie de ses filles. Ses offres furent écartées. Sans doute le jeune prince eut besoin d’écouter tout son courage : la beauté de la princesse égalait la grandeur de l’alliance ; l’archiduc avait vingt-cinq ans à peine, et à cet âge on sacrifie moins aisément à sa patrie sa passion que sa vie. Il accomplit résolûment ce devoir commandé par les intérêts et la sécurité de la monarchie, et donna ainsi à son pays et à l’Europe une marque glorieuse de sa fermeté. Plus tard, la grande-duchesse Olga est allée porter dans la famille royale de Wurtemberg l’éclat de sa jeunesse et les influences de sa naissance.

Les succès du gouvernement de l’archiduc en Bohème, la réputation qui s’y attacha, désignaient plus que jamais le jeune prince à la succession de son père. Le cabinet autrichien s’associa à un mouvement qu’il eût été incapable de dominer. A la fin de l’année dernière (novembre 1847), l’archiduc fut élu palatin par l’acclamation universelle de la diète. Ainsi avait été élu son père il y a cinquante ans, et le décret de nomination du nouveau palatin rappelle cette succession glorieuse. Quand la naissance soutient les hautes qualités du cœur et de l’esprit, du caractère et de l’intelligence, qui désignent un homme pour le commandement et font accepter son empire, elle lui prête une force que le génie lui-même à peine à remplacer. Elle désarme l’envie, prévient les ambitions rivales, rallie le dévouement des masses, et, donnant à l’effort humain un point de départ plus élevé, élève par le fait l’humanité. Ainsi donc la jeunesse, la naissance, le mérite personnel, ces trois dons du ciel, voilà sur quelles forces s’appuie le jeune palatin de Hongrie pour accomplir l’œuvre que la destinée a remise entre ses mains.

La révolution de Vienne, au mois de mars dernier, en précipitant le mouvement révolutionnaire, en rendant irrévocable l’indépendance de la Hongrie, n’a fait jusqu’à présent que donner un nouvel éclat à la popularité du jeune archiduc. Resterait-il palatin ? deviendrait-il roi d’un peuple affranchi ? Il n’y a pas eu une troisième question posée. J’ai déjà dit comment les conseils de la plus haute politique s’accordaient avec la probité terre à terre pour conseiller à la Hongrie de ne point échanger son importance d’état fédératif dans l’empire contre une indépendance absolue : elle n’y gagnerait que l’isolement ; elle serait rejetée loin du mouvement européen, dans le cercle de demi-barbarie où s’agitent confusément, entre la Russie et la Turquie, les populations de la Valachie, de la Servie, de la Bulgarie. C’est par l’Autriche, après tout, que la Hongrie tient à l’Europe. C’est un pont aujourd’hui ; qu’elle n’en fasse pas une barrière. Une fédération dans laquelle l’indépendance nationale recevrait toutes les garanties nécessaires (et elle est aujourd’hui maîtresse absolue des conditions), et qui assurerait à son action une part importante dans la conduite de la politique extérieure, voilà ce que les vrais amis de la nation hongroise souhaitent aujourd’hui pour elle.

Pour arriver à ce but, pour opérer dans ces limites l’émancipation de la Hongrie, l’institution dont j’ai cherché tout à l’heure à donner quelque idée, le palatinat, offre des facilités, des moyens d’exécution, qu’on chercherait vainement sous toute autre forme de gouvernement. On l’a vu, les prérogatives de cette charge suprême peuvent légalement s’étendre et se prêter aux combinaisons les plus larges pour la liberté et l’indépendance. Les attributions que lui confie la constitution suffisent certes pour en faire une royauté nationale, rattachée seulement à l’Autriche par un pacte fédératif ; c’est grace à cette union seulement que la Hongrie, aussi bien que l’Autriche, pourront compter dans les conseils de l’Europe. En satisfaisant par là aux nécessités du temps, on restera cependant dans la tradition de l’histoire, dans le respect du passé, dans une situation parfaitement légale, acceptée et acceptable de tous ; disons-le, souhaitable pour tous dans l’état de crise auquel l’empire d’Autriche est arrivé. Retenir une ombre de pouvoir sur la Hongrie est tout ce qu’il peut prétendre aujourd’hui ; mais cette ombre est beaucoup pour lui. Pour la famille impériale, pour le palatin, c’est la différence entre le droit et l’usurpation. Rien n’autorise à croire qu’on entraînerait à cette dernière extrémité le fils du noble archiduc Joseph.

Qui osera dire cependant où s’arrêtera l’emportement d’un pays qui recouvre son indépendance, qui s’affranchit tout à coup du joug, d’un joug pesant même à ses maîtres ? Peut-être verra-t-il dans tout ménagement conseillé par la politique la secrète pensée de rétablir plus tard la servitude. L’ascendant du jeune palatin suffira-t il à contenir les volontés impatientes, les vengeances accumulées d’une longue servitude ? Nous apprenons déjà que le peuple s’est armé à Pesth contre la garde allemande ; le comte Bathiany, ancien chef de l’opposition, dont la popularité avait remplacé depuis quelques années celle de Szécheny, et qui, à ce titre, était devenu président du conseil après la révolution du mois de mars, a été forcé de donner sa démission. La congrégation du comitat de Pesth, sorte de démocratie nobiliaire de la pire espèce, veut imposer au palatin comme premier ministre le député Paul Nagy, chef du parti radical. Ce parti veut hautement la séparation absolue et un roi particulier, élu comme dans l’ancienne constitution ; au besoin la guerre avec l’Autriche, si elle ne veut pas accepter cette révolution radicale.

La popularité du palatin et la fermeté de son ame vont donc subir une grande épreuve. Si le comitat de Pesth met ses candidats au pouvoir, nul doute que ceux-ci ne veuillent aussitôt, ou renverser le jeune archiduc, ou plutôt l’associer et l’entraîner à leurs desseins, en lui offrant cette couronne de Hongrie que son front seul pourrait ceindre. Amis et ennemis, dans la crise actuelle, peuvent s’accorder pour le pousser à choisir entre la fuite ou le trône. Déjà les journaux travaillent le peuple dans ce sens. On montre à l’archiduc que son devoir non-seulement vis-à-vis du pays, mais vis-à-vis de la famille impériale, est de consommer virilement la séparation, et d’accepter cette couronne, perdue irrévocablement pour l’empereur comme pour lui, s’il hésite.

La seconde révolution qui vient d’éclater à Vienne et la retraite de la famille impériale dans le Tyrol peuvent amener cependant un revirement soudain dans les dispositions des Hongrois. C’est le joug de Vienne qu’ils supportaient avec impatience, et non l’autorité de l’empereur. La monarchie autrichienne est plus menacée aujourd’hui qu’au temps de Marie-Thérèse ; qui sait si ce peuple mobile et généreux ne voudra pas la sauver une seconde fois ?

Dans toute hypothèse d’ailleurs, restera la question de la constitution même et de l’ordre social à fonder en Hongrie. Tout y est en l’air. Les réformes radicales et révolutionnaires du mois de mars n’ont fait que joncher le sol de nouvelles ruines. Ainsi, les dîmes ont été abolies : reste à trouver, ce qui est plus difficile, une indemnité pour les dîmes. Les corvées sont supprimées : il ne manque plus à la réforme que des cultivateurs qui veuillent librement labourer la terre, puis des propriétaires qui aient de l’argent pour les payer. Jamais œuvre de rénovation ne rencontra un terrain plus rebelle, plus embarrassé d’obstacles et de contradictions bizarres. Des classes profondément séparées, des nations étrangères, j’ai presque dit ennemies, des religions, des langues, des civilisations sans aucun point de rapprochement, voilà ce qu’il faut unir, confondre, ramener sous le niveau commun de l’esprit moderne. Imaginez un château féodal avec ses donjons, ses créneaux, ses fossés, ses ponts-levis, qu’on veut tout à coup changer en une commode et élégante habitation, appropriée aux usages et aux habitudes de nos jours. Un travail semblable de transformation s’est fait successivement dans la plupart des états de l’Europe ; mais ici, par suite de l’assujettissement de la Hongrie, on a, jusqu’à ces derniers temps, respecté superstitieusement l’antique constitution ; c’était la citadelle contre la domination étrangère. Le vieil édifice est miné, ruiné, dévasté ; il est encore debout. Comment va-t-on procéder pour créer celui qui doit le remplacer ? Tel est le problème que le nouveau gouvernement hongrois, quel qu’il soit, devra résoudre. Un architecte proposerait de raser le château et de reconstruire à neuf ; mais, n’en déplaise à l’humeur du jour, on ne peut pas agir ainsi avec ces matériaux vivans qui forment l’édifice complexe des sociétés humaines. Il n’y a que les aventuriers d’idées qui veuillent tailler les hommes comme le maçon ses pierres ; il n’y a que Dieu ou les charlatans qui osent jouer le monde sur la foi d’un principe ; Dieu seul voit en un principe toutes les conséquences prochaines et éloignées, inévitables ou possibles. Nos yeux microscopiques ne voient qu’une facette des choses, et l’événement trompe nos plus généreux desseins. Un moine veut faire de l’or, c’est-à-dire, selon l’économie politique du temps, rendre tous ses frères riches et heureux ; il invente la poudre à canon, avec laquelle les hommes se tuent depuis quatre siècles ! Sans doute Dieu nous a permis, en procédant modestement du connu au plus prochain inconnu, d’améliorer, de corriger, de refondre pièce à pièce l’ordre politique ou social ; mais ce progrès, cette transformation a besoin de se vérifier chaque jour par l’expérience ; jeter le monde à bas pour en construire un meilleur et tout neuf est un crime, ou une folie superbe que rien n’excuse. Voilà ce que doivent sentir, voilà ce que doivent répéter tous ceux qui veulent sincèrement le bien des hommes, et non pas la félicité de je ne sais quelle fantastique et lointaine humanité, sorte d’idole de bronze à laquelle on commence d’abord par sacrifier toute la génération présente. Le bien n’a pas ces allures despotiques ; il filtre et s’insinue à travers les sociétés humaines, il les modifie, change leur face et les renouvelle par un mouvement continu, inaperçu : le jour ressemble à la veille, et cependant le lendemain n’est déjà plus le même. Ainsi croît et se développe l’homme lui-même sous les lois cachées de la sagesse infinie.


E. DE LANGSDORFF.

  1. L’insurrection, est la levée en nasse ; jeune on vieux, tout homme est appelé : la limite n’est pas dans l’axe, il n’y a que l’impossibilité physique qui exempte.
  2. Décret de la diète de 1439 et de la diète de 1526.
  3. Diète de 1687, art. 17.-Diète de 1594, art. 18.
  4. Diète de 1681, art. 1er.
  5. Diète de 1681. — Diète de 1618, art. 56.
  6. Diète de 1741. — Diète de 1790, art. 67.
  7. Diète de 1805, art. 18.
  8. Diète de 1808.
  9. Diète de 1723, art. 24.
  10. Session, c’est l’étendue de terrain qu’une famille de paysans peut cultiver.
  11. Le vote par l’appel nominal ou au scrutin, tel qu’il est pratiqué dans les autres pays, a été adopté et pratiqué pour la première fois en Hongrie en 1836, quand la noblesse, jusque-là exempte de toute taxe, a été soumise à payer le péage du pont de Pesth ; la loi ne passa qu’à la majorité de six voix.
  12. On appelle ainsi les pâturages entre le Danube et la Theiss, où paissent de nombreux troupeaux de chevaux et de boeufs.