La Houille rouge (Dulac)/03

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Eugène Figuière (p. 46-61).



CHAPITRE III


Trois jours après cette série à la noire qui avait rendu la Rhœa plus prudente dans ses manœuvres, les quatre femmes s’étaient familiarisées à leur voisinage.

Bien entendu, aucune d’elles n’avouait sa faute : les mots hémorragies et salpingite étaient les euphémismes qu’elles débitaient avec un aplomb déconcertant ; mais nulle n’était dupe de l’autre. Seules, les véritables accouchées ne comprenaient rien à ces accidents ; et, pour consoler les malades, elles venaient poser gentiment leurs bébés sur leurs lits. Sylvia Maingaud défaillait presque, chaque fois qu’elle posait ses lèvres sur les joues d’un enfant.

Madame Breton de l’Écluse, ne pouvait se consoler de n’avoir pas une chambre particulière, mais l’appartement de la sage-femme ne comprenait que ce dortoir et trois box installés dans la grande pièce des mères. Il lui fallut se résigner, ce qu’elle fit d’ailleurs de bonne grâce à cause de la tournure d’esprit de celle que la bonne avait appelée « la sorcière ».

Vraiment, cette jeune femme était désopilante. Elle souffrait infiniment ; mais une philosophie spéciale lui faisait prendre tous les maux en patience. D’une façon originale, elle essayait de faire des adeptes ; et, dès le matin qui suivit leur martyre, chacune des patientes eut sa raison de se réjouir.

— Consolez-vous, dit-elle à Sylvia Maingaud, vous êtes sous l’influence de la Lune ; vos douleurs vous inspireront de poétiques larmes, et, si vous les mettez en vers, vous aurez du succès.

— Ah ! bah ! répondit Rhœa, qui procédait aux ablutions de Jeanne Deckes ; à quoi voyez-vous que la Lune a le droit de s’occuper d’une destinée ?

— Mais à tout, aux yeux, à la coloration des chairs, aux mains. Les « Lunes » ont beaucoup d’enfants !

De petites toux nerveuses lui répondirent ; et la matrone pour cacher la confusion du professeur de piano s’écria :

— Vous entendez, le 2 ! Quand vous vous marierez, il faudra éviter les salpingites, sinon l’astrologie ferait faillite.

— Et moi ? Madame, questionna Madame Breton de l’Écluse, très amusée, quelle étoile préside à ma vie ?

— Jupiter seul domine sur votre front et sur vos dents Madame. Donc, vous ne souffrirez pas longtemps ; il n’y a que dans le cycle de Mars que les Jupitériens sont cruellement atteints.

— Et à quelle époque est le… comment dites-vous… le cycle de Mars ?

— Ah ! vous avez le temps. Nous sommes en 1894 et il ne commencera qu’en 1910.

— Oserai-je vous demander si mon état va se prolonger ? plaisanta Jeanne Deckes.

— Je ne le pense pas, mais vous êtes saturnienne et les tuiles pleuvront autour de vous. De temps en temps, vous en recevrez une qui vous blessera, mais pas sérieusement. Par contre, vous êtes née pour triompher dans les études sérieuses, les sciences vous attirent mais pas la maternité. Saturne dévorait ses propres enfants. Ne vous mariez donc pas, et vous serez célèbre, mais fuyez les marsiens.

— Et vous ? conclut la matrone en relevant les oreillers de la prophétesse, qu’est-ce que vous êtes ?

— Moi, mais vous le voyez, je suis Hermestique, c’est-à-dire que Mercure me donne le goût de la Kabale. Comme dans vingt ans d’ici, il y aura la guerre et qu’un fils, né dans la période actuelle, a neuf chances sur dix de mourir de façon tragique, je bénis la chute qui a devancé le destin de l’enfant que je portais.

Les auditrices toussotèrent avec ensemble.

— Oui, reprit-elle ; quand Mars trônera, il n’y aura que les Vénusiens qui en réchapperont.

— La guerre ! ! elle surviendra certainement un jour puisqu’il faut reprendre l’Alsace et la Lorraine, mais je ne me figure pas ce que représente ce mot, dit Sylvia Maingaud.

— Avec tout cela, vous ne m’avez pas encore dit si l’avenir doit m’être favorable, railla la sage-femme.

— Vous ? oh ! vous ! vous connaîtrez ou la grande victoire ou l’extrême misère. Vous êtes la proie de trois forces qui se disputent votre âme ; et si Mars domine un jour la Venus négative de votre signe de nativité, vous passerez des heures tellement horribles que je ne veux même pas y arrêter ma pensée.

Rhœa sourit, incrédule, et passa dans la salle des mères.

À partir de ce moment, la conversation des délivrées prit un tour mi-comique et mi-tragique qui rompit toutes les glaces. La bizarre créature qui répondait au nom de Gilette Destange, et qui prétendait lire dans les astres comme on lit dans un catéchisme, rapprocha les distances en fournissant à ces dames le prétexte qui leur évita la divulgation de leur personnalité. Elles s’appelèrent Jupiter, Saturne, Hermès ou Clair de Lune, et cet anonymat leur permit de s’abandonner à de longues causeries. Elles ne manquèrent point de discuter avec animation les théories qui caractérisaient les tendances de l’époque.

Vingt-quatre fois depuis le deuil national, le temps avait passé l’éponge de son renouveau sur la tache de sang que la défaite aurait dû rendre indélébile. La terre fleurissait sur la tombe des héros vaincus, le ventre de Paris prenait sa revanche des heures de famine, et — pour excuser l’indifférence — on répétait en mezza-voce cette phrase célèbre :

— Pensons-y toujours, et n’en parlons jamais !

Cette recommandation de silence favorisait à merveille l’individualisme qui sévissait dans toutes les classes.

Des mots belliqueux eussent gêné, aussi la formule commode fut adoptée à l’unanimité. Quand un maladroit osait se souvenir, on lui fermait la bouche d’un « chut » ! n’en parlons jamais !…

« Oui, … mais on n’y pensait jamais non plus».

D’ailleurs, dès 1871, les Français avaient agi comme agissent les héritiers d’une parente ruinée.

Après le désastre, ils s’étaient injuriés, entre tués, puis ils avaient payé les dettes de l’empire défunt. Ensuite, — pleins d’un beau zèle, — ils avaient tout démoli et tout reconstruit en France. Tout fut neuf. Les hommes politiques brillèrent du bel éclat de rouages à l’essai ; l’instruction obligatoire des femmes changea l’esprit du foyer ; et enfin le divorce brisa du même coup la chaîne conjugale et le frein de l’opinion. La polygamie occidentale aggrava son ridicule, en revendiquant le droit de crier tout haut son secret de polichinelle.

Au moment où les quatre coupables expiaient en des souffrances aiguës leur révolte contre la nature, la société s’agitait, énervée d’un vague malaise. Naturellement, les trois grands moteurs de l’opinion discutaient à perte de souffle sur les modifications apportées à la loi Naquet. Le Palais élargissait la plaie en y ajoutant commentaire sur commentaire ; né courtisan, le Monde fermait déjà les yeux ; seul le Clergé refusait obstinément de reconnaître aux amants le droit de changer de nid. Mais pendant que les hommes palabraient sous des formes littéraires ou casuistiques, les femmes songeaient.

On ne se méfia pas, hélas ! de la gravité de leurs réflexions et des résolutions qu’elles comportèrent. Elles n’avaient rien demandé, et on leur avait appris de force à lire et à penser. Une fois qu’elles eurent ouvert le livre de la science, le paradis de leur ignorance leur fut fermé, et elles surent que les mots : Liberté, Égalité, Fraternité ne pouvaient s’adapter à la politique des sens. Elles surent que la maternité lésait leur beauté, leur santé et leurs intérêts ; elles surent par expérience que dans le code, s’il y a l’esprit et la lettre, là plus qu’ailleurs, la lettre tue le faible, et l’esprit vivifie le fort. Alors, elles fouillèrent les bouquins de médecine et elles apprirent que la mer leur offre de modestes racines qui rendent les étreintes stériles ; elles connurent enfin les petits et les grands moyens de délester leurs flancs. Des scrupules les assaillirent d’abord et la peur réfréna leur phobie, mais cela dura peu. De même que les hommes, — lorsqu’ils sont entre eux, — se laissent aller à des considérations réalistes, de même, les femmes n’hésitent jamais entre elles, à se faire les confidences les plus graves et les plus intimes. Or, un conseil est vite jeté ; et l’on se passa la faiseuse d’anges, comme on se recommande la masseuse ou la manucure. Si un indiscret surprenait le crime et s’il criait son indignation, la femme lui imposait silence en lui disant :

— Mon Dieu ! je sais très bien que mon acte est répréhensible, mais vous conviendrez, n’est-ce pas, qu’avec le divorce, notre vieillesse est un problème difficile à résoudre, et que l’enfant le complique. De nos jours, l’homme est piqué de la tarentule de la retraite, et l’État s’évertue à en assurer une aux fonctionnaires, aux cheminots et aux ouvriers. Sa sollicitude est touchante. Mais malheureusement, elle néglige la retraite des mères, la seule pourtant qui soit véritablement sacrée. Alors, que voulez-vous… nous risquons notre vie pour diminuer une production qui ne nous est point payée. La division des lits nous contraint à la soustraction des berceaux ; pourquoi nous y obliger ? Nous ne demandions rien ! À ce pourquoi, les littérateurs répondirent que chacun devait vivre sa vie ; le Palais ricana. « Dura lex, sed lex » ; et les bourgeois, sans mot dire, rêvèrent de luxe et de luxure.

Mais chaque exemple fut une leçon, et l’épée de Damoclès du divorce pesa désormais sur toutes les caresses. Sous couleur d’hygiène, l’homme surveilla la bouilloire, et l’adultère lui-même changea d’heure et de menu. Le vin qui pétille ne fut plus offert à la Désirée. Le thé régna en maître dans les garçonnières, parce qu’il met élégamment à portée l’eau libératrice. Mari ou amant, chaque homme devint un vigilant Hérode.

Malgré tant de soins, l’enfant se glissait encore en tapinois, et la maladroite, non contente d’être l’éternelle blessée, se faisait l’inutile martyre. Seule la Faculté pourrait évaluer le nombre de celles qui moururent au champ d’horreur de cette guerre contre la vie ; et seule aussi, elle pourrait conter de quels hurlements et de quelles tares on expie certaines manœuvres.

Cette évolution du plaisir, et cette révolution de l’amour était en pleine crise. Elle filtrait dans toutes les classes de la Société et les philosophes bavards s’étonnaient de la faillite des principes. Plus on facilitait les unions, moins il y avait d’enfants !…

C’était à n’y rien comprendre. La grève des ventres les laissait ahuris. Ils n’avaient pas plus compris l’origine de ce danger, qu’ils n’avaient saisi l’autre résultante du divorce.

On fit semblant de croire que la femme cherchait à égaler l’homme, alors qu’elle cherchait à égaliser leurs situations respectives. Jadis, elle s’occupait, ils ne la virent pas travailler, c’est-à-dire faire du rapport de son temps, la préoccupation suprême. Et, parce qu’il faut des lustres à la société pour manifester ses lésions, nul ne voulut ou ne sut parer à l’irréparable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ces questions et d’autres analogues faisaient l’ordinaire thème des conversations des pensionnaires de Madame Rhœa ; et, comme il arrive dans ce genre d’officines mixtes où le crime et la vertu se confondent en une promiscuité curieuse, il advint qu’au bout de neuf jours, les mères sages et les mères folles étaient groupées amicalement autour d’une salamandre. Il faisait au dehors 5° au-dessous de zéro, et le crépuscule d’hiver enveloppait les choses et les gens de la lueur grise d’entre chien et loup. La Noël approchait et chacune des convalescentes méditait les yeux fixés sur le mica brillant.

De la pièce à côté, venait un léger relent de lait caillé ; de courts vagissements troublaient le silence, et des seins de nourrices engraissaient quelques bustes. Soudain, une bouffée d’air froid leur fit tourner ou lever la tête ; et une voix mâle les cloua sur place.

— Restez, restez assises, Mesdames, je viens me chauffer avec vous ; nous consulterons plus tard.

— Docteur, comme c’est aimable à vous de venir vous mêler à notre conservation ; elle languissait un peu, dit Madame Lartineau.

— Vous parliez de la nouvelle forme des corsets ou de la dernière coiffure ?

— La coquetterie ne tourmente pas les malades, docteur, mais vous allez arbitrer nos opinions en nous donnant la vôtre sur un sujet épineux, dit Madame Breton de l’Écluse, la voix un peu dolente : Une femme est-elle maîtresse de son corps ?

— Non, elle ne l’est que de son cœur, trancha brutalement l’arrivant.

— Oh ! protestèrent ensemble Jeanne Deckes, Rhœa et Sylvia Maingaud.

— Nul être vivant en société, n’est maître de son corps et nul n’a le droit d’endommager ce capital social, reprit le médecin.

— Alors, vous n’admettez aucune exception, même pathologique, dit Sylvia Maingaud.

— Je les admets toutes, mais la ruche humaine ne peut récupérer chez les pervers la contribution qui lui est due.

— Mais ils sont irresponsables, docteur, c’est Vénus et Mercure en septième maison, qui causent tout le mal ! dit Mme Destange.

Tout le monde sourit de l’excuse kabalistique et Rhœa, l’œil moqueur, reprit, cynique :

— Ces dames ont aussi discuté du droit à l’avortement. Qu’en pensez-vous, docteur ?

Leurs regards se croisèrent, amusés.

— Quelle horreur ! fit Mme Lartineau ; quel crime affreux et combien je plains celles qui le commettent.

— D’où vous vient cette pitié, Madame ?

— De ce que, à mon avis, les malheureuses n’accompliraient pas leur forfait si elles étaient mieux instruites de ce qui se passe en elles. Si, au lieu de pâlir sur des programmes inutiles, on apprenait aux jeunes filles les admirables métamorphoses de l’être qu’elles rejettent dans les Limbes, elles seraient tellement émerveillées que l’opinion, la gêne et la souffrance ne compteraient plus pour elles.

— Vraiment, Madame, vous trouvez tant de charmes que cela dans cet état ? fit M. Horn, la lèvre dégoûtée.

— Il ne s’agit pas de charme, docteur, il s’agit d’une mission pour laquelle nous sommes créées. Le tort de l’éducation est de la rabaisser au rang de fonction.

— Mais, madame, quand l’enfant est conçu dans des conditions illégitimes, ne vaut-il pas mieux le supprimer que d’augmenter le nombre des bâtards ?

— Y a pas d’bâtards, dit la mère Rameau, qui prenait rarement la parole ; y a que des gosses !

— Et puis quoi ? Moïse, Jésus, Homère ne connurent pas leur père ; leur célébrité n’en a pas été diminuée pour cela, approuva le docteur en riant…

— Eh bien… admettez que la mère ait refusé de porter ces génies, reprit Mme Lartineau, concevez-vous l’histoire sans ces grandes figures ? Heureusement, malgré les lois de leur pays et quelle qu’ait été leur infortune, les mères ont laissé faire le ciel qui a toujours son but. Les débuts de l’homme dans notre sein sont assez précaires pour toucher notre pitié.

— Alors, madame, d’après vous, il faudrait montrer aux jeunes filles les planches illustrées de la maternité, dit Jeanne Deckes, sarcastique.

— Et pourquoi pas ! puisqu’elles doivent concevoir. Quand un homme veut être ingénieur, il étudie les machines, la géologie, etc… etc… La femme seule n’apprend pas son métier. Ah ! si on lui montrait l’enfant croissant dans la prison d’une ellipse ; obligé déjà d’incliner ses épaules et son front, et vivant là, dans l’attitude de l’ange qui pense ou de celui qui pleure. Si la femme savait !… que de bêtises elle éviterait.

— Mais, après tout, l’humanité se fait en collaboration, et si l’homme ne fait pas son devoir ? Vous trouvez aussi qu’on n’a pas le droit de…

La voix rude et un peu éraillée de Mme Rameau interrompit la timide plaidoirie de Sylvia Maingaud.

— Ben quoi ? Le coq défend-il les poussins ? Non, s’pas ? Eh bien ! la poule se débrouille tout de même. Et le chien ? Et le cheval ? s’occupent-ils de leur progéniture ?… Alors les femmes seraient plus bêtes que les bêtes ?

— L’oiseau apporte la becquée, chère Madame, rectifia Mme Breton de l’Écluse.

— Bravo ! voilà l’homme réhabilité !

— Hum ! plaisanta Jeanne Deckes ; il y a le coucou qui fait couver et nourrir ses petits par d’autres oiseaux !

— Non, il y a l’Amour ! avec ou sans mariage, reprit Mme Lartineau. Quand deux êtres s’aiment et qu’un jour la femme apporte à l’homme un enfant tiède et satiné, le père se recueille… Comment !… c’est cela que nos baisers ont animé, pense-t-il ?… Et, dès lors, ses caresses deviennent plus graves…

— Et plus rares ! fit Rhœa ricanante.

— Peut-être ! mais combien plus conscientes ! Il est de toute évidence qu’il ne comprend rien aux voluptés maternelles, à nos extases devant un bébé qui gazouille et gigotte. Mais survienne une alerte sérieuse, un accident ou une maladie, l’homme se sent accroché à cette vie en péril ; il sent gémir la part de lui que la mort menace ; et, pendant quelque temps, son cœur chante le même cantique que celui de la mère. Puis… la vie recommence. C’est si beau la vie !

— Ah ! par exemple, je vous arrête, protesta la Belleval dont le silence ne manquait pas de tact ; la vie est odieuse et j’ai parfois souhaité la mort. Du moins, tout finit là, le néant, comme ce doit être reposant.

— Le néant ! vous parlez de néant, vous qui avez eu trois petits, vous qui avez crié sous l’irrésistible poussée de l’infiniment petit devenu tellement grand qu’aucune volonté n’aurait pu le retenir dans vos flancs. Ce millionnième de virgule qui débarque un matin armé d’ongles tranchants et le crâne coiffé de cheveux ? Quels hymens l’ont créé ? Le néant n’existe pas.

— Je suis d’votre avis, Madame, je ne sais pas bien parler, mais quand j’ai vu, la première fois, mon aîné tout endormi et qui riait aux anges, j’ai senti qu’il y avait un autre monde.

Le docteur rit à gorge déployée de cette métaphysique de femme du peuple ; et quand Gilette Destange eut répliqué :

— Vous dites plus vrai que vous ne croyez. Notre âme a un père et une mère que la religion appelle nos anges gardiens ; ils profitent de l’heure des rêves pour s’occuper de leurs enfants…

Il s’esclaffa. Pendant un moment, la plus franche gaieté fit une diversion aimable à la gravité du thème en discussion.

— Oh ! les femmes ! dit-il en se levant. Leur cœur a des raisons que la raison ne comprend guère. Allons peser des poupées articulées !

Les mamans se pressèrent autour des berceaux et Rhœa monta le gaz allumé en veilleuse. Le poupon de la demi-mondaine, élevé au biberon, tardait à prendre la coloration nacrée des belles chairs qui s’alimentent au sein. Cependant, il avait augmenté du poids voulu. La fille de la mère Rameau était magnifique et le fils de Madame Lartineau boxait de toutes ses menottes pour défendre la tranquillité de son repos. La maman, — dans un geste exquis de passion maternelle — serrait son enfant à deux mains, comme si un danger le menaçait ; et ses lèvres frôlaient au passage les petits doigts qui voulaient battre ou griffer.

— Bon pour le service ! dit en riant le docteur, après la pesée. La classe 1914 sera vigoureuse, mais bruyante si j’en juge par votre fils.

La jeune femme qui contemplait cette réduction d’humanité toute rose et toute potelée ne se pressa pas de répondre. Soudain, — comme si tant de grâce et de pureté exaspéraient l’homme de science, — il ajouta, la voix haineuse :

— En voilà un qui a des chances de mourir à la guerre.

— Au champ d’honneur ! rectifia la maman.

— Dame ! puisque tout le monde est soldat.

— À la volonté de Dieu, murmura la jeune mère en reposant son fils dans le berceau ; son père lui apprendra à bien mourir ; en attendant, je lui enseigne à vivre et vous voyez qu’il a des dispositions.

— Mâtin ! vous êtes patriote au moins ; pas d’inutile peur, pas de récrimination !

— Mais, Monsieur, la mort de nos fils est inscrite dans le cahier des charges que nous impose la société lorsqu’elle nous maria.

— Permettez-moi, Madame, de m’étonner, mais vous êtes bien respectueuse pour cette ogresse. La société ! Vous la maudirez sans vergogne le jour où elle vous demandera vos enfants !

— J’espère que j’aurai plus de force. À cause de la profession de mon mari, peut-être, l’idée du sacrifice m’est familière ; et, parce que je suis religieuse, le mot Patrie est l’égal de celui de Dieu dans ma conscience. Il se peut que je meure du désespoir de les perdre, mais puisque j’ai eu l’honneur de mettre au monde des Français, je veux être digne de cette noblesse.

— Celles qui raisonnent comme vous ne sont pas légion, Madame.

— Quelle erreur, Monsieur. Puisque nos hommes veulent porter des croix, nous savons bien qu’il nous faudra gravir leurs calvaires. Ces douleurs sont la fierté des femmes et des mères.

— Des mères romaines… et encore ! je me méfie de l’histoire.

La face contractée d’une étrange fureur, le docteur Horn ricanant, brusqua son départ et disparut. Dans le vestibule, il prit à parti Rhœa dont le silence l’agaçait depuis un moment.

— Il faut isoler cette enragée ; elle finirait par convaincre Malthus lui-même, dit-il.

Et il sortit.