La Houille rouge (Dulac)/09

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Eugène Figuière (p. 131-138).


CHAPITRE IX


Tout ce qui lui restait de lucidité fut employé par la misérable à se souvenir des mots magiques qui devaient la protéger. Elle avait hâte de gagner au plus tôt Épernay pour y trouver von Falken, lui remettre le message au chiffre géométrique et obtenir de lui la possibilité de rentrer à Paris.

À Chaulnes, les vainqueurs la juchèrent sur un camion automobile qui la laissa à la Fère. Là, elle apitoya un particulier qui la prit dans sa limousine jusqu’à Fismes, et de Fismes à Épernay, il lui fallut employer tous les moyens de transport qui s’offrirent ; enfin, le 27 août au soir, elle sauta de la voiture d’un maraîcher devant un hôtel sis dans la rue principale. Il régnait dans la ville une agitation de déroute ; des femmes se glissaient furtivement de porte en porte, les rues se vidaient à l’apparition de quelques hussards en patrouille, et la consternation pâlissait tous les visages, mais la fatigue l’emporta sur la sage-femme, et elle se coucha sans essayer de rejoindre le général allemand. Un lit lui parut une douceur sans pareille.

Elle dormait profondément quand une rumeur l’éveilla. Elle courut à sa fenêtre. Il était sept heures du matin, et elle vit venir de l’Est, dans un brouillard, un long serpent gris-vert, gigantesque, avec des scintillements d’acier qui donnaient à sa reptation, une beauté terrifiante. Comprit-elle exactement ce qui s’offrait à sa vue ?

Depuis l’avant-veille, sa raison n’avait plus que des intermittences de clartés.

— Le dragon de Vichnou ! dit-elle. Le brahmane Nida l’avait annoncé. Comme il fait du bruit en marchant… J’ai peur…

Ses cheveux grisonnants lui tombaient par mèches lourdes sur les épaules et sur la face. Débarquée sans bagage, elle n’avait point de toilette de nuit, et sa chemise laissait largement entrevoir ses épaules encore nacrées. Elle s’accroupit contre le chambranle de la fenêtre.

Le grondement avançait… avançait… et peu à peu, du bourdonnement, se dégagea un rythme de pas ; mais ce n’était pas le piétinement cadencé de nos troupes ; on eût dit d’un fléau infernal écrasant la moisson.

— Il chante !… il chante !… murmura-t-elle soudain.

En effet, une musique résonnait au lointain. Une mélodie de marche guerrière finit par se dégager et par emplir l’atmosphère de son enthousiasme triomphal. Rhœa se releva, et, précautionneusement, se pencha vers la rue.

Les Allemands défilaient, musique en tête et au pas de parade, dans Épernay. Les officiers et les hommes vêtus de sobres uniformes bien astiqués, bravaient du regard les indigènes médusés. Les pieds et les dents de ces êtres hostiles prenaient une importance hallucinante. Et il semblait, — vue d’en haut — que toute la croupe de l’immense bête, formée par l’ensemble, était armée de milliers de bouches dévorantes. Un tremblement d’effroi saisissait les plus braves ; et ce grelottement, c’était celui qui glace toute victime, alors quelle redoute d’être choisie par l’Appétit en chasse.

— La Garde ! la Garde prussienne ! dit une voyageuse affolée, en se précipitant dans la chambre de Rhœa. J’ai peur. Permettez-moi, Madame, de rester ici !

— Certainement, fit Rhœa que cette présence réconfortait.

Machinalement, elle revêtit sa blouse d’infirmière et les deux femmes revinrent à la fenêtre.

— La Garde ! la Garde ! disaient-elles de temps en temps.

Pour elles, — comme pour tout le monde, — ces mots évoquaient le summum de la férocité héroïque, de la fureur brutale ; c’était l’élite des loups teutons. Et le mot se passait de commentaires.

Les hommes qui défilaient sans interruption étaient grands, solidement râblés, frais et surtout confiants. Ils étaient sûrs d’eux ; et cette confiance leur donnait une sorte de majesté qui faisait courber les âmes des vaincus.

Au bout d’une heure de contemplation désolée, — et comme le ruban militaire se déroulait toujours avec grand fracas de sabres et de bottes, — les deux spectatrices s’assirent. Muettes, elles continuèrent de regarder. Une heure s’écoula qui fut semblable à la précédente. Pas une minute, le flot gris vert ne cessa de déferler ; puis une autre heure suivit, qui ne tarit pas la sombre procession.

— Assez ! Assez !… murmura d’abord Rhœa lorsqu’à onze heures les mitrailleuses et les munitions de guerre défilèrent à leur tour.

Le martèlement des pas — dont la cadence avait, pendant quatre heures résonné dans sa tête, — brouillait de plus en plus ses pensées. Maintenant, c’étaient des chevaux, des autos… et des hommes,… et toujours des hommes… et encore des hommes,… et encore des dents…

— Assez ! assez ! supplia-t-elle les mains crispées.

— On dirait les fourmis du Mexique, dit la voyageuse qui avait vu ces nettoyeuses de forêts. Chacune d’elles peut être tuée, mais quand elles vont en colonne, rien ne leur résiste. C’est la loi du Nombre !

— Est-ce qu’elles viendraient à bout d’un lion ? dit Rhœa les yeux égarés.

— D’un lion endormi ? Certainement !

— Et la France est endormie !… se réveillera-t-elle à temps ? La France !… Il faut réveiller la France, madame !… reprit-elle en secouant rudement sa voisine.

Celle-ci, — devant la pâleur et la contraction des traits de son interlocutrice, — comprit que la grande tragédie nationale ébranlait ce système nerveux. Elle en eut pitié.

— Quittez cette fenêtre, Madame ; venez vous reposer, répondit-elle maternelle.

Elle l’entraîna vers le lit et courut chercher un cordial. Quand elle remonta, l’infirmière farouche et terrassée psalmodiait :

— Le Nombre !… Le nombre est roi !… Le nombre est maître… le nombre…

— Buvez ceci, Madame, nous n’avons pas déjeuné ce matin.

Elle but ! C’était chaud et légèrement aromatisé d’un marc de fruits. La réaction fut momentanément heureuse.

— Il faut manger aussi ; je vais m’occuper de notre repas ! dit la bienveillante inconnue, qui, cependant, n’était plus très rassurée.

Mais de la rue montait toujours le roulement des voitures et le battement des pas lourds ; et leur écho se répercutait de plus en plus douloureux dans la tête de Rhœa. Vers midi, des voix rauques entonnèrent un chant qui s’harmonisait avec le bruit des talons de bottes ; et, quand cette chanson martiale se perdit au loin, un grincement nouveau fit une diversion étrange.

Il faisait une chaleur moyenne ; et pourtant il émanait de tous ces mâles en mouvement, une insupportable odeur de fièvre et de déjections. Et voilà que cette puanteur s’atténuait, et que des odeurs saines rafraîchissaient toutes les gorges.

— C’est peut-être fini ! espéra la sage-femme en courant à la baie ouverte.

Hélas ! non ; ce n’était même pas interrompu. Toujours à la vitesse de parade, la Bête ondulait ; seulement, c’étaient maintenant les cuisines roulantes qui passaient. Les cuisiniers, debouts sur leurs camions, surveillaient leurs fourneaux, pelaient des légumes et remuaient le contenu de leurs casseroles. Cela fleurait le confortable ; et le home était bien sur les grands chemins pour ces démons en uniformes ternes. Au moment où Rhœa se penchait, l’un de ces cuistots de cauchemar découvrait une énorme marmite, et, armé d’une fourchette géante, piquait dans un tas de viande. L’homme leva les yeux. Voyant une femme aux joues blêmes, il rit et proposa :

— En feux-tu ?

Et il lui tendit un poulet entier au bout de sa pique.

Un hurlement de dégoût sortit de la poitrine de Rhœa ; et ce cri fut tel qu’il rassembla sur le seuil de sa chambre le personnel de l’hôtel et quelques rares voyageurs. D’abord, une cascade de rires, sardoniques, les fit se regarder consternés, puis ils assistèrent émus à la toilette hâtive de la malheureuse, dont la folie s’exprimait en une incohérente grandiloquence.

— Le Nombre ! Le voyez-vous, le Nombre ? Eh bien, c’est contre lui que j’ai péché. Pourquoi ne m’arrêtez-vous pas ? C’est moi qui ai ouvert la porte à ce monstre… Ne me condamnez pas sans m’entendre… J’avoue… et je me répons.

Drapée dans le manteau gros bleu de l’uniforme de la Croix-Rouge, elle tourna sur elle-même et se mit à genoux tandis que de la rue montait le bruit de l’invasion et la joie gutturale des ennemis victorieux.

— Pardon !… aujourd’hui, ils les mangent les enfants que j’ai tués…

Tout à l’heure, il m’en a tendu un au bout de sa pique, car je suis une avorteuse, entendez-vous ? J’ai brûlé de la houille rouge ! À moi seule, j’ai anéanti plus d’un régiment et mes pareilles ont détruit tout un corps d’armée. Chut !… Les fourmis passent : elles vont atteindre le coq ; le coq de tous nos clochers ; le coq gaulois ! Il va mourir parce que ses poules n’ont pas couvé ! Mais que faites-vous là ? Pourquoi me regardez-vous au lieu de réveiller la France ? Elle dort, et les fourmis la dévorent ! Lâches, vous avez peur ? J’irai, moi… je la sauverai !

Se saisissant de son réticule comme d’une arme, elle marcha menaçante vers ses auditeurs en criant de toutes ses forces :

— Cocorico !… réveille-toi, la France ! Cocorico !…

Elle dévala l’escalier, s’égosillant toujours :

— Cocorico ! cocorico !

Et, dans la rue, les Allemands qui la virent s’enfuir, méprisèrent sa folie dans un débordement d’insultes.

Quand, à six heures du soir, les rues d’Épernay se recueillirent enfin, dans le silence qui suit les suprêmes humiliations, nul ne put donner des nouvelles de l’infirmière tragique.