La Houille rouge (Dulac)/14

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Eugène Figuière (p. 201-214).


CHAPITRE XIV


Ce que furent les méditations de Jeanne Deckes pendant les jours qui suivirent cette certitude ? Un épouvantable chaos d’imprécations, de dégoûts, et de projets criminels. Mais un événement subit la contraignit à dissimuler sa rage.

Un ordre du Grand État Major Général allemand déplaça le 20 janvier tous les officiers de Rupt et les envoya vers l’Aisne à Ostel, près de Vailly. Or, la louve allemande désirait suivre son protecteur ; pour être sûre que sa nouvelle résidence ressemblerait à celle qu’elle occupait, elle commença par déménager tout ce qui lui fit envie. Parmi les objets dont elle bouleversa l’harmonie, elle découvrit une cassette qu’elle n’avait pas encore aperçue, et qui lui parut contenir des bijoux. En effet, en la secouant, on entendait des résonances argentines et la cupidité se fit impatiente chez la fille. Au lieu d’attendre que l’ordonnance fît le nécessaire, elle se servit d’un couteau pour forcer la serrure. Le coffret s’ouvrit en effet, mais la lame se rompit et le tronçon la blessa très profondément. Pour comble d’infortune, la cassette ne contenait qu’un chapelet de cristal, une photographie d’adolescent et une croix de la légion d’honneur. La louve exhala sa déconvenue par des jurons de charretier, pendant tout le temps que Jeanne Deckes la pansa.

— Quel malheur que vous ne suiviez pas le bataillon, dit la ribaude avec aplomb.

— Je suis consignée dans cette ville, éluda la doctoresse.

— Oui, mais von Reiterhardt, mon fiancié, est très puissant et il est très jaloux des majors militaires. Qui me soignera si vous restez ici ?

Il est probable que l’Othello, pour Desdémone de bar, fit des démarches que l’on prit en considération, puisque Jeanne Deckes reçut le lendemain l’ordre formel de se rendre à Ostel et de s’y tenir à la disposition des autorités victorieuses. Toute résistance eût été vaine ; elle partit donc sur l’heure et ne sortit de son apathie résignée qu’au moment des adieux, lorsque la brave logeuse lui murmura :

— Vous m’écrirez si c’est un garçon ou une fille, n’est-ce pas ?

— Comment vous vous intéressez à ça ?

Et dans le mot… ça… la doctoresse fit tenir toute la haine et tout le mépris humains.

— C’est si innocent… ça… madame Docteur, plaida la vieille. Vous ne lui ferez aucun mal au moins ?

— Oh !… non ! mais quant à l’aimer !…

— Qui sait !

— Taisez-vous, ce serait la pire humiliation.

Elle arriva deux jours plus tard à Ostel et continua, — par ordre, — ses soins à l’effrontée pilleuse. Elle eût tôt fait de trouver des civils malheureux et de porter chez tous les bienfaits de sa science et de sa bonté. Il y avait quinze jours qu’elle habitait sa nouvelle résidence quand elle entendit parler de « La Folle » pour la première fois. Elle s’enquit de cette personnalité populaire.

— La folle, lui dit-on, c’est une dame de la Croix Rouge qui a perdu la raison depuis la guerre. On ne sait pas d’où elle est venue. Seulement, les Allemands la respectent à cause de certains mots qu’elle prononce, et les Français la nourrissent par solidarité. Par exemple, on ne peut pas la décider à s’habiller proprement. Depuis son arrivée dans le pays, elle traîne une jupe blanche en loques, couvre ses cheveux gris d’un voile en chiffon, mais se drape encore avec beaucoup de dignité dans la cape sombre de l’uniforme vénéré.

— Où loge-t-elle ?

— Dans un hangar. Elle ne veut pas d’une chambre, parce qu’elle sort beaucoup la nuit. Si le canon tonne, elle s’en va, revient un peu plus sordide, mange, et disparaît encore. Le maire et le curé ont essayé en vain de la faire enfermer. Elle a mené si grand tapage qu’on s’est résolu à la laisser libre. Parfois, elle se frappe la poitrine et s’accuse comme d’un crime d’avoir brûlé « de la Houille Rouge », et quand un officier boche la rencontre, elle trace un sept, dans l’espace, en répétant « Tétra ». Ce qui est étonnant, c’est que, lorsqu’elle dit ce mot, les Allemands baissent le nez.

Quelques jours plus tard, la doctoresse se rendait au chevet d’une malade quand elle entendit derrière elle un pas dont la chaussure rendait un son inégal. C’était la folle dont le pied droit traînait une savate, et dont le pied gauche relevait un sabot de valet d’écurie. Mais elle marchait droit devant elle, le buste agressif et la tête haute.

D’abord, Jeanne Deckes ne vit que l’ensemble, à la fois artistique et poignant de cette silhouette tragique ; puis elle examina les traits de la passante. Elle dut faire un effort pour retenir une exclamation.

Malgré la crasse de ce visage décharné, elle avait reconnu la sage-femme complaisante de jadis.

— Madame Rhœa ?… Rhœa ?… dit la doctoresse à voix basse.

La folle s’arrêta.

— Qui m’appelle Rhœa ? Rhœa était la mère des Titans ; c’est elle qui sauva Jupiter, car Neptune dévorait ses enfants. Et moi, je ne mérite pas ce nom. C’est moi qui mange les enfants ; je n’ai sauvé que les petits Lartineau.

— Brrr… pensa Jeanne Deckes. La mâtine a la folie dangereuse pour ses anciennes clientes. Heureusement qu’ici nul ne peut approfondir. Rhœa ? reprit-elle, où allez-vous ?

— Où je vais ? aux Limbes retrouver les gosses que j’ai empêchés de naître ; ils sont très beaux ; il y en a de grands, de petits, d’entiers, de mutilés, et je vais tous les jours les visiter. Je leur ai promis qu’à la première occasion, je leur donnerai la vie, je leur dois bien cela.

— Et… Où sont les limbes ? insista la doctoresse.

— Viens ! je te les montrerai, parce que je m’y connais. Je sais ce que tu portes là.

Son index maigre et sale pointait vers l’abdomen saillant.

Un instant Jeanne Deckes hésita à la suivre, mais elle avait vécu tant de dangers depuis quelques mois qu’elle risqua l’aventure. Celle-ci, en effet, l’entraîna à quinze cents mètres de toute habitation, et la poussa dans une ruine qui paraissait avoir été une sorte d’usine. Elle suivit la malheureuse quand elle entra dans une salle au toit défoncé, et, tout de suite, elle saisit le rapport qui s’était établi entre ce spectacle et les remords de la démente.

L’usine avait fabriqué des poupées. Des tiroirs arrachés, des cartons éventrés sortaient des bébés — dits incassables — qui, de leurs yeux de faïence fixaient tout et tous. Il y en avait de toutes les tailles ; les uns complètement abimés par les platras et la pluie ; d’autres préservés par miracle montraient encore quelque fraîcheur.

Rhœa fit signe à Jeanne Deckes de l’accompagner, et passa dans une autre pièce. Là, dans le désordre des placards — brisés par les projectiles — gisaient des membres de poupées séparément groupés. Dans un coin rien que des têtes ; plus loin, des tas de bras, et plus loin encore, des troncs rosés. Une boîte d’yeux s’était renversée dans une petite mare, et ces regards, éparpillés sous l’eau trouble, semblaient guetter un sourire. Quand elle eut fait visiter à la doctoresse ce qu’elle appelait ses « Limbes », Rhœa se baissa, ramassa au hasard des poupées, des têtes et des bras, en emplit son jupon, et se dirigea vers la sortie. Comme elle semblait se désintéresser désormais de Jeanne Deckes, celle-ci lui demanda :

— Où allez vous porter ces choses ?

— Chut ! ceci est mon secret !

Et sans plus de façons, elle laissa là son ancienne cliente pour s’enfoncer dans la campagne où l’attirait une cachette lointaine.

Le soir de ce même jour, le canon gronda comme un fauve qui s’éveille ; et, — vers l’aurore, — l’activité de l’artillerie fut tellement intense que l’espoir et la terreur se partagèrent l’âme des habitants d’Ostel. Dans la rue principale, les troupes allemandes s’agitaient avec une ardeur incroyable. Il passa des auto-mitrailleuses avec un bruit de tonnerre ; des troupes de renfort furent amenées au pas gymnastique ; ce fut le branle-bas de combat des Grandes-Heures. Il dura près d’une demi-journée, et recommença pour les contre-attaques sans doute, mais les uniformes gris-réséda ne changèrent pas de direction. On vit revenir de nombreux fourgons bondés de blessés ; mais l’échec de nos armes ne fit plus de doute pour personne lorsqu’on vit arriver — précédées de la stridence des sirènes — les automobiles de l’État Major. Pendant que passait la torpedo, dans laquelle plastronnait von Keller, Rhœa vint, dans la rue, au devant de la doctoresse et lui confia :

— Je vais mettre quelques petits dans la houille rouge ; elle les réchauffera et ils sortiront enfin des Limbes !… Chut !…

Le lendemain — dans une voiture d’ambulance, on rapporta le cadavre de la folle, le front troué d’une balle. Un des rares blessés français qu’on eut relevés dans cette affaire raconta ce qui suit à Jeanne Deckes appelée à lui donner des soins.

— Depuis vingt-quatre heures, dit-il, j’étais tombé, la cuisse fracassée, et j’avais vu beaucoup de camarades achevés par les nettoyeurs de veilleuses, quand une femme parcourut le champ de bataille.

— Qu’appelez-vous des nettoyeurs de veilleuses ?

— Ceux qui se penchent sur les corps étendus, les dépouillent, les brutalisent pour leur arracher une plainte. Souvent le blessé contient ses cris et reste muet, mais ses yeux s’ouvrent malgré lui, et la lueur du regard leur révèle la vie. Alors, ils déchargent leur révolver pour éteindre cette veilleuse d’âme qui tremblotte devant une agonie. Voilà ce que c’est.

— Continuez votre récit, je vous prie. Cette femme était donc au milieu du charnier ?

— Oui… elle portait quelque chose sous son manteau ; et, dès qu’elle entendait râler : « Maman ! » elle jetait des objets avec un grand geste de semeur. Quand je lui ai dit : « Madame… à boire, s’il vous plaît ? », elle a fait un signe et m’a lancé des bras de poupées. Ils sont tombés autour de moi comme des graines, pendant qu’elle chantait :

— « Formez des bataillons !… »

Longtemps sa silhouette eut, — sous la lune, — l’incohérence de mouvements d’un épouvantail secoué par la rafale. C’est sans doute parce qu’elle s’était peu à peu mise à hurler :

— « Formez des bataillons ! »

qu’un détrousseur l’a abattue au milieu de la boue. En tombant, elle lançait encore des bras et des jambes de poupées. Il paraît que c’était une folle !

— Oui, dit Jeanne Deckes, mais qui pourra dire à quel moment elle a été le plus folle !

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Cependant, von Keller, qui avait commandé la défense de Vailly était arrivé de Cessière pour vérifier les effets du combat ; et, pendant que la doctoresse écoutait ce récit, lui, dominait le champ de bataille et évaluait le carnage. Il regardait tous ces corps distendus ou recroquevillés, et son odorat semblait se complaire aux émanations de mort qui chargeaient déjà l’atmosphère.

— Décidément, dit-il à son officier d’ordonnance, Vitellius devait être Germain, car je trouve comme lui, que le cadavre d’un ennemi sent toujours bon. Mais… qu’est-ce que j’aperçois sur ces tas de macchabées ? Cela brille, cela fait des taches bizarres… Allons voir !

Il descendit du tertre sur lequel il paradait, et pataugea dans l’innommable.

— Von Kriegen… regardez donc ! ce sont des jouets !

En effet, le hasard avait posé sur des lèvres exsangues les baisers froids de quelques poupées jetées par Rhœa. D’autres s’étaient trouvé blotties dans des bras qui paraissaient les bercer, et, très loin, à droite et à gauche, des têtes blondes — qui semblaient des décapitées de Lilliput, — gisaient pêle mêle dans les sillons, sur des cœurs et dans des poitrines ouvertes par la mitraille. Tous ces yeux inertes et brillants dardaient leur regard glacé ; et les bouches de carton pâte souriaient au sein même de la mort. Ce sourire finit par halluciner les officiers ; et von Keller, — pour chasser le malaise qui l’envahissait — éclata de rire :

— Des gosses… Ils ont cru serrer des gosses ! les imbéciles ! Ce sont des poupées ; c’est tout ce qu’ils méritent ! Écrivez au rapport, car le général aime les détails savoureux : « Visité mine de Houille rouge ; trouvé fossiles de parisiennes ! »… ah ! ah ! s’il ne me nomme pas Colonel après celui-là !… ah ! ah ! ah !…

— Sont-elles vraiment aussi… montantes qu’on le raconte, dit le jeune hauptmann.

— Peuh ! elles sont décoratives, surtout ! Paris…

La rage que ce mot évoqua dans l’âme du Commandant lui fit battre fébrilement la charge sur ses bottes avec le bout de sa cravache.

— Paris ! reprit-il, l’avoir si bien miné avec les Tétraèdres et ne pas l’atteindre ! Quel camouflet ! Mais… nous y arriverons et la tour Eiffel sera le mât de cocagne d’une belle Kermesse !

— Si le tonnelier nous laisse passer !

— Qui eût imaginé cette force ?… J’avoue que nul ne l’avait soupçonnée.

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Le départ de l’État Major allemand pour Cessières, — huit jours après cette aventure, — rendit à la ville l’aspect relativement débonnaire d’une petite garnison. L’ennui tombait implacablement sur les officiers détachés et dispersés dans des logis dont le confort variait beaucoup. Aussi, pour oublier ce mécompte de la conquête, les Allemands vidaient-ils toutes les caves, même celles des pays environ­nants, car celles d’Ostel étaient à sec depuis l’au­tomne. Naturellement, la louve payait ses déborde­ments par des souffrances qui n’adoucissaient pas son humeur déjà brutale.

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Mars commençait à violacer les branches ; et les bourgeons naissants hérissaient les arbres d’un trait d’ombre où le vert et le mauve se disputaient la préséance. Quelques ailes d’insectes s’essayaient au soleil, et des hirondelles cherchaient en vain cer­tains nids de l’année précédente. Quelque chose de mystérieux et d’insinuant pénétrait les hommes, et provoquait ces douleurs et ce bien-être indéfinis­sables qui précèdent le printemps. L’état de santé de Jeanne Deckes subissait — comme tout le monde — cette irrésistible poussée de la nature, et cela avait déterminé chez elle une grippe assez rebelle. Elle s’était résolue à garder la chambre quand elle fut appelée chez von Reiterhardt.

— Impossible, répondit-elle, je suis malade moi-même.

Deux heures plus tard, elle reçut un second ordre :

— Impossible ! fit-elle dire de nouveau.

Le soleil baissait à l’horizon quand un planton se présenta, tenace et indiscret.

— Le hauptmann demande ce que vous avez ?

Exaspérée par tant d’insistance, la doctoresse se redressa, et, les yeux dans les yeux du soldat, lui cria :

— Ce que j’ai ?… Ceci !

Et elle plaqua sa robe sur ses flancs.

L’homme salua, presque respectueux, et disparut ; mais une demi-heure plus tard, il reparut avec un ordre écrit.

— « Ma Dame souffre. Venez lui l’aire une piqûre où je sévirai demain. Des otages sont précisément en partance ».

Von Reiterhardt.


Toujours l’odieuse menace ! Elle s’habilla et lente­ment s’achemina vers les tyrans.

— Et voilà par quelle race j’ai été souillée !

La rage est mauvaise conseillère, aussi, dès les premiers mots insolents, que la malade lui adressa en guise de souhaits de bienvenue, elle répondit la voix sèche et excédée :

— Madame, si vous continuez… je me retire !

— Me laisser souffrir, moi !… parce qu’un loupiot français se prépare ! non… mais… des fois !

Depuis longtemps, Jeanne Deckes s’était aperçue que la louve avait fait un stage patriotique dans les promenoirs des Folies Bergères. Elle en avait retenu quelques mots d’argot que son accent dépouillait de tout humour : — Et… s’il n’était pas français, mon loupiot ?… mon petit de loup ? riposta la doctoresse, l’aiguille droite et la seringue chargée.

— De quoi ?… de quoi ?… sursauta la fille en une ignoble fureur. Il serait d’un homme à nous, ce cochon !

L’insulte atteignit la mère au tréfond de sa noblesse animale. Elle se contraignit, piqua la chair grasse, et répliqua froidement en retirant la pointe de platine.

— La chose est bien possible !

Une obscure jalousie de femelle bouillonna dans le cerveau de la prostituée. Oubliant ses douleurs, elle se redressa et s’agrippa au bras de Jeanne Deckes, l’attirant vers le lit :

— Dites que ce n’est pas vrai ?

— C’est donc si ennuyeux pour vous, cette hypothèse ?

— Un Allemand ! dans un ventre de Française ! quelle abomination ! ah ! ah ! ah ! soyez tranquille, on vous le prendra, le petit ; on ne va pas vous laisser cet honneur, je pense !

L’orgueil immense de cette réplique apaisa la colère de la doctoresse ; il contenait tout le problème des races et de la suprématie que chacune d’elles tend à acquérir. Certes, non, elle ne se laisserait pas enlever cet enfant puisqu’il avait puisé dans son sang toutes les affinités qui naissent de la collaboration des mères. Résolue soudain à l’acceptation de son destin, elle s’inclina pour prendre congé.

— Rassurez-vous, Madame, le loupiot sera Français. Il est Français.

Mais la surexcitation de l’Allemande n’était point calmée. Son instinct flairait le dol fait à son espèce ; et l’engourdissement médical qui l’envahissait, s’agitait de blasphèmes orduriers.

— Les champs mitoyens auraient des luttes de racines si la terre avait conscience du partage des propriétés ! pensait Jeanne Deckes en regagnant son gîte.

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Le lendemain, un pli qu’on lui porta dès l’aube l’informait qu’elle était désignée comme otage, et serait conduite sous escorte à la gare de Laon.

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