La Jangada/Deuxième partie/5

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Hetzel (vol. 2p. 40-47).




V

PREUVES MATÉRIELLES



Lorsque le magistrat eut repris sa place, en homme qui croyait être redevenu parfaitement maître de lui-même, il se renversa sur son fauteuil, la tête relevée, les yeux au plafond, et du ton de la plus parfaite indifférence, sans même regarder l’accusé :

« Parlez, » dit-il.

Joam Dacosta se recueillit un instant, comme s’il eût hésité à rentrer dans cet ordre d’idées, et répondit en ces termes :

« Jusqu’ici, monsieur, je ne vous ai donné de mon innocence que des présomptions morales, basées sur la dignité, sur la convenance, sur l’honnêteté de ma vie tout entière. J’aurais cru que ces preuves étaient les plus dignes d’être apportées en justice… »

Le juge Jarriquez ne put retenir un mouvement d’épaules, indiquant que tel n’était pas son avis.

« Puisqu’elles ne suffisent pas, voici quelles sont les preuves matérielles que je suis peut-être en mesure de produire, reprit Joam Dacosta. Je dis « peut-être », car je ne sais pas encore quel crédit il convient de leur accorder. Aussi, monsieur, n’ai-je parlé de cela ni à ma femme ni à mes enfants, ne voulant pas leur donner un espoir qui pourrait être déçu.

— Au fait, répondit le juge Jarriquez.

— J’ai tout lieu de croire, monsieur, que mon arrestation, la veille de l’arrivée de la jangada à Manao, a été motivée par une dénonciation adressée au chef de police.

— Vous ne vous trompez pas, Joam Dacosta, mais je dois vous dire que cette dénonciation est anonyme.

— Peu importe, puisque je sais qu’elle n’a pu venir que d’un misérable, appelé Torrès.

— Et de quel droit, demanda le juge Jarriquez, traitez-vous ainsi ce… dénonciateur ?

— Un misérable, oui, monsieur ! répondit vivement Joam Dacosta. Cet homme, que j’avais hospitalièrement accueilli, n’était venu à moi que pour me proposer d’acheter son silence, pour m’offrir un marché odieux, que je n’aurai jamais le regret d’avoir repoussé, quelles que soient les conséquences de sa dénonciation !

— Toujours ce système ! pensa le juge Jarriquez : accuser les autres pour se décharger soi-même ! »

Mais il n’en écouta pas moins avec une extrême attention le récit que lui fit Joam Dacosta de ses relations avec l’aventurier, jusqu’au moment où Torrès vint lui apprendre qu’il connaissait et qu’il était à même de révéler le nom du véritable auteur de l’attentat de Tijuco.

« Et quel est le nom du coupable ? demanda le juge Jarriquez, ébranlé dans son indifférence.

— Je l’ignore, répondit Joam Dacosta. Torrès s’est bien gardé de me le nommer.

— Et ce coupable est vivant ?…

— Il est mort. »

Les doigts du juge Jarriquez tambourinèrent plus rapidement, et il ne put se retenir de répondre :

« L’homme qui pourrait apporter la preuve de l’innocence d’un accusé est toujours mort !

— Si le vrai coupable est mort, monsieur, répondit Joam Dacosta, Torrès, du moins, est vivant et cette preuve écrite tout entière de la main de l’auteur du crime, il m’a affirmé l’avoir entre les mains : Il m’a offert de me la vendre !

— Eh ! Joam Dacosta, répondit le juge Jarriquez, ce n’eût pas été trop cher que la payer de toute votre fortune !

— Si Torrès ne m’avait demandé que ma fortune, je la lui aurais abandonnée, et pas un des miens n’eût protesté ! Oui, vous avez raison, monsieur, on ne peut payer trop cher le rachat de son honneur ! Mais ce misérable, me sachant à sa merci, exigeait plus que ma fortune !

— Quoi donc ?…

— La main de ma fille, qui devait être le prix de ce marché ! J’ai refusé, il m’a dénoncé, et voilà pourquoi je suis maintenant devant vous !

— Et si Torrès ne vous eût pas dénoncé, demanda le juge Jarriquez, si Torrès ne se fût pas rencontré sur votre passage, qu’eussiez-vous fait en apprenant à votre arrivée ici la mort du juge Ribeiro ? Seriez-vous venu vous livrer à la justice ?…

— Sans aucune hésitation, monsieur, répondit Joam Dacosta d’une voix ferme, puisque, je vous le répète, je n’avais pas d’autre but en quittant Iquitos pour venir à Manao. »

Cela fut dit avec un tel accent de vérité, que le juge Jarriquez sentit une sorte d’émotion le pénétrer dans cet endroit du cœur où les convictions se forment ; mais il ne se rendit pas encore.

Il ne faudrait pas s’en étonner. Magistrat, procédant à cet interrogatoire, il ne savait rien de ce que savent ceux qui ont suivi Torrès depuis le commencement de ce récit. Ceux-là ne peuvent douter que Torrès n’ait entre les mains la preuve matérielle de l’innocence de Joam Dacosta. Ils ont la certitude que le document existe, qu’il contient cette attestation, et peut-être seront-ils portés à penser que le juge Jarriquez fait montre d’une impitoyable incrédulité. Mais qu’ils songent à ceci : c’est que le juge Jarriquez n’est pas dans leur situation ; il est habitué à ces invariables protestations des prévenus que la justice lui envoie ; ce document qu’invoque Joam Dacosta, il ne lui est pas produit ; il ne sait même pas s’il existe réellement, et, en fin de compte, il se trouve en présence d’un homme dont la culpabilité a pour lui force de chose jugée.

Cependant il voulut, par curiosité peut-être, pousser Joam Dacosta jusque dans ses derniers retranchements.

« Ainsi, lui dit-il, tout votre espoir repose maintenant sur la déclaration que vous a faite ce Torrès ?

— Oui, monsieur, répondit Joam Dacosta, si ma vie entière ne plaide pas pour moi !

— Où pensez-vous que soit Torrès actuellement ?

— Je pense qu’il doit être à Manao.

— Et vous espérez qu’il parlera, qu’il consentira à vous remettre bénévolement ce document que vous avez refusé de lui payer du prix qu’il en demandait ?

— Je l’espère, monsieur, répondit Joam Dacosta. La situation, maintenant, n’est plus la même pour Torrès. Il m’a dénoncé, et par conséquent il ne peut plus conserver un espoir quelconque de reprendre son marché dans les conditions où il voulait le conclure. Mais ce document peut encore lui valoir une fortune, qui, si je suis acquitté ou condamné, lui échappera à jamais. Or, puisque son intérêt est de me vendre ce document, sans que cela puisse lui nuire en aucune façon, je pense qu’il agira suivant son intérêt. »

Le raisonnement de Joam Dacosta était sans réplique. Le juge Jarriquez le sentit bien. Il n’y fit que la seule objection possible :

« Soit, dit-il, l’intérêt de Torrès est sans aucun doute de vous vendre ce document… si ce document existe !

— S’il n’existe pas, monsieur, répondit Joam Dacosta d’une voix pénétrante, je n’aurai plus qu’à m’en rapporter à la justice des hommes, en attendant la justice de Dieu ! »

Sur ces paroles, le juge Jarriquez se leva, et, d’un ton moins indifférent, cette fois :

« Joam Dacosta, dit-il, en vous interrogeant ici, en vous laissant raconter les particularités de votre vie et protester de votre innocence, je suis allé plus loin que ne le voulait mon mandat. Une information a déjà été faite sur cette affaire, et vous avez comparu devant le jury de Villa-Rica, dont le verdict a été rendu à l’unanimité des voix, sans admission de circonstances atténuantes. Vous avez été condamné pour instigation et complicité dans l’assassinat des soldats et le vol des diamants de Tijuco, la peine capitale a été prononcée contre vous, et ce n’a été que par une évasion que vous avez pu échapper au supplice. Mais, que vous soyez venu vous livrer ou non à la justice, après vingt-trois ans, vous n’en avez pas moins été repris. Une dernière fois, vous reconnaissez que vous êtes bien Joam Dacosta, le condamné dans l’affaire de l’arrayal diamantin ?

— Je suis Joam Dacosta.

— Vous êtes prêt à signer cette déclaration ?

— Je suis prêt. »

Et d’une main qui ne tremblait pas, Joam Dacosta apposa son nom au bas du procès-verbal et du rapport que le juge Jarriquez venait de faire rédiger par son greffier.

« Le rapport, adressé au ministère de la justice, va partir pour Rio-de-Janeiro, dit le magistrat. Plusieurs jours s’écouleront avant que nous recevions l’ordre de faire exécuter le jugement qui vous condamne. Si donc, comme vous le dites, ce Torrès possède la preuve de votre innocence, faites par vous-même, par les vôtres, faites tout au monde pour qu’il la produise en temps utile ! L’ordre arrivé, aucun sursis ne serait possible, et la justice suivrait son cours ! »

Joam Dacosta s’inclina.

« Me sera-t-il permis de voir maintenant ma femme, mes enfants ? demanda-t-il.

— Dès aujourd’hui, si vous le voulez, répondit le juge Jarriquez. Vous n’êtes plus au secret, et ils seront introduits près de vous dès qu’ils se présenteront. »

Le magistrat donna alors un coup de sonnette. Des gardes entrèrent dans le cabinet et emmenèrent Joam Dacosta.

Le juge Jarriquez le regarda partir, en secouant la tête.

« Eh ! eh ! cela est véritablement plus étrange que je ne l’aurais pensé ! » murmura-t-il.