La Jangada/Première partie/20

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Hetzel (vol. 1p. 268-283).


XX

entre ces deux hommes


Depuis un instant, seuls dans cette chambre où personne ne pouvait ni les entendre ni les voir, Joam Garral et Torrès se regardaient, sans prononcer un seul mot.

L’aventurier hésitait-il donc à parler ? Comprenait-il que Joam Garral ne répondrait que par un silence dédaigneux aux demandes qui lui seraient faites ?

Oui, sans doute ! Aussi Torrès n’interrogea-t-il pas. Au début de cette conversation, il fut affirmatif, il prit le rôle d’un accusateur.

« Joam, dit-il, vous ne vous appelez pas Garral, vous vous appelez Dacosta. »

À ce nom criminel que lui donnait Torrès, Joam

Garral ne put retenir un léger frémissement, mais il ne répondit rien.

« Vous êtes Joam Dacosta, reprit Torrès, employé, il y a vingt-trois ans, dans les bureaux du gouverneur général de Tijuco, et c’est vous qui avez été condamné dans cette affaire de vol et d’assassinat ! »

Nulle réponse de Joam Garral, dont le calme étrange avait lieu de surprendre l’aventurier. Celui-ci se trompait-il donc en accusant son hôte ? Non ! puisque Joam Garral ne bondissait pas devant ces terribles accusations. Sans doute, il se demandait où en voulait venir Torrès.

« Joam Dacosta, reprit celui-ci, je le répète, c’est vous qui avez été poursuivi dans l’affaire des diamants, convaincu du crime, condamné à mort, et c’est vous qui vous êtes échappé de la prison de Villa-Rica, quelques heures avant l’exécution ! Répondrez-vous ? »

Un assez long silence suivit cette demande directe que venait de faire Torrès. Joam Garral, toujours calme, était allé s’asseoir. Son coude reposait sur une petite table, et il regardait fixement son accusateur, sans baisser la tête.

« Répondrez-vous ? reprit Torrès.

— Quelle réponse attendez-vous de moi ? dit simplement Joam Garral.

— Une réponse, répliqua lentement Torrès, qui m’empêche d’aller trouver le chef de police de Manao, et de lui dire : Un homme est là, dont l’identité sera facile à établir, qui sera reconnu, même après vingt-trois années d’absence, et cet homme, c’est l’instigateur du vol des diamants de Tijuco, c’est le complice des assassins des soldats de l’escorte, c’est le condamné qui s’est soustrait au supplice, c’est Joam Garral, dont le vrai nom est Joam Dacosta.

— Ainsi, dit Joam Garral, je n’aurais rien à craindre de vous, Torrès, si je vous faisais la réponse que vous attendez ?

— Rien, car alors, ni vous ni moi, nous n’aurions intérêt à parler de cette affaire.

— Ni vous, ni moi ? répondit Joam Garral. Ce n’est donc pas avec de l’argent que je dois acheter votre silence ?

— Non, quelle que soit la somme que vous m’offriez !

— Que voulez-vous donc alors ?

— Joam Garral, répondit Torrès, voici quelle est ma proposition. Ne vous hâtez pas d’y répondre par un refus formel, et rappelez-vous que vous êtes en mon pouvoir.

— Quelle est cette proposition ? » demanda Joam Garral.

Torrès se recueillit un instant. L’attitude de ce coupable, dont il tenait la vie, était bien faite pour le surprendre. Il s’attendait à quelque débat violent, à des supplications, à des larmes… Il avait devant lui un homme convaincu des plus grands crimes, et cet homme ne bronchait pas. Enfin, se croisant les bras :

« Vous avez une fille, dit-il. Cette fille me plaît, et je veux l’épouser. »

Sans doute, Joam Garral s’attendait à tout de la part d’un tel homme, et cette demande ne lui fit rien perdre de son calme.

« Ainsi, dit-il, l’honorable Torrès veut entrer dans la famille d’un assassin et d’un voleur ?

— Je suis seul juge de ce qu’il me convient de faire, répondit Torrès. Je veux être le gendre de Joam Garral, et je le serai.

— Vous n’ignorez pourtant pas, Torrès, que ma fille va épouser Manoel Valdez ?

— Vous vous dégagerez vis-à-vis de Manoel Valdez.

— Et si ma fille refuse ?

— Vous lui direz tout, et, je la connais, elle consentira, répondit impudemment Torrès.

— Tout ?

— Tout, s’il le faut. Entre ses propres sentiments et l’honneur de sa famille, la vie de son père, elle n’hésitera pas !

— Vous êtes un bien grand misérable, Torrès ! dit tranquillement Joam Garral, que son sang-froid n’abandonnait pas.

— Un misérable et un assassin sont faits pour s’entendre ! »

À ces mots, Joam Garral se leva, et, allant à l’aventurier qu’il regarda bien en face :

« Torrès, dit-il, si vous demandez à entrer dans la famille de Joam Dacosta, c’est que vous savez que Joam Dacosta est innocent du crime pour lequel il a été condamné !

— Vraiment !

— Et j’ajoute, reprit Joam Garral, c’est que vous avez la preuve de son innocence, et que, cette innocence, vous vous réservez de la proclamer le jour où vous aurez épousé sa fille !

— Jouons franc jeu, Joam Garral, répondit Torrès en baissant la voix, et, quand vous m’aurez entendu, nous verrons si vous oserez me refuser votre fille !

— Je vous écoute, Torrès.

— Eh bien, oui, dit l’aventurier en retenant à demi ses paroles, comme s’il eût eu regret de les laisser s’échapper de ses lèvres, oui, vous êtes innocent ! Je le sais, car je connais le véritable coupable, et je suis en mesure de prouver votre innocence !

— Et le misérable qui a commis le crime ?…

— Il est mort.

— Mort ! s’écria Joam Garral, que ce mot fit pâlir malgré lui, comme s’il lui eût enlevé tout pouvoir ne jamais se réhabiliter.

— Mort, répondit Torrès ; mais cet homme, que j’ai connu longtemps après le crime, et sans que je susse qu’il fût criminel, avait écrit tout au long, de sa main, le récit de cette affaire des diamants, afin d’en conserver jusqu’aux moindres détails. Sentant sa fin approcher, il fut pris de remords. Il savait où s’était réfugié Joam Dacosta, sous quel nom l’innocent s’était refait une vie nouvelle. Il savait qu’il était riche, au milieu d’une famille heureuse, mais il savait aussi qu’il devait lui manquer le bonheur ! Eh bien, ce bonheur, il voulut le lui rendre avec l’honorabilité à laquelle il avait droit !… Mais la mort venait… il me chargea, moi, son compagnon, de faire ce qu’il ne pourrait plus faire !… Il me remit les preuves de l’innocence de Dacosta, afin de les lui faire parvenir, et mourut.

— Le nom de cet homme ? s’écria Joam Garral, d’un ton qu’il ne put maîtriser.

— Vous le saurez, quand je serai de votre famille !

— Et cet écrit ?… »

Joam Garral fut sur le point de se jeter sur Torrès, pour le fouiller, pour lui arracher cette preuve de son innocence.

« Cet écrit, il est en lieu sûr, répondit Torrès, et vous ne l’aurez qu’après que votre fille sera devenue ma femme. Maintenant, me la refusez-vous encore ?

— Oui, répondit Joam Garral. Mais, en échange de cet écrit, la moitié de ma fortune est à vous !

— La moitié de votre fortune ! s’écria Torrès ! Je l’accepte, à la condition que Minha me l’apportera en mariage !

— Et c’est ainsi que vous respectez les volontés d’un mourant, d’un criminel que le remords a touché, et qui vous a chargé de réparer, autant qu’il était en lui, le mal qu’il a fait !

— C’est ainsi.

— Encore une fois, Torrès, s’écria Joam Garral, vous êtes un grand misérable !

— Soit.

— Et, comme je ne suis pas un criminel, moi, nous ne sommes pas faits pour nous entendre !

— Ainsi, vous refusez ?…

— Je refuse !

— C’est votre perte, alors, Joam Garral. Tout vous accuse dans l’instruction déjà faite ! Vous êtes condamné à mort, et, vous le savez, dans les condamnations pour crimes de ce genre, le gouvernement s’est interdit jusqu’au droit de commuer les peines. Dénoncé, vous êtes pris ! Pris, vous êtes exécuté… et je vous dénonce ! »

Si maître qu’il fût de lui, Joam Garral ne pouvait plus se contenir. Il allait s’élancer sur Torrès…

Un geste de ce coquin fit tomber sa colère.

« Prenez garde, dit Torrès. Votre femme ne sait pas qu’elle est la femme de Joam Dacosta, vos enfants ne savent pas qu’ils sont les enfants de Joam Dacosta, et vous allez le leur apprendre ! »

Joam Garral s’arrêta. Il reprit tout son empire sur lui-même, et ses traits recouvrèrent leur calme habituel.

« Cette discussion a trop duré, dit-il en marchant vers la porte, et je sais ce qu’il me reste à faire !

— Prenez garde, Joam Garral ! » dit une dernière fois Torrès, qui ne pouvait croire que son ignoble procédé de chantage eût échoué.

Joam Garral ne lui répondit pas. Il repoussa la porte qui s’ouvrait sous la véranda, il fit signe à Torrès de le suivre, et tous deux s’avancèrent vers le centre de la jangada, où la famille était réunie.

Benito, Manoel, tous, sous l’impression d’une anxiété profonde, s’étaient levés. Ils pouvaient voir que le geste de Torrès était encore menaçant, et que le feu de la colère brillait dans ses yeux.

Par un extraordinaire contraste, Joam Garral était maître de lui, presque souriant.

Tous deux s’arrêtèrent devant Yaquita et les siens. Personne n’osait leur adresser la parole.

Ce fut Torrès qui, d’une voix sourde et avec son impudence habituelle, rompit ce pénible silence.

« Une dernière fois, Joam Garral, dit-il, je vous demande une dernière réponse !

— Ma réponse, la voici. »

Et s’adressant à sa femme :

« Yaquita, dit-il, des circonstances particulières m’obligent à modifier ce que nous avions décidé antérieurement pour le mariage de Minha et de Manoel.

— Enfin ! » s’écria Torrès.

Joam Garral, sans lui répondre, laissa tomber sur l’aventurier un regard du plus profond dédain.

Mais, à ces paroles, Manoel avait senti son cœur battre à se rompre. La jeune fille s’était levée, toute pâle, comme si elle eût cherché un appui du côté de sa mère. Yaquita lui ouvrait ses bras pour la protéger, pour la défendre !

« Mon père ! s’écria Benito, qui avait été se placer entre Joam Garral et Torrès, que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, répondit Joam Garral en élevant la voix, qu’attendre notre arrivée au Para pour marier Minha et Manoel, c’est trop attendre ! Le mariage se fera ici même, dès demain, sur la jangada, par les soins du padre Passanha, si, après une conversation que je vais avoir avec Manoel, il lui convient comme à moi de ne pas différer davantage !

— Ah ! mon père, mon père !… s’écria le jeune homme.

— Attends encore pour m’appeler ainsi, Manoel, » répondit Joam Garral, d’un ton d’indicible souffrance.

En ce moment, Torrès, qui s’était croisé les bras, promenait sur toute la famille un regard d’une insolence sans égale.

« Ainsi, c’est votre dernier mot, dit-il en étendant la main vers Joam Garral.

— Non, ce n’est pas mon dernier mot.

— Quel est-il donc ?

— Le voici, Torrès ! Je suis maître ici ! Vous allez, s’il vous plaît, et même s’il ne vous plaît pas, quitter la jangada à l’instant même !

— Oui, à l’instant, s’écria Benito, ou je le jette par-dessus le bord ! »

Torrès haussa les épaules.

« Pas de menaces, dit-il, elles sont inutiles ! À moi aussi il me convient de débarquer et sans retard. Mais vous vous souviendrez de moi, Joam Garral ! Nous ne serons pas longtemps sans nous revoir !

— S’il ne dépend que de moi, répondit Joam Garral, nous nous reverrons et plus tôt peut-être que vous ne l’auriez voulu ! Je serai demain chez le juge de droit Ribeiro, le premier magistrat de la province, que j’ai prévenu de mon arrivée à Manao. Si vous l’osez, venez m’y retrouver !

— Chez le juge Ribeiro !… répondit Torrès, évidemment décontenancé.

— Chez le juge Ribeiro, » répondit Joam Garral.

Montrant alors la pirogue à Torrès, avec un geste de suprême mépris, Joam Garral chargea quatre de ses gens de le débarquer sans retard sur le point le plus rapproché de l’île.

Le misérable, enfin, disparut.

La famille, frémissante encore, respectait le silence de son chef. Mais Fragoso, ne se rendant compte qu’à demi de la gravité de la situation et emporté par son brio ordinaire, s’était approché de Joam Garral.

« Si le mariage de mademoiselle Minha et de monsieur Manoel se fait dès demain, sur la jangada…

— Le vôtre s’y fera en même temps, mon ami, répondit avec douceur Joam Garral. »

Et, faisant un signe à Manoel, il se retira dans sa chambre avec lui.

L’entretien de Joam Garral et de Manoel durait depuis une demi-heure, qui avait paru un siècle à la famille, lorsque la porte de l’habitation se rouvrit enfin.

Manoel en sortit seul.

Ses regards brillaient d’une généreuse résolution.

Allant à Yaquita, il lui dit : « Ma mère ! » à Minha, il dit : « Ma femme ; » à Benito, il dit : « Mon frère, » et se tournant vers Lina et Fragoso, il dit à tous : « À demain ! »

Il savait tout ce qui s’était passé entre Joam Garral et Torrès. Il savait que, comptant sur l’appui du juge Ribeiro par suite d’une correspondance qu’il avait eue avec lui depuis une année, sans en parler aux siens, Joam Garral était enfin parvenu à l’éclairer et à le convaincre de son innocence. Il savait que Joam Garral avait résolument entrepris ce voyage dans le seul but de faire réviser l’odieux procès dont il avait été victime, et de ne pas laisser peser sur son gendre et sur sa fille le poids de la terrible situation qu’il avait pu et dû accepter trop longtemps pour lui-même !

Oui, Manoel savait tout cela, mais il savait aussi que Joam Garral, ou plutôt Joam Dacosta, était innocent, que son malheur même venait de le lui rendre plus cher et plus sacré !

Ce qu’il ne savait pas, c’était que la preuve matérielle de l’innocence du fazender existait, et que cette preuve était entre les mains de Torrès. Joam Garral avait voulu réserver pour le juge l’usage de cette preuve, qui devait l’innocenter, si l’aventurier avait dit vrai.

Manoel se borna donc à annoncer qu’il allait se rendre chez le padre Passanha, afin de le prier de tout préparer pour les deux mariages.

Le lendemain, le 24 août, une heure à peine avant celle où la cérémonie allait s’accomplir, une grande pirogue, qui s’était détachée de la rive gauche du fleuve, accostait la jangada.

Une douzaine de pagayeurs l’avaient rapidement amenée de Manao, et, avec quelques agents, elle portait le chef de police, qui se fit connaître et monta à bord.

À ce moment, Joam Garral et les siens, déjà parés pour la fête, sortaient de l’habitation.

« Joam Garral ! demanda le chef de police.

— Me voici, répondit Joam Garral.

— Joam Garral, répondit le chef de police, vous ayez été aussi Joam Dacosta ! Ces deux noms ont été portés par un même homme ! Je vous arrête. »

À ces mots, Yaquita et Minha, frappées de stupeur, s’étaient arrêtées, sans pouvoir faire un mouvement.

« Mon père, un assassin ! » s’écria Benito, qui allait s’élancer vers Joam Garral.

D’un geste, son père lui imposa silence.

« Je ne me permettrai qu’une seule question, dit Joam Garral d’une voix ferme, en s’adressant au chef de police. Le mandat en vertu duquel vous m’arrêtez, a-t-il été lancé contre moi par le juge de droit de Manao, par le juge Ribeiro ?

— Non, répondit le chef de police, il m’a été remis, avec ordre de l’exécuter sur-le-champ, par son remplaçant. Le juge Ribeiro, frappé d’apoplexie hier dans la soirée, est mort cette nuit même à deux heures, sans avoir repris connaissance.

— Mort ! s’écria Joam Garral, un instant atterré par cette nouvelle, mort !… mort ! »

Mais bientôt, relevant la tête, il s’adressa à sa femme et à ses enfants :

« Le juge Ribeiro, dit-il, savait seul que j’étais innocent, mes bien-aimés ! La mort de ce juge peut m’être fatale, mais ce n’est pas une raison pour moi de désespérer ! »

Et se tournant vers Manoel :

« À la grâce de Dieu, lui dit-il. Il s’agit de voir, maintenant, si la vérité peut redescendre du ciel sur la terre ! »

Le chef de police avait fait un signe à ses agents, qui s’avançaient pour s’emparer de Joam Garral.

« Mais parlez donc, mon père ! s’écria Benito, fou de désespoir. Dites un mot, et nous aurons raison, fût-ce par la force, de l’horrible méprise dont vous êtes victime !

— Il n’y a pas ici de méprise, mon fils, répondit Joam Garral. Joam Dacosta et Joam Garral ne font qu’un. Je suis, en effet, Joam Dacosta ! Je suis l’honnête homme qu’une erreur judiciaire a condamné injustement à mort, il y a vingt-trois ans, à la place du vrai coupable. De ma complète innocence, mes enfants, une fois pour toutes, j’en jure devant Dieu, sur vos têtes et sur celle de votre mère !

— Toute communication entre vous et les vôtres vous est interdite, dit alors le chef de police. Vous êtes mon prisonnier, Joam Garral, et j’exécuterai mon mandat dans toute sa rigueur. »

Joam Garral, contenant du geste ses enfants et ses serviteurs consternés :

« Laissez faire la justice des hommes, dit-il, en attendant la justice de Dieu ! »

Et, la tête haute, il s’embarqua dans la pirogue.

Il semblait, en vérité, que de tous les assistants, Joam Garral fût le seul que cet effroyable coup de foudre, tombé si inopinément sur sa tête, n’eût pas écrasé !





FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE