La Japonisation de la Chine

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La Japonisation de la Chine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 786-824).
LA
JAPONISATION DE LA CHINE

La guerre russo-japonaise aura d’étranges conséquences : la Russie, qui en est la victime, la Chine, qui en est l’enjeu, en subissent déjà l’une et l’autre le contre-coup jusque dans les moelles de leur organisme social ; elles en sont ébranlées jusque dans les fondemens de leur vie nationale. Pour l’une et pour l’autre la guerre sera la cause, en tout cas le signal d’un bouleversement profond dans leur constitution et dans leurs destinées. La guerre aura été ainsi, une fois de plus, le ressort puissant dont le déclanchement soudain précipite les révolutions et propage au loin leurs effets ; une fois de plus, la réalité brutale de l’histoire aura répondu aux illusions pacifistes des révolutionnaires.

Ces révolutions, dont nous constatons les prodromes en Russie comme en Chine, il est curieux d’observer que, dans l’un et l’autre pays, si elles s’accomplissent suivant des modes différens, elles aboutiront cependant à certaines conséquences de même nature : les barrières séculaires qui séparent l’Empire du tsar comme celui du Fils du Ciel des pays qui les avoisinent vont s’abaisser et disparaître. Il est dangereux pour un peuple, par ce temps d’impérialisme agressif, de ne pas ressembler aux autres et de s’obstiner à faire figure à part. On peut prévoir que la Russie va se débarrasser de tout ce qui reste d’asiatique et d’archaïque dans son gouvernement et dans ses mœurs, pour se mettre à l’unisson des autres nations de race blanche et de civilisation chrétienne ; sa défaite par un peuple jaune aura achevé de l’européaniser. La Chine, elle, attend un Pierre le Grand : ouvrant ses frontières à tous les bienfaits que les civilisations étrangères peuvent apporter à son pays, il lui assurera sa place parmi les grandes puissances et, d’un immense agrégat de communautés agraires et de vies particularistes, il constituera une nation. On risquerait, en poussant trop loin la comparaison, de tomber dans le paradoxe ; mais, à la condition de ne pas l’exagérer, l’analogie est réelle : elle rappelle les origines semi-asiatiques de la Russie et la double façade qui fait d’elle un État européen d’un côté, et de l’autre une autocratie asiatique.

Depuis la guerre de 1894-1895, où les Japonais lui démontrèrent, en la battant sans difficulté, la supériorité de la civilisation européenne qu’ils venaient d’adopter, la Chine s’ouvre peu à peu aux méthodes et aux machines étrangères ; les Grandes Murailles qui l’isolaient du reste du monde, comme un prodigieux anachronisme, s’effondrent. Il n’y a guère plus de dix ans, elle opposait la force d’inertie de son tranquille dédain a toutes les entreprises exotiques ; satisfaite de contempler ses propres vertus dans ses vieux philosophes et dans ses vieilles annales, elle méprisait, comme des inventions diaboliques, tout ce qui venait des « Barbares de la mer, » et maintenant elle se met à l’école de l’étranger ! La crise de 1900 n’a été qu’une secousse passagère, la dernière résistance à une révolution inévitable dont elle n’a fait que précipiter le triomphe. La guerre actuelle fait taire les dernières répugnances de la Chine d’autrefois ; nous approchons du moment décisif où l’Empire du Milieu orientera décidément vers des destins nouveaux son existence nationale : ce ne sera pas l’un des moindres résultats des grandes batailles de Mandchourie.

Nous nous demandions ici, dès 1897, en présence des premiers signes de la rénovation de la Chine, sous quelles influences extérieures elle évoluerait et à qui reviendraient les bénéfices de la mise en valeur de ses richesses ; nous montrions les avantages que le Japon tirerait de ses victoires et ceux que les puissances européennes, et principalement la Russie, la France et l’Allemagne, devraient à leur intervention de 1895, et nous laissions prévoir l’éventualité déjà redoutable d’un conflit entre la Russie et le Japon. Nous touchons aujourd’hui au dénouement du drame que nous avions intitulé la Chine qui s’ouvre[1]. Les victoires du Japon sur terre et sur mer, le recul de l’Europe, qui en est la conséquence, l’élimination de la puissance russe des mers d’Extrême-Orient ne laissent au premier plan, en face de la « Chine en convulsion, » que le Japon triomphant ; en attendant le concurrent américain qui se prépare et qui s’arme, il est le maître des mers Jaunes ; il est en mesure de peser à son gré sur les destinées de l’Empire du Milieu ; dans la lutte pour le Pacifique, le vainqueur, c’est lui.

Les conséquences de cette entrée de la Chine, avec ses 400 millions d’habitans, dans le courant de la vie moderne, apparaissent aujourd’hui plus importantes encore qu’il n’était permis, naguère encore, de le deviner. Cette « modernisation » prochaine d’un empire qui passait, à tort d’ailleurs, pour l’image même de l’immutabilité, ne peut plus être mise en doute, mais la manière dont elle s’achèvera reste incertaine : elle peut être le résultat de la pénétration d’étrangers venus de tous les pays et de l’action concordante de toutes les puissances de culture européenne ; sur le vieux fonds immuable des mœurs antiques viendrait se surajouter l’édifice hétéroclite d’une Chine cosmopolite ; les étrangers présideraient à sa mise en valeur économique, à la création des industries, des chemins de fer, de tout l’appareil des civilisations occidentales : la transformation de la Chine serait alors, si l’on ose employer pareil jargon, une « européanisation. » Ce résultat paraissait être, il y a peu de mois encore, le plus probable ; mais les victoires du Japon ont modifié singulièrement les positions respectives des concurrens ; c’est l’exemple de ses succès qui décide le triomphe du mouvement réformateur en Chine ; c’est par son intermédiaire que les Chinois se résignent à accepter notre civilisation que leurs adroits voisins ont l’art de leur présenter sous une forme aisément assimilable et dont ils savent à merveille leur déguiser l’origine étrangère ; en se mettant à l’école du Japon, les Chinois espèrent surtout apprendre de lui les moyens d’éliminer peu à peu les Occidentaux de l’Extrême-Asie et de se passer de leur concours. La transformation de la Chine s’opère donc sous la forme d’une « japonisation : » elle pourrait amener à bref délai, si nous n’y prenions garde, l’exclusion des Européens. Mais un parti déjà nombreux dans l’Empire prépare une évolution purement chinoise ; elle se ferait à l’imitation du Japon, mais non pas sous sa tutelle ; elle demanderait aux Japonais des exemples et des professeurs, mais elle se garderait de leur laisser prendre une influence prépondérante ; au besoin, la Chine chercherait un appui parmi les nations européennes pour tenir en bride son trop puissant voisin ; et ainsi, empruntant aux uns et aux autres, mais assimilant toujours ses emprunts, pratiquant, entre ses amis trop empressés, une politique d’équilibre, et neutralisant leurs ambitions les unes par les autres, jusqu’au jour où elle serait en mesure de se suffire à elle-même, elle tirerait de son propre fonds tous les élémens de sa rénovation nationale, elle accomplirait une de ces révolutions qui ont été si nombreuses dans son histoire, elle resterait elle-même tout en devenant, à tous les points de vue, un État moderne, armé et outillé comme une grande puissance. La Chine, avec la prodigieuse force d’assimilation qu’elle doit à son organisation sociale, a toujours su « chinoiser » les races qui ont prétendu la dominer ; mais elle-même a subi de profondes et fréquentes transformations : ce qui est nouveau, chez elle, ce n’est pas la révolution, c’est l’immobilité : elle lui a été imposée par ses vainqueurs mandchoux comme un moyen de maintenir plus sûrement leur domination sur son innombrable population. L’heure des révolutions est revenue pour la Chine ; et les révolutions de la Chine ont toujours eu, dans l’histoire, de lointaines et terribles répercussions.

Il est impossible de prévoir comment s’accomplira finalement la métamorphose d’où la Chine nouvelle sortira, mais on peut étudier, à l’aide de documens précis, le progrès des idées réformatrices et le rôle actuel des Japonais dans cette transformation : c’est ce que, grâce à des renseignemens inédits, nous voudrions tenter de faire.


I

L’idée d’une réforme suppose la conscience d’un état de choses défectueux et la notion d’un modèle à imiter : les victoires du Japon, pendant la guerre de 1894-1895, ont donné l’une et l’autre à la Chine : de là naquit le mouvement réformiste. Les Chinois avaient été, avant cette guerre, battus par des armées ou des flottes européennes, mais l’Empire n’en avait pas été troublé : les vainqueurs n’étaient-ils pas les barbares étrangers et ne devaient-ils pas ces succès militaires à des procédés que la Chine pouvait mépriser et ne devait pas craindre ? Ni la guerre de 1860, ni les luttes contre les Français au Tonkin, coups d’épingle à la surface de l’empire chinois, n’en ébranlèrent la masse. Il en fut autrement des victoires japonaises. Battus par des voisins, par des hommes de race jaune qui jadis ont reçu de Chine le meilleur de leur civilisation, les Chinois les plus intelligens commencèrent à comprendre tout le bénéfice que le Japon a tiré de sa révolution et de l’adoption des procédés et des outils européens ; pour la première fois, l’introduction des réformes leur apparut, non plus comme une ruse des étrangers pour dominer leur pays et l’exploiter, mais, au contraire, comme le seul moyen de résister à leurs exigences et de mettre un terme à leurs empiétemens. Avec toute la subtilité de leur génie, les Japonais travaillèrent à atténuer l’humiliation de la défaite subie en se prévalant du service rendu ; ils surent accroître leur crédit de toutes les défiances qui grandissaient envers les Européens. L’influence du marquis Ito n’a pas été étrangère à la naissance du mouvement réformiste de 1898, et, dans cette même crise, les représentans de la Russie ont appuyé l’impératrice douairière et le parti mandchou. Ainsi, dès l’origine, en présence des tendances réformistes, les puissances se groupent selon leurs affinités et leurs intérêts : les Japonais, suivis par les Anglais, encouragent les novateurs ; le Japon et Hong-kong deviennent les deux foyers d’où partent les libelles, où s’organisent les complots, où se réfugient les conspirateurs ; au contraire, la Russie, avec la France et le plus souvent l’Allemagne, persistent dans la ligne de conduite qu’elles ont adoptée en 1895 ; elles s’attachent au principe de l’intégrité de l’Empire, au maintien de la dynastie et font valoir leur protection pour obtenir des avantages commerciaux ou des concessions.

L’histoire de la réforme, tentée, de juin à septembre 1898, par l’empereur Kouang-Siu, conseillé par Kang-Yu-Wei, est trop connue pour que nous en refassions le récit ; nous nous contenterons d’en rappeler le caractère. Il s’agissait bien d’une réforme, non d’une révolution. Le précepteur de l’Empereur, Wong-Tong-Ilo, avait fait lire à son élève deux livres de Kang-Yu-Wei traitant, l’un de l’histoire de Pierre le Grand, l’autre de la révolution de Meiji, au Japon : Kouang-Siu avait rêvé d’être un Pierre le Grand et appelé auprès de lui Kang-Yu-Wei. Les édits novateurs émanaient directement de la volonté impériale dans toutes les formes légales ; ils ne détruisaient pas les antiques institutions pour les remplacer par des importations étrangères ; c’est dans le vieux fonds traditionnel qu’ils allaient chercher les élémens d’une restauration nationale. Confucianiste orthodoxe, Kang-Yu-Wei invoquait l’autorité des philosophes classiques, prêchait le retour aux saines doctrines et aux vieilles mœurs : tant il est vrai que les convictions réactionnaires, lorsqu’elles sont poussées jusqu’au bout de leur logique, conduisent souvent aux plus révolutionnaires audaces. Les réformateurs acceptaient les encouragemens et l’appui moral des Japonais, mais ils entendaient rester avant tout Chinois.

On sait comment l’impératrice Tze-Hi, soutenue par le Mandchou Jong-Lou et Li-Hong-Chang, arrêta net la série d’édits par lesquels l’Empereur avait tenté d’improviser à la vieille Chine une toilette moderne. Contraint de signer sa propre déchéance, Kouang-Siu fut relégué au fond de son palais, et l’Impératrice mère reprit l’exercice du pouvoir. Plusieurs des partisans de Kang-Yu-Wei furent décapités ; lui-même parvint à gagner un bateau anglais et à s’enfuir à Singapour ; il vit aujourd’hui aux Indes où il est l’hôte et le protégé du vice-roi ; il y attend, en étudiant, sous la direction des Anglais, les institutions et les mœurs européennes, que la mort de Tze-Hi lui permette de rentrer en Chine. Son parti est très désorganisé et sa personne toujours honnie ; mais ses idées sont triomphantes, adoptées par la Cour elle-même, exploitées et réalisées par ses ennemis d’autrefois, pendant que ses anciens partisans, les Cantonais, les riches Chinois de Singapour ou de Hong-kong, passent au parti révolutionnaire ; le plus connu de ses anciens amis, Liang-Tche-Tchao, émigré après l’affaire de 1898 au Japon, où il a fondé un journal réformiste chinois, est devenu l’un des chefs des révolutionnaires. Il se pourrait que le réformateur de 1898 eût le sort de tant d’initiateurs : le jour où ses idées triompheront, lui-même sera presque entré dans l’oubli.

Exilées ou décapitées dans la personne de Kang-Yu-Wei et de ses partisans, les idées réformistes ne disparurent pas ; elles trouvèrent, l’année même où avorta la tentative de Kouang-Siu, un interprète haut placé dans la personne de Tchang-Tche-Tong, le puissant vice-roi des deux Hou ; son livre fameux, Exhortation à l’étude, est le véritable manifeste du parti réformiste. Tchang-Tche-Tong est un réformateur, un traditionaliste et un nationaliste ; sa voix indignée n’a jamais manqué de protester chaque fois que le gouvernement a cédé une parcelle du territoire chinois ; sans toucher au vieux fonds de l’organisation sociale et morale de la Chine, il recommande d’adopter tout ce que l’on trouvera à l’étranger d’utile au bien de l’Empire et de demander aux Japonais des conseils et des professeurs. Lui-même donne l’exemple, fait appel à des Nippons pour l’organisation de ses troupes et de son Université, envoie des jeunes gens de son gouvernement faire leurs études à Tokio. La Jacquerie démagogique des Boxeurs, loin d’arrêter le progrès des idées nouvelles, ne fit que l’accélérer ; les événements de 1900 montrèrent la Chine hors d’état de fermer ses portes aux étrangers et permirent aux Japonais de donner une seconde et vigoureuse leçon à l’inertie du gouvernement chinois. Les vice-rois du Yang-tse, Tchang-Tche-Tong et son collègue de Nankin, qui avaient su maintenir la paix et l’ordre dans leurs gouvernemens et avaient pris sur eux de conclure avec les consuls étrangers des conventions particulières pour le maintien de la sécurité publique, virent leur autorité s’accroître en proportion des services qu’ils avaient rendus pendant la période des troubles ; l’insurrection réprimée, l’Impératrice chercha à s’appuyer sur eux pour fortifier son gouvernement en adoptant une partie de leurs projets réformistes. Le vice-roi du Tche-li, Yuan-Chi-Kai, avait été, en 1898, le soutien de l’Impératrice et le proscripteur des réformateurs ; très influent à la Cour et disposant des meilleures troupes de l’Empire, il est aujourd’hui, avec Tchang-Tche-Tong, le plus ardent promoteur des réformes et le plus zélé propagateur des idées et des procédés japonais. L’influence prépondérante de ces deux personnages a déterminé une évolution générale dans l’esprit public : aujourd’hui, à part quelques hauts mandarins et quelques lettrés qui s’obstinent à bouder toute innovation, l’élite intellectuelle des hommes qui gouvernent la Chine accepte et mette en pratique les idées réformistes ; les Mandchoux eux-mêmes ne veulent plus rester en arrière ; les provinces qui passaient autrefois pour les plus fermées aux étrangers, comme le Hou-nan, sont maintenant les plus pressées de courir aux nouveautés. La Cour a suivi le mouvement, suivant la formule éternellement vraie, pour continuer à le diriger ; les derniers édits de l’Impératrice dépassent, nous le verrons, ceux que Kang-Yu-Wei avait inspirés en 1898 ; aussi tous les anciens complices du réformateur, à l’exception de Liang-Tche-Tchao, ont-ils été amnistiés et même réintégrés dans leurs charges et dignités. De temps en temps, les réactionnaires manifestent leur mauvaise humeur par quelque coup à l’ancienne mode, comme ce jour où ils firent mourir sous le bâton le malheureux journaliste Chen-Tsin accusé d’avoir mal parlé de l’Impératrice ; mais ces résistances isolées n’arrêtent pas le mouvement devenu irrésistible : la vieille Chine change, sinon de cœur, du moins de façade.

Dirigé par des vice-rois comme Yuan-Chi-Kai et Tchang-Tche-Tong, le mouvement réformateur est officiel ; il vise à réformer l’Empire par des édits impériaux, à l’imitation des Japonais et avec leur appui ; rien de révolutionnaire, au sens politique du mot, ne vient s’y mêler ; la dynastie est respectée, au moins provisoirement ; l’unité et l’intégrité de la Chine ne sont pas mises en question. Tout autre est le programme des révolutionnaires de la Chine méridionale ; imprégnés de culture et d’idées étrangères, mais en même temps très « nationalistes, » ils affichent leur dessein de renverser la dynastie mandchoue et d’affranchir les vrais Chinois du joug humiliant de ces Tartares ; impuissans à délivrer tout l’Empire, ils se contentent de fomenter des insurrections pour aboutir à une sécession des quatre provinces du Sud-Est : les deux Kouang, le Koui-tcheou et le Hou-nan ; autour de Canton, un État nouveau s’organiserait, avec l’appui des puissances étrangères, et remplacerait l’ancien gouvernement par des institutions libérales empruntées à l’Angleterre et à l’Amérique. Le chef de ce parti est Sun-Yat-Sen.

Ce curieux, énergique et intelligent personnage m’a exposé lui-même, lors de son récent passage à Paris, ses idées et ses projets. Né aux îles Sandwich, d’un père originaire de la province de Canton, Sun-Yat-Sen a aujourd’hui trente-sept ans ; il a fait à Honolulu et aux Etats-Unis de sérieuses études qu’il a complétées à Hong-kong où il resta cinq ans et obtint le grade de licencié en médecine ; il comptait s’établir à Macao, mais les Portugais lui refusèrent le droit d’y exercer son art : c’est alors qu’il commença à s’occuper de politique et à travailler au mouvement de la « Jeune Chine. » Ses partisans et lui-même ne croient pas la Chine capable de se réformer par sa propre initiative : les mandarins n’ont-ils pas intérêt à conserver des abus dont ils vivent et la dynastie mandchoue ne se maintient-elle pas uniquement grâce à la corruption officielle et à l’ignorance systématique qu’elle favorise ? La réforme nécessaire ne peut donc venir que d’un coup de force appuyé par les étrangers ; Sun-Yat-Sen, depuis 1895, déploie une énergie et une activité extraordinaires à préparer ce coup qu’à trois reprises déjà il a vainement tenté de faire réussir. Au dehors, Sun trouve un appui efficace et une aide pécuniaire parmi les Chinois enrichis qui vivent à l’étranger ; gros « compradores » de Hong-kong, « babas » de Singapour et des Straits-Settlements, négocians ou banquiers de Java, des Philippines, du Japon, des Sandwich ou de San-Francisco. Au dedans, il recrute ses bandes de partisans parmi les affiliés des Triades. Cette puissante société secrète remonte au milieu du XVIIe siècle, au temps où la Chine méridionale se souleva contre les empereurs mandchoux qui venaient de supplanter la dynastie chinoise des Ming ; la résistance, étouffée dans le sang, se prolongea par les sociétés secrètes, et les haines chinoises contre le joug étranger restèrent vivaces : en 1806, c’est le Fo-kien et le Kouang-toung qui se révoltent ; en 1860, éclate l’effroyable insurrection des Taï-Ping qui reste durant plusieurs années maîtresse de toute la Chine du Sud. Les Triades continuent, avec la ténacité indomptable de la race, la tradition antidynastique des Taï-Ping ; leurs bandes armées sont actuellement maîtresses du Kouang-si septentrional et de quelques cantons du Koui-tcheou et du Yun-nan, et ce sont elles qui fournissent à Sun-Yat-Sen les troupes de partisans avec lesquelles, à trois reprises, il a tenté un coup de main sur Canton ; à la fin de 1902, le chef des Triades, IIung-San-Tsien-Tsoeï, descendant de l’ancien chef des Taï-Ping, est, dit-on, venu à Hong-kong pour s’y aboucher directement avec Sun-Yat-Sen. Les bandes rebelles, qui tiennent la campagne dans le Kouang-si, paraissent donc être d’accord avec les révolutionnaires : elles reçoivent par leur intermédiaire des armes et des munitions ; elles sont prêtes à accourir à leur appel.

Les révolutionnaires comptent sur les sympathies de la colonie anglaise de Hong-kong où ils ont toujours rencontré des sentimens bienveillans et quelquefois même une aide efficace. Le rocher de Hong-kong est attaché au flanc de l’immense Chine comme un brûlot au flanc d’un vaisseau de haut bord : de là partent, là se réfugient les révolutionnaires ; là s’impriment les pamphlets ; là se forme peu à peu une classe de Chinois anglicisés qui perdent leur mentalité nationale et deviennent des fauteurs de troubles. C’est Hong-kong qui a rendu possibles les tentatives de Sun-Yat-Sen. La première date de 1895. Après l’humiliation de Shimonoseki, le parti de la « Jeune Chine » racole des soldats licenciés et prépare, pour un jour du mois d’octobre, une attaque de vive force sur Canton ; les bandes rebelles devaient entrer dans la ville, y trouver des armes, des munitions, de la dynamite, arrêter les fonctionnaires et proclamer le nouveau gouvernement ; en même temps, 400 hommes qui, depuis plusieurs mois, s’exerçaient à Hong-kong, sous l’œil bienveillant de la police britannique, devaient s’embarquer et venir prêter main-forte aux insurgés. Ce plan échoua piteusement : l’une des bandes, rencontrée par des réguliers, fut mise en déroute ; les autres se dispersèrent ; les conjurés de Canton brûlèrent leurs papiers et s’enfuirent ; on se hâta de télégraphier à Hong-kong, mais les 400 étaient déjà en mer et, lorsqu’ils arrivèrent dans le port, la police impériale n’eut qu’à les cueillir. Sun parvint à gagner Macao et de là Honolulu et Londres ; une cinquantaine de têtes tombèrent ; la révolution fut ajournée.

Les événemens de 1900 parurent aux chefs de la « Jeune Chine » une occasion propice pour renouveler leur tentative ; Sun-Yat-Sen, frappé, à Hong-kong, à la demande des autorités chinoises, de cinq ans d’interdiction de séjour, n’avait jamais cessé d’y faire de fréquentes apparitions ; il s’y abouchait avec de hauts personnages de l’Empire, il y préparait ostensiblement une nouvelle insurrection. Dans les premiers jours d’octobre, le bruit se répandit que des bandes de rebelles parcouraient le district de Wei-tcheou et que, dans cette ville même, 10 000 insurgés avaient repoussé les troupes impériales commandées par notre ancien adversaire du Tonkin, Liou-Vinh-Phuoc ; on était étonné d’apprendre que parmi ces gens sans aveu, ces affiliés des Triades, ces pirates du Delta, régnait une discipline sévère qui décelait la présence d’un chef énergique et organisateur ; au contraire des Boxeurs, les gens de Sun-Yat-Sen respectaient les étrangers, les missionnaires ; leurs drapeaux portaient : « Protégeons les étrangers et détruisons les Mandchoux ; » ils proclamaient qu’ils ne faisaient la guerre qu’aux mandarins pour l’affranchissement du peuple. D’aussi avisés révolutionnaires avaient toutes les sympathies des journaux de Hong-kong ; le 30 octobre, le Hong-kong Daily Press écrivait : « Le but des insurgés est le renversement de la dynastie mandchoue et la régénération de la Chine sous un gouvernement purement chinois. Le gouvernement qu’ils veulent établir sera éclairé, progressif et bienveillant à l’égard des étrangers. La proclamation et les manifestes publiés récemment expliquent leur politique, et l’absence de plaintes de la part des missionnaires et des chrétiens est une preuve de leurs bonnes intentions ;… ils méritent les sympathies des puissances civilisées. » Mais, ce jour-là même, on apprenait à Hongkong que, le 23, les rebelles avaient subi deux échecs et que leurs bandes, sans munitions, se dispersaient ; le lendemain, les journaux déploraient la victoire du gouvernement, et Hongkong, encore une fois, offrait un refuge à Sun-Yat-Sen proscrit.

La dernière tentative du chef révolutionnaire date de 1903. Au jour fixé, le 26 janvier, le vice-roi de Canton et les principaux mandarins devaient être assassinés en bloc au temple de l’Empereur où ils se rendraient pour une cérémonie, le trésor devait être saisi, la garnison immobilisée, le maréchal tartare arrêté, plusieurs quartiers incendiés ; à la faveur de l’effroi général, les insurgés seraient maîtres de la capitale, appelleraient à eux les débris de leurs bandes de 1900, donneraient la main aux rebelles qui tiennent la campagne dans le Nord-Est du Kouang-si, proclameraient le nouveau gouvernement et organiseraient un État séparatiste dans le bassin du Si-kiang. Tout était prêt : on avait réuni des approvisionnemens de toute sorte, des armes, des engins de guerre, de la nitroglycérine et jusqu’à trois cents paires de ciseaux pour couper les tresses, symbole de la servitude mandchoue. Tout ce matériel venait de Hongkong, en dépit des ordonnances locales prohibant la vente des armes ; tout avait été préparé au vu et au su des autorités anglaises. Il paraît certain, en outre, que les chefs du mouvement avaient au Japon des intelligences et un compte ouvert dans une banque. La police chinoise éventa une machination si compliquée ; le complot échoua, mais les chefs échappèrent encore.

Cet insuccès fut accueilli à Hong-kong avec un vif dépit ; le gouverneur refusa d’arrêter les réfugiés et, lorsqu’il fut saisi d’une demande régulière d’extradition, il s’arrangea pour ne trouver que des comparses qui furent relâchés trois jours après sans débat public ; les journaux affectaient de ne pas prendre au sérieux le complot ; « beaucoup de bruit pour rien, » disait le Hong-kong Daily Mail. Grâce à cette inertie qui équivalait à un aveu de complicité, l’organisation révolutionnaire, malgré ses trois échecs, demeurait intacte ; son trésor, qui renfermait, dit-on, 2 millions de dollars, était à l’abri de toute atteinte ; Sun pouvait attendre une nouvelle occasion d’agir et recommençait à courir le monde.

Ainsi, révolutionnaires violens et sécessionnistes comme Sun-Yat-Sen, réformateurs comme Kang-Yu-Wei, ont trouvé aide, asile et protection dans les possessions anglaises et au Japon. En 1900, un haut fonctionnaire britannique, faisant allusion à la tentative de Sun-Yat-Sen sur Canton, disait : « Au cas où le mouvement insurrectionnel se propagerait dans le Nord et acquerrait une grande force, nous examinerions s’il ne conviendrait pas de le considérer comme pouvant constituer un gouvernement régulier. » Tant qu’ils furent inquiets des progrès de la Russie dans la Chine du Nord, Anglais et Japonais pratiquèrent une politique particulariste et réformiste dans la Chine du Sud et spécialement dans cette vallée du Yang-tse où la Grande-Bretagne espérait trouver une nouvelle Égypte. En soutenant au contraire le gouvernement de l’Impératrice, la Russie et lu France sauvèrent l’Empire du Milieu d’un partage qui aurait été tout au bénéfice de l’Angleterre ; mais, par la force des choses, elles se posèrent en adversaires du progrès et des réformes nécessaires.

Les dernières lettres d’Extrême-Orient nous révèlent des symptômes d’un revirement très significatif de la politique japonaise. Depuis que les victoires des armées et des flottes du Mikado ont rejeté au second plan l’influence russe, il a paru aux Japonais que le moment était venu de reprendre pour leur compte la politique qui avait réussi à leurs adversaires, d’établir leur hégémonie protectrice sur la dynastie régnante et, par elle, sur la Chine tout entière : le Japon prépondérant dans une Chine intacte, telle paraît être la formule qui prévaut aujourd’hui à Tokio ; quant à la Grande-Bretagne, les conséquences inévitables de sa politique la réduiront bientôt à n’avoir, à côté du Japon, qu’un rôle secondaire et à recueillir les miettes d’une prépondérance qui échappe à la race blanche pour passer décidément aux Jaunes. Subsides aux révolutionnaires, encouragemens à Sun-Yat-Sen, s’il faut en croire des nouvelles récentes, auraient cessé brusquement ; les agens japonais à Pékin seraient devenus les protecteurs de la dynastie. Pareille volte-face pose pour nous, maîtres de l’Indo-Chine, un nouveau problème de tactique politique ; nous avions jusqu’ici regardé les révolutionnaires du Kouang-si et du Kouang-toung comme des agens de l’influence britannique et nous redoutions leur succès ; si, au contraire, le Japon, entraînant à sa suite l’Angleterre, vend à la dynastie mandchoue son appui pour venir à bout de toutes les résistances et, en attendant peut-être qu’il puisse la supplanter, exerce sa propre influence sous le couvert de l’autorité de l’Impératrice, les conditions du problème se trouvent retournées : en face d’une Chine japonisée, nous pourrions voir sans regret se former à nos portes, dans les provinces méridionales, une Chine indépendante et vraiment chinoise où nous aurions le champ libre pour exercer l’influence à laquelle notre empire indo-chinois nous donne le droit et le moyen de prétendre. Les triomphes du Japon ont modifié complètement la situation respective des puissances en Extrême-Orient ; les nations de l’Europe continentale vont peut-être se trouver obligées d’envisager sous un nouvel aspect l’avenir de l’Empire du Milieu. L’attitude nouvelle des Japonais est en tout cas la preuve que la Chine et sa dynastie elle-même sont aujourd’hui si imprégnées de japonisme, que le gouvernement du Mikado sent le moment venu de recueillir les fruits de sa politique de pénétration lente et d’initiation progressive.


II

Il est très difficile de saisir sur le vif et d’analyser les moyens d’influence et les méthodes de pénétration des Japonais ; leur extérieur, le costume qu’ils savent adopter, l’écriture dont ils se servent, la langue qu’ils apprennent facilement, leur permettent de passer inaperçus dans les provinces les plus reculées de la Chine : là où l’Européen soulèverait une émeute, le Japonais s’installe sans provoquer d’émotion ; colporteur, journaliste, barbier, photographe, marchand, il sait partout se rendre utile, bientôt indispensable ; insinuant et souple, poli jusqu’à l’obséquiosité, habile à jouer les personnages les plus divers et à se glisser dans la familiarité du Yamen des hauts mandarins, il sait tout, il a tout vu et tout retenu ; on n’a pas oublié l’histoire de cet amiral américain qui reconnut dernièrement, dans un capitaine de vaisseau japonais, son ancien cuisinier ! Merveilleusement doué pour tous les métiers et tous les rôles, le Japonais est espion de naissance comme il est soldat de race ; il est commerçant comme il est marin ; il a une aptitude instinctive à s’accommoder des circonstances et à plier ses desseins à leur mobilité ; les vertus de sa race et de son Empereur, la gloire de son pays, il sait les faire valoir, les vanter avec tout l’art d’un voyageur de commerce passé maître en la réclame ; mais ce qu’il colporte, lui, c’est la grandeur et la puissance de sa patrie, c’est sa suprématie militaire, économique, politique ; son abnégation patriotique ennoblit les moyens parfois équivoques qu’il n’hésite pas à employer pour parvenir à ses fins. L’effort de tous ces Japonais, isolés, comme perdus dans l’immensité de l’Empire du Milieu, n’est incohérent qu’en apparence ; tout, au contraire, aboutit à l’organisme central, au gouvernement d’où vient le mot d’ordre et l’impulsion ; tout est préparé en vue d’un objet déterminé d’avance et patiemment poursuivi : l’infiltration japonaise a l’air d’un immense complot. Dans la lutte pour la vie et pour la prééminence politique, le Japonais se montre tel qu’il est sur le champ de bataille : lorsqu’il aborde la position dont il a reçu l’ordre de s’emparer, il reste invisible, il chemine à couvert, s’abrite derrière le moindre obstacle, ploie son corps souple aux formes du terrain, creuse en quelques coups de bêche un trou où il se terre et d’où il fait le coup de feu ; mais le terrain une fois conquis lui appartient : on peut le tuer, on ne le fera pas déguerpir ; personne ne l’a vu arriver et cependant il est là, il s’établit sur la position et il y reste.

Dans quelle mesure les réformes et les innovations sont-elles suggérées aux Chinois par cette influence japonaise qui s’insinue d’abord pour s’imposer ensuite ? Il est difficile de le dire ; on peut du moins constater la présence et l’action des Japonais partout où une réforme s’accomplit ou se prépare. Depuis 1895, et surtout depuis 1900, la Chine, vaincue et humiliée à deux reprises, travaille, sous la haute direction des Japonais, à constituer une armée à l’européenne. Yuan-Chi-Kai, l’admirateur et l’ami des Japonais, a le premier donné l’exemple ; ses collègues ont suivi ; les corps de troupes de chaque province sont encore peu nombreux, sauf celui de Yuan qui compte, dit-on, de 30 000 à 50 000 hommes disciplinés et bien équipés, mais partout des écoles de cadets ont été créées ; ne faut-il pas former d’abord des cadres avant d’appeler des recrues[2] ? Outre les écoles provinciales, quatre écoles supérieures comparables à notre Saint-Cyr ont été ouvertes à Paoting, Ou-tchan, Nankin et Canton. Dans toutes ces écoles, sauf deux, où des instructeurs allemands se sont maintenus grâce à l’influence de la maison Krupp, l’instruction militaire est donnée par des Japonais ou par des Chinois formés au Japon. Auprès de tous les généraux des troupes chinoises provinciales, et même auprès des maréchaux tartares, on trouve un ou deux Japonais, généralement officiers passés dans le cadre de réserve, qui sont chargés de toute l’instruction technique. Les officiers européens sont partout obligés de céder la place. Comment lutteraient-ils d’ailleurs ? Un Japonais demande 80 à 100 taels par mois, un Allemand ou un Anglais exige de 300 à 350 taëls ! A l’école militaire de Canton, aux portes de l’Indo-Chine, les six professeurs étrangers sont tous japonais ; japonais aussi les instructeurs à Yun-nan-sen. On a si bien compris, à Tokio, l’importance de cette œuvre d’éducation militaire que même les énormes vides causés par la guerre n’ont pas fait rappeler les instructeurs détachés dans l’Empire du Milieu. Chaque année plus de 700 jeunes Chinois, frais émoulus des écoles du Japon, reçoivent un grade dans l’armée de la province qui a fait les frais de leur stage ; ils reviennent imbus des doctrines militaires de l’état-major de Tokio, transfigurés par l’atmosphère de patriotisme exalté et de sacrifice volontaire où ils ont vécu pendant trois ans. La Chine compte actuellement plus de 3 000 officiers instruits à la japonaise ; tous s’enthousiasment au récit des victoires de leurs maîtres et brûlent de les imiter. A Fou-tcheou, dans la province du Fo-kien, la plus « japonisée » de toutes, les professeurs de l’école militaire, parmi lesquels deux Japonais officiellement attachés à l’école, ont fait des conférences sur les batailles de Mandchourie et illuminé à la gloire des vainqueurs ; les protestations du consul de Russie se sont perdues dans l’enivrement du triomphe des « Jaunes. » Le capitaine d’Ollone, qui a parcouru, l’année dernière, les principales villes de l’Empire, témoigne avoir vu partout de petits corps bien exercés, formés aux meilleures méthodes européennes, souples et adroits aux exercices du corps, munis de bons fusils et de canons modernes : nous voilà loin des fameuses « bannières » avec leurs soldats armés d’arcs, leurs parasols et la profusion de leurs drapeaux ! Le recrutement s’est amélioré ; aux dernières levées, dans le Hou-pe notamment, on a compté une proportion appréciable de volontaires instruits, bacheliers même. Le mandarin militaire est moins méprisé ; la leçon de la défaite a appris aux Chinois qu’un grand État qui tient à son indépendance ne saurait être impunément antimilitariste ; les lettrés les plus éminens sont aujourd’hui les premiers à reconnaître la nécessité d’organiser une armée nationale solide, capable de faire respecter les intérêts et la dignité de l’Empire. Les étudians donnent l’exemple du patriotisme : au commencement de 1903, lorsqu’on apprit que les Russes refusaient d’exécuter leurs promesses et d’évacuer la Mandchourie, les étudians chinois de Tokio s’organisèrent aussitôt en bataillon de volontaires et déléguèrent deux des leurs au vice-roi du Tche-li pour lui offrir de marcher au premier rang contre les envahisseurs ; les étudiantes elles-mêmes s’en mêlèrent ; elles organisèrent à Tokio un petit corps d’infirmières pour prêter au besoin leur concours à leurs camarades masculins. Il ne s’agit là, sans doute, que d’une minorité ; mais c’est par la tête, par l’élite, que les peuples se régénèrent ; de tels symptômes sont caractéristiques ; ils rappellent les temps du Tugendbund en Allemagne ; ils signifient que la vieille Chine se renouvelle et se métamorphose.

Il n’existait, jusqu’à présent, en Chine, ni armée, ni marine nationale ; chaque vice-roi entretenait les troupes qu’il jugeait nécessaires à la sécurité de sa province ; l’Empereur disposait seulement des « bannières » tartares qui, depuis longtemps, ont perdu toute valeur militaire. Un effort a été fait pour remédier à cette décentralisation : un organisme central a été créé, le Lieng-Ping-Tchou, sorte de conseil supérieur dans lequel prédomine la volonté de Yuan-Chi-Kai, le plus japonisant des vice-rois ; des bureaux, correspondant à une sorte de ministère de la Guerre, ont été organisés ; les vice-rois en ont bien montré quelque mauvaise humeur, mais ils ont dû s’incliner. L’Empire est divisé en vingt régions militaires correspondant aux dix-huit provinces, au Turkestan et à la banlieue de Pékin ; chacune de ces régions doit avoir deux divisions comprenant douze bataillons d’infanterie, de la cavalerie, un régiment d’artillerie et une compagnie du génie, soit 12 000 hommes : le total ferait 480 000 hommes. En outre, des réserves sont prévues ; les hommes, après neuf années de service actif, resteraient trois ans dans la première réserve, astreints à deux mois d’exercices par an, et trois ans dans la seconde, astreints encore à quelques jours de présence sous les drapeaux. Mais pour entretenir une pareille armée, il faudrait un budget considérable ; faute de cette réforme capitale toutes les autres sont exposées à rester incomplètes et caduques ; on se heurte là à de très grosses difficultés, à des traditions antiques, à des lois vénérables, à la conception collective de la propriété et à l’organisation coopérative de la production. Cependant le courant réformiste est si fort que l’on ne saurait manquer de trouver un biais pour se procurer les disponibilités budgétaires indispensables à l’organisation de l’armée et de l’administration ; on compte qu’en tout cas, d’ici à deux années, la Chine pourra mettre en ligne cent mille hommes de troupes bien armées et bien encadrées, commandées par un état-major japonais ou instruit à la japonaise[3]. A la même époque, l’achèvement de quelques-uns des chemins de fer en construction permettra de transporter plus rapidement les troupes vers les points menacés ; la marche sur Pékin d’un petit corps, comme celui qui délivra les légations en 1900, sera devenue impossible[4].

On est bien près d’être maître d’un pays quand on en tient la police. Les Japonais ont eu l’art de se faire confier l’organisation de la maréchaussée chinoise. Au commencement de 1902, le colonel Aoki, alors attaché militaire à la légation du Japon à Pékin, fut chargé par le Mandchou Na-Tung, général d’une « bannière » tartare et par le prince-à-casque-de-fer Sou, qui était préfet des Neuf-Portes de Pékin, de l’organisation des forces de police de la capitale ; l’adroit colonel s’acquitta si bien de sa mission que Yuan-Chi-Kai et Tchang-Tche-Tong s’entendirent pour confier aux Japonais l’organisation de la police dans leurs provinces ; presque tous les vice-rois suivirent cet exemple, notamment le Mandchou Si-Léang au Se-tchouen et Tchen-Kouei-Loung au Ho-nan. Dès 1903, une centaine de Japonais instruisaient, tant à Pékin qu’à Wou-tchang, les recrues destinées à former cette gendarmerie mobile qui est déjà et qui surtout deviendra, si l’on n’y prend garde, un puissant instrument d’influence aux mains du Mikado ; les habiles politiques du Japon auront ainsi, gratuitement, à leur service, des agens merveilleusement placés pour les renseigner sur tous les mouvemens de l’opinion et les vœux des populations ; ils pourront, à leur gré, soit maintenir l’ordre, soit, s’ils le jugent plus utile à leurs propres intérêts, le troubler ; la police est l’arme à deux tranchans de toutes les révolutions ; c’est le Japonais qui la maniera.

La forteresse inviolable de la vieille Chine traditionnelle paraissait être le régime des examens. Ces fameux concours triennaux étaient vraiment la marque caractéristique de la civilisation indigène ; tous les mandarins, tous les fonctionnaires étaient choisis parmi les lauréats du concours ; quelle que fût leur naissance, les lettrés les plus versés dans la connaissance des livres où est enfermée la quintessence de la sagesse chinoise, étaient assurés d’avoir, au gouvernement temporel de la Chine, une part proportionnée à leurs succès scolaires. Tchang-Tche-Tong lui-même, dans son Exhortation à l’étude, en confucianiste orthodoxe qu’il est, ne demandait que l’adjonction aux programmes anciens de quelques notions pratiques empruntées aux sciences de l’Occident. Dans les innovations radicales de l’empereur Kouang-Siu, en 1898, ce qui avait le plus effrayé et le plus scandalisé les lettrés et les mandarins, c’avait été la réforme des examens ; ces hardiesses sont dépassées cependant par les réalités d’aujourd’hui : il a suffi, pour accomplir ce prodige, de la dure leçon des événemens et surtout de la propagande nippone. A partir de 1895 et de 1900, les autorités provinciales chinoises prirent l’habitude d’envoyer régulièrement des jeunes gens en mission à l’étranger et surtout au Japon ; les uns vont dans les écoles militaires, d’autres deviennent ingénieurs des chemins de fer ou des mines, d’autres encore s’adonnent aux sciences juridiques ; actuellement, près de 2 500 jeunes gens de toutes les provinces étudient dans les écoles et les universités japonaises et s’assimilent les sciences européennes dans les livres nippons ; la durée des études est généralement de trois ans pendant lesquels les étudians reçoivent de 300 à 400 taëls par an (960 à 1 280 francs). Au Japon, les jeunes Chinois sont accueillis avec une cordialité familière et prévenante ; une association spéciale s’est formée à Tokio parmi les étudians pour faciliter à leurs camarades chinois leurs études et leur vie matérielle ; partout les Chinois sont traités comme des frères un peu arriérés, attardés dans des routines surannées et qu’il s’agit de réveiller, d’aider à sortir de l’ornière ; cette camaraderie protectrice est tout à fait symbolique des relations actuelles du Japon avec la Chine. Plus encore que, leur bon naturel, c’est une notion très précise de leurs intérêts et un sentiment très hautain de leur supériorité qui inspire aux Japonais ces sentimens de frères aînés ; ils aspirent à la tutelle de toute la race jaune ; après l’avoir délivrée des Européens, ils espèrent lui assurer un jour l’hégémonie du globe. Une puissante association s’est fondée au Japon, sous les auspices du prince Konoé et de M. Nagaoka, sous le nom significatif de Société pour les pays d’Extrême-Orient ayant même civilisation ; la Toadobunkaï s’est donné pour mission de rapprocher les peuples de race jaune, d’étudier et de publier sur chacun d’eux des renseignemens précis et de préparer entre eux une fédération morale et politique sous le haut patronage du Japon ; l’association subventionne des journaux et des écoles ; elle a ouvert en Chine trois écoles, à Fou-tcheou, à Svatao et à Chang-hai : dans les deux premières, ce sont de jeunes Chinois qui étudient d’après les méthodes japonaises ; dans la troisième, plus de 150 jeunes Japonais viennent s’initier à la langue et aux questions économiques et politiques concernant la Chine ; en 1902, 142 de ces jeunes gens se destinaient au commerce, 27 à la politique. D’autres écoles japonaises encore ont été créées en Chine : à Paoting, un collège japonais-chinois, avec dix professeurs de chaque nationalité, a été ouvert en octobre 1902 ; d’autres écoles du même genre existent à Tsin-kiang ; à Hoai-ngan, une école d’agriculture, avec 4 professeurs japonais, compte 80 élèves.

On ne manquerait pas de noter l’affluence toujours plus grande de candidats à ces écoles japonaises, soit au Japon, soit en Chine, et la facilité avec laquelle les étudians s’assimilent les matières, souvent si nouvelles pour eux, qui leur sont enseignées, si l’on n’avait hâte de signaler une innovation plus révolutionnaire encore : à tous ceux de ces jeunes gens élevés à l’étranger, ou selon des méthodes étrangères, qui ont fait preuve de zèle et d’aptitudes, on confère le baccalauréat, la licence et même le doctorat, c’est-à-dire les grades autrefois réservés aux lauréats des examens classiques, et on leur ouvre l’accès des charges publiques. Ces examens eux-mêmes ont été profondément réformés : le système des développemens oratoires, connu sous le nom de Pa-Kou-Wen-Tchang, déjà supprimé en 1898 sur l’initiative de Kang-Yu-Wei, puis rétabli, a été définitivement aboli par un édit de l’Impératrice signé à Si-ngan, pendant l’exode de la Cour, en 1900 ; des programmes nouveaux, empruntés aux sciences européennes, ont été rédigés d’après un rapport présenté par Tchang-Po-Si. On a été plus loin : Tchang-Tche-Tong et Yuan-Chi-Kai ont osé demander la suppression des concours triennaux, et la Cour leur a donné raison en principe ; le nombre des admissions sera diminué pendant trois sessions, puis les examens seront définitivement supprimés ; ces concours si célèbres, qui attiraient les étudians par milliers dans la capitale de chaque province, ne seront bientôt plus qu’un souvenir, comme les longues tresses et les petits pieds.

En même temps que les programmes étaient bouleversés, on décidait, à partir de 1902, la création de toute une série d’écoles répondant à peu près à nos trois degrés d’enseignement : écoles primaires supérieures dans toutes les sous-préfectures, écoles secondaires dans toutes les préfectures, universités dans toutes les capitales de province. Ces universités délivrent des diplômes qui donnent accès aux charges officielles ; aussi leur succès et leur multiplication ont-ils été prodigieusement rapides ; toutes les provinces, même les plus pauvres et les plus troublées, comme le Kouang-si, ont aujourd’hui leurs bâtimens universitaires, construits à l’européenne, où sont enseignées les sciences de l’Occident. L’université de Pékin, fondée en 1898, seul vestige des créations éphémères de l’empereur Kouang-Siu, fermée de 1900 à 1902, a repris vie et activité et attire beaucoup d’étudians. De tous côtés surgissent des écoles : Tchang-Tche-Tong vient encore tout dernièrement de décider l’envoi au Japon de cinquante-quatre jeunes gens destinés à devenir professeurs dans une école d’agriculture. Collèges européens ou japonais, écoles chinoises de toute catégorie, de cet ensemble d’établissemens scolaires va sortir toute une Chine nouvelle.

Cette Chine nouvelle sera une Chine japonaise. C’est sous l’influence japonaise que toutes ces réformes ont été résolues et accomplies ; le rapport de Tchang-Po-Si, président de l’Université, sur « la réorganisation de l’instruction dans l’empire chinois, » d’après lequel ont été créées les écoles et adoptés les programmes nouveaux, a été rédigé sous l’inspiration directe des Japonais. Tchang-Po-Si conseille de choisir tous les professeurs parmi les Nippons excepté ceux qui enseignent les langues ; de fait, dans les Écoles normales qui viennent d’être fondées, tous les professeurs étrangers sont des sujets du Mikado ; les élèves eux-mêmes sont affublés d’un costume demi-chinois, demi-japonais. Il serait superflu d’insister sur l’influence énorme qui ne saurait manquer de résulter pour les Japonais de cette mission éducatrice.

La fièvre des nouveautés gagne jusqu’aux femmes : des écoles commencent à s’ouvrir pour leur assurer une bonne instruction ; quelques-unes vont étudier au Japon ; d’autres se pressent aux écoles nouvellement créées en Chine, à celle notamment que la femme du vice-roi progressiste Yuan-Chi-Kai a ouverte à Tien-tsin ; l’Impératrice elle-même a ordonné, en novembre dernier, de créer à Pékin une école métropolitaine d’enseignement à l’européenne pour les filles. Il est inutile d’ajouter que, dans ces écoles nouvelles, tous les professeurs sont Japonais. Les Jésuites ont fondé à Zi-ka-wei une école pour les jeunes filles de la classe supérieure. Un mouvement d’émancipation féminine secoue la vieille société où la femme, humble servante d’un mari qu’elle épousait sans l’avoir jamais vu, demeurait toute son existence à la maison, vouée aux soins du ménage, ignorante de la vie extérieure. Les mœurs américaines, propagées par les sociétés de missions, se répandent peu à peu et préparent le relèvement moral de la femme. La « Société pour les pieds naturels, » patronnée par Mrs Archibald Little, a obtenu de l’Impératrice, en novembre 1902, un édit où la pratique barbare du bandage des pieds des petites filles est déconseillée ; plusieurs vice-rois ont veillé à ce que les bons conseils de la souveraine ne restassent pas lettre morte, et ils insistent maintenant auprès d’elle pour obtenir que les « petits pieds » soient formellement interdits. La femme chinoise, maintenant, lit ; elle a ses magazines ; « on traduit pour elle une Histoire des germes du féminisme au Japon ; un essai sur l’Ame féminine, un autre sur le droit qu’a la femme de choisir son mari viennent de paraître à Chang-hai. » Sans doute la grande masse des femmes n’est pas encore atteinte par l’enivrement des idées libérales ; mais le ferment d’émancipation, venu d’Europe et vulgarisé par le Japon, a été jeté dans la pâte sociale ; l’antique organisation de la famille, qui faisait la force et la stabilité du vieil Empire, est ébranlée ; la Chine, malgré ses répugnances, a laissé pénétrer dans sa masse des élémens hétérogènes et dissolvans ; elle va entrer dans une série de révolutions sociales.

Les idées nouvelles, semées dans des cerveaux mal préparés à les recevoir et à en faire la critique, les ouvrages européens traduits un peu au hasard sans distinction de pays ou d’époque, transposés de l’anglais en japonais et du japonais en chinois, devaient fatalement engendrer un mélange confus de doctrines révolutionnaires et de théories anarchiques. Nos philosophes du XVIIIe siècle, Montesquieu et Rousseau, forment, dans ces esprits disposés à tout accepter en bloc, une bizarre mixture avec les philosophes anglais du XIXe siècle, Stuart Mill et. Spencer, et les vieux classiques chinois. Une Vie de Napoléon Ier obtient un vif succès. Cette jeunesse élevée au Japon est à la fois révolutionnaire et « nationaliste ; » elle réclame les réformes les plus radicales et prêche la lutte contre les étrangers. Dans toute la Chine, la Presse, arme nouvelle, est aux mains de cette élite japonisée ; les directeurs de journaux sont généralement des Japonais qui profitent des privilèges de l’exterritorialité pour se livrer aux plus violentes attaques contre les abus du gouvernement et contre la dynastie elle-même ; dans toutes les préfectures, il y a aujourd’hui un journal qui prône les réformes et commente avec enthousiasme les succès et les vertus des Nippons ; à Fou-tcheou, le Min-Pao tire à 2 000 exemplaires et a au moins 6 000 lecteurs. À Tchoun-king, au fond du Se-tchouen, un journal commente les défaites russes et excite l’opinion contre tous les étrangers. Les consuls japonais surveillent la presse : le Sin-Min-Pao, dernièrement, n’ayant pas parlé du Japon en termes assez agréables, le consul porta plainte contre un des rédacteurs ! On sait tout le bruit qu’a fait l’année dernière à Chang-hai l’affaire du Sou-Pao, dont les rédacteurs étaient poursuivis pour attaques contre l’Impératrice ; l’un d’eux déclara avoir pris dans l’Essai sur la liberté, de Stuart Mill, ses idées sur le pouvoir absolu. Chang-hai, Hong-kong, le Japon sont des officines d’où sortent de violens pamphlets contre l’Impératrice douairière et contre les Mandchoux, tels que cette Histoire secrète de la dynastie des Ming, où les scandales, vrais ou supposés, de la vie de Tze-Hi, sont étalés au grand jour. Les révolutionnaires, partisans de Sun-Yat-Sen, mondent la Chine de brochures imprimées au Japon où ils annoncent la fin prochaine de la dynastie et son remplacement par un gouvernement imité de l’Amérique. Le patriotisme de cette turbulente jeunesse prend une forme agressive et exclusive ; dans les universités nippones, les Chinois sont liés surtout avec les shoshis et ils apprennent d’eux à ne pas hésiter, même devant le crime, pour assurer à leur pays la liberté et le progrès : c’est l’un d’eux qui, l’année dernière, à Chang-hai, tenta d’assassiner Wang-Tche-Tchoun, ancien gouverneur du Kouang-si, que leurs journaux accusaient d’avoir voulu appeler des troupes françaises dans sa province, pour l’aider à venir à bout des rebelles, et de chercher à vendre la concession de la ligne Han-keou-Canton aux Belges et aux Français qui, disaient-ils, n’étaient que les mandataires et les prête-noms des Russes. Journaux et pamphlets ne cessent de vanter les Japonais et de les comparer aux Européens. Dans un libelle publié à Chang-hai, à la fin de 1904, et intitulé la Cloche destinée à réveiller notre époque, un ancien élève des Japonais oppose le mépris dont les jeunes Chinois sont l’objet dans les pays « blancs, » aux bons procédés dont les comblent leurs camarades « jaunes ; » il rappelle avec indignation l’avis affiché à l’entrée du jardin public de la concession européenne de Chang-hai : « L’entrée du jardin est interdite aux chiens et aux Chinois. » Les journaux ne manquent pas une occasion de relater les bons offices du gouvernement japonais envers la Chine, ou les initiatives gracieuses des sujets du Mikado : l’un d’eux, il y a quelques mois, louait cette association japonaise qui s’est donné pour mission de profiter de l’alliance anglo-japonaise pour obtenir de la Grande-Bretagne qu’elle renonce bénévolement au bénéfice honteux du traité de l’opium : symptôme significatif pour l’avenir ! Il faut reconnaître que nos journaux français, publiés en Indo-Chine ou à Chang-hai, donnent souvent prise aux critiques justifiées de la presse chinoise ; c’est ainsi qu’elle n’a pas manqué de relever vivement, en novembre 1904, un article de l’Écho de Chine, qui n’est malheureusement pas le seul dans son genre, et dont voici un passage : « L’intérêt de l’Europe n’est pas de favoriser ces jeunes rebelles qui s’appuieront sur le Japon pour nous créer des difficultés, nous évincer et enfin nous mettre en présence d’une Chine régénérée et dangereuse ; nous devons soutenir l’Impératrice contre les tentatives révolutionnaires, conserver le vieil Empire vermoulu à l’apathie duquel nous devons de pouvoir vivre chez lui. » On comprend tout le parti que les réformateurs et les révolutionnaires peuvent tirer de semblables maladresses. La Chine n’est plus et sera demain moins que jamais, une « quantité négligeable ; » nos publicistes, en Extrême-Orient et même en France, ne devraient pas l’oublier.

Le gouvernement de l’Impératrice, ballotté entre la conscience qu’il a de la nécessité des réformes et la crainte d’une révolution qui renverserait la dynastie, entouré d’ailleurs d’agens japonais, tantôt se jette dans le courant réformiste" ; tantôt recourt à des répressions maladroites ; la mort, sous le bâton, du journaliste Chen-Tsin, en 1902, montra combien les vieilles lois et les vieilles mœurs devenaient incompatibles avec le régime moderne ; une si cruelle répression est devenue impossible ; le gouvernement se contente de sévir çà et là, lorsque des révolutionnaires se laissent entraîner jusqu’aux actes. A la fin de l’année 1904, le taotaï de Chang-hai fut informé qu’une société pour la Révolution dans une haine commune, constituée au Japon par des étudians chinois, répandait des billets d’affiliation portant les mots « rénovation de la Chine ; » le jour était déjà fixé pour un soulèvement général ; plusieurs des meneurs, arrêtés, furent décapités ; parmi ceux qui purent s’enfuir, deux étaient d’anciens étudians du Japon devenus professeurs dans des écoles chinoises. Mais, c’est au Japon même, dans le milieu turbulent des jeunes Chinois, qu’il faudrait exercer une surveillance : le gouvernement l’a essayé. En 1902, les étudians s’étaient montrés si agités que le ministre de Chine à Tokio tenta de leur imposer des règlemens plus stricts : il n’en fallut pas davantage pour soulever une véritable émeute ; les jeunes gens allèrent en bandes manifester devant la légation et menacer le ministre. Le gouvernement de Pékin s’émut et le fils du prince Tsing, qui revenait alors d’Europe par l’Amérique et le Japon, fut chargé de faire une enquête ; il fut décidé qu’un haut fonctionnaire résiderait au Japon et serait spécialement chargé de maintenir parmi ces jeunes « intellectuels » le respect de la dynastie et de l’ordre ; ce mandarin a la haute autorité sur les groupes d’étudians des différentes provinces, et les directeurs de chaque mission doivent se tenir en relations avec lui et prendre ses ordres. Mais, au Japon, pareille surveillance est dépourvue de sanction ; les étudians se groupent en sociétés secrètes, en clubs réformateurs et, avec la connivence de leurs camarades japonais, ils préparent la rénovation de la Chine en conspirant avec les associations révolutionnaires de l’Empire et en préparant l’avènement d’un régime où leurs professeurs d’aujourd’hui pourraient bien devenir leurs maîtres de demain.

Les Japonais ont imaginé dernièrement un nouveau moyen de propagande ; ils envoient, surtout dans les provinces de la Chine du Sud, au Fo-kien et au Kouang-toung, des bonzes ou de prétendus bonzes bouddhistes japonais qui élèvent ou achètent des pagodes, s’y installent et font de la propagande pour la gloire et le commerce du Japon ; ils étudient la région et ses ressources pour y introduire les marchandises de leur pays et en chasser les articles européens. La présence de ces étranges personnages semble inquiéter les populations ; au Fo-kien, en janvier dernier, les paysans ont incendié une de leurs pagodes ; les représentans du Mikado profitèrent de cet incident pour réclamer, pour leurs bonzes, la même protection dont jouissent les missionnaires chrétiens et spécialement les protégés de la France ; cette fois, le gouvernement de l’Impératrice osa résister : il envoya aux vice-rois une circulaire les invitant à ne pas se prêter à l’installation de ces bonzes : le bouddhisme est venu jadis de Chine au Japon ; il n’y a donc aucune raison pour que des missionnaires japonais viennent faire de la propagande en Chine. On a récemment signalé le départ de bonzes chinois qui vont étudier au Japon.

Ainsi s’opère rapidement, par tous les moyens que découvre l’ingéniosité nippone, la compénétration de la Chine et du Japon. Le vieux personnel gouvernemental disparaît, et partout il est remplacé par des Chinois, ou même des Mandchoux, progressistes, c’est-à-dire japonisans. Chaque jour grandit l’influence du Japon : elle a pour corollaire la haine des étrangers.


III

L’influence que les Japonais ont su prendre dans l’Empire du Milieu profite tout d’abord à leur commerce : il n’a pas cessé de suivre une marche ascendante tant par suite de l’augmentation générale des affaires que de la concurrence acharnée qu’il fait aux articles européens. Voici d’abord quelques chiffres généraux indiquant la croissance rapide du trafic japonais :


Années Importations du Japon en Chine. Haikouan taëls (cours moyen de 3 fr. 50). Exportations de Chine au Japon Ensemble
1895 17 195 038 14 821 642 32 016 680
1896 17 390 123 11 378 854 28 768 977
1897 22 564 284 16 626 738 39 191 022
1898 27 376 063 16 092 778 43 408 841
1899 35 896 745 17 251 144 53 147 889
1900 25 752 694 16 938 053 42 690 747
1901 32 567 656 16 875 725 49 443 381
1902 35 342 283 28 728 294 64 070 577
1903 50 298 343 30 433 435 80 731 778

Ces chiffres accusent une augmentation de 250 pour 100. Pendant le même temps, le commerce de la Grande-Bretagne et de ses colonies réunies, avec la Chine, passait seulement de 215426 000 taëls à 331053000, soit une augmentation de 95 pour 100[5].

Les articles japonais qui ont le plus profité de l’augmentation du commerce sont : le charbon qui, bien que médiocre, est très demandé à cause de son extrême bon marché et fournit environ les quatre cinquièmes de la consommation totale, — les allumettes qui ont évincé les produits similaires européens et font une grosse concurrence aux produits locaux (2 963 531 Hkw. Tls. en 1901 et 3 808 949 en 1903), — les tissus de coton (439 630 pièces valant 1 119 139 taëls en 1902 et 730 723 pièces valant 1 808 080 taëls en 1903), — les filés de coton (422 408 piculs valant 12 087 801 taëls en 1902 et 831 406 piculs valant 20 759 664 taëls en 1903). — Le progrès des importations est dû surtout à leur bon marché ; la hausse de la valeur de l’or et les fluctuations du change sur le cuivre et sur l’argent ont amoindri le pouvoir d’achat du paysan chinois ; mais les produits japonais, de grossière qualité et très bon marché, ont moins souffert de cette crise que les articles européens. Le Chinois s’est mis à tisser lui-même ses vêtemens et il a acheté en grosses quantités des filés de coton japonais ; les agens commerciaux nippons se sont répandus en grand nombre dans toute la Chine, visitant eux-mêmes le petit client, lui achetant ses cotons bruts et ses denrées alimentaires et lui vendant les cotons filés et les cotons en pièces des usines japonaises.

Les exportations de Chine au Japon ont consisté en produits agricoles : coton brut (290 865 piculs valant 4 705 606 taëls en 1901 et 759 521 piculs valant 13 294 614 taëls en 1903), — haricots (2 615 386 piculs valant 5 550 344 taëls en 1903), — tourteaux de haricots (3 403 704 piculs valant 5 293 496 taëls en 1903).

La navigation s’est accrue dans les mêmes proportions que les échanges ; en 1897, il n’entrait dans les ports chinois que 653 navires japonais jaugeant 660 707 tonnes ; en 1903, ces chiffres étaient devenus 7 554 navires et 7 965 358 tonnes, soit une augmentation du tonnage de 1 200 pour 100. Pendant le même temps la navigation sous pavillon anglais n’augmentait que de 13,33 pour 100, la navigation allemande de 440 pour 100, et la nôtre de 278 pour 100. Les compagnies japonaises font le commerce de grande navigation dans toutes les mers d’Extrême-Orient et jusqu’en Europe et en Amérique ; mais la sollicitude du gouvernement s’est étendue surtout aux lignes de cabotage et de navigation fluviale ; de fortes subventions sont accordées chaque année à une société, dont l’Etat est, en outre, le plus gros actionnaire, qui fait concurrence, sur le Yang-tsé, aux lignes anglaises, comme la puissante compagnie Jardine, Matheson et C°, et aux lignes allemandes. Le cabotage anglais et allemand, qui était le maître des frets il y a quelques années, subit maintenant le dangereux assaut des compagnies japonaises : la Douglas Steam Navigation C°, qui faisait autrefois tout le trafic entre Hong-kong, la côte chinoise et Formose, s’est vu supplanter par la Osaka Shosen Kaisha ; ses actions émises à 50 dollars, lorsque le dollar valait 5 francs, sont tombées à 30 l’année dernière en bourse de Hong-kong, le dollar ne valant que 2 fr. 40. La China Manila Steam Ship C°, qui jadis possédait presque le monopole du service entre Hong-kong et Manille, a vu ses actions tomber de 50 dollars à 5 francs à 18 dollars à 2 fr. 40. Les actions de l’Indo-China Steam Navigation C°, branche de la société Jardine, Matheson et C°, émises à 10 livres, ne sont plus cotées que 71 dollars à 2 fr. 40. N’est-il pas piquant de constater que les premières victimes de l’essor de la navigation des Japonais sont précisément leurs bons alliés d’Angleterre ?

L’industrie japonaise en Chine est encore peu développée ; le bon marché de la main-d’œuvre, au Japon même, la proximité relative de ses côtes, la nature de sa production, n’incitaient pas à créer des usines sur le territoire chinois : à Tchoung-king, au Se-tchouen, les Japonais ont obtenu le droit d’établir une fabrique d’allumettes. Dans le Hou-pe, Tchang-Tche-Tong leur a permis, moyennant un prêt de 300 000 taëls, de venir chercher les minerais de fer de Ta-ye-hien et de les transporter près de Môji, à l’entrée de la Mer Intérieure, où ils alimentent d’importans hauts fourneaux. De l’industrie japonaise dans l’Empire du Milieu, on peut dire qu’elle est en croissance, mais que son rôle n’est pas encore prépondérant ; le Japonais est surtout commerçant ; habillé à la chinoise, portant au besoin la tresse, il pénètre partout et se met en rapport direct avec les cliens ; on ne trouve pas en Chine de grande filature japonaise, mais presque toutes les familles de paysans ont acheté au négociant nippon un petit métier à main qui leur permet de carder elles-mêmes le colon. Pour créer de grands établissemens industriels, les capitaux manquent aux Japonais ; leurs banques hésitent à s’engager dans des entreprises qui pourraient ne pas « payer » immédiatement. Les principales, la Yokohama Specie Bank qui a des succursales à Chang-hai, Tien-tsin, Han-keou, Tche-fou, Wei-hai-wei, Tsingtao, Pékin et Hong-kong, la Banque de Taiwan, instituée spécialement pour favoriser le développement du commerce de Formose et qui a des succursales à Fou-tcheou, Amoy et Hong-kong, sont assez occupées des opérations de change, des mouvemens de numéraire, de l’escompte du papier chinois, sans se lancer dans les affaires industrielles ; il est d’ailleurs impossible d’obtenir des renseignemens exacts sur la nature et le montant de leurs opérations.

Le principal effort des Japonais, au point de vue industriel et commercial, s’est porté sur la province du Fo-kien, située en face de Formose, sur laquelle, depuis longtemps, ils ont jeté leur dévolu ; ils ont même demandé pour cette province, du gouvernement chinois, une de ces étranges « déclarations d’inaliénabilité » qui étaient de mode vers 1898 et grâce auxquelles les grandes puissances prétendaient marquer par avance la part qui leur reviendrait si le partage de la Chine venait à s’accomplir jamais. Les progrès des Japonais dans cette province nous touchent particulièrement parce que nous y possédons, nous aussi, des intérêts considérables : on sait que l’arsenal de Fou-tcheou est dirigé, depuis trente ans, par des ingénieurs français et que la Société d’études du Fo-kien a obtenu la concession des mines des préfectures de Kien-ming, Shao-ou et Ting-tcheou. Suivant leur méthode habituelle, les Japonais ont commencé par envoyer des instructeurs militaires à l’école fondée par le vice-roi Hsu en 1901, et par créer, dès 1899, une école de langue japonaise et chinoise, dont nous avons déjà parlé ; les promoteurs et les bailleurs de fonds de cette école sont des Chinois japonisans parmi lesquels un certain Chen-Pao-Shen qui, disgracié jadis à la demande de la France pour avoir poussé à la guerre contre nous, a pris en haine l’influence française et s’est fait l’agent le plus actif des Nippons. Une succursale de la Banque de Taiwan, qui s’occupe de prêts sur gages, de prêts hypothécaires et de ventes à réméré, trois lignes de navigation côtière, attestent l’activité des Japonais. Mais ce qui est surtout curieux à noter, ce sont les procédés auxquels ils ne craignent pas de recourir pour augmenter leur influence et évincer leurs concurrens. Ils ont répandu le bruit que toute la province allait être prochainement cédée au Japon et que tous ceux qui ne se montreraient pas dès maintenant leurs amis auraient à s’en repentir ; mauvaises querelles, dénonciations, calomnies, ils ne reculent devant rien pour soutenir leurs partisans et opprimer les autres ; ils font régner la terreur ; sous le prétexte de protéger leurs sujets de Formose établis dans le Fo-kien, les agens consulaires japonais délivrent, contre une rétribution dont le tarif est connu, des patentes de protection qui assurent à ceux qui en jouissent une scandaleuse impunité. Cinq familles chinoises, parmi les plus riches de Fou-tcheou, se sont mises au service des Japonais ; elles obtiennent, grâce à eux, tout ce qu’elles veulent pour elles-mêmes et pour toute la clientèle qui accourt autour d’elles. Beaucoup de marchands recourent ainsi à la protection japonaise et, en dépit des lois qui ne permettent pas aux étrangers de posséder sur le sol de l’Empire, ils continuent à tenir boutique et à jouir de leurs biens. Falsifier des titres pour fortifier un droit douteux, fabriquer de fausses pièces, soutenir par tous les moyens un plaideur de mauvaise foi, sont les procédés courans par lesquels les Japonais espèrent décourager et supplanter les Européens et particulièrement nos compatriotes. L’affaire du monopole du camphre en est un curieux exemple. En 1902, le vice-roi Hsu établit le monopole de la vente du camphre dans sa province et organisa un Bureau du camphre chargé de régler l’exploitation des forêts de camphriers, le transport des bois, la fabrication, le prix et les conditions de vente ; puis il passa avec les Japonais un contrat par lequel il s’engageait à n’employer que des techniciens et des experts de leur nationalité pour toutes les opérations concernant la manutention et le commerce du camphre : c’était constituer, au profit des Japonais, déjà maîtres du pays du monde le plus riche en camphre, Formose, un véritable monopole de fait. Deux maisons anglaises d’Amoy et de Fou-tcheou, qui font le commerce du camphre, protestèrent, énergiquement soutenues par leurs consuls ; le ministre d’Angleterre à Pékin déclara qu’il ne reconnaissait pas un monopole contraire aux traités ; mais les « compradores » des deux maisons anglaises étant allés dans l’intérieur pour faire leurs achats, furent malmenés par les agens japonais qui leur enlevèrent sept passes de transit. Cette fois, les consuls et le ministre de la Grande-Bretagne se plaignirent si vivement qu’ils obtinrent gain de cause : le monopole du camphre fut aboli.

Momentanément battus sur ce point, les Japonais ont réussi sur d’autres. Ils sont intervenus avec tant d’astuce et de mauvaise foi dans les nombreux litiges auxquels donne lieu le commerce des bois dans le Fo-kien, ils ont exercé une telle pression sur le mandarin chargé du règlement de toutes ces contestations, qu’ils ont réussi à accaparer complètement cette branche très importante du commerce de la province. La maison anglaise Dodwell ayant monté, à Fou-tcheou, une fabrique d’allumettes, les Japonais se trouvèrent en mesure de boycotter la maison, d’empêcher les bois d’arriver jusqu’à l’usine et finalement d’arrêter la fabrication. A Fou-tcheou, ils sont aussi les maîtres de tous les monts-de-piété et les administrent dans l’intérêt de leur clientèle politique, comme s’ils étaient les souverains du pays. Un jour, notre consul ayant été victime d’un vol, demanda, selon l’usage, au chef de la police que des recherches fussent faites dans les monts-de-piété où les objets volés avaient dû être engagés ; le chef de la police répondit qu’il fallait, pour pouvoir faire des perquisitions, l’autorisation du consul du Japon, tous les monts-de-piété appartenant à des Japonais ; le représentant de la France refusa de se prêter à un pareil abus ; il ne revit jamais les objets volés. Tous les étrangers ont à se plaindre des procédés de la concurrence nippone, mais, au Fo-kien, ils dirigent surtout leurs manœuvres contre nos compatriotes ; ils supportent malaisément la présence de la mission française de l’arsenal, et ils travaillent à décourager nos nationaux de faire des affaires dans le pays. Un de nos ingénieurs, M. Coursier, représentant de la Société d’études du Fo-kien, avait, sur la demande des autorités chinoises, fait des études et préparé des devis pour l’adduction d’eau potable à Fou-tcheou ; l’affaire allait être conclue quand les Japonais l’apprennent ; aussitôt ils demandent à présenter, eux aussi, un projet ; ils font à la hâte quelques études, mais, faute d’argent, ils ne peuvent exécuter leurs plans ; ils n’en font pas moins une campagne si ardente que le projet français est écarté et qu’ils parviennent à se faire attribuer mille taëls d’indemnité pour leurs travaux et leurs peines ! A quelque temps de là, le même Français apprit que le vice-roi désirait réaliser un emprunt provincial de 500 000 taëls ; il fit faire des offres par l’intermédiaire d’un jeune mandarin, Lin-fang, qui a vécu en France comme élève de la mission que l’arsenal y entretenait et qui passe pour être favorable à nos compatriotes dont il parle la langue ; la négociation était sur le point de réussir lorsque les Japonais l’apprirent : aussitôt c’est contre le malheureux Lin-fang un déchaînement de menaces et d’injures ; un pamphlet est édité à Chang-hai, chez un imprimeur japonais, sous le titre : Le péril qui menace la province de Min ; Lin-fang y est accusé de vouloir vendre son pays à la France et prévenu que, s’il continue, il subira, lui et ses amis, la juste vindicte de ses compatriotes. Bien entendu, il ne fut plus question de l’emprunt.

La tyrannie des Japonais a été si odieuse, en ces derniers temps, dans le Fo-kien, qu’elle a fini par soulever contre eux la haine populaire. La plupart des mandarins, par lâcheté ou. par vénalité, sont devenus leur plats serviteurs, prêts à leur vendre leur pays s’ils l’exigent ; mais quelques autres, plus intelligens ou plus courageux, s’indignent d’un tel avilissement et s’inquiètent des progrès d’une influence si arrogante ; ils voient grandir, à l’école militaire, l’esprit d’indiscipline et ils ont osé demander à Pékin qu’elle fût fermée ; ils ont signalé les tendances antidynastiques et révolutionnaires des Chinois japonisés et, pour résister aux empiétemens japonais, ils cherchent à s’appuyer sur les Européens. Il n’est pas jusqu’aux protégés des Japonais qui n’aient trouvé leur tutelle fort onéreuse le jour où, au début de la guerre, les agens nippons leur ont extorqué 100 000 taëls sous prétexte de prêter assistance au glorieux Empire du Soleil Levant. D’honnêtes négocians, révoltés par tant d’injustices et d’arbitraire, se sont adressés à notre consul qui a très habilement profité de leur mécontentement pour fonder avec eux une Chambre de commerce franco-chinoise dont l’inauguration a eu lieu le 12 juillet 1904 ; il est question de subventionner un journal ; c’est un premier essai de résistance à des procédés auxquels les victoires du Japon ne sont pas de nature à mettre un terme.

Les incidens du Fo-kien comportent un double enseignement. Le but que les Japonais poursuivent apparaît nettement : c’est d’organiser dans l’Empire du Milieu une sorte de protectorat moral et économique en dirigeant eux-mêmes, à leur profit, tous les ressorts de la vie nationale, puis d’évincer peu à peu les Européens et les Américains, pour appliquer « au profit du monde jaune, une nouvelle doctrine de Monroë » : voilà la première leçon. Et voici la seconde : il existe des élémens d’opposition nationale chinoise pour résister, avec le concours des Européens, à l’hégémonie trop brutale du Japon.

L’un des prétextes de la guerre actuelle a été la crainte manifestée par les Japonais, les Anglais et les Américains de voir les Russes gêner par des droits de douanes le commerce étranger en Mandchourie ; cette crainte de voir la « porte fermée » si l’influence moscovite grandissait encore en Chine affolait la mercantile Angleterre : « Le Japon combat en Asie pour l’idéal anglo-saxon contre le despotisme militaire, » écrivait le Times ; et les négocians anglais applaudissaient aux premiers succès des flottes et des armées du Mikado ; leur enthousiasme est aujourd’hui moins bruyant ; ils se rendent compte que le triomphe du Japon aura fatalement pour conséquence de les évincer d’Extrême-Orient. Les Japonais n’auront pas besoin pour cela d’établir des droits de douanes ni de « fermer la porte ; » il leur suffira, grâce à leur ascendant politique et à leur prestige militaire, de supplanter partout les Européens, d’achever la « japonisation » de la Chine en dirigeant sa transformation militaire, économique et sociale. L’affaire des marques de fabrique, dans laquelle les Européens n’ont pu obtenir gain de cause contre l’impudente contrefaçon japonaise, révèle les moyens par lesquels on viendra à bout de ruiner le négoce européen en Chine ; c’est à l’influence des Japonais sur Na-tung, qui a favorisé l’introduction de deux conseillers nippons au ministère du Commerce, qu’il faut attribuer la solution qui lèse les intérêts des négocians européens au profit des falsificateurs japonais. Dans tout le bassin du Yang-tse, notamment à Nankin, beaucoup d’articles japonais l’emportent sur leurs similaires européens ; pour les lampes, les allumettes, les parapluies, les vins, les savons, les bougies, les boutons, le petit marchand japonais fournit, à des prix dérisoires contre lesquels les Européens ne peuvent pas lutter, la camelote que désire le client ; l’apparence est belle, la qualité déplorable, le prix infime, et le Chinois est satisfait ; le mandarin, s’il veut traiter quelque hôte étranger de distinction, a du Champagne japonais à un dollar la bouteille. L’action des Japonais ou des japonisans s’exerce directement pour empêcher les Européens ou les Américains d’obtenir de nouvelles concessions : le mot d’ordre est de ne plus rien accorder, ni chemins de fer, ni mines, ni quelque privilège que ce soit. Sous l’impression de ces menaces, la American-China-Development-Company serait, dit-on, sur le point de renoncer à sa concession de la ligne Canton-Han-keou moyennant une indemnité de 35 millions de francs. Des capitalistes français demandent, depuis plusieurs mois, à Pékin la concession d’une ligne reliant le moyen Yang-tse au Se-tchouen ; les Japonais établis dans cette province font campagne pour empêcher l’octroi de la concession, ils font valoir que les Chinois peuvent exécuter ce chemin de fer par leurs propres moyens en s’adressant à des ingénieurs nippons. Le journal le Chen-pao a raconté, en décembre 1904, que les étudians chinois de Tokio venaient d’écrire une longue lettre à leurs compatriotes du Se-tchouen pour les engager à ne plus recourir aux étrangers pour la construction de leurs voies ferrées. Voici un extrait de cette lettre :


Jadis pour ruiner un État, on supprimait rois et ministres ; à présent on emploie de nouveaux procédés ; on met la main sur l’autorité et les finances.

Hélas ! les étrangers qui ont employé ces moyens ont pu détruire des États ! A présent ils sont à la tête des chemins de fer de toute la Chine ; seule notre province n’est pas entre leurs mains (suit l’énumération des lignes concédées aux étrangers).

L’été dernier, les consuls de France et d’Angleterre ont tenté d’obtenir la concession d’une ligne au Se-tchouen ; c’est pourquoi nous prions tous nos concitoyens de cette province de la construire eux-mêmes au plus tôt. Autrement les étrangers pourraient s’emparer de cette voie et nuire à nos intérêts dans la province.


La campagne de boycottage qui se poursuit actuellement contre les produits américains, pour obtenir que les États-Unis renoncent aux lois prohibitives de l’émigration jaune, est encore plus caractéristique ; elle a été organisée dans tous les ports sous la direction du parti réformiste, et c’est aux Japonais qu’elle profitera ; en vain le ministre de l’Union a obtenu du gouvernement impérial une lettre prescrivant aux vice-rois de mettre fin à cet ostracisme des marchandises américaines, le mouvement d’opinion est plus fort que les prescriptions officielles et rien ne l’arrêtera avant qu’il ait obtenu satisfaction. « D’un seul cœur, boycottons les marchandises américaines : » tel était l’avis affiché à la fin de juillet à Canton. Une campagne aussi violente a stupéfié les Américains ; mais n’est-ce pas de leur étonnement même qu’il est permis de s’étonner ? Il est trop commode d’applaudir aux victoires japonaises en Mandchourie parce qu’elles y assurent la franchise du commerce, de mettre en mouvement toute la diplomatie pour exiger que les articles américains ne soient pas chassés du marché chinois, et, en même temps, de fermer impitoyablement ses ports à tout immigrant à peau jaune. Lorsqu’on exige la « porte ouverte » chez les autres, il est logique de ne pas la fermer chez soi. Les Yankees auront bien d’autres surprises, soit aux Philippines, soit sur leur propre territoire. La concurrence du travail jaune, qu’ils ont toujours redoutée, commence seulement à devenir vraiment menaçante pour eux.


IV

Nous pouvons maintenant répondre à la question que nous nous posions au début de cet article : c’est bien sous la forme d’une « japonisation » que s’accomplit la transformation de la Chine. Cette pénétration économique et cette hégémonie morale des Japonais aboutiront-elles, sous une forme plus ou moins déguisée, à une domination politique ? Il est difficile de le prévoir, et peut-être les circonstances en décideront-elles autant que la volonté des hommes ; il est cependant permis de dire que ce n’est pas là, aujourd’hui, une éventualité improbable. L’action de la diplomatie japonaise et des innombrables agens, chinois ou japonais, qui travaillent à établir un nouvel ordre de choses, est aujourd’hui prépondérante sur la plupart des vice-rois ; plusieurs princes de la famille impériale adhèrent ouvertement à la politique réformatrice ; le prince Tchouen, frère de l’Empereur, le fils du prince King, le prince Sou qui a envoyé ses fils au Japon et à Singapour, ce prince Coung dont on parle comme du futur héritier de l’Empereur, se montrent ouvertement favorables aux idées nouvelles. A Pékin, les chaises des hauts mandarins ne s’arrêtent nulle part plus souvent qu’à la porte de la légation du Japon ; les consuls japonais deviennent les conseillers les plus écoutés des gouverneurs ; ils savent prendre habilement un rôle de protecteurs amicaux et d’initiateurs désintéressés ; partout ils répandent l’idée que les affaires de la race jaune ne regardent que les Jaunes : ils sont les champions de l’indépendance des peuples jaunes aussi bien dans le domaine politique que dans le domaine économique. Souvent, au cours de son histoire, la Chine a été gouvernée par des dynasties d’origine étrangère ; les Japonais sont des cousins pour le moins aussi proches des Chinois que l’étaient les Mandchoux, et la puissance militaire dont ils disposent est autrement formidable, leurs succès autrement prestigieux ! Pourquoi l’empereur du Japon ne viendrait-il pas, comme un nouveau Tchinguiz-khan, s’asseoir sur le trône des Tsing tombé en quenouille pour en relever l’éclat et en fortifier l’indépendance ? C’est une idée que, dans toute la Chine, on discute ouvertement et dont les mandarins et les gens éclairés parlent sans indignation, souvent même avec une satisfaction à peine dissimulée. Une domination japonaise apparaît à beaucoup de Chinois comme le terme naturel et souhaitable de l’évolution actuelle de l’Empire.

Parmi ceux que pourrait effrayer l’idée d’une dynastie étrangère, beaucoup se plaisent à penser qu’à la mort de l’Impératrice douairière le moment serait bien choisi pour rendre le trône à une dynastie nationale, et ils pensent que, sous la protection et avec l’aide des Japonais, l’avènement de Yuan-Chi-Kai serait de nature à satisfaire à la fois le nationalisme chinois et le sentiment d’une réforme nécessaire. A chaque grande évolution sociale de la Chine a correspondu un changement de dynastie : celle des Tsing a fait son temps ; elle pourrait s’éteindre dans la personne de Tze-Hi. Le vice-roi du Tche-li, chef de la seule armée organisée qu’ait actuellement la Chine, laisse dire, cultive l’amitié japonaise et attend son heure. Dans le Ho-nan, dont Yuan est originaire, on fait circuler des généalogies qui rattachent sa famille à une maison de princes souverains du pays à l’époque où la Chine était divisée en plusieurs royaumes ; le bruit de son élévation prochaine est commenté sans défaveur parmi le peuple et parmi les fonctionnaires ; enfin, symptôme significatif, Kang-Yu-Wei, le réformateur de 1898, dont la tentative fut, on s’en souvient, arrêtée par l’intervention de Yuan et de ses troupes, dont les amis et les partisans furent mis à mort par les bourreaux de Yuan, ce même Kang-Yu-Wei fait campagne en faveur de son ancien ennemi et déclare qu’une révolution qui le porterait au trône aurait toutes ses sympathies. Souple et énergique en même temps, capable de mûrir longtemps un dessein d’ambition effrénée et de le réaliser au bon moment, Yuan s’est fait remarquer, en 1898, par son dévouement à l’Impératrice, et, en 1900, par sa fermeté à maintenir l’ordre dans le Chan-toung, si bien que, dit-on, au moment où la dynastie fugitive se cachait à Si-ngan-fou et paraissait irrémédiablement déchue, une ou deux puissances européennes lui auraient promis leur appui au cas où le trône serait déclaré vacant. Les circonstances ne permirent pas alors de réaliser les vœux de l’ambitieux vice-roi ; mais s’il était vrai qu’il eût aujourd’hui pour lui le Japon, un pareil appui, joint à celui qu’il trouverait dans son armée commandée par des Japonais, lui donnerait les plus sérieuses chances de succès.

L’Impératrice a conscience du péril ; elle hâte l’instruction à l’européenne de ses « bannières » mandchoues qui, depuis 1900, ont cédé aux troupes de Yuan la garde du palais impérial ; mais elle croit pouvoir compter, jusqu’à sa mort, sur un règne paisible ; d’ailleurs, elle a besoin de Yuan ; elle ne peut se passer de ses troupes pour continuer la politique de bascule qu’elle a toujours pratiquée entre les princes mandchoux et le vice-roi du Tche-li appuyé sur une armée ; c’est sa politique traditionnelle, et il n’est pas facile, à son âge et dans les circonstances actuelles, d’en imaginer une autre. Le vice-roi, laissé à ses seules forces, ne serait pas à craindre ; il suffirait à l’Impératrice de le révoquer pour lui enlever toute autorité ; mais il tire sa puissance des Japonais ses protecteurs. Avec les Européens, on était sûr de s’en tirer avec de la patience et quelques satisfactions de forme ; mais avec les voisins nippons, le jeu change ; il faut compter avec leurs multiples moyens d’influence occulte et avec l’ambition audacieuse que leur donnent leurs victoires ; la vieille Impératrice est déroutée : elle en vient à se contenter de piloter vaille que vaille l’antique machine pour qu’elle dure seulement autant que sa vie.

Ces perspectives de révolutions prochaines restent plus ou moins incertaines ; mais les progrès énormes de l’influence japonaise dans l’Empire du Milieu ressortent d’une infinité de faits indiscutables et, dès maintenant, on peut juger des conséquences qui en résulteront pour les Européens. L’illusion de ceux qui, comme les Anglais, ont cru que les Japonais domineraient la Chine pour l’ouvrir au commerce de tous les peuples, doit se dissiper en présence des réalités. A l’étroit dans leur archipel, les Japonais sont persuadés que leur génie trouvera dans les plantureuses campagnes de la Chine un inépuisable champ d’activité et qu’à eux est réservée la gloire et le profit de mettre en valeur les immenses ressources endormies dans l’Empire du Milieu ; ils ont l’énergie créatrice, l’intelligence active ; ils les appliqueront à développer les richesses de la Chine ; ils ont les capacités, les Chinois leur donneront les capitaux. Et ainsi Chine et Japon formeront un tout économique et politique qui se suffira à lui-même, exercera le contrôle de toutes les mers d’Extrême-Orient et obtiendra la maîtrise du Pacifique et l’empire de l’Asie.

Cette japonisation de la Chine, si elle aboutissait à la révolution politique que nous avons montrée menaçante et à la naissance d’une doctrine de Monroë à l’usage du monde jaune, deviendrait un danger pour les intérêts de toutes les autres puissances. Toutes les grandes nations commerçantes ont le droit d’être traitées, dans l’Empire du Milieu, sur le pied d’une complète égalité ; et si la Chine réorganisée voulait un jour fermer ses ports et ses marchés, il faudrait au moins que ce fût par un acte libre de sa volonté nationale, et non à l’instigation d’un État étranger. La proximité de ses ports, la puissance de ses flottes et de ses armées, le prestige de ses victoires donneront, longtemps encore, au Japon, assez d’avantages sur ses concurrens pour qu’il renonce à user de procédés comme ceux dont certains de ses nationaux ont eu recours à nos dépens au Fo-kien. Si d’ailleurs il fallait chercher, pour arrêter les progrès d’une japonisation trop complète, des élémens de résistance, c’est dans la Chine elle-même qu’on les pourrait trouver. L’influence parfois indiscrète, la protection parfois oppressive des Japonais inquiètent déjà certains Chinois clairvoyans ; les évolutions vont vite, aujourd’hui, en Extrême-Orient ; une opinion publique chinoise commence à se former ; elle est résolument réformiste, mais elle est en même temps nationaliste ; les excès de zèle des jeunes japonisans alarment son patriotisme naissant ; elle admet que la Chine emprunte aux étrangers leurs procédés et leurs capitaux, mais à la condition qu’elle conserve toute son indépendance et toute son autonomie ; elle demande que la Chine soit armée, mais elle entend que ce soit pour résister à toute pression étrangère, d’où qu’elle vienne, et pour se passer de tout secours onéreux. Déjà certains vice-rois et certains journaux demandent que les écoles militaires soient purement chinoises. Nous avons indiqué plus haut que le chef des révolutionnaires du Sud, Sun-Yat-Sen, séparait sa cause de celle du Japon et rejetait son assistance depuis que le gouvernement du Mikado, enivré de ses victoires, cherche à dominer la Chine tout entière, soit en protégeant la dynastie, soit en lui substituant un empereur de son choix. Le rôle de l’Europe dans ces circonstances est tout indiqué : si l’indépendance de la Chine venait à être menacée, sous quelque forme que ce fût, ou si la liberté commerciale était restreinte par l’influence trop prépondérante du Japon, c’est auprès des Chinois eux-mêmes que les nations occidentales trouveraient un recours. Notre politique, à nous Européens, doit donc être dès maintenant non pas d’entraver l’irrésistible mouvement de réformes qui renouvelle la vieille Chine, mais au contraire d’aider, dans la mesure de nos moyens, une évolution si nécessaire et de lui prêter l’aide dont elle a besoin pour rester nationale. Longtemps paralysée par ses souverains mandchoux, la Chine reprend goût au mouvement, elle rentre dans la vie générale du monde civilisé : c’est là sans doute l’événement capital du commencement de ce siècle. Mais si les Japonais ont pu penser que l’éveil d’un sentiment national dans l’Empire du Milieu servirait leurs intérêts au détriment des seuls Européens ou Américains, ils s’apercevront peut-être bientôt que leurs leçons ont été trop bien comprises, si du moins l’on en juge par cet hymne que l’on fait chanter, depuis quelques mois, aux enfans des écoles primaires, dans le Kiang-sou[6] :

« Je prie pour que mon pays devienne ferme (en ses frontières) comme le métal ; qu’il surpasse l’Europe et l’Amérique ; qu’il subjugue le Japon ; que ses armées de terre et de mer se couvrent d’une gloire éclatante ; que sur toute la terre flotte le radieux étendard du Dragon ; que prochainement l’universelle maîtrise de l’Empire s’étende et progresse. Ne disons pas que sa vénérable grandeur a été en vain affligée ; l’Inde est éteinte comme puissance ; l’Empire de Perse est fini[7]. Faites que notre Empire, comme un lion endormi qui soudain s’éveille, se précipite en rugissant dans l’arène des combats. »


RENE PINON.

  1. La Chine qui s’ouvre, par René Pinon et Jean de Marcillac, 1 vol. in-12 ; 4e édition ; Perrin, éditeur, 1900.
  2. On compte actuellement 22 écoles de cadets ou écoles d’application, dont deux pour les Mandchoux, avec 3 364 cadets ou officiers stagiaires. Voyez la statistique détaillée par provinces dans la conférence très intéressante publiée par M. Paul Pelliot dans le Bulletin du Comité de l’Asie française d’avril 1905, p. 132. Nous avons emprunté divers renseignemens a cet excellent travail.
  3. Les dernières nouvelles nous apprennent que, sur les pressantes instances des Japonais, la Chine va réorganiser sa marine : une sorte de ministère de la Marine sera créé à Tien-tsin ; des écoles navales seront organisées avec des professeurs japonais ; des escadres nouvelles seront construites. Tout le matériel et les officiers instructeurs viendront du Japon. La dépense annuelle est évaluée à 48 millions et, comme pour l’armée, la principale difficulté est de trouver cet argent. Tchang-Tche-Tong vient de commandera Kobé, pour la défense des Yang-tse 4 torpilleurs et 6 canonnières cuirassées.
  4. Encore convient-il de remarquer qu’en 1900 l’armée de Yuan, campée au Chantoung, y resta et ne vint pas combattre les étrangers.
  5. Il convient de rappeler que les chiffres donnés par le service des douanes impériales chinoises, dirigé par sir Robert Hart, favorisent singulièrement la Grande-Bretagne ; les marchandises sont comptées d’après les pavillons sous lesquels elles sont introduites ; de cette façon une grande quantité de marchandises européennes, amenées à Hong-kong et réexportées de là dans les différentes provinces de la Chine, figurent dans les statistiques comme marchandises anglaises. Cette fiction statistique est avantageuse à l’Angleterre qui a obtenu la promesse que l’inspecteur général des douanes serait toujours anglais, tant que le commerce anglais resterait le premier. La statistique des douanes n’indique pas de chiffre particulier pour la France et l’Allemagne ; leurs marchandises figurent sous la rubrique « Europe occidentale excepté la Russie ; » or le commerce allemand s’est certainement beaucoup accru en ces dernières années aux dépens du commerce anglais. Le Bulletin du Comité de l’Asie française de janvier 1905 a calculé que le commerce général de la France (y compris l’Indo-Chine) avec la Chine a été en 1903 de 416 millions de francs, et le commerce spécial (c’est-à-dire de produits exclusivement français ou indo-chinois ou destinés à la consommation de la France ou de l’Indo-Chine) de 370 845 000 francs ; dans les bonnes années de riz il faudrait ajouter à ce chiffre 30 millions au moins. Nous tenons donc, haut la main, le second rang dans le commerce extérieur de la Chine, à 300 millions de francs seulement derrière la Grande-Bretagne pour le commerce spécial. Nous sommes les meilleurs cliens de la Chine : nous lui achetons pour 250 millions de soies par an en moyenne ; au total nous lui achetons (y compris l’Indo-Chine) pour 290 millions de francs par an, tandis que l’Empire britannique ne dépasse pas 251 millions. La Chine nous achète en moyenne pour 60 millions de francs de riz d’Indo-Chine. Ces chiffres vaudraient bien d’être relatés à part dans les statistiques des douanes qui notent scrupuleusement les 171 000 francs d’échanges entre la Chine et l’Afrique australe !
  6. Cet hymne est extrait des nouveaux livres de leçons pour les écoles primaires de la ville d’Ou-si (province du Kiang-sou) ; ces livres sont imités des ouvrages japonais, ainsi qu’il est dit dans la préface des sept volumes du cours primaire ; ils sont datés de la trentième année de Kouang-Siu. La prière s’adresse soit au Ciel, soit aux génies de l’Empire ; elle a été traduite et elle nous a été communiquée par M. Fernand Farjenel.
  7. La phrase est très elliptique : elle veut dire que la leçon des malheurs subis par la Chine du fait des étrangers ne sera pas perdue, et elle cite l’exemple de l’Inde et de la Perse qui ont perdu toute leur antique puissance.