La Jeune Fille verte/L’Invocation à Vénus

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CHAPITRE IX

L’INVOCATION A VÉNUS


A Ribamourt les enterrements sont une espèce de réjouissances. Pour si peu de chose que fût, de son vivant, le mort, la ville entière se réunit autour de lui, l’accompagne, le commente, jusqu’aux suprêmes pelletées.

Il était rare qu’on en eût quelqu’un à mettre en terre d’aussi notable que M. Diodore Lescaa. Cela ne s’était point vu depuis S. G. l’évêque Cassoubieilh, et ses obsèques, pourtant, n’appelèrent pas le concours qu’on aurait cru. C’est que les rancunes, les haines même qu’il avait fait naître et que seule avait assoupies la terreur, au lendemain de l’émeute, se réveillaient déjà, plus vives pour avoir été contenues.

— Le petit peuple n’a pas donné, observa M. Lubriquet-Pilou au capitaine Laharanne, en se versant du vermouth.

Entre la visite à la maison mortuaire, où des passants en noir observent un silence de quelques minutes sur un rang de chaises, et la fin du service, où l’on gagne l’église, ils s’étaient, selon la coutume, rendus au café.

Plusieurs notables en redingote, et dont les chapeaux étaient si divers que cela avait l’air fait exprès, se tenaient déjà sur la terrasse. Il y en avait avec des pardessus jaunes, d’autres qui relevaient le collet de leur redingote car le temps était froid et il venait de pleuvoir.

— Eh, que diantre voulez-vous qu’il donne, le petit peuple, répliqua Laharanne. Il est comme moi, il n’a rien.

— Pardon, reprit Lubriquet. Les PartPrenants ont un syndicat depuis quinze jours, et ils annoncent une manifestation.

— Heureusement que j’ai l’œil, dit un gros petit homme, paisible et blond, dont l’uniforme seul trahissait qu’il fût sous-officier de gendarmerie. C’était le chef de brigade, Malevain, franc-comtois, et qui, le jour de l’émeute, était arrivé combattre avec une bonne heure de retard.

— Oui, il n’y a que le comptant qui vous manque, répartit le capitaine. C’est à la sortie de Saint-Éloi, je pense, pour avoir plus de monde, qu’ils préparent leur petit chahut. Est-ce que vous y avez mis des hommes ?

— Pas si bête, dit le gendarme. J’aime mieux voir venir.

— Voir venir quoi ? Qu’ils démolissent le cercueil ?

— Non ; mais il ne faut provoquer personne. J’ai ordre de ne pas heurter les opinions.

— Vive l’Empereur ! cria Laharanne.

Malevain devint pâle.

— Vous êtes fou, dit-il. Vous allez m’obliger à faire un rapport.

— Eh bien ! Et ce respect des opinions ?

— Je parlais de celles qui sont admises, Les Part-Prenants sont socialistes, vous le savez bien.

— Socialistes ! Où mettez-vous vos pieds, répliqua le capitaine qui s’échauffait. Idiots, ils sont : c’est moins compliqué. Demandez à M. le Maire.

— Mon Dieu, expliqua celui-ci, il y en a de bons. Quoique je sois parfois tenté de regretter Mongommery, et qu’il ne soit plus là, de temps en temps, pour leur faire, comme il disait, « une saignée de sang ardent et corrompu ».

— Si vous parlez politique, reprit Malevain, vous savez que mes fonctions m’empêchent de vous causer.

— Il suffira, répartit le Maire avec un peu de sécheresse, qu’elles vous aident tout à l’heure, selon que nous en sommes convenus, à faire respecter un mort dont les pauvres au moins devraient tous porter le deuil. Si l’on savait tout ce qu’il a donné au bureau de bienfaisance, en catimini, sans compter les deux curés, et jusqu’au pasteur.

— Jusqu’au pasteur, dit Laharanne : c’est un peu loin !

— Saint-Éloi aussi, observa alors Lubriquet avec l’air de faire un mot. Et il serait temps de s’y rendre….. Mais qu’est-ce que c’est que ça ?

Des clameurs indistinctes s’élevaient sur l’autre rive. On vit soudain plusieurs personnes traverser le pont en désordre, et, plus loin encore, d’autres qui couraient. Aussitôt les clients du Soleil d’Étain furent debout et traversèrent. Le brigadier se hâta en gémissant vers Saint-Éloi ; il avait des bottes, et pataugeait en retenant un trop étroit képi contre le vent. A côté de lui, M. Dessoucazeaux sautait de pavé en pavé, le pantalon retroussé, le parapluie ouvert. La plupart le suivaient, et bientôt l’on fut au courant.

Un groupe de Part-Prenants avait accueilli le cortège, devant la maison Lescaa, par des cris d’injure. De quelques-uns qu’on les avait vus d’abord, ils avaient grossi en nombre, crié plus fort ; et personne ne les contredisant, s’étaient mis à suivre le mort, bras dessus bras dessous, en criant d’une façon lente et funèbre :

— Rends l’argent, rends l’argent !

Vitalis, dont M. Lescaa avait été peut-être la meilleure affection, était blême de rage. Autour de lui, les autres affligés, placés tout de suite après le cercueil, que portaient huit hommes, hâtaient les porteurs à voix étouffée. Sous l’humide ciel, parmi la haine de ce peuple et ses huées, suivi d’un cortège éperdu, on eût dit que le mort fuyait les abois d’une meute.

La route de l’Église est montante. En dernier lieu, où la côte tourne et devient rude, les criards parurent s’essouffler, et ce fut d’assez paisible allure qu’on déboucha, en longeant la gendarmerie, sur la placette qui fait parvis à Saint-Éloi. Mais là, d’autres Part-Prenants attendaient l’Onagre. Là aussi, la Mortiripuaire était groupée ; et dès que le cortège parut, entama la Marche funèbre de Chopin, qui, par un naturel penchant des musiciens, s’accommoda bientôt au mouvement d’une mazourque. Les porteurs ragaillardis, hâtèrent le pas, entraînant les affligés dans leur sillage. On entendit souffler M. Pétrarque Lescaa, qui était court d’haleine.

Mais presque aussitôt la clameur des Part-Prenants recommença de gronder. De nouveaux venus coururent, par les ruelles, se joindre au tumulte. On entendit claquer de toutes parts les contrevents, que des femmes fermaient en implorant Dieu. Un homme gras, avec du jaune, qui fumait sa pipe au second étage de la gendarmerie, disparut à l’intérieur, et, tandis que la musique au désarroi éteignait un à un ses cuivres, la foule sembla se recueillir. Tout à coup, de cette masse d’hommes, une pierre jaillit, qui tomba en retentissant sur le cercueil sonore.

Ce fut comme un signal. Une volée de cailloux s’abattit sur le cortège, d’où répondirent des cris d’effroi, de douleur. Presque aussitôt le gros du convoi, puis les affligés, firent volte-face, se débandèrent, coururent, et, la redingote en oriflamme, à corps perdu, s’engloutirent au tournant de la côte. On vit bondir des hommes massifs. Quelques chapeaux noirs roulèrent oubliés. Et tout disparut.

Vitalis était resté. Une pierre l’avait décoiffé ; une autre meurtri à l’épaule. Il faisait tête, comme un gibier courageux qui cherche où rendre les coups dont il saigne. Mais à ce moment l’un des porteurs, atteint à la poitrine, lâcha le brancard, en gémissant. Le cercueil oscillait déjà vers la terre : Vitalis n’eut que le temps de s’élancer à la place vide.

— Allons, cria-t-il aux autres : vite à l’Église.

Mais déjà, plusieurs Part-Prenants en occupaient la porte, menaçants, comme s’ils eussent voulu interdire à leur ennemi le pardon suprême. Les porteurs ralentiront leur marche.

— Allons, cria Vitalis encore. Vous avez donc peur !

— Eh, Dioü bibann, grommela l’un d’eux ; tous hésitaient, quand on entendit des appels qui approchaient. Une voix harmonieuse et forte cria :

— Nous arrivons, ne bougez pas !

C’était Beaudésyme, qu’accompagnait le capitaine. Dessoucazeaux suivait de près, ayant rallié quelques fuyards. Le brigadier lui-même, empêtré de ses bottes boueuses, accourait mollement, sans aucun de ses hommes avec lui. Tandis que les autres, et le curé Puyoo, de l’intérieur, moitié de gré, moitié de force, débarrassaient l’entrée, le petit gendarme avait abordé un groupe assez pacifique d’aspect, et qui de bonne grâce s’ouvrit devant lui. Mais alors, sous prétexte de le mieux entendre, ces gens l’entourèrent et commencèrent de se le faire passer de main en main — comme des meuniers feraient d’un sac, — en sorte qu’il parcourut beaucoup de chemin, fort étourdi parce qu’on le faisait tourner, à mesure, et ne sachant à qui entendre. Cependant le cercueil avait pénétré dans l’église, où, portes closes s’achevait la cérémonie.

Quand on porta au cimetière, qui était voisin, et dont les gendarmes, enfin survenus, avaient dégagé les abords, peu de personnes suivaient le convoi. Mme Beaudésyme et Guiche côte à côte s’y étaient jointes. Mais presque aucun des affligés, honteux sans doute de leur fuite, n’était revenu ; et une bruine glacée qui, en s’épaississant, faisant l’un après l’autre s’ouvrir les parapluies, avait écarté presque tout le reste. Sans bruit, comme descend un store de tulle, on la voyait baigner mollement les tombes, où achevaient de pourrir les turbans de perles noires, dont quelques-uns encadrent une photographie, dérisoires couronnes de boue qui achèvent de glorifier la poussière des hommes. Entre les cyprès, l’argile du chemin était glissante.

Quand la pierre du caveau fut close sur ce qui avait été un juste, et la plupart des assistants dispersés sous la pluie, Sabine qui pleurait chercha Vitalis du regard. Lui aussi avait les yeux pleins de larmes, et penchait vers la terre ce visage délicat où la douleur même semblait n’être qu’un des masques de la volupté. La pluie, teinte aux meurtrissures de son front, tachait ses joues d’un peu de sang. Il étouffa un sanglot.

— Vitalis, murmura Sabine, en lui touchant la main.

Il se retourna, et la vit près de lui, toute frémissante de tendresse et de peine. Leurs yeux se lurent mieux qu’ils n’avaient fait jusqu’à ce jour. Elle alors, comme si toute cette lâcheté d’une foule ; et la branche odorante des cyprès ; et la mort lui avaient révélé un sens nouveau de la vie, qu’au pied même d’une tombe ils croyaient vrai pour toujours :

— Vitalis, je t’aime.

Un pas, tout près d’eux, leur fit tourner la tête ; c’était Basilida qui lentement s’éloignait, la tête un peu basse. Et ils se turent.

Quelques jours après, Mme Etchepalao avait accompagné sa sœur au cimetière ; mais Cérizolles étant absent et la poste proche, elle s’en fut au bureau restant, laissant Guiche prier seule.

Vitalis, que le hasard, avare à l’ordinaire d’unir les gens, ou bien son cœur guidait peut-être, la trouva près du monument rouge des Lescaa, agenouillée dans l’herbe odorante.

C’était un de ces après-midi d’automne dont la langueur est pareille au repos que répand au sortir de ses bras une femme dont la chair abonde. Mais le souffle de la montagne parfois courait au travers comme une eau fraîche ; et il semblait alors que l’atmosphère fût double.

Sous le soleil d’octobre, le cimetière avait séché la boue d’argile et la bruine qu’il présentait l’autre jour sous le ciel mouvant et bas, quand, du convoi, les cheveux d’or de Mme Beaudésyme étaient la seule gloire. Aujourd’hui l’air avait un reflet d’ambre. Une odeur de couronnes en décrépitude s’y mêlait au baume des cyprès. Quelques vieilles femmes paraient déjà des tombes pour le jour des Morts : leur voix amincie par l’âge couvrait à peine le bruit des feuilles qu’un peu de vent chassait, tournoyantes, dans les allées. Et seul, un bourgeois de Ribamourt, qui injuriait des ouvriers en retard, troublait le recueillement des choses.

Le cimetière était sur la hauteur de Sainte-Marthe entre l’église et le presbytère, dont les ormeaux, que l’arrière-saison n’avait jaunis encore qu’au sommet, laissaient entrevoir par delà les méandres de l’Ouze et sa bordure de collines, les créneaux bleus des Pyrénées. L’heure trouble du soir tombait déjà d’un ciel ensanglanté. Bientôt les montagnes eurent l’air d’une muraille d’hyacinthe. On eût dit qu’elles se rapprochaient étrangement entre les arbres ; et plus bas, c’était la vallée, un paysage indécis de champs et de rives gagnés par le brouillard.

— J’aime mieux le matin, dit Guiche, l’extrême pointe du matin. Petite fille, je demeurais chez ma tante à Pau. Son mari y était officier ; et ils habitaient une vieille villa de Bilhère, où il y avait des giroflées au creux des murs. C’est alors que j’ai senti le plus près de moi l’âme des glaïeuls et des pivoines, — dont l’extrême rouge pénétrait au fond de mon être, comme un parfum me perce aujourd’hui. Pendant la belle saison, c’est lui, le plus souvent, en se rendant au quartier, qui me menait à mon cours chez les Dominicaines. Avant de partir, par des allées de gazon trempées à grosses gouttes, mon oncle me menait cueillir un peu de raisin glacé qui pendait aux treilles. Parfois on entendait une sonnerie dans la cour de la caserne ; et moi, je secouais de lourdes fleurs pour voir couler la rosée ; ou bien je cueillais une de ces roses-mousse entr’ouvertes hérissées d’or. Oui, c’est alors que j’ai su le mieux aspirer les choses avec mes yeux.

De ma chambre à mansardes, sous le toit, je courais regarder en chemise, aussitôt levée, les montagnes grandes et bleues, par dessus le vieux parc. Elles étaient d’un bleu qu’on ne peut dire, légères, et telles qu’une vapeur condensée…..

— Quel lyrisme, dit Vitalis.

Elle prit un air fâché, et alors il l’embrassa contre le mur du caveau.

— Quoi, Vitalis, dans un cimetière. Et ma sœur qui va venir.

— C’est que moi aussi, Guiche, je vous aime, continua-t-il, en reprenant l’entretien de l’autre jour, à l’enterrement. Et voulez-vous de moi ?

— Moi, non, dit la jeune fille, qui railla avec un tendre sourire. C’est notre parrain qui le veut.

C’est ainsi que se fiancèrent Vitalis Paschal et Sabine de Charite, à l’ombre d’un tombeau.

Tout Ribamourt les unissait déjà, depuis que les volontés de l’Onagre y étaient connues. Et n’étaient-ils pas les triomphateurs du testament ? L’ouverture n’en était pas allée sans quelque tumulte, dont M. Pétrarque Lescaa à demi fou qu’il devenait, fit tous les frais.

C’est dans l’étude de Maître Beaudésyme que s’en fit la cérémonie, Vitalis présent. Le juge de paix, à force de désirer qu’il n’y eut pas de testament, avait fini, malgré tout, malgré la convocation du même notaire, par le croire. C’était, quant à lui, la plus favorable hypothèse, presque aucuns parents de l’Onagre, Vitalis lui-même, ne l’étant d’assez près pour hériter dans ce cas. L’éblouissement de l’or fut tel chez Pétrarque que, par une projection de son espérance dans l’avenir, il s’y croyait déjà, et maître d’un tiers de ces richesses : son cousin intestat, c’était sa part.

Aussi voulut-il faire sortir le clerc, en affectant de ne l’y voir qu’en cette qualité.

— M. Vitalis Paschal est ici comme héritier, dit le notaire, avec l’assurance et cet air heureux, qu’il avait repris depuis que ses reçus étaient brûlés. Cette réponse, quoiqu’elle fût faite d’une belle voix joyeuse, sonna pour le juge comme les premiers tintements d’un glas.

Il reprit quelque courage à la liste des biens, titres, créances, par où commençait le testament. Elle passait sous silence de grandes donations déjà faites, la Caisse Politique en particulier, dont M. Dessoucazeaux, le P. Nicolle et M. de Ribes, un châtelain des environs, — mais non pas M. Beaudésyme — étaient fidéicommissaires. Personne ne s’en douta alors, tant ce qu’il restait dépassait toutes les espérances, atteignant, à première vue, au delà de vingt millions.

La plupart de ceux qui touchaient le mort même de loin furent nommés l’un après l’autre : Mlle de Lahourque eut cent vingt mille francs, son frère six cents francs de rente viagère : Laharanne lui-même, deux grandes métairies à Nyxe, avec une maison de chasse. Tout cela arrachait des soupirs au juge de paix. Un dernier legs de deux millions, pour en servir la rente aux pauvres de Ribamourt, lui fit faire un saut hors de sa chaise ; et, oubliant son juron ordinaire :

— Nom de D…, s’écria-t-il, en s’épongeant le front, ce sera nous les pauvres, si ça continue.

Mais la plupart, dans l’assistance, méprisaient son courroux. Étant eux-mêmes pourvus, déjà, ils regardaient, d’un air vacant, pendre aux murs de l’Étude des affiches jaunes et blanches, un almanach des postes, la liste des notaires.

— Le testament qui me fut dicté s’arrête ici, dit M. Beaudésyme, paisiblement.

— Quoi, fit Pétrarque ; mais il n’y est pas disposé de la moitié.

— C’est juste.

— Alors ? On se f… de nous ?

— Vous pouvez parler en votre nom. Du reste il y a un testament olographe, auquel je n’ai pas pris part et qui est postérieur à celui-ci.

— Tout est à refaire, s’écria le juge. Les autres eurent cet air inquiet d’une poule qui se sent reprendre, l’ayant avalé, un grain de maïs au bout d’un fil. Le notaire semblait jouir de toutes ces inquiétudes.

— Rien n’est à refaire, dit-il en frappant sur une seconde enveloppe. Je sais à peu près ce qu’il y a ici dedans. — Et il se remit à lire. Mais le premier codicille le surprit. Car au lieu d’hériter lui-même, comme il pensait, c’était sa femme, du double, il est vrai, de ce qu’avait promis M. Lescaa : sa dot, qui rentrait.

Le second legs avait trait à un serviteur. Mais le troisième, qui octroyait pour tout capital à Pétrarque des créances sur son beau-père et lui-même le mit en fureur. De ses bajoues violettes, de sa bouche écumante sortaient des blasphèmes confusément entrecoupés de cris. On y démêla enfin des menaces.

— C’est un misérable, hurlait-il. C’est un fou ! On plaidera. Vous avez beau vous bidonner tous. Je refuse la succession.

— N’oubliez pas, Monsieur le Juge de Paix, interrompit Beaudésyme, que si vous perdez, ayant refusé la succession au préalable, la créance de Firmin retombera à l’actif de la dite, et vous dans l’obligation de nous payer.

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— Rien du tout. D’autant que si vous acceptez, vous serez obligé de payer des droits de succession proportionnels à la valeur écrite, c’est-à-dire fictive, du legs. Ce sera une très grosse somme, et, en bon serviteur de l’État, je me réjouis…

— Je vous dis que je n’accepte pas.

— Dans ce cas, vous paierez le billet souscrit à Firmin. Et si, d’autre part, vous avez la douleur de vous voir inopinément précéder dans la tombe par Mme Lescaa avant de l’être par le sieur Pedreguilhem son père, celui-ci, ou plutôt ses créanciers, parmi lesquels les héritiers Lescaa, héritant d’elle (il désigna un carton), vous serez obligé, jusqu’à moitié intégrale de sa fortune, de payer les dettes Pedreguilhem, ayant abandonné les billets signés de lui que vous léguait M. Diodore Lescaa.

— Quoi, quoi ! cria le juge.

— Rien n’est plus clair. M. Lescaa vous en laissait pour la moitié de la faillite Pedreguilhem. Vous rattrapiez donc, au moins, comme créancier, la moitié de ce que vous devez abandonner comme débiteur.

— C’est un traquenard, hurla Pétrarque, qui sortit en battant les portes.

— Il y a un peu de ça, murmura le notaire. Et il conclut sa lecture par le legs qui faisait Vitalis et Sabine plus de huit fois millionnaires.

La petite fortune laissée à Mlle de Lahourque eut pour fruit immédiat de dénouer sa longue idylle. M. et Mme Beaudésyme s’y entremettant, Lubriquet-Pilou se détermina enfin. Il fit sa demande, aussitôt agréée, dans les premiers jours de mai.

Cela fit presque autant de bruit que la mort de l’Onagre ; tout Ribamourt s’en réjouissait, s’étant d’ailleurs repris à vivre. C’est que la succession Lescaa y avait répandu plus d’argent que son règlement n’en avait tiré naguère, et qu’à cela s’ajoutaient des vendanges abondantes, ainsi que beaucoup de malades qu’on attendait. Il n’était pas jusqu’aux agresseurs de Firmin, à qui le tailleur, remis de ses blessures, et, soit bonté, soit politique, quelques autres personnes, dont le curé Puyoo, ne tâchassent d’adoucir les poursuites du Parquet. Quant à ceux qui avaient jeté des pierres au cercueil du banquier, Vitalis, tout ulcéré qu’il en demeurât, et vindicatif avec cela de son naturel, en aima mieux laisser dormir l’outrage, résolu du reste à s’en souvenir toutes fois qu’il se pourrait à peu de scandale.

C’est M. Puyoo, promu au doyenné de Sainte-Marthe, d’où il espérait bien, à travers la politique, se pousser plus haut, qui tâchait, en don de joyeux avènement, d’inspirer à tous la joie et la clémence.

Il aurait eu peut-être de la peine à convaincre son prédécesseur aujourd’hui prêtre attaché à la cathédrale de Navarrenx. C’est là que M. Cassoubieilh, bercé de l’espoir d’un canonicat à la première vacance, était en train d’aigrir cette facile bonté, la seule vertu, peut-être, qu’il eût apportée dans son ministère.

Ainsi ce n’était pas lui qui bénirait l’anneau nuptial de Guiche : pas même celui de Mlle de Lahourque. La cérémonie, quant à cette dernière, promettait d’en être magnifique. N’avait-elle pas écrit à la titulaire du bureau qu’elle ne voulait plus gérer, « que ce mariage soudait en quelque sorte l’aristocratie de la naissance à celle du travail ». Ainsi s’essayait-elle à peindre ce sacrifice qu’elle allait faire de sa particule.

M. Lubriquet-Pilou, de son côté, sans faire un égal abandon, se plaignait, au Soleil d’Étain, qu’il lui faudrait bientôt se réduire au rôle de séducteur honoraire. Et tous hochaient la tête autour de lui, en disant :

— Comment fera-t-il ? Bah, il la trompera.

— Non, affirma Lubriquet, je tiendrai ma parole…

Et il ajouta, avec un sourire égrillard qui faisait sans doute allusion à son premier mariage :

— …cette fois-ci.

Quelqu’un parla de lui offrir un banquet, pour enterrer, encore qu’il fût déjà veuf, une vie de garçon si bien remplie. N’était-ce pas le moins que Ribamourt devait à soi-même, comme à celui où s’étaient incarnés, durant un quart de siècle, tous les orages mortiripuaires de la passion ? Ce projet, accueilli avec faveur, eut vite fait de prendre figure. C’est à l’hôtel Gastou Fébus que se donna le banquet. Il fut honorable, M. Dessoucazeaux, avec le goût sûr des avares, en ayant choisi les vins.

— Et pas un Château-Idem, n’est-ce pas, avait-il ajouté par une plaisanterie florissante à Ribamourt, où l’on accusait les hôteliers de ne changer de leurs vins que les étiquettes.

— C’est vrai, Pana, ajouta le capitaine Laharanne, qu’au dernier dîner de chasse vous nous aviez donné d’un Ribamourt, blanc, et d’un autre Ribamourt, blanc… A eux deux ils avaient exactement le même petit goût de rien du tout…

Et il fit claquer sa langue, comme si, rien que de s’en souvenir, il jouissait encore.

M. Pana fit mieux les choses, à cette fois-ci. Aussi, vers la fin du dîner, Firmin ayant lu quelques vers béarnais, plusieurs Mortiripuaires en furent-ils touchés jusque par delà l’attendrissement. Wolfgang, lui, était ivre, et parlait de se battre en duel, comme s’il eût regretté d’en avoir, à plusieurs fois et de toutes ses forces, laissé échapper l’occasion.

On avait bu aux conquêtes passées de Lubriquet-Pilou ; et on les supposait nombreuses, s’il en fallait croire le nombre des toasts. C’était un hommage aussi à ces victoires qu’un pot de myrthe posé devant le Séducteur. Au moment qu’on allait quitter la salle, il appela l’hôtelier, et lui montrant la plante :

— Pana, dit-il avec dignité, vous ferez porter ceci de ma part à Mlle de Lahourque.

Un tonnerre d’applaudissements récompensa ce trait ; et on se leva pour se rendre au Grand Hall. C’est là, tout près d’un buffet, que l’harmonie Mortiripuaire devait, ce soir même, donner la sérénade au fiancé. Après quoi, il y aurait bal, et la moitié de la ville était invitée. Le monde se pressait déjà sur les galeries qui font le tour de la salle. Mlle de Lahourque, tout au fond, faisait face entre Mme Beaudésyme et Mme Laharanne. Plus près sur le côté, Mme Etchepalao, que son mari, un peu plus calme, venait de rejoindre, attendait le bal, ou peut-être autre chose. A côté d’elle, Mme de Charite surveillait avec une aigre indulgence Sabine et Vitalis.

Cependant la Mortiripuaire ayant joué l’aubade du Roi d’Ys, et puis, sur la demande de Vitalis : « Connais-tu le pays… ? », M. Lubriquet-Pilou, après s’être placé devant les musiciens, demanda à porter un toast auquel tous s’associeraient, il en était sûr ; un toast qui serait l’apologie en même temps que la clôture d’une existence dont le pôle allait désormais changer — et qu’il s’excusait qui fut un si dangereux exemple. Tout Ribamourt s’inclina devant un renoncement exprimé avec tant de noblesse ; et le Séducteur lui-même en pensa ressentir une espèce de mélancolie. Et n’en était-il pas arrivé au point de croire à sa légende ? Telle Mlle de Lahourque, enchantée au prisme d’une illusion dont les mystères resteraient cachés à l’histoire, M. Lubriquet-Pilou vivait dans le rêve de son épopée amoureuse. Pour le moment, ayant tiré de sa poche quelques feuilles volantes où l’on aurait pu reconnaître la menue écriture de M. Dessoucazeaux, il commença, de sa voix hongre, à lire au milieu de la surprise générale, une longue invocation à la déesse de Cythère, et qui se poursuivait ainsi :

— Au moment d’abandonner tes autels, ou plutôt de ne t’honorer plus que sur un seul d’entre eux, — ô Vénus, despote des hommes et des dieux, génitrice des nations, décor du monde — permets que je fasse, une dernière fois, libation à ta gloire de ce vin écumant dont les reflets, semblables au soleil à travers les nuées de l’aurore, répandent cette même ivresse légère des approches de l’amour…

Il se tut pour verser quelques gouttes de champagne sur le parquet, tandis qu’on s’étonnait de plus en plus dans la foule. Mlle de Lahourque, là-bas, qui n’entendait guère, doutait obscurément si « Vénus » n’était pas un délicat pseudonyme dont son fiancé la voilait en public. Mais Vitalis et Guiche, à leur balustrade, semblaient se divertir infiniment.

— O déesse, continuait le Séducteur, qui es cachée au fond de tout comme un levain irrésistible, toi qui tires des choses qui meurent une nouvelle vie, amante habile à pacifier le dieu cruel qui répand le sang, Arès dont les dures étreintes laissent un ceste bleu sur ta nudité…

— Ah ! s’écria Etchepalao, voilà Jean. On va pouvoir causer.

Cérizolles, les ayant aperçus, se dirigeait languissamment vers eux, tandis que l’orateur, continuant à tutoyer Aphrodite :

— Mais déesse, s’écriait-il, qui t’apercevrait, tel un guerrier qu’a lassé la défaite, dormante et nue, au fond de l’antre où la source, qui mire des iris sur ses bords, est seule de son murmure à mesurer la fuite des heures ; tandis qu’au halo de tes cheveux d’or se balance un papillon de pourpre ténébreuse — si parfois tu t’éveilles et rouvres les yeux, il y verrait reluire la flamme du désir comme ces palpitations lumineuses qui s’allument à la lisière des nuits d’été. C’est alors, Redoutable, Invincible, ô Dorée, que, debout dans le jour tu fais retentir ce même rire victorieux et cruel que le choc des épées arrache aux armures. C’est alors, sous les flambeaux errants de l’éthèr, au milieu des rocs et des roses, dans la mer poissonneuse et jusques aux profondeurs hantées des Fauves, que parmi cette poussière vivante sans cesse dévorée du néant, tu réveilles, ô Vénus, l’hymen universel…

. . . . . . . . . . . . . .

Cependant Cérizolles avait réussi, malgré la presse, à rejoindre ses amis. Il aperçut alors Mme Etchepalao, à demi cachée par Guiche, et son visage s’éclaira d’un sourire qui n’était pas sans douceur.

— Comme il est beau, l’étranger en smoking, railla Vitalis. C’est vrai, Guiche, que vous ne l’aimez pas ?

— Sait-on jamais qui on n’aime pas ?… murmura-t-elle, en les enveloppant tous deux d’un même sourire.

Entre tant M. Lubriquet-Pilou poursuivait le cours de ses propos, et après avoir célébré, sans doute par allusion à Mlle de Lahourque, le fard délicat, qui disait-il après un auteur beaucoup plus ancien, se pose sur le visage des vierges :

En vain, affirma-t-il, les autres dieux prétendent, à la constance de leurs lois, asservir l’univers comme l’on courbe au sillon la génisse porte-joug — en vain la lumière et l’ombre alternées condamnent au labeur ou au sommeil la tourbe nourrie de pain. Mais c’est à toi que nous devons les voluptés de la nuit, et ces étreintes qui ne sont connues que des lampes, et le rêve qui nous asservit la vertu. Pourtant, ô fille du Sel, ce n’est point au jour ni dans l’ombre que tu te plais le mieux à tourmenter, comme à satisfaire, le bétail innombrable des humains. Et n’est-il pas d’autres moments, des minutes plus fugitives ; quand les choses ont une figure moins précise, que les mains se cherchent et les lèvres se rencontrent ? Heures divines du crépuscule… divines du crépuscule…..

— Dioü mé daoü ! éclata, au milieu du silence, Lubriquet-Pilou qui retournait ses poches après ses feuillets, j’ai perdu la fin.