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La Jeune Proprietaire/1

La bibliothèque libre.
chez Martial Ardant frères (p. 5-18).

CHAPITRE PREMIER.

Éducation d’Olympe de Saint-Julien.
Un pensionnat en 1795.

Ce fut une rude épreuve que le temps de la grande révolution de 1793. L’ancienne société, la société aristocratique et princière, les courtisans de Versailles, les millionnaires de Paris, tous avaient été submergés par le flot populaire ! et de même qu’il advint, sans doute, après le premier déluge raconté par la Genèse, une génération d’enfans occupa un instant la place abandonnée par les pères engloutis.

Ainsi en 1795 les plus beaux hôtels de Paris appartenaient à des maîtres et des maîtresses de pension, gens du monde pour la plupart, mais qui, ruinés par les malheurs des temps, étaient forcés de se créer une industrie. Ces nouveaux instituteurs comprenaient très-bien qu’à eux appartenait le soin de former dans leurs élèves les élémens d’une société nouvelle pour leur honneur, cette société devait être élégante et polie. Les traditions de l’ancienne cour devenaient donc un dépôt non moins précieux que les chronologies des nations disparues et les rudimens des langues mortes. Les salons des pensionnats furent les premiers où l’on donna des fêtes élégantes. Les instituteurs des deux sexes réunissaient leurs élèves pour jouer des comédies, chanter dans des concerts, etc.

L’heureuse impulsion donnée à l’enseignement par des professeurs abandonnant la routine pour entrer dans une voie de progrès ; l’amour des arts que l’on ne cultivait plus avec cette condition de n’en pas faire son état, c’est-à-dire d’étudier avec la conviction qu’il y allait de son honneur à ne rien savoir ; l’émulation entre les jeunes filles et les jeunes garçons, tout concourait à développer l’intelligence. En ce temps, les mois de pensionnaires et d’écoliers ne désignaient pas une demoiselle timide ou un adolescent gauche et maussade, bien au contraire, c’était chez eux que se rencontraient l’assurance, l’usage du monde, dont souvent ils avaient besoin de donner des leçons à leurs parens.

Ce n’étaient pas seulement les parvenus qui faisaient entrer leurs enfans dans ces écoles mondaines élevées sur les ruines des couvens ; les orphelins qu’avait fait la terreur y étaient aussi placés ; les uns, faute d’asiles plus convenables, les autres, par suite de cette toute-puissance que la mode exerce en France. C’était la première de ces raisons qui avait décidé l’entrée d’Olympe de Saint-Julien dans la pension fondée par mademoiselle Desrosiers. Avant l’âge de treize ans, la pauvre Olympe s’était trouvée presque orpheline sa famille avait été moissonnée par la faulx révolutionnaire, sa mère morte en prison, son père émigré, du moins on le disait, parce qu’il avait disparu depuis trois ans, et n’avait jamais donné de ses nouvelles. Olympe qui, à l’époque où commence cette histoire, n’avait pas encore seize ans, avait pour tuteur et pour unique appui un cousin de sa mère, cadet d’une famille plus noble que riche. M. de Montenay était abbé, lorsque, suivant son expression ordinaire, la révolution devint méchante. Il troqua le petit collet contre la houppelande, espèce de redingote informe, sans taille arrêtée, faite de l’étoffe la plus commune, garnie, pour tout ornement, des lisières de l’étoffe même, et serrée à la taille avec une ceinture pareille. Ce vêtement, tout vulgaire que je vous le dépeins, avait pourtant encore une teinte d’aristocratie ; car il était adopté par les peureux qui répugnaient à s’affubler de l’odieuse carmagnole. L’élégant abbé de Montenay, couvrant sa tonsure d’une perruque quasi noire, devint le citoyen Jacques Dutais, nom originaire de sa famille. Afin de se mieux déguiser, il prit un cabinet d’affaires, en apparence pour se procurer de quoi vivre, mais en réalité dans l’intention de s’occuper des intérêts de ses malheureux parens et de sauver quelques débris de leur fortune.

L’abbé de Montenay changea de genre de vie aussi bien que de costume. Au lieu de lire les petits vers que les beaux esprits du temps faisaient éclore chaque matin, il étudiait les décrets de la convention, les comparant attentivement avec l’ancienne législation, pour bien connaître les dispositions favorables à la noblesse qui étaient changées et celles qui étaient encore en vigueur. Au lieu d’aller le matin de maison en maison, échangeant des propos au moins frivoles, il balayait de sa longue houppelande la poussière des greffes, celle des études des avoués et des notaires ; épuisant les trésors de son éloquence afin de désarmer un créancier trop exigeant, ou de toucher un débiteur de mauvaise foi, prêt à se servir des lois républicaines pour dépouiller de pauvres orphelins ou des veuves démeurées sans protecteurs. Quand venait la nuit, l’abbé enfonçait son chapeau sur sa perruque noire, remontait sa cravate, pour dérober tout ce qu’il pouvait cacher de son visage, et glissant le long des murailles, il allait, au péril de sa vie, porter des secours et des consolations à quelques malheureux proscrits cachés dans de misérables taudis, où ils remerciaient Dieu, chaque soir, d’avoir encore échappé pendant tout un jour aux dénonciations, aux visites domiciliaires, et lui demandaient humblement la même faveur pour la nuit qui s’avançait. Dans ce nouveau genre de vie, le moral de l’abbé n’avait pas moins changé que son costume : il avait mieux connu le prix d’une religion qui console et soutient dans les dangers. Depuis qu’il est Jacques Dutais, il est vraiment digne des dignités ecclésiastiques auxquelles avait droit de prétendre l’élégant abbé de Montenay.

Ainsi que je l’ai déjà dit, l’abbé était cousin germain de madame de Saint-Julien. Lors de l’arrestation de cette dame, son mari ayant déjà disparu, l’abbé recueillit la pauvre Olympe. Elle serait demeurée près de lui jusqu’à un temps plus heureux, si une enfant ne devenait pas sitôt une jeune fille. Dix-huit mois ne s’étaient pas écoulés que l’abbé songeait déjà, dans ses courses, qu’il était bien difficile de garder plus long-temps Olympe. D’abord l’éducation de mademoiselle de Saint-Julien était fort imparfaite, si même on pouvait la considérer comme étant commencée. Ensuite toute la maison de l’abbé était formée par un vieux serviteur, excellent homme, dont le dévoûment et la probité étaient à toute épreuve, mais qui était sourd et presque aveugle, ce qui le rendait une bien triste compagnie pour Olympe, et un bien mauvais surveillant pendant les longues absences de l’abbé. D’ailleurs ce bon serviteur eût-il eu les cinq sens aussi parfaits que ceux d’un Huron ou d’un Caraïbe, il était tellement préoccupé des vexations sans nombre auxquelles était exposé le peuple souverain, que jamais l’abbé n’aurait pu lui faire comprendre comment une jeune fille qui, par son âge, était exceptée de la liste des suspects, que son sexe sauvait des réquisitions faites pour l’armée, son dénûment, des emprunts forcés, pouvait courir quelques dangers en allant et venant dans le voisinage, ou recevant des visites, s’il s’en présentait qui ne vinssent pas au nom du comité de salut public. Il était donc impossible de laisser une fille de quatorze ans sous la garde de l’ami François, ainsi que l’appelait Olympe, par une gentille câlinerie pour le vieillard, qui, dans le fait, se nommait François Lami.

Pendant que l’abbé réfléchissait aux moyens de placer convenablement sa pupille, mademoiselle Desrosiers fondait sa pension. M. de Montenay, qui l’avait vue demoiselle de compagnie chez la vieille duchesse de Duras, avait été à même d’apprécier sa douceur, son excellent ton ; il avait entendu vanter sa sagesse et ses bons principes, il n’hésita pas à lui confier sa nièce. Les progrès d’Olympe furent rapides ; elle avait de l’aptitude au travail de la mémoire, de l’intelligence ; les maîtres s’attachèrent à elle, et, en peu de temps, elle devint la meilleure élève de la pension de mademoiselle Desrosiers. À la première distribution de prix, on couronna un dessin d’elle. Les envieuses dirent tout bas que le trait avait été calqué, que le maître avait retouché l’ébauche et perfectionné le fini ; mais la jalousie ne put contester à Olympe les prix de déclamation et de danse : elle avait déclamé l’imprécation de Camille, et dansé la gavotte aux applaudissemens du plus brillant auditoire.

Une éducation si frivole n’était pas ce que l’abbé eût désiré pour sa nièce. Cependant cela valait mieux que l’alternative où elle était de laisser éteindre ses facultés intellectuelles dans la solitude et le désœuvrement, ou de voir l’ennui la porter à chercher des distractions au dehors, dans un temps où toute société était dangereuse : celle des gens de sa caste parce qu’elle était suspecte, celle des gens de l’époque à cause de son mélange. Puis les antécédens de mademoiselle Desrosiers apportaient des compensations aux concessions que son intérêt la forçait de faire à l’esprit du jour. Mademoiselle Desrosiers était pieuse au fond du cœur. Elle priait en cachette ; il y aurait eu du danger à le faire publiquement. Chaque soir, quand la foule des élèves était couchée, Olympe et trois autres jeunes personnes, filles ou nièces d’anciennes connaissances de l’institutrice, se rendaient dans son cabinet. Un vénérable prêtre qui, dans la maison, remplissait ostensiblement l’emploi de régisseur, se réunissait à ce petit troupeau, qu’il dirigeait avec un zèle, une onction encore excités par le péril. Alors les prêtres étaient proscrits ; l’échafaud menaçait la tête de ceux qui osaient exercer leur ministère sacré. Chaque jour de la semaine, la prière était suivie d’une lecture ou d’une pieuse exhortation. Le samedi, on veillait jusqu’à minuit. À la première heure du dimanche, le prêtre disait bien vite une messe basse sur un autel improvisé, n’ayant pour tout ornement qu’un crucifix, soigneusement caché pendant le jour sous un tableau de fleurs. Le service divin terminé, on regagnait son lit à pas de loup. Le lendemain, le vénérable curé se courbait de nouveau sur ses registres, tandis que ses ouailles chantaient, dansaient avec le commun des élèves de la pension, et toutes ensemble apprenaient par cœur les rôles qu’elles devaient jouer dans les comédies. On approchait du Ier vendémiaire, c’est-à-dire du 21 septembre, jour où commençait l’année républicaine, et aussi les vacances, saison chérie des écoliers sous tous les régimes. Tout le monde, dans la pension de mademoiselle Desrosiers, se préparait à la distribution des prix. Olympe, plus que personne, en était préoccupée. Elle devait jouer le rôle de la Curieuse, dans le drame de madame de Genlis, et danser le pas russe avec le prix d’honneur de l’institution Lemoine, collége où les jeunes gens dansaient aussi bien qu’à l’opéra. Malgré ses importantes occupations, Olympe remarquait avec chagrin que depuis plus de huit jours elle n’avait pas vu son bon oncle de Montenay, auquel elle donnait ce titre à cause de la différence de leurs âges, car, en réalité, ils n’étaient que cousins issus de germains.

Le jour de la représentation arrive. Olympe cherche des yeux son tuteur ; il n’est point dans la salle. Cependant il n’est point malade, l’ami François n’a rien dit, le matin, en apportant la provision de pain à la pupille de son maître ; car, dans ce temps, où l’on dansait si bien, la plus affreuse disette désolait la France ; on ne savait pas la veille si l’on dînerait le lendemain. Le petit drame moitié enfantin, moitié larmoyant de la Curieuse s’achève au milieu des applaudissemens qu’on ne refuse jamais aux comédiens amateurs ; l’abbé n’est point là pour recueillir les louanges dont on accable sa pupille ; on prolonge l’entr’acte, mais c’est inutilement, il ne vient pas.

Les planches, les tréteaux, les décors, tout est enlevé ; le théâtre est devenu une salle de bal ; le concours pour le prix de la danse va commencer. Nouveau triomphe pour Olympe ; les couronnes pleuvent à ses pieds ; son maître de danse ne se sent pas de joie calculant combien de leçons lui vaudra une si brillante écolière ; Mlle Derosiers embrasse Olympe en pleurant.

Vous serez heureuse, mon enfant, lui dit-elle ; vous êtes intelligente, laborieuse, cela rend l’existence facile dans toutes les conditions.

En cet instant, l’ami François, se glissant dans la foule, s’approche de l’oreille de mademoiselle Desrosiers.

— Monsieur ne veut pas paraître au bal, lui dit-il ; mais il faut absolument qu’il parle à mademoiselle de Saint-Julien ; il attend dans le cabinet de madame.

On était alors toujours sur le qui vive ! Mademoiselle Desrosiers éprouva une vive inquiétude de cette visite mystérieuse un jour de fête, à l’heure du bal. Olympe, au contraire, ne ressentit que de la joie à l’appel de son tuteur. Elle rassembla ses couronnes, et suivit l’ami François sans rien appréhender des motifs de cet entretien particulier, sans regret pour la première contredanse dans laquelle elle devait figurer. Sa condition de lauréat avait déjà mis du sérieux dans son esprit, mais pas autant qu’il lui en aurait fallu pour écouter sans émotion ce que son tuteur avait à lui dire.