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La Jeune Proprietaire/4

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chez Martial Ardant frères (p. 49-80).

CHAPITRE IV.

Le voyage. Mme d’Iserlot. La patache. Le château de Saint-Julien. L’abondance à la campagne. L’arrivée du proscrit. Le concert impromptu. Scrupules d’Olympe qui veut rendre le château à son père. Entretiens de l’abbé et de sa pupille. Olympe sera fermière.

Des lettres reçues de Montargis avaient modifié les plans de l’abbé de Montenay. Il trouva plus prudent de se rendre seul auprès du comte pour le conduire de nuit à Saint-Julien, tandis que la jeune propriétaire de ce manoir s’y rendrait de son côté en la compagnie d’une de ses parentes, madame d’Iserlot, veuve d’un baron du saint empire romain. Cette dame avait bien près de cinquante ans ; élevée dans l’ignorance, comme toutes les femmes de son âge, elle avait vécu dans une inaction complète ; elle n’aurait donc pas été d’un grand secours à Olympe si l’abbé n’avait joint à sa protection une aide plus efficace c’était l’ami François. Ce brave homme, quoique un peu sourd, ainsi que nous l’avons déjà dit, était rempli de zèle et de dévouement ; très mauvais mentor d’une fille de treize ans, il devenait un excellent factotum pour la jeune propriétaire de Saint-Julien.

On quitta la diligence à Nemours. Là, Olympe dut songer à se procurer une voiture qui la conduisit à Saint-Julien. François trouva, non sans peine, une patache pour transporter ces dames et leurs bagages, ce qui causa une joie très-vive à Olympe ; elle tremblait de n’être pas au château à l’arrivée de son père.

À l’heure dite, la patache, le cheval et le patachon entrèrent dans la cour de l’auberge où François leur avait donné rendez-vous. Madame d’Iserlot, qui n’avait aucune idée de ce véhicule, alors en usage dans tout le Gatinais, s’avance sémillante sur le seuil de la porte le mot patache s’était présenté à son esprit comme un synonyme de calèche, char-à-bancs, phaéton ; la réalité venant à frapper ses regards, elle recula d’un pas, puis se tournant vers Olympe presque aussi déconcertée qu’elle :

— Qu’est-ce à dire, mademoiselle ; au lieu d’une voiture cet imbécile de François vous amène une charrette !

À ce mot : charrette ! le patachon fronce le sourcil, et la rage dans les yeux, l’injure à la bouche, il commence à apostropher vertement les aristocrates qui confondent sa voiture avec une charrette. Cependant l’erreur de madame d’Iserlot était pardonnable. Que l’on se figure une sorte de cage à poulets longue de cinq pieds, large d’un peu plus de trois, recouverte d’une toile sale posée sur des cerceaux qui eux-mêmes, sont attachés aux ridelles, une planche sert à la fois de fond et de siége à la patache ; les voyageurs, placés dos à dos, deux sur l’avant, deux sur l’arrière, ont les jambes pendantes dans des paniers attachés à la planche du fond avec des courroies : ces paniers rasent presque le sol ; et les effets des malheureux voyageurs, imposés sur la planche dans l’espace laissé vide par leurs quatre personnes, roulent indistinctement sur le dos de ceux de devant, ou de ceux de derrière, suivant que la patache suit un plan incliné en montant ou en descendant ; cet engin se tenait en équilibre sans soupentes ni ressorts sur un misérable essieu terminé par deux roues grêles, qui semblaient n’avoir de consistance que celle que leur donnait la boue blanchâtre et graveleuse dont elles étaient entourées.

Certainement une pareille mécanique était pire qu’une charrette. Cependant son conducteur ne s’en trouvait pas moins offensé de la comparaison. La patache était en honneur, non-seulement dans tout le Gatinais, mais depuis Nemours jusqu’en Auvergne ; elle menait et ramenait les Auvergnats, les Limousins qui, tous les ans, venaient chercher de l’ouvrage à Paris. La patache jouissait de priviléges qu’avait respectés la révolution ; elle avait ses routes à elle, ses ornières dans lesquelles seule elle pouvait circuler, se vantant d’égaler la poste en vélocité, réunissant l’économie à l’avantage plus précieux de la sécurité, car de mémoire de patachon, jamais patache n’avait versé : du moins le conducteur l’affirmait-il en prenant à témoin l’aubergiste, les servantes et les voyageurs spectateurs de cette scène.

Cependant il fallait prendre un parti : le moindre inconvénient de cette discussion était la perte du temps. On était encore à deux lieues de Saint-Julien ; cette distance n’eût rien été pour Olympe forte et leste comme on l’est à quinze ans, mais Mme d’Iserlot n’avait de sa vie tenté une aussi longue course, et lors même qu’elle aurait eu le courage nécessaire pour l’entreprendre, ses souliers, dont les semelles étaient aussi étroites et aussi pointues que des lames de couteaux, ne le lui auraient pas permis. Olympe essaya donc d’apaiser le patachon. Quelques paroles bienveillantes, jointes au don de deux assignats de cinq francs, adoucirent l’orgueil irrité de cet homme, tandis que la nécessité soumettait les répugnances de Mme d’Iserlot. La querelle encore toute chaude faillit pourtant se rallumer quand il fut question de se placer. Ainsi que je l’ai dit, il fallait s’asseoir dos à dos aux deux bouts de la planche formant le fond de la voiture. En se mettant à l’arrière, il fallait voyager à reculons, ce que la vieille dame n’avait jamais pu supporter ; sur le devant, la croupe du cheval, le dos du conducteur, qui prenait place sur la droite du limon, présentaient un vis-à-vis fort désagréable ; cependant il était urgent de se décider si l’on ferait la course à pied ou dans la seule voiture qu’il fût possible de trouver, non-seulement à Nemours, mais dans les environs, pour faire une course dans la traverse. Après dix minutes d’hésitation, Mme d’Iserlot monta sur le devant de la patache, ferma les yeux, mit son mouchoir sous son nez, et donna le signal du départ ; car Olympe et l’ami François s’étaient élancés après elle avec une promptitude égale à l’impatience que ces retards leur causaient. Le patachon, pittoresquement assis sur son brancard, entonna les primières mesures du ça ira républicain, et, sans attendre d’autre avertissement, le cheval partit d’un bon pas.

Une fois sortie de Nemours, la patache quitta la grande route pour se jeter brusquement dans la voie privilégiée, voie qui se composait de trois ornières, deux profondes, où les roues étaient emboitées presque jusqu’aux moyeux ; le cheval trottait dans la troisième du reste, les prétentions de la patache à la vélocité et à sûreté étaient des mieux fondées. La voiture ainsi emboîtée filait sans pouvoir verser, avec la rapidité d’une flèche ; et si ce n’eût été leur apparence ignoble, jointe aux atroces secousses dont le corps des voyageurs était brisé, ces ornières, ces pataches, sœurs aînées des chemins de fer, eussent mérité de la postérité une mention honorable. Après trois quarts-d’heure de marche le patachon interrompit le chant monotone qu’il avait fait succéder au ça ira, et se tourna en souriant vers Olympe pour lui indiquer, du manche de son fouet, deux masses de bâtimens qui s’élevaient à l’horizon.

Ce sont les tours de Saint-Julien, qu’on appelle les jumelles, dit-il en clignant de l’œil d’un air fin : c’est un beau domaine, une jolie bague au doigt ; on n’est pas fâché tout de même dans le pays qu’elle n’ait pas changé de main.

Olympe avait répondu à l’indication de ce garçon par un cri de surprise et de joie tout à la fois ; l’amour de la propriété dissipait un instant ses regrets d’avoir quitté Paris et la pension de Mlle Desrosiers. Au même moment le soleil fit à la jeune propriétaire de Saint-Julien la galanterie de percer les nuages amassés à l’occident ; de ses derniers rayons il colora les deux tours qui, prenant une teinte dorée, se détachèrent nettement sur la masse d’un vert sombre des arbres du parc.

Le château de Saint-Julien était situé sur une hauteur. De vertes prairies, traversées par l’Oing, bordaient le bas du parc. Cette petite rivière non-seulement embellissait le paysage, mais augmentait la valeur des terres en permettant de transporter facilement, et à peu de frais, à Paris, par le canal de Briare, tous les produits de Saint-Julien. Les bâtimens du château, placés sur une plateforme entourée de fossés profonds, formaient un carré long au centre duquel était un préau orné d’une fontaine. La façade donnant sur le parc avait été construite sous Henri IV, ce qui lui avait fait donner le nom du château neuf. Le bâtiment en briques se composait d’un corps de logis simple ayant trois croisées, dont l’une servait de porte pour entrer dans le vestibule, de deux pavillons portant trois fenêtres sur chaque face, dont les angles saillaient également sur les préau et sur la plate-forme. Sous les fenêtres du château, du côté du midi, avait été jadis un parterre ; on y voyait encore les vestiges des cœurs, des étoiles, des losanges, symétriquement dessinés par des bordures de buis ; mais, hélas ! depuis cinq ans les mauvaises herbes avaient remplacé les fleurs dans les corbeilles ; le buis était mort dans certaines places, dans d’autres une végétation surabondante lui avait fait pousser de longs rameaux semblables à ceux que l’on porte bénir le dimanche de Pâques fleuries.

De ce parterre, la vue se portait, au-delà des fossés, sur une patte-d’oie d’où partaient cinq longues allées bordées d’ormes centenaires, qui, s’étendant chacune dans une direction différente, dessinaient tout le parc : L’œil, en parcourant ce superbe dôme de verdure, arrivait à un saut de loup au-delà duquel on voyait la campagne : c’était une vallée étroite, où la nature n’avait rien de grandiose, mais se montrait fraîche et verdoyante ainsi qu’on la voit dans les lieux bas et humides. L’entre-deux des cinq allées était rempli par un beau taillis de chênes, parsemé d’ormeaux de trente ans fort bons à couper. Le château neuf n’était élevé que d’un rez-de-chaussée surmonté de hauts combles dans lesquels se trouvaient de vastes greniers. Sur les trois autres côtés du préau, il y avait des bâtimens d’une origine plus ancienne ; à l’est et à l’ouest, des cloîtres contenant la salle des gardes, la salle des pages, les cuisines et les communs où s’entassait la menue valetaille. Au-dessus de ces cloîtres et des bâtimens adjacens, régnaient deux galeries dont les fenêtres étroites ouvraient sur le préau. Ces galeries donnaient entrée à deux enfilades d’appartemens, jadis renommés pour une magnificence dont les ducs de Nemours étaient, dit-on, jaloux. Au nord, une porte basse crénelée, ayant un pont-levis qui s’abaissait sur le fossé ; deux tours massives, les mêmes que les habitans avaient surnommées les jumelles, flanquaient cette partie qu’elles n’étaient plus appelées à défendre. Ces constructions, de l’aspect le plus sombre, remontaient au treizième siècle ; et les jumelles de Saint-Julien avaient eu, au temps de la ligue, les honneurs d’un siége qui s’était terminé au bout de deux jours par la retraite des assaillans.

La première cour était très-vaste : elle contenait des écuries pour trente chevaux, un chenil immense, un pressoir, un four banal ; car, sous l’ancien régime, les habitans du petit bourg de Saint-Julien ne pouvaient presser leur vin ni cuire leur pain que chez leur seigneur auquel ils devaient payer un droit. La conciergerie, renfermant le tourne-bride, où les hôtes du château de Saint-Julien logeaient leur suite, formait encore comme un village annexé à ces divers bâtimens si différens d’âge et de forme. Ces constructions étaient condamnées par l’abbé de Montenay ; la charrue devait passer sur le terrain qu’elles couvraient. Déjà le marteau révolutionnaire avait commencé l’œuvre de destruction. Sous prétexte de faire disparaître les signes de la féodalité, on avait enlevé les chaînes du pont-levis qui, pour cette raison, restait toujours baissé, livrant à tout venant l’entrée du préau. La municipalité avait bien aussi ordonné d’abattre les créneaux du haut des tours et de dessus la porte ; mais c’était une rude besogne que d’arracher de leur vieux ciment ces blocs énormes de grès de Fontainebleau. Après en avoir détaché trois qui, en tombant dans le fossé, avaient fait jaillir une boue noire et infecte, les ouvriers citoyens pensèrent qu’il y aurait moins de peine et plus d’agrément à assouvir leur vieille rancune sur le pressoir et sur le four dont ils ne laissèrent pas pierre sur pierre. Après avoir, en manière de divertissement, brisé les portes et une partie des fenêtres, ces citoyens actifs attachèrent aux murs, par ordre de la municipalité, un écriteau portant ces mots : propriété nationale à vendre ; en vertu de quoi ceux des habitans du bourg de Saint-Julien, qui avaient des constructions ou des réparations à faire à leurs demeures, vinrent, en toute sûreté de conscience, enlever des matériaux au vieux manoir devenu, pensaient-ils, la propriété de tous. Heureusement une sorte de terreur superstitieuse empêchait le plus grand nombre de franchir le pont-levis, et presque tous ces actes de vandalisme s’exercèrent sur les servitudes.

Olympe, impatiente de voir son château, monta sur la planche où elle était assise, et passant, pour se soutenir, son bras dans l’un des cerceaux de la couverture, suivant en cadence l’infernal cahot de la patache, elle essaya, en grandissant sa petite taille de la longueur de son cou et de celle de ses pieds mignons, de découvrir le plus possible de sa propriété. Bientôt ses efforts devinrent inutiles on longea le mur de clôture, et ce ne fut plus qu’à chaque saut de loup, qu’Olympe put apercevoir, à l’extrémité des longues allées d’ormes, les bâtimens de brique du château neuf, couronné par les jumelles que le soleil n’éclairait plus.

L’aspect gothique d’une semblable habitation charmerait une jeune fille de nos jours ; mais en 1795, on n’était ni châtelaine ni pastourelle : Rome et Sparte, tels étaient les objets de l’émulation générale. Les meubles ; les costumes du moyen âge semblaient les œuvres d’un temps de barbarie ; le vieux château féodal parut donc aussi laid qu’une prison à celle qui ne rêvait que des temples d’Athènes et des bosquets de Tempé.

La patache triomphale, faisant un détour qui l’éloignait des murs du parc, descendit une pente assez rude et entra dans le bourg de Saint-Julien. Malheureusement pour les dames, ce bourg avait la prétention d’être pavé. Après plusieurs ricochets à travers des rues étroites où l’on n’avançait que par sauts et par bonds, tels que madame d’Iserlot croyait toucher à son heure dernière, le patachon, qui n’avait rien voulu changer à l’allure de son coursier, insensible qu’il était aux plaintes de voyageurs, aux aboiemens des chiens et aux complimens de bienvenue des commères placées sur leurs portes pour le voir passer, mit son cheval au pas : on commençait à monter une avenue plantée de noyers. Cette partie de la côte était aussi roide, mais plus longue que celle descendue pour arriver au bourg ; c’était la fin du voyage, on respirait.

Olympe voulut monter cette avenue à pied. Madame d’Iserlot, tremblant qu’il ne prit au cheval une nouvelle velléité de trotter, quitta aussi la patache. Prenant le bras de sa jeune parente, elles avancèrent toutes deux marchant sur un gazon fin et côtoyant de beaux arbres dont les branches chargées de fruits rasaient presque le sol. Cependant l’ensemble de cette scène n’avait rien de gai ; on touchait à la fin de septembre, la soirée était sombre et froide. À mesure que l’on s’éloignait du bourg l’obscurité et le silence augmentaient : pas une lumière ne brillait dans la masse noire des bâtimens du château, pas un bruit ne faisait pressentir qu’il y eût là des êtres vivans ! Madame d’Iserlot et Olympe se pressaient l’une contre l’autre en marchant : elles avaient peur et froid. Quand le patachon pensa qu’il pouvait être entendu, il fit claquer vigoureusement son fouet. Deux fois il répéta cet appel sans succès ; enfin au troisième, une lumière parut bien loin, bien loin, rasant le sol comme un feu follet.

— Ah ! dit le patachon, qui connaissait mieux les êtres que la propriétaire, ah ! la mère Picot était dans le château neuf, la voilà seulement qui traverse le préau. Si vous devez coucher là-bas, vous êtes plus braves, mes petites citoyennes, que bien des habitans du bourg.

— Est-ce qu’il y a du danger ? demanda la baronne avec émotion.

— Oh, non ! on y entend seulement de drôles de bruits.

— Quelle idée a eue l’abbé d’ordonner que l’on préparât nos chambres dans cette partie du château, murmura tout bas Mme d’Iserlot.

— C’est sans doute la seule habitable, répondit Olympe du même ton, puisqu’il ne s’agit que de bruit, cela n’est pas si effrayant.

— Mon enfant, ce n’est pas cela qui m’inquiète ; les personnes comme il faut sont au-dessus des contes de bonnes femmes ; mais enfin des bruits signifient toujours quelque chose ; il est d’ailleurs fort désagréable d’entendre certains bruits, même sans en avoir peur. Moi, par exemple, qui déteste les chouettes, si il y a des chouettes dans ce vieux château, je n’y resterai certainement pas.

— Qui va là ? cria la mère Picot en levant sa lanterne au-dessus de sa tête.

— C’est moi, ma brave femme, Olympe de Saint-Julien.

— Dieu vous bénisse, ma chère demoiselle, je n’espérais guère que ce château retournât jamais à ses véritables maîtres ! Entrez, entrez, mademoiselle et madame ; ne craignez pas de vous heurter contre la porte, il n’y en a plus.

En dépit de l’obscurité si incomplètement dissipée par la faible clarté de la lanterne, Olympe fut frappée de l’aspect désolé que présentait cette première cour, et s’arrêta en ne voyant de tous côtés que des ruines.

— Cela n’est pas beau, dit la mère Picot en répondant à l’air consterné de sa jeune maîtresse ; heureusement que les bâtimens du château ont été plus ménagés.

La petite caravane se décida enfin à passer le pont-levis. L’intérieur du château neuf était distribué en grandes pièces, soi-disant meublées ; le vénérable mobilier, qui ferait aujourd’hui la fortune d’un marchand de bric-à-brac, parut hideux à Olympe et même à madame d’lserlot, qui s’écria :

— Je ne sais à quoi pense l’abbé ! jamais on ne pourrait faire de ceci ume habitation passable.

— Mon oncle a ses projets, madame ; je dois m’y conformer, car ils sont approuvés par mon père.

— Parlez bas, ma chère ; songez que Saint-Julien doit n’être connu ici que sous un nom supposé. Pauvre comte ! j’ai hâte de le revoir à quelle heure doivent-ils arriver ?

— Entre dix et onze, madame ; Montargis est à six lieues de Nemours ; mais seulement à quatre de Saint-Julien, peut-être moins par la traverse.

— La traverse et la patache, pauvre comte ! il est peut-être dans cet horrible purgatoire au moment où nous parlons. Quant à l’abbé, il n’a que ce qu’il mérite. En vérité notre cher parent a des idées de l’autre monde. Charger une fille de votre âge du soin de sa fortune ; s’imaginer qu’elle peut tirer parti d’une terre en friche et d’un château en ruines ! Je prédis qu’avant deux mois la famine nous chassera d’ici. Mais à propos ma chère Olympe, ne serait-il pas prudent que François veillât un peu au souper.

Le vieux domestique était occupé à ranger les bagages dans les chambres. Olympe, qui connaissait l’ami François, et savait que le brave homme n’interromprait pas aisément son travail, se décida à juger par elle-même de l’état des provisions. Elle crut pénétrer dans une caverne, lorsqu’elle entra dans la vaste pièce qui servait de cuisine. La mère Picot, accroupie devant un âtre où brûlaient deux arbres entiers, arrosait un gigot suspendu devant ce brasier par une ficelle ; un civet de lièvre mijotait sur un fourneau de terre perdu dans un monceau de cendres ; non loin de la cheminée, de beaux fruits, un gros pain et du linge bien blanc couvraient une petite table. Mademoiselle de Saint-Julien fut émerveillée d’une telle abondance ; on avait des fêtes à Paris, on y faisait de la musique, mais on manquait de tout. La viande, et surtout le pain, y étaient extrêmement rares.

— Comme on est riche dans ce pays ! vous ne souffrez donc pas de la disette ?

— Oh que si fait : dans la ville surtout ; mais voyez-vous, mademoiselle, quand on a de la terre on ne manque jamais. Cette bêtise qu’ils appellent le maximum empêche bien les fermiers de porter leur blé au marché ; mais ça ne l’empêche pas de pousser. C’est ce que s’est dit mon homme. Quand il a vu que cela tournait mal, le cher homme a labouré deux des allées du parc, les a ensemencées en froment, ça est venu, ça a mûri, nous avons fait la moisson, nous avons battu en grange, envoyé au moulin, et comme cela vous ne craindrez pas de manquer de pain à Saint-Julien. Dans le temps, on a mis, il est vrai, les vaches en réquisition ; cela a été dur. Cependant on nous a laissé une génisse ; la pauvre bête a pâturé dans le parc, l’âge est venu tout seul, si bien qu’elle a eu un veau. Si nous avions voulu vendre notre nourrisson pour du numéraire cela aurait fait du mic-mac ; pour des assignats, fi donc ! mon homme dit que c’est de la viande à gens souls… Alors le cher homme a proposé au boucher poids pour poids, viande pour viande. « Touchez-là, a dit le marchand ; ce que pèse votre veau je vous le rendrai en bœuf et en mouton. » Voilà comme quoi, mademoiselle, je puis vous servir un gigot rôti ; quant au lièvre, ce n’est que l’histoire d’un coup de fusil ; les fruits c’est encore plus aisé, il n’y a qu’à les cueillir : l’année est bonne, les arbres plient dans le verger. Soyez tranquille, mademoiselle, avec la grâce du bon Dieu, et deux mains au bout de ses bras, on vit bien sur une terre comme la vôtre.

Ce discours rustique donna fort à penser à Olympe en lui faisant entrevoir les moyens de faire régner l’abondance autour d’elle. Son rôle de propriétaire se présenta alors sous un meilleur aspect à ses yeux. Repoussant aussitôt ce qu’elle considérait comme un mouvement de cupidité, elle s’écria :

— Mon devoir ne peut pas être de devenir la maîtresse dans une maison où mon père seul doit commander : l’obéissance, voilà ce qui convient à une fille !

Olympe continua ses réflexions en allant rejoindre la baronne à laquelle elle exprima le vœu de voir son père se charger d’exécuter les plans agricoles de l’abbé.

— Miséricorde, ma chère enfant ! faire du comte de Saint-Julien un fermier ! vous n’y pensez pas. Les paysans sont nés pour ce métier, il est tout simple qu’ils le fassent. Mais un gentilhomme ! mais une demoiselle ! ce sont de ces folies dont l’abbé de Montenay seul est capable. Votre château n’est pas habitable : il vous faudrait quarante mille francs d’argent comptant pour le réparer, et vingt mille livres de rente, pour finir par vivre ici le plus tristement du monde.

— Si vous saviez, madame, quelle abondance y trouve la mère Picot.

— La mère Picot ! quelle autorité ; elle vit ici ; il y a peut-être aussi quelques chèvres qui broutent sur vos terres ; mais dites-moi ce que cela peut avoir de commun avec votre père et vous.

En cet instant les claquemens d’un fouet se firent entendre, une seconde patache entrait dans la première cour.

— Voici mon père ! s’écria Olympe en pressant ses deux mains sur son cœur pour en apaiser le battemens. Elle voulait sortir ; aller au-devant de M. de Saint-Julien ; madame d’Iserlot l’arrêta.

— Votre émotion trahirait l’incognito du comte ; demeurez au moins jusqu’après le départ du charretier.

On voit que la baronne était incorrigible dans son irrévérence envers les pataches.

Ce fut un sacrifice bien pénible pour Olympe que cet acte de prudence ; aussi était-elle noyée dans ses larmes quand, après cinq minutes d’une attente qui lui sembla avoir duré cinq siècles, la porte s’ouvrit pour donner passage aux citoyens Jacques Dutais et Alexis Grimpart. Le premier, soi-disant marchand de bestiaux, était vêtu de la carmagnole ; le second, soldat de la république, portait l’uniforme rapé et flétri des défenseurs de la patrie. Ainsi se présentaient le coquet abbé de Montenay et l’élégant comte de Saint-Julien. La baronne se couvrit les yeux de ses deux mains, afin de se dérober leur vue ; Olympe était dans les bras de son père. Les premiers momens d’émotion calmés, on s’assit autour du foyer, et l’on s’occupa de ce qui était toujours présent dans ces temps de malheur, les dangers personnels que l’on courait ou les pertes que l’on avait à redouter.

— Je suis arrivé à temps à Montargis, dit M. de Montenay, on commençait à concevoir des doutes sur l’identité d’Alexis Grimpart, fusilier de la 32ème demi-brigade. Ainsi, mesdames, mettez la plus grande circonspection dans votre conduite avec un soldat : ayez toujours devant les yeux qu’Olimpe de Saint-Julien donne asile chez elle à un parent de François Lami.

— Oui, mon enfant, reprit le comte en s’adressant à sa fille, ce n’est qu’en cette qualité que j’ai pu venir chez vous.

— Mon père, dit Olympe en s’agenouillant, oh ! ne dites jamais, je vous en prie, que je suis chez moi. Ce château est à vous, c’est le bien de vos pères ; il serait hideux que le nom de votre fille fut en tête de la liste de vos spoliateurs ! Commandez ; tout ce que vous me direz de faire, je le ferai ; il ne peut y avoir rien de sérieux dans la comédie que des lois iniques me contraignent de jour.

— Ma chère petite, je reviens plus avide de repos que du pouvoir. Puis se tournant vers l’abbé, il ajouta : Je croyais sur votre parole qu’Olympe était résignée à porter le fardeau dont vous prétendez l’accabler ; mais vous l’entendez, la pauvre enfant s’en effraie avec raison. Pourquoi suis-je resté en France ! que pouvait-il m’arriver de pis ? au moins je n’étais à charge à personne.

— Oh ! mon père, vous ne m’avez pas comprise.

Olympe voulut expliquer comment des répugnances fondées sur son respect filial ne pouvaient diminuer en rien son dévoûment, mais M. de Saint-Julien ne l’écoutait plus qu’avec distraction, tout occupé qu’il était de l’appréhension d’une nouvelle attaque d’un rhumatisme goutteux auquel il était devenu sujet. Le souper que l’on servit init fin à cet entretien ; sa somptuosité égaya même les convives. L’abbé était encore sensible à la bonne chère, il retrouvait à table tout le brillant de son esprit. Olympe n’avait qu’entrevu son père, et déjà sa pénétration féminine lui faisait découvrir qu’elle devait le distraire de ses chagrins, et non les lui mettre sous les yeux par des compassions inopportunes ; elle mit donc beaucoup de grâce et d’enjouement à faire ses honneurs. Bientôt ses seize ans prenant le dessus, sa gaîté cessa d’être feinte.

C’était, en effet, quelque chose de plaisant que de voir M. de Saint-Julien et madame d’Iserlot en face l’un de l’autre ; ces deux épiménides s’examinant sans se comprendre la baronne ne pouvant revenir du changement que trois ans avaient apporté dans les vêtemens, les habitudes, la personne même de M. de Saint-Julien ; le comte ne concevant pas comment, après tant de malheurs, de bouleversemens, il pouvait retrouver Mme d’Iserlot telle qu’il l’avait laissée, parée, frivole, ignorante.

Au dessert, Olympe fit apporter sa harpe. Elle chanta en s’accompagnant un air d’Œdipe à Colonne ; elle avait la voix belle, et mit beaucoup d’expression dans ce morceau où Antigone déploie tout son dévoûment filial. Le comte aimait passionnément la musique qu’il avait cultivée avec succès. Il voulut qu’Olympe essayât un duo avec lui. La partition d’Œdipe fut ouverte sur le pupitre, le père et la fille lurent plusieurs morceaux à la première vue. Ce petit concert impromptu fit le plus grand plaisir au comte.

— À présent, dit-il en se frottant les mains, je suis sûr de ne jamais m’ennuyer.

Ce mot, que Mme d’Iserlot trouva passablement égoïste, fit tant de plaisir à Olympe qu’elle en remercia Dieu du fond de son cœur.

Lorsque chacun fut retiré dans sa chambre, l’abbé de Montenay entra chez Olympe en lui disant :

— Maintenant, ma nièce, causons et convenons de nos faits ; nous n’avons pas un instant à perdre, il faut dès demain mettre la main à l’œuvre.

En parlant ainsi l’abbé posait son flambeau sur l’angle de la cheminée et s’établissait dans un grand fauteuil de cuir de Cordoue, qui peut-être aujourd’hui orne un boudoir, s’il ne fait pas partie de la collection de M. du Sommérare. Ô mode, on ne cessera jamais d’adorer tes caprices !

— Bien, ma nièce, continua l’abbé, mettez-vous sur ce pliant et écoutez-moi. Vous comprenez enfin la situation où se trouve votre père ; vous savez qu’étant hors de la loi il ne peut paraître en rien qu’ainsi ventes, baux, transactions, tout doit être fait par vous et en votre nom.

— Oui, mon oncle.

— Vous en êtes convaincue, c’est fort heureux. De plus, comme je ne puis pas être toujours à vos côtés, il faut que vous appreniez à défendre vos intérêts vous-même.

— Je l’apprendrai, mon oncle.

— C’est bien. Vous me promettez encore de vous défaire sans retour de cette pensée, que votre père doit reprendre ici l’autorité que la nature et la religion lui donnent. Jamais le comte ne s’est mêlé de la conduite de ses affaires ; et maintenant sa mauvaise santé, la perte de sa mémoire, jointes à ce défaut d’aptitude, le rendent totalement incapable de gérer ses biens.

— Quel malheur ! mais puisqu’il en est ainsi, pourquoi m’abandonnez-vous, mon oncle ? pourquoi m’émanciper ?

— Pourquoi ? parce qu’en restant votre tuteur, je me serais trouvé, en plus d’une occasion, être celui de votre père ; et que, tel qui jouit des soins et du dévoûment d’une fille, souffre de l’intervention d’un étranger. D’ailleurs, ma chère Olympe, je voulais vous arracher à la paresse et à la frivolité qui perdent votre sexe ; vous contraindre au travail, sans pourtant vous rien imposer au-dessus de vos forces. Comment, ma chère nièce ! des femmes sans instruction, dont l’intelligence n’a reçu aucun développement, conduiront une ferme, tandis qu’une fille bien élevée, spirituelle, accoutumée à l’étude, n’osera entreprendre de les imiter ?

— Mon oncle, ces femmes ont l’habitude de ces occupations.

— Vous aurez la science pour vous, ma nièce ; car enfin il faut espérer que la théorie et le raisonnement l’emporteront sur la routine dans l’agriculture, aussi bien que dans les sciences et dans les arts. Cette routine. je ne prétends pas même vous priver de son secours, Picot et sa femme la possèdent parfaitement ; lui sera votre premier garçon de ferme, elle votre fille de basse-cour ; de plus je vous laisserai l’ami François qui vous servira d’inspecteur auprès de vos ouvriers, fera les courses extérieures et une partie du service de la maison. Ajoutez à ce personnel un jardinier, et vous aurez à votre disposition des yeux, des bras, des jambes ; vous n’aurez donc qu’à être la tête de ce corps actif et vigoureux ; il me semble qu’il n’y a rien là qui doive paraître bien difficile, surtout à celle qui ose envisager cette alternative : une vie honorable due au travail, ou une misère honteuse, fruit de la paresse et de l’ineptie.

— J’étudierai la Maison rustique, répondit Olympe en offrant son front aux baisers du bon abbé. Puis elle ajouta tout bas : sans négliger la musique, qui amuse mon père.