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La Jeune Proprietaire/6

La bibliothèque libre.
chez Martial Ardant frères (p. 93-140).

CHAPITRE VI.

La maison d’habitation. La salle, la lingerie, la bibliothèque.

Vous habiterez, ma chère Olympe, le pavillon de l’est du château neuf ; dans celui de l’ouest seront les appartemens de votre père, de Mme d’Iserlot, plus une chambre d’ami que je viendrai occuper aussi souvent que possible. Plus tard, nous nous occuperons de la distribution et de l’ameublement de ce pavillon ; maintenant retournons chez vous.

La salle à manger sera la pièce où vous vous tiendrez habituellement. Elle est située au nord, je le sais ; mais deux grandes fenêtres, ouvrant sur la cour où sont les bâtimens d’exploitation, faciliteront merveilleusement votre surveillance. Dût Mme d’Iserlot me nommer Marat, Robespierre ou Couthon, le salon de compagnie, faisant suite à la salle à manger, deviendra la cuisine. Cette pièce, la plus importante de la maison, doit aussi en être la plus grande, puisque c’est là que vos domestiques et vos ouvriers prendront leurs repas toute l’année, et se tiendront pendant les soirées d’hiver. On replacera les deux panneaux qui, de chaque côté de la cheminée, séparent le salon de la salle à manger par des vitrages hauteur d’appui, permettant de voir à tout instant ce qui se passe dans les deux pièces. Dans le soubassement du panneau, à droite de la cheminée on pratiquera une ouverture en manière d’armoire, contenant deux planches, sur l’une desquelles la cuisinière déposera ses plats, tandis que, de l’intérieur de la salle, on mettra sur l’autre la desserte ; moyen qui simplifie singulièrement le service. La pièce au midi, ouvrant sur le parterre, sera votre lingerie. Le panneau qui tient à la salle à manger contiendra aussi un vitrage qui vous donnera la facilité d’observer les femmes employées à la lingerie. Sur le même panneau, en allant du côté de la cuisine, je fais ouvrir une porte masquée, et je ménage un petit cabinet noir, servant de communication intérieure, entre la cuisine, la lingerie, la bibliothèque et la salle à manger. Ce qui se nomme la bibliothèque est la pièce aussi au midi, et faisant suite à la lingerie, et pouvant vous servir de salon en hiver, moyennant le percement d’un large vitrage donnant sur la cuisine. Vous vous étonnez, Olympe ! Oui, j’insiste pour que la cuisine, siége principal de vos gens, soit éclairée de tous les points. Votre surveillance, qui ne doit pas cesser un instant, étant ainsi annoncée, n’aura jamais le caractère honteux de l’espionnage. Étant toujours présente parmi vos gens, non-seulement vous vous assurez de leur probité, mais vous les forcez, à chaque instant du jour, à la décence et aux bonnes mœurs. Au levant, contiguë à la cuisine, est une pièce qui sera votre chambre à coucher. Elle est petite ; mais qu’importe, puisque vous ne devez pas vous y tenir à d’autres heures qu’à celles consacrées au repos.

On meublera le vestibule de banquettes recouvertes en cuir noir, avec un paillasson devant chacune d’elles. Sous ces banquettes on rangera les sabots que l’on met pour aller dehors ; car les sabots sont aussi indispensables pour marcher à la campagne que les chaussons minces le sont pour danser au bal. De chaque côté de la porte qui ouvre dans la salle à manger, deux râteliers, auxquels on suspend son manteau et son parapluie en hiver, son chapeau de paille et son parasol en été. Au milieu de la salle à manger, une table solide de douze couverts, ayant dessus une toile cirée afin qu’elle soit toujours prête à recevoir le pain, le vin, les fruits, le fromage, etc., qu’il est indispensable de servir aux cultivateurs qui viennent de loin pour acheter ou vendre des denrées, ces gens-là ne sachant conclure un marché que le verre à la main.

Il faut, ma chère Olympe, apprendre à se conformer aux habitudes sans conséquence des gens avec lesquels on vit, quelque fastidieuses qu’elles puissent paraître. Nul, pas même le plus grossier, ne s’avisera de vous faire un crime de la modestie de vos paroles ou de la réserve de votre maintien ; mais si vous paraissez répugner à des corvées qu’ils regardent eux comme des politesses, ils reconnaîtront bientôt, non plus à leur respect involontaire, mais à leur antipathie, que vous êtes d’une autre race qu’eux.

En face des croisées, de chaque côté du vitrage pratiqué sur la lingerie, vous placerez les deux grandes armoires qui sont dans le grenier. Ce sont d’anciens dressoirs en bois de chêne sculpté. Le haut de celui de droite contiendra la vaisselle dont on se sert tous les jours dans le bas, et la porte fermée à clef, vous serrerez l’argenterie, le vin, le sucre, le café, dont la consommation est journalière ; l’autre dressoir sera divisé en compartimens dans ceux le plus à la portée de votre main, vous enfermerez les drogues de votre pharmacie ; car l’une des conditions de votre nouveau genre de vie est d’exercer la médecine, voire même la chirurgie, si le cas se présente. Cependant je ne prétends pas, ma chère Olympe, que, sous couleur d’un beau dévoûment à l’humanité, vous vous ingériez de distribuer des médicamens qui pourraient bien tuer le malade au lieu de guérir la maladie. Je veux seulement que vous ayez chez vous les remèdes qui, sans être dangereux, doivent être appliqués promptement, tels que vomitifs, emplâtres de vésicatoires, sinapismes, etc., etc.

Les accidens les plus fréquents à la campagne sont les chutes, les contusions, les coups de soleil, les pleurésies et les blessures faites par le fer ou par le feu. Si un homme fait une chute, ne souffrez jamais qu’on le secoue pour lui faire reprendre connaissance, et s’il faut absolument le transporter, que ce soit le plus doucement possible, et pour le placer dans un lieu d’où il ne doive plus être dérangé. En cas de contusion simple, ayez toujours des sangsues dans un bocal afin d’en poser tout de suite sur l’endroit meurtri. Des bains de pieds sinapisés avec un quarteron de farine de moutarde, du vulnéraire distillé, du sel de nitre ; le premier se prend à jeun, et le sel se met à la dose d’un sixième de gros, ou douze grains, dissous dans l’eau que le malade doit boire dans sa journée, même en mangeant ; ce traitement, suivi pendant neuf jours, empêche toutes les suites dangereuses des chutes et contusions.

Les coupures sont encore plus faciles à guérir que les contusions. Quand on vous présentera une entaille, ne vous laissez pas effrayer par la vue du sang. Lavez la blessure afin d’enlever les ordures qui auraient pu s’y introduire, puis rapprochez les chairs du mieux que vous pourrez, et retenez-les avec du taffetas d’Angleterre ou du sparadrap, si la blessure est forte ; mettez ensuite une bande solidement assujétie. Si le sujet est sain, le troisième jour vous pourrez remplacer le sparadrap par de la charpie enduite d’un peu de cérat. Si, au contraire, la plaie menace de devenir mauvaise, faites tomber l’inflammation au moyen de cataplasmes de farine de graines de lin, ou de compresses trempées dans de l’eau de guimauve. Les cataplasmes doivent être renouvelés souvent, pour ne point aigrir, et les compresses entretenues toujours mouillées. Cela fait, ne songez à cicatriser la blessure que lorsqu’il n’y aura plus ni battemens ni rougeurs autour de la plaie. Ayez aussi dans votre pharmacie des emplâtres aimantées pour extraire les fragmens de fer ou d’acier qui, comme des échardes, s’introduisent dans les pieds et dans les mains des filles de campagne.

Je vous conseillerai de traiter les brûlures d’une manière bien simple, dont un colon de mes amis a vu de merveilleux effets à la Martinique. Si la brûlure est récente, recouvrez-la d’une couche épaisse de coton cardé, que vous assujettissez avec des bandes ; le lendemain, enlevez légèrement le dessus du coton, en ayant soin de ne point arracher celui qui adhère à la plaie, vous en remettrez du nouveau, et ainsi de suite, pendant neuf jours, au bout desquels le coton s’en ira de lui-même, et la brûlure sera guérie sans même laisser de cicatrice. Dans le cas où la négligence, les remèdes de bonnes femmes, auraient amené la brûlure à l’état de suppuration, il faut la traiter comme les autres plaies ; seulement, lorsque l’inflammation sera tombée, il faut, pour faire sécher la plaie plus vite, ajouter à votre cérat quelques gouttes d’extrait de Saturne.

La complète inaction du membre malade étant le plus puissant agent de guérison, si c’est un de vos serviteurs ou de vos ouvriers qui se soit blessé, vous ajouterez à vos soins le sacrifice de l’ouvrage qu’il pourrait vous faire, tout en continuant à le payer. On ne risque jamais rien à se montrer juste et généreux qui donne aux malheureux prête à Dieu ! et vous savez, chère Olympe, si notre père qui est dans le ciel est un bon débiteur !

Si c’est un étranger que vous avez secouru, vous lui conseillerez le repos, appuyant votre ordonnance de quelques secours, s’ils sont nécessaires pour en assurer l’exécution. À tous vos malades vous conseillerez la diète ; tout au moins, l’abstinence de soupe aux choux, de lard, etc. À tous vous interdirez le vin pur et l’eau-de-vie pendant les neuf jours qui suivront l’accident. Enfin, chère Olympe, vous serez un excellent carabin, vous deviendrez l’être le plus utile de votre commune lorsque vous aurez appris à vous servir d’une petite pince, voire même d’un bistouri. La première, pour extraire des chairs les épines et les échardes ; le second, pour faire, en cas de besoin, une incision cruciale dans un abcès. Ne frémissez pas, chère Olympe, à l’idée de vous servir d’un instrument de chirurgie. C’est une mauvaise sensibilité que celle qui éprouve une si grande pitié des maux de nos semblables qu’elle nous rend incapables de leur procurer aucun soulagement.

Les malades sur lesquels vous pouvez exercer la médecine sont les pauvres gens atteints de rhumes, de rhumatismes, de transpirations arrêtées, les enfans dans le croup, la rougeole, les convulsions causées par la dentition et la coqueluche.

Vous trouverez les prescriptions pour soigner toutes les maladies, en tant qu’elles suivent leur cours naturel, dans la Médecine domestique, du docteur Bachand, et l’Hygiène des enfans, du docteur Tissot. Ces deux ouvrages vous indiqueront encore le symptômes à l’approche desquels il faut appeler un médecin. Voilà, ma chère enfant, une bien longue disgression à propos d’une armoire. Elle aura servi, j’espère, à vous convaincre de la nécessité d’avoir toujours à votre portée des médicamens tels que l’émétique, du laudanum, de l’ammoniaque liquide et en sel, de l’éther, etc. ; plus des bandes, des compresses et de la charpie qui, avec les médicamens, doivent toujours être fermés d’une clef que, dans aucune circonstance, vous ne devez confier à personne. Les traverses du haut de votre armoire contiendront les graines des plantes usuelles qui doivent être semées pour le service de votre pharmacie, et même vendues à des voisins aisés qui pourraient en avoir besoin. Continuons maintenant l’ameublement de la salle à manger.

Entre les deux croisées, une table sur laquelle seront deux registres : un contenant un journal exact de tout ce qui aura été fait ou sera arrivé dans votre maison pendant vingt-quatre heures. Voici un modèle qui vous montrera comment j’entends que vous vous rendiez compte de l’emploi de votre journée. J’emploie le vieux style comme vous étant plus familier. Seulement, par prudence, vous ferez mention des dates républicaines et des décadis entre deux parenthèses. Le vingt-un mars, premier jour du printemps, étant le 30 ventôse, un décadi ; il n’y a point de travaux ce jour-là. Outre le respect donc on ne doit jamais se départir pour les lois du pays qu’on habite, il ne faut point oublier que Dieu a placé le repos et les loisirs du pauvre sous la sauvegarde de l’un de ses plus exprès commandemens. Les nations en délire peuvent abjurer la lettre de la loi divine ; qu’importe à celui qui en suivra l’esprit ? il a sera toujours sur la voie du salut, tandis que l’avare, l’égoïste, qui dans sa maison n’accorde ni paix ni trève au malheur, ne sera sauvé ni par les pratiques qu’il suit, ni par les symboles qu’il récite.

22 MARS (1er GERMINAL) Ensemencé, dans le clos, un hectare en luzerne.

Ensemencé en raves, carottes, panais pour les bestiaux, les trois hectares quarante centiares où l’on a récolté du blé l’année passée.

Semé des pois dans le potager, contre le mur exposé au midi.

Donné treize œufs à couver à la poule blanche.

Envoyé cinquante livres de fil au tisserand pour faire de la toile de ménage.

Donné aux femmes de service deux livres de lin pour les veillées de la décade.

OBSERVATIONS.

Il est reconnu maintenant que les racines pivotantes détruisent les mauvaises herbes et amendent mieux la terre que ne le faisaient les jachères.

Les pois ont été chaulés pour en hâter la végétation ; c’est un essai. (Poules). Si le 12 avril les poussins ne sont pas éclos ; la couvée est manquée. Il faudra soulever doucement la poule, et substituer d’autres œufs à ceux qui n’ont pas réussi. Si vous lui faites boire quelques gouttes de vin elle ne conservera aucun souvenir de la soustraction.

(Lin). Les femmes ne travaillent que huit jours, dans une décade il y a toujours un dimanche.

25 MARS (2 GERMINAL).

Semé, dans le potager, les épinards, l’oseille, les oignons, mis sous cloches les laitues romaines semées contre le mur situé au midi.

La vache noire a vêlé ce matin à six heures. Marguerite a mis une demi-bouteille de vin dans l’eau de son qu’elle a donnée à boire à la vache ; le veau tette bien.

Pansé la main de Pierre qui s’est coupé.

Donné à Marguerite la permission d’aller, cet après-midi, à Nemours, voir sa sœur.

Reçu de la pépinière de M. Francois, à Montargis, six cents pieds de fraisiers, trois cents caprons de Hollande, trois cents fraisiers des Alpes. J’ai fait repiquer les caprons en bordures dans le potager ; les fraisiers des Alpes sur les talus en face du château, exposition du levant.

(Laitues). Elles doivent être pommées dans le courant d’avril. Si elles tardaient, il faudrait les arroser de temps à autre avec du chaulage ; c’est un essai.

(Vache qui vêle). On dit qu’il est bon d’ajouter une poignée de sel à la boisson d’eau de son et de vin. En faire l’essai à la première occasion.

(Fraisiers des Alpes). Ils doivent être arrosés souvent ; bien soignés, ils rapportent deux fois l’an.

C’est assez de ces deux journées remplies au hasard pour vous faire comprendre mon idée. L’autre registre contiendra vos recettes et vos dépenses inscrites sur six colonnes où tous les articles seront détaillés. RECETTES.

JOURNÉES D'OUVRIERS.

GAGES DE DOMESTIQUES.

NOURRITURE, CHAUFFAGE, ETC.

DÉPENSES PERSONNELLES.

DÉPENSES IMPREVUES.

Mars.

fr. c

Il reste en caisse. 200 »

Le 12, reçu. 150 »

Pour de la luzerne livrée le 12 décembre

Le 16, du boucher 80 »

Pour un veau ; il doit encore 50 liv. de veau à 40 centimes.

Le 20, vendu, au marché de Nemours, 3 hectolitres de blé froment à 20 fr. 30 c. 60 90

Total 490 90


fr, c. fr. c. fc. c. fr. c fr. Au cou- Pierrie, le » Picot, pre- mier garçon. 40 Sa femme vreur pour " 20 " »jardinier, 31 »jours à 2 fr. 62 . 80 » un veau; il doit encore 50 liv. de veau à 40 centimes. Le 20, ven- du, au mar- ché de Ne- mours 3 hectolitres de blé froment à 20 fr. 30 c. TOTAL. Jean, gar- con, 31 jours à fr. 50 centimes . Leblond 12 jours de semailles à 2 francs, sans nourriture • Jeannette, fille de peine, quatre jours de lessive à 75 c., saus nourriture 60 90 490 90 TOTAL François Lami, domes- tique.. 40 50 Marguerite, 24 fille de basse- COMP 40 15 135 50 TOTAL des gages 115 TOTAL présumé 120 Torst présumé, 50 RECETTES. DÉPENSES. 490 co 435 50} EXCEDANT. 534 tuiles brisées par le vent. A Roch, 2 journées pour avoir cherché de la glaise pour mettre au vivier qui 12 27 ne tenait plus l'eau. 3 » TOTAL

Je suppose que ce tableau soit tracé sur le recto de votre registre : alors vous consignerez au verso un autre ordre de recettes et de dépenses en recettes, vous enregistrerez les récoltes au fur et à mesure qu’elles rentreront ; en dépenses, les denrées consommées soit pour votre maison, soit pour la nourriture du bétail et l’entretien de la basse-cour. Je m’expliquerai plus longuement sur la manière de tenir cette seconde partic de votre registre, lorsque je m’occuperai des écuries, étables, pigeonnier, poulailler, etc., etc. Au-dessus de votre table supportant vos deux registres, vous ferez poser deux tablettes, bien à la portée de la main. Là seront rangés les livres de médecine que je vous ai indiqués ; le volume du Traité d’agriculture où il sera parlé des travaux que vous devez faire exécuter dans le courant du mois, le reste de l’ouvrage étant trop considérable doit rester dans votre bibliothèque. Un bon Traité des maladies des bestiaux, un Parfait Jardinier, une Cuisinière bourgeoise, pour aider à la scienne de dame Picot ; enfin, les numéros du Bulletin des lois, contenant les décrets concernant les propriétaires fonciers afin de ne souffrir aucun préjudice, d’éviter d’en porter à autrui, et surtout de se mettre en contravention avec l’autorité.

Ayez dans votre salle un plan bien fait de votre propriété. Vous l’attacherez à la tenture en guise de tableau, et pourrez lui donner pour pendant une carte du département où les routes seront indiquées. Il vous faut encore deux meubles une table à ouvrage ayant un tiroir fermé d’une bonne serrure ; dans le tiroir, dont la clef ne doit jamais vous quitter, seront déposées toutes vos autres clefs. Cette table doit être placée dans l’embrasure de la croisée du côté du vitrage, de manière qu’en travaillant à des ouvrages d’aiguille, vous puissiez facilement surveiller ce qui se fait dans la cour et dans la cuisine. Le second meuble est une pendule : il y aura aussi une horloge dans la cuisine ; je n’exige pas, qu’à l’exemple de Charles-Quint, vous vous obligiez à les faire sonner en même temps ; mais vous ne devez pas souffrir qu’il y ait entre elles d’assez notables différences pour servir d’excuse à la négligence.

Quant au reste de l’ameublement, comme chaises, fauteuils, rideaux de croisées, garnitures de cheminées, l’état actuel du mobilier de Saint-Julien vous force à renoncer au Tuxe et surtout à suivre la mode. Cependant vos vases de porcelaine du Japon, remplis de jolies fleurs fraîches, feront très-bien sur la cheminée ; vos rideaux de toile de coton peuvent avoir le mérite d’être d’une extrême propreté, et vos fauteuils de cuir noir sont d’une forme commode.

Après la salle, la pièce la plus importante est la cuisine. Établissons bien d’abord sa topographie. Une fenêtre au nord qui sera convertie en porte, pour établir une communication avec l’extérieur. Cette porte, coupée par le milieu, sera dans le bas en fort bois de chêne, ayant un simple loquet pour le jour, une serrure pour la nuit, avec deux ortes targettes assujetissant le bas dans le seuil. La partie du haut en vitrage, partie pre que toujours ouverte, sera défendue le soir par des volets et des barres. En dehors, un grand auvent empêchera la pluie de fouetter dans la cuisine, et abritera en même temps les deux bancs placés de chaque côté de la porte : bancs sur lesquels pourront s’asseoir le voyageur fatigué ou le mendiant qui mange de la soupe, avant d’aller prendre dans la grange son bon lit de paille fraîche.

À l’intérieur, à droite de la porte, vous placerez la huche à pain et le billot sur lequel on dépose les viandes. À gauche, le coffre à bois ; car rien de plus dangereux pour le feu, de plus désagréable à la vue, de plus incommode, que des bûches et des fagots répandus autour du foyer. Je sais que cela se pratique ainsi dans presque toutes les cuisines de fermes ; mais, en thèse générale, n’imitons que ce qui est bien Au-dessus de la huche et du coffre, des étagères pour placer les marmites, chaudrons, etc., etc. Un garde-manger est une chose indispensable dans une maison bien ordonnée ; pour en obtenir un, nous sacrifierons une des croisées du côté de l’est. Le châssis enlevé sera remplacé en dehors par des treillis cloués d’une manière solide. Il est entendu que ce treillis, destiné à donner de l’air, doit être placé à une hauteur qui le mette hors de la portée des mains malicieuses ou intéressées. Dans l’embrasure, des planches recevront les mets qui doivent reparaître, soit sur votre table, soit sur celle de vos domestiques. Cette espèce d’armoire aura, du côté de la cuisine, une porte pleine avec une serrure. On n’y mettra que le beurre, les œufs, les viandes cuites. Le garde-manger pour la viande crue doit être pratiqué dans les caves. Nous nous en occuperons lorsque nous visiterons cette partie du château.

Sous la seconde fenêtre seront les fourneaux, l’évier tout à côté, et dans l’entre-deux des croisées, le vaissellier. Au-dessus de ce meuble, l’horloge dont je vous ai déjà parlé. Entre la porte du cabinet et le mur extérieur, placez le panier à égouter la vaisselle, et une fontaine à sable contenant l’eau destinée à la boisson ; contre ce même mur on suspendra la batterie de cuisine en cuivre. De l’autre côté de la porte du cabinet, le lit à quatre colonnes en serge verte dans lequel oldoivent coucher Picot et sa femme. Le four doit être adossé à l’une des parois de la cheminée ; sous le four on ménagera un charbonnier où vous ferez mettre chaque semaine ce que la cuisinière doit consommer de charbon. Le reste de la provision doit aldemeurer sous votre clef ; cela est triste, j’en conviens, mais l’ordre le plus parfait peut seul assurer le succès de votre établissement ; et les domestiques, même les plus fidèles, sont tous enclins à gaspiller les combustibles.

La table de cuisine sera placée au milieu de la pièce, allant de la cheminée au vaissellier, laissant assez de place aux deux bouts pour pouvoir circuler à l’aise : chaque place sera marquée par un tiroir où vos domestiques enfermeront, après le repas, leurs serviettes, leurs couverts et le pain s’ils en laissent. Je sais que dans une maison où il y a des porcs et des poules, les croûtes de pain ne sont pas perdues ; mais il est essentiel d’habituer ses valets à l’économie. Deux bancs de bois et quelques chaises complèteront le mobilier de la cuisine. Ah ! j’oubliais : sur le manteau de la cheminée, un râtelier supportant trois fusils pour armer, en cas de besoin, votre père, François et Picot. Je n’ai rien à vous prescrire quant à votre chambre à coucher, et peu de chose pour le cabinet qui doit vous servir de bibliothèque. Je me borne à vous engager à consulter, dans l’arrangement de votre demeure, plutôt le bien-être de ceux avec lesquels vous devez vivre que vos propres fantaisies ; cette abnégation étant la base la plus solide du bonheur d’une femme.

La lingerie est une pièce très-importante dans une maison ; cependant elle ne doit pas être trop grande. Je tiens d’une dame, très-savante en fait d’économie domestique, que du linge en grande quantité, ainsi qu’on a l’habitude d’en amasser en province, n’est à tout prendre, qu’une prodigalité sans élégance. La manie de ne faire la lessive que tous les six mois, ou même tous les ans, qui sait la profusion du linge, est encore une détestable méthode ; elle n’offre d’autre profit que de se servir de linge jauni dans les armoires ; et c’est là le moindre des inconvéniens, comme je vais vous le prouver. D’abord on ne peut laisser son linge pourrir dans la malpropreté ; il faut donc avoir une femme qui, tous les deux ou trois jours, plus ou moins, le porte au lavoir, l’y décrasse une première fois, ce qui l’use du double et lui fait courir le risque des accrocs et autres accidens que peuvent entraîner la négligence. et la maladresse. De plus, la maîtresse de maison obligée de donner ce linge en compte chaque fois à la laveuse, et de le recevoir d’elle, ce qui multiplie les soins et absorbe un temps qui pourrait être mieux employé.

Tous ces désagrémens ne sont rien encore auprès du bouleversement que les grandes lessives causent dans une maison. Tout ordre est interverti, tout travail suspendu ; maîtresses et servantes ont la tête perdue ; les hommes, habitués à marquer comme néfaste le jour, ou pour mieux dire, les jours de lessive, désertent, quand ils le peuvent, une maison où il faut se résigner à mal dîner ; car la cuisinière a bien assez à faire de remplir le cuvier ; ils fuient ces servantes et ces filles de peine, circulant dans la maison et dans les cours, rouges, haletantes, les manches retroussées jusqu’aux coudes, le bonnet sur l’oreille, tandis que leur maîtresse, dans un costume tout aussi disgracieux, mêle le fracas de ses réprimandes au bruit assourdissant du battoir une visite devient un fléau dans un pareil moment que le mouvement qu’il a fallu se donner pour se procurer le nombre suffisant d’ouvrières repasseuses, plisseuses, empeseuses, a répandu à trois quarts de lieue à la ronde la nouvelle que madame une telle fait sa lessive, ce qui préserve des importuns.

Le nombre de femmes que l’on emploie témoignant de l’énorme quantité des linges que l’on possède, occuper toutes les ouvrières d’un canton devient une affaire de vanité. Si donc il arrive que deux solennités de ce genre se heurtent dans un arrondissement, ce sont alors des inquiétudes, des manœuvres, des rivalités, voire même des ressentimens difficiles à éteindre.

Ces sortes de drames peuvent être précieux à des ménagères dont l’esprit est inactif ; mais une femme spirituelle, instruite, bien élevée, n’a pas besoin de rechercher de si vives émotions dans une si pauvre cause. Je vous conseille donc de faire blanchir tous les quinze jours : madame Picot dressera son cuvier le soir ; le lendemain elle coulera sa lessive sans embarras, tout en vaquant comme à son ordinaire aux soins de la cuisine. Vous prendrez une femme pour aider Marguerite à laver. Marguerite et cette même femme de journée détireront le linge qui se met sous la presse ; une seule repasseuse vous suffira pour le linge fin ; toute cette opération ne vous demandera que de compter votre linge en le donnant et en le recevant, de surveiller les laveuses en jetant de temps à autre, et sans vous déranger, un coup-d’œil sur le grand carré de la fontaine ou dans votre lingerie à travers le vitrage qui donne dans la salle.

Maintenant fournissons la lingerie des meubles et ustensiles qui lui sont nécessaires. D’abord des armoires qui, afin de préserver le linge des rats, seront bien doublées en bois de chêne et munies de planches posées sur des crémaillères, afin de pouvoir les resserrer et les espacer à volonté. Ces armoires seront adossées à la muraille qui sépare la lingerie du vestibule. La porte sera murée ; l’embrasure restera ouverte du côté du vestibule et servira à mettre les balais, plumeaux, etc.

La dame de qui je tiens ma science m’a démontré la manière de ranger une armoire. Sur chaque planche on commence par déposer une enveloppe ; de vieux rideaux de soie, lorsque l’on en a, sont ce qu’il y a de meilleur. Sur votre enveloppe, vous mettez un gros sachet rempli de poudre d’iris, vous empilez votre linge, terminez par un sachet et recouvrez bien avec l’enveloppe. Lorsque vous prenez du linge, vous attaquez toujours les piles par en haut ; quand il vous revient du linge blanc, vous le placez en-dessous ; de la sorte, chaque pièce sert à son tour.

Les armoires doivent être bien fermées. Chaque battant sera retenu du haut et du bas par de fortes targettes ; on ne saurait trop présenter d’obstacles à la poussière. Au milieu de la lingerie, doit être une table de deux pieds et demi de large sur douze pieds de long. Cette table sera rembourrée et couverte en serge verte. Elle posera sur des pieds massifs, scellés dans le plancher ; car il faut que tout en étant très-solide, cette table ne porte que sur le milieu, et laisse à chaque bout une longueur d’environ quatre pieds, sans supports, pour que deux femmes, travaillant en même-temps, puissent enfiler les robes et les jupes dans ces bouts de tables, et les repasser simples.

La pièce étant carrée, la table sera placé dans la largeur, de façon à ce que le jour soit également réparti entre les deux ouvrières ; à chaque bout, une crédence avec des briques pour placer les fers ; dans la cheminée, deux fourneaux pouvant contenir cinq fers chacun. Sur le chambranle une boite remplie de tannée dans laquelle seront déposés les fers à plisser, gauffroir, etc. La tannée est pour préserver les fers de la rouille. Sur le manteau de la cheminée, six gros crochets pour accrocher les fers lorsqu’ils ne serviront pas.

Le long de l’armoire, une seconde table qui servira à détirer et à plier le linge qui ne doit pas être repassé. Dans l’angle opposé aux fenêtres, la presse ; elle ne doit se composer que de deux planches de la grandeur d’un drap plié en huit. Celle de dessous, posée sur un fort billot de bois ; celle de dessus plus pesante, et adaptée à une vis de pression. Il faut que cette machine n’ait ni trop d’élévation ni trop de pesanteur, afin qu’une femme puisse la manœuvrer. Votre gros linge, ainsi pressé, aura un coup-d’œil lisse et presque satiné tout-à-fait agréable. Deux cordes de crin bien tendues traverseront la chambre à huit pieds du sol on y étendra le linge trop humide pour être repassé ou pressé ; l’étendage se fera à l’aide d’un marchepied qui doit toujours rester dans la lingerie et servir aussi à l’arrangement des armoires.

Avant de passer au pavillon de l’ouest, entièrement consacré aux logemens de votre père et de Me d’Iserlot, nous allons monter au grenier de celui que vous habitez, et décider le parti que l’on peut en tirer pour la commodité et l’utilité. Ce grenier est vaste, assez élevé, éclairé par des fenêtres en mansardes. Nous ferons pratiquer, au moyen de cloisons, deux chambres ; à l’est sera votre chambre à provisions. Sur des étagères seront rangés les pains de sucre, le café dans des vases de terre, il s’y conserve mieux que dans les bocaux de verre ou les boites de fer-blanc, l’huile de Provence pour votre table, le riz, les pâtes d’Italie, la bougie, le savon, la chandelle et autres articles d’épicerie qu’il faut acheter en gros quand on n’habite pas auprès d’une grande ville. Dans cette chambre vous serrerez aussi les sirops, les confitures et toutes les conserves de fruits ou de légumes préparées pour l’hiver. Au nombre des sirops, ceux de gomme, d’orgeat, de guimauve, doivent tenir le premier rang à cause de la place qu’ils occupent dans la pharmacie. À la campagne, une femme active et qui ne laisse perdre aucun produit de son jardin peut faire beaucoup de bien et tenir une bonne table à peu de frais. Vous trouverez, à la fin de mes instructions, la liste des ouvrages où vous pourrez puiser les recettes à l’aide desquelles vous exécuterez les divers travaux que je vous impose.

J’ai indiqué la place des herbes cuites, de la chicorée, et des haricots verts conservés à la saumure, sur les tablettes, à côté des confitures, parce que la méthode de conserver les légumes dans de grandes jarres est très-mauvaise ; une fois entamées, les conserves se moisissent ou s’aigrissent facilement. Il faut donc proportionner les vases à ce que l’on doit consommer dans un repas, ou deux tout au plus. Les cruches contenant l’huile à brûler, les tonneaux où sera le sel gris et blanc, enfin les caisses de pruneaux, de poires, de pommes séchées au four, et les sacs de noix destinées aux desserts de vos gens pendant la mauvaise saison, seront posés à terre. Le saloir doit aussi trouver place dans cette chambre, et comme vous y monterez très-souvent, il vous sera facile de donner à la cuisinière ce qu’elle doit employer de lard et de petit-salé en deux ou trois jours. Je n’ai pas besoin de vous dire que cette pièce doit être préservée des rats et des souris ; il faut encore que les fenêtres soient garnies de contrevens que l’on tiendra fermés, l’obscurité éloigne les insectes, comme mouches, papillons, etc. De la propreté et une attention minutieuse peuvent seules garantir ves provisions des araignées et des fourmis. De plus, cette pièce sera aussi bien fermée qu’un coffre-fort : serrures, verrous de sûreté, rien ne doit être négligé, la gourmandise élargit les consciences, il faut donc lui opposer la nécessité d’une effraction tout-à-fait criminelle.

La seconde chambre servira de garde-meubles et de garde-robes. Elle sera au nord. Vous y serrerez l’été les meubles et les vêtemens qui ne servent que l’hiver, et réciproquement. Au lieu de tablettes nous aurons de grands coffres bien clos ; l’on y enfermera au printemps les rideaux de couleur enlevés des lits et des fenêtres, les tapis qui s’étendent devant les foyers, les couvertures de laine et de coton devenues superflues, les édredons, etc. La meilleure manière de préserver des vers les étoffes, la plume, les fourrures, c’est de les priver d’air et de jour. Vous étendez au fond de chaque coffre un vieux drap blanc de lessive, vous placez dessus ce que vous voulez serrer, et vous recouvrez avec les bouts du drap, et vous mettez le couvercle qui doit fermer hermétiquement. Pour plus de sûreté, et surtout pour éviter que vos effets ne prennent une odeur désagréable, vous recueillerez à l’automne du réséda, de la lavande, de la verveine, des branches de géranium odorant, vous ferez sécher ces feuilles à l’ombre, et quand elles seront sèches vous en jetterez des bottes dans vos coffres. L’espace laissé libre par les coffres recevra les paravens, les garde-cendres, les pelles, pincettes, les dernières enveloppées de papier afin d’éviter la rouille. Dans le reste du grenier on tendra des cordes sur lesquelles les femmes de service mettront le linge sale ; cela vaut mieux que de l’enfermer, il ne prend pas de mauvaise odeur étant ainsi à l’air, et s’il arrive que les serviettes de toilette ou les torchons soient mouillés quand on les jette au sale, ils pourrissent au lieu de sécher.

Le château de Saint-Julien possède des caves vastes, profondes et très-saines ; c’est là l’un des mille avantages des fortes constructions que nous ont laissées nos pères. On descend dans les caves par une trappe masquée qui se trouve dans le vestibule devant la porte conduisant au parterre ; l’escalier est droit et suffisamment large, avantage inappréciable pour descendre le vin en pièces. Au bas de l’escalier est une espèce de salle voûtée, éclairée au nord et au sud par deux soupiraux : nous nous emparerons de celui du nord, et à l’aide d’une cloison en planches et d’un morceau de treillis, nous fabriquerons-là un excellent garde-manger, en ayant soin d’y établir un courant d’air, au moyen d’une lucarne en haut de la porte. Le mobilier de cette pièce se compose de deux crocs suspendus à la voûte, où seront accrochés les viandes et le gibier, d’une tablette de marbre servant à déposer les volailles, un débris de chambranle de cheminée peut être utilisé à cet effet. Il faut avoir la plus grande attention à ce que les planches qui forment la cloison soient toujours bien jointes, que toutes les ouverteres soient treillissées, et que le treillis ne soit jamais ni déchiré ni décloué. Les mouches qui s’introduisent dans les garde-manger corrompent les viandes en y déposant leurs œufs.

Dans cette première cave seront déposés les baquets, les cuviers, les selles à porter le linge, les boites et les battoirs des laveuses, enfin tous les ustensiles servant à la lessive ; on y rangera aussi les futailles vides. À droite et à gauche règnent de beaux berceaux de caves chaque côté sera fermé d’une porte solide ; à droite sera votre cellier, à gauche sera la provision de vin nouveau destiné à la boissoin de vos gens ; ce vin ne se mettant point en bouteilles, on range les pièces sur des chantiers dans une position horizontale afin que la pente n’occasionne pas de vide. Vous avez quaire domestiques, le jardinier et son garçon. En leur donnant à chacun un demi-litre de vin pour leur repas, cela vous fait par jour trois litres. Vous ferez jauger avec soin une futaille du pays. Quand vous serez assurée du nombre de litres qu’elle contient, vous la fractionnerez par tiers. Cette opération arithmétique faite, rien ne vous empêchera, lorsqu’il faudra mettre une pièce en perce, de la faire sortir dans la première salle, et de laisser à Mme Picot la disposition du vin, en ayant soin d’inscrire sur votre registre le jour où la pièce sera entamée, et de faire compler avec vous à votre cuisinière combien de temps son contenu doit durer.

Les vendanges du Loiret n’étant pas très-mauvaises, je vous conseille de boire du vin du cru à votre ordinaire ; mais pour votre table il faudra le laisser vieillir, tandis que pour vos gens je vous ai spécifié du vin nouveau parce que, à moins de circonstances, comme une grande baisse dans les prix, où un échange avantageux, il est bon de s’éviter les soins et les frais de la garde du vin, car il faut que les pièces qui sont sur les chantiers soient remplies au moins une fois tous les deux mois avec du vin pareil. On doit aussi les visiter souvent afin de s’assurer qu’elles ne coulent pas. Votre vin en bouteilles sera rangé au fond de votre cave dans aulant de cases que vous en aurez de différentes espèces, les bouteilles posées à têtebêche, chaque rangée séparée par une latte appuyée sur le ventre des bouteilles. On peut ainsi les élever jusqu’à vingt rangées sans danger ; mais comme vous avez de la place vous ferez faire les lignes plus longues. Au-dessus de chaque case vous aurez une place blanchie à la chaux sur laquelle vous écrirez le nom du vin qu’elle contient. Vous choisirez dans votre cave un espace commode où vous ferez sceller des planches percées, destinées à recevoir les bouteilles vides. Chaque fois que vous descendez à la cave vous devez exiger que l’on place sur les planches un nombre de bouteilles égal à celui qui a été vidé. Pour éviter ou de laisser égarer des bouteilles, ou, ce qui serait plus grave, d’en réclamer plus qu’il n’en a été monté, il faut avoir une ardoise et un morceau de craie ; avant de quitter la cave, vous écrivez, je suppose : le 80 mars, 12 bouteilles de vin d’ordinaire, 4 de Bourgogne, 1 de Bordeaux ; le 6 avril vous comptez dans votre buffet ce qui reste de vin ; il vous est facile alors de savoir combien de bouteilles vides doivent vous être rendues ; il faut en les recevant les examiner une à une pour s’assurer de deux choses qu’elles ne sont point étoilées, et qu’en les enlevant de votre table on a eu le soin de les nettoyer en y passant de l’eau et du menu plomb ; de la sorte elles ne prennent point de mauvais goût, et l’on évite beaucoup de peine et une grande perte de temps lorsqu’il faut tirer du vin. La même méthode que je vous indique pour avoir le compte exact de vos bouteilles vides, peut servir à vous assurer celui bien plus important des pleines. Sur cet endroit blanchi où est écrit le nom du vin, vous inscrivez le chiffre total de la pile 150, par exemple, et chaque fois que vous prenez de cette pile, vous inscrivez un nouveau chiffre ; un coup d’œil sur cette seconde colonne, un autre sur les rangs de la pile, et en deux secondes vous savez votre compte. Une pile finie on gratte et on blanchit le mur ; c’est l’affaire d’un instant. Vous voyez, ma chère Olympe, que je vous impose l’obligation de descendre vous-même à la cave. Certes la probité de l’ami François doit vous inspirer toute confiance ; mais vous connaissez sa distraction jamais il ne saurait s’astreindre à un contrôle si simple d’ailleurs, vous devez connaître par vous-même l’état de toutes vos provisions, non-seulement pour empêcher qu’elles ne soient gaspillées, mais encore pour régler l’emploi de vos revenus ; une dépense pressentie en fait ajourner une autre, tandis que si un beau matin François venait vous dire : mademoiselle, il n’y a plus de vin ; et Mme Picot, au moment de commencer une lessive : mademoiselle, le savon ou le charbon manquent, vous pourriez vous trouver au dépourvu.

Voilà, ce me semble, le pavillon de l’est 5 distribué de façon à ce que vous ayez sous la main tout ce qui constitue l’empire d’une bonne ménagère. Maintenant traversons le vestibule et rendons-nous dans le bâtiment opposé. Je vous ai laissé toute liberté de disposer à votre fantaisie l’ameublement de votre bibliothèque et celui de votre chambre à coucher, mais ici il n’en doit pas être de même vos goûts, vos habitudes ne peuvent plus être comptés pour rien, ce sont les goûts et les habitudes de vos hôtes qu’il faut consulter. Ne vous rebutez pas : ne croyez pas facilement à l’impossible quand vous serez en face de grandes chambres et des vieux meubles dont vous pouvez disposer pour l’établissement de Mme d’Iserlot et du comte de Saint-Julien. Tout devient charmant offert par une âme aimante : j’ai vu des esprits féminins opérer des miracles en ce genre. Le pavillon de l’ouest est assez bien distribué pour l’habitation de plusieurs personnes ; le corridor, ayant une porte dans le vestibule et une fenêtre à l’autre extrémité, et qui sépare les pièces au nord de celles au sud, offre un dégagement précieux. Vous logerez Mme d’Iserlot dans les chambres correspondant à la lingerie et à la bibliothèque. La première sera sa chambre à coucher que vous meublerez avec une certaine recherche de coquetterie. Ici je vous laisse inventer, ce sera pour moi la pierre de touche de votre mérite de femme.

Admirer dans autrui les connaissances variées est d’un esprit supérieur, vénérer la vertu c’est de la justice ; mais savoir caresser des exigences parfois déraisonnables, embellir des ridicules en s’attachant à les rendre inoffensifs à force de contentement, voilà l’amabilité, et une femme qui n’est point aimable est, à mon sens, un être imcomplet. Revenons à l’appartement de Me d’Iserlot. La pièce qui suit sa chambre à coucher lui servira de cabinet de toilette. Votre rez-de-chaussée a quatorze pieds de haut, il sera donc facile de couper transversalement ce cabinet par un plancher ; un petit escalier placé à l’un des angles conduira à cette soupente où l’on pourra placer un lit pour coucher une femme. La pièce d’en bas étant d’une belle dimension, vous ferez pratiquer des armoires en plaçant contre les panneaux qui sont susceptibles d’en recevoir ; la cheminée, qui devient inutile, sera fermée du haut. Des portes en menuiserie appliquées au chambranle, et cet endroit sombre servira de décharge. Enfin dans l’angle opposé à l’escalier on pratiquera un réduit éclairé par une baie ouverte dans le mur et fermée en dedans par un carreau mouvant : ce sera la garde-robe. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il faut munir le cabinet de toilette et la garde-robe de tous les ustensiles qui entrent dans les habitudes d’une femme habituée à une vie élégante. Ainsi Mme d’Iserlot ne saurait se passer de porte-manteau pour attacher sa robe de toile avec les mêmes soins et les mêmes précautions qu’étaient sus pendus ses riches habits de cour, ni de planches pour poser les cartons renfermant son chapeau de paille et ses cornettes du matin. Enfin faites que rien ne manque dans cette chambre ni la toilette avec sa glace à bascule et ses compartimens où sont renfermées les essences, les poudres, les brosses ; ni le coussin chaud et moelleux pour poser les pieds en se coiffant ; ni la glace d’une plus grande dimension et devant laquelle on s’habille ; à chaque côté de cette glace deux bobèches prêtes à recevoir des bougies, et sur le cadre, des clous à crochets où seront attachées deux pelotes, ce qui n’empêchera pas une troisième pelote sur la toilette. Devant la fenêtre une table toujours couverte d’une serviette blanche, et sur cette table un pot à l’eau, sa cuvette, et un grand verre à côté. Je vous conseille aussi de faire accrocher au-dessus de la cheminée une de ces fontaines en faïence à deux robinets, comme vous en avez plusieurs, et d’avoir l’œil à ce qu’on la remplisse régulièrement. Encore un mot avant de quitter l’appartement de Mme d’Iserlot. Vous ne pouvez pas espérer donner à votre digne parente une autre femme de chambre que celle qu’elle a maintenant, c’est-à-dire Marguerite, votre fille de bassecour ; mais au lieu de vous amuser à voir jouer la scène d’André et de la comtesse d’Escarbagnas, ainsi que vous le faites depuis deux jours, c’est vous, ma chère Olympe, qui devez prévoir ce que Margueritte ignore, le commander strictement, et plus souvent le faire vous-même ; car vous ne pouvez vous empêcher de la suppléer en beaucoup de choses. Par exemple, Marguerite couchera au-dessus du cabinet, c’est fort bien pour rassurer notre parente et appeler du secours s’il se trouvait qu’elle fût malade la nuit ; mais on ne peut attendre que cette fille, se levant tous les jours à quatre heures du matin, veillera le soir pour attendre sa maîtresse. C’est donc vous qui devez accompagner M. d’Iserlot dans sa chambre et lui rendre tous les bons offices qu’exigent son âge et son peu d’habitude de se servir elle-même. De même, le matin, Marguerite étant à faire de l’herbe ou à tirer les étables, vous devez, en allant et venant dans la maison, entrer chez la baronne, voir de vos propres yeux si rien ne manque de ce qui lui est nécessaire ou agréable.

Ma troisième pièce correspondant à votre chambre à coucher restera pour être offerte à une amie. Vous la pourvoirez du mieux possible, et selon la saison, de tout ce qu’on aime à voir sous la main ; car c’est un très-mauvais procédé que de déranger les gens de chez eux où ils sont bien, pour leur faire connaître mille petites privations qui sont les coups d’épingles de la pauvreté.

Les deux grandes chambres au nord logeront votre père et moi. Chacune de ces chambres a une alcôve adossée au corridor avec une porte de chaque côté ; l’une de ces portes donne entrée dans la chambre par un passage assez grand pour y placer des porte-manteaux cachés derrière un rideau ; l’autre conduit dans un grand cabinet qui est éclairé sur le corridor par un ail-de-bœuf. Je m’établis dans la pièce la plus près du vestibule, et laisse la seconde à Saint-Julien d’abord parce qu’elle est beaucoup plus grande. De ses trois croisées, l’une donne sur la campagne du côté du couchant ; elle laisse apercevoir une jolie vue capable de distraire votre père qui, de long-temps, je crois, ne prendra un grand intérêt au spectacle que peut offrir une cour de ferme ; enfin, la troisième raison et la plus puissante, est que dans la petite antichambre se trouve enclavé l’escalier qui conduit aux combles où sera disposée la chambre de François. Je vous donne ce fidèle domestique, ma chère ; traitez-le avec considération, car en l’acceptant vous prenez l’engagement d’acquitter la dette contractée envers de longs et loyaux services. François entend parfaitement le service de la table et celui de la chambre ; qu’il soit spécialement attaché à votre père ; mais vous connaissez ses distractions continuelles ; elles vous imposent l’obligation de le surveiller et de le suppléer parfois. François Lami peut encore être employé à faire vos recettes et vos acquisitions. Dès qu’il s’agira de vos intérêts, comptez que sa probité lui rendra toute sa présence d’esprit.

Revenons à l’appartement de votre père. Je vous ai dit que vous deviez être ingénieuse pour reprendre chez Mme d’Iserlot un certain vernis de coquetterie et d’élégance ; ici, le fard à employer c’est la commodité. Choisissez pour Saint-Julien, non les meubles les plus frais, mais ceux où l’on est le plus à l’aise. Votre père éprouve une grande lassitude de corps et d’esprit. Que tout lui soit donc facile dans sa chambre : ses livres et sa musique placés à la portée de sa main, son grand fauteuil roulant d’un bout de la chambre à l’autre à la plus légère impulsion, son bureau, assez grand pour contenir des papiers, des livres en désordre, mais pas assez cependant pour ne pas pouvoir se placer indistinctement devant la cheminée ou devant la fenêtre. Je me borne à ce peu de mots ; le temps seul peut vous indiquer quels soins vous devez prendre, de quelle aimable attention vous devez entourer vos hôtes. Mais en général, une dame de château, quelle que soit sa fortune, doit avoir attention à ce que les portes des chambres ne crient point sur leurs gonds, que les serrures jouent facilement, qu’il n’y ait point de vent coulis venant des fenêtres, et que l’on puisse toujours se garantir du soleil ou se donner de l’air à volonté.