La Jeune Vampire/Chapitre VII

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E. Flammarion (p. 28-33).

vii


Un quart d’heure après l’appel téléphonique de Bluewinkle, le docteur Coleman arriva dans un état d’agitation véhémente qu’il ne se donnait pas la peine de dissimuler. Il amenait le géant David et une miss mafflue, aux joues groseille, qui, à chaque sourire, montrait des fossettes assez profondes pour y fourrer des billes.

— Par Dieu et le général Kitchener ! s’exclama-t-il, vous ne m’avez pas mystifié ? La jeune lady est bien vivante ?…

— Elle est vivante, répondit James.

— David ! cria le neurologiste, il y a de quoi rendre malades de joie tous les occultistes de l’empire… Mais je n’en croirai rien jusqu’à ce que je l’aie vue… Est-elle faible ? ajouta-t-il en s’adressant à James.

Le jeune homme eut un geste évasif.

— Elle doit être plus faible qu’une mouche en novembre, affirma Coleman. Et, vous voyez, j’ai apporté des provisions.

Il montrait David, et surtout la demoiselle mafflue.

— Un vrai petit tonneau de sang ! grommela-t-il. Il m’a paru hier que notre intéressante malade montrait un peu de répugnance à s’abreuver chez notre ami David… De la pudeur, hé ? Sans doute préférera-t-elle un liquide féminin… By Jove ! Annie ne regardera pas à quelques rasades !

— Je ne crois pas qu’Evelyn en ait besoin, fit James avec contrainte.

Percy lui jeta un coup d’œil soupçonneux.

— Vous n’avez pas pris les devants ! s’exclama-t-il d’un ton de reproche.

— Je l’aurais fait si cela avait été utile… Mais…

— Bon ! Bon !… ricana Coleman… Nous allons tirer ça au clair.

Il avait froncé les sourcils ; mais, dès qu’il vit Evelyn, son visage s’épanouit.

— Bonjour, mon joyeux phénomène, ma délicieuse anomalie ! dit-il. Que votre cœur soit béni !

Il s’approcha, de l’air d’un pêcheur qui craint de voir s’échapper quelque poisson extraordinaire, et il tâta doucement le poignet de la jeune femme…

— Soixante-seize ! s’exclama-t-il après un silence… Un pouls aussi régulier et aussi sain que mon chronomètre… Les battements du cœur et le souffle ne se décelèrent pas moins réguliers. Percy le constatait avec un mélange de satisfaction et d’inquiétude.

— Awful ! Elle est absurdement normale, ce matin… Et puis, ce teint… Où a-t-elle chipé ce teint ?

Peu à peu, son visage se renfrognait. Il se renfrogna davantage quand il eut terminé l’examen.

— C’est stupide ! On dirait la première venue…

— En tout cas, remarqua David, elle a l’air diablement affaiblie.

Cette observation fit reparaître un sourire d’espoir sur les lèvres de Coleman.

— C’est juste, fit-il en se frictionnant les paumes. Il est même grand temps de lui rendre des forces.

Il se pencha d’un air aimable.

— Préférez-vous David, ou bien Annie ?

Une vive rougeur couvrit les joues d’Evelyn.

— Ni l’un ni l’autre ! chuchota-t-elle.

— Ni l’un ni l’autre ! Vous perdez la tête, se fâcha Coleman. Je vous dis que vous avez besoin de vous restaurer… Annie, ma bonne fille, apportez-nous votre bras. Annie produisit un bras rond, dodu et rose.

— Frais comme une source et sain comme l’air des Highlands ! fit Percy d’une voix insinuante… Ah ! ah ! vous allez vous en donner des forces !

Mais Evelyn détournait la tête.

— Elle ne peut plus ! intervint James, qui, afin d’affermir encore ses convictions, avait assisté à la scène sans rien dire.

— Comment ! Elle ne peut plus ! clama le neurologiste, dont le visage devint pourpre. Est-ce que vous vous moquez de Percy Coleman ? Est-ce que je peux répondre de sa vie si elle persiste dans son absurde refus ?

Il y eut un silence. Coleman se promenait de long en large, les yeux phosphorescents. James attendait, avec le désir d’une solution définitive, tandis que David et Annie gardaient l’attitude ruminante de deux jeunes Anglo-Saxons aux nerfs lourds. Après une minute de promenade, Percy reprit son empire sur soi-même.

— Madame, dit-il avec autant de douceur qu’il en put mettre dans une voix naturellement rude… ce que je vous demande est indispensable. Avant de prescrire des remèdes et un régime, il faut que je sache où vous en êtes… Vous devez le comprendre, et je suis sûr que vous allez obéir !

Un petit frisson secoua les épaules d’Evelyn. Puis elle se tourna avec un air de résignation, fit signe à Annie d’approcher et appliqua ses lèvres sur le bras rose…

— Voilà une bonne créature ! proféra Percy avec attendrissement.

Quand Annie retira son bras, on y voyait une marque rougeâtre, mais ni l’examen de cette marque ni l’examen de la bouche d’Evelyn ne révélèrent la moindre trace de sang. La déception de Coleman fut terrible. Il regardait alternativement James et Evelyn, comme il aurait regardé un couple d’escrocs ou de faussaires ; il finit par dire, suffoqué :

— Alors, il n’y a plus rien ?… Alors, elle n’est pas plus malade que David ni plus anormale qu’Annie ? Et c’est pour ça que j’ai fait faux bond à la duchesse de Mousehill et à lord Fathead ?… C’est dégoûtant !… C’est sinistre ! Good bye !

Peu s’en fallut qu’il ne fît claquer les portes.

À peine était-il sorti que la servante vint annoncer mistress Grovedale. Cette excellente créature entra avec une impétuosité que contrariait sa structure volumineuse et se jeta au cou d’Evelyn, tandis que James se retirait discrètement. Il suffisait de voir pendant cinq minutes mistress Grovedale et de lui entendre proférer quelques phrases pour concevoir l’innocence de son âme. Evelyn lui rendit son étreinte avec ferveur et l’embrassa tendrement, mais elle comprit vite qu’il était impossible de lui faire la moindre confidence. –

— Chérie ! criait mistress Grovedale d’une voix haletante… pauvre petite chose… ma pâquerette… My love… Vous n’êtes pas malade ?

— Un peu indisposée seulement… Et père ?

— Père est à Liverpool, ma tourterelle… pour une affaire de nickel. Il ne reviendra pas avant une semaine.

Des paroles sans nombre jaillirent des lèvres de la vieille dame, des propos anglais, plus ternes, plus insipides, plus incohérents que les propos d’un Botocudo. Evelyn les écoutait comme on écoute les cuics d’un moineau ; elles lui rappelaient l’immense et délicieuse simplicité de l’enfance, mais elles la confirmaient dans l’idée de garder pour elle son secret redoutable. Pensive, elle laissait déferler la voix maternelle ; elle pouvait répondre au petit bonheur, sans avoir à craindre de quiproquo. D’évidence, James avait raison. Tous ceux à qui elle confierait son aventure la croiraient démente. On est toujours seul en ce monde ; mais, pour avoir touché à l’au-delà, elle l’était plus encore que les autres ! Bluewinkle seul était capable de la comprendre… et si peu !

Elle soupira, tandis que mistress Grovedale lui faisait boire une tasse de beef-tea [1] apporté par la servante. Puis elle tomba dans une rêverie mélancolique. Que faire ? Quelle serait sa destinée ?… Tout à la fois, elle était une jeune fille et une jeune femme. Une partie de son être avait incontestablement appartenu à Bluewinkle. Cette partie conservait des souvenirs qui faisaient tressaillir Evelyn et qui la révoltaient. Son mariage lui apparaissait comme une violence exercée sur sa personne pendant un profond sommeil. Et, malgré tout, James n’était pas coupable !… Elle lui en voulait cependant ; elle était saisie de honte à la pensée de cet étranger qui la connaissait si intimement et qui ne la connaissait pas du tout !

À plusieurs reprises, elle fut sur le point de supplier mistress Grovedale de la ramener au home ; chaque fois, elle reculait devant l’idée de fournir des explications à l’excellente créature. Elle aurait pu mentir, mais le mensonge la dégoûtait… Elle laissa finalement partir sa mère sans avoir pris une décision, puis elle se fit vêtir par la femme de chambre et, étendue sur une chaise longue, elle attendit James.

Lorsqu’il se montra, le trouble d’Evelyn s’accrut jusqu’à devenir intolérable. Lui-même était très gêné. Tous deux se sentaient beaucoup plus séparés encore qu’ils ne l’étaient avant la visite de mistress Grovedale, mais James ne retrouvait pas la crainte et l’inquiétude que lui inspirait l’autre ; celle-ci lui apparaissait plus fraîche, plus charmante, — virginale… Et il subissait une inclination passionnée…

Elle, d’autant plus que l’aspect physique de James était selon son goût, se sentait humiliée, ulcérée, pleine de rancune.

– C’est atroce ! finit-elle par dire. Il est impossible… totalement impossible que nous vivions ensemble… J’en deviendrais folle !

  1. Littéralement : thé de bœuf. Espèce de consommé.