La Jeunesse d’un libéral catholique - Charles de Montalembert

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La Jeunesse d’un libéral catholique - Charles de Montalembert
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 107-142).
LA JEUNESSE D’UN LIBÉRAL CATHOLIQUE

CHARLES DE MONTALEMBERT

Pourquoi n’a-t-on pas célébré le 15 avril 1910 le centenaire de Montalembert ? Pourquoi parmi les catholiques la question fut-elle posée ? Pourquoi vîmes-nous dans les journaux des lettres, de style noble, pleines de regrets, de mélancolie, écrites par des hommes qui semblaient marquer d’autant plus de considération à une mémoire qu’ils lui refusaient un hommage ? On aurait dit la correspondance pleine de réticences de personnes bien élevées qui font le silence sur un dissentiment de famille. Les profanes s’en étonnèrent.

Les pourquoi ont l’attrait du mystère, et l’un de ces profanes, qui eût peut-être lu hâtivement ou mis négligemment de côté les solennels discours, si le centenaire eût été célébré, alla demander à une biographie de Montalembert, au bel ouvrage du P. Lecanuet[1], la clé de l’énigme. L’a-t-il découverte ? Il n’en sait rien car il oublia tout, tant il fut « pris » par l’homme lui-même, et tant il en fut épris.


I

S’il est au monde une destinée politique ingrate entre toutes, c’est celle du libéral qui, par son seul nom, s’affranchit des aveugles passions des partis ; et entre tous les libéraux, celui qui est le plus seul, en butte aux hostilités des croyans et des incroyans, c’est le libéral catholique.

Cette destinée ingrate, Montalembert la subit dès ses vingt ans.

Il était né en Angleterre. Son père, fervent catholique émigré en 1792, ne rentra en France qu’avec Louis XVIII ; sa mère était anglaise et protestante. Son grand-père, M. Forbes, était le type même du puritain biblique, austère et tendre qui, dans tous ses rapports avec l’enfance, fait œuvre d’éducateur. Lorsque son père, sous Louis XVIII, prit du service diplomatique, l’enfant fut laissé à l’aïeul qui l’avait élevé sur ses genoux. Et au seuil de ses premiers souvenirs, Charles de Montalembert voyait se dresser la figure de ce protestant, bon et noble vieillard qui s’était fait le compagnon de ses jeux et de ses études, le confident de sa conscience, et avait orienté sa jeune âme vers le culte de la liberté et de la vérité. M. Forbes demandait qu’on réservât à l’enfant la liberté de choisir à vingt ans entre la religion de son père et celle de sa mère. Ce désir ne fut pas réalisé. Charles avait neuf ans quand son père le réclama. Sans murmure l’aïeul s’inclina : il se mit en route avec l’enfant, et avant même de l’avoir rendu au père, sa mission finie, il mourut en chemin. Mais l’infiltration des idées libérales s’était faite. Tout jeune, Montalembert avait vu dans les deux faces du monde chrétien, son père catholique et pair de France, son grand-père protestant imbu de toutes les sérieuses traditions du libéralisme anglais. Ses yeux d’enfant les avait chéries toutes deux ; il ne pouvait plus, en s’attachant à l’une, mépriser l’autre, ni même l’ignorer.

Après quelques années d’étude, coupées par des séjours à Stuttgart où son père était ministre du Roi, Charles de Montalembert vint s’asseoir sur les bancs de Sainte-Barbe. Il y trouva des collégiens qui regardèrent avec étonnement et sans bienveillance ce nouveau venu, si religieux et si laborieux, qu’on voyait prendre d’emblée la tête de sa classe. Avec son visage plein et doux, ses yeux candides, ses épais cheveux laissés longs en boucles sur le cou robuste, il avait un air de force et de rêverie. Il se dit libéral et catholique, Ses camarades pari- siens, prompts à l’escarmouche, eurent vite fait de répondre à cette affirmation par un éclat de rire et de lui déclarer la petite guerre. Ils étaient tous ou presque tous des libéraux, mais suivant le mode français d’alors, railleur et frondeur ; le rire sec du vieux Voltaire effleurait ces jeunes lèvres ; la liberté, pour eux, était le droit de nier des croyances que le gouvernement de la Restauration croyait pouvoir leur imposer. Montalembert était libéral tout autrement : fervent dans ses croyances et respectant celles d’autrui, il avait la volonté de ne molester personne, mais aussi de n’être pas molesté. Il y avait entre ces écoliers et lui, cette différence que le libéralisme de l’un était fait d’une habitude de la liberté, et celui des autres d’impatience de la contrainte. L’Université d’alors ne s’accommodait pas d’un régime qui remettait en question quelques-unes des conquêtes morales de la révolution, comme il avait renoncé à celles qu’avait apportées à la France la gloire sévère et tragique de l’Empire. Les collégiens, pétillans de jeunesse, charmés d’entrer dans la vie en combattant, ne demandaient, sous les encouragemens secrets de leurs maîtres, qu’à se livrer gaîment, hardiment, à ce jeu de fronde qui visait le roi Charles X, les ministres et derrière eux la religion catholique, devenue autoritaire et inquisitoriale sous le patronage d’un roi faible et dévot. Un libéral d’alors était donc, à dix-sept ans, incrédule avec décision, faisait des vers contre le gouvernement du Roi, se découvrait au nom de Manuel, lisait furtivement le Constitutionnel, et, le maître d’études sorti, mettait aux voix la question de l’existence de Dieu. Dans la classe de Montalembert, Dieu n’eut qu’une voix de majorité. Le malentendu se précisa vite et fut douloureux. Le « nouveau » se sentit seul au milieu de ses camarades. Libéral et chrétien, il tenait tête, dans l’effervescence des discussions qui suivaient la classe, aux objections et aux sarcasmes. Ces luttes avec de jeunes compatriotes qu’il avait, enfant, en Angleterre et en Allemagne, tant rêvé de rejoindre laissaient dans son âme de la tristesse. Tantôt, il y échappait par l’isolement, s’enfonçant dans les études où il trouvait du moins le réconfort du succès, tantôt il reprenait sur les impitoyables railleurs les avantages que lui donnait sa culture plus variée, servie par une magnifique mémoire.

Il rencontra pourtant un ami, Léon Cornudet, un peu son aîné, chrétien comme lui, libéral comme lui et comme lui solitaire. Quelle découverte ! Un frère. Ne pouvant pas se parler librement, ils s’écrivaient. « C’est donc dans tes bras que je me jette, cher ami, c’est dans ton cœur que je veux me réfugier et me consoler de mes peines qui ne sont pas peu de chose... Il nous reste la ressource des lettres. » Ils en usaient avec abondance, avec effusion. « Nos opinions politiques sont les mêmes, disait Montalembert, nos opinions religieuses aussi. Nous doublerons nos jouissances, nous diminuerons nos malheurs en les partageant. Moi, que personne ne comprend, qui suis dévoré d’une inquiétude indéfinissable, j’ai assez d’égoïsme pour te forcer de t’intéresser à quelqu’un que tu connais à peine. » Ils se connaissaient à peine, mais déjà ils s’étaient reconnus. Ce secret les comblait de joie tous deux et cette joie emplissait leurs lettres : lettres d’enfans, charmantes de candeur généreuse. Ils se confiaient tout ce qu’ils pensaient, tout ce qu’ils aimaient, tout ce dont ils souffraient, tout ce qu’ils espéraient. Chacun était pour l’autre, dans la multitude indifférente ou hostile du collège, l’unicum necessarium qui remplit le cœur et l’isole des peines. Tristesse, gaité, enfantillages, pressentiment de destinée haute et difficile, tout ce qui agite des âmes jeunes et enthousiastes passait entre eux avec l’ardeur mystique que le plus âgé, Cornudet, traitait de folie et pour laquelle il avait pourtant une secrète complaisance. « Ta profession de foi, disait-il, est admirable. Mais tu n’aurais pas dû la signer de ton sang. » Que ce blâme est discret et comme il s’atténue aussitôt dans l’aveu qui suit : « Tu me retrempes l’âme, tu réveilles mes sentimens religieux, tu me donnes du courage pour le travail ! » Et Montalembert de répondre gaîment : « Tu as raison, la signature sanguinaire est une vraie folie. » Dans cette gaîté même il y a comme un excès de force, d’ardeur. Une goutte de sang, c’est trop peu de chose, c’est risible : mourir pour sa religion, pour sa patrie, voilà ce qu’il veut. « Tu ès trop passionné, lui écrivait alors Cornudet, tu seras malheureux. » En attendant, ils étaient heureux : deux apôtres qui s’entraînent à l’austère ferveur d’une héroïque mission ne sont pas plus pressés d’être parfaits, d’aborder la terre de leurs conquêtes et le ciel de leurs rêves. Ils se disaient « dans des aveux francs » leurs défauts, se surveillaient l’un l’autre, s’avertissaient des périls que courait leur modestie, lorsqu’une discussion trop brillante ou un succès de classe trop décisif réduisait au silence ou à l’admiration les camarades qui les avaient tant raillés.

Lamartine avait-il vu ces deux jeunes gens marcher la main dans la main dans les voies difficiles au terme desquelles ils espéraient trouver l’héroïsme et la gloire, lorsqu’il disait dans son discours de réception à l’Académie : « Une jeunesse studieuse et pure s’avance avec gravité dans la vie ? »

Cette amitié, Montalembert eu jouit toute sa vie. Vers cette époque, il en noua une autre plus mélancolique et plus éphémère. Il avait rencontré chez le duc de Rohan un tout jeune écrivain des Débats, Gustave Lemarcis, et avait trouvé en lui cette union des idées catholiques et libérales qui était alors un phénomène si rare. Mais, pâle et languissant, le nouvel ami pliait sous le poids d’un deuil, où il pressentait le mal qui le menaçait lui-même. Sa jeune sœur venait de mourir poitrinaire. Montalembert s’était attaché à sa douleur ; il le fortifiait de ses robustes croyances. Il essayait aussi de lui communiquer ce goût passionné qu’il avait pour la vie. En Lemarcis, tout était grâce et faiblesse. Il aimait son ami comme un être, déjà touché en son âme et son corps d’une mortelle atteinte, aime le frère plus fort sur lequel il s’appuie. Montalembert se prêtait aux plaintes touchantes du deuil fraternel, et faisant un retour sur sa sœur à lui, fragile aussi, et si tendrement aimée, il disait à Lemarcis : « Et moi aussi j’ai une sœur que je pourrais perdre. » « Puissé-je, répondait Lemarcis n’avoir jamais de pareils devoirs à vous rendre ! » Était-ce un pressentiment ? Elise de Montalembert fut frappée elle aussi. Son frère la vit décliner, pâlir, mourir à quinze ans du même mal qui avait emporté Mélanie Lemarcis, et ce fut alors entre les deux amis l’échange de la douleur, des souvenirs tristes et gracieux, des larmes tendres. « L’image de votre Mélanie, disait Montalembert, a si longtemps dominé seule ma mémoire : elle ne se présente plus maintenant qu’avec celle de mon Elise. Également jeunes, pures, belles, aimées, fallait-il donc que leur sort fût en tout si tristement semblable ? »

Lemarcis déclina et mourut à son tour, à vingt-six ans, du même mal impitoyable qui l’avait fait pleurer sur deux êtres charmans. Il laissait à Montalembert ses livres, ses souvenirs précieux et le soin d’assister sa mère, d’essuyer ses larmes.

Montalembert pleura Lemarcis. Il avait pleuré Mélanie, il avait eu le cœur déchiré de la mort d’Elise : sa confiance en la vie ne fut pourtant pas ébranlée à la vue de ces trois tombeaux. L’ombre d’Elise était à son côté, souriante et penchée sur la page, lorsque plusieurs années plus tard, trompant ses tristesses et ses déceptions dans le souvenir de cette amitié fraternelle, il lui dédiait l’histoire de sainte Elisabeth de Hongrie.

« J’ai tant travaillé, tant aimé, écrivait-il après son année de philosophie, que mon cœur et mon esprit s’effrayent également de leur oisiveté future. » Frayeur vaine. Montalembert avait dix-huit ans, ses études à Sainte-Barbe étaient terminées. Son père, alors ministre de Charles X auprès du roi Bernadotte, l’appela auprès de lui en Suède. Il partit le cœur gros. La fusion de vaste culture intellectuelle et d’exacte discipline religieuse qui s’était opérée en lui si aisément, et que les années de collège, le contact avec tant de jeunes gens incrédules n’avaient fait que rendre plus intime, lui apparaissait déjà comme le but de son apostolat futur, qu’il souhaitait prochain. Le temps qu’il allait passer en Suède, dans la contrainte d’une vie de cour et de salons, lui semblait à l’avance stérile. A peine arrivé à Stockholm, il brûlait déjà de repartir. L’indépendance de sa parole s’accommodait mal d’un milieu qui impose la réserve. Ni les salons suédois, ni les salons diplomatiques n’étaient indulgens aux saillies d’un jeune homme plus sincère que prudent. S’il se laissait aller à prononcer ce mot si cher de « liberté, » les femmes parlaient avec scandale de sa « jeunesse ardente, présomptueuse et folle. » Une amie lui avoua plus tard qu’on l’avait trouvé « pédant et altier. » Il faisait comme jadis au collège, il se réfugiait dans ses livres, il suivait le thème habituel de ses pensées, et ses études philosophiques devenaient ce qu’il appelait lui-même une « entreprise religieuse. « Ce ne serait pas en vain qu’il avait « tant aimé et tant travaillé : » il pouvait aimer encore, travailler encore et bientôt il rentrerait en France plus âgé, plus fort, ayant éclairci le problème qui lui troublait le cœur.

Cette religion qui avait crû en lui comme un amour d’enfance, pourquoi était-elle devenue impopulaire dans son pays ? C’était là son tourment. Par quel renversement singulier la parole qui avait été autrefois la force, la consolation des petits, des pauvres était-elle maintenant rejetée par eux et adoptée au contraire par ceux qui, riches et puissans, gouvernaient la France ? La Restauration a été à quelques égards un grand gouvernement ; elle a libéré le territoire de la présence de l’étranger ; elle a relevé la dignité de la France au dehors : elle a bien géré ses finances ; elle a donné enfin plus de libertés qu’on n’a coutume de le dire et on en a abusé contre elle. Mais ce n’est pas par ces côtés que la jeunesse d’alors la regardait et que la voyait Montalembert lui-même. Au surplus, nous n’avons qu’à la considérer nous-même en ce moment au point de vue religieux. La Révolution s’était faite contre le Roi et contre l’Église. Il semblait au Roi et à l’Eglise qu’attaqués ensemble, vaincus ensemble, ils dussent à la longue, après des revers sans nom, noblement supportés, vaincre ensemble, gouverner ensemble et sceller, dans le souvenir des malheurs passés, une union indestructible. Ainsi qui était bourbonien était catholique, et qui était catholique était bourbonien. Le Roi croyait à sa mission divine, l’Eglise y croyait aussi. Elle pensait qu’être l’alliée, le soutien de la royauté lui rendait à elle-même un lustre nouveau. Déjà Louis XVIII, bien que politique et défiant, n’avait pu se soustraire envers le clergé français, compagnon de son long exil, aux obligations que créaient les liens anciens, les dévouemens, les souffrances supportées pour sa cause. Avec Charles X, l’alliance entre le trône et l’autel sembla devenir un pacte intéressé de mutuelle défense. Les autres trônes de l’Europe la virent se refaire d’un œil bienveillant et rassuré. Ils croyaient y trouver eux-mêmes un surcroît de solidité. Mais la nation, elle, ne voulait pas d’une religion commandée, maîtresse de la vie publique, administrée au nom du Roi et compromise dans ses fautes.

Dans les longues réflexions auxquelles invite la fréquentation des étrangers, Montalembert sentait tout cela. Aussi cherchait-il à ce moment les tuteurs de sa pensée, non parmi les catholiques de France, mais parmi ceux d’Allemagne, et tandis qu’il faisait de la philosophie une entreprise religieuse, il était attiré par une nouvelle école qui semblait faire de la religion une entreprise intellectuelle. Là du moins, il trouvait une spéculation désintéressée. Il lisait avec enthousiasme Schelling, Zimmer, Baader. Il reconnaissait en eux ce souci, qui le tourmentait lui-même, de ne pas laisser la pensée moderne, hardie et novatrice, s’échapper du Christianisme. « Je ne sais, écrivait-il, quelle sympathie extraordinaire il y a entre les nobles efforts qui ont signalé l’apparition des chefs de cette école et mes faibles débats contre l’influence de mes maîtres et de mes camarades. Comme moi ils ont senti qu’un dogmatisme déplacé et ignorant ne suffirait plus pour convaincre et réfuter une généra- lion éprise de raisonnemens et de science, et ils ont été puiser dans la science même des argumens en faveur de leur foi. »

Le premier degré de cette science dont il sentait le besoin était de connaître les hommes. Il avait vu à l’œuvre les libéraux de France et les catholiques de France, il cherchait en Suède leurs équivalens et se demandait si le même écart les séparait. Mais les vestiges du catholicisme en Suède étaient faibles : trois cents fidèles au plus avaient opiniâtrement résisté à l’invasion protestante. Si petit que fût ce groupe, il était pourtant curieux à étudier. Ces catholiques étaient libres : s’ils pratiquaient leur vieux culte, ce n’était pas que le pouvoir les y forçât ou que les faveurs officielles les y invitassent. Ils étaient pour la plupart pêcheurs obscurs et pauvres comme ceux de Galilée ; leur religion était fraîche et vivante ; comme une plante naturelle, à chaque génération, elle avait refleuri, la même, au bord des fiords. Un prêtre choisi par Rome retenait dans la fixité du dogme ces imaginations du Nord que la tristesse polaire abat ou exalte. Ils formaient une petite communauté fraternelle, heureuse, quoique peu prospère. Réunis dans leur pauvre chapelle de planches, ils évoquaient quelque souvenir de primitive église. Montalembert en fut frappé et ne l’oublia plus, mais combien son impression fut-elle plus forte encore lorsque, deux ans plus tard, il vit l’Irlande ! Tout un peuple s’y levait pour revendiquer le droit d’être catholique, de croire ce qu’avaient cru ses pères et de rejeter le culte officiel. O’Connell était présent dans chaque âme irlandaise. — De quelle religion êtes-vous, monsieur, demandait à Montalembert un vieil Irlandais qui cheminait avec lui en diligence de Rilkenny à Waterford ? — Catholique. — Alors, disait simplement le vieillard, je vous aime bien. » Ce petit mot, sorti du cœur, il l’entendait répéter au seuil des chaumières, des pauvres cabanes où il aimait à s’arrêter. Il causait avec les paysans, écoutait les enfans balbutier les prières familières, respirait avec eux le souffle de simplicité, de poésie, qui émanait d’un culte dont toute la force était dans le lien de fraternité réciproque. L’évêque, le prêtre ne pouvaient compter que sur leurs « fidèles : » jamais appellation ne fut plus juste, et ces fidèles eux-mêmes n’avaient d’autres amis que leurs pasteurs. Du paysan au prêtre, du prêtre à l’évêque, ce lien d’amour qui semblait rompu en France établissait l’unité d’action et l’unité d’espérance. Si le prêtre irlandais apportait au pauvre troupeau le pain de l’âme dont il avait faim, le pauvre troupeau lui donnait le pain du corps, le vrai pain (quotidien, le grain de son champ, la modique obole. « Le mendiant, disait Montalembert, ne donne rien, et c’est ce jour-là que sa misère lui est le plus à charge. » Cet amour donné et rendu le ravissait.

Un jour il vit au sommet d’une colline un tout petit édifice en forme de croix construit en pierres mal jointes, sans ciment et couvert de chaume. Il comprit qu’on y disait la messe : tout autour sous la pluie, dans la boue, les paysans qui n’avaient pu y trouver place se tenaient à genoux. C’était la chapelle catholique de Blarnay. On y priait sous le toit à jour, à la lumière fumeuse des chandelles qui servaient de cierges. Et, l’office terminé, l’officiant vint, au seuil de l’église, annoncer que tel jour à telle heure, dans telle masure, il irait dire la messe et distribuer les sacremens. Les fidèles écoutèrent, se dispersèrent, les uns à pied ramassant leurs faulx et les jetant sur l’épaule, les autres à cheval prenant leurs femmes en croupe pour regagner leurs lointaines chaumières. Montalembert, après l’avoir vainement cherché ailleurs, voyait enfin la religion populaire et il se disait que le culte en est d’autant plus vivace qu’il est moins protégé. Pensant toujours à sa patrie, la notion lui venait qu’une Église libre n’est pas une Eglise triomphante, car, triomphante, elle devient intolérante à son tour. Le pouvoir n’est-il pas toujours objet de crainte et de défiance ? Séparé de lui, le catholicisme pouvait demeurer la création éternelle de l’âme populaire, son assurance idéale contre le malheur. Ainsi dans l’âme de Montalembert, au cours des « wanderjahren, » se définissait peu à peu l’idéal religieux : instrument non de pouvoir mais de charité pour le riche, instrument de liberté et refuge spirituel contre la misère de la vie pour le pauvre, auxiliaire pour tous d’une pensée attentive aux besoins des hommes et à leurs souffrances, poésie de l’histoire, libre jeu des consciences avides de beauté, de fraternité douce et sûre et d’espérance.

Il en était là, regardant et admirant tristement des étrangers, lorsque soudain en France une voix retentit qui semblait répéter avec autorité, avec éloquence, tous les échos dont vibrait son âme ardente. Une nouvelle révolution avait passé. Lamennais fondait le journal l’Avenir ; il appelait à lui les hommes épris d’amour pour Dieu, et pour la liberté ; il leur ouvrait un champ d’action nouveau. Quittant soudain l’Irlande, Montalembert y vola.


II

Il rentra à Paris le 4 novembre 1830. Les choses avaient changé. Il ne s’agissait plus de modérer l’Eglise, mais de la sauver. Solidaire du trône renversé, elle était en butte à toutes les attaques. Mgr de Quélen avait vu l’archevêché saccagé, Notre-Dame envahie. L’effervescence populaire, monotone en ses emportemens, avait accusé les prêtres de tirer sur le peuple et lui gardait sa rancune. Elle faisait fermer les temples, renversait les croix et voyait sous les robes des frères ignorantins des poignards empoisonnés. Les libéraux étaient au pouvoir, mais leur libéralisme victorieux n’allait pas jusqu’à permettre aux catholiques de prendre leur part de cette liberté nouvelle. Lamennais en revendiquait pour eux l’exercice comme un droit ; mais il se proposait en même temps de les ramener dans le courant de la vie moderne, de les affranchir de toute attache avec les institutions politiques. Il allait, selon son expression, « catholiciser le libéralisme » et chez l’adversaire aveuglé par le récent combat porter hardiment la lumière et l’amour.

Montalembert lui avait écrit : « Tout ce que je sais, tout ce que je vaux, je le mets à vos pieds. » Le lendemain de son retour, il entrait dans le petit salon enfumé de la rue Jacob : Lamennais lui ouvrit ses bras. On imagine sans peine l’accueil que le maître fit au disciple qui lui apportait sa jeunesse, son talent, sa fougue. Il parla pendant plusieurs heures, dit toute sa pensée, tout son programme : les révolutions avaient passé, elles avaient donné aux classes pauvres une nouvelle conscience de leurs droits, elles devaient donner aux classes riches une nouvelle conscience de leurs devoirs. L’union populaire pouvait se faire et on la ferait ; on changerait la manière de parler au peuple ; on le prendrait tel qu’il était, impatient, injuste, toujours excusable et pitoyable à cause de sa souffrance ; ignorant, on lui apprendrait à lire dans le livre de vérité ; le prêtre, libre d’aller à lui, serait son éducateur et son ami.

Montalembert écoutait, ravi, comme Samuel quand l’enfant dans la nuit entend la voix qui décide de sa vie. Il découvrait des horizons illimités : « Si l’on veut de moi à l’Avenir, avait-il dit, j’abandonne tout. »

C’était l’appel que toute son adolescence avait attendu. Séparé des siens, dégagé par ses longues absences de l’esprit de parti, il était seul, libre, et voué à l’orage. Sa solitude lui pesait. Il avait cru son effort à jamais rendu stérile à cause de la contradiction en lui de deux principes également forts. « Impossible, disait-il de séparer dans mon cœur deux plantes qui y ont grandi dès le berceau. » Et voilà qu’une voix impérieuse et tendre commandait à ces deux principes de s’unir. En leur nom, on parlerait de Dieu et de la liberté ; on annoncerait aux pauvres, aux souffrans, aux opprimés, que la sollicitude de l’Eglise viendrait à eux, non seulement pour faire œuvre de charité compatissante en pansant leurs plaies et en les laissant infirmes et résignés, mais pour leur apprendre la leçon de la vie, les élever à plus de liberté, plus d’action, plus de science, plus de bien-être. Ce serait la grande œuvre de justice faite non par la guerre, mais par la paix. Cette Eglise qu’on avait mise au tombeau allait, ressusciter, et son esprit, libéré de toutes les servitudes, ferait des miracles, briserait les chaînes, ferait parler les muets ; elle dirait à l’humanité : « Prends ton grabat et marche, » elle soutiendrait ses pas.

L’idéal qu’entrevoyait Montalembert était d’autant plus beau qu’il était plus imprécis. L’œuvre de paix et d’union transportait son cœur : les catholiques, on en ferait des libéraux ; les libéraux, on en ferait des catholiques. Entre les deux pôles contraires le courant s’établirait et la lumière jaillirait. Quelle espérance ! et quel homme mieux que Lamennais était capable de l’éveiller et de l’entretenir ! Une des grandes séductions de ce prêtre entré dans le sacerdoce à regret était l’infinie tendresse de son cœurs Jamais prêtre n’embrassa plus passionnément les affections que son grand et tragique sacrifice lui permettait encore. Cette vocation forcée à laquelle il avait obéi en répandant dans le cœur de ses amis ses orageuses lamentations, il en souffrait toujours ; il était essentiellement celui qui suit le Christ et regarde en arrière. Il sentait toute la fougue de sa nature retenue par la chaîne dont il a parlé et qui le rivait à jamais. Prêtre scrupuleux, il se gardait jalousement ; homme passionné, il se jetait de tout son élan sur tout ce qui pouvait encore satisfaire son besoin inné d’aimer, d’être aimé. Il appela plusieurs fois Montalembert dans le petit logis pauvre où s’exaltaient ses rêves ; il les mirait dans ces yeux jeunes et graves et se prenait à aimer, à sa manière un peu despotique, le disciple qui lui venait ainsi d’un monde inconnu à l’heure marquée pour le bon et le grand combat. C’était l’enfant de ses pensées, de ses espérances, le Messie de son cœur, il serait son fils, ne l’était-il pas déjà ? Et Montalembert, dès qu’il vit Lamennais fixer sur lui son regard souffrant et voilé, dès qu’il entendit sa voix basse refaire devant lui, comme en une vision, les grands projets qui le hantaient lui-même, sentit qu’il ne serait plus seul au monde. « Quel bonheur ! écrit-il au soir d’une de ces conversations, mes plus belles illusions vont être remplies. » Et dans son cœur il appelait déjà Lamennais : « Mon père, mon père bien-aimé. »

Quelques jours plus tard, comme il était venu pour ses articles dans l’Avenir prendre les directions du maître, un jeune prêtre vint le rejoindre : c’était Lacordaire. Le nouveau venu, fils d’un soldat de la guerre de l’Indépendance, avait été nourri, comme le fils de l’émigré, des idées libérales. Il s’était trouvé isolé dans les rangs d’un clergé royaliste, comme le fils du pair de France l’était lui-même dans une aristocratie demeurée en défiance contre toute tendance démocratique. Auprès de son évêque, Lacordaire avait été frappé de suspicion, parce qu’il parlait des droits du peuple, de concessions nécessaires, des fautes des Bourbons. Mal à l’aise, muet par consigne dans une mission étroite d’aumônier de religieuses, il sentait sa grande voix impatiente de se déverser dans un apostolat sans entraves. Il avait rêvé de quitter la France, d’aller en Amérique, dans un pays où l’Église était indépendante, prendre contact avec les cités populeuses qui s’organisaient en sociétés libres, et où une Eglise jeune, séparée du pouvoir, était l’alliée de tout le monde. Il allait partir pour New York ; mais, avant de s’embarquer, il avait désiré connaître Lamennais. A la Chesnaie, dans leurs longues causeries, Lamennais avait rattaché Lacordaire à ses vues d’avenir pour le salut de la foi dans la patrie. Et Lacordaire était resté.

Ainsi Montalembert allait marcher entre deux hommes de Dieu : le grand Lamennais, gloire de l’Eglise, et le jeune Lacordaire si ardent et si doux. Il avait trouvé le père et le frère de ses pensées. La famille était fondée. Les jeunes gens, dès les premiers jours de leurs communs travaux, se tutoyaient comme s’ils étaient nés dans le même berceau. Montalembert songeait déjà à s’unir plus étroitement à ses deux amis, à se faire prêtre comme eux. Lacordaire, qui eut toujours un sens si lucide des vocations particulières, l’en détournait : « Tu as raison, répondait Montalembert, le repos et la paix ne sont pas mon élément, surtout quand le monde est en jeu. J’aime le bruit, les luttes, les agitations de l’humanité, et puis mon cœur n’est pas assez rempli de Dieu. Je porterais dans le sanctuaire une âme trop mondaine et ce fantôme d’amour qui me poursuit toujours sans se réaliser jamais. »

Le 1er octobre, l’Avenir avait lancé son premier numéro. Il contenait un article de Lamennais sur l’oppression des catholiques, et une lettre de Lacordaire aux évêques de France. Les deux articles furent poursuivis. L’un des premiers qu’écrivit Montalembert le fut également. Ainsi, dès les débuts, on prenait contact avec l’adversaire. On demandait la liberté entière pour tous. « Il sera beau, écrivait Lamennais, de se défendre de ce crime devant la France. »


III

L’Avenir ne devait vivre qu’un an. Tout de suite, contre le journal libéral et catholique, ce fut la guerre ; tout de suite, Lamennais, sensible à l’attaque, devint âpre à la défense. Autoritaire dans ses directions, il décida qu’on ne ménagerait personne, surtout pas les évêques qui s’immobilisaient dans le stérile regret de la dynastie renversée, ni la noblesse de province. Il résista aux efforts de Montalembert pour nouer des alliances avec les groupes catholiques les moins rétrogrades. Ne fallait-il pas s’unir, dans une action commune, pour la défense de l’Eglise ? « Non, disait Lamennais, réservons toute notre liberté d’action. Nous serons seuls, qu’importe ? ne nous affadissons pas dans les alliances. » Et Montalembert céda.

Un jour, malgré la loi, ils résolurent de pratiquer la liberté d’enseignement et ouvrirent une école. L’autorité officielle ferma l’école et les poursuivit. Montalembert venait de perdre son père ; il usa de son droit d’être traduit avec ses compagnons devant la Chambre des pairs, et ce fut devant elle que, si jeune, si seul, tout en noir, il plaida la cause de la liberté. Les pairs écoutèrent ces accens hardis et généreux avec scandale, mais non sans émotion, et s’ils condamnèrent, ce fut pour la forme. La fermeture de l’école et les cent francs d’amende n’empêchaient pas qu’un appel eût été fait à l’opinion publique, et entendu. Dans ce discours, Montalembert avait libéré son âme ; la condamnation le rejetait plus étroitement encore dans les bras de Lamennais. Il lui sacrifiait définitivement ses velléités d’alliances. Il se vouait à lui, s’incarnait dans ses idées. Il était sa voix, il était sa plume. Lamennais, toujours retiré et soutirant dans la solitude de Juilly, écrivait de loin en loin quelques articles où la passion du polémiste se mêlait à la lucidité du prophète. Montalembert était le jeune lieutenant qui recommence tous les jours l’assaut contre la citadelle de la vieille société. « Les peuples, écrivait-il, ont cité la vieille société à comparaître et, rappelant les siècles écoulés, ils lui ont dit : J’ai eu faim, m’avez-vous donné à manger ? J’ai eu soif, m’avez-vous donné à boire ? J’étais nu, m’avez-vous vêtu ? J’étais délaissé, êtes-vous venu à moi ? J’étais en prison, m’avez-vous visité ? »

Lacordaire, qui avait sur son ami l’ascendant de l’âge, lui montrait avec orgueil l’ascension d’une démocratie là où Montalembert était surtout sensible à la chute définitive de la noblesse dont il était issu. Mais cette noblesse, il voulait la sauver. Il n’admettait pas qu’elle finît dans l’inertie, dans la défaite : le jeune prêtre plébéien triomphait au contraire de la ruine d’une classe qui se séparait du peuple au lieu de le protéger. Sur ce point seulement, les deux frères d’armes divergeaient. Montalembert croyait encore à l’efficacité d’une aristocratie, il l’avait vue fonctionner pour le bien du pays en Angleterre ; il se refusait à la condamner en France. Il aimait son pays, non seulement dans le présent, mais dans le passé, et il n’en voulait rien détruire : il s’agissait au contraire de tout vérifier, car tout pouvait encore servir de ce qui avait servi autrefois. Dans ses joutes avec Lacordaire, le jeune aristocrate se plaisait à cette espèce de modernisme social, qui accordait sa vision de l’avenir à sa fidélité au passé. Lacordaire était plus radical, il était simplement un moderne. Il admirait la France de l’histoire, mais il la roulait « dans le linceul de pourpre où dorment les dieux morts. » Et si le progrès ne pouvait s’accomplir qu’en jetant à bas la vieille armature qui soutenait la hiérarchie sociale, il était prêt à la regarder tomber. Pour lui, la vie sociale de la France datait de la Révolution : les dynasties royales lui apparaissaient comme de respectables et importuns fantômes. Il n’acceptait pas encore l’idée de république, mais l’orientation de son esprit y tendait.

Lamennais, lui, en venait à une conception abstraite de vie sociale qui répondait à un idéal de justice et de liberté, pure création de son cerveau. Il ne reconnaissait dans son ébauche de la cité future que deux forces sociales, l’une de formation naturelle : la famille, l’autre d’élémentaire formation politique : la commune. Sujet brûlant entre les trois amis que ces rêves de régénération ! Malgré les liens de famille spirituelle qu’ils avaient établis entre eux, ils sentaient la diversité de leurs origines. Montalembert était ce fils de nobles qui revendique pour lui et pour les siens leur part d’action dans la vie nationale, tout prêt d’ailleurs à se dépouiller des privilèges et des prestiges d’autrefois. Lacordaire était le fils de cette bourgeoisie hardie qui, montée au premier rang, n’acceptait plus d’en descendre et signifiait à la noblesse qu’elle avait laissé passer son heure. Lamennais, moins attaché qu’eux deux à une classe particulière, demeurait le solitaire qui évoque dans son imagination ce que le monde tout entier voit naître chaque jour d’oppression et de souffrance. Il parlait à la France, mais il parlait surtout aux peuples, à tous les peuples. En son âme retentissaient les gémissemens des Polonais et les plaintes de l’Irlande. Il maudissait les trônes : les abolir, y substituer la souveraineté spirituelle et pacifique de Rome, déposer entre les mains du Pape la vie des nations, le voir tirer l’héroïque Pologne de son grand tombeau et retrancher aux puissances avides l’objet de leurs appétits, c’était son rêve. Et ce rêve s’exaltait déjà avec la résistance, devenait une étrange utopie pacifiste où les grandes forces, les grandes puissances officielles du monde s’émiettaient. Seules survivaient des agglomérations immenses de familles et de communes, destinées à se fondre en une société unique menée par ses prêtres aux genoux d’un Pape qui administrait les ordres de Dieu. Certes, Montalembert et Lacordaire entrèrent dans ce rêve impossible. Disciples ardens, épris du maître, leur amour l’adoptait. Mais c’est dans l’âme orageuse de Lamennais qu’il était né ; c’est en lui que brûlait cette furie d’assaut contre l’autorité dont l’Eglise s’était faite jusqu’alors, pour sa propre ruine, la conseillère et le soutien.

Qu’arriva-t-il ? La furie d’assaut se retourna contre les assaillans. L’épiscopat français n’accepta rien de ces hardiesses qui, proclamant l’omnipotence de la volonté populaire, scellaient une alliance hérétique entre les catholiques et les libéraux. Il s’indignait de voir les écrivains de l’Avenir, au nom de l’Eglise, se prêter aux revendications démocratiques, pousser les travailleurs à examiner les lois sous lesquelles ils étaient courbés, et demander eux-mêmes l’abolition de celles qui « constituaient en faveur des propriétaires fonciers et des capitalistes des avantages contraires à l’ordre naturel des sociétés. «  Les premiers, les rédacteurs de l’Avenir avaient compté à l’horloge du travail le nombre des heures que l’ouvrier passait courbé sur sa tâche. Ils demandaient que, pour certaines catégories d’entre eux, ce nombre qui atteignait quinze fût réduit à douze. Infatigable, Montalembert, qui avait fondé avec ses amis « l’Agence générale pour la défense des intérêts catholiques, » allait de Nancy à Metz, de Metz à Lyon, à Avignon, à Marseille. Partout les chaînes devaient se rompre sous la parole magique, libérale et catholique. L’Avenir nouait des relations, des correspondances avec la Belgique, les Etats-Unis, la Pologne, la Suède, l’Irlande. La fermentation était partout. Mais le passage du torrent révolutionnaire que les évêques avaient cru endigué à jamais et qui venait à nouveau de faire irruption et d’emporter un trône les avait laissés stupéfaits et irrités. Ils dénonçaient l’Avenir dans leurs mandemens et en défendaient la lecture aux jeunes prêtres. Et, sans relâche, partirent de France pour Rome les lettres dénonciatrices, qui suppliaient le Pape de censurer ces agitateurs, danger pour le troupeau, scandale pour les pasteurs.

Rome, à vrai dire, était loin d’ambitionner la prédominance politique au conseil des nations que, dans leurs conceptions nouvelles, lui conféraient les novateurs. Puissance temporelle elle-même, elle était à juste titre préoccupée de son œuvre de gouvernement. Elle avait senti la secousse que la révolution de 1830 avait imprimée à l’Europe. L’émeute de Bologne venait de lui rappeler la dépendance où ses attaches terrestres la tenaient vis-à-vis des autres souverainetés. Et si sa vocation spirituelle l’appelait hors des luttes politiques et temporelles, l’instinct de sa propre conservation la détournait d’entendre les appels fulminans faits à son autorité pour condamner le passé. Ce passé, elle en était la sainte et solennelle relique ; il lui avait transmis cette royauté terrestre qu’elle pouvait prendre pour un don de Dieu reçu de la main des rois. Elle se taisait donc, touchée de l’amour filial et sans limites dont les écrivains de l’Avenir rendaient chaque jour l’ardent témoignage, intéressée malgré tout par cet effort nouveau pour ramener à l’Eglise ces légions populaires qui s’en étaient détachées ; mais elle demeurait inquiète d’un mouvement qui pouvait compromettre l’assise temporelle qu’elle croyait nécessaire à sa mission. Elle n’approuvait ni ne condamnait. Et, sur ces polémiques passionnées, elle laissait planer son silence.

Alors Lamennais et ses deux disciples conçurent le projet que l’on connaît : harcelés et condamnés par les évêques de France, ils iraient à Rome exposer au Pape leurs grands desseins, et Rome, éclairée des lumières éternelles, se prononcerait.

Montalembert, mieux renseigné par ses origines sur les vrais rapports des peuples avec les réalités de la vie nationale et sociale, semble avoir eu le premier pressentiment de ce qui arriverait. Il disait à Lamennais : « Et si nous sommes condamnés ? » Mais Lamennais, avec cet aveuglement de confiance qui fit plus tard l’aveuglement de sa révolte, répondait de sa voix dominatrice : « Charles, c’est impossible ! »

Avec un malaise croissant, Rome vit donc venir à elle, à petites journées, ces pèlerins nouveaux, moins soucieux de s’agenouiller devant son droit que de lui demander de consacrer le leur : le droit de faire jeter dehors par la voix populaire ces forces mortes ici et encore oppressives là qui encombraient la route de l’avenir et empêchaient la marche des peuples vers la conquête de la liberté. On sait ce qu’il en fut : le camp de l’Eglise lui-même était travaillé et partagé. Autour de nos pèlerins, prélats, cardinaux, jésuites, officieux ecclésiastiques, passaient et repassaient, les uns, augures favorables, entretenant les espérances de leurs encouragemens discrets ; les autres, hostiles, ou dépositaires de la vraie et bienveillante pensée du Pape, rendaient par leur silence, un doigt sur la bouche, leurs oracles muets. Et le Pape, chagrin de contrister le cœur de ces fils qui avaient, pour élargir son royaume spirituel, déchaîné et bravé des orages, s’inspirait pour les condamner des lenteurs de l’Eternité. Il eût voulu ne jamais parler. La nature attend la moisson pour dire au semeur s’il a jeté le bon grain ou le mauvais. Le Christ aussi n’a-t-il pas dit : « Vous jugerez l’arbre à ses fruits ? » Rome voyait bien les semeurs, mais non pas encore la moisson. Sur le champ qu’ils avaient travaillé avaient passé la guerre et la tempête. Il n’y avait point encore pour elle d’épi à recueillir et à transmettre à ses prêtres. Quand elle fit un signe, ce fut pour faire comprendre à ces enfans téméraires : « Otez-vous de ma vue, éloignez-vous de mes blâmes. »

Alors commença pour Montalembert ce drame de cœur, un des plus attachans qui fut jamais, drame d’amour qui bouleversa sa jeunesse. Tout de suite Lamennais et Lacordaire prirent les positions dans lesquelles ils devaient l’un et l’autre s’ancrer chaque jour davantage. Le premier s’orienta vers la discussion et la révolte, le second vers le silence et l’obéissance. Montalembert voulait par-dessus tout rester en communion avec Rome ; pas un doute ne l’effleura sur cette obligation ; mais il espérait encore que cet inquiétant silence et ces temporisations leur réservaient un acquiescement final que seules des nécessités de politique rendaient lent et timide. Aussi, lorsque après l’audience que le Pape leur accorda, — au cours de laquelle il les bénit paternellement et leur distribua force médailles dorées de son règne, sans faire allusion à la cause qu’ils étaient venus lui soumettre, — Lacordaire proposa d’accepter ce blâme muet et de rentrer en France en renonçant à l’Avenir, Montalembert sentit au cœur le froid que donne la défection d’un ami. Et Lamennais ayant décidé de rester, de forcer le Pape dans l’abri de son silence, de l’amener à se prononcer explicitement, Montalembert se promit de ne pas l’abandonner. Sa fidélité était blessée par la résolution si prompte qu’avait prise Lacordaire : et pourtant déjà il n’était plus lui-même en communion parfaite avec Lamennais, dont les propos acerbes l’inquiétaient. Combattu par des sentimens contraires, son cœur saignait. Ne pouvant plus suivre l’un de ces amis si chers sans abandonner l’autre, il demeura auprès du plus malheureux. Ce fut le dévouement de son amitié plus que l’obstination de son esprit qui le retint. Il ne douta d’abord ni de Rome, ni de Lamennais. Il crut que l’Eglise avait trop besoin de son serviteur et le serviteur de son Eglise pour que le lien qui les unissait se déliât jamais. Et quand Lacordaire, ayant pris son parti, écrivait : « Jamais Rome ne m’a paru plus sage ni plus grande, » Montalembert espérait encore que cette sagesse et cette grandeur ne se détourneraient pas d’eux.

Au reste, quelle différence dans la position des deux amis ! Certes, Lacordaire subissait une déception amère, et quand il quitta Rome froidement, tristement, emportant les médailles bénites, seul don paternel dont le Pape eût été prodigue, ce ne fut pas sans pleurer sur la grande espérance qui l’y avait amené. Mais déjà, il faisait partie d’une hiérarchie ecclésiastique où l’obéissance passive est à elle seule une action et une destinée. Soldat aventureux, rappelé par ses chefs, il rentrait dans le rang ; il allait se réfugier au sein de l’Eglise qui l’avait adopté, et si l’accueil qu’on lui réservait devait être empreint de quelque défiance, le seul fait d’avoir obéi lui réservait l’avenir. Docile à sa conscience, il brisait un lien d’amitié, mais il se rattachait à toute cette fraternité sacerdotale qui était son milieu véritable et à laquelle il avait juré de rester toujours uni. Pour Montalembert, seul au monde, lié à Rome et aux évêques par des attaches moins étroites, une si hâtive obéissance avait moins de raison d’être et moins d’attrait. S’il se sentait d’avance engagé par le jugement que porterait le Pape, il ne se croyait pas tenu de le prévoir ni d’en devancer l’effet. Que trouverait-il en France ? Le sarcasme des nobles auxquels il avait montré leurs fautes et qui, par sa défaite, se trouveraient absous ; le triomphe têtu des évêques qui le regarderaient, comme une ouaille fâcheuse qu’on tiendrait à l’écart dans une bergerie surveillée. Dans cette incertitude de l’esprit, le devoir du cœur primait tout : rester auprès de Lamennais, se vouer à ce grand méconnu, le délivrer de sa solitude, le préserver du désespoir qui effleurait son âme. « C’est vous qui m’avez donné une vie nouvelle, lui disait-il ; comment ne vous la consacrerais-je pas tout entière ? » « M. de Lamennais, écrivait-il à son ami Cornudet, est triste et malheureux. Mille douleurs l’environnent et le menacent. Il n’en est pas une à laquelle je puisse échapper ! »

Mais s’il n’échappait à aucune douleur, jour à jour il se ressaisissait. Témoin journalier de la vie de son maître, confident de toutes ses pensées, il sentait les signes avant-coureurs de l’orage. Il se dégageait d’une influence trop forte. Déjà il n’était plus le disciple qui subit tous les prestiges de la vertu, de la tendresse et du génie, et les rôles commençaient de s’intervertir. Lamennais avait été son initiateur, l’avait tiré de la solitude, l’avait mené aux combats qu’il aimait auxquels aspirait sa jeunesse ; mais cette main qui l’avait guidé, qu’il avait cru si sûre, il la sentait devenir fiévreuse et tremblante de colère devant la contradiction et l’insuccès. Il sauverait l’ami unique de la révolte encore lointaine, mais pressentie. « Je crois, écrivait-il, que lorsqu’un dévouement n’est pas complet, il est nul. » Et il invitait ses amis de Rome, Rio et le charmant Albert de la Ferronays à faire comme lui. Les trois jeunes gens partageaient le foyer du maître, ses lectures, ses veillées. Veillées mêlées d’angoisse. Montalembert sentait une ombre passer sur son âme lorsqu’il lisait tout haut les stances dantesques et qu’il saisissait dans les yeux de Lamennais l’éclair du regard, quand l’orageux Florentin exhale sa plainte et voue Boniface VIII à son enfer. Rien toutefois ne décourageait encore son dévouement. « Je me suis donné à M. de Lamennais, mon maître, mon père, écrivait-il, jusqu’à son retour. Tu sais combien j’aime M. Féli et chaque jour j’ai appris à l’aimer davantage à cause de l’immense tendresse de son cœur. » Détourner les coups, il ne le pouvait pas, mais il s’ingéniait à apaiser la fièvre d’impatience, à donner à Lamennais ce bien-être de l’affection qui lui faisait dire : « Que ton affection m’est bonne et douce, mon Charles bien-aimé ! Que mon cœur s’appuie délicieusement sur ton cœur. Oh ! comment te rendrai-je, cher enfant, le bien que tu me fais ! » Montalembert veillait comme on veille au chevet d’un malade. Il vit venir avec effroi cette encyclique aux évêques polonais dans laquelle Grégoire XVI blâmait l’insurrection de 1830, « œuvre des fabricateurs de ruse et de mensonge qui, dans notre âge malheureux, élèvent la tête contre la puissance légitime des princes. » En blâmant les révoltés de la Pologne, le Pape atteignait les écrivains de l’Avenir, et le trait leur était d’autant plus sensible qu’il leur revenait ayant frappé d’abord cette terre d’infortune où des milliers de créatures gémissantes avaient entendu l’oracle pontifical leur commander, pour éviter de plus grands maux, de plier sous le joug que Lamennais les avait, au contraire, exhortées à briser. La coupe d’amertume s’emplissait. Lamennais quitta Rome et, feignant avec cette espèce de ruse qui fut plus tard le signe de sa folie, de ne pas comprendre l’avertissement si net de l’encyclique, il annonça qu’il rentrait en France pour reprendre la publication de l’Avenir.

Ils remontèrent l’Italie, tristes pèlerins, le plus jeune affligé surtout de la sombre humeur de son aîné. Pour lui, captivé par le charme du voyage, il eût volontiers oublié Rome et ce blâme tacite qui pesait sur eux. Joies de chrétien, joies de poète, joies d’artiste, il goûtait à tout avec l’ivresse de son âge. Il ouvrait son âme aux impressions délicieuses que lui causait la rapide vision des villes italiennes, de cette Florence surtout, qui s’animait dans son imagination du verbe de Savonarole et du cantique de suave espérance que chante toujours le Fra Angelico dans le cloître de San Marco. A peine si son mélancolique compagnon lui accordait quelques jours ou quelques heures pour courir aux églises, aux musées, dans la campagne ombrienne : partout il allait seul et ne parvenait pas à tirer Lamennais, « toujours malade et peu curieux, » de sa méditation farouche. Celui-ci, absorbé dans l’idée fixe, se laissait mener de ville en ville, insensible, n’écoutant que le grondement de son cœur et les plaintes des peuples qu’il avait voulu délivrer des chaînes dont Rome rivait les anneaux, Quel contraste entre Montalembert docile à la vie, à tous les enseignemens de l’art et de l’histoire, et Lamennais, souffrant et taciturne, les yeux toujours fixés sur son rêve obstiné !

On sait comment, à Munich, un singulier hasard leur fit retrouver Lacordaire qui, ayant appris leur prochain retour à Paris, était venu se terrer hors de France dans l’étude, le silence et l’oubli, désireux d’échapper aux reproches de l’un comme à l’influence de l’autre. Il en fut ce qu’il en devait être entre des hommes qu’une telle amitié avait unis. Montalembert n’admit pas une seule heure que Lacordaire se tînt à l’écart. Il alla à lui, l’amena à Lamennais, et c’est réunis et réconciliés qu’ils reçurent enfin leur sentence. Grégoire XVI, inquiet d’avoir vu Lamennais quitter Rome en annonçant la résurrection de l’Avenir, lançait derrière les voyageurs ses foudres.

L’Encyclique fut remise à Lamennais au cours d’un banquet qu’offraient aux trois écrivains français les écrivains et les artistes de Munich. On portait la santé de Lamennais, on buvait à l’union des catholiques de France et d’Allemagne, heure de trêve où Montalembert, réconcilié avec Lacordaire, heureux de cette trinité refaite en une seule âme et un seul dessein, s’abandonnait à une joie aveugle. Il était, dit-il, « d’une gaieté folle. » Lamennais lui-même, entouré de respects et de sympathie, se laissait gagner à la cordialité familiale des fêtes allemandes. Il aimait à sentir avec les étrangers cette fraternité religieuse que son pays lui refusait ; il oubliait ses chagrins, ses ressentimens ; il avait promis à Lacordaire d’abandonner l’Avenir et médité avec lui d’autres projets ; il ne sentait plus la condamnation sur sa tête et la menace dans son cœur. Interprète de l’allégresse intime de ce banquet, un convive chantait.

Une porte s’ouvrit, un pli fut remis à Lamennais ; il sortit un instant et rentra calme, souriant, demandant qu’on redît pour lui les couplets qu’il n’avait pas entendus.

Le soir seulement, quand il fut seul avec ses compagnons, il leur lut le document pontifical. La condamnation des idées qu’avait défendues l’Avenir était directe et formelle : le grand rêve social et religieux était frappé de mort. La voix de Lamennais, toujours basse et voilée, tremblait d’émotion. Il marchait de long en large dans la chambre, sombre et agité, répétant : « Il faut nous soumettre. » Il prit la plume et rédigea une déclaration d’obéissance complète aux ordres de Rome.

Montalembert goûtait une consolation secrète. Son dévouement n’avait pas été vain. A mettre ses pas dans les pas de M. Féli, il avait empêché celui-ci de s’égarer ; il le voyait avec émotion s’arrêter à ce terme d’obéissance ; il était muet de surprise et d’admiration. Mais sa joie fut courte : elle ne devait pas avoir de lendemain. Lamennais s’était laissé surprendre par l’atmosphère de paix qui l’entourait. Son âme avait été attendrie par la sympathie des catholiques bavarois, hommes d’étude que ses idées généreuses avaient d’autant plus séduits qu’ils étaient citoyens d’un petit pays heureux et policé, où la théorie de la liberté gardait tout son attrait. Dès qu’ils furent en France, nos pèlerins éprouvèrent d’autres impressions. Ce blâme de Rome, cette condamnation, ils la retrouvaient partout. Sur les fronts des évêques, point de généreux oubli, point d’acquiescement confiant à leur obéissance difficile, et sur les lèvres des libéraux philosophes passait l’ironie. Ainsi adversaires catholiques et adversaires libéraux, tous les prophètes de malheur avaient eu raison contre eux et raison d’eux. Seul Victor Hugo, avec sa grandiloquence magnanime, ouvrit à Lamennais ses bras humanitaires. Le vaincu refusa de s’y jeter : il s’enfuit à la Chesnaie avec Lacordaire.

Montalembert resta seul dans ce désert du cœur qui était sa pire souffrance et lui avait fait dire, après son discours à la Chambre des Pairs en faveur de l’Ecole libre : » Je ne pensais pas à un seul homme, à une seule femme dont j’eusse désiré la présence ou regretté l’absence. Cet isolement-là m’est affreux et empoisonne ma vie. » Cet isolement, il le goûtait avec une amertume nouvelle. Il avait perdu la dernière parente qui lui rappelât sa famille. Il écrivait : « La mort et l’amitié sont les deux mots de la vie, les deux seules certitudes que j’aie rencontrées ici-bas. » Il avait vingt-deux ans et ce n’était pas sur la certitude de la mort que sa nature passionnée pouvait fixer ses pensées : il les suspendait encore à l’amitié, à la vie des solitaires de la Chesnaie. Lacordaire et Lamennais tentaient dans cette retraite cachée un dernier et triste essai de vie et de pensée communes ; mais cette vie et cette pensée étaient vides d’action, et il n’y avait pas entre eux ce baume d’affection qui avait fait Montalembert si tendre et si patient, pendant la longue station à Rome, et sauvé Lamennais du danger des premiers emportemens. Lacordaire avait pris nettement position pour l’Église, et la réconciliation ne s’était faite que sur l’assentiment de Lamennais aux volontés de Rome, il s’en tenait à cette ancre enfoncée dans le port de salut, peu lui importaient les objections de l’esprit. Sa volonté forte primait tout. Il n’apportait dans la discussion ni longanimité, ni subtilité et, devant son parti pris que laissaient impassible les taquineries, les doutes, les compassions perfides des journaux catholiques, Lamennais se butait. Sa soumission, il ne la désavouait pas, mais déjà il l’interprétait ; elle était un fait nécessaire à l’équilibre de sa vie de prêtre, mais il n’admettait pas qu’elle lui retirât dans les entretiens intimes la liberté de rendre à Rome jugement pour jugement, de la poursuivre des sarcasmes de sa rancune et de continuer, sans l’Église, les grands rêves humanitaires auxquels elle refusait de participer.

La brisure se fit. Lacordaire ayant, avec une pénétration froide, mesuré la distance qui séparait les sentimens et les actes, convaincu que bientôt il n’y aurait plus de sincérité, se résolut à partir. Un soir, après dîner, seul, à pied, évitant les explications et les adieux, il quitta la Chesnaie, regardant une dernière fois Lamennais qu’il apercevait derrière les taillis entouré de jeunes disciples encore confians. Il portait en son cœur un secret que nul peut-être en France n’avait encore surpris.

Il se délivrait lui-même, mais il voulait aussi délivrer son ami. Alors commença cette lutte suprême où Montalembert, partagé entre les deux grandes affections de sa vie, également aimé de deux hommes qui ne s’aimaient plus et se disputaient son âme avec la même passion, dépensa toutes les ressources de son cœur pour maintenir ou ramener Lamennais dans le chemin d’obéissance que lui indiquait Lacordaire. Non, il n’abandonnerait pas son maître et son ami. Qu’importaient des mouvemens d’humeur, des soubresauts de révolte que les arbres de la Chesnaie et de fidèles disciples étaient seuls à entendre et que le vent emportait à travers la lande ? Un homme de nature aussi inquiète et qui avait subi une telle épreuve pouvait-il se contenir à chaque heure, et n’était-ce pas le devoir filial de jeter sur lui le manteau au moment où sa pensée enivrée d’un vin amer livrait son âme à nu. Dénoncer au public hostile leur intime désaccord, se détourner du père qui l’avait tant aimé, il ne le ferait pas, du moins avant de l’avoir réveillé de son sommeil et d’avoir lu encore une fois dans ses yeux sa pensée véritable. Mais dès le premier contact, il sentit avec effroi que derrière une soumission apparente il y avait un détachement réel. En fondant la religion de l’humanité, Lamennais s’était proposé d’inscrire sur la pierre angulaire le nom de la Rome éternelle. Rome s’y refusait. Eh bien ! il ne l’y inscrirait pas. Libre à elle de se retirer du mouvement qui soulevait les peuples et les appelait à de fraternels embrassemens ; mais libre à lui de se vouer sans elle à une œuvre qui lui semblait plus nécessaire et plus religieuse qu’aucune autre. « Cessons, écrivait-il à Montalembert, de nous occuper des affaires propres à la religion ; je suis convaincu que toute action catholique, c’est-à-dire qui suppose l’action du clergé, est impossible. Parlons désormais comme Français et amis de l’humanité. » Aussitôt Montalembert s’élève contre cette vue qui déplaçait la notion catholique, faisait la société du genre humain juge de l’Eglise et suppléante de l’Eglise et posait la nécessité du bonheur universel comme premier dogme. Alors commença entre son maître et lui une correspondance qu’il faudrait lire tout entière et où l’enfant, jusque-là docile, élève la voix en empruntant son autorité à l’Eglise qu’il défend. « Pourquoi, écrivait-il, descendre dans l’arène des passions du jour ? Certes vous n’avez pas à vous reprocher d’avoir été infidèle à la liberté du monde et de la patrie. Vous avez fait pour elle tout ce qu’un homme pouvait faire, vous lui avez rendu le témoignage le plus glorieux et le plus pénible. Je le soutiendrai toujours, votre plus belle gloire sera d’avoir parlé de la liberté du monde avec un cœur pur et une bouche pleine des louanges de Dieu. » Lamennais répond par son argument habituel de tendresse et de désespoir : « Mon enfant bien-aimé, écrit-il, mon âme t’enveloppe et te serre de tout son amour. » Il aime, il souffre, est-ce que cela ne suffit pas ? Faut-il discuter ? Résiste-t-on à l’esprit qui vous appelle, à l’humanité qui gémit ? N’est-ce pas l’action de Dieu qui, en agissant sur son âme, prépare l’émancipation du monde et la réforme de l’Eglise ? Ne vaut-il pas mieux, suivant le mot de l’Apôtre, « obéir à Dieu qu’aux hommes ? » Lamennais s’offre en holocauste, il se cloue à la croix. Sur cette croix il essuie les mépris, les outrages, les railleries des persécuteurs. Ce sera le mystère du salut qui s’accomplira encore une fois dans sa Passion.

À cette Passion glorieuse, il associe Montalembert qui cette fois venait d’encourir personnellement le blâme romain. Le jeune écrivain avait cru pouvoir user de sa liberté de laïque et mettre sa plume au service de la cause polonaise. Il avait traduit le Livre des pèlerins polonais de son ami Mickiewicz, et l’avait fait précéder d’un avant-propos où se manifestait toute la ferveur de sa pitié pour le peuple vaincu. Dénoncé, blâmé, découragé, Montalembert résolut de quitter de nouveau là France, mais auparavant il vint dans les bras de Lamennais déposer un moment son fardeau de souffrance. Heure dangereuse pour lui, où, pour le séduire, Lamennais lui livre le grand secret, tire un soir du tiroir un manuscrit et lit : Les paroles d’un croyant. » Montalembert vit tout de suite la funeste erreur du rêve idyllique et sanguinaire qui appelait les hommes à la paix par la guerre et au bonheur par la destruction. Lamennais lisait d’une voix qui contenait mal sa colère. Il jetait sur son disciple l’éclair pâle de son regard, et le disciple, qui avait voulu savoir la pensée véritable de son maître, quelque fasciné qu’il fût encore par le cœur, par les souvenirs, par la compassion, sentait son esprit rebelle à cette conception de justice abstraite et de bonheur impossible qui reposait sur le renversement de tout un monde.

Quand il quitta Lamennais, ce fut après l’avoir supplié de ne pas publier son livre. C’était un matin, sur la route de Saint-Pierre de Plesguen. Lamennais venait de dire une de ses dernières messes, il accompagnait le jeune homme qui l’aimait, qui le quittait et se vouait à l’exil. Ils s’embrassèrent. Montalembert pleura. Lamennais demeura sombre plusieurs jours. Quelque pressentiment troubla-t-il son cœur inquiet ? Avait-il senti qu’entre lui et Montalembert un lien de communion intime venait de se rompre et qu’il était rejeté à cette solitude qui aspire au dernier silence ? « Hier, écrivit-il à son ami au lendemain de leur séparation, en me promenant sur le bord de notre étang, je remarquai sous un rocher qui forme une espèce de voûte et d’où sort un chêne isolé, une place que je destinai en moi-même pour mon tombeau. »

Le froid de la mort avait-il passé entre eux ?


IV

Ainsi ce dernier asile manquait encore à Montalembert. Si son cœur s’émouvait de charité à la pensée de Lamennais, sa foi en son vieux maître avait fait place à la crainte. Il franchit la frontière sans émotion, car, disait-il, ne suis-je pas un exilé dans ma patrie ? Il erra en Allemagne, tantôt seul, tantôt avec un ami, méditant sur sa jeunesse perdue, cherchant dans les musées, les bibliothèques, les églises, les cathédrales, une distraction à cette stérilité dont Rome l’avait frappé en le condamnant, lui, nominativement, pour sa traduction et sa préface. Cette stérilité même faisait son âme aride. Epris des grandes causes de son temps, sensible à la vie des hommes, il ne voyait « dans ces monumens du passé que de grands tombeaux où il mourait de tristesse. »

Mais peu à peu, à Wiesbaden, à Mayence, à Cologne, à Bonn, à Francfort, il était reçu avec amitié par les catholiques des villes universitaires qu’un contact journalier avec des protestans avait pénétrés d’esprit libéral. Il goûtait avec eux la douceur qu’éprouve, devant la sympathie et le respect de l’étranger, celui qui a offert à son pays le meilleur de lui-même et s’en est vu rebuté. Il ne voulait pourtant se plaindre ni des Français, ni des Romains, mais il constatait que dans cette Allemagne d’âme religieuse, les libertés individuelles s’inspiraient des tolérances mutuelles. Les contrastes y étaient moins tranchés, les oppositions moins systématiques entre catholiques et non-catholiques qu’en France, où les divergences de pensée prenaient les formes de combat qui font des aveugles disciplines de parti la première nécessité de la défense, et où toute velléité d’indépendance, l’effort de conscience qui porte un homme à s’examiner lui-même et à tenir compte du grief de l’adversaire est condamné comme une défection ? Et Rome elle-même ne se montrait-elle pas plus sévère, plus absolue dans ses restrictions et ses exigences envers ces catholiques de France à qui elle ne laissait d’autre alternative que de se soumettre en silence ou de passer au camp de l’ennemi ? Pourtant, il le sentait bien, le vrai rempart vivant du catholicisme était encore la France ; là était le vrai point de défense, comme aussi le vrai point d’attaque. La France avait des moyens d’action incomparables. Le Livre des pèlerins polonais n’avait eu tout son retentissement que lorsque Montalembert l’avait pris des mains de Mickiewicz et l’avait jeté à l’Europe en lui donnant les ailes de la langue française. Le Polonais faisant sonner ses chaînes, versant ses larmes sur sa patrie mutilée, s’il était resté muré dans la prison de sa langue, Rome n’eût peut-être pas censuré ses cris. Mais elle ne permettait pas qu’un écrivain français et catholique soufflât au nom du Dieu de justice l’esprit de guerre et de revanche au peuple à qui elle avait prêché la résignation ; elle lui rappelait que ce Dieu s’est réservé à lui-même l’exécution de sa justice et qu’il n’a donné mission à son Église que de parler de paix. Elle ordonnait la patience et le silence, et tandis que Lamennais, devenu auprès de Montalembert le tentateur, lui écrivait : « Les ukases s’entendent avec les brefs et les brefs avec les ukases, » ce silence, Montalembert ne le marchandait pas.

« Parler très peu ou pas du tout, » écrivait-il pour lui-même. Il goûtait les sympathies qui l’accueillaient. Son âme rêveuse, ouverte à toutes les manifestations d’une pensée humaine et sincère, plus douée pour l’amour que pour la critique, s’éprenait de l’art allemand. Il s’enfonçait dans les grands mythes germaniques qui avaient passé à travers la mystique du moyen âge et pénétraient encore une poésie vraiment populaire. Il les voyait enchanter les riches et les pauvres, les lettrés et les ignorans. Il goûtait une poésie faite de toute l’âme d’un peuple, mariée à ses croyances, à ses mœurs, liée à sa religion, souvenir vivant de toutes les pensées d’un monde qui ne renie pas sa jeunesse et puise encore aux sources fraîches où s’abreuvait son enfance. Le goût des philosophes pour la foi naïve de l’ignorant et le goût de l’ignorant pour ses philosophes, l’enchantaient. Schlegel, attiré par ce foyer religieux de la vie nationale, venait avec sa femme de se faire baptiser catholique dans la cathédrale de Cologne, et Schelling prenait la même voie. Tieck puisait au « Minnegesang » toutes ses inspirations et Görres faisait écouter aux étudians de Munich son cours de mystique chrétienne. Les docteurs Faust, avant de livrer au peuple les secrets de sagesse, venaient s’asseoir avec lui à la table rustique, boire avec lui au même verre, écouter sa chanson, interroger sa croyance, chercher au bord de ses yeux candides les notions premières d’une philosophie humaine qui s’imprégnait de science, de religion, de poésie et se mettait d’accord avec le battement des cloches qui rythme la joie universelle lorsqu’un peuple, délivré des affres de la mort et sentant passer l’espérance, s’écrie : « Le Seigneur est ressuscité ! »

Ce qui était possible et innocent dans cette Allemagne qu’il parcourait en tous sens, était-il donc impossible en France et coupable ? Qu’avait-il rêvé d’autre ? Pourquoi était-il puni et errait-il comme un banni, ému, et attristé de ne rencontrer qu’en dehors d’elles les sympathies que ses deux mères : son Église et sa patrie, semblaient lui refuser, « Hélas, écrivait-il, je ne suis pas le Pilgrim d’Amor du poète : tous ces artistes aiment, sont heureux et tranquilles, tous jouissent du présent et travaillent pour l’avenir. Et moi, je n’ai qu’une vie manquée et une solitude humiliante. » Il pensait à Lamennais ; il se disait qu’ici peut-être cet ami des petits, cet éducateur du peuple n’aurait pas été méconnu, ni condamné. Depuis le jour où il l’avait, en pleurant, embrassé sur la route de Saint-Pierre de Plesguen, combien de fois son cœur s’était tourné vers lui avec regret ! L’absence faisait son œuvre, le souvenir de leur dernier dissentiment s’effaçait. Lamennais disait au voyageur : « Reviens, reviens près de moi qui t’aime. » Il lui répétait au sujet de sa préface : « Jamais tu n’as rien écrit de plus beau. » Il lui détaillait avec ravissement le charme de sa retraite, le chant des oiseaux, des grillons, les aspects familiers de tous les êtres de cette Chesnaie dont le nom seul réveillait tant de souvenirs tendres. Montalembert répondait tristement : « Cette chère solitude est sans cesse chère à mon cœur. Bien des fois par jour je me transporte par la pensée auprès de vous. Je vous vois à votre bureau, parcourant vos bois, errant dans le chemin creux ou le long du lac charmant. Je voudrais être auprès de vous, je voudrais surtout que nos consciences et nos intelligences fussent plus rapprochées, aussi rapprochées que nos cœurs.. » Alors c’est lui qui appelait Lamennais, espérant le gagner comme Lamennais espérait le conquérir. Il l’invitait à venir le rejoindre « pour demeurer ensemble dans une petite maison au bord du lac où nous vivrons tranquilles, disait-il, sinon heureux. » Ils faisaient ainsi des rêves de vie commune ; mais dès qu’ils mesuraient l’écart de leurs pensées, ils avaient peur l’un de l’autre et le rêve se dissipait. Alors Lamennais songeait à quitter l’Europe qu’il trouvait « plate et dégoûtante, » à se perdre dans le grand cosmos, à gagner l’Orient, à s’y asseoir devant le berceau de l’humanité, à y répandre ses bénédictions, ses songes, ses prophéties, ses vœux d’amour. Dans son coin de Bretagne, champ solitaire étroitement limité, héritage de ses pères, où les nuages pesans font l’horizon si bas et si restreint, c’était le monde entier qu’il évoquait. En lui ce n’était plus la pensée qui travaillait, c’était la vision. Il n’était plus maître des créations de son cerveau où les images se succédaient comme dans le délire. Seul sous ses chênes, pauvre, en proie à de mesquins tracas d’argent, à de tenaces taquineries ecclésiastiques, il croyait voir en ces égratignures misérables toutes les plaies de l’humanité souffrante, et cette pensée le rendait fou : fou de haine et fou d’amour. Ce n’était plus lui-même, ce n’étaient plus ses pauvres frères de France, ni les Polonais opprimés qui hantaient son imagination apocalyptique, c’était le genre humain, bafoué et flagellé en sa personne par le Pape, par les Rois, par la secte tyrannique qu’il appelait la hiérarchie et qu’il voulait abattre. Et, tandis qu’il répandait ses prophéties de destruction, ses narines frémissantes semblaient aspirer avec ivresse l’odeur du sang qui va couler.

Avec Montalembert il ne se livrait pas tout à fait ; il usait de cette duplicité du dément qui se dérobe à l’ami vigilant et tâte son chemin pour marcher sans bruit, sans donner l’éveil. Si quelque trait trop inquiétant échappait à sa plume, il le corrigeait aussitôt par des apaisemens subits, des mots humbles, des tendresses câlines de vieille mère. « Te savoir seul, écrivait-il, c’est là ce qui me tue. » « Mon cher enfant, que te dire, que ma tendresse va croissant chaque jour, qu’elle est ma vie même. » Il essayait d’aveugler Montalembert tantôt par cet amour, tantôt par d’innocens projets de voyage, de lointain et silencieux exil, tantôt par ces distinctions factices, ces soumissions de fait dont il dégageait son esprit, « soumission parfaite dans l’ordre religieux, liberté entière dans l’ordre temporel, et cela sans discussions, si, ajoutait-il, je peux les éviter. » « Sans discussions, si je peux les éviter, » toute la ruse était là Pour les éviter, il écrivait tout ce qu’on voulait, se vengeant par un rire de dérision intérieure de l’inanité de son obéissance. Au bord du mensonge, halluciné, il marchait comme les somnambules au bord de l’abîme, à pas subtils, en songeant à cette hiérarchie solennelle qui avait trompé l’attente du monde et qu’il allait tromper à son tour. Elle croyait le tenir par les sermens qu’il lui avait jurés ; elle ne le tenait que par sa robe, sa défroque de prêtre, seule dépouille de lui qu’elle garderait dans sa main de fer, tandis qu’il courrait au salut du monde. « Laissant de côté, avait-il écrit, la question de vérité, je résolus de signer non seulement ce qu’on me demandait, mais encore sans exception tout ce qu’on voudrait, fût-ce même la déclaration que le Pape est Dieu, le grand Dieu du ciel et de la terre et qu’il doit être adoré lui seul. Mais en même temps je me décidais à cesser désormais toute fonction sacerdotale, ce que j’ai fait. »

Enfin il n’y tient plus, il tire du tiroir le manuscrit qu’il a montré à Montalembert à la veille de leurs adieux et qu’il a promis de ne pas publier ; il le relit, il le livre à l’imprimeur et, dans une lettre brève, enjouée, il annonce sa résolution de publier Les paroles d’un croyant. C’en était trop : l’ancien disciple devient le juge et s’insurge contre la violation d’une promesse qui était le seul point d’appui de ses dernières espérances. « J’ai trouvé la grande loi du progrès de l’humanité, » lui avait écrit Lamennais, qui s’était aussitôt enveloppé de mystère en ajoutant : « Nous nous rejoindrons, j’espère, là-haut, mais nous marcherons par deux voies sur la terre. » Deux voies qui ne pouvaient plus se confondre ! Lamennais se vantait d’avoir remplacé par des points les passages de son livre qui insultaient le Pape, mais ses ennemis sauraient bien percer le masque à jour, l’arracher et forcer le prêtre qui simulait encore la douceur et l’obéissance à montrer au monde sa face de révolté. Voir son maître convaincu de mensonge, désespérait Montalembert. C’en est fait de la fascination et il écrit. Sa lettre est l’explosion d’une conscience qui fait appel à une autre conscience, la met en face d’elle-même, ne ménage plus rien, ne craint ni d’alarmer, ni d’offenser. Lui-même a oublié ses maux, ses blessures, il se relève, véhément comme un soldat qui se précipite au-devant d’un chef pris de vertige en plein combat. Si lui, jeune homme de vingt-trois ans, obscur et isolé, a été solennellement blâmé pour s’être prêté aux plaintes de Mickiewicz ; s’il n’a trouvé dans son pays, quand il lui a parlé de réformes sociales, que visages hostiles et volontés résistantes, qu’en sera-t-il de ce prêtre de cinquante ans qui, après avoir été la figure lumineuse du clergé français, étonne et inquiète l’Europe par de farouches éclats, suivis de farouches silences, jette la rumeur de guerre, crie l’anathème aux puissans, invite les peuples souffrans, les petits, les pauvres à attendre à genoux le coup de tonnerre inscrit dans les décrets divins, qui foudroiera tous ces détenteurs de pouvoir, princes de la terre et princes de l’Eglise, qui barrent aux nations le chemin de la liberté ? Qui comprendra cette prise d’armes violente après toutes les adhésions signées, ce passage subit « d’une soumission absolue à la plus éclatante révolte ? » Tout ce qu’un cœur fervent peut trouver pour fléchir le caprice inexorable d’un malade, Montalembert le cherche dans la gloire de Lamennais, dans son passé, dans son avenir, et il jette à la fin le cri d’amour : « Comment pouvez-vous être ainsi impitoyable envers moi ? » Il prévoit la satisfaction de ceux qui ont calomnié à l’avance et dénoncé dans l’obéissance de Lamennais les réticences de ses desseins et le germe de sa révolte. « Pardonnez-moi, lui dit-il, l’excessive franchise de mes paroles, je suis tellement pénétré de douleur que je ne puis mesurer mes expressions. »

C’est que pour lui l’épreuve était grave. Il sentait bien que si Grégoire XVI condamnait encore, le prêtre breton s’obstinerait dans une résistance sans issue. Et lui-même serait atteint dans son honneur de fils de l’Eglise, car sa propre amertume contre Rome, l’humeur boudeuse qui l’avait conduit en Allemagne sur les tristes chemins d’exil, étaient faites de sa fidélité à Lamennais. Il s’était pour ainsi dire porté garant du lien qui unissait Lamennais à l’Eglise. Si la révolte lui était apparue dans certaines lettres de son maître, c’était comme une tentation secrète de l’esprit qui pouvait être encore conjurée. Tandis qu’obéissant et muet il errait hors de France, Lamennais, obéissant comme lui et muet comme lui, se tenait à la Chesnaie : leur cause était la même, leur bonne foi était pareille. Il l’avait cru, il avait voulu le croire, ses yeux se dessillaient. Un sanglot lui venait à la vue de ce maître qui trahissait soudain le singulier mensonge derrière lequel il s’était abrité et sortait de l’ombre tout armé non seulement pour la résistance, mais pour une furieuse attaque. « Au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, disait-il, au nom des croyances qui vous restent encore, au nom de ma tendre affection pour vous et de la vôtre pour moi, ne cédez pas à cette tentation terrible. »

Rien de plus étrange que de lire la réponse de Lamennais. Il ne veut rien voir des conséquences d’un acte qui lui est, dit-il, inspiré directement par l’Esprit. Il suit la voix qui a pris possession de son âme. Il n’entend plus qu’elle. Elle couvre toutes les supplications, tous les raisonnemens, toutes les réalités. Avec un orgueil tranquille, il espère éblouir Montalembert par le succès triomphal du livre qui a jeté sur l’obscurité où se perpétrait l’assassinat du genre humain un éclair flamboyant. « Les paroles d’un croyant, dit-il, il faudrait les tirer à trente-deux millions d’exemplaires comme Dieu a tiré le peuple français. » Son œuvre est traduite dans toutes les langues ; elle fait peur à tous les rois ; elle donne confiance à tous les peuples ; les étudians pauvres s’inscrivent dans les bibliothèques pour venir à minutes comptées toucher la nouvelle Bible et en lire pieusement les versets. Il copie pour Montalembert les lettres d’adhésion qu’il reçoit et quand il voit le jeune homme rester insensible à tant de gloire et s’ériger en juge sévère, il affecte une espèce de sérénité froide, la volonté de se dérober à toute discussion ; il s’isole dans la béatitude et répond par le sourire de l’innocent à la vision des maux qu’il déchaîne. Jamais il n’a été si calme, si heureux. « Je ne sais ce que je te suis, dit-il, mais tu seras toujours mon enfant bien-aimé. »

Mais quand le Pape l’a condamné, il tremble de se voir condamné aussi par Montalembert. La colère des rois, la sentence du Pape, le font rire de plaisir, mais le jugement de Montalembert lui fait peur. Il lui écrit avec une douceur humble : « Je suis plus affligé pour toi que pour moi. J’ai peur que tu ne t’affectes trop d’un jugement que Dieu a permis. » Il espère toujours le reprendre par l’autorité de la présence, des entretiens de chaque jour où l’amitié, la confiance se ranimeront dans la flamme de son éloquence. La parole coulera entre eux « dans l’intimité des doux loisirs, abondante, fraîche, limpide à sa sortie du cœur comme l’eau de la fontaine Egérie. Tu t’en souviens ! » Il l’appelle à la Chesnaie. Il disait aussi : « The deed is done, » et cette pensée le faisait entrer dans une sorte d’extase à laquelle, poète, il associait la nature, les bois, les oiseaux, les poissons de son étang, les rumeurs de la nuit, tout ce qui lui avait traduit les plaintes de l’humanité et lui apportait maintenant ses chants de reconnaissance. Mais entre ce tentateur si tendre qui lui ouvrait ses bras et cette Eglise rigoureuse qui avait rebuté ses généreux enthousiasmes, Montalembert avait choisi l’Église. Elle représentait pour lui ce qu’il avait appelé tout jeune « l’inévitable religion. » Il allait plier le genou devant elle, abdiquer ses rêves personnels, subir sa sévère loi de paix.

Un dernier et faible espoir lui restait, c’est que Lamennais condamné, acculé à la révolte publique qui briserait sa vie, ou à une soumission dernière qui en sauverait l’unité, s’inclinerait, retirerait son livre et se tairait. Si fragile que fût cet espoir, il y suspendait tous ses vœux ; il reprenait avec Lamennais tous ses argumens, il les cherchait dans le ciel et sur la terre, dans la volonté de Dieu et dans la conscience des hommes, « Vous avez tenté une entreprise à jamais glorieuse, à jamais sublime, lui disait-il, de ramener Dieu sous la tente des peuples et de la liberté. Il est évident que le Dieu des Chrétiens, le Dieu de l’Église, le Dieu de nos pères et du monde catholique, le seul Dieu sûr et positif ne veut pas ce que vous voulez. » Et, en appelant de Lamennais à Lamennais lui-même, il ajoutait : « J’ouvre votre Imitation et j’y trouve ces mots de votre main : Qu’est-ce que l’erreur ? La pensée d’un esprit faillible qui ne reconnaît pas de maître et n’obéit qu’à soi. » Et encore : « Si votre sentiment est bon et qu’à cause de Dieu vous l’abandonniez pour en suivre un autre, vous en retirerez plus d’avantages. » Ces sentences, Lamennais les avait écrites, après ses longues méditations de prêtre, à côté du texte où l’humanité avait trouvé autrefois tant de consolations. Allait-il les renier ? Cette « conscience » qui l’inspirait était-elle infaillible et « le Maître dans ses divines leçons, n’avait-il pas invité les hommes à partager la foi des petits enfans qui n’ont pas de conscience ? » Comparant Lamennais à Luther : « Il y a du reste, lui disait-il, une grande différence entre Luther et vous et, je ne puis vous le cacher, tout à votre désavantage, c’est que Luther n’aura point été si inconséquent que vous si vous ne vous soumettez pas ; c’est que Luther n’avait point été pendant vingt ans le champion de l’faillibilité du Pape. Il n’avait point été un des oracles de l’Église, l’espérance de tant d’âmes pieuses, l’objet du culte pour ainsi dire de tant de chrétiens comme vous l’avez été. » Il finissait par l’appel passionné du cœur qui s’immole et il ajoutait : « Je mets ma vie entière à votre disposition et je n’ai même pas la consolation de vous faire un sacrifice, puisque cette vie ne m’est plus rien, qu’elle est brisée, anéantie, que je n’ai aucun lien, aucune affection à laquelle je doive renoncer pour m’unir à vous. » A genoux il lui offre « ses larmes de douleur et d’attachement. » « Encore une fois, lui dit-il enfin, faites votre sacrifice, subissez votre martyre, et puis venez verser votre cœur mortellement blessé dans le mien qui l’est aussi, — ou dites-moi de venir vous rejoindre où vous voudrez, — quand vous voudrez. Adieu, écrivez-moi sur-le-champ. J’attends votre réponse comme le criminel attend sa sentence ou sa grâce. »

« La parole qui autrefois a remué le monde, répondit Lamennais, ne remuerait pas aujourd’hui une école de petits garçons. » La parole qui remuait le monde, désormais, c’était la sienne, en qui s’incarnait le Verbe saint que les foules reconnaissent et glorifient. Le petit livre de forme biblique où les versets se suivent, tantôt sifflant l’insulte et la menace, tantôt adorant avec de pieux baisers les plaies de l’humanité et prophétisant le miracle, le chimérique petit livre remuait en effet le monde. Si Rome condamnait, si la Hiérarchie criait au scandale, le genre humain, cette école de petits garçons, s’était senti remué du frisson de la liberté prochaine, et dans cet ébranlement qui répondait aux commotions de son âme, Lamennais trouvait sa justification. « Je ne saurais l’exprimer, écrivait-il, la profonde paix et pour ainsi dire la dilatation de mon âme au sein des pensées pleines d’amour et de lumière qui s’étendent comme d’immenses ondes du point imperceptible qu’on appelle la terre jusque dans les profondeurs de l’Etre infini. » A la vérité, ce point imperceptible, il ne le voyait plus, il habitait ses rêves, il n’entendait plus les appels du fils qu’il avait tant aimé.

Alors ce fut la rupture. Elle fut lente, pénible. Ils ne s’y résignaient pas : leur union était brisée et ils en chérissaient l’ombre. Ils ne devaient plus se revoir et ils s’écrivaient encore, reprenant sans y croire leurs projets de lointains pèlerinages. Montalembert continuait à promener à travers l’Allemagne, de ville en ville, la tristesse de cette déception suprême qui le trahissait en tout ce qu’il avait cru, espéré, aimé. Les lettres de Lamennais le cherchaient et ne le trouvaient pas toujours. Souvent il n’y répondait plus. Alors viennent les plaintes, les reproches, la défiance. « Je doute, écrivait Lamennais, que tu aies beaucoup envie de me revoir. » Et cette amitié unique sombre dans le silence.

C’est que Montalembert a pris son orientation définitive. Pour lui, hors de l’Eglise dont Lamennais va sortir avec fracas, il n’est pas d’action efficace dans ce monde ni de salut hors de ce monde. Il s’incline, il se soumet. A vingt ans, il a espéré gagner son temps à ses rêves de jeunesse, de liberté, de bonheur ; il a voulu que, sur la terre comme dans son âme, ce fût le printemps béni des hommes, et c’est l’hiver triste et rigoureux qui est venu. Il sent l’inanité de son rêve solitaire, il se résigne. Le 8 décembre 1834, descendu dans la douce Italie, entouré de ses amis Albert et Alexandrine de La Ferronays, il a envoyé au Pape une adhésion formelle aux deux encycliques. Il ne reniait pas ses idées, mais il arrêtait son action ou plutôt il l’incorporait à celle de l’Eglise.

Comme Lacordaire, qui fut pour lui en cette épreuve ce qu’il aurait voulu être pour Lamennais, il eût pu dire plus tard : « Je meurs en chrétien pénitent et libéral impénitent. » Il fut, ce jour-là, il demeura toute sa vie le libéral obéissant, le libéral catholique, celui qui, ayant eu le courage de penser et d’avertir, a aussi la sagesse de se taire et de s’incliner.

Il avait fait son sacrifice personnel et arrêté son action, mais, dans le cours du temps, elle n’était que suspendue. Pourquoi, dira-t-on, avoir réveillé le souvenir de cette période troublée de jeunesse, de ces luttes abolies, si l’on voulait tardivement apporter un hommage au centenaire de Montalembert ? N’a-t-on pas mieux à dire de lui ? Son existence ultérieure ne s’est-elle pas déroulée pleine de labeurs et d’honneurs, féconde pour les panégyristes, agréable à l’Eglise : ne devait-on pas laisser dans l’ombre cette erreur de jeunesse qui laissa la tristesse dans son cœur, et le souvenir de l’insuccès dans sa vie ?

Il a semblé que non et que cette erreur de jeunesse, ce faux départ comme on a dit, fût dû à une intuition juste, à la vue claire des horizons, encore lointains, mais certains, qui s’ouvraient après l’orage des révolutions. L’humanité souffrait, pliait sous son fardeau : qui donc l’aiderait, la protégerait contre l’excès de ses propres rancunes, sinon une Eglise pauvre parmi les pauvres, juste parmi les injustes, abri toujours ouvert au plus faible ? Si Montalembert se trompa, ce fut sur son temps. Il sentait d’où venait pour la France et pour l’Eglise le souffle de la vie nouvelle ; il démêlait le terme où ce souffle les poussait. Il ne lui était pas donné d’y conduire son pays ni son Eglise. L’idéal qu’il avait voulu saisir lui répondit sévèrement par le Noli me tangere que le Seigneur dit aussi à Madeleine. Mais cet idéal ne cessait pas d’apparaître. Un jour vint où Rome, dégagée des liens temporels, et montée sur la cime d’infaillibilité, accorda à ses fidèles la liberté de pensée politique qu’ils se refusent trop souvent entre eux et fit aussi de la vie des humbles ? des pauvres, des ouvriers un de ses premiers soucis. Léon XIII se souvint-il des doctrines de l’Avenir lorsqu’il lança cette encyclique mémorable qui repoussait celle de Mirari vos dans un passé lointain ? Peut-être que non, mais le temps avait fait son œuvre, et Rome, attentive à ses enseignemens, en consacrait les conquêtes. L’Avenir avait justifié son nom.

Mais Montalembert n’était plus là pour voir monter les germes qu’il avait semés. Qu’avait-il voulu ? Unir l’idéal moderne de progrès, de liberté et de justice sociale à l’idéal religieux. Ce n’était pas sa mission d’y réussir, mais ce fut son honneur de le tenter. Heureux qui, à vingt ans, offrit à ses aînés les vues justes et généreuses qui passèrent pour son erreur, que son temps refusa, et dont le nôtre a profité.


CLAUDE BORINGE.

  1. Montalembert, par le P. Lecanuet, 3 vol. in-8 ; Paris, de Gigord.