La Jeunesse d’une princesse - La Margrave de Bayreuth

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La Jeunesse d’une princesse - La Margrave de Bayreuth
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 599-631).
LA
JEUNESSE D’UNE PRINCESSE

La margrave de Bayreuth, sœur du grand Frédéric, a laissé des Mémoires écrits en français, imprimés d’abord à Paris en 1810, et souvent réimprimés en traduction allemande. On a aussi publié, il y a une trentaine d’années, sa correspondance avec son frère. Sainte-Beuve en prit occasion de tracer le portrait de cette aimable princesse, mais, par un scrupule singulier, il voulut la voir uniquement à travers la Correspondance, qui ouvre lorsqu’elle avait plus de vingt ans et offre au début peu d’intérêt. Il se défendait avec vivacité de parler des Mémoires où se trouve toute la jeunesse, curieuse s’il en fut, de la margrave de Bayreuth et de Frédéric II. C’est que Sainte-Beuve venait d’avoir son chemin de Damas en politique. Il était sincèrement froissé de l’irrévérence avec laquelle une fille de roi traitait les cours de son temps, et il la tança même très vertement d’avoir prêté des armes, par ses moqueries inconsidérées, « contre l’ordre de choses qui était le sien et qu’elle ne désirait ni avilir ni voir détruire. »

L’instinct critique de Sainte-Beuve, d’ordinaire si sûr, a été mis cette fois en défaut par l’ardeur d’un respect nouvellement conquis pour les princes et les cours. L’ouvrage où il n’a vu qu’une satire étourdie et « un tort » d’une femme d’esprit nous offre le tableau véridique des mœurs de l’Allemagne au commencement du XVIIIe siècle, et ce tableau est infiniment précieux pour l’histoire. Plus la société dépeinte par la margrave est grossière, plus le contraste est choquant entre cette grossièreté et ce que nous savons de l’épanouissement de la civilisation germanique cent ans plus tôt, et mieux on se rend compte de l’immensité du désastre de la guerre de Trente ans, par laquelle l’Allemagne était retombée dans la barbarie. La margrave de Bayreuth naquit au moment où la nation convalescente allait reprendre sa marche vers les hautes destinées dont nous sommes les spectateurs, de façon que ses Mémoires nous montrent à la fois la domination de la brutalité sauvage sous son père, Frédéric-Guillaume Ier, et la préparation latente au règne du grand Frédéric. La princesse y est impitoyable pour le monde où elle a grandi, et l’on sent néanmoins dans ces pages écrites sans art la vérité du mot de Frédéric II sur son père : « c’est par ses soins que j’ai été en état de faire tout ce que j’ai fait. » On ne verra peut-être pas sans intérêt ce qu’était la société dont la margrave a fait avec une franchise sans bornes les honneurs à la postérité, et ce que pouvait être la vie d’une fille de roi au bon vieux temps des royautés, alors que les princes étaient l’objet de l’universelle envie.


I.

Frédéric-Guillaume Ier, deuxième roi de Prusse, eut quatre fils et six filles, sans compter les enfans morts en bas âge, de Sophie-Dorothée, fille de George Ier, roi d’Angleterre et électeur de Hanovre. La princesse Wilhelmine, qui épousa dans la suite le margrave de Bayreuth et fut l’auteur des Mémoires, était l’aînée des enfans qui survécurent. Elle vint au monde à Potsdam, le 3 juillet 1709, et fut très mal reçue, parce qu’on souhaitait un prince. Son enfance fut triste, sa jeunesse malheureuse. Son père était un homme terrible, sa mère une personne effacée, sans défense pour elle et pour les siens.

La reine Sophie-Dorothée était née bonne et généreuse. Mariée à Frédéric-Guillaume, les scènes l’effarèrent, la crainte la rendit tracassière et peu sûre. Elle avait de l’esprit et faisait cent maladresses ; elle était dévouée au plus incommode des maris et passait sa vie à le contrarier ; elle aimait ses enfans, et tout ce qu’elle sut faire pour Frédéric persécuté fut de lui envoyer très régulièrement douze chemises neuves chaque année. Sa grand’mère maternelle était la belle Eléonore d’Olbreuse, par qui la famille royale de Prusse se trouve avoir pour aïeule la fille d’un simple gentilhomme poitevin. Malgré cette tache, la reine concentrait en sa personne toute la hauteur de la maison de Hanovre. Elle en avait la tête tournée et se jetait, par orgueil du sang, dans des entreprises chimériques où elle se noyait. Elle devenait alors vindicative, car le même orgueil du sang ne lui permettait pas de pardonner à qui l’avait offensée. Un mot de son époux la faisait rentrer sous terre, et elle se vengeait en querellant les autres à son tour. Heureuse, elle se serait épanouie et n’aurait eu que des vertus. Opprimée et chagrine, elle fut digne de compassion, mais accrut encore l’ennui du palais. C’était une femme grasse et blanche, aux traits accentués, au port majestueux, ayant très grande mine dans son rôle de reine.

On a de Frédéric-Guillaume des portraits qui sont parlans. Gros et lourd, le bas du visage massif, les yeux ronds, écarquillés et inquiets, il a bien l’air de la brute têtue et volontaire qui faillit étrangler Frédéric II avec un cordon de rideau. On lit dans son regard ces accès de colère, frisant presque la folie, dont les éclats s’entendaient au loin et amassaient le peuple sous ses fenêtres. Il vivait le bâton à la main, sans cesse dans les fureurs et frappant alors avec férocité, du bâton, des poings et des pieds. Il courait après les gens pour les prendre aux cheveux et les battre plus à l’aise, ou bien, si la goutte l’arrêtait, il leur jetait à la tête tout ce qui lui tombait sous la main : il fallait toujours surveiller son bras et être prêt à faire le plongeon. Jaloux, avare, ivrogne, plein de manies, haïssant les lettres et les arts avec une sorte d’emportement, il rendit cruellement malheureux femme et enfans. Il ne fut pourtant pas un mauvais roi. Ses manies répondaient exactement aux besoins du pays. Elles furent un bienfait après les aventures que venait de traverser l’Allemagne et qui l’avaient fait reculer de plusieurs siècles.

Regardez, dans les tableaux des anciennes écoles allemandes, les villes aux pignons aigus, aux grands toits à plusieurs étages de lucarnes, aux petites tourelles aériennes accrochées aux bords des toits comme des nids d’hirondelles, aux remparts épais et bien entretenus, qui servent de fond ou de cadre aux compositions, même aux scènes bibliques. C’est la vieille Allemagne, florissante, laborieuse, adoucie par une longue paix, tenant du mouvement d’idées de la réforme la curiosité d’esprit et le goût de la liberté. L’ordre et l’activité règnent dans les rues, l’aisance et le bien-être dans les maisons. Les artisans allemands sont renommés et envoient leurs produits « jusque dans les contrées les plus lointaines, situées aux quatre vents du monde[1]. » Une bourgeoisie prospère dirige les affaires des villes avec sagesse. Nuremberg a trois cents canons sur ses remparts, deux années de blé dans ses greniers, un trésor de 15 millions de florins, plus que n’en laissa Frédéric-Guillaume Ier, roi de Prusse, après vingt-sept ans d’économies acharnées. Augsbourg est encore plus riche, avec des mœurs plus fines, un goût plus vif pour le luxe et les jolies choses; les jardins de ses banquiers rivalisent avec ceux des rois de France et leurs maisons sont remplies d’objets d’art. Les campagnes sont bien cultivées. Les mines n’ont peut-être jamais autant donné ; selon Ranke, la quantité d’argent jetée dans la circulation par l’Allemagne, pendant le XVIe siècle, fut presque égale en valeur à l’or de l’Amérique[2]. Les marchés d’hommes où l’étranger vient acheter des reitres débarrassent le pays des aventuriers et des turbulens ; l’institution des armées mercenaires fait la tranquillité du pays en attendant qu’elle en amène la ruine.

La guerre de Trente ans passa sur cette terre heureuse et la laissa inculte, dépeuplée, assommée, témoignage effrayant de la facilité avec laquelle une grande civilisation peut être anéantie, même dans nos temps modernes. Les mercenaires des Wallenstein et des Tilly faisaient le désert ; la peste et la famine achevaient leur œuvre. Il y eut des destructions de villes « telles qu’on n’en avait pas vu depuis Jérusalem, » des provinces superbes où il resta quatre villages, des tueries en masse de 35,000 âmes, de vastes campagnes en friche reconquises par la forêt. A la paix, Berlin n’avait plus que 6,000 habitans, logés dans des maisons couvertes en paille et en bois.

En Bohême, le pays offrait une profonde solitude. « Les gens armés qui se hasardaient à le traverser rencontraient parfois sur le soir des paysans autour du feu, préparant leur souper, et un homme dans la marmite[3]. » Une immense ruine morale avait accompagné la ruine matérielle : « Nous avions désappris le rire, » disait un contemporain. Le peuple était devenu féroce comme le soldat, la bourgeoisie était hébétée par l’excès du malheur, la noblesse abîmée dans l’ignorance et l’ivrognerie. On vit apparaître dans toutes les classes une grossièreté et une dureté inouïes, et, quand les lettres se ranimèrent, il y eut une éruption de pédantisme prodigieuse. Le limon du caractère germanique, remué pendant toute une génération, était remonté à la surface. Les blessures du pays étaient si profondes, qu’il y a vingt ans on pouvait encore douter si elles étaient toutes fermées et si l’Allemagne du XIXe siècle n’était pas encore par quelque. endroit en retard sur celle du XVIe

Ce fut au milieu de cette barbarie et de cette détresse que la Prusse fit son entrée sur la scène du monde. Frédéric-Guillaume Ier n’était pas fait pour la ramener à la politesse et à la douceur, mais il la mit admirablement en état pour le grand rôle qu’elle allait jouer dès son successeur. Son avarice créa un ordre qu’il étendit de sa cuisine à toutes les affaires publiques. Il fit l’administration prussienne à son image : dure, méthodique, précise. Ses courses dans les provinces, canne en main, accoutumèrent ses fonctionnaires à une discipline dont la tradition ne s’est plus perdue. Il est vrai qu’il ne sut pas se faire respecter au dehors. La diplomatie n’était pas son fait. Il était tout salpêtre avec les ambassadeurs comme avec le reste des humains. Un jour, il leva la jambe pour donner un coup de pied à l’envoyé d’Angleterre, et cela fit manquer une négociation. Jamais il ne pouvait s’empêcher de chanter pouille sur quoi que ce fût, devant n’importe qui, ni de faire à toutes les cours mille petits manèges brouillons. Les autres souverains le connaissaient et ne s’y fiaient point.

L’armée était son œuvre. C’est lui qui eut l’idée qu’un Prussien doit naître avec un casque et qui le persuada à la nation. L’un des plus vieux souvenirs de la margrave de Bayreuth était d’avoir vu soudain la cour et la ville en uniforme à la mort de son grand’père Frédéric Ier : « Tout changea de face à Berlin, écrit-elle. Ceux qui voulurent conserver les bonnes grâces du nouveau roi endossèrent le casque et la cuirasse : tout devint militaire. » A quatre heures du matin, Frédéric-Guillaume était sur la place du Palais, commandant l’exercice. Le régiment prussien devint entre ses mains la mécanique parfaite qui a servi de modèle à ses descendans. Lui-même fut un roi pacifique à force d’aimer l’armée : il aurait craint de gâter ses régimens en les envoyant à la guerre. Il y en avait un surtout, composé d’hommes de six pieds, la joie de ses yeux, son orgueil et ses amours, qu’il ne pouvait se résoudre à perdre de vue. Pour le grand régiment, Frédéric-Guillaume devenait prodigue et patient. Afin d’avoir tous les géans de l’Allemagne et pour qu’ils fussent pimpans à la parade, il faisait des folies et endurait des avanies. Il envoyait hors de Prusse enrôler les géans à prix d’argent; s’ils refusaient, il les faisait enlever de force, au risque de furieux désagrémens avec les souverains étrangers; mais c’était pour le grand régiment, et, pour lui, le roi était capable de tout, excepté de rendre un beau soldat. Il se dédommageait de ses efforts de patience chez lui, avec sa famille.


II.

La petite princesse Wilhelmine était vive et intelligente. La nature l’avait faite gaie, et le chagrin ne put jamais l’assombrir définitivement. A la première éclaircie, la bonne humeur reparaissait et elle redevenait elle-même, espiègle, adorant la danse et hardie à faire des niches. A l’âge de six ans, elle sut que son père projetait de la fiancer à un prince de quinze ans qu’elle trouvait très méchant. Elle découvrit que le prétendant était poltron et se mit à lui faire des peurs épouvantables. Sa gouvernante la punissait d’importance quand elle l’y prenait, et sa gouvernante avait la main lourde. Les princes d’autrefois étaient élevés rudement, et ce n’était pas à un Frédéric-Guillaume que pouvait venir l’idée d’adoucir le régime. Il avait pour principe qu’il faut « calmer les fougues de la jeunesse[4], » et Mlle Léti, la gouvernante, calmait de si bon cœur, que la margrave s’étonnait plus tard de ne pas s’être cassé bras et jambes en roulant sur l’escalier.

On chassa pourtant la Léti, de peur que son élève ne demeurât estropiée. La princesse Wilhelmine eut alors affaire au roi, qui se chargea de la mater, ainsi que son frère Frédéric, son compagnon de jeux. Élevés par lui, la peur des coups resta l’une des impressions vives de leur jeunesse. Frédéric surtout sortait des mains de son père en bouillie, des poignées de cheveux de moins et la figure en sang. La margrave raconte dans ses Mémoires leurs émotions lorsque Frédéric-Guillaume les surprenait chez la reine, où toutes les mesures étaient pourtant prises pour les faire disparaître à la moindre alarme. Un jour, le roi entra à l’improviste. Le prince Frédéric n’eut que le temps de se jeter dans une armoire, sa sœur sous le lit de la reine, si bas qu’elle eut beaucoup de peine à entrer. Le roi s’étendit sur ce même lit et s’y endormit. Les enfans étouffaient et n’osaient bouger. C’est tout à fait la scène du Petit-Poucet et de ses frères cachés sous le lit de l’Ogre. La princesse Wilhelmine avait alors vingt ans, son frère dix-sept. L’ogre prussien s’en alla au bout de deux heures sans avoir senti la chair fraîche, mais ces séances-là ne s’oublient point. La reine n’osait souffler. Le roi l’avait dressée à se taire devant lui. « Il faut, disait-il, tenir les femmes sous la férule, sans quoi elles dansent sur la tête à leurs maris. »

L’autre grand souvenir de jeunesse de la princesse Wilhelmine et de son frère fut la faim, et d’avoir eu faim non pas une fois, ni deux, ni vingt, mais pendant des semaines et des mois. Frédéric-Guillaume réglait lui-même sa table, découpait et servait lui-même. Il invitait tous les jours à dîner une troupe de généraux, tous en uniforme, tous sanglés et raides, avec qui il daignait se griser et qu’il accoutumait, hors le boire, à la frugalité. L’ordinaire royal était invariable : six plats, très petits, pour vingt-quatre couverts, et le roi, en servant, tâchait qu’il en restât. Quand il arrivait à ses enfans... Mais il faut laisser la parole à la margrave. Il y a de ces choses que les princesses seules ont le droit d’écrire : « Quand, par hasard, il restait quelque chose dans un plat, il crachait dedans pour nous empêcher d’en manger. » La description des ragoûts de vieux os qu’on lui servait lorsqu’elle était en pénitence et dînait dans sa chambre ne se peut citer, même d’après une princesse. Pendant les longs arrêts forcés qu’elle subit dans l’hiver de 1730-1731, au moment du procès de son frère Frédéric, elle faillit mourir de faim. Elle était aux abois, lorsque la colonie française de Berlin, émue de pitié, s’avisa de lui faire passer à manger. La profondeur de sa reconnaissance donne à juger des tiraillemens de son estomac. Elle avoue ingénument qu’elle en conçut « une haute estime » pour notre nation, qu’elle s’est toujours fait depuis « une loi de soulager et de protéger » dans toutes les occasions. Frédéric-Guillaume voyait sans s’émouvoir ses enfans devenir « comme des haridelles ; » il ne songeait qu’à grossir son trésor.

Quel poète que l’avare! quel idéaliste! Il se prive de tout, il a froid, il est affamé, son existence est misérable et il répand la tristesse autour de lui. Mais il possède en puissance, là, dans ses coffres, luxe, pouvoir, flatterie, amour, amis, tout ce que l’argent peut donner à l’homme. Aucun rêve n’est trop beau, aucune fantaisie trop coûteuse. Il achète des châteaux, des provinces, il achète le monde entier en imagination, il le tient dans ses mains lorsqu’il tient son or. Avec quelle justice il méprise l’homme qui se croit sage parce qu’il a acquis un champ ou une maison, et qui est content de dire : « Ceci est à moi. » L’avare, tout est à lui, puisqu’il peut tout avoir; et tant que son trésor est dans sa maison, personne ne peut rien lui ôter, puisque ses joies sont en lui-même. Le rude Frédéric-Guillaume Ier était un poète quand il ne donnait que des os à manger à son héritier, afin que celui-ci, dans l’avenir, pût acheter tous les géans de la terre et, au lieu d’un régiment, avoir toute une armée d’hommes de six pieds. Le vieux roi se serait levé de sa tombe pour voir une parade de cent mille géans.

Il n’aurait pas fait bon à venir lui dire qu’il était poète à sa manière. Frédéric-Guillaume l’était bien inconsciemment et malgré lui, car il n’était rien qu’il méprisât d’aussi grand cœur. Le seul mot de vers le mettait hors de lui. Il remarqua un jour une inscription au-dessus d’une des portes de son palais de Berlin. « Il demanda, raconte Frédéric II, ce que c’était que ces caractères-là. — Ce sont des vers latins de Wachter. — A ce mot de vers, il mande sur-le-champ le pauvre Wachter. Il arrive ; mon père lui dit avec colère : — Je vous ordonne de sortir incessamment de la ville et de mes états. — Il ne se le fit pas dire deux fois. » Le gros grief de Frédéric-Guillaume contre son fils Frédéric, pour lequel il le prit en haine, fut d’aimer la musique et les vers ; il l’appelait en public, d’un ton de profond mépris : « Joueur de fifre ! Poète ! » Son gros grief contre sa fille Wilhelmine fut de favoriser les goûts « efféminés » de son frère et de le pousser à lire.

Il n’aimait pas plus la prose que les vers. Un livre quelconque lui produisait l’effet du drapeau rouge sur le taureau. C’était l’ennemi : il se jetait dessus et le faisait voler sans examen dans la cheminée. L’éducation de ses fils était menée en conséquence. Pour les filles, il laissait faire la reine, la chose étant sans importance; c’est ainsi que la princesse Wilhelmine devint sans obstacle une femme instruite, sachant les langues et excellente musicienne. Mais les garçons, et surtout le prince royal, ne devaient pas être empoisonnés de littérature, et le roi faisait bonne garde. Frédéric II frissonnait encore, quarante ans après, au souvenir de la scène qui eut lieu dans sa chambre le jour où son père découvrit qu’un maître, un traître, lui enseignait les déclinaisons latines. « Que faites-vous là ? cria le roi. — Papa, je décline mensa, œ. — Ah! coquin, du latin à mon fils ! Ote-toi de mes yeux. » Le maître se sauve et reçoit cependant une volée de coups de canne et de coups de pied. L’élève se cache sous la table, en est tiré par les cheveux, traîné ainsi au milieu de la chambre et souffleté. « Reviens-y, avec ton mensa disait le roi en frappant, voilà comme je t’accommoderai. » Frédéric était alors tout enfant. Il était craintif et apprenait difficilement. Son père l’aurait facilement dégoûté du travail et de la lecture, et réduit à n’être qu’un barbare comme lui, un barbare de génie, mais un barbare, sans la princesse Wilhelmine.

De toutes les variétés de l’amitié, la plus parfaite et la plus exquise est l’amitié entre sœur et frère. Elle naît d’ordinaire dans la jeunesse, à l’âge des affections chevaleresques et des dévoûmens désintéressés. Elle a la liberté qui ne peut jamais exister dans l’amour maternel et filial, jointe à la solidité que créent les liens du sang. La communauté des souvenirs et des impressions d’enfance, le partage des mêmes joies et des mêmes peines au même foyer sombre ou gai, doux ou cruel, lui donnent une ingéniosité incomparable pour deviner et panser les plaies secrètes du cœur. Elle a toutes les délicatesses de l’amitié entre homme et femme, sans être exposée jamais aux mouvemens trop vifs qui viennent rappeler aux plus honnêtes gens qu’un homme est un homme pour une femme et que, réciproquement, un homme regarde toujours une femme comme une femme. Elle est le salut des enfances malheureuses où elle apparaît; sa douceur et sa pureté les garantissent du désespoir et les protègent contre l’influence dépravante du chagrin. La princesse Wilhelmine eut pour Frédéric II une amitié tendre et profonde de sœur aînée. Le tempérament maladif de son frère et ses perpétuels épouvantemens en avaient fait un pauvre enfant taciturne et triste. Elle sut le secret de le consoler et de le ranimer. A mesure qu’il grandit, elle plaida sans relâche auprès de lui la cause des lettres et des arts, de la politesse, des idées humaines et modernes et la fit triompher contre leur père et ses soudards. Frédéric II eut en elle une confidente impénétrable, une alliée héroïque, une amie parfaite.


III.

Tous deux étaient en avance par leurs goûts et leurs idées sur le milieu où le sort les avait placés et ils en souffraient diversement, chacun selon son humeur. Sitôt que le prince Frédéric eut surmonté ses effroyables peurs d’enfant et cessé d’être éperdu au seul nom de son père, il ne pensa plus qu’à s’échapper et se lança à la légère dans des liaisons qui le menèrent à la tragédie de Küstrin. Sa sœur, au rebours, devint prudente et apprit la politique à l’âge où l’on joue d’ordinaire à la poupée. « j’ai eu de tout temps, dit-elle, le malheur de faire beaucoup de réflexions; je dis le malheur, car, en effet, on approfondit quelquefois trop les choses et l’on en découvre de très chagrinantes. » Elle ajoute que le trop de réflexions lui fut « quelquefois fort à charge, » qu’elle le trouvait cependant « utile pour bien diriger la conduite. » Elle avait treize ans lorsque l’expérience la réduisit à cette philosophie désenchantée et lui fît résoudre de tout approfondir, dût-il lui en coûter des nuits de larmes, comme il arriva souvent.

La sagesse parfaite aurait été de ne pas demander aux choses et aux gens « approfondis » plus qu’ils ne pouvaient donner. La princesse Wilhelmine avait par malheur plusieurs idées fort absurdes chez une fille de roi. Elle se croyait le droit d’être sans ambition. Elle s’entêtait à compter son bonheur pour quelque chose dans les arrangemens qui concernaient son avenir. « J’ai toujours été un peu philosophe : l’ambition n’est pas mon défaut, écrit-elle dans son aveuglement; je préfère le bonheur et le repos de la vie à toutes les grandeurs : toute gêne et toute contrainte m’est odieuse. » La reine Sophie-Dorothée, chez qui la juste fierté du rang était le seul sentiment que la férule de Frédéric-Guillaume n’eût pas déformé et aplati, accusait sa fille d’être une âme basse et le lui reprochait dans le langage énergique que le roi avait introduit à la cour. Elle demeurait suffoquée d’indignation quand la princesse Wilhelmine osait émettre la prétention d’être heureuse en ménage, et, au fond, c’était la reine qui avait raison ; elle sentait que la tradition monarchique s’en allait et que, sous prétexte de philosophie, les idées bourgeoises s’insinuaient dans les palais.

La princesse Wilhelmine était un peu sentimentale. Elle l’était de naissance, et, chose qui paraîtra incroyable, elle avait reçu de son père une éducation sentimentale. Frédéric-Guillaume lui-même n’avait pas pu être impunément du XVIIIe siècle. Il estimait indispensable de donner de temps à autre des preuves et comme des représentations de sensibilité. Il versait des torrens de larmes devant le lit d’un enfant malade, quitte à lui refuser le lendemain une tasse de bouillon. Il rouait Frédéric de coups à le laisser étourdi sur place, et il l’envoyait « avec componction » visiter les hôpitaux « pour se faire une idée des misères humaines et apprendre à devenir sensible[5]. » A de tels exemples partis d’un tel lieu, ses enfans s’exerçaient à « devenir sensibles, » puisque leur père lui-même ne croyait pas pouvoir s’en dispenser. Le mal ne jeta point des racines profondes chez Frédéric II ; il n’était sentimental et pleurnicheur qu’à ses heures, en dehors des affaires. La margrave de Bayreuth finit par l’être à tort et travers, et il en résulta, ainsi qu’on le verra plus loin, de gros chagrins imaginaires à ajouter aux peines trop réelles de sa jeunesse.

Une gravure allemande la montre vers la trentaine, dans l’attitude languissante et un peu précieuse qui est en peinture l’enseigne d’une âme sensible. Elle est assise, un petit chien sur ses genoux, la joue penchée sur une main ; l’autre main tient un livre ouvert. On ne peut dire qu’elle soit jolie ; elle a un visage intéressant. Ses grands yeux sont trop ronds, comme ceux de son père, mais le regard est doux et profond. Une coiffure poudrée, basse et plate, lui fait une petite tête élégante à la Watteau. On devine sous le mantelet qui l’enveloppe un corps grêle et souffreteux. Les privations, — quelque étrange que le mot paraisse, il est ici à sa place, — avaient ruiné sa santé. Plusieurs maladies graves dans des chambres sans feu, suivies de convalescences à l’eau claire, en avaient fait une ombre, et jamais plus elle ne se remit.

On est ému de pitié devant cette frêle créature, si aimable et si malheureuse. Pauvre princesse, qui rêvait de se marier par amour, comme dans les romans, et qui raisonnait, dans le rang où la naissance l’avait placée, sur l’époux qui « pourrait faire sa félicité ! » Il s’agit bien de cela quand on est fille de roi, fille de Frédéric-Guillaume Ier ! C’était déjà un grand malheur pour elle que d’avoir un esprit délicat, sans cesse froissé et rebuté parce qu’elle voyait et entendait. Elle avait bien besoin, en vérité, d’y joindre un cœur avide de tendresse. Jadis, le peuple avait été touché des souffrances de ses pareilles. Il avait inventé, pour les princesses blessées du besoin d’aimer, les bonnes fées des vieux contes, qui donnent au prince Charmant des tonneaux pleins de diamans et des royaumes, afin qu’il puisse épouser sa beauté. Nous sommes devenus durs pour les grands de la terre. Non-seulement notre temps ne les plaint plus, mais il s’imagine qu’ils ne souffrent pas comme nous tous et qu’un cœur de princesse, parce qu’il apprend à se taire, n’est pas un cœur de femme. Il me semble que l’histoire de la princesse Wilhelmine devrait désarmer les plus prévenus.

A peine sortie des langes, son histoire se confond avec l’histoire des mariages que ses parens ne cessèrent de faire et de défaire pour elle, et où il entrait toutes les considérations, excepté ses goûts et le souci de son bonheur. Il serait injuste d’accuser en ceci Frédéric-Guillaume et la reine Sophie-Dorothée. L’un et l’autre remplissaient leurs fonctions de souverains, qui ne leur laissaient pas le choix. Ils en rendaient seulement l’accomplissement plus cruel qu’il n’était nécessaire, par l’humeur fantasque du roi et la conduite indiscrète de la reine. L’établissement de leur fille aînée fut pour tous deux, que l’on me passe cette expression, le champ clos où ils se mesuraient. Chacun luttait pour son prétendant, la reine par des intrigues souterraines, le roi à grands coups de boutoir, et il n’y avait aucune chance qu’ils arrivassent à une entente : ils entraient dans la lice avec des idées trop différentes. La reine, toute morgue et ambition, cherchait avec opiniâtreté une grande alliance. Le roi, sans être insensible aux avantages d’un mariage politique, était surtout préoccupé d’établir ses six filles au moins de frais possible. La princesse Wilhelmine, menacée par chacun d’eux de châtimens terribles si elle obéissait à l’autre, vouée aux rebuffades quelque parti qu’elle embrassât, voyait sa main promise tour à tour, quand ce n’était pas en même temps, au nord et au sud, à l’est et à l’ouest, et courbait la tête en plaignant son dur destin. Elle comprenait qu’il était inéluctable et elle ne pouvait se résigner.


IV.

Son premier fiancé fut son cousin germain le prince de Galles[6]. Elle avait quatre ans, il en avait six. Il lui envoyait des présens, et la reine Sophie-Dorothée s’épanouissait de bonheur, car le mariage anglais était son rêve, à elle, et son œuvre. Elle l’avait ménagé, elle y tenait par toutes les fibres de son orgueil, et elle le raccommoda dix-huit ans de suite, avec une opiniâtreté que rien ne lassa, à mesure que Frédéric-Guillaume le rompait. C’était une toile de Pénélope. Le roi défaisait, la reine refaisait.

Frédéric-Guillaume n’était pas toujours contraire à l’alliance de son neveu. Il la désirait par momens autant que sa femme, et alors il renouait lui-même les fils ; mais le grain qu’il avait dans la tête faisait des siennes, et tout était à recommencer. Tantôt, c’était une de ses fureurs folles, pendant lesquelles il prétendait traiter les diplomates étrangers comme de simples généraux prussiens. L’ambassadeur d’Angleterre boudait, son maître était blessé au vif, et il n’était plus question du prince de Galles jusqu’à ce que la reine eût procuré à grand’peine un replâtrage. Tantôt, c’était la tentation irrésistible de quelques géans signalés en Hanovre par les enrôleurs prussiens. Frédéric-Guillaume les faisait enlever, bien qu’il sût George Ier , électeur de Hanovre, encore plus chatouilleux que George Ier, roi de la Grande-Bretagne. L’électeur réclamait ses sujets, le roi refusait de les rendre. — C’était au-dessus de ses forces, — La mésintelligence dégénérait en haine, et la reine était obligée de recourir aux derniers moyens pour adoucir son époux : elle lui donnait quelques autres géans, et le cœur de Frédéric-Guillaume se fondait à leur vue. Tantôt, c’était l’envoyé autrichien, Seckendorf, qui abusait malicieusement des faiblesses du roi pour le brouiller avec l’Angleterre et le lier à l’Autriche. L’audience où il lui présenta le lot de Hongrois énormes destiné à payer le traité de Wusterhausen (1727) fut digne d’une opérette. Le visage de Frédéric-Guillaume brillait d’une joie naïve, qui devint du ravissement à l’annonce que l’empereur avait « donné ordre qu’on cherchât tous les grands hommes de ses états pour les lui offrir. » Ce jour-là, le prince de Galles tomba dans un tel décri qu’il fallut à la reine de longs efforts pour lui ramener son époux.

La princesse Wilhelmine ne sentait que de l’indifférence pour ce fiancé intermittent. Elle ne l’avait jamais vu et ne possédait pas le don de s’enflammer sur une décision royale. Le prince de Galles, moins infecté d’idées modernes, avait ou feignait d’avoir ce don précieux. Dès que le vent tournait à l’Angleterre, il dépêchait vers la princesse, pour lui assurer qu’il était « amoureux fou. » Elle ne faisait qu’en rire. Son cousin était associé dans son esprit à tant de gronderies de sa mère, tant de coups de son père, tant de méchans bruits semés par la coterie Seckendorf, tant d’ennuis de toutes sortes, petits et grands, qu’elle ne pouvait penser à lui sans être excédée. Un jour, c’était la cour d’Angleterre, informée sous main qu’elle était bossue, et envoyant des femmes pour l’examiner. On la déshabillait : « j’étais obligée, dit-elle, de passer en revue devant elles et de leur montrer mon dos, pour leur prouver que je n’étais pas bossue. J’enrageais. » Une autre fois, c’était le roi, que les tracas de cette affaire, joints à l’ivrognerie, avaient jeté dans l’hypocondrie et de là dans la dévotion outrée. « Le roi nous faisait un sermon toutes les après-midi ; son valet de chambre entonnait un cantique, que nous chantions tous; il fallait écouter ce sermon avec autant d’attention que si c’était celui d’un apôtre. L’envie de rire nous prenait, à mon frère et à moi, et souvent nous éclations. Soudain on nous chargeait de tous les anathèmes de l’église, qu’il fallait essuyer d’un air contrit et pénitent, que nous avions bien de la peine à affecter. »

L’excès de la mélancolie inspira même à Frédéric-Guillaume l’idée d’abdiquer. Il voulait se retirer à sa campagne de Wusterhausen, où l’on dînait en toute saison au milieu de la cour, les pieds dans l’eau quand il pleuvait, et où chaque ménage princier n’avait qu’un galetas pour lui et sa suite, mâle et femelle; on s’arrangeait avec des paravens. Le roi fit part à sa femme et à ses filles de son dessein de les emmener dans cette retraite rustique : « Là, leur dit-il, je prierai Dieu et j’aurai soin de l’économie de la campagne, pendant que ma femme et mes filles auront soin du ménage. Vous êtes adroite (à la princesse Wilhelmine), je vous donnerai l’inspection du linge, que vous coudrez, et de la lessive. Frédérique, qui est avare, sera gardienne de toutes les provisions. Charlotte ira au marché acheter les vivres, et ma femme aura soin de mes petits-enfans et de la cuisine. »

Une autre fois encore, toujours à propos du prince de Galles, le roi impatienté déclara qu’il allait mettre sa fille aînée au couvent. Il écrivit à une abbesse, qui ne fit, comme on peut croire, aucune difficulté et répondit avec empressement. A l’arrivée de sa lettre, Frédéric-Guillaume s’était ravisé et menaçait la princesse Wilhelmine de l’enfermer dans une forteresse si elle obéissait à sa mère et épousait son cousin. La reine lui promettait une haine éternelle si elle ne l’épousait pas, et elle lui disait pour l’encourager : « c’est un prince qui a un bon cœur, mais un fort petit génie; il est plutôt laid que beau, et même il est un peu contrefait. Pourvu que vous ayez la complaisance de souffrir ses débauches, vous le gouvernerez entièrement. » La reine recommençait souvent le même discours, et plus elle le recommençait, moins sa fille trouvait que l’enjeu valût un cachot.

Frédéric-Guillaume avait toujours un gendre en réserve à opposer au prince de Galles. Nous avons parlé du jouvenceau à qui la petite Wilhelmine faisait peur, afin de le rebuter. Il se nommait le margrave de Schwedt et était prince du sang. Le roi l’avait choisi un soir après boire, en 1715, et l’avait conservé en guise d’épouvantail, pour effrayer la reine quand il n’en avait pas d’autre sous la main. Il l’oubliait dès qu’il n’en avait plus besoin. La princesse Wilhelmine trace dans ses Mémoires un portrait cruel du margrave de Schwedt ; de tous ses prétendans, aucun ne lui inspira autant d’aversion, peut-être parce qu’aucun ne lui était aussi connu.

Charles XII, roi de Suède, figura un instant dans la galerie de gendres de Frédéric-Guillaume. Il ne put occuper beaucoup l’imagination de la princesse, qui avait neuf ans à sa mort. Les Mémoires font aussi allusion à un prince russe. Vint ensuite, si je n’en oublie, Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne. Celui-là mérite qu’on s’y arrête, et parce que l’affaire fut poussée assez loin, et parce qu’il est le plus singulier des prétendans protégés par Frédéric-Guillaume.

C’était en 1727, pendant l’accès de mélancolie et de dévotion qui inspira au roi la pensée de mettre sa femme et ses filles à la cuisine et à la lessive. Ses favoris, qui perdaient tout à une abdication, avaient essayé en vain de dissiper ses sombres vapeurs. À bout d’expédiens, ils imaginèrent un voyage à Dresde, chez le roi Auguste, et cette idée en fit naître une autre : ils suggérèrent à leur maître de mettre sa visite à profit pour traiter le mariage de son hôte avec la princesse Wilhelmine. Frédéric-Guillaume se laissa persuader, partit pour Dresde (janvier 1728) et fut ébloui. La cour de Pologne était alors la plus brillante de l’Allemagne. Son luxe parut fabuleux à un homme sortant de Wusterhausen. On y mangeait à sa faim et très au-delà, et l’on y buvait sans trêve. Les deux rois ne dégrisaient point et, dans l’humeur attendrie où ils se trouvaient, les négociations pour le mariage ne souffrirent pas de difficultés. Il est vrai que le roi Auguste avait alors cinquante-huit ans[7] et qu’il était fort cassé pour son âge, mais « son port et sa physionomie » étaient « majestueux ; » que peut demander de plus une princesse de dix-huit ans ? Il est vrai que le roi Auguste avait eu trois cent cinquante-quatre enfans naturels et qu’il avait encore le harem que comportait une famille de pareille importance ; Frédéric-Guillaume à jeun aurait jugé sévèrement sa conduite ; Frédéric-Guillaume ivre n’y pensait pas. Il est vrai que le roi Auguste avait eu « un accident au pied droit qui l’empêchait de marcher et d’être longtemps debout. La gangrène y avait déjà été, et on ne lui avait sauvé le pied qu’en lui coupant deux orteils. La plaie était toujours ouverte et il souffrait prodigieusement ; » mais cela rendait intéressant un prince qui continuait courageusement son métier de roi et se tenait debout, le sourire aux lèvres, quand l’étiquette l’exigeait. Il est vrai que le roi Auguste acheva de donner sa mesure morale en offrant à Frédéric-Guillaume et à son jeune fils Frédéric un spectacle tel, que le roi sauta sur son fils, le fit pirouetter et le poussa vivement hors de la chambre ; mais c’était une erreur, une politesse mal placée, qu’il promit de ne pas renouveler. Il est vrai que le roi Auguste faisait encore d’autres choses qui ne se peuvent raconter, mais sa cave était si bonne !

Le roi Auguste fut donc agréé et autorisé à faire sa cour. Quatre mois après, il arriva à Berlin (29 mai 1728), et l’on mena à la princesse Wilhelmine ce charmant fiancé, que la pourriture n’avait pas eu la patience d’attendre au tombeau. Il lui présenta d’un air affable quelques-uns de ses trois cent cinquante-quatre futurs beaux-enfans, et tout se passa le mieux du monde. Frédéric-Guillaume, dans la joie d’avoir mis la main sur un si beau gendre, donna un dîner où l’on mangea neuf heures de suite : il n’y avait point prié la reine ni ses filles : pas de bouches inutiles. Deux heures après être sortis de table et encore ivres, les deux souverains se remirent à boire. Il y eut plusieurs grandes fêtes au palais, illumination dans Berlin, et le fiancé retourna dans ses états préparer ses noces. Des raisons politiques brouillèrent les cartes à temps, mais la princesse Wilhelmine l’avait échappé belle. Chose singulière, le roi Auguste ne lui avait point inspiré d’aversion. Elle avait eu une légère bouffée de vanité en devenant tout à coup une manière de personnage, objet des attentions d’un monarque et de sa suite. Pour une pauvre Cendrillon, le changement était grand et agréable, et elle en sut gré au roi Auguste, quoique étrangement au fait pour une jeune fille des débauches et des maladies de ce prince. il lui disait « beaucoup de choses obligeantes, » et puis il était roi, et, dans ce temps-là, c’était encore d’un grand effet.

Aussitôt après le roi de Pologne, Frédéric-Guillaume adopta pour prétendant un cadet de famille nommé le duc de Weissenfels, galant homme et jeune, mais si mince compagnon que la reine Sophie-Dorothée était hors d’elle-même à la pensée d’une telle mésalliance. Nous reviendrons à ce duc. A l’époque où nous sommes arrivés, le sort de la princesse Wilhelmine devient si étroitement lié à celui de son frère Frédéric qu’il est impossible de ne pas rappeler brièvement le procès Katt, afin de marquer le rôle que la princesse y joua et les causes qui redoublèrent la haine du roi son père.


V.

Le coin de folie de Frédéric-Guillaume s’agrandissait avec les années. Ses colères devenaient du délire; en 1729, il se passa une corde autour du cou et allait étouffer si la reine n’était venue à son secours. Son avarice augmentait aussi; le peu qu’on servait à sa table n’était que choux, carottes et navets. Son antipathie pour le « joueur de fifre, » qu’il croyait destiné à « gâter toute sa besogne, » s’était changée en une haine farouche de maniaque, dont la princesse Wilhelmine recevait les éclaboussures. Il était extrêmement frappé d’avoir deux enfans si différens de lui, dont les regards et les silences étaient des blâmes auxquels il ne se trompait pas, qui semblaient acquis aux idées françaises, à la philosophie française, aux modes françaises, tandis qu’il voulait que tout restât allemand en Allemagne. Sur ce dernier point, il n’avait pas tort. Chaque race a son génie propre, qui la guide par le chemin qui lui convient, et il est rare qu’une nation trouve son compte à emprunter la route du voisin. Elle est presque toujours contrainte de revenir sur ses pas : elle croyait avoir pris un raccourci, elle a fait un détour. La faute de Frédéric-Guillaume n’était pas de vouloir une Allemagne allemande, c’était de vouloir une Allemagne immobile, et de la retenir lorsqu’elle était déjà enlevée par le mouvement qui allait la porter jusqu’aux nues ; c’était surtout de ne pas deviner le génie d’un fils qui, tout en faisant de petits vers français, allait avoir une politique autrement nationale que la sienne, d’un fils qui trouverait à son avènement une Prusse satellite de l’Autriche et qui la laisserait en voie de renverser la situation.

Il est impossible d’avoir sur les yeux des écailles plus épaisses qu’il n’en eut à l’égard de Frédéric II, et pour des motifs plus ridicules. D’autres monarques avant lui, de plus illustres, avaient songé avec amertume que leur héritier perdrait leur œuvre. Philippe II et Pierre le Grand avaient reconnu que le sort les plaçait entre deux monstruosités : livrer des millions d’hommes à un fou comme don Carlos, à un être inerte comme Alexis, ou commettre un crime exécrable. Don Carlos et Alexis disparurent. Si le crime fut grand, il fut inspiré du moins par des motifs également grands. Avec Frédéric-Guillaume, tout se rétrécit et se rapetisse: idées, sentimens, actions. Il jugea son fils incapable et dangereux pour l’état, parce qu’il ne lui découvrit point les qualités d’un bon sergent, qu’il n’avait pas en effet. Rien ne put faire sortir le roi de ces considérations bornées. Il détesta Frédéric comme un sous-officier modèle déteste le mauvais soldat qui déshonore sa compagnie en n’étant jamais à l’alignement. Il voulut lui faire couper la tête parce qu’il était clair que son fils ne passerait pas comme lui six ou sept heures du jour à commander l’exercice; à quoi serait-il bon alors? Il ne lui vint pas à l’esprit que Frédéric II abîmerait sa belle armée en la menant à la guerre, et ce fut heureux pour Frédéric, car son père n’aurait peut-être pas reculé à le faire décapiter si cette pensée lui était venue ; mais il était convaincu que son fils la laisserait décheoir par incurie et inaptitude au militaire, et gâterait son beau joujou, le grand régiment.

La vue de Frédéric lui devint odieuse, et il abhorra presque autant la princesse Wilhelmine, complice des goûts humilians de son frère pour la poésie et la musique et confidente de ses chagrins. Leur existence à tous deux devint un martyre à dater de 1729, lors d’une attaque de goutte que le roi eut aux deux pieds et qui le réduisit à se faire traîner sur une chaise roulante. Frédéric-Guillaume avait dressé les traineurs à poursuivre les gens qu’il voulait battre. On voit ces courses étranges à travers le palais royal de Berlin, ces éparpillemens de princes et de princesses fuyant les coups de béquilles. La princesse Wilhelmine faillit une fois être assommée ; les traîneurs la sauvèrent en la laissant prendre de l’avance. Le roi était hanté par la crainte que ses enfans ne profitassent de son mal pour toucher à leurs livres maudits. Il prit le parti de les garder à vue. « Nous étions obligés, raconte sa fille, de nous trouver à neuf heures du matin dans sa chambre; nous y dînions et n’osions en sortir pour quelque raison que ce fût. Chaque jour ne se passait qu’en invectives contre mon frère et contre moi. » La suite est ignoble et peut à peine être indiquée. Le roi les forçait à manger ce que leur estomac ne pouvait garder, et toujours sans bouger de sa chambre, ou derrière sa chaise roulante lorsqu’on le promenait dans le château. « Les peines du purgatoire, écrit la margrave, ne pouvaient égaler celles que nous endurions. » Au commencement de 1730, Frédéric se glissa un soir dans la chambre de sa sœur et lui déclara que, poussé à bout par tant d’ignominies, son parti était pris de passer à l’étranger.

La princesse fut atterrée. Son bon sens lui montrait des suites affreuses au bout d’une entreprise chimérique. Elle raisonna, pria, pleura et enfin tira parole de son frère de renoncer à s’enfuir. Les persécutions du roi le firent promptement revenir à son projet, et plusieurs mois s’écoulèrent en luttes, à chacune desquelles la princesse se sentait de plus en plus vaincue. « Son esprit était si aigri, rapporte-t-elle, qu’il n’écoutait plus mes exhortations et s’emportait même souvent contre moi. » Frédéric en était au degré d’exaspération où la prudence est oubliée et presque méprisée. Il s’était ouvert de son dessein à son ami le jeune Katt, dont ce périlleux honneur a mis le nom dans toutes les histoires, garçon inconsidéré et bavard, qui confiait à chacun le secret de son maître. Un soir qu’il en parlait à la princesse Wilhelmine dans les appartemens de la reine, parmi cent oreilles curieuses, la princesse lui dit : « Je vois déjà votre tête branler sur vos épaules, et si vous ne changez bientôt de conduite, je pourrais bien la voir à vos pieds. — Si je perds la tête, répliqua-t-il, ce sera pour une belle cause. — Je ne lui donnai pas le temps de m’en dire davantage, continue la margrave, et je le quittai... J’étais bien éloignée de penser que mes tristes prédictions s’accompliraient sitôt. »

Peu de jours après, la reine profita d’un voyage du roi pour divertir sa fille. Elle donna un bal (16 août 1730). « Il y avait plus de six ans que je n’avais dansé, disent les Mémoires; c’était du fruit nouveau et je m’en donnai à gogo. » Au milieu du bal, on vit la reine s’entretenir à l’écart avec ses dames et devenir soudain très pâle. Frédéric, qui suivait son père, venait d’être arrêté au moment où il s’évadait. Le roi l’aurait tué sur place si des généraux ne l’avaient ôté de ses mains, et il fallait s’attendre à tout. Ces nouvelles éteignirent brusquement la gaîté au palais. La reine fut reine dans son angoisse : elle ne pleura pas, n’interrompit pas les danses, attendit un instant avant de donner le bonsoir et de se retirer avec sa fille. Rentrées dans leurs appartemens, toutes deux débutèrent par les larmes et les évanouissemens, après quoi elles avisèrent.

Le seul service qu’elles pussent rendre au prisonnier était de détruire ses papiers. Il est vrai que le service était immense. La famille royale avait une intempérance de plume dont on demeure confondu sous un monarque soupçonneux, qui ne se faisait pas faute d’ouvrir les lettres. Ils s’écrivaient continuellement les uns aux autres, la reine en tête, sur le roi et ses favoris, de quoi les faire tous passer en jugement si les lettres étaient surprises, et Frédéric gardait ses correspondances. Il fallut découvrir sa cassette, cachée hors du palais, rompre les scellés, limer le cadenas, brûler les lettres compromettantes, dont environ quinze cents de la reine et de sa fille aînée, en fabriquer d’autres pour remplir les vides, se procurer un cachet afin de rétablir les scellés. La princesse Wilhelmine fut incomparable de présence d’esprit et d’activité. Sa pauvre tête de mère la harassait par ses agitations, ses frayeurs, ses bavardages absurdes. Elle vint néanmoins à bout de tout, si ce n’est d’empêcher la reine de refermer la cassette avant qu’il y eût assez de fausses lettres pour la remplir. La peur d’être surprise par le roi fut trop forte. La reine se crut très habile de combler les vides avec des nippes, vit remettre les scellés et respira. D’après les Mémoires, ce devait être le 22 ou le 23 d’août, et l’on était sans nouvelles de Frédéric depuis son arrestation.

Le 27, à cinq heures du soir, le roi revint de voyage. Du plus loin qu’il aperçut la reine, il lui cria : « Votre indigne fils n’est plus; il est mort. — Quoi! vous avez eu la barbarie de le tuer? — Oui, vous dis-je; mais je veux la cassette. » La reine éperdue criait sans discontinuer : « Mon Dieu ! mon fils! mon Dieu! mon fils ! Ses enfans effrayés s’agitaient. Frédéric-Guillaume avait aperçu sa fille aînée, et son accès le prenait : « Il devint tout noir, ses yeux étincelaient de fureur et l’écume lui sortait de la bouche : « Infâme canaille, me dit-il ; oses-tu te montrer devant moi ? va tenir compagnie à ton coquin de frère ! » En proférant ces paroles, il me saisit d’une main, m’appliquant plusieurs coups de poing au visage, dont l’un me frappa si violemment la tempe que je tombai à la renverse et me serais fendu la tête contre la corne du lambris si Mme de Sonnsfeld ne m’eût garantie de la force du coup en me retenant par la coiffure. Je restai à terre sans sentiment. Le roi, ne se possédant plus, voulut redoubler ses coups et me fouler aux pieds. »

Les jeunes princes et princesses et les dames du palais se jetèrent devant la princesse Wilhelmine. Les petits pleuraient, la reine poussait des cris aigus et courait par la chambre en se tordant les mains, le peuple s’attroupait, car les fenêtres étaient ouvertes et la chambre au rez-de-chaussée, sur la place publique. Au milieu de cette scène, digne de Charenton, un cortège passa devant les fenêtres. Des gardes conduisaient Katt, le confident de Frédéric ; d’autres portaient ses coffres et ceux du prince, qu’on avait saisis et scellés. Katt aperçut la princesse Wilhelmine, la tête enflée et meurtrie. « Pâle et défait, dit-elle, il ôta pourtant son chapeau pour me saluer. » Frédéric-Guillaume, de son côté, aperçut Katt. Il sortit pour se jeter dessus en criant : « À présent, j’aurai de quoi convaincre le coquin de Fritz et la canaille de Wilhelmine ; je trouverai assez de raisons valables pour leur faire couper la tête. » Une dame de la cour osa se mettre en travers de ce furieux et l’arrêter. Elle lui parla avec autorité : il la regarda et se tut. Elle le menaça de la justice divine : il l’écouta en silence, dompté par le calme et l’énergie d’une femme. Quand elle eut fini, il la remercia et s’éloigna presque tranquille. Il est vrai que la rage le reprit cinq minutes après en revoyant Katt, qu’il mit en sang, et que la princesse Wilhelmine fut enfermée le même soir dans sa chambre, avec double garde devant sa porte. On la porta chez elle dans une chaise à porteurs, à travers une grande foule de paysans et de gens du peuple accourus au château sur le bruit que le roi avait tué deux de ses enfans.

On sait que Frédéric fut conduit à la citadelle de Küstrin. Frédéric-Guillaume lui avait fait subir avant de s’en séparer un interrogatoire qui donne la clé du procès qui suivit. Sa première question, d’un ton furieux, fut : « Pourquoi avez-vous voulu déserter ? » Mot caractéristique de l’homme et de la situation ; l’offensé n’était ni le père ni le souverain ; l’offensé était le sous-officier. « Vous n’êtes donc qu’un lâche déserteur, » répétait-il en essayant d’en finir d’un bon coup d’épée. Un des généraux sauva encore le prince, mais le roi resta buté, et Frédéric fut traité en soldat déserteur. Il fut tenu dans une rude prison, sans linge et d’abord sans meubles, même sans lit, nourri à douze sols et demi par jour, menacé de la question et destiné à passer en conseil de guerre. Cependant on le pressait d’avouer son crime, et la ruse de la reine se dressait contre lui : il laissa échapper, devant la cassette, qu’il ne reconnaissait point les nippes. Le roi se douta bien d’où partait le coup et sa rage redoubla contre le frère et la sœur.

L’histoire du mariage de la princesse Wilhelmine revient ici se mêler d’une façon presque burlesque à la tragédie de famille. Le roi était résolu à se délivrer d’une fille odieuse. Il n’hésitait que sur le choix du moyen. Il parlait souvent de lui faire couper la tête et prenait soin qu’elle ne l’ignorât pas; mais il savait fort bien que ce n’était pas si simple que cela, et puis il était juste; si sa fille était haïssable, elle n’avait pas déserté. Il songea de nouveau à un couvent. Il s’arrêta enfin au parti de la marier, de gré ou de force, à l’un des prétendans repoussés par la reine; il soupçonnait celle-ci d’avoir trempé dans l’affaire de la cassette et souhaitait encore plus que de coutume de lui être désagréable. Le roi commanda donc à ses créatures de harceler la princesse Wilhelmine dans sa prison, et ses créatures s’en acquittèrent en conscience. Il en venait à toute heure, il en venait de si grand matin que la princesse, en ouvrant les yeux, apercevait devant son lit un messager du roi, chargé de lui donner le choix entre le margrave de Schwedt et la mort. Ou bien c’était un couvent affreux, un cachot dans une forteresse; c’était la vie de son frère remise entre ses mains : le roi ferait grâce à Frédéric si sa sœur se soumettait et obéissait; l’exécution était certaine si elle s’opiniâtrait. Sa répugnance pour le margrave de Schwedt était-elle trop forte, elle pouvait prendre le duc de Weissenfels; elle pouvait même prendre le margrave de Bayreuth, le fiancé d’une de ses cadettes; le roi l’y autorisait, et le jeune couple n’aurait pas le cœur assez bas pour se regretter quand il y allait de la paix de la famille royale. Je crois que peu importait, en effet, aux fiancés, et qu’ils ne s’étaient même jamais vus.

La prisonnière résistait. Non qu’elle rêvât encore son beau roman d’un mari aimé et amoureux: l’expérience lui avait enfin donné une notion plus juste des mariages princiers. Elle résistait parce que sa mère le lui ordonnait et l’en implorait, et qu’elle voyait bien que l’espoir du mariage anglais était le soutien de cette pauvre femme dans ses cruelles tribulations. C’était la revanche de la reine, caressée près de vingt ans et si bien méritée, que sa fille sacrifierait en cédant au roi. Sans la pensée de son frère, elle se serait sentie invincible. La mort l’effrayait peu: son père avait pris tant de soin de la détacher de la vie, qu’elle n’y tenait plus que par l’héroïsme d’espérance de la jeunesse, qui ne veut pas croire que ce puisse être fini à vingt ans. Le cloître n’était pas une menace sérieuse et la prison l’attirait plutôt. Sa prison actuelle était un abri, en dépit des tourmenteurs de son père et bien qu’elle y souffrît cruellement de la faim. Elle avait quelques livres, de la musique, son aiguille et, çà et là, des éclairs de solitude et de repos. Elle comptait plus tard parmi les meilleurs de sa jeunesse les jours passés ainsi au secret, des sentinelles à sa porte et les oreilles rebattues des menaces du roi. Elle ne fléchissait que lorsqu’on lui représentait l’intérêt de son frère ; il est même surprenant qu’avec sa tendresse passionnée pour lui, elle ait tenu bon si longtemps, et dans l’unique dessein de plaire à une mère qui ne méritait pas, ce semble, de tels sacrifices. Telle est la tyrannie glorieuse de l’affection filiale : on aime ce qu’on a. Les enfans de la reine Sophie-Dorothée lui étaient attachés et dévoués.

Cependant le procès du prince Frédéric et de Katt son complice suivait son cours. Le conseil de guerre s’assembla à Potsdam. Ses douze membres opinèrent dans une forme assez curieuse chez des soldats. Chacun cita un verset de la Bible exprimant sa pensée, soit dix versets demandant du sang et deux parlant de clémence, car ce fut là le partage des voix selon les Mémoires de la margrave de Bayreuth. D’autres ont rapporté l’issue du procès différemment[8]. Quoi qu’il en soit, Frédéric II a raconté lui-même le dénoûment.

Sa captivité commençait à se relâcher. « Je croyais que tout allait finir, quand un matin un vieux officier entra chez moi, avec plusieurs grenadiers, tous fondant en larmes. — Ah ! mon prince, mon cher, mon pauvre prince, disait l’officier en sanglotant ; mon bon prince ! — Je crus certes qu’on allait me couper la tête. — Eh bien ! parlez ; dois-je mourir ? Je suis tout prêt ; que les barbares m’expédient, et vite. — Non, mon cher prince, non, vous ne mourrez pas, mais permettez que ces grenadiers vous conduisent à la fenêtre et vous tiennent là. — Ils me tinrent en effet la tête, pour que je visse ce qui allait se passer. Bon Dieu ! quel spectacle terrible ! mon cher, mon fidèle Katt, qu’on allait exécuter sous ma fenêtre. Je voulus tendre la main à mon ami, on me la repoussa. — Ah ! Katt ! m’écriai-je. Je m’évanouis. » Quand il reprit ses sens, on avait placé le corps sanglant de son ami de façon qu’il ne pût éviter de le voir. La justice de Frédéric-Guillaume était dure.

Il y avait huit mois et demi que la princesse Wilhelmine était enfermée, lorsqu’elle vit apparaître dans sa chambre le ministre Grumkow, suivi de trois hauts personnages. Ces messieurs lui représentèrent fortement les maux que son obstination attirait sur sa maison et sur le pays : le roi et la reine à la veille d’une rupture complète ; le prince Frédéric toujours en prison et menacé d’un second procès, ses amis et ses domestiques exilés, fouettés, enfermés dans des cachots, la discorde dans toute la famille royale. Il dépendait d’elle de mettre fin à une situation intolérable ; le roi lui promettait que, le jour de ses noces, il donnerait la liberté à son frère, rendrait ses bonnes grâces à la reine et oublierait le passé. « Les grandes princesses, ajouta Grumkow, sont nées pour être sacrifiées au bien de l’état. Ainsi,-soumettez-vous, madame, aux décrets de la Providence et donnez-nous une réponse capable de rétablir le calme dans votre famille. »

Raison, lassitude, tendresse pour son frère, indifférence pour elle-même, tout plaidait ce jour-là en faveur de la volonté du roi. Elle céda. On lui proposa le margrave de Bayreuth ; elle le prit. Frédéric-Guillaume lui écrivit en apprenant sa soumission : « Le bon Dieu vous bénira, et je ne vous abandonnerai jamais. J’aurai soin de vous toute ma vie, et vous prouverai en toute occasion que je suis

« Votre fidèle père. »


La reine lui écrivit de son côté : «Je ne vous reconnais plus pour ma fille, et ne vous regarderai dorénavant que comme ma plus cruelle ennemie, puisque c’est vous qui me sacrifiez à mes persécuteurs, qui triomphent de moi. Ne comptez plus sur moi; je vous jure une haine éternelle et ne vous pardonnerai jamais. »

Ce fut la reine qui tint parole.

C’est ainsi que la princesse Wilhelmine fut enfin mariée, le 20 novembre 1731, à un prince que le roi son beau-père méprisait profondément et prenait pour châtier sa femme et sa fille; que sa belle-mère haïssait parce qu’il représentait la ruine de ses rêves ; que sa femme n’avait préféré qu’au cachot, et que personne du reste n’avait jamais consulté dans toute cette affaire. Les mariés durent se considérer avec curiosité et intérêt; ils avaient à faire connaissance de fond en comble.

Le roi pleura convenablement durant les cérémonies officielles, et fut libéral de promesses qu’il n’avait pas dessein de tenir; il remit le contrat après le mariage. La reine fut d’humeur épouvantable : on lui avait fait savoir, — ou croire, — que le mariage anglais allait justement être décidé ce jour-là; tandis que l’on coiffait sa fille d’un côté, elle la décoiffait de l’autre, afin de donner au courrier d’Angleterre le temps d’arriver. Le marié était gris. Son beau-père, honteux de ne l’avoir jamais vu ivre, l’avait tant fait boire au dîner qu’enfin il fut « en pointe de vin. » Le soir, le roi fit mettre la mariée à genoux dans son attirail de nuit, et lui fit réciter ses prières à haute voix. La reine profita de l’occasion pour lui dire encore quelques injures, et ainsi finirent ces belles noces.


VI.

Pour la première fois depuis qu’elle était au monde, la princesse Wilhelmine avait eu de la chance. Le mari qu’elle avait tiré à la loterie, sans être un gros lot, était tout justement le fait d’une petite princesse romanesque. Sa bourse était légère, et Bayreuth n’était qu’une fort petite principauté. Mais il était jeune, bien fait, toujours de bonne humeur, merveilleusement bien élevé et poli en comparaison des généraux de Frédéric-Guillaume, enfin, et c’est tout dire, il était fort amoureux de sa femme. Comme elle le lui rendait! Quel changement dans sa vie triste et dénuée! Depuis l’éloignement de son frère, personne ne lui avait adressé la parole avec douceur, personne n’avait pris part à ses peines, et elle se sentait tout à coup enveloppée de tendresse par cet inconnu généreux qu’on lui avait imposé et qui avait compassion d’elle. C’était à n’y pas croire. Le contraste était rendu plus saisissant par la dureté de la reine, qui tenait sa parole de ne point pardonner, par l’insolence des courtisans, qui faisaient leur cour en tournant le dos à la princesse en disgrâce, par la froideur apparente de Frédéric, délivré selon la promesse de son père, mais rendu prudent par le malheur, et par la nouvelle bizarrerie du roi, qui ignorait sa fille depuis qu’elle n’était plus qu’une pauvre petite margrave en herbe. Frédéric-Guillaume s’était imposé, en revanche, de rendre son gendre moins ridicule en lui enseignant les quatre vertus qui étaient à ses yeux les cardinales : le vin, l’économie, l’amour du militaire et les manières allemandes. Dans ce dessein, il travaillait tous les jours à l’enivrer, et il lui avait donné un régiment en lui « insinuant qu’il lui ferait plaisir d’aller en prendre possession. » L’économie s’apprenait de force : le roi ne donnait pas un écu au nouveau couple et paraissait avoir entièrement oublié la dot et le contrat.

Les jeunes gens mouraient d’envie de s’en aller à Bayreuth. Ils tinrent conseil sur les moyens d’amener le roi à régler leurs affaires. « Il n’y avait que deux moyens, écrit ingénument la margrave, de s’insinuer auprès de lui : l’un était de lui fournir des hommes de haute taille ; l’autre de lui donner à manger avec une compagnie composée de ses favoris et de lui faire boire rasade. Le premier de ces expédiens m’était impossible, les géans ne croissant pas comme des champignons ; leur rareté même était si grande qu’à peine en trouvait-on trois dans un pays qui pussent lui convenir. Il fallut donc choisir le second parti. J’invitai ce prince à dîner... La table était de quarante couverts et servie de tout ce qu’il y avait de plus exquis. » Le succès fut complet dans. un sens. Le roi et tous les convives sortirent de table ivres-morts ; le seul margrave avait gardé son sang-froid. Frédéric-Guillaume embrassait sa fille, embrassait son gendre. Il envoya chercher des dames de la ville et se mit à danser. A trois heures du matin, il dansait encore, lui, Frédéric-Guillaume Ier !

Ils crurent avoir bataille gagnée. En effet, le roi cessa de se dérober et déclara peu après ses intentions. Il prêtait à son gendre 260,000 écus, remboursables dans des délais fixes. Il donnait en dot à sa chère Wilhelmine une somme de 60,000 écus, plus un service d’argent qu’elle avait déjà (soyons justes; le service venait de lui), plus l’inestimable avantage pour son époux d’être chef d’un régiment prussien à qui il viendrait de Bayreuth faire faire l’exercice. Les mariés demeurèrent consternés. Les revenus de la jeune margrave étaient absorbés d’avance par les dépenses de la communauté, et elle calculait qu’il lui reviendrait, du chef de son mari, 800 écus par an pour son entretien personnel. Ils avaient beau être rompus l’un et l’autre à l’économie, ce n’était pas de quoi tenir une cour, même au prix où étaient les petites cours en ce temps-là. La margrave hasarda quelques plaintes respectueuses. Frédéric-Guillaume, d’un air attendri, se fit apporter le contrat et réduisit la dot de 4,000 écus. Il n’y avait plus qu’à se taire. Ils remirent à faire une dernière tentative au jour de leur départ, fixé au 11 janvier 1732.

L’occasion semblait de tous points excellente. La margrave commençait une grossesse, et Frédéric-Guillaume donnait à ce propos une de ses représentations de sensibilité ; il serait si heureux d’être grand-père! Le discours de sa fille sur son indigence fut apparemment plus qu’il n’en pouvait supporter dans son état d’émotion : « — Il fondait en larmes, ne pouvant me répondre à force de sanglots : il m’expliquait ses pensées par ses embrassemens. » Faisant enfin un grand effort sur lui-même, le roi dit à sa fille d’avoir confiance en lui, de bien compter sur son secours, et tout de suite ajouta : «— Je suis trop affligé pour prendre congé de vous; embrassez votre époux de ma part; je suis si touché que je ne puis le voir. » Là-dessus il tourne les talons et s’en va, toujours «fondant en larmes. » Ce fut tout ce qu’ils en eurent. Frédéric-Guillaume n’était nullement hypocrite en tout ceci. Il s’affligeait avec sincérité de la pauvreté de sa fille, car le malheur de ne pas avoir d’argent touchait profondément son cœur d’avare, et il s’enfuyait de peur d’être contraint de toucher à son trésor. Il n’était ni aimable ni commode, le vieux sous-officier Frédéric-Guillaume; il n’était point banal, et l’on finit par s’intéresser à ses manies.

Les margraves partirent pauvres comme Job et le cœur léger. Ils étaient tout à la joie de quitter la caserne paternelle, de ne plus être réveillés à quatre heures du matin par l’exercice à feu, de ne plus dîner en face de douze généraux en uniforme, d’être hors de portée des coups et des criailleries, d’avoir le droit de rire et d’aimer, de s’épanouir et de vivre. Ils aviseraient plus tard aux moyens d’acheter des chemises ; pour le moment, ils jouissaient de la liberté. Le plaisir fut sans mélange, aux harangues officielles près sur leur passage, jusqu’à l’arrivée à la frontière des états de Bayreuth. La princesse décrit cette arrivée avec sa verdeur de langage habituelle. Elle avait connu l’avarice, elle n’avait pas connu la gueuserie, et il n’y avait pas à dire, ses futurs sujets étaient gueux, même les plus riches. Leurs pères étaient devenus galeux, pouilleux et loqueteux au siècle précédent, lors de la ruine de l’Allemagne, et eux-mêmes étaient restés galeux, pouilleux et loqueteux. A la saleté près, ils étaient excusables. Les peuples ont un instinct obscur qui leur fait faire à de certains momens ce qu’il faut qu’ils fassent. Les nobles en guenilles qui dégoûtèrent la margrave à son arrivée étaient sans s’en conter les collaborateurs de Frédéric-Guillaume, qui ignorait lui-même la grandeur de son œuvre; tous ensemble travaillaient au relèvement de l’Allemagne, et tous laissèrent à la génération suivante des fortunes privées et publiques restaurées et reconstituées.

La petite princesse ne vit que leurs haillons et leur vermine, et s’est moquée d’eux dans ses Mémoires. Trente-quatre nobles très pouilleux lui offrirent un festin à la première ville et s’enivrèrent en son honneur « à ne pouvoir parler. » Elle fit, trois jours après, son entrée solennelle à Bayreuth dans un équipage digne du Roman comique, découvrit que sa capitale n’était qu’un « grand village, » habité par des « villageois, » et que son beau-père, sorte de Géronte ridicule, avait aussi gardé les mœurs rustiques des propriétaires campagnards économes. Son palais était plein de toiles d’araignées; les tentures pendaient en lambeaux et les fenêtres étaient en pièces ; on n’avait pas encore fait les réparations depuis la guerre de Trente ans, terminée il y avait près d’un siècle. On se passait de feu dans sa chambre, on se contentait de mets grossiers, et le vieux margrave grondait quand on fatiguait les chevaux ou qu’on tuait trop de gibier à la chasse. Le problème des chemises se trouva encore plus grave que les mariés ne l’avaient prévu. Lorsque les habits apportés de Berlin furent usés, il fallut se rendre à l’évidence : la margrave de Bayreuth n’avait pas de quoi en acheter d’autres. Elle essaya d’emprunter et n’essuya que des refus ; le paysan n’est pas prêteur. Elle se passa d’habits et commença à ressembler aux dames de Bayreuth, dont elle s’était d’abord tant moquée.

L’esprit qui régnait à cette petite cour était villageois comme le reste. On y causait ménage et agriculture. Le vieux margrave se piquait pourtant d’avoir de la littérature. Il avait lu Télémaque, s’en souvenait parfaitement bien et, dès qu’il jugeait nécessaire d’avoir une conversation élevée, il parlait de Télémaque et en parlait longuement. Sa belle-fille ne redoutait rien tant que les conversations littéraires. En somme, le palais délabré de Bayreuth n’était pas un séjour gai. La margrave avait à souffrir des cancans et des préjugés de petite ville, des luttes d’influence suscitées par la politique locale, de la jalousie de ses belles-sœurs, par-dessus tout de la défiance de son beau-père, qui craignait toujours que cette grande dame de Berlin ne commît des excentricités, et tout signe de civilisation était excentricité à Bayreuth. Le bonhomme avait réduit si belle-fille en esclavage pour l’empêcher de scandaliser ses états; elle n’osait pas se promener sans lui en demander la permission.

Aux yeux du vieux margrave, la vraie vie, c’était de trinquer avec ses amis, à la bonne franquette. Il s’arrêtait en voyage à tous les bouchons de la route; ayant une fois trente lieues à faire, les cabarets se trouvèrent si nombreux qu’il mit quatre jours en chemin. Son peuple l’adorait, parce qu’il n’était pas fier. Il avait un corps sec de vieux paysan cacochyme, le visage rusé et sournois, l’esprit positif. A l’extrême surprise de la margrave, il n’avait pas été ébloui le moins du monde d’avoir pour bru la fille du roi de Prusse. Il l’avait jugée sur sa dot, non sur sa naissance, et lui témoignait très peu d’égards. Il fatiguait ses enfans de ses mercuriales et de ses tyrannies puériles.

J’avoue à regret que mon aimable margrave ne goûtait en aucune façon le côté pittoresque de sa nouvelle existence. Les personnes sentimentales n’ont guère le sens du pittoresque de la vie. Elle aimait passionnément son jeune mari ; le reste l’ennuyait passionnément. Qui lui eût dit six mois plus tôt qu’en quittant les généraux de son père elle se sentirait à Bayreuth comme Ovide chez les Scythes l’eût fort surprise, et c’était pourtant la vérité, Berlin se transfigurait dans ses souvenirs en un lieu de luxe et de raffinement. Les lettres de son père contribuaient à l’aigrir. Frédéric-Guillaume trouvait fort mauvais, maintenant que son argent était hors de cause, que quelqu’un se permît de régenter sa fille et de lui refuser le nécessaire. Il la conjurait tendrement de « venir recevoir les caresses d’un père qui l’aimait, » lui promettait de lui faire « préparer un bon logement » et intervenait, sans qu’elle l’en eût prié, pour reprocher au vieux margrave son inconcevable avarice : « — J’ai écrit, lui annonçait-il, une lettre fort dure à votre vieux fou de beau-père. » Sa fille n’augura rien de bon de cette démarche, et elle ne se trompait pas. Le bonhomme entendait être maître dans sa maison. A l’automne de 1732, la margrave était réduite à emprunter à ses domestiques et n’avait pas de quoi donner une gouvernante à la fille qu’elle venait de mettre au monde. Elle se décida à exposer sa situation à son beau-père et à lui parler en même temps de son projet de visite à Berlin. Il répliqua froidement qu’il était « très mortifié » de ne pouvoir l’assister, mais « qu’il n’y avait rien de stipulé dans son contrat de mariage pour les frais des voyages qu’elle aurait envie de faire, ni pour l’entretien des filles qu’elle mettrait au monde. »

Elle avait d’autres soucis plus cuisans, causés par son frère Frédéric, soucis qui n’en étaient pas moins sensibles pour n’exister que dans son imagination. Elle le croyait ingrat et oublieux envers elle, et jamais il n’y eut injustice plus criante. Les lettres de Frédéric II à la margrave de Bayreuth sont les témoignages d’une amitié parfaite et inaltérable. Il la froissait parce qu’il était rude et parce qu’elle ne comprit pas qu’en devenant un homme, puis un roi, il quitterait avec elle le ton de la dépendance et de la soumission. Elle s’indignait qu’il ne fût plus sans cesse à ses pieds et qu’il lui refusât quelque chose au nom de ses devoirs de prince. Dans la deuxième partie des Mémoires, elle s’exprime avec irritation sur Frédéric, qui ne lui en voulut pas, heureusement pour tous deux, de ses inégalités. Il savait qu’elles partaient d’un cœur aimant et jaloux, que les meurtrissures avaient rendu trop sensible, et il n’en admirait pas moins l’intelligence supérieure et la grande âme généreuse de celle qui fut pour lui jusqu’à son dernier jour, et sans éclipse, « mon incomparable sœur, ma divine sœur. »

Elle ne devait guère tarder à ouvrir les yeux et à s’accuser elle-même auprès de son frère. En attendant, sa tête se montait. Elle caressait les griefs qu’elle croyait avoir contre chacun et s’estimait la plus malheureuse princesse de l’univers, poursuivie par la fatalité. Frédéric-Guillaume l’acheva en ordonnant à son époux de rejoindre son régiment; on ne laissait pas ainsi un régiment prussien à l’abandon. Il fut contraint d’obéir, partit, et alors la margrave ne se posséda plus. Elle se persuada, selon l’usage de son sexe, tout ce qui pouvait l’encourager à satisfaire sa fantaisie et à se rendre à Berlin: que la reine sa mère mourait d’impatience de la revoir; que le roi, métamorphosé par l’absence, serait le bon père tendre et généreux annoncé par ses lettres ; que tout le monde lui ferait fête et qu’elle serait comblée de présens et d’attentions. La reine lui avait pourtant écrit nettement, en apprenant ses projets : « Que venez-vous faire dans cette galère? Est-il possible que vous puissiez encore vous fier aux promesses du roi après qu’il vous a si cruellement abandonnée? Restez chez vous et épargnez-nous vos continuelles lamentations ; vous deviez vous attendre à tout ce qui vous arrive. » Bien que donné brutalement, le conseil était sage, mais la petite princesse ne l’écouta pas. Elle se remua si bien qu’elle réussit à emprunter l’argent de son voyage, et la voilà sur la route de Berlin, courant la poste vers une des plus cruelles déceptions de sa vie.

Elle arriva le 16 novembre 1732, sur le soir, précédée par une estafette qui devait avertir la reine et mettre tout le palais en fête. Elle descend de carrosse ; personne pour la recevoir. Pas de lumière. Déjà troublée par cette solitude, elle se dirige vers la chambre de sa mère. La reine l’aperçoit, vient à elle, la prend par la main sans lui laisser le temps de parler et la conduit dans son cabinet. « Elle se flanqua sur un fauteuil sans m’ordonner de m’asseoir. Me regardant alors d’un air sévère: « Que venez-vous faire ici? » me dit-elle. Tout mon sang se glaça à ce début. « Je suis venue, répondis-je, par ordre du roi, mais principalement pour me mettre aux pieds d’une mère que j’adore et dont l’absence m’était insupportable. — Dites plutôt, continua-t-elle, que vous y venez pour m’enfoncer un poignard dans le cœur et pour convaincre tout le genre humain de la sottise que vous avez faite d’épouser un gueux. Après cette démarche, vous deviez rester à Bayreuth pour y cacher votre honte, sans la publier encore ici. Je vous avais mandé de prendre ce parti. Le roi ne vous fera aucun avantage et se repent déjà des promesses qu’il vous a faites. Je prévois d’avance que vous nous rebattrez les oreilles de vos chagrins, ce qui nous ennuiera beaucoup, et que vous nous serez à charge à tous. »

Le cœur de la pauvre margrave se brisa. Elle se laissa tomber à terre et sanglota comme au temps où elle était enfant et où son père la battait. Quand elle put enfin rentrer dans la chambre de la reine et qu’elle voulut embrasser ses anciennes amies, celles-ci la regardèrent de haut en bas sans lui répondre. Sa sœur favorite l’accabla de railleries sur ses habits râpés. Le roi était à Potsdam. Elle se hâta de lui écrire. Après les lettres qu’elle en avait reçues, il était impossible qu’il n’eût pas de joie de la voir. Il revint de Potsdam dès le lendemain. « Il me reçut fort froidement. « Ha! ha! me dit-il, vous voilà. Je suis bien aise de vous voir. « Il prit une lumière, la considéra un instant en faisant la remarque qu’elle était bien changée, et reprit: « Que je vous plains! Vous n’avez pas de pain, et sans moi vous seriez obligée de gueuser. Je suis aussi un pauvre homme, je ne suis pas en état de vous donner beaucoup. Je ferai ce que je pourrai. Je vous donnerai par 10 ou 12 florins, selon que mes affaires le permettront. Ce sera toujours de quoi soulager votre misère. » Le seul Frédéric, que la margrave accusait en son âme d’inconstance, la reçut avec tendresse. Il vivait maintenant en assez bons termes avec son père ; il rendit à sa sœur tous les bons offices en son pouvoir et partagea sa bourse avec elle.

La merveille est qu’après ce bel accueil, le roi refusa de les laisser repartir pour Bayreuth. Le margrave n’était pas mauvais colonel : Frédéric-Guillaume le gardait. Il lui en coûtait la table, mais cela avait été de tout temps une fort petite dépense, et le roi l’avait encore réduite. Il n’y avait rien au dîner, comme par le passé, et l’on supprimait quelquefois le souper. Le margrave demandait inutilement au roi de lui donner au moins un peu de fromage. Le roi refusait, et le prince « maigrissait à vue d’œil. » Sa femme tombait en faiblesse. Ils imploraient leur congé sans pouvoir l’obtenir. L’été de 1733 les retrouva à Berlin. La margrave n’en pouvait plus quand eurent lieu les fêtes en l’honneur du mariage de Frédéric avec Elisabeth de Brunswick.

Les revues formaient le fond de toutes les réjouissances réglées par Frédéric-Guillaume. La cour se levait ces jours-là avant l’aube, et les dames, en habits de gala, demeuraient jusqu’à douze heures de suite sur le terrain de manœuvres sans « un verre d’eau. » La reine payait d’exemple, sachant fort bien que son époux n’admettait pas d’excuse lorsqu’il faisait aux dames l’honneur de leur montrer ses soldats dans toute leur gloire. Il y eut donc deux revues, auxquelles le roi ajouta un concert de musique nègre et une promenade en voitures découvertes organisée militairement : départ à heure fixe, itinéraire fixe, retour à heure fixe, suivi sur-le-champ d’un bal. Le cortège fut immense et magnifique. La cour et la noblesse remplissaient près de cent carrosses ouverts; les femmes étaient fort parées; le roi conduisait la pompe, qui se déroulait au pas à travers Berlin. Un orage éclata. Le roi ne changea rien à ses ordres : la pluie n’arrête pas une armée en marche. Des torrens d’eau s’abattirent sur les frisures des dames, leur poudre et leur rouge. Les cheveux et les plumes pendaient autour de la tête, les riches costumes se collaient au corps, et le cortège continuait sa route au pas. Le défilé devait durer trois heures : il dura trois heures, au bout desquelles on dansa en descendant de carrosse. La margrave ne pouvait penser sans rire, dix ans après, à l’aspect du bal et aux figures piteuses des dames, mais c’en était trop pour une femme ruinée de santé. La fièvre la prit et les médecins la condamnèrent, à moins d’un traitement et d’un régime. Frédéric-Guillaume se fit encore prier pour la laisser aller. Il avait inspecté le régiment du margrave et l’avait trouvé dans un ordre admirable, qui lui rendait cruelle la perte du colonel. « Il faut, répondait-il à toutes les instances, que mon gendre s’applique au militaire et à l’économie. » Frédéric usa d’adresse pour délivrer sa sœur, et les margraves repartirent pour Bayreuth dans des transports de joie, le 23 août 1733. Ils juraient qu’on ne les y reprendrait plus, mais ils juraient trop tard, comme il arrive d’ordinaire. La margrave ne se remit jamais et passa le reste de sa vie dans les langueurs et les souffrances.


VII.

Ils reconnurent, en arrivant à Bayreuth, combien leur retour était nécessaire. Le vieux margrave déclinait rapidement, le corps usé et l’esprit affaibli par le vin. Un pied dans la tombe, il se laissait bercer par une passion sénile pour la gouvernante de sa petite-fille, mettait tous les jours un habit neuf, se faisait coiffer pour paraître jeune, faisait le coquet et le galant. La margrave n’en crut pas ses yeux en trouvant son beau-père changé en dameret. « Il était tout le jour chez sa belle, raconte-t-elle, à laquelle il faisait des déclarations morales et se contentait de lui sucer les mains. » Il ne se contenta pas longtemps des baisemens de mains et offrit d’épouser. La margrave rompit le mariage la veille du jour où il allait être déclaré, en menaçant la fiancée de sa colère, mais l’amour des vieillards est tenace ; celui du vieux margrave croissait à mesure qu’il s’enfonçait dans le rêve sans réveil de la seconde enfance, et il était visible à tous les yeux que le visage avenant de la grosse Flore, la gouvernante, lui était chaque jour plus indispensable. L’ivrognerie coupa court au dénouement. Le vieux margrave mourut en 1735, au moment où il avait décidé la Flore à passer par-dessus les menaces de ses enfans et à l’épouser.

Les années qui suivirent furent intéressantes pour la principauté ; elles ne le seraient point pour le lecteur. La margrave restaura ses châteaux, renouvela ses meubles, donna des fêtes et Bayreuth changea de face; la noblesse perdit insensiblement ses airs grotesques, les traces de barbarie s’effacèrent, et le petit pays fut entraîné dans le mouvement de relèvement de l’Allemagne. Frédéric II a marqué ce mouvement en traits précis dans le tableau de l’Europe par où débute son Histoire de mon temps. La nation germanique, dit-il, était en proie au « goût gothique, » à l’ivrognerie et à la grossièreté, semblable en un mot à « un champ qu’on défriche nouvellement. » Le champ inculte redevint un « jardin. » — « Les richesses qui se sont augmentées par l’industrie et le commerce ont entraîné à leur suite les plaisirs, les aisances de la vie, et peut-être les désordres qui les accompagnent. Depuis cent ans, on a vu augmenter d’année en année le nombre des carrosses, la dépense des habits, des livrées, des équipages, des tables, des meubles[9]. » Frédéric craignait qu’on n’allât trop vite. Il aurait approuvé que l’on conservât encore quelque temps les traditions économes de la vieille génération et prêchait en ce sens sa sœur de Bayreuth, dans les visites qu’il lui faisait. « Vous n’avez pas besoin de tant de monde, lui disait-il. Je vous conseille de casser toute la cour et de vous réduire sur le pied de gentilshommes. Vous avez été accoutumée à vivre à Berlin avec quatre plats ; c’est tout ce qu’il vous faut ici. » La margrave pleurait à ces discours et se persuadait que son frère ne l’aimait plus, car elle adorait le faste, et elle avait le malheur de ne pouvoir oublier qu’elle avait failli être reine de plusieurs grands pays.

A Berlin, le vieux Frédéric-Guillaume servait de digue à l’esprit nouveau, mais il était temps qu’il s’en allât : il devenait ridicule. Sa grande œuvre, l’armée prussienne, le devenait avec lui à force d’être cachée dans du coton. La persuasion qu’il ne se résoudrait jamais à faire la guerre était si forte, raconte son fils, « que ses alliés avaient aussi peu de ménagemens pour lui que ses ennemis. » Les monarques étrangers, grands et petits, lui témoignaient ouvertement leur mépris. — « Les officiers prussiens, exposés à mille avanies, étaient devenus l’opprobre du genre humain; ils enrôlaient des recrues dans les villes impériales, selon le droit qu’en ont les électeurs, on les arrêtait et les traînait dans des cachots et des prisons; les moindres princes se plaisaient à faire insulte aux Prussiens ; jusqu’à l’évêque de Liège donnait des mortifications au roi[10]. » Le vieux margrave de Bayreuth lui-même avait montré les dents, quelque temps avant sa mort, parce qu’un officier prussien avait enlevé un géant dans ses états, et presque au même moment les Hollandais faisaient « arquebuser » sans autre forme de procès un enrôleur prussien surpris sur leur territoire. Les sujets de Frédéric-Guillaume commençaient à avoir « le cœur ulcéré » de « la flétrissure qu’on attachait au nom prussien. »

Sa sortie de ce monde, du moins, ne fut pas ridicule. Tout ce qu’il y avait en lui de bon et de mauvais jeta dans les derniers instans de grandes lueurs qui rendirent sa mort singulière et héroïque. C’était au mois de mai 1740. Frédéric-Guillaume se mourait d’une hydropisie. Des ecclésiastiques prirent ce temps de l’exhorter à se réconcilier avec un de ses parens : « — Il faut lui écrire, sire, et lui dire que vous oubliez tous ses torts. » Le roi était pieux. — « Eh bien! dit-il enfin, écrivez; mais du moins, si j’en reviens, ne donnez pas ma lettre ; ne l’envoyez que dans le cas que je mourrai. » Le 31 mai au matin, se sentant très mal, il se fit traîner sur sa chaise roulante dans la chambre de la reine, qui dormait, l’éveilla et l’avertit d’avoir à se lever, parce qu’il allait mourir. Il se fit mener ensuite chez les princes de la famille royale, l’un après l’autre, et prit poliment congé d’eux. Rentré dans son appartement, il manda ses ministres et tous les généraux ou colonels présens à Berlin, remit devant eux l’autorité au prince royal, prononça un petit discours sur les devoirs des princes envers leurs sujets et signifia à tout ce monde de se retirer.

Dès qu’ils furent partis, il envoya l’ordre de mettre un uniforme neuf à son grand régiment, et attendit la mort en paix, ayant dans les yeux une vision de grenadiers géans paradant avec des armes luisantes et des uniformes immaculés. On voulut faire entrer des ecclésiastiques. Il déclara « qu’il savait tout ce qu’ils avaient à lui dire, qu’ainsi ils pouvaient s’en aller. « Il expira dans la journée. Ses généraux le pleurèrent, son peuple le regretta peu; son fils Frédéric annonça sa mort à la margrave en ces termes : — « Ma très chère sœur, le bon Dieu a disposé hier, à trois heures, de notre cher père. Il est mort avec une fermeté angélique et sans souffrir beaucoup. » Le frère et la sœur eurent un chagrin sincère et se consolèrent promptement, comme c’était leur droit. Le souvenir laissé dans leur mémoire par ce père redoutable ressembla fort à un cauchemar. Frédéric II rêvait souvent, vingt ans encore après, que Frédéric-Guillaume entrait dans sa chambre, suivi de soldats à qui il commandait de lier son fils et de le mener en prison. « Et je m’éveille tout en sueur, racontait Frédéric, comme si l’on m’avait plongé dans la rivière. » Il en rêvait tout éveillé : — « Au milieu même des plaisirs que je goûte, l’image de mon père s’offre à moi pour les affaiblir. »

La margrave n’oublia pas non plus. Ses Mémoires sont là pour le prouver. Ils s’arrêtent en 1742, et nous nous nous arrêterons avec eux. La fin de la vie de la princesse Wilhelmine fut absorbée par son culte pour son frère, et nous est connue surtout par leur Correspondance. C’est une nouvelle phase de l’histoire d’Allemagne, d’autres temps, d’autres physionomies, un autre ton : les sentimens, le bel esprit et la politique ont pris la place des tableaux de mœurs. Ce serait une autre étude, et qui a déjà été faite[11]. Nous regrettons même que la margrave n’ait pas posé la plume un peu plus tôt, ou qu’elle ait oublié d’arracher de son manuscrit les pages écrites pendant l’aigreur contre son frère. Elle avait reconnu ses torts dans une lettre noble et tendre, et Frédéric n’avait voulu voir que le grand cœur, le courage antique et le « génie » de cette sœur chérie. Les Mémoires restèrent intacts et témoignent des petitesses qui furent l’alliage d’une nature généreuse.

Il est vrai que cet alliage est ce qui rend sa figure si vivante et, — je l’ajoute tout bas, — si séduisante. Les personnes parfaites ont un peu de monotonie ; la petite margrave souffreteuse, jalouse et maligne, n’était rien moins qu’endormante. Son âme était frémissante et passionnée, son esprit hardi et sincère, son humeur enjouée et violente, son cœur exigeant. Qu’on la loue ou qu’on la blâme, elle fut femme avant d’être princesse, et elle était princesse jusqu’au bout des ongles. La femme a écrit la boutade en deux volumes qu’on lui a reprochée durement et qu’il serait grand dommage de ne pas avoir ; la cour de Frédéric-Guillaume Ier et la cour du vieux margrave de Bayreuth sont des tableaux uniques en leur genre. La princesse prit en 1757, lors des revers de la Prusse, la résolution de se tuer si son frère lui en donnait l’exemple, et Frédéric y comptait si bien qu’il lui écrivit : — « Je n’ai pas le cœur de vous détourner de vos résolutions. Nous pensons de même. » Les événemens dissuadèrent Frédéric de « finir la pièce, » mais il ne dépendait plus de la margrave de vivre ou de mourir. Depuis longtemps elle n’avait que le souffle. Elle expira le 14 octobre 1758, le jour où son frère était battu à Hochkirch. Je ne sais pas de plus belle oraison funèbre que celle que lui fît Frédéric le Grand, sans y penser, par les attitudes si différentes qu’il eut devant la défaite et en apprenant la mort de sa sœur.

Le 14 octobre, après la bataille, le roi fit appeler son lecteur, Henri de Catt, et le reçut d’un air ouvert en lui récitant la grande tirade de Mithridate vaincu, qu’il modifiait pour l’appliquer aux circonstances.


Je suis vaincu. Daunus[12] a saisi l’avantage
D’une nuit qui laissait, peu de place au courage, etc.


Le 17 octobre, une estafette apporta la nouvelle de la mort de la margrave de Bayreuth. Henri de Catt fut appelé. Frédéric II sanglotait comme un enfant et fut plusieurs minutes sans pouvoir proférer un mot. Pendant plus d’un an, il n’eut qu’un cri au milieu de ses larmes : — « j’ai tout perdu en elle! » Ce cri absout la margrave de toutes ses erreurs et de tous ses défauts. Heureuse la femme qui peut se dire que, lorsqu’elle mourra, il se trouvera un être humain pour s’écrier : j’ai tout perdu!


ARVEDE BARINE.

  1. Sébastien Munster, Cosmographia universalis (1544).
  2. Ranke, Zur Deutschen Geschichte. Il faut se souvenir que Ranke a toujours soutenu que les revenus tirés par l’Espagne de l’Amérique, au XVIe siècle, étaient très inférieurs à ce qu’on croit généralement. (Voir son Espagne sous Charles-Quint, Philippe II et Philippe III.)
  3. Hormayr, Taschenbuch fur die Vaterländische Geschichte, cité par Michelet.
  4. Mémoires de Catt.
  5. Mémoires de Catt.
  6. Ou plutôt, pour être tout à fait exact, le duc de Glocester, qui devint prince de Galles en 1727, à la mort de son grand-père George Ier.
  7. Les Mémoires de la margrave disent 49 ; c’est une inadvertance ; Auguste était né en 1670.
  8. Dans l’Histoire d’Allemagne de David Müller, destinée aux collèges, il est dit que « le conseil de guerre refusa avec fermeté de condamner le prince à mort. » D’autres ouvrages allemands suivent la version que nous donnons. Les Mémoires de Catt laissent dans le doute de quel côté fut la majorité. Frédéric II ayant déchiré, à son avènement, les pages du procès compromettantes pour les membres du conseil de guerre, il est impossible d’arriver à une certitude.
  9. Rédaction de 1746.
  10. Histoire de mon temps, chap. II.
  11. Sainte-Beuve, Causeries du lundi.
  12. Le comte de Daun, qui commandait les Autrichiens à Hochkirch.