La Jeunesse de Frédéric Nietzsche

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 688-699).



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Das Leben Friedrich Nietzsche’s, par Mme  Foerster-Nietzsche, Tome I. — Friedrich Nietzsche’s Schriften und Entwürfe (1869-1876), 2 vol. (Leipzig, librairie Naumann).

Parmi tant d’images effrayantes ou lugubres où se complait à présent la fantaisie des jeunes dessinateurs d’outre-Rhin, copiant, imitant, variant de toute façon la Danse des Morts d’Holbein et les sombres poèmes de Dürer, je ne crois pas qu’on puisse rien trouver qui égale en profonde et tragique horreur une grande planche publiée par la revue berlinoise Pan au frontispice d’une de ses dernières livraisons. Ce n’est pourtant qu’un portrait, et conçu évidemment sans aucun parti pris d’exagération symbolique. L’auteur, M. Kurt Stœving, y a simplement représenté tel qu’il le voyait devant lui, assis sur un banc, au fond d’un jardin, un homme d’une quarantaine d’années, tête nue, les mains croisées sur les genoux. Mais il n’y a pas jusqu’au geste des doigts, trop longs et trop effilés, il n’y a pas jusqu’à la pose du corps, à la fois inquiète et abandonnée, qui n’achèvent de donner a l’ensemble de ce portrait un caractère inoubliable, obsédant et douloureux comme le souvenir d’un cauchemar. Le visage est pâle, déformé, usé, — dirait-on, — par de longues années de lutte intérieure. Les sourcils froncés, les narines relevées, les lèvres, serrées sous l’épaisse moustache tombante, expriment une méfiance mêlée d’angoisse ; tandis que, sous un front d’une hauteur et d’une largeur démesurées, les yeux regardent fixement dans le vide, deux yeux de bête, immobiles et sans pensée, des yeux qui ne voient pas et qui ne comprennent pas, mais où se lit plus clairement encore cette même expression d’épouvante désespérée.

Cette image sinistre, — que M. Stœving aurait mieux fait, peut-être, de ne point peindre, et la revue allemande de ne point publier, cette image nous montre tel qu’il est maintenant, en attendant que la mort consente enfin à le délivrer, un des hommes a coup sûr les plus intelligens de notre siècle, le théoricien et le poète du super-homme, le grand philosophe Frédéric Nietzsche. C’est avec ce visage terrifié et hagard qu’il accueille désormais, dans la maison de sa mère, à Naumbourg sur la Saale, l’hommage respectueux de ses admirateurs. Depuis sept ans que l’a frappé la paralysie générale, arrêtant d’un coup soudain l’élan trop ambitieux de sa pensée, d’année en année le malheureux super-homme est descendu plus bas, au-dessous du niveau le plus bas de l’humanité. Naguère encore, déjà muet et sans pensée, il pouvait marcher, s’asseoir à table, répondre d’un mouvement de tête à l’appel de son nom. Aujourd’hui cela même est fini. Rien ne reste plus de Frédéric Nietzsche qu’une masse inerte, la misérable chose que nous représente le portrait de M. Stœving.

Du moins, si la mort tarde a venir, le travail de la postérité l’a depuis longtemps devancée. Aux quatre coins de l’Europe le nom de Nietzsche est devenu fameux, et l’influence de ses écrits se fait sentir aussi bien dans le Triomphe de la Mort de M. d’Annunzio que dans les derniers drames d’lbsen et dans les œuvres les plus récentes des romanciers russes. En France, un jeune enthousiaste, M. Henri Albert, s’est constitué l’interprète, l’apôtre fidèle du nietzschéisme. Et les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les belles études consacrées ici même à l’œuvre et à la doctrine de l’auteur de Zarathustra[1]. Mais c’est en Allemagne surtout que l’admiration de Nietzsche a pris toutes les proportions d’un culte. Des professeurs d’université ont inscrit la théorie du super-homme au programme de leurs cours ; il s’est formé une littérature, une musique, une politique nietzschéennes. Et pendant que l’int’ortuné agonise, dans la vieille maison de Naumbourg, avec son corps de fantôme et ses mornes yeux pleins d’angoisse, sa famille et ses amis s’occupent pieusement, autour de lui, de l’entretien de sa gloire.

Sous la direction de sa sœur, Mme  Elisabeth Fœrster, de fervens disciples ont entrepris la publication de ses écrits inédits, de ses notes, de ses brouillons, de sa correspondance, de tous les documens relatifs à son œuvre et à sa vie. Déjà deux gros volumes ont paru, de cinq cents pages chacun, où se trouvent réunis et classés par ordre chronologique tous les papiers de Nietzsche datant de 1869 à 1876, c’est-à-dire des années de son séjour à l’université de Bale. Et en même temps que, de concert avec M. Fritz Kœgel, elle dirigeait cette publication, Mme  Fœrster vient encore de publier le premier volume d’une grande biographie de son frère, faite surtout à l’aide de ses lettres, de ses Souvenirs inédits, et d’un Journal où il consignait au jour le jour le détail de ses actions et de ses pensées.

C’est de cette biographie, plus intéressante, plus étonnante peut-être que les écrits mêmes de Nietzsche, que j’aurais voulu pouvoir tout au moins résumer ici les traits essentiels. Mais bien que l’ouvrage de Mme  Fœrster n’embrasse qu’une partie de la vie de Nietzsche, s’arrêtant à l’année même de la nomination à Bâle, je m’aperçois qu’il faudrait un volume entier pour l’analyser avec fruit, tant la personne du philosophe-poète s’y montre complexe, mobile, insaisissable, tant apparaît profonde et incessante l’influence des hasards de sa vie sur le développement de sa pensée.

Il n’en est point de Nietzsche, en effet, comme par exemple de son maître Schopenhauer, qui a toujours nettement séparé sa doctrine philosophique de ses intérêts temporels. Sa doctrine, ou plutôt ses doctrines successives, Nietzsche ne s’est point borné à les penser : il les a vécues, leur livrant tour à tour son être tout entier. Et de là vient que dans chacune d’elles il nous touche, nous émeut, nous passionné également : car à travers ses idées, nous sentons l’âme qu’il ne s’est pas arrêté d’y mettre, une ame inquiète, fiévreuse, la plus ardemment assoiffée d’absolu qu’il y ait eu jamais. Et de là vient aussi qu’il a péri comme il a péri : car une absorption aussi complète de tout l’être par l’intelligence, et une tension aussi obstinée de toute l’intelligence à la poursuite d’un objet impossible, ne pouvaient manquer d’aboutir à une catastrophe tragique.

Mais peut-être ne serait-il pas sans intérêt d’examiner avec un peu de détail, dans la biographie de Nietzsche, les causes premières de la catastrophe, et d’essayer de voir comment s’est constituée, chez l’auteur de Zarathustra, cette hypertrophie de l’intelligence où sa merveilleuse intelligence a finalement succombé. Aussi bien l’un des objets principaux que s’est proposé Mme  Fœrster est-il précisément de prouver que la folie de son frère n’est point, comme on l’a pensé, un effet de l’hérédité. Il est vrai que le père du philosophe, le pasteur Charles-Louis Nietzsche, est mort d’un rarnollissement du cerveau : mais cette maladie ne lui est venue que par accident, à la suite d’une chute dans son escalier. Et avant ni après lui, personne de sa famille, à l’exception de son fils Frédéric, n’a présenté jamais le moindre symptôme de troubles cérébraux. « La famille des Nietzsche, dit Mme  Fœrster, s’est au contraire toujours fait remarquer pour sa santé et sa longévité. » Et pareillement la famille maternelle du malheureux Nietzsche. C’est donc bien en lui seul qu’il convient de chercher les sources de son mal : et dès les premières pages de sa biographie on découvre l’une d’elles, cette activité anormale de l’intelligence, qui tout de suite a porté l’enfant à vouloir tout apprendre, tout comprendre, qui à dix ans a fait de lui un poète, un musicien, un philologue et un auteur dramatique.

Dans une autobiographie qu’il écrivit à treize ans, Nietzsche a lui-même raconté sa première enfance. « Je suis né. dit-il, le 15 octobre 1844 à Rœcken, près de Lützen, et j’ai reçu au saint baptême les prénoms de Frédéric-Guillaume. Mon père était pasteur ; c’était l’image parfaite d’un prêtre de campagne. Doué à un égal degré d’intelligence et de sentiment, orné de toutes les vertus d’un chrétien, il vivait une vie tranquille, simple et heureuse, vénéré et aimé de tous ceux qui l’approchaient... Quant à mon village natal, aucun voyageur ne l’a traversé jamais sans jeter un regard complaisant sur cet aimable lieu, avec sa ceinture d’étangs et de verts buissons, et la vieille tour de son église toute tapissée de mousse. Je me rappelle une promenade que j’ai faite avec mon père de Lützen in Rœcken, et comment, au milieu du chemin, nous fûmes surpris par le bruit joyeux des cloches, sonnant la féte de Pâques. Leur son a depuis lors souvent retenti dans mon cœur ; toujours il m’a ramené en pensée à la chère lointaine maison paternelle. »

Et l’enfant ajoutait : « Au surplus, ce que je sais des premières années de ma vie est trop insignifiant pour que je doive prendre la peine de le raconter. Diverses qualités se sont pourtant de très bonne heure développées en moi : ainsi un certain goût de tranquillité et de silence, qui m’a toujours tenu à l’écart des autres enfans ; ainsi encore une disposition passionnée, qui me venait par intervalles, et me remplissait d’une tristesse sans objet. »

Après la mort de son père, en 1850, sa famille vint demeurer à Naumbourg, auprès de ses grands-parens. Perdu déjà dans ses rêves, jamais le petit Frédéric ne voulut s’amuser aux jeux de son âge : une fois seulement la vue d’un danseur de corde lui fit une impression profonde, si profonde que toute sa vie il en garda le souvenir. Il n’avait pas dix ans lorsqu’il écrivit ses premiers vers, des vers d’une facture un peu maladroite, mais étrangement imprégnés de réflexion et de mélancolie. Et, c’est vers la neuvième année aussi qu’il s’essaya pour la première fois à la composition musicale. « J’étais allé à l’église de la ville, le jour de l’Ascension, et j’entendis la le sublime Alleluia du Messie de Hændel. Il me sembla entendre l’hymne de joie des anges accompagnant le retour au ciel de Notre-Seigneur. Et aussitôt je formai le projet de composer quelque chose de semblable. Je me mis à l’œuvre en sortant de l’église ; tout nouvel accord que je trouvais me remplissait d’un bonheur enfantin. »

Dès ce moment, sa curiosité, sa soif de savoir s’étaient éveillées. Lisbeth, dit-il un jour à sa sœur d’un ton très sérieux, cesse donc de raconter de pareilles absurdités au sujet des enfans qu’apporteraient les cigognes. L’homme est un mammifère ; et comme tel, nécessairement, il procrée lui-même ses enfans. » Il lui disait une autre fois : Lisbeth, as-tu jamais songé à te demander pourquoi toi et moi nous apprenons si facilement toutes choses ? Moi, vois-tu, j’y pense sans cesse. Et je me demande si ce n’est pas notre cher papa qui, là-haut, obtient pour nous d’avoir de si bonnes idées. »

Frédéric Nietzsche avait treize ans lorsqu’il quitta Naumbourg pour continuer ses études au célèbre gymnase de Pforta, une sorte de collège modèle, où n’étaient admis que des élèves de choix. C’est en arrivant à Pforta qu’il écrivit l’Autobiographie dont j’ai cité quelques passages. Il entreprit en même temps de rédiger son Journal, où il épanchait, tous les soirs, le torrent de ses pensées. Il y écrivait, par exemple, le 15 août 1858 : « À la considérer de plus près, la vie de l’école est une action qui se développe sans cesse, et qui, malgré l’apparente monotonie de ses exercices, revêt sans cesse un nouvel intérêt. On dit couramment que les années d’école sont de dures années : oui, mais ce sont aussi des années d’une portée énorme pour la suite de la vie ; et pourtant il est vrai que ce sont des années très dures, car l’esprit y est jeune et frais, et doit se soumettre cependant à d’étroites contraintes. Encore, pour beaucoup de ceux pour qui elles sont dures, ces années sont-elles en même temps sans aucun proflt : car il n’est point aisé de savoir les utiliser. La règle principale pour y parvenir est de se développer également et concuremment dans toutes les sciences, dans tous les arts, et dans toutes les aptitudes, et de telle façon que le développement du corps aille de pair avec celui de l’esprit. Il n’y a rien dont on doive se garder comme des études trop exclusives, et consacrées à un seul objet. Il faut lire tous les écrivains, et cela pour plusieurs motifs, en faisant attention tout ensemble à la grammaire, à la syntaxe, et au style, et à l’importance historique, et au contenu intellectuel et moral. On devrait aussi mener de front la lecture des poètes grecs et latins avec celle des classiques allemands, en comparant leurs points de vue. De même l’histoire ne devrait pas être séparée de la géographie, les mathématiques de la physique et de la musique : à ce prix seulement, l’arbre de la science porterait de beaux fruits, animé d’un unique esprit, éclairé d’un unique soleil. »

Et de fait, durant les premières années qu’il passa à Pforta, Frédéric Nietzsche fut un élève incomparable, s’intéressant à tout, portant à toutes les sciences et a tous les arts une ardente curiosité. Son Journal est rempli de plans d’études qu’il se traçait pour l’avenir, embrassant l’ensemble des connaissances humaines, depuis la géologie jusqu’à la politique. Ce qui ne l’empêchait point de composer d’innombrables morceaux. Symphonies, sonates, poèmes lyriques, de s’essayer à des drames, d’organiser à Naumbourg, avec deux de ses camarades, une société littéraire et artistique, où, entre deux auditions de ses œuvres musicales, il faisait des conférences sur l’Enfance des peuples, sur Napoléon III, sur l’Élément démoniaque dans la musique, sur la Fatalité et l’Histoire, sur la Poésie serbe, et sur les Lois de la critique. Tout cela de 1860 à 1863, entre sa quinzième et sa dix-huitième année !

En 1862, trois ans après l’entrée de Nietzsche au gymnase de Pforta, un grand changement se produisit dans sa vie d’écolier. L’élève modèle devint un mauvais élève, distrait, ennuyé, indifférent désormais aux leçons de ses professeurs. Non pas que le goût lui fût enfin venu des plaisirs habituels de son âge. Ni à ce moment, ni jamais l’amour, en particulier, ne joua le moindre rôle dans sa vie. « Je n’ai point trouvé trace chez lui, nous dit sa sœur, d’une passion amoureuse, non plus que de l’amour vulgaire. Toute sa passion était employée aux choses de l’intelligence, et pour le reste du monde il n’avait qu’une curiosité toute superficielle. Lui-même, plus tard, soullrit beaucoup de n’avoir jamais pu éprouver un amour-passion ; mais si jolies que fussent les femmes qu’il rencontrait sur son chemin, tout de suite son penchant vers elles prenait la forme d’une amitié purement cérébrale. »

Ainsi, dès l’enfance, il ne vivait que par la pensée : et c’est encore dans sa seule pensée qu’il faut chercher l’explication d’un revirement si subit à l’égard du collège et de ses professeurs. Ce revirement n’est en effet que la première manifestation, chez Frédéric Nietzsche, d’un autre des traits dominans de son caractère : de cette mobilité maladive qui toute sa vie le portait à se dégoûter de ce qu’il avait trop aimé, et à repartir en quéte de connaissances nouvelles. Jamais peut-être un homme n’a traversé plus d’opinions successives que l’auteur de Zarathustra, et jamais assurément nul n’a dénigré avec plus de mépris et de haine les diverses opinions qu’il avait traversées. De toute son âme il cherchait la vérité, une vérité complète, absolue, définitive ; mais à peine avait-il cru l’atteindre qu’il découvrait le néant de ce qu’il avait d’abord pris pour elle. Et c’est ainsi que ce passionné de certitude a toujours été, en fin de compte, un terrible destructeur. Il avait le goût de construire : il rêvait d’un beau palais où sa pensée se fût délicieusement reposée. Mais avec ce goût de construire, il avait l’instinct de la destruction, et sa vie s’est écoulée parmi des ruines. Il n’y a pas jusqu’à sa théorie du super-homme qu’il n’eût certainement démolie, — pour vague, instable, et toute négative qu’elle fût au fond, — si l’effrayant galop de sa pensée ne s’était brusquement arrêté. Et j’imagine que c’est dans la conscience de cet instinct destructeur qu’il trouvait l’une des preuves principales de l’origine slave de sa famille. On sait, en effet, qu’il s’est toujours défendu d’être Allemand. Il prétendait descendre des Nietzky, et regrettait que ses arrière-grand-parens eussent cru devoir, en émigrant en Allemagne, germaniser la désinence polonaise de leur nom. Mme  Fœrster, malheureusement, n’a pu rien découvrir de positif touchant cette question d’origine ; mais elle reproduit, en revanche, une note de son frère qui a pour nous l’importance, plus précieuse, d’un document psychologique assez extraordinaire :

« On m’a appris, écrivait Nietzsche en 1883, à faire remonter l’origine de mon sang et de mon nom à une vieille famille noble de Pologne, les Nietzky : ceux-ci auraient quitté leur pays depuis plus d’un siècle, pour des motifs religieux. car ils étaient protestans. Je ne nierai point que dans mon enfance je n’aie été très fier de cette origine polonaise. Ce que j’ai de sang allemand ne me vient que de ma mère : et il me semblait que, malgré cela, j’étais resté essentiellement Polonais. Que mon apparence extérieure présente maintenant encore lu type polonais, c’est ce dont j’ai eu très souvent la confirmation. À l’étranger, notamment en Suisse et en Italie, on me prend volontiers pour un Polonais. À Sorrente, lorsque j’y ai passé l’hiver, la population ne m’appelait que il Polacco. À Marienbad, des Polonais venaient vers moi dans la rue, nÿadressaient la parole dans leur langue : et l’un d’eux, comme je me défendais d’être son compatriote, me considéra longtemps avec tristesse, puis me dit : « C’est toujours la vieille race, mais le cœur s’est tourné Dieu sait de quel côté ! » Un petit cahier de mazurkas composées dans mon enfance portait en manière de dédicace : « À mes ancêtres. » Et certes j’étais bien des leurs, par plus d’un jugement et plus d’un préjugé. J’aimais à me rappeler ce droit qu’avait le noble polonais d’annuler de son seul velo les décisions de toute une assemblée : et c’était de ce droit que me paraissait avoir fait usage, contre les décisions du reste des hommes, le Polonais Copernic. Dans les faiblesses politiques des Polonais, je voyais des argumens pour, plutôt que contre, la supériorité de leur race. Et je vénérais en Chopin le privilège qu’il avait eu d’affranchir la musique des influences allemandes, c’est-à-dire de son penchant à la laideur, a l’obscurité, à la mesquinerie, à la précision pédantesque. »

Pour quiconque l’étudie d’un peu près, l’auteur du Cas Wagner apparaît en effet le moins allemand des écrivains. Il n’a eu, du pays où il est né, ni lalangue, ni l’esprit. Et si par la brièveté, l’éclat, la simple et inquiétante saveur de son style, il fait songer aux moralistes français du siècle dernier, la tournure générale de sa pensée nous fait voir en lui un frère des Tchédrine et des Bakounine, de ces nihilistes slaves si prompts à l’illusion, mais plus prompts encore au désenchantement, victimes d’un idéal trop haut et d’une clairvoyance trop aiguë. Oui, quoi qu’il en soit de sa véritable origine, Frédéric Nietzsche est bien l’héritier intellectuel de ces Huns et de ces Sarmates qu’il se plaisait à tenir pour les ancêtres de sa race. Comme à eux, le repos lui était interdit ; une fatalité le poussait toujours en avant ; et partout sur son passage il ne laissait que des cendres.

Depuis le moment où nous sommes arrivés, sa vie n’a plus été qu’une série d’enthousiasmes rapides suivis d’amères déceptions et d’impitoyables rancunes. Tour à tour étudiant, soldat, professeur, on eût dit qu’à mesure qu’il s’approchait des hommes et des choses, un instinct secret lui en révélait la faiblesse et l’inanité. C’est ainsi qu’en 1865, à vingt et un ans, définitivement libéré de l’empreinte qu’avait mise sur lui son éducation chrétienne, il dressait du même coup contre le christianisme le réquisitoire le plus catégorique. Tout son Antechrist se trouve déjà en germe dans les lettres qu’il écrivait a sa sœur, pour lui apprendre qu’il avait renoncé à ses études de théologie.

Les études de philologie, où il se livra ensuite, ne paraissent point l’avoir satisfait davantage. À peine avait-il fait la connaissance d’un nouveau professeur qu’il découvrait les défauts de son enseignement, et les définissait avec Fétonnante précision qu’il apportait à juger toute chose. « Une série de notices, datant de 1866 à 1868, nous dit sa sœur, montre clairement combien il était déjà sceptique, dès lors, à l’égard des études philologiques en général. Il ne cessait pas de se demander si l’objet actuel de la philologie valait la peine qu’on lui consacrât toute sa vie : et toujours, par desiargumens variés a l’infini, il se trouvait amené a répondre : Non. » Ce qui ne l’empêchait point de surpasser, en érudition philologique, les philologues les plus éminens, et d’achever ses études avec un éclat si inaccoutumé qu’à vingt-quatre ans il obtenait une chaire d’université. Mais pour devoir enseigner à son tour la philologie, le jeune professeur n’était parvenu qu’à la mépriser davantage. Il méditait, durant son séjour à Bâle, un petit traité psychologique qu’il aurait intitulé : Nous autres Philologues, et dont le plan et l’esquisse viennent d’être publiés dans le second volume des Écrits et Projets. C’était une satire sanglante, où par delà les philologues il s’en prenait à la science elle-même dont ils faisaient profession, l’accusant d’être non seulement inutile, mais nuisible, d’avoir à jamais fausse notre conception de l’antiquité, et déclarant enfin que « le philologue de l’avenir aurait avant tout à se montrer sceptique envers notre civilisation moderne tout entière, et par suite devrait supprimer l’état de philologue. »

Mais c’est surtout dans l’attitude de Nietzsche à l’égard de Wagner que se reconnaît cette terrible infirmité de son esprit, qui le portait à ne rien juger aussi sévèrement que ce qu’il s’était senti d’abord le plus enclin à aimer. Et puisque aussi bien le Cas Wagner est l’un de ses rares écrits qui aient été traduits en français, on me permettra de les rechercher en quelque sorte, dans sa biographie et ses notes intimes, antécédens de ce petit livre.

J’ai emporté à la campagne, écrivait Nietzsche à sa sœur en 1866, la partition de piano de la Walkure de Richard Wagner. Mes sentimens sur cette œuvre sont si mélangés, que je ne puis me résoudre à la juger dans l’ensemble. Les plus grandes beautés et virtutes y sont contre-balancées par des faiblesses et des laideurs de même dimension. »

Mais peu à peu cette irrésistible musique s’emparait de lui, comme elle s’est emparée de chacun de nous à quelque moment de notre vie. « Je suis allé ce soir, écrivait-il en 1868, au concert de l’Euterpe, où l’on jouait le prélude de Tristan et Isolde ainsi que l’ouverture des Maîtres Chanteurs. Cette musique extraordinaire m’enlève tout mon sang-froid de critique : elle remue, fait frémir en moi toutes mes fibres et tous mes nerfs. Depuis longtemps je n’avais été transporté au dehors de moi-même autant que je viens de l’être en écoutant l’ouverture des Maîtres Chanteurs. » Et voici que l’occasion s’offrait à lui, quelques jours après, de faire personnellement connaissance avec Richard Wagner. C’était à Leipzig, en novembre 1868. Lui-même va nous raconter les circonstances de sa première entrevue :

« En rentrant chez moi, j’ai trouvé un billet à mon adresse, ne portant que ces mots : « Si tu veux faire la connaissance de Richard Wagner, trouve-toi, à trois heures et quart, au café du Théâtre. » Cette nouvelle me mit l’esprit à l’envers. Je courus naturellement au café ; j’y rencontrai l’ami qui m’avait écrit ; mais de Wagner, point. Mon ami m’apprit en revanche que Wagner demeurait à Leipzig, chez des parens, dans l’incognito le plus strict ; il ajouta que Mme Rietschl lui avait parlé de moi, et que le maître avait témoigné le désir de me connaître incognito. En effet, je fus invité pour le dimanche soir.

« Je vécus les jours qui me séparaient de ce dimanche dans un état d’esprit réellement fantastique. Certain de me trouver en nombreuse compagnie, je résolus de me mettre en frais de toilette, et je songeai avec bonheur que mon tailleur m’avait promis, pour ce dimanche-Ia, un costume de soirée que je lui avais commandé… Cependant le jour arriva, les heures passèrent, et mon tailleur ne se montrait pas. Il ne vint qu’a six heures et demie : j’avais a peine le temps de habiller. J’essaie mon costume, il me va, je suis ravi. Mais voici que l’homme me présente sa note, déclarant qu’il entend être payé tout de suite… Et le voici qui empoigne mon costume ; je lutte, je veux reprendre le pantalon, qu’il serre déjà dans sa toile ; il s’en va, et je roule, en chemise, sur le sofa de ma chambre…

« Enfin nous arrivons dans le salon des Brockhaus. Personne que la famille Wagner, et nous deux. Je suis présenté à Wagner : il me dit sa joie de me voir si familier avec sa musique, puis se met à plaisanter de la façon la plus amère toutes les représentations de ses œuvres, sauf naturelle nient les célèbres représentations de Munich.

« Mais il faut que je te raconte en raccourci, mon cher ami, ce que nous a offert cette soirée : des jouissances vraiment si piquantes et si particulières, qu’aujourd’hui encore je me sens tout désorienté, et ne puis rien faire de mieux que de bavarder avec toi, et de te débiter des fables merveilleuses ». Avant et après le repas, Wagner se tint au piano. Il nous joua tous les passages importans de ses Maîtres Chanteurs, imitant toutes les voix. C’est un homme d’un feu et d’une vivacité incroyables, parlant très vite, et qui rend amusantes au possible ce genre de réunions en petit comité. J’eus avec lui un long entretien sur Schopenhauer : juge de ce que fut mon bonheur, à l’entendre me dire tout ce qu’il lui devait, et qu’il le tenait pour le seul philosophe qui ait compris l’essence de la musique. Il s’amusa beaucoup du congrès des philosophes qu’on vient de tenir à Prague ; il me parla à ce propos des « fonctionnaires de la philosophie ». Il nous fut ensuite un fragment de son Autobiographie, qu’il est en train d’écrire. Enfin, au moment où je me préparais à sortir, il me serra très affectueusement les mains, m’invitant à venir le voir pour causer avec lui de musique et de philosophie. Je t’en écrirai davantage quand j’aurai pu réfléchir à cette soirée d’une façon plus objective. »


On ne nous dit pas ce que furent ces « réflexions objectives » du jeune étudiant ; mais le moment approchait où il allait pouvoir faire, sur la personne et l’art de Richard Wagner, des réflexions plus sérieuses et plus approfondies. Quelques mois après, en effet, l’Université de Bâle lui offrait la chaire de philologie ; et il acceptait, poussé surtout par son désir de se rapprocher de Wagner. « Enfin, écrivait-il à son ami le 16 janvier 1869, enfin Lucerne (où demeurait Wagner) va cesser d’être inaccessible pour moi ! » Et l’on sait qu’il ne tarda pas à devenir l’intime ami du maître, son confident familier, l’interprète attitré de sa doctrine artistique. Dans la belle biographie de Wagner que je signalais l’autre jour. M. Chamberlain place ouvertement l’écrit de Nietzsche, Richard Wagner à Bayreuth, au premier rang de la littérature wagnérienne. Bien haut par-dessus cet océan de médiocrité, nous dit-il, se dresse un petit livre d’une valeur incomparable, et désormais classique, le Richard Wagner à Bayreuth de Frédéric Nietzsche. » Et M. Chamberlain ajoute : « Que l’auteur de ce livre, plus tard, — lorsque son intelligence commençait à s’obscurcir, — ait tourné le dos à la vérité naguère si clairement perçue, et qu’il ait dirigé de folles brochures contre l’homme dont il avait mieux que personne apprécié la grandeur, cela ne doit pas nous empêcher de faire de son livre l’estime qui convient. »

Non certes, et M. Chamherlain a mille fois raison. Mais nous sommes bien forcés de reconnaître, maintenant, que Nietzsche n’a pas attendu « l’obscurcissement de son intelligence » pour « tourner le dos à la vérité ». Les deux volumes de ses Écrits et Projets sont en effet remplis d’allusions à Richard Wagner ; et nous y découvrons que bien avant même d’écrire son Richard Wagner à Bayreuth, Nietzsche exerçait déjà, aux dépens de son illustre ami, son terrible besoin d’analyse et de contradiction. Dès 1870, dans des notes d’où devait sortir plus tard son livre tout wagnérien de la Naissance de la Tragédie, il s’élevait contre plusieurs des principales idées de Wagner, notamment contre la suppression des chœurs, et l’importance excessive attachée aux paroles dans le drame musical.

Encore ces observations ne sont-elles rien en comparaison d’autres notes de Nietzsche, écrites quatre ans après, en 1874, et qui étaient précisément destinées à préparer le fameux écrit de Richard Wagner à Bayreuth. Nietzsche, évidemment, ne pouvait s’empêcher, après chacune de ses conversations avec Wagner, de confier à son papier ces réflexions objectives » que les convenances et les devoirs de l’amitié l’obligeaient à tenir secrètes. Et tandis que, fidèle à sa promesse, il exaltait publiquement l’œuvre et la doctrine de Wagner, voici quelques-unes des impressions qu’il consignait dans ses notes intimes :

« De même que Gœthe était un peintre égaré dans la poésie, et Schiller un orateur, de même Wagner est un acteur détourné de sa véritable voie.

« Il ne faut pas être trop exigeant, et réclamer d’un artiste la pureté et le désintéressement qu’on rencontre, par exemple, chez un Luther. Mais combien plus pure nous apparaît, en comparaison de Wagner, l’âme d’un Bach et d’un Beethoven !

« La fausse toute-puissance a développé chez Wagner un instinct tyrannique. Il a le désir d’être sans héritiers ; et de la vient qu’il veut étendre sa doctrine jusqu’aux dernières limites du possible.

« Dans le domaine de la musique, la situation de Wagner est celle d’un acteur : c’est ce qui lui permet d’exprimer également les émotions des âmes les plus opposées, et de se mouvoir avec une égale aisance dans les mondes les plus différens (Tristan, les Maîtres Chanteurs).

« Dans ses appréciations des grands musiciens il emploie toujours l’hyperbole ; ainsi-il appelle Beethoven un saint. Il provoque la méfiance par ses louanges, aussi bien que par ses critiques. Le délicat et le tendre, et la pure beauté, le reílet d’une ame pleinement harmonieuse, tout cela lui échappe : mais c’est tout cela qu’il s’efforce de discréditer.

« De quels genres d’hommes est faite l’armée de ses partisans ? De chanteurs, qui désiraient se rendre plus intéressans, et jouer leurs rôles en même temps qu’ils les chantaient : ils voyaient la une possibilité de produire plus d’effet, peut-être avec moins de voix. De musiciens d’orchestre, dans les théâtres, qui jusque-là s’ennuyaient devant leurs pupitres. De compositeurs, qui, en s’appropriant le coloris wagnérien, se promettaient d’éblouir le public et de lui ôter le loisir de la réflexion. De toute sorte de mécontens, qui trouvent toujours gagner à toute révolution. D’hommes qui, par principe, s’enthousiasment pour tout soi-disant progrès. D’autres que la musique des anciens maitres ennuyait, et qui ont trouvé la pom* leurs nerfs une source de secousses plus fortes. De littérateurs, ayant la tête pleine de vagues projets de réformes. D’artistes admirantle confrère qui avait si bien su garantir l’indépendance de sa vie. »

La gloire du maître de Bayreuth, — est-il besoin de l’ajouter, — n’a rien à redouter de ces réflexions, non plus que du Cas Wagner, qui les a suivies. À supposer même que les Maîtres Chanteurs et Parsifal fussent l’œuvre d’un acteur manqué, leur immortelle beauté n’en reste pas moins ce qu’elle est. Mais ce n’est pas à Wagner, c’est à Frédéric Nietzsche que nous avons affaire aujourd’hui ; et peut-être ne trouverions-nous pas dans toute son œuvre un seul document plus caractéristique. Voilà donc l’emploi que faisait le malheureux de cette intelligence si belle, si amoureusement cultivée, et dont il avait tant d’orgueil : il s’en servait pour contrarier toujours les élans les plus spontanés de son âme, pour appliquer à ses plus chères affections son funeste besoin de « réflexion objective », pour élargir, pour approfondir sans cesse le vide autour de lui.

T. de Wyzewa.
  1. Voir dans la Revue, les articles de M. Camille Bellaigue (1er  mars 1892), de M. G. Valbert (1er  octobre 1892) et de M. Schuré (15 août 1895).