La Jeunesse de Goethe (Blaze)/01

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LA


JEUNESSE DE GOETHE





WETZLAR ET FRANCFORT.


I. The Life and Works of Goethe with sketches of his age and Contemporaries from published and unpublished sources, by G. H. Lewes ; London, 1856. — II. Werther und Seine Zeit : zur Goethe-Litteratur, von J. W. Appel ; Leipzig 1855. — III. Goethe und Werther. Briefe Goethe’s meistens aus seiner Jugendzeit herausgegeben, von A. Kestner ; Stuttgart 1854. — IV. Goethe’s Wanderjahre und die wichtigsten Fragen des 19e Jahrhunderts, von Alexander Jung ; Mainz 1854. — V. Goethe’s Leben und Dichtungen, von Düntzer ; Braunschweig 1854. — VI. Goethe’s Leben, von Heinrich Viehoff ; Stuttgart 1853.





Cinquante ans après la première publication de Werther, Goethe, lançant par le monde une nouvelle édition de son roman, qu’il venait de revoir, y inscrivit, en manière de préface, quelques vers, qui commencent ainsi : « Te voilà donc hantant une fois encore la lumière du jour, spectre qui m’as déjà coûté tant de larmes ! » Quand on rapproche les circonstances où fut écrit Werther de celles où nous nous trouvons, on se rappelle tout d’abord cette apostrophe du maître, et plus que jamais elle semble de saison. Que peut vouloir de nous cette ombre errante du passé ? Qu’attend-elle d’une société réfléchie, pratique et douée d’une haute raison, comme assurément est la nôtre ? Quatre-vingts ans se sont écoulés depuis l’heure où Werther vint au jour, enfant d’une époque enthousiaste, d’un âge d’innocence, du moins en ce qui touche l’art. Nous sommes en 1857 : Goethe dort le grand sommeil sous les marbres du mausolée, et si quelques rares contemporains du malheureux Jérusalem survivent encore, on peut croire que leurs cœurs, glacés par le temps, ne tressailleront même pas à l’idée de revoir une connaissance de jeunesse. Go to an nunnery, dit le prince de Danemark à la fille de Polonius. Ainsi serait-on presque tenté de parler à Werther, en l’écartant de prime-abord d’une scène où son apparition semble désormais impuissante à provoquer les moindres sympathies.

Comment s’expliquer cependant tout le bruit qui s’est fait à propos de la correspondance de Kestner, publiée il y a deux ans, toute la discussion, qui s’est élevée chez nous, à ce sujet, de tant de points divers, chez nous, que d’ordinaire ces sortes de querelles passionnent médiocrement, on le sait, et dont le moindre tort est de nous tenir trop facilement pour informés en ce qui regarde les menus faits intéressant les littératures étrangères ? C’est que Werther n’est pas seulement un personnage de roman, mais un homme, un homme de tous les pays et de tous les temps. Quand le génie crée, il procède à l’image de Dieu, et ses types vont se perpétuant d’eux-mêmes : Crescite et multiplicamini,

<poem>The beings of the mind are not of clay, Essentialy immortal they create and multiply[1]. </poemW

Qui oserait vouloir emprisonner dans les limites d’une génération certains êtres façonnés de la main des maîtres pour l’éternité ? Est-ce que par hasard Hamlet, don Juan, Lovelace, Tartufe, ne vivraient que dans des livres ? Est-ce que, tels que leurs auteurs les ont faits, ils ne participent pas de toutes les facultés de l’homme, de celle-là même qui passe pour être la plus virtuelle, et dont Dieu a voulu que les monstres seuls fussent dépourvus ? Est-ce que nous ne les voyons pas se reproduire ? Hamlet, don Juan, Tartufe, Lovelace, ont eu des enfans qui à leur tour ont fait souche, et je défie quiconque a l’habitude du monde intellectuel de ne pas tenir compte des êtres dont je parle comme d’autant d’individus dont l’existence, dûment et légalement prouvée, ne saurait trouver d’incrédules que dans une classe de gens qu’on ne fréquente pas. Ces noms ne reviennent-ils pas à chaque instant dans la conversation, qu’ils animent, relèvent et colorent ? N’en parlez-vous pas comme si vous les connaissiez ? Vous voyez au musée un portrait de Clarisse, et vous dites : « C’est cela ! — ce n’est pas cela ! » Comment le sauriez-vous, si miss Harlowe n’avait pas vécu ? Werther est de cette famille, et je ne m’explique pas autrement l’inaliénable intérêt qu’il a le privilège d’exciter, et dont notre époque, si peu semblable à celle de sa naissance, vient de lui donner tant de marques.

Un des plus judicieux parmi les récens commentateurs du poète de Weimar, M. Düntzer, prétend que chacun des, ouvrages de Goethe réclame un travail particulier, et mérite en ce point d’être traité avec les soins investigateurs et la savante curiosité dont on entoure les classiques de l’antiquité. Cette idée, bien des fois d’ailleurs mise en pratique chez les Allemands à propos de Tasse, d’Egmont, d’Iphigénie, de Wilhelm Meister, qui tous, drames, tragédies, poèmes et romans, ont inspiré des volumes de gloses, ne pouvait manquer de nous valoir de nouvelles études sur Werther. Exposer l’état de la société au moment où parut ce fameux livre ; tracer la peinture, vivante en quelque sorte, des mœurs et de la littérature du temps ; dire les petits scandales, les apologies, les parodies ; mettre en scène les divers personnages qui, de près ou de loin, prirent part à cette histoire ; recueillir tout ce qui s’y rapporte, jusqu’aux propos de salon, jusqu’aux anecdotes, telle est la tâche que M. Appel s’est proposée dans un volume intitulé : Werther und seine Zeit, ouvrage plus bibliographique sans doute que critique, ayant moins affaire de prouver que de raconter, mais d’un piquant intérêt au point de vue de l’histoire littéraire, et que les mieux informés consultent avec fruit.

S’il me fallait absolument de l’esthétique, je m’adresserais à M. Rosenkrantz ou à M. Weisse, ces infatigables explorateurs d’un sol incessamment retourné, et qu’on n’épuise pas. Je demanderais à M. Düntzer ses commentaires approfondis, ses exposés philologiques excellens, bien qu’un peu touffus, et dans l’épaisseur desquels je me permettrais de promener la serpe de l’émondeur, — à M. Alexandre Jung sa pénétration du symbole, son art incroyable d’aller découvrir dans le poète qu’il étudie des réponses à toutes les grandes questions sociales que le siècle peut avoir posées. Il s’en faut, du reste, que cette réaction très caractéristique qui depuis quelques années se manifeste en l’honneur de Goethe ait été circonscrite dans les limites de l’Allemagne. De toutes parts en Europe, la vie et les écrits de l’illustre penseur sont devenus l’objet d’itératives investigations. Carlyle date de Goethe une ère nouvelle au début de laquelle nous sommes seulement, et tel est aussi le sens de l’important ouvrage que M. G.-H. Lewes vient de publier après dix ans de recherches et d’études, monument de zèle littéraire et d’enthousiasme raisonné, dédié a à l’homme qui le premier a fait connaître Goethe à l’Angleterre. » J’ai nommé Thomas Carlyle. On sait avec quel art singulier les Anglais composent, de documens qu’ils élaborent, des ouvrages que tout le monde lit, — ceux à qui spécialement on les destinait, et ceux-là aussi qui forment le gros du public, et ne demandent qu’à être amusés. Le livre de M. Lewes appartient à ce genre d’écrits ; j’y retrouve cet intérêt attachant, cette saine appréciation des choses, ce common sense qui vous frappent dans ces admirables classifications de papiers d’état auxquelles les écrivains politiques de son pays nous ont de tout temps habitués. Ce n’est pas que cette Vie de Goethe contienne rien de bien nouveau, tant sur le personnage que sur ses écrits ; le principal mérite en est moins dans la découverte de faits inconnus que dans la mise en œuvre intelligente et méthodique de documens que la foule peut ignorer, mais qui, pour tous les esprits instruits de la question, appartiennent depuis longtemps au domaine de la publicité. Aussi est-on tenté de se demander où se trouvent ces sources inédites, unpublished sources, auxquelles l’ingénieux auteur fait allusion dans son titre. Est-ce que par hasard M. Lewes entendrait parler d’une lettre de M. Thackeray, racontant certains détails sur les impressions qu’il éprouvait en présence de Goethe[2] ? Ce serait là bien peu de chose. À vrai dire, de source nouvelle en pareil sujet, de source où personne encore n’ait puisé, il n’en existe guère désormais qu’une seule, la correspondance de Goethe avec le grand-duc Charles-Auguste. Le jour où ces précieux documens verront la lumière, il y a lieu de croire que la liste des archives à consulter s’enrichira d’une pièce importante, et l’on ne peut là-dessus que s’en remettre au rare discernement du grand-duc régnant, qui sait le prix d’un pareil dépôt, et le fera servir en temps et lieu à l’histoire de son illustre aïeul. Quoi qu’il en soit, l’ouvrage de M. Lewes, s’il n’apporte pas à la question des renseignemens inédits, résume du moins excellemment tous ceux que l’on connaît, et c’est ce que nous voudrions à notre tour essayer de faire pour la France, en nous établissant au milieu de cette période dans laquelle se passa la jeunesse de Goethe, période favorable entre toutes, où l’homme et le poète eurent la bonne fortune de pouvoir se développer sans aucune de ces gênes plus ou moins hypocrites que les bienséances empêcheraient aujourd’hui, et dans l’entière plénitude de leur originalité.


I.

Au printemps de l’année 1772, Goethe arrivait à Wetzlar, en proie à cette humeur sauvage, à ce ferment de jeunesse qu’il a lui-même si bien caractérisés en divers passages de ses mémoires. Quand on pense aux agitations qui l’y attendaient, à son amour pour Charlotte, à toute cette aventure romanesque qu’il vécut en quelque sorte avant de la traduire dans Werther, on a peine à comprendre comment, ayant plus tard à parler de son séjour en cette résidence, il a pu en venir à dire, dans un langage empreint de la froideur systématique du style officiel : « Ce qui m’arriva à Wetzlar est de peu d’importance et ne saurait avoir d’intérêt qu’autant que le lecteur me permettra d’y prendre occasion pour jeter un rapide coup d’œil sur l’histoire de la chambre impériale, et de lui présenter les circonstances défavorables au milieu desquelles j’arrivai. » Il faut convenir que c’est là un ton médiocrement sympathique, et que ce nom de Wetzlar, aux yeux de tous les gens informés d’un certain épisode, semblerait devoir évoquer d’autres révélations que celles qui se rattachent aux annales de la chancellerie du saint-empire germanique. Cependant je suis loin de voir dans cette omission une preuve irrécusable d’indifférence, et je ne partage nullement l’opinion de M. Lewes, qui s’écrie à ce propos : « Voilà ce que c’est que de composer des mémoires à un âge où l’on a perdu toute sympathie pour les agitations de la jeunesse ! » J’estime au contraire que le gracieux sourire de Charlotte ne s’effaça jamais du cœur de son loyal et poétique amant, et que si l’autobiographie de Goethe se tait sur certains points que notre curiosité serait bien aise de voir éclaircis, ce silence de l’auteur tient plus de la réserve que de l’oubli. Aujourd’hui, après que tant de documens intimes ont parlé, lorsque la correspondance de Kestner est venue apporter de si remarquables pièces au procès, il n’est plus guère permis d’attribuer à l’altération des souvenirs les lacunes qu’on regrette trop souvent de voir aux endroits les plus intéressans des mémoires : Goethe avait l’âme trop élevée, un trop exquis sentiment des convenances, pour ne point hésiter devant certaines difficultés inséparables de toute espèce de confession publique. Il savait jusqu’où l’on peut aller, mais il savait aussi où l’on doit s’arrêter, et je doute qu’il eût fort approuvé les principes de ces écrivains qui, tout en se proposant de raconter leurs propres faiblesses, se font comme un devoir de traiter épisodiquement des scandales d’autrui, et, de gré ou de force, traînent sur le tréteau où il leur plaît de monter quiconque eut jamais affaire à eux.

Dans sa première lettre, Werther, parlant de Wetzlar, dit que cette ville offre peu d’agrémens. Si le mot avait du vrai vers la fin du XVIIIe siècle, à une époque où la chancellerie impériale y tenait ses assises, je laisse à penser ce qu’il en doit être aujourd’hui, quand la noble cité, privée de toute vie, de toute animation, voit mélancoliquement l’herbe croître par ses rues désertes. Ordinairement les villes qui ont fait quelque figure dans l’histoire conservent à travers les temps comme un indélébile caractère du passé, même en leur abandon et leur déchéance. Ici rien de pareil, et vous vous demandez comment ces maisons, de mesquine et bourgeoise apparence, qui bordent des rues tortueuses où vous ne cessez de grimper, ont jamais pu servir de résidence à ces magnifiques procureurs et assesseurs chez lesquels des princes souvent faisaient antichambre. Le fait est que les plus brillantes parmi les habitations qui datent de cette époque ne dépassent pas la mesure ordinaire, et j’en dirai autant des nombreuses villas gracieusement éparpillées sur les collines du voisinage, et qui peuplent encore l’aimable vallée de la Lahn. Peut-être ces illustres personnages, s’attendant à être rappelés par leurs gouvernemens au bout d’une période plus ou moins prolongée, ne se souciaient-ils pas de se ruiner en frais de construction dans une résidence où ils n’exerçaient après tout qu’une magistrature temporaire. Quoi qu’il en soit, on voyait alors à Wetzlar de grandes existences, des porteurs de chaises allaient et venaient du matin au soir ; d’habiles cochers, emmitouflés dans la rheingrave héraldique, galonnés d’argent et d’or sur toutes les coutures, trouvaient moyen de faire manœuvrer, à travers ces labyrinthes étroits taillés dans la montagne, leurs carrosses à quatre et même à six chevaux. Les bourgeois de la bonne ville impériale avaient, il est vrai, pour dit de tenir leurs enfans sous clé crainte d’accident, et l’on ne rencontrait pas comme aujourd’hui des troupeaux de gamins s’ébattant autour des maisons.

L’hôtel où siégeait l’ancienne cour de chancellerie est maintenant une caserne. « Ce qui nous manquait, me disait, il y a tantôt quinze ans, un procureur octogénaire, dernier débris de ces temps héroïques, c’était la force exécutive ; à l’heure qu’il est, vous le voyez, monsieur, nous en avons trop. » Et il me montrait en souriant les chasseurs de la garnison qui paradaient sur la place à grand renfort de clairons et de musique militaire ; cedant arma togœ. À côté de la caserne est le palais des archives, lourde et massive construction de la fin du dernier siècle, et qui n’a jamais été terminée. C’est là qu’il faut entrer pour voir un véritable pandæmonium de protocoles. La cour impériale de justice était la cour d’appel du saint-empire, une sorte de chancellerie germanique. Imagine-t-on ce que pouvait être à cette époque une chancellerie germanique, quant aux jours où nous vivons, après l’invention des chemins de fer, ce seul mot de chancellerie éveille encore l’idée de lenteurs incalculables et de séculaires temporisations ! Que de perplexités, que d’angoisses, de rancunes et de passions ensevelies dans ces parchemins qui dorment à jamais du grand sommeil des hommes et des choses ! Je pris dans un casier une pièce au hasard : c’était un document sous enveloppe adressé au tribunal à l’occasion d’un procès et destiné à éclairer la religion des membres de la haute cour. L’enveloppe portait le millésime de 1627, et le sceau de cire rouge apposé sur le pli était demeuré intact à travers les âges. Ainsi en est-il de mille autres actes enfouis dans ce chaos. La main qui les devait ouvrir se sera glacée avant d’avoir pu suffire à sa tâche, et les voilà condamnés à garder leur secret jusqu’au dernier jugement ! Lorsque Goethe arriva à Wetzlar, vingt mille causes, ni plus ni moins, étaient pendantes en cour d’appel, et chacun savait que le tribunal, en faisant toute diligence, n’en pouvait dépêcher que soixante par an. Soixante, quand il s’en présentait régulièrement plus du double ! Le spectacle d’une semblable confusion ne pouvait qu’inspirer une pauvre idée de la jurisprudence à l’esprit éminemment pratique et droit du jeune docteur Goethe.

J’ai dit ce qu’était la cour impériale. Un mot maintenant d’une autre institution du passé, qui jetait, vers cette période, son dernier éclat à Wetzlar, et qu’on appelait le Teutsche Haus. Personne n’ignore ce que fut au moyen âge l’ordre teutonique, et tous les esprits quelque peu familiers avec l’histoire d’Allemagne ont encore présens à l’idée ces terribles moines guerriers, à l’armure noire, au manteau blanc, qui, joignant à l’ardeur de prosélytisme du missionnaire l’indomptable valeur du héros, en vinrent à conquérir d’importans territoires et à se faire dans le monde une immense part d’influence. Malheureusement il en fut de cet ordre fameux comme de tant d’autres institutions. Dans son zèle pour la foi religieuse était sa principale force ; vinrent les succès, et la foi s’en alla. Avec l’accroissement des richesses et l’extension de la puissance, le mobile généreux disparut, la vraie gloire s’effaça. L’inévitable loi qui régit les grandeurs humaines atteignit cette corporation illustre, si bien qu’au moment dont nous parlons, les Teutsche Ritter en étaient logés à la même enseigne que les chevaliers de Malte. Néanmoins l’ordre possédait encore des biens considérables en diverses parties de l’Allemagne, et dans quelques villes existait une sorte de maison centrale pour l’administration des revenus et l’expédition générale des affaires de la communauté ; on l’appelait le Teutsche Haus. Il y avait à Wetzlar un de ces établissemens, et l’homme qui en exerçait la surintendance, le Amstmann, comme on disait alors, n’était autre qu’un certain M. Buff, personnage d’un attrait sans doute fort secondaire, quand on le considère en lui-même, mais qui avait pour fille l’aimable Charlotte, l’héroïne de cet épisode de la jeunesse de Goethe.

Le Teutsche Haus n’était cependant pas la seule église où survécussent, vers la fin du XVIIIe siècle, les anciennes pratiques de la chevalerie. Goethe, en arrivant à Wetzlar, y trouva une sorte de Table-Ronde très sérieusement constituée, et dont les principaux membres appartenaient naturellement à la noblesse. Il va sans dire que le fils du patricien de Francfort n’eut rien de plus pressé que de se faire recevoir de la société : dignus erat intrare. À défaut des instincts aristocratiques qu’on lui connaît, son goût, alors très prononcé, pour toute espèce de franc-maçonnerie et de romanesques aventures l’eût facilement entraîné sur cette pente. Le fondateur de ce club moitié sérieux, moitié burlesque, et que j’intitulerais volontiers une consciencieuse parodie, se nommait Frédéric de Goué : physionomie étrange que relève un éclair de génie, bizarre individualité dont je voudrais en passant pouvoir donner un crayon ! Né en 1743 à Hildesheim, Auguste-Frédéric de Goué, après avoir été attaché à la personne d’un comte de Bentheim-Steinfurt, occupait à Wetzlar l’emploi de secrétaire de la légation de Brunswick, lorsqu’il fit la connaissance de Goethe, qui parle de lui dans ses mémoires et dans sa correspondance avec Kestner. C’était un singulier compagnon, incapable d’entreprendre quoi que ce soit de sérieux, et qui finit par achever dans l’ivrognerie et la débauche une existence entremêlée d’occupations littéraires et de niaiseries héraldiques. Le bon Kestner l’appelle un génie, et un autre contemporain, Dietfurth, assesseur près la cour impériale, le caractérise comme un esprit ingénieux, mais foncièrement dissolu, et ne sachant que se dépenser en charges, drôleries et billevesées de toute sorte[3]. Tel était ce grand-maître du temple, et les divers affiliés de l’ordre s’intitulaient, celui-ci : Lubomirski le Guerroyeur, celui-là : Saint-Amand le Têtu. Il y avait aussi Eustache le Circonspect, Wenzel le Magnanime, Jérusalem le Taciturne. Quant à Goethe, on l’avait tout naturellement et tout simplement baptisé Goetz. Parmi les enfantemens de cette étrange muse (nous parlons de Frédéric de Goué), on cite deux drames, aujourd’hui oubliés[4], et que les critiques du temps mentionnent avec éloge ; mais celle de ses productions qui le mit surtout en évidence fut une sorte de parodie qu’il écrivit plus tard du célèbre roman de Goethe : Masure ou le jeune Werther, tragédie traduite de l’illyrien. L’action se passe à Varsovie, où Werther est secrétaire de la légation de Crimée et s’appelle Masure ; Lotte a nom Francisca, et Albert joue le rôle d’un référendaire impérial. Tout cela est d’un comique assez médiocre, et le cède beaucoup, en verve originale et en spirituelle raillerie, à diverses autres imitations qu’inspira le chef-d’œuvre. Aussi n’en parlé-je qu’à cause des allusions fréquentes à la période de Wetzlar qui s’y trouvent naturellement intercalées, et qui donnent au livre un certain piquant comme tableau de mœurs. Nous y voyons aller et venir, faire l’amour et la débauche, rire, boire, chanter et se démener, cette chevalerie de taverne au milieu de laquelle parade le jeune Wolfgang sous le nom du paladin Goetz. Un des preux de cette Table-Ronde entonne après boire une chanson française. « Eh quoi ! s’écrie Goetz, tu te prétends un chevalier teuton, et tu chantes des refrains étrangers ? » Un autre, interrogeant Goetz, lui demande où il en est du monument qu’il érige à son aïeul : « J’avance, mais tout doucement, lui répond celui-ci, car il s’agit cette fois d’un chef-d’œuvre à confondre le présent et l’avenir. » C’était alors le temps en Allemagne des sociétés littéraires politiques et mystiques, et tandis que Frédéric de Goué et ses paladins faisaient revivre à Wetzlar les pratiques du fameux héros de Cervantes[5], une corporation de hardis poètes s’agitait à Goettingue dans une exaltation lyrique qui ne laissait pas d’avoir, elle aussi, son côté bouffon. Liberté, patriotisme, amitié, religion, vertu, nobles devises qu’on invoquait à tout moment et à grosse voix, au risque d’abuser de la paraphrase et de tomber dans le pathos et la momerie, éternel écueil de toutes les républiques de ce monde ! L’auteur de la Messiade était, comme on sait, l’âme de cette association. Aux jours d’assemblée, les odes de Klopstock figuraient ouvertes sur un pupitre d’honneur ; à table, on buvait à sa santé le vin du Rhin ; puis, au banquet par lequel on fêtait périodiquement l’anniversaire de sa naissance, une sorte de trône restait vacant à son intention, et ses œuvres étaient solennellement couronnées, tandis que les poèmes de Wieland, honteusement lacérés sous la table, servaient à allumer les pipes[6]. Goethe, bien qu’il fût sur plusieurs points en dissentiment avec les membres du cénacle de Goettingue, entra cependant en rapport avec eux, et consentit même à leur envoyer diverses pièces que publia l’Almanach des Muses, organe alors fort répandu de la société, et qui depuis a marqué sa place dans l’histoire de la poésie allemande. Sans aucun doute, la nature judicieuse et sensée de Goethe était peu faite pour sympathiser avec cette école du clair de lune et de la sentimentalité ; mais à Wetzlar on n’avait que l’écho affaibli de ces extravagances, auxquelles on n’assistait point, et puis l’écervelé compagnon des fredaines chevaleresques du sire de Goué, le templier postiche du Teutsche Haus, avait-il bien alors qualité pour revendiquer en poésie les droits de la saine raison ? Goethe était loin d’être, à cette époque, même à l’endroit du caractère, ce qu’il devint plus tard : il se cherchait dans le trouble et la confusion, et sa pensée, pour prendre forme, avait besoin d’être sollicitée par un appel extérieur ; en un mot, il ne savait encore travailler que sous le coup d’une émotion immédiate. « Je m’efforçais intérieurement, écrit-il lui-même, de me débarrasser de tout élément étranger ; je m’adonnais avec transport à la contemplation du monde extérieur, à l’étude des êtres (à commencer par l’être humain), aussi approfondie qu’on la puisse mener, les laissant chacun à sa manière agir sur moi. Il en résulta une incroyable affinité avec tous les objets, une sorte de consonnance intérieure, de vibration simultanée, tellement que le moindre changement de lieu, la moindre variation atmosphérique, me tenaient sous leur influence. Bientôt au regard du poète vint se joindre le regard du peintre, et cet aimable paysage, qu’anime si gracieusement son fleuve pittoresque, favorisant mes contemplations silencieuses et jalouses de s’exercer de toutes parts, je sentis s’accroître irrésistiblement mon amour de la solitude. »

Néanmoins, en fait de compositions poétiques, le séjour à Wetzlar n’eut point des résultats proportionnés à cette continuelle et excessive surexcitation. Goethe produisit peu dans cette période, et son âme, comme les harpes éoliennes, dont elle avait la mélodieuse impressionnabilité, laissa ses soupirs innotés se disperser aux folles brises. Il excuse ce long silence par les occupations de la vie de palais : visites à rendre et à recevoir, informations, procédures, enfin tout le détail du métier de jurisconsulte. Puisqu’il le dit, nous ne le contredirons pas ; mais, sans nier ces occupations, peut-être serait-il permis d’ajouter qu’il y eut alors incontestablement dans ses facultés productives un de ces temps d’arrêt assez fréquens chez lui, et qui se signalent par une sainte recrudescence de fureur esthétique. La recherche de lois générales, d’imprescriptibles règles à s’imposer dans l’art, formait son unique spéculation. Oubliant ce qu’il avait écrit lui-même sur l’inutilité des principes et des maximes pour l’homme de génie[7], il se consumait à creuser de laborieuses théories, et s’épuisait à les discuter avec son entourage. Cette crise d’esthétique était comme un repos momentané de l’élément créateur, génial, et semblait, ainsi que divers autres symptômes faciles à noter chez Goethe vers cette époque, indiquer déjà toute une période lointaine de développement et de transformation. Pour cette fois, à vrai dire, tout ce criticisme, si l’on me passe l’expression, fut à peu près peine perdue. Goethe, depuis quelques années, avait beaucoup lu les anciens ; il entretenait un commerce assidu avec Aristote, Cicéron, Quintilien, Longin, et ces graves études ne faisaient que le confirmer davantage dans une opinion dès longtemps conçue, à savoir qu’il importe d’avoir devant soi une grande abondance de sujets avant d’entreprendre d’y réfléchir, et qu’il faut avoir produit soi-même, je dirai presque avoir raté quelque chose, pour être en état de connaître ses propres facultés et d’apprécier celles des autres. Bientôt ces spéculations théoriques se compliquèrent de perplexités morales. Jusque-là, le jeune Wolfgang n’avait encore entrevu que le beau comme but suprême de l’art. L’ouvrage d’un contemporain, en ouvrant d’autres perspectives, irrita ses contradictions, éveilla ses doutes. Fallait-il, ainsi que le prétendait Sulzer, dont le livre l’avait pourtant fortement impressionné, faire à l’action morale de l’œuvre une si large part ? Une telle doctrine rompait trop ouvertement en visière avec tous ses sentimens pour qu’il hésitât à la combattre, et ce fut au milieu de cet état de trouble et de stérile activité que l’amour le surprit.

Selon toute vraisemblance, l’été de 1772 vit naître l’aventure. Parmi les jeunes gens venus à Wetzlar pour y suivre leur carrière, Goethe avait fait la connaissance d’un M. Kestner, « homme de mœurs bourgeoises et débonnaires, d’un certain fonds d’érudition, et médiocrement préoccupé du train dont va le monde[8]. » Ainsi nous le dépeignent les mémoires du temps, avec lesquels Goethe se trouve en parfait accord lorsqu’il nous le donne pour un personnage « calme et circonspect, d’esprit judicieux et ne déviant jamais dans ses actes comme dans ses discours de la règle qu’il s’était posée. » Son zèle intelligent, son aptitude imperturbable, lui avaient acquis l’intérêt de ses supérieurs, et pour compléter la situation qu’un avenir prochain lui promettait, il venait de se fiancer avec la seconde fille de l’intendant Buff.

Charlotte avait alors quinze ans à peine, et l’auteur de l’écrit contemporain que je citais tout à l’heure nous la montre comme une personne svelte, blonde, avec des yeux bleus, d’un naturel ingénu et de tout point aimable. Elle était de celles qui semblent moins faites pour allumer dans quelques cœurs le feu des passions que pour se concilier, leur vie durant, la sympathie et la bienveillance de tous les honnêtes gens. À la mort de sa mère, elle avait pris d’une main ferme la direction de la maison, et la manière dont elle avait consolé et soutenu son père, élevé ses jeunes sœurs, ne pouvait que mettre devant les yeux de l’époux qu’elle choisirait la perspective des plus douces félicités domestiques. Élégante sans recherche, gracieuse sans coquetterie, elle était, pour ainsi dire, détachée d’elle-même et passait à observer le monde le temps que les autres perdent dans le culte et l’adoration de leur petite personne, ce qui faisait que, tout en n’ayant pas lu beaucoup de livres, elle possédait un grand fonds de sagesse et d’instruction.

Kestner avait l’âme simple et confiante : dès que vous lui plaisiez, il vous prenait par la main et vous conduisait à sa fiancée, et comme ses paperasses le clouaient incessamment à son bureau, il ne voyait aucun mal à ce que Charlotte, pour se récréer des soins du ménage, entreprît de longues promenades et fît des parties de campagne avec des jeunes gens et des jeunes filles. Ce fut ainsi que Goethe s’introduisit dans l’intimité de cette aimable enfant, dont l’influence ne tarda pas à le charmer. Diverses poésies renferment le secret de ces suaves émotions, de cette heure ineffable où le cœur parle au cœur pour la première fois. Un soir, on s’était égaré du côté des ruines de Karlsmund : en arrivant au pied de la tour croulante, nos deux promeneurs s’assirent et causèrent longtemps au clair de la lune. Nulle oreille indiscrète n’épiait leurs confidences, mais de ce qu’ils se dirent, si vous voulez savoir quelque chose, lisez l’adorable pièce intitulée Elysium et dédiée à Uranie, pseudonyme sous lequel se dérobe une amie de Charlotte. Parmi les fugitives poésies dues à cette amoureuse inspiration, il en est une sur laquelle j’insisterai surtout, parce qu’elle me semble rendre à merveille l’état moral de Goethe vers cette période. Son ennui profond, son insurmontable découragement l’accablaient, et comme, il l’a dit lui-même, il désespérait d’avance de tout ce que le présent lui pouvait donner. Aussi quel retour inattendu en découvrant ce cœur aimable et tendre, capable des émotions les plus élevées, les plus nobles, et se vouant pourtant de préférence aux modestes pratiques de la vie ordinaire ! Ce fut Charlotte qui réconcilia Goethe avec le train journalier des choses de ce monde ; ce fut par la bienfaisante opération de ce gracieux intermédiaire que le goût de la sociabilité lui revint. « Déplaisir, trouble, égarement ! ainsi se perd la plus belle partie de l’existence, incessamment ballottée dans un je ne sais quoi qui n’est ni la tempête ni le calme. Ce qui hier m’attirait aujourd’hui me repousse. Quelle sympathie aurais-je pour un monde qui tant de fois m’a déçu, et dont l’impassible indifférence n’a jamais tenu compte ni de mes douleurs, ni de mes félicités ? Oui, je l’avoue, il est de ces momens où l’esprit se replie sur lui-même, où le cœur se ferme. Ainsi je me sentis quand je te rencontrai sur mon chemin et m’élançai au-devant de toi. »

Au bout de quelque temps, on était devenu l’un pour l’autre une compagnie inséparable. Autour de la table à thé, sous les vertes charmilles du jardin, on devisait ensemble de longues heures ; puis, bras dessus, bras dessous, on s’en allait continuer l’entretien à travers champs, à travers bois, buvant du lait à la ferme prochaine, cueillant au bord du ruisseau la blanche marguerite qu’on interrogeait avec émoi : « Il m’aime, il ne m’aime pas. » Ainsi bégayait l’amour par les lèvres roses de Charlotte, tandis que Wolfgang courait dans l’herbe à la poursuite des papillons et des scarabées qu’il chassait avec le grand chapeau de paille de sa blonde amie. Quelquefois, lorsque les affaires chômaient, Kestner se mettait de la partie, et la présence du fiancé, j’allais presque ajouter du mari, n’apportait aucun embarras, aucune gêne dans ces gaietés champêtres. Sans le vouloir et sans le savoir, on en était venu à une sorte de communauté d’émotions et d’idées, on vivait pour ainsi dire à trois : idylle charmante qui de son pied léger foulait, sitôt la nouvelle aube, les prés humides de rosée ! Le cri de l’alouette perdue dans l’azur du ciel, le chant de la caille dans les blés mûrs, leur faisaient d’attrayans concerts, et lorsque sur le soir d’une chaude journée d’été l’orage éclatait, avec quelle bonne humeur on bravait la pluie et la foudre, avec quelle bruyante allégresse on rentrait au logis mouillés jusqu’aux os, mais le cœur plein de saines aspirations et comme plus étroitement unis par les mésaventures de cette escapade ! Les jours se succédaient calmes, prospères, occupés, et pour marquer toutes les fêtes de l’année. Il eût fallu imprimer en lettres d’or tout le calendrier.

Cette existence en pleine nature, ce continuel enchantement du paysage, que Goethe contemplait avec les yeux magiques de l’amour, devaient assez naturellement l’amener à ne rêver qu’églogues et bucoliques. Un de ses amis, Merck, à ce que je crois, d’autres disent Jérusalem, lui apporta le Village abandonné (the Deserted Village) de Goldsmith. C’était une occasion toute trouvée de faire passer dans la poésie tant de tableaux rustiques qui le charmaient si vivement : fêtes villageoises, kermesses carillonnées, marchés forains, vaillantes rondes, lorsque fillettes et garçons s’en donnent à cœur-joie, tandis que les sages du pays, fumant et buvant, tiennent conseil sous le vieil orme de la paroisse. Saisi d’un soudain enthousiasme pour l’œuvre de Goldsmith, Goethe entreprit de la traduire, sans réfléchir qu’il était trop plein de son sujet pour mener à bonne fin pareille tâche. Quelle idée aussi de se vouloir faire traducteur quand on a en soi de quoi substanter vingt poèmes ! Heureusement rien ne se perd, et de l’élaboration secrète des germes conçus à cette époque se dégagea plus tard Hermann et Dorothée.

Ainsi s’écoulait ce rêve de jeunesse entre les joies de l’amour et ses peines, entre le culte de l’art et la contemplation de la nature. En général les mémoires de Goethe ne renferment que très peu de détails sur cette période, et c’est aux écrits du temps et surtout aux nombreuses correspondances récemment mises en lumière qu’il faut s’adresser pour reconstruire en son ensemble la simple histoire de son commerce avec Charlotte. Sur ce sujet, lui-même renvoyait à Werther, seul document spécial et dans lequel, « aux jours de la verte jeunesse, il s’est complu à décrire, encore sous le charme de la première impression, les circonstances fortunées qui ajoutèrent tant de délices à son séjour dans la vallée de la Lahn. » Mais Werther, après tout, est un roman, où la vérité, si fort qu’elle abonde, se mêle (comme du reste c’est son droit) à beaucoup de fictions, et qu’à la distance où nous sommes, on doit nécessairement consulter avec une certaine réserve, quoi qu’en dise l’auteur que j’ai cité plus haut[9], lequel déclare que la première partie du livre peut passer pour l’histoire même du poète.

Pour mieux jouir du tableau de famille et voir en ses naïfs épanchemens le spectacle inouï de cette passion à trois que la dignité morale des deux jeunes gens et de la jeune fille sauvegarde à la fois du scandale et du ridicule, entrons dans la petite maison de Wetzlar, dans ce sanctuaire domestique « où le calme respire, où le plus agréable entretien vous attend, où l’hospitalité la plus prévenante se met en frais pour chasser de vos cœurs jusqu’à l’ombre d’un souci. » Huit heures sonnent, l’instant des réceptions du soir : amis et visiteurs entrent sans être annoncés. Le père interrompt sa lecture, « vieillard avenant, ouvert, que sa bonne nature et la simplicité des mœurs ont maintenu dans la plénitude de ses facultés ; généreux, sensible, et, bien qu’un peu rude quand on le compare au reste de son entourage, ne manquant point cependant de bonhomie. » Les filles (les deux aînées), tout en continuant leur broderie, vous accueillent d’un sourire discret et grave, car le deuil d’une mère tendrement chérie et qu’on a perdue il y a quelques mois attriste encore cette atmosphère. Tout à coup les cris d’une nichée d’enfans annoncent un nouvel hôte : c’est Goethe ; il entre assailli par une douzaine de bambins tapageurs plus beaux les uns que les autres, qui lui sautent au cou et l’assourdissent en l’appelant mon oncle et mon cousin. Vainement les sœurs cherchent à rétablir l’ordre, le vacarme augmente toujours jusqu’à ce que le bon ami Wolfgang soit allé s’établir à l’autre bout du salon, loin de sa maîtresse, pour débiter des contes à tout ce petit monde qui l’écoute en ouvrant de grands yeux. Heureux encore notre jurisconsulte lorsqu’on ne le force pas à marcher à quatre pattes et à faire l’âne ou le cheval ! Très souvent c’est dans cette attitude à la Henri IV recevant M. L’ambassadeur d’Espagne que le surprend Kestner, lequel, en sa qualité de bureaucrate accompli, arrive toujours le dernier partout[10]. L’heureux fiancé s’installe auprès de Charlotte, qu’il n’a pas vue depuis la veille, et les voilà souriant et causant de ces mille riens qu’on se dit à voix basse. Vous croyez peut-être que Goethe en va, dans son coin, concevoir quelque ombrage ? Nullement ; il continue à se laisser enfourcher de l’air le plus patient et songe que tout à l’heure Kestner viendra le relayer et que ce sera son tour à lui de fleuretter.

Ces deux hommes amoureux de la même personne, dans l’intime confidence du secret l’un de l’autre, et ne se laissant pas une minute entamer par la jalousie, offrent à la réflexion un objet assez rare pour qu’elle s’y arrête. Une amitié capable de sortir victorieuse d’une telle épreuve n’a évidemment après cela plus rien à redouter dans l’avenir. Il n’y a ici ni trompeur ni dupe : tout se passe ouvertement, galamment, comme il convient entre gens de cœur qui s’estiment ce qu’ils valent. On dirait une sœur entre ses deux frères, et cependant il s’agit d’amour, d’un sentiment qui d’ordinaire n’accepte guère les partages. Charlotte également les aiment-elle tous les deux ? Elle n’en aime aucun. S’il était simplement question de la Charlotte de Werther, j’inclinerais à croire que c’est du côté de Wolfgang que sont ses préférences ; mais qu’on y pense, la personne dont il s’agit n’est pas à ce point sentimentale, et ce n’est pas à son image que sont empruntés divers traits romantiques sous lesquels le poète nous a représenté son héroïne. Avec beaucoup d’enjouement dans le caractère, la Charlotte de Wetzlar a plus de gravité ; l’idée austère du devoir s’allie chez elle aux grâces juvéniles, à la familiarité du maintien. Je ne jurerais point qu’il n’y ait pas eu, en tout ceci, quelque prédilection, quoique bien légèrement nuancée, et que son cœur, tout en croyant tenir la balance égale entre les deux, n’ait, peut-être à son propre insu, penché pour le beau, l’intelligent, le radieux Wolfgang : les femmes ont l’instinct des prédestinations. Toutefois ce sentiment, de quelque nom qu’on le nomme, s’il fut plus que de l’amitié, s’il fut même de l’amour, n’alla point jusqu’à la passion, et quand elle épousa Kestner, la flamme s’en confondit sans les altérer dans les pures et chastes émotions du bonheur conjugal. En de pareilles conditions, la jalousie, on le voit, n’avait que faire, non plus que la vanité, la basse rancune ou la coquetterie. Étaient-ce des rivaux ? Y eut-il un vainqueur, un vaincu ? Celle qu’on adorait songeait-elle à s’enorgueillir de son triomphe ? Pas une pensée, pas un sentiment qui ne fût en commun. « Une harmonie d’abord à deux, puis à trois, — un commerce dont on n’a peut-être pas vu d’autre exemple dans l’histoire des êtres ! » je cite les propres paroles de Goethe, qui compare cette existence « à une vraie idylle allemande dont l’heureuse contrée qui nous environnait était comme la prose, tandis que la pureté de nos affections en fournissait la poésie. »

Vers le milieu de l’été, Wolfgang dut se séparer momentanément du cercle affectionné de Wetzlar pour faire une excursion à Giessen, petite ville universitaire du voisinage, où se trouvaient rassemblés en une sorte de congrès littéraire les trois principaux rédacteurs du Journal des Savans de Francfort : Schlosser, qui venait de se fiancer à sa sœur Cornélie, Merck, et le professeur Hoepfner. Goethe et Hoepfner, bien que correspondant l’un avec l’autre depuis plusieurs mois, ne se connaissaient pas personnellement, et ce fut pour notre joyeux pèlerin une occasion de lui jouer un tour de son métier. On sait quel goût avait notre héros dans sa jeunesse pour les mascarades et les scènes de comédie jouées au naturel. Il se déguise en étudiant voyageur (le futur étudiant de Faust, si vous voulez), et vient s’asseoir, moitié vantard, moitié lourdaud, à la table où le célèbre professeur de droit prend ses repas. Goethe, dans son autobiographie[11], a donné de cette anecdote un récit assez plaisant, mais qui serait bien loin, au dire de certains auteurs, de valoir le récit même de Hoepfner. « Si spirituellement, écrit l’un d’eux[12], que Goethe ait peint cette étrange rencontre, son tableau n’est qu’un témoignage de plus de l’impuissance de la plume à rendre la verve, l’originalité d’une plaisanterie fugitive. C’était de la bouche de Hoepfner qu’il fallait entendre cette scène. Avec quel entrain comique il vous mettait devant les yeux ce jeune homme au front élevé, au regard de feu, séduisant et beau jusque dans la gaucherie de son maintien ! Comme il vous faisait rire de ses discours embarrassés, et à quelle péripétie, à quelle explosion dramatique vous assistiez, lorsque le prétendu nigaud, dépouillant sa défroque de fantaisie, s’écriait en sautant au cou de Hoepfner : Je suis Goethe, cher maître, pardonnez-moi cette plaisanterie ! Mais que voulez-vous ? Je me défiais de ces présentations régulières faites par un tiers et qui vous laissent pour des années froid et cérémonieux l’un vis-à-vis de l’autre ; j’ai voulu entrer à pieds joints et d’un seul bond dans votre amitié. »

Avec Hoepfner, le Journal des Savans comptait, nous l’avons dit, à Giessen, deux autres représentans, Schlosser et Merck. Schlosser devait épouser Cornélie, la sœur tendrement aimée de Wolfgang. Ce mariage désormais arrêté n’était plus différé que par l’absence du fils de la maison, et l’on conçoit que le fiancé, impatient de voir enfin réussir ses projets, redoubla d’efforts pour arracher de ces lieux son futur beau-frère, sur la présence duquel il n’y avait pas à compter tant que les beaux yeux de Charlotte le retiendraient aux bords enchantés de la Lahn. Quant à Merck, des idées d’un ordre moins personnel le préoccupaient, et persuadé avant toute chose qu’il y avait là une grande vocation à sauvegarder, il s’apprêtait, quel que fût d’ailleurs l’odieux d’une pareille intervention, à jouer dans cette affaire le rôle équivoque et fâcheux qu’il avait, deux ans plus tôt, joué à Sesenheim vis-à-vis de Frédérique Brion.

Fils d’un apothicaire de Darmstadt, Jean-Henri Merck s’était de bonne heure, par son esprit et ses talens, fait adopter du meilleur monde. Il était à cette époque en correspondance avec la plupart des princes et des beaux-esprits de l’Allemagne, nommément avec Herder, qui professait à son endroit la plus haute estime et mettait à conserver son amitié une certaine coquetterie, craignant (ce qui du reste ne manqua pas d’arriver) que ce goût de plus en plus prononcé pour Goethe n’y vînt à la longue porter quelque atteinte. « Personne, a dit Goethe, n’a exercé sur ma vie une plus grande influence que cet homme. » Merck en effet a sa place marquée dans l’histoire littéraire de son temps, et sa correspondance témoigne à chaque page de l’action salutaire qu’il eut par sa critique sur des esprits de beaucoup supérieurs au sien quant aux facultés productives. Un coup d’œil prompt et sûr, un jugement imperturbable, telles étaient ses principales qualités. « Vous aviez beau lui vouloir donner le change, il ne s’y trompait pas, et rien ne pouvait vous défendre contre sa damnée pénétration[13]. » Critique sans peur et sans reproche, il remplissait son office avec un zèle impitoyable, amer, et ses conseils, il faut le dire, se ressentirent toujours plus ou moins de cette bile qui le dévorait et le poussa lui-même au suicide. Cependant, comme ses vues étaient justes, ses intentions honnêtes et loyales, il arrivait que cette âpre causticité, cette rude sécheresse qu’il affectait dans la forme, ne nuisaient en somme qu’à lui en le faisant cordialement exécrer de ses meilleurs amis, et cela au moment même où il leur rendait service. C’est ce qui par deux fois lui arriva avec Goethe, dont la mauvaise humeur survécut, et qui, dans un portrait évidemment entaché de malveillance, le surnomma plus tard : Méphistophélès-Merck.

À tout prendre néanmoins, la conduite de cet atrabilaire personnage fut ici, comme à Strasbourg, sincèrement amicale, et l’idée que Merck se formait des conditions particulières auxquelles génie oblige ne lui permettait pas d’en tenir une autre ; il s’en fallait d’ailleurs que les circonstances fussent les mêmes, et Goethe n’était nullement vis-à-vis de Charlotte dans la position où deux ans plus tôt il s’était trouvé vis-à-vis de Frédérique. Si à Strasbourg, en présence d’une jeune fille amoureuse et parfaitement libre de se marier à qui lui plaît, la question de génie était seule en jeu, à Wetzlar les choses devenaient plus graves, et l’honneur allait se trouver compromis. En s’engageant de parti pris dans cette incroyable aventure avec une personne qui, tout en pouvant laisser parler son cœur, n’était plus en état de disposer de sa main, Goethe, cela va sans dire, n’avait aucunement songé aux conséquences. À vingt ans, qui songe aux conséquences ? D’ailleurs l’impossibilité même de ces amours n’est-elle point la meilleure des sauvegardes ? On jouait avec le feu, quitte à l’éteindre dès que le danger commencerait, et le danger était déjà là qu’on n’en soupçonnait même pas l’existence ; puis, lorsque la vérité avait éclaté dans tout son jour, lorsqu’on voyait ce qu’il était advenu de ce feu de paille, au lieu de s’enfuir tout effarés, l’un par ici, l’autre par là, on continuait paisiblement la promenade au clair de lune, la jeune fille se disant : « Il m’avertira quand il sera temps, » et le damoiseau remettant toujours au lendemain.

Les choses touchaient à ce point lorsque Merck jugea à propos d’intervenir dans le roman de Wetzlar. Il était temps et grandement. Merck se rendit sans peine compte du péril et arrêta aussitôt le dessein de trancher dans le vif d’une situation qui menaçait d’un moment à l’autre de tourner à l’irréparable. « J’ai trouvé ici l’amie de Goethe, cette fille dont il parle avec tant d’enthousiasme dans toutes ses lettres ; elle mérite réellement tout ce qu’il pourra dire du bien sur son compte. » Ce passage d’une lettre de Merck prouverait au besoin que le froid et sévère censeur ne demeura pas insensible aux séductions de l’aimable Charlotte ; mais plus il fut agréablement captivé, plus il affecta de cacher à Goethe sa véritable impression, s’efforçant au contraire de lui représenter sa maîtresse comme une personne très ordinaire et de la déprécier au profit d’une de ses compagnes, grande et belle jeune fille au port de reine, aux yeux de Junon, laquelle du moins avait le cœur libre d’engagemens. On sait ce qu’il en coûte parfois de rendre aux amoureux cette espèce de service : Merck en porta la peine, et cela, à vrai dire, plus rudement qu’il ne convient, car s’il était dans l’ordre naturel des choses que Goethe sur le moment lui en voulût du procédé, on a quelque peine à s’expliquer cet esprit d’aigreur rétrospective qui perce dans son autobiographie au souvenir de cette période déjà lointaine. Goethe se méprit sur les vrais sentimens de Merck en cette affaire, et ce prétendu Méphistophélès, qui partout où il va sème le désespoir, n’est en dernière analyse qu’un honnête homme d’ami, qui remplissait loyalement son office et brusquait le dénoûment, la position n’étant, comme on dit, plus tenable.

Après bien des alternatives douloureuses, bien des révoltes et des défaillances, il fut décidé que Goethe accompagnerait Merck dans un voyage sur les bords du Rhin, et qu’on partirait sans différer. Il n’y avait en effet pas une minute à perdre. Malgré tout ce que cette crise étrange pouvait avoir en soi d’élémens factices, l’état qu’elle avait amené offrait plus d’un danger, et persister davantage, c’était aller au-devant d’une passion réelle et désespérée. Il n’y avait donc de salut que dans la fuite. Merck quitta Wetzlar après s’être assuré que Wolfgang viendrait le rejoindre à Coblentz, et le 11 septembre 1772 l’amant de Charlotte s’éloigna résolument du centre d’une affection avec laquelle il fallait rompre. Il n’y eut point d’entrevue dernière, point d’adieux : Goethe détestait ce genre de scènes, et ne faillit pas cette fois à la conduite qu’il avait tenue dans ses liaisons précédentes, à Leipzig par exemple, lorsque peu de temps auparavant il s’était séparé de l’aimable Catherine Schoenkopf, dont on se rappelle malgré soi le roman en feuilletant les extraits du journal de Kestner à cette date du 10 septembre 1772. « Goethe et moi, nous dînâmes ensemble au jardin, et j’étais certes loin de me douter que ce fût pour la dernière fois. Le soir, il vint au Teutsche Haus ; nous eûmes, Charlotte, lui et moi, un entretien des plus singuliers au sujet de l’autre vie, de la séparation, du retour, etc., entretien qui fut provoqué par Charlotte, et non point par Goethe, et à la suite duquel nous convînmes que le premier d’entre nous qui mourrait viendrait, autant qu’il le pourrait, donner aux survivans des nouvelles de ce qui se passe au-delà de cette vie. Goethe était très abattu, car il savait qu’il devait partir le lendemain au matin. »

Écoutons maintenant le récit de ce départ et des pénibles émotions qui en résultèrent pour les deux fiancés, pour toute la maison. « 11 septembre. Goethe est parti ce matin à sept heures sans prendre congé et laissant pour moi quelques livres avec un billet. Il nous avait parlé déjà plusieurs fois d’un voyage vers cette époque à Coblentz, où il devait rejoindre M. Merck, ajoutant que son intention était de ne point faire d’adieux et de déloger subitement. Aussi m’y attendais-je, et cependant j’ai senti au fond du cœur que je n’y étais pas préparé. Je revenais de mon bureau, lorsqu’on me dit : Voilà ce que le docteur Goethe a laissé pour vous ce matin. Je vis des livres avec un billet, et devinant ce qu’il en était, je me dis : Il est parti, puis demeurai confondu. La conseillère Langen n’y voulait pas croire, et nous envoya sa femme de chambre pour nous dire qu’il était impossible que le docteur Goethe fût assez mal appris pour quitter ainsi les gens sans les prévenir, à quoi Charlotte répondit qu’en ce cas c’était à elle, sa tante, de se reprocher de n’avoir pas mieux élevé son cher neveu. »

Pour en avoir enfin le cœur net, Charlotte fit porter chez Goethe un nécessaire qu’elle avait à lui. Personne ! La conseillère Langen n’en revenait pas ; à midi, elle voulait à toute force écrire à la mère de Goethe comment son indigne fils s’était comporté. « Tous les enfans pleuraient en s’écriant : Le docteur Goethe est parti !… Plus tard, je rencontrai M. de Born qui l’avait accompagné à cheval jusqu’à Braunfels. Goethe lui avait conté notre entretien d’hier au soir, puis s’était éloigné fort abattu et découragé. Enfin je remis à Charlotte le billet de Goethe, je la trouvai tout affligée de ce départ ; en le lisant, les larmes lui vinrent aux yeux, et néanmoins ce départ avait son bon côté, puisqu’elle ne pouvait pas lui donner ce qu’il souhaitait. Nous ne parlâmes que de lui, et je ne pouvais me détacher de sa pensée. Comme on cherchait à dénigrer la manière dont il nous avait quittés, je pris sa défense avec chaleur contre une femme incapable d’y rien comprendre, en suite de quoi je me mis à lui écrire ce qui s’était passé depuis son départ. »

Quelle peinture touchante et naïve de la situation offrent ces simples lignes, comme elles font revivre sous nos yeux la douleur de ces deux nobles âmes ! et la consternation de ces beaux enfans s’écriant dans leur première angoisse : Le docteur Goethe est parti ! Sans compter que cette scène d’intérieur, d’un accent si honnête et si vrai, vient admirablement à propos pour nous renseigner au sujet de l’épisode en son ensemble. Tout étrange que soit l’histoire, on voit qu’elle n’est point le produit oiseux et fantasque d’une sentimentalité maladive, et qu’il y avait un fond réel à ces dangers auxquels on a, de part et d’autre, heureusement échappé. Si Goethe a mis dans son roman une certaine partie de la vérité, s’il a même dans le personnage de Werther reproduit divers traits de sa propre physionomie, il a gardé pour lui cette force de volonté qui l’aide à se tirer d’affaire au dernier moment, et dont l’absence réduit son héros à ne savoir, en pareil cas, que se brûler la cervelle. Toutes les rêveries, toutes les faiblesses, toutes les misères sentimentales de Werther, Goethe les a ou les a eues, mais avec moins de conséquence et d’une façon à la fois plus vraie et plus invraisemblable, car il n’y a en somme que les héros de théâtre et les personnages de roman qui soient conséquens avec eux-mêmes. D’autre part, quelle noble et digne figure que ce Kestner, comparé au froid Albert du roman ! Une nature moins généreuse n’eût pas manqué de triompher de cette absence d’un rival, oubliant dans sa joie la perte de l’ami ; mais Kestner a le désintéressement des cœurs magnanimes, car il sait que cet ami dont il pleure l’absence est son rival, et bien plus il va jusqu’à se demander, en la candeur et la loyauté de son âme, si ce noble et valeureux jeune homme, tout resplendissant de génie et de beauté, n’était pas plus capable que lui de faire le bonheur de sa Charlotte bien-aimée. Transcrivons ici la lettre de Goethe à laquelle il est fait allusion dans le journal que nous avons cité plus haut : « Il est parti, Kestner ; lorsque vous recevrez ces lignes, il sera déjà loin de vous. J’étais en paix avec moi-même, mais votre conversation a réveillé tous mes déchiremens… Je ne puis en ce moment vous dire autre chose : si ce n’est : Soyez heureux. Un instant de plus passé entre vous, et je succombais ! À présent, me voilà seul, et demain je pars ! Oh ! ma pauvre tête ! » Lisons maintenant le billet à l’adresse de Charlotte. « Certainement j’espère encore revenir, mais Dieu sait quand ? Lotte, chère Lotte, que n’ai-je pas souffert pendant que vous parliez, en songeant que c’était la dernière fois que je vous voyais ! Quelle inspiration vous avait donc portée à cet entretien ? Hélas ! vous attendiez le fond de ma pensée, et ma pensée, au lieu de planer avec la vôtre, était restée ici-bas attachée à cette main que mes lèvres pressaient pour la dernière fois, à cette chambre où je ne dois plus rentrer, à ce cher, à ce digne père qui m’accompagnait pour la dernière fois ! Je suis seul maintenant et puis pleurer ; je vous laisse heureux et ne m’en vais point de vos cœurs. Oui, je vous reverrai, mais ne pas vous revoir demain, c’est ne vous revoir jamais. Dites à mes chers bambins, dites-leur : Il est parti ! Je m’arrête, car je sens que je suis à bout. »


II.

Goethe a pris soin de faire expédier ses bagages à Francfort à l’adresse de Mme de La Roche, chez qui Merck doit le rejoindre, et le voilà suivant à pied les bords pittoresques de la Lahn, le cœur et l’esprit fort éprouvés sans doute, mais. Dieu merci, point assez malades pour rester insensibles aux splendeurs du paysage. Il s’oublie à contempler ces collines boisées, ces hautes cimes que le soleil inonde de ses rayons tandis qu’une brume flottante obscurcit les vallées, ces vieux Burgs, si fièrement campés sur leurs pics séculaires, et son âme, irrésistiblement émancipée, noie dans l’azur et la lumière les souvenirs du cher roman auquel il a fallu dire adieu. On connaît le singulier penchant que Goethe avait pour la peinture, les fantasques désirs de manier la brosse qui, sa vie durant, hantèrent cette grande intelligence. À l’enthousiasme que ce spectacle éveille en lui, à l’émotion qui s’empare de tout son être, il croit surprendre le secret de sa vocation, et, pour en finir désormais avec cette incertitude qui le tourmente, il se décide à faire parler le sort, bien résolu, quel que soit le décret, à s’y soumettre irrévocablement. Qui ne se souvient de ce bizarre passage des Confessions où Rousseau lance une pierre contre un arbre et voit un signe de son salut éternel dans le fait d’avoir touché ce but : « ce qui véritablement n’était pas difficile, car j’avais eu le soin de le choisir fort gros et tout près ? Depuis lors, je n’ai plus douté de mon salut. » L’épreuve que Goethe imagina de tenter à cette occasion, aussi extravagante, a l’irrévérence de moins[14]. Tirant donc de sa poche un couteau, il le lance à la rivière de toute sa force. S’il voit le couteau tomber dans l’eau, il sera peintre ; le sort en est jeté ! mais si au contraire les saules plantés sur le bord lui en dérobent la chute, il renonce à tout jamais à ses idées. L’oracle eut le bon esprit de ne pas se compromettre, il ne donna qu’une réponse ambiguë, car d’une part Goethe ne vit pas le couteau plonger, mais de l’autre il aperçut clairement le bouillonnement de l’eau dont sa chute fut cause, ce qui fit qu’il continua de douter et de s’abstenir. Cette aimable pérégrination se prolongea ainsi quelques jours, au bout desquels Goethe atteignit Ems. Là il jugea convenable et salutaire de faire une petite halte hygiénique, et, après avoir complaisamment retrempé ses forces aux sources de l’endroit, il se remit en route et descendit le vieux Rhin en bateau, jouissant avec délices des magnifiques points de vue d’Oberlahnstein et d’Ehrenbreitstein.

Dès sa venue, la famille La Roche, à qui Merck l’avait annoncé, l’accueillit à bras ouverts, et presque aussitôt il put se considérer comme étant de la maison. Tout le monde le recherchait, le choyait, l’accaparait, — la mère pour ses talens littéraires, le père pour sa joyeuse humeur et son parfait bon sens, les jeunes filles pour le poétique rayonnement dont il marchait environné. Mme de La Roche, jadis les premières amours de Wieland, venait de composer une nouvelle dans le style de Richardson, l’Histoire de madame de Sternheim, et peut-être y avait-il quelque petit calcul de femme auteur dans cette manière d’attirer des gens dont il importait de se rendre l’opinion favorable. Quoi qu’il en soit, la chose lui réussit avec Goethe, qui écrivit sur ses livres un bel article que le Journal des Savans de Francfort s’empressa de publier. Il est vrai que les méchantes langues de l’époque racontent qu’elle dut cette complaisance beaucoup moins à ses propres mérites qu’aux charmes de sa fille Maximiliane, dont les yeux irrésistibles avaient dès l’abord fasciné le jeune reviewer. C’est elle qui figure dans Werther sous le nom de Mlle B…, et qui fut depuis la mère de Bettina. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne tarda pas à se prendre de belle flamme, que les regards parlèrent, et que l’amoureuse fleurette alla son train ni plus ni moins que si Charlotte n’eût jamais existé : conduite impardonnable, qu’on a quelque peine à s’expliquer, même quand on connaît la prodigieuse mobilité de cette nature de poète ! On se tromperait fort, du reste, à voir dans une évolution de ce genre ce que nous appelons vulgairement de l’inconstance. À Dieu ne plaise que Goethe oublie l’idole d’hier aux pieds de la maîtresse d’aujourd’hui ! Pour les perdre un instant de vue, il ne renonce ni à ses souvenirs ni à ses souffrances, qui se réveilleront en temps et lieu sous la moisson de fleurs dont il les couvre. Seulement il y a en lui une telle exubérance de vie, tant de force jointe à une impressionnabilité si extraordinaire, que jamais un sentiment, quel qu’il soit, ne saurait enchaîner son indépendance et l’absorber, comme Werther, jusqu’au suicide. Son cœur ressemble à ces grands arbres des forêts qui portent des chiffres mystérieux gravés au vif de leur écorce, et qui, chaque année, au printemps voient leurs rameaux, où la sève bouillonne, se couronner de feuillages nouveaux et s’emplir de joyeux concerts, associant ainsi la fête de l’heure présente à l’indélébile mélancolie des souvenirs !

Que Charlotte après tant de rêves, de soupirs, de désirs et de langueurs, que Charlotte appartienne finalement à un autre, Goethe, à coup sûr, n’en mourra pas. Et pourtant, de ce qu’il porte galamment sa douleur, il ne faudrait point se trop hâter de conclure que cette douleur n’ait point existé, et que rien d’humain n’ait battu sous sa mamelle gauche. Le sentiment qui l’affecte, quel qu’il soit, ne saurait l’empêcher d’être ouvert à l’impression du moment, sereine ou gaie, riante ou morose. « Poésie est délivrance, » s’écrie Goethe. À ce compte, le roman de Werther fut la réalisation poétique d’un état ressenti en prose. Et combien dure cette incubation morale, cet état aigu dont une fiction immortelle amène la délivrance ? Deux ans, ni plus ni moins. C’est en septembre 1772 que Goethe quitta Wetzlar ; le roman ne fut écrit qu’en 1774, et pendant ce temps, que devenait ce grand et loyal amour délibérément relégué dans les profondeurs de la conscience du poète ? Il se taisait, laissant les joyeux feux-follets tourbillonner à la surface, et préparant, comme la chrysalide, sa radieuse transformation.

Je citerai à ce point de vue deux productions de Goethe, d’une valeur littéraire sans doute assez médiocre, mais curieuses en ce qu’elles se rapportent à cette période de Werther, et, par leur caractère humoristique et dégagé, contrastent singulièrement avec l’attitude et la pose que la situation semble indiquer. Fiez-vous donc aux apparences, et cherchez à reconnaître le désespéré de la veille, l’amant tendre et passionné de Charlotte, dans ce jeune fou violemment épris des beaux yeux de Maximiliane de La Roche, dans cet égrillard convive, plein de boutades et de sarcasmes qu’il vous décoche à tout propos, dans cet aimable et spirituel libertin, entraînant et entraîné, qui s’en va de Saint-Goar à Bacharach, de Bingen à Nassau, en vaillante compagnie de belles filles et de beaux-esprits, buvant, aimant, chantant, et descendant le cours du Rhin comme nos pères descendaient le fleuve de la vie. Et cependant, sous toutes ces joies qu’on ne saurait nier, sous toutes ces ivresses, sous toutes ces écoles buissonnières, il y avait une vraie souffrance : le souvenir de Charlotte. Il y avait Werther qui s’élaborait lentement et par infiltrations mystérieuses, comme on dit que dans le roc s’élaborent les diamans.

À Francfort, il se reprit à son goût pour la peinture ; c’était le tour des maîtres flamands de passionner cette jeune imagination curieuse surtout de saisir la vie dans l’art. Il se mit à fréquenter assidûment leurs chefs-d’œuvre, que du reste les musées et les collections particulières de la ville impériale comptent en grand nombre. Il peignit même à l’huile, d’après l’original, divers sujets de nature morte, entre autres un couteau à manche d’écaille et d’argent qu’il réussit très agréablement : succès qui lui procura la plus vive et la plus légitime des satisfactions. Avoir Goetz de Berlichingen dans son portefeuille, Werther et Faust dans sa tête, et mettre son orgueil à copier fidèlement un manche de couteau, il faut, pour comprendre de pareils enfantillages, avoir vu Rossini jouer du basson ! Ce beau zèle toutefois dura peu, et son dilettantisme, rebuté par certaines difficultés d’exécution, ne tarda point à passer à des sujets d’un ordre plus relevé. Des colporteurs italiens étant venus tenir boutique à la foire de Francfort, Goethe s’arrêta devant leurs étalages, où figuraient en quantité des plâtres et des moulures d’après l’antique, et ne s’éloigna qu’après avoir acheté diverses reproductions de chefs-d’œuvre. C’est là que se laisse saisir le premier germe de ce grand amour des arts plastiques, qui plus tard donna de si beaux fruits, et à dater de ce moment l’école flamande cessa d’absorber sa rêverie, que l’idéal sollicitait déjà. Dans une existence bien ordonnée, il y a temps pour tout, et Goethe, qui connaissait les formelles intentions de son père, n’avait garde de négliger la jurisprudence.

Ajoutons que ses études n’étaient point si arides qu’on le pourrait croire, et que si le jurisconsulte en profitait, l’écrivain à son tour y trouvait son compte. C’était l’époque des réformes ; un souffle plus clément pénétrait dans les vieux codes, dont on sentait la rigueur draconienne se détendre sous l’influence des idées de tolérance et d’humanité. De cet esprit nouveau devait sortir une langue nouvelle, émue, sympathique, remplaçant par la persuasion le pathos juridique des anciens jours et digne enfin d’intéresser, d’attacher une âme éprise en tout du style. Néanmoins, ses travaux n’occupant qu’une partie de ses journées, il lui restait encore assez de temps pour vaquer à ses élucubrations poétiques sans avoir à craindre désormais les instinctives rancunes de son père. En effet, du moment que la littérature et le droit pouvaient faire ensemble bon ménage sous le crâne du jeune Wolfgang, M. Goethe n’avait plus aucune raison de s’opposer à une manie qui après tout ne messeyait point trop chez un fils de famille bien et dûment pourvu d’une profession sérieuse.

Ce fut dans ces conditions que vit le jour Goetz de Berlichingen, dont l’idée le tenait depuis sa sortie de l’université. L’étude des XVe et XVIe siècles l’avait beaucoup absorbé vers cette époque, et parmi les graves objets de ses méditations, je citerai l’ouvrage de Philipp Dats, de Pace publica. Goetz de Berlichingen fut le résultat de ses recherches historiques, fécondées par la lecture de Shakspeare et, comment dirai-je ? par la fréquentation de la cathédrale de Strasbourg. Conçu presque sur les bancs du collège, le drame mit des années à paraître, et, selon une habitude dont on ne le vit guère se départir, il prolongea tant qu’il put la gestation, tournant et retournant son sujet en lui-même, et possédant son œuvre non-seulement dans son ensemble, mais jusqu’en ses moindres détails, avant d’avoir écrit la première syllabe. Qui sait même ce qui serait advenu de cette première création sans l’influence de sa sœur Cornélie, qui lui mit en quelque sorte la plume à la main ? Il commença donc à écrire un matin, et dès le soir sa sœur eut la confidence des premières scènes. C’était une femme d’un grand sens et d’un esprit très supérieur que Mlle Cornélie Goethe. Elle comprit dès le début que la chose était grave et qu’il s’agissait tout simplement pour son frère de prouver qu’il avait du génie. Aussi se donna-t-elle garde de prodiguer l’admiration : tout en reconnaissant que l’ouvrage s’annonçait d’une façon convenable, elle émit certains doutes sur la persévérance de l’auteur. Goethe, que les louanges eussent endormi, se piqua d’émulation devant le sourire d’incrédulité de son intime conseillère, et en six mois l’ouvrage fut terminé.

Goetz parut au printemps de 1773, et c’était pendant l’automne de 1772 que Goethe avait quitté Wetzlar pour s’en retourner à Francfort, d’où il ne cessa d’écrire à Kestner et à Charlotte des lettres plus remplies de sentimens tendres et passionnées que d’orthographe. Étrange chose que cet oubli affecté des plus simples lois de la grammaire que les gens comme il faut croyaient devoir professer à cette époque dans leurs correspondances ! Écrire correctement sa langue eût été d’un homme du commun, et Goethe, on doit lui rendre cette justice, en use sur ce point en véritable grand seigneur. Heureusement ce n’était là qu’un travers de son temps, qui d’ailleurs ne portait obstacle ni à l’inspiration ni à la chaleureuse éloquence du discours, de telle sorte que ses lettres seraient, en dernière analyse, un terrible argument contre Vaugelas, car elles prouvent que les plus belles choses se peuvent passer d’orthographe. « Dieu vous ait en sa sainte garde, cher Kestner, et dites à Charlotte qu’il m’arrive parfois de croire que j’ai réussi à l’oublier ; mais, bah ! survient une rechute, et me voilà plus malade que jamais ! » Il rêve aux beaux jours écoulés, aux heures délicieuses qu’il perdait à ses pieds, entouré de joyeux garnemens qui lui grimpaient sur les épaules. Retours mélancoliques vers le passé, désespoirs complaisans où se mêle autant de poésie que de vraie souffrance ! Le suicide est à la mode, à peu près comme les fautes d’orthographe ; pourquoi des idées de suicide ne lui viendraient-elles point à l’esprit ? On connaît ce passage de l’autobiographie de Goethe : « Je possédais quelques armes de choix, et parmi ces armes un poignard bien affilé. Chaque soir, en me couchant, je le posais près de mon lit, et avant d’éteindre ma lumière j’essayais de me l’enfoncer dans la poitrine. Ce manège tenté diverses fois n’ayant pas réussi, je finis par me prendre en dérision, et, plantant là toutes ces chimères d’hypocondriaque, je résolus de vivre. » On voit que ces projets de suicide n’avaient rien de bien sérieux, et en admettant même qu’il les eût agités à cette période, lorsqu’il écrivit Werther, le goût lui en avait complètement passé. En octobre 1772, on lui mande qu’un de ses amis de Wetzlar, Frédéric de Goué, vient de se brûler la cervelle ; du moins c’est le bruit qui court. « Dites-moi sur-le-champ, écrit Goethe à Kestner, si cette nouvelle touchant Goué se confirme. J’honore de tels actes, je plains l’humanité et laisse les philistins débiter leurs commentaires de fumée de tabac et s’exclamer : Voilà ! Quant à moi, j’espère ne jamais importuner mes amis d’une pareille nouvelle. » La vie affluait en lui trop abondante pour qu’il pût faire autre chose que coqueter avec cette idée de la mort. Que vous semble de cette confession ? « Je suis allé à Hombourg, et me suis repris d’un nouvel amour pour l’existence en voyant quel plaisir peut cependant procurer à ces excellentes gens l’aspect de ce pauvre moi que vous connaissez. »

Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère !

Le récit de la mort de Goué se trouva faux ; mais, hélas ! il n’en fut pas de même du suicide de Jérusalem, une triste et mélancolique histoire, celle-là. « Infortuné Jérusalem ! la nouvelle m’a été un coup de foudre. Pauvre garçon, lorsque je m’en revenais de la promenade et que je l’apercevais errant au clair de lune, je me disais : Il est amoureux. Charlotte se souviendra des plaisanteries que je faisais là-dessus. Dieu le sait, la solitude a consumé son cœur. »

On s’accorde généralement à croire que ce fut sous l’impression immédiate de cette nouvelle de la mort de Jérusalem que Goethe écrivit Werther. Et comment oserait-on douter de cette assertion, qui se trouve consignée dans les propres mémoires de l’auteur ? « À dater de ce moment, dit-il lui-même, le plan de Werther fut arrêté : les divers élémens qui abondaient de toutes parts se formèrent en masse compacte comme on voit dans le vase une eau déjà presque figée se congeler subitement à la moindre secousse. » Or rien de moins exact que ce témoignage sur la foi duquel la plupart des historiens du grand poète se sont engagés, et nommément M. Henri Viehoff, le plus récent et d’ailleurs l’un des mieux informés des biographes de Goethe en Allemagne. Qu’on se fie ensuite à un poète rédigeant ses mémoires. Ce livre que Goethe composait à distance, et qui contient les faits plutôt tels qu’ils devraient être que tels qu’ils sont, ne saurait être consulté que comme un répertoire de souvenirs. Il s’en faut naturellement que tout y soit, et dans ce qu’on y retrouve, il y a bien souvent plus de poésie que de vérité, non toutefois que l’auteur cherche à donner le change, les hommes de cette trempe ne connaissent point le mensonge, et quand ils donnent une indication erronée, c’est qu’eux-mêmes sont les dupes de leurs propres impressions, semblables à ces peintres qui voient rouge ou qui voient violet. Ainsi, pour m’en tenir à cette seule date, Jérusalem se tue en octobre 1772 ; Goethe, informé sur-le-champ de la nouvelle, reçoit dans le courant de novembre les pages de Kestner contenant l’histoire détaillée des derniers jours de leur infortuné compagnon, et ce n’est qu’en 1774 que Werther prend naissance.

Il s’en faut d’ailleurs que l’état de Goethe durant cette période soit si lamentable et si découragé qu’il nous le montre. Au tableau mélancolique et douloureux de l’autobiographie, donnons pour pendant cette lettre qu’il écrivait en décembre, et qu’on juge : « Dites à Charlotte que j’ai fait ici rencontre d’une fillette que je chéris du fond de l’âme, et qui, si j’avais à me marier, serait celle que je choisirais de préférence à toutes. Quels deux charmans couples nous ferions ! Elle aussi est née le 11 janvier ! Qui sait ce que la volonté de Dieu nous prépare ? » On a dit que la personne à laquelle il est fait allusion était cette bonne Sybille Münch que le poète avait rencontrée dans le cercle intime de sa sœur, et dont il s’occupait vers cette époque ; mais ici le doute est permis, attendu que l’aimable Anna Sybille avait vu le jour en juillet, et non point en janvier comme Charlotte. Ne serait-ce point plutôt Antoinette Gerock, qui s’éprit pour lui d’une tendresse passionnée, et dont il emprunta divers traits dans la suite pour le caractère de Mignon ? Mais cette supposition se trouve réfutée elle-même par une lettre dans laquelle il raconte qu’attendant que sa bien-aimée fût rentrée d’un bal où il ne la pouvait accompagner, il avait passé la soirée à se promener au clair de lune avec Antoinette. Tout cela, on le voit, n’est point d’un homme qui s’en va mourant de l’amoureux martyre, et montre une fois de plus le besoin constant qu’il avait du commerce des femmes, ce platonisme excessif qui faisait le fond de sa nature. « Hier, j’ai patiné du matin au soir, et plus d’un sujet de joie m’est advenu que je ne puis vous raconter. Tenez-moi pour aussi heureux que ceux qui aiment. Comme vous, je suis plein d’espérances, et j’ai senti sourdre en mon sein divers poèmes. Ma sœur vous envoie mille tendresses, ma bien-aimée aussi, et tous mes dieux vous complimentent. » Cela nous amène à conclure qu’on peut avoir le portrait d’une aimable femme au chevet de son lit, penser à elle nuit et jour, se reporter incessamment par l’imagination dans le centre où elle vit, et, somme toute, n’en point maigrir. Goetz de Berlichingen est achevé, déjà même il commence à tracer l’ébauche d’un grand drame, de Mahomet. Voilà pour le poète ; quant à l’homme, les galantes compagnies se l’arrachent, et c’est bien cette fois le tour d’Anna Sybille d’ensorceler le damoiseau. « Au premier jour. vous recevrez quelque chose de nouveau. Ma princesse salue Charlotte. Pour le caractère, elle a beaucoup de finesse. Ma sœur prétend qu’elle ressemble beaucoup à son portrait. Si nous allions nous aimer, comme on dit que tous deux là-bas vous vous aimez ! Je l’appelle ma chère petite femme, et l’autre soir je l’ai gagnée dans une loterie. » Anna Sybille avait alors à peine quinze ans, et rien ne donne à penser que cette liaison ait été autre chose qu’une simple distraction.

Cependant le jour approchait où Charlotte allait se marier et quitter Weztlar. Goethe écrit aussitôt au frère de Charlotte pour le prier de lui donner de ses nouvelles au moins une fois par semaine, afin que ce triste départ ne rompe pas à tout jamais les relations formées au Teutsche Haus, puis il s’adresse à Kestner et lui demande à offrir l’anneau de mariage. « Je suis toujours à vous, mais, à dater de ce jour, je ne désire plus vous revoir, ni vous ni Charlotte. Son portrait disparaîtra de ma chambre pour n’y être réintégré qu’après ses premières couches, car alors d’autres temps commenceront, et si ce n’est pas elle que j’aimerai, ce sera ses enfans, toujours, à la vérité, un peu à cause d’elle. Libre donc à vous de me choisir pour parrain, et croyez, si c’est un fils, que mon esprit sera deux fois sur lui, et que les femmes qui ressembleront à sa mère seront capables de le rendre fou ! » Puis, dans sa lettre, il enferme ce billet pour Charlotte : « Que mon souvenir comme cet anneau soient constamment témoins de vos prospérités, chère Lotte ! Un jour, mais d’ici à bien longtemps, nous nous reverrons : vous, cette bague au doigt, et moi, comme toujours, votre… De quel prénom signer ? Je ne sais, mais vous me connaissez, et cela suffit. » Puis, le mariage une fois accompli : « Dieu vous garde, cher Kestner, pour m’avoir épargné cette épreuve ! J’avais choisi le vendredi saint pour faire un sépulcre où j’aurais mis la silhouette de Charlotte ; mais, hélas ! je ne puis m’en séparer : elle est là, elle y restera jusqu’à ce que je meure. Adieu ! Mes tendresses à votre cher ange et à Lenette aussi, qui est une autre Charlotte, et cela, pour votre plus grand bonheur à tous. Quant à moi, je m’avance dans le désert sans autre ombre que mes cheveux, sans autre source vive que mon propre sang. Je monte et vois au loin, comme dans un mirage, votre nef tranquille qui se balance au port, et dont les joyeuses banderoles me mettent la joie au cœur. » Ce n’était point tout : sa sœur Cornélie dut le quitter, elle aussi, pour se marier. On sait combien Goethe affectionnait cette grave personne, dont l’esprit ferme et pratique, le solide attachement ne lui firent jamais défaut dans les momens difficiles. Ce fut donc une épreuve de plus, à laquelle bientôt allait se joindre le départ de Merck, ce confident bourru, cet humoriste acariâtre dont on devait plus tard médire, et qu’en attendant, on aimait à voir intervenir en toute chose. Solitude, isolement, désespérance, l’heure n’avait-elle pas encore sonné de recourir aux grands moyens ? Déjà Wolfgang invoquait la muse et se reprenait à cet immense dithyrambe dramatique de Mahomet, quand son heureuse étoile ramena vers lui, pour le distraire et le consoler de tant de maux et d’afflictions, la tout aimable Maximiliane de La Roche, qu’il avait connue, on s’en souvient, quelques mois auparavant sur les bords du Rhin. C’était l’année des mariages que cette année 1773. Maximiliane, pour ne point être en reste avec les autres, s’était à son tour mariée avec un riche commerçant de Francfort, M. Brentano. Triste établissement que celui-là, et dont Merck, dans une lettre à sa femme (29 janvier 1774), trace un mélancolique tableau ! « La semaine passée, j’allai à Francfort voir notre amie de La Roche. C’est un assez singulier mariage que celui qu’elle a fait faire à sa fille. L’homme est encore jeune, mais chargé de cinq enfans, d’ailleurs assez riche, mais c’est un négociant qui a fort peu d’esprit au-delà de celui de son état. C’était un triste phénomène pour moi d’aller chercher notre amie à travers des tonneaux de harengs et de pruneaux. Il paraît qu’elle s’est laissé induire par un de ses amis, M. Dumeiz, qui n’a consulté que la fortune et l’avantage particulier pour lui d’avoir une maison agréable à fréquenter. Tu aurais dû voir Mme de La Roche tenir tête à tous les propos et badinages de ces gros marchands, supporter leurs dîners magnifiques et amuser leurs lourds personnages. Il s’est passé des scènes terribles, et je ne sais si elle ne sera pas accablée sous le fardeau de ses regrets[15]. » À une personne de cette distinction et de cet esprit si cruellement fourvoyée, les consolations ne pouvaient manquer. « Goethe est déjà l’ami de la maison, il joue avec les enfans et accompagne le clavecin de madame avec la basse. M. Brentano, quoique assez jaloux pour un Italien, l’aime et veut absolument qu’il fréquente la maison ! »

Mais ce métier d’officieux voisin n’était pas tous les jours commode. Placé entre deux époux qui avaient l’habitude de se quereller et le prenaient imperturbablement pour confident et pour arbitre, Goethe finit par ne plus savoir auquel entendre. Passe encore pour consoler la femme des manières de son mari[16] ; mais écouter de sang-froid les griefs souvent trop justes du pauvre homme, c’était là une de ces situations fausses que pour mille raisons on n’aime pas voir se prolonger. Les choses durèrent ainsi pourtant tout un automne et tout un hiver, et, s’il faut en croire ce que dit Goethe[17], cette tendre relation ne dépassa jamais les bornes de la plus stricte bienséance. Nous voudrions ici pouvoir l’en croire sur parole ; mais la chose nous semble assez difficile, et même en admettant ses réserves, on ne saurait disconvenir que c’était là pour le moins une sentimentalité bien dangereuse. Qu’on en juge par cette lettre qu’il adressait à cette époque à Mme Jacobi : « Ces trois semaines viennent de s’écouler dans les plaisirs et les bombances, et nous sommes, à l’heure où je vous écris, aussi contens, aussi parfaitement heureux qu’on peut l’être ; je dis nous, car depuis le 15 janvier la solitude a cessé pour moi. Cet affreux destin, auquel j’ai si peu ménagé les gourmades, mérite aujourd’hui de ma part plus de courtoisie, et je ne fais aucune difficulté pour l’appeler l’aimable et le sage destin ! Depuis qu’il m’a ravi ma sœur, voici de lui le premier don qui ait l’air d’un dédommagement. Maximiliane est toujours cet ange adorable né pour se concilier tous les cœurs par les qualités les plus simples et les plus méritoires. Le sentiment que j’ai pour elle, — bien qu’en somme la jalousie d’un époux eût quelque raison d’en prendre ombrage, — fait le charme et le bonheur de ma vie. Du reste, ce Brentano est un digne homme, d’un caractère ferme et loyal, et plein d’aptitude pour son négoce. Quant aux enfans, on n’en saurait voir de plus jolis ni de meilleurs. »

À cette époque d’ivresse et d’exubérance juvéniles se rapporte une anecdote que Bettina Brentano, la célèbre fille de cette Maximiliane de La Roche, tenait de la propre mère de Goethe, et qui nous montre assez plaisamment ce nouveau Cid paradant devant sa Chimène. Par une belle matinée d’hiver, Wolfgang entre dans le salon de sa mère, où se trouvent quelques personnes. « Mère, s’écrie-t-il, tu ne m’as jamais vu patiner, et il fait aujourd’hui si beau ! — Un moment après (c’est Mme Goethe qui parle), je sonne ma femme de chambre, je demande ma pelisse de velours rouge à agrafes d’or, et nous montons en voiture. Arrivée sur le Mein, j’aperçois mon fils lancé comme une flèche et se frayant un passage à travers les nombreux groupes. La froidure colorait ses joues d’une teinte pourprée, et la poudre que semaient ses beaux cheveux bruns entourait sa tête d’un nuage. Dès qu’il aperçoit ma pelisse rouge, il fond de notre côté, et le voilà devant la portière, me souriant de son air le plus câlin. — Eh bien ! qu’est-ce encore, dis-je, et que me veut-on ? — Mère, vous avez chaud dans la voiture, si vous me prêtiez votre mante ! — Et tu aurais le front de t’en affubler ? — Pourquoi pas ? Essayez ! — J’ôte ma pelisse, il l’endosse, ramène sous son bras les plis flottans, et repart tel qu’un demi-dieu. Ah ! Bettina, que ne l’as-tu vu ? Qu’il était beau ainsi ! Je me sentais ravie d’aise, et battais des mains comme une folle. Je le vois encore tournant les arches du pont avec une grâce flexible, une élégance, tandis que le vent fouettait derrière lui ses draperies ! Ta mère était là sur la glace, et c’était à elle qu’il voulait plaire ! »

Tout ceci évidemment n’indique pas une conscience fort en proie à des idées de suicide, et, comme une autre preuve de cet état moral, je citerai la boutade intitulée : les Dieux, les Héros et Wieland (Gœtter, Helden und Wieland), production satirique de la même période. Infortuné Wieland ! il semble que sa destinée soit d’être assailli de tous côtés. En même temps que Goethe, son ami pourtant, le harcèle d’un impitoyable sarcasme, pour avoir, en affublant les dieux immortels de perruques poudrées et de culottes de satin, commis le plus horrible crime dont, aux yeux de ce dernier païen, on se puisse rendre coupable, les chrétiens lui jettent la pierre comme au plus immoral des écrivains ; Lavater le déclare athée en fulminant l’anathème, et, soulevée par un de ces antagonismes littéraires qui ne le cèdent en rien aux discordes religieuses et politiques, toute l’école de Gœttingue choisit, en 1773, l’anniversaire de la naissance de Klopstock pour faire de ses œuvres un solennel auto-da-fé. Lui cependant, Wieland, honnête et débonnaire, philosophe comme il a été irréligieux, sans le savoir, c’est à peine s’il s’émeut de tout ce bruit, de tout ce scandale qu’on évoque autour de son nom, et quand il parle de ces virulentes satires qu’on lui décoche, c’est pour les recommander aux lecteurs du journal qu’il rédige (le Mercure allemand) comme d’excellentes pasquinades ; semblable au divin Socrate, qui se levait au milieu d’une représentation théâtrale afin de mettre l’assemblée entière à même de contempler l’original du sophiste que bafouait sur la scène Aristophane !

D’après tout ce qu’on vient de lire, il est clair que jusqu’ici Werther ne donne pas signe de vie, et remarquez que nous sommes en décembre 1773, c’est-à-dire à quinze mois de distance de ce jour à jamais déplorable où l’on quittait Wetzlar. À Noël, Kestner, ayant à se rendre à Hanovre, où l’appellent les devoirs de son emploi, annonce sa nouvelle installation à Goethe, qui lui répond par ces paroles, que bientôt d’ailleurs démentiront les actes : « Mon père n’aurait aucune répugnance à me voir prendre du service au dehors ; mais, songez-y, cher Kestner, ces talens et ces forces dont je dispose, j’en ai trop besoin moi-même pour les pouvoir employer ailleurs. Et puis, accoutumé comme je suis à n’agir que sur mon instinct, comment croire que je réussirais jamais à servir un prince ? » Résolution bien aventurée, quand on pense que notre philosophe s’engageait deux ans plus tard, et pour ne le plus quitter jusqu’à sa mort, au service d’un souverain. Il est vrai que ce prince était Charles-Auguste, l’homme le mieux fait pour comprendre Goethe, car il lui ressemble par les divers points cardinaux, et cet air de famillequi vous saisit dans l’étude de leurs caractères, vous le retrouvez avec étonnement dans leurs physionomies. C’étaient plus que deux amis, c’étaient deux frères dont vous proclameriez la consanguinité rien qu’à voir leurs deux bustes côte à côte au palais de Weimar. C’est une vertu souvent facile pour un souverain d’appeler à lui les hommes de talent : ce qui l’est moins, c’est de les retenir, de les grouper et de les diriger dans des conditions normales, dans le développement calme et sensé de leurs facultés respectives. Je me réserve de dire un jour toute ma pensée sur Charles-Auguste, l’un des plus grands princes que l’Allemagne ait produits, celui qui, avec des ressources modiques et restreintes, sut obtenir les plus vastes résultats. Qu’il me suffise ici de reconnaître que Goethe, en se liant avec le grand-duc de Saxe, se tint en quelque sorte parole à lui-même, ayant jugé du premier coup le parfait accord qu’il y aurait entre ce qui lui serait demandé et ce qu’il se sentait en mesure d’apporter.

Le 11 février 1774, Knebel arriva chez Goethe et l’informa que les deux royaux frères Charles-Auguste et Constantin désiraient le voir. Wolfgang se rendit à cette invitation, et fut reçu de la manière la plus flatteuse, surtout par Charles-Auguste, qui justement venait de lire Goetz. Le poète et ses hôtes royaux dînèrent ensemble fort gaiement, puis on se quitta après avoir reçu et donné de part et d’autre les meilleures impressions. Les princes partaient pour Mayence, où Goethe leur promit d’aller les rejoindre, visite dont les approches ne laissaient pas de mettre en défiance le père de Wolfgang, lequel, en sa qualité de vieux bourgeois de la ville libre de Francfort, se permettait de professer un certain scepticisme à l’endroit des altesses royales. Le voyage eut lieu néanmoins, et Goethe à cette occasion passa avec les jeunes princes quelques jours de plaisir et d’intimité qui peut-être décidèrent de son avenir. Comme c’était la première fois de sa vie qu’il se trouvait en contact avec les grands, l’expérience semblait faite pour l’encourager.

Au mois de mai suivant, il apprend que Charlotte a mis au monde un fils qu’on a nommé Wolfgang, et quelques jours plus tard, il écrit à l’épouse de Kestner ce billet où l’existence de Werther se trouve mentionnée pour la première fois : « Je vous enverrai avant peu un ami qui n’est point sans quelque ressemblance avec moi, et j’espère que vous lui ferez bon accueil. Il s’appelle Werther et il est,… mais j’aime mieux le laisser se présenter lui-même. »

Maintenant quiconque aura suivi cette simple histoire, que nous avons essayé de raconter d’après les pièces authentiques et les documens contemporains, verra combien il se faut défier de toutes les choses que raconte Goethe à ce sujet dans son autobiographie, qui, pour cette période, n’offre qu’un tissu des renseignemens les plus vagues et souvent les plus erronés. L’ouvrage fut écrit en quelque sorte au courant de la plume. « Je m’isolai entièrement, dit-il, je fermai ma porte à mes amis, et dépouillai momentanément tout ce qui en moi pouvait être sans rapports immédiats avec le sujet qui devait m’absorber. » Quatre semaines suffirent à l’enfantement de cette œuvre élaborée dans une gestation si longue et si mystérieuse, et dont le manuscrit, quand il sortit des mains de l’auteur, ne portait pas une rature. C’est à cette séquestration de Goethe que Merck fait allusion, lorsqu’il dit : « Le grand succès de son drame lui a tourné un peu la tête, il se détache de tous ses amis et n’existe que dans les compositions qu’il prépare pour le public. » Enfin c’est en septembre 1774 qu’il envoie à Charlotte le premier exemplaire de Werther, — un exemplaire précurseur, car le livre ne doit paraître que plus tard, — et qu’il accompagne de ces mots : « Lotte, combien il faut que ce petit livre me soit cher, tu vas le sentir en le lisant ! Il n’y a pas jusqu’à cet exemplaire auquel je tienne comme s’il était l’unique au monde : accepte-le, Charlotte ; je l’ai baisé des millions de fois et mis en réserve pour que personne n’y touchât. L’ouvrage ne sera publié qu’à la prochaine foire de Leipzig. Je voudrais que chacun de vous le lût, toi de ton côté, Kestner du sien, et que chacun m’en écrivît un mot à part, un seul ! Adieu, Charlotte, adieu ! »

Nous avons étudié dans ses moindres phases et ses diverses péripéties cette histoire des amours de Wolfgang et de Charlotte empreinte d’un réalisme si romanesque, pour employer deux mots qui jurent sans doute un peu de se trouver ensemble. Nous y avons vu les origines du célèbre roman de Goethe, et nous savons maintenant que ce n’est ni dans l’impression produite par la mort de Jérusalem, ni dans les conséquences d’un désespoir amoureux, ni dans un prétendu penchant au suicide, qu’il faut aller chercher la raison d’être immédiate de Werther. De toutes ces causes, qui sans doute agirent simultanément, aucune, à vrai dire, ne fut déterminante, et les dates sont là pour constater d’une façon irrécusable que si le roman de Werther fut le résultat des années d’épreuves que nous venons de parcourir, Werther ne vit le jour qu’après l’entière et définitive clôture de cette période. L’artiste est maître et non esclave ; il possède et n’est pas possédé : Goethe fit Werther, mais après avoir surmonté le werthérisme, et comme on fait une confession générale, en reconnaissant ses erreurs et en s’en repentant. Or, pour reconnaître ses erreurs et s’en repentir, il faut d’abord les avoir dominées.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Byron, Childe-Harold.
  2. Vers 1830, M. Thackeray, se trouvant à Weimar en compagnie d’une vingtaine de jeunes compatriotes, y fut reçu par la société de la résidence avec cette grâce hospitalière bien connue, qui fait dire à M. Lewes : « De société plus simple, plus avenante, plus courtoise, plus gentlemanlike, je n’en ai jamais rencontré. » Admis dans le cercle intime de la belle-fille de Goethe, où son talent de caricaturiste plaisait beaucoup, M. Thackeray y rencontra maintes fois le vieux Wolfgang, dont il trace dans cette lettre un portrait qui se rapproche assez exactement de la statuette de Rauch, et se termine par ces termes de respectueux enthousiasme : In truth, I can fancy nothing more serene, majestic and healthy looking than the great old Goethe.
  3. Voyez Dietfurth, Aufzeichnung vom Jahre 1786. — Je trouve aussi à son sujet, dans la collection de Nicolovius, une pièce de vers assez amusante et que termine ce quatrain :

    Tu passes comme Diogène
    Enveloppé dans ton manteau,
    Buvant l’absinthe à coupe pleine,
    Et cynique jusqu’au tombeau.

  4. Dona Diana et Iwanette et Stormond.
  5. Comme don Quichotte, les preux de cette Table-Ronde n’employaient entre eux que le jargon de la chevalerie et se livraient à leurs manœuvres de l’air du monde le plus sérieux. Ainsi ils avaient fait de la légende des Quatre Fils d’Aymon une sorte de livre canonique dont un des leurs lisait quelques pages au début de chaque séance, en ayant soin d’accompagner sa psalmodie d’un véritable rituel liturgique Plusieurs écrivains ont prétendu, mais sans que cette opinion se soit d’ailleurs justifiée, qu’un but philosophique et mystique se cachait sous les dérisoires manifestations de cet ordre anonyme dont le premier degré s’appelait le passage, le second le passage du passage, le troisième le passage du passage au passage, et enfin le quatrième le passage du passage au passage du passage. — Quoi qu’il en soit, ce qu’il y a de certain, c’est que Goethe s’y adonna avec une ardeur voisine de l’emphase, révisant le texte des Quatre Fils d’Aymon et s’occupant du dispositif des cérémonies. Faut-il voir dans cette étrange école buissonnière une réaction qu’avaient amenée chez Goethe le séjour à Francfort et la discipline trop tendue du foyer paternel ? M. Viehoff y pencherait assez, et nous ne demandons pas mieux que de nous laisser guider là-dessus par les vues de l’excellent biographe.
  6. Voyez la lettre de Voss citée dans l’intéressant ouvrage du docteur Prutz, der Goettinger Dichterbund (p. 246) : « Je m’étais fait faire un habit neuf tout exprès pour la cérémonie. On se rassembla au coup de midi autour d’une vaste table toute couverte de fleurs ; à la place d’honneur était le siège de Klopstock chargé de fleurs et de guirlandes couronnant les œuvres complètes du grand homme ; au-dessous de ce trône gisait ignominieusement l’Idris de Wieland. Cramer nous lut alors diverses odes de Klopstock ayant rapport à l’Allemagne, puis on prit le café en se faisant des allumettes pour les pipes avec les œuvres de Wieland. Boïe, qui ne fume pas, se contenta de fouler aux pieds le livre lacéré. On servit le vin du Rhin, et nous bûmes crânement à la santé de Klopstock, à la mémoire de Luther et du grand Hermann. C’était le moment de réciter l’ode de Klopstock au vin du Rhin. Les têtes s’échauffaient. On parla liberté, Allemagne, vertu, et vous pouvez vous imaginer avec quel enthousiasme ! Ensuite on se mit à manger et à boire du punch, et la séance finit joyeusement par un auto-da-fé du buste et des écrits de ce polisson de Wieland. » — Voyez aussi Viehoff, t. IV.
  7. Voyez Goetz de Berlichingen, et l’énergique expression de Frantz à ce sujet : « Un cœur qu’emplit un sentiment, voilà tout ce qui fait le poète ! » Voyez aussi le Traité sur l’Architecture allemande, où la même pensée est théoriquement développée.
  8. Voyez la Justification du jeune Werther, Francfort 1775.
  9. Voyez Berichtigung der Geschichte des Jungen Werthers.
  10. « J’arrive d’ordinaire entre neuf et onze heures. Ce sont là mes heures les plus belles, les plus calmes aussi. Mes affaires sont terminées, mes devoirs accomplis, car j’estime que plus nous tenons à voir se perpétuer l’attachement que nous avons avec une femme digne de notre hommage, plus nous devons être exacts à remplir scrupuleusement nos devoirs afin d’avoir la conscience sans reproche. C’est par-là surtout que je sens que je possède fermement le cœur de ma bien-aimée. Le ciel me le conserve ! » (Lettre de Kestner à son ami de Hennings, Wetzlar, 2 novembre 1768, page 291 de la Correspondance.
  11. Wahrheit und Dichtung, p. 115 du XXIIe volume des Œuvres complètes.
  12. Karl Wagner, l’éditeur des Lettres et Correspondances de Goethe, Herder, Höpfner et Merck avec leurs amis. Leipzig 1847.
  13. Goethe, Aus meinem Leben, p. 165, t. 1er.
  14. Les Confessions ayant paru en 1768, c’est-à-dire quatre années avant l’époque où nous sommes, tout porte à croire qu’il y eut de la part de Goethe, sinon plagiat, du moins réminiscence.
  15. Merck, Correspondance des Amis de Goethe, première partie, p. 132. La lettre est écrite en français.
  16. « Il a la petite Brentano à consoler de l’odeur de l’huile et des manières de son mari. » (Merck, ibid.)
  17. Dichtung und Wahrheit.