La Jeunesse de Madame de Longueville/02

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LA JEUNESSE


DE


MADAME DE LONGUEVILLE.




II.
MADEMOISELLE DE BOURBON DANS LE MONDE.




C’est une erreur beaucoup trop répandue, et récemment fortifiée par M. Roederer dans son ingénieux et savant mémoire sur la Société polie en France[1], que l’hôtel de Rambouillet ait été le premier et long-temps le seul salon de Paris où se soit rassemblée la bonne compagnie. Non : la marquise de Rambouillet n’a pas créé, elle n’a fait que suivre l’heureuse révolution qui faisait succéder, en France, à la barbarie des guerres civiles et à la licence des mœurs un peu trop accréditée par Henri IV, le goût des choses de l’esprit, des plaisirs délicats, des occupations élégantes. — Ce goût est le trait distinctif du XVIIe siècle c’est là la pure et noble source d’où sont sorties toutes les merveilles de ce grand siècle. Louis XIV, en 1661, le reçut tout formé, illustré au dedans et au dehors par les plus éclatans succès militaires et politiques, riche en chefs-d’œuvre de tout genre, quand déjà les plus beaux génies avaient achevé ou commencé leur carrière, quand Malherbe et Balzac, les fondateurs de la nouvelle prose et de la nouvelle poésie, quand Descartes, le fondateur de la nouvelle philosophie, étaient depuis long-temps ensevelis, quand Pascal fermait les yeux, quand Corneille n’était plus qu’une ombre de lui-même, quand Mme de Sévigné, La Fontaine et Molière avaient quarante ans, quand Bossuet en avait trente-six. Tous ces grands esprits, dans leur style comme dans leur pensée, ont un caractère qui n’est pas celui de leurs successeurs, quelque chose de naïf et de mâle qui perce sous l’agrément même de la forme, et trahit un autre temps, une littérature née sous d’autres auspices. Le XVIIe siècle ne relève pas de Louis XIV, qui le couronne, mais de Richelieu, qui l’a inspiré. Nul ne ressentit mieux que Richelieu le goût renaissant de la politesse et des lettres. Le fond de cette ame extraordinaire était l’ambition : son vrai génie était tout politique ; mais, passionné pour tous les genres de gloire, il désirait aussi être ou paraître le plus bel esprit de son temps, et même un cavalier accompli. Comme tous les grands hommes, depuis César jusqu’à Napoléon, il était très aimable quand il voulait l’être. Pendant quelque temps, il lui a plu de dissimuler l’ambitieux mécontent et qui attendait son heure sous l’homme du monde recherchant et obtenant les plus brillans succès de société. Dès qu’il fut puissant, il mit à la mode ses propres goûts, et dès 1630 il y avait à Paris plus d’un hôtel où se réunissaient, pour passer le temps agréablement ensemble, des gens d’esprit, d’une grande et d’une médiocre naissance, d’épée, de robe et d’église, avec des femmes aimables, qui naturellement donnaient le ton. L’hôtel de Rambouillet a été le plus considérable de tous ces foyers de l’esprit nouveau, et il en est resté le plus célèbre plutôt encore par ses défauts que par ses qualités.

En effet, quelle idée se présente à l’esprit dès qu’on parle de l’hôtel de Rambouillet ? Celle d’une réunion choisie où l’on cultive la plus exquise politesse, mais où s’introduit peu à peu et finit par dominer le genre précieux. Et qu’était-ce que le genre précieux ?

C’était d’abord tout simplement ce qu’on appellerait aujourd’hui le genre distingué. La distinction, voilà ce qu’on recherchait par-dessus tout à l’hôtel de Rambouillet : quiconque la possédait ou y aspirait, depuis les princes et les princesses du sang jusqu’aux gens de lettres de la fortune la plus humble, était bien reçu, attiré, retenu dans l’aimable et illustre compagnie.

Mais que faut-il entendre par la distinction ? On ne la peut définir d’une manière absolue. Chaque siècle se fait un idéal de distinction à son usage. Deux choses pourtant y entrent presque toujours, deux choses en apparence contraires, qui ne s’allient que dans les natures d’élite, heureusement cultivées : une certaine élévation dans les idées et dans les sentimens, avec une extrême simplicité dans les manières et dans le langage. Je suppose qu’à Athènes, chez Aspasie, Périclès, Anaxagore, Phidias, parlaient d’art, de philosophie, de politique sans plus d’effort et de déclamation que des ouvriers et des marchands n’en auraient mis à s’entretenir de leurs occupations ordinaires. Socrate était un modèle accompli en ce genre, et le Banquet e Platon, où l’on traite, après souper, des matières les plus hautes dans le style le plus charmant, mais le plus naturel, nous donne une idée parfaite de ce qu’était alors le ton de la bonne compagnie, cet atticisme particulier à Athènes, et qui même à Athènes était le signe de la distinction. Il en était de même à Rome chez les Scipions, où un badinage aimable se mêlait souvent aux propos les plus graves, un peu moins peut-être aux soupers de Cicéron, quand César n’y était pas, le maître de la maison n’étant pas un assez grand seigneur pour être toujours parfaitement simple, et l’homme nouveau, je ne dis pas le parvenu, surtout l’orateur et l’homme de lettres s’y faisant un peu trop sentir, alors même qu’il s’efforçait le plus d’imiter Platon. C’est cette urbanité romaine, fille un peu dégénérée de l’atticisme athénien, que l’hôtel de Rambouillet recherchait et qu’il contribua à répandre[2].

La grandeur était en quelque sorte dans l’air dès le commencement du XVIIe siècle. La politique du gouvernement était grande, et de grands hommes naissaient en foule pour l’accomplir dans les conseils et sur les champs de bataille. Une sève puissante parcourait la société française. Partout de grands desseins, dans les lettres, dans les sciences, dans la philosophie. Descartes et Corneille s’avançaient vers leur gloire future, pleins de pensers hardis, sous le regard de Richelieu. Tout était tourné à la grandeur. Tout était rude, même un peu grossier, les esprits comme les coeurs. La force abondait ; la grace était absente. Dans cette vigueur excessive, on ignorait ce que c’était que le bon goût. La politesse était nécessaire pour conduire le siècle à la perfection. L’hôtel de Rambouillet en tint particulièrement école.

Les jours de son plus grand éclat commencent en 1630 et s’étendent jusqu’en 1648, où l’idole de la maison, Mme de Rambouillet, mariée en 1645 à M. de Montausier, le suit dans son gouvernement de Saintonge et de l’Angoumois, au commencement de la Fronde. Le beau temps de l’illustre hôtel est donc sous Richelieu et dans les premières années de la régence. Pendant une vingtaine d’années, il a rendu d’incontestables services au goût national mais le bien qu’il pouvait faire était à peu près accompli en 1648. Déjà ses défauts avaient commencé à paraître et à prendre le pas sur ses qualités. Les cercles inférieurs qui s’étaient formés à Paris et en province, d’abord utiles aussi parce qu’ils propageaient la politesse, avaient fini par être dangereux en faisant dégénérer la noblesse des idées et des sentimens en une fausse grandeur, outrée et maniérée, surtout en transportant l’affectation dans la simplicité. C’est alors que, le genre précieux s’étant corrompu, le grand maître en fait de naturel et de vérité lui déclara cette guerre impitoyable par laquelle il a débuté et par laquelle il a fini, les Précieuses ridicules étant sa première, pièce imprimée, en 1660, et les Femmes savantes la dernière, en 1673. Mais revenons en 1630.

En 1630, il y avait bien de l’originalité en France, mais c’était une originalité qui s’ignorait et qui croyait avoir besoin de modèles étrangers. Plus tard, Molière, La Fontaine, Boileau, Racine, ces génies si français, se proposèrent aussi des modèles ; ils les cherchèrent dans l’antiquité, qu’ils ont imitée sans cesser d’être originaux, rendant français tout ce qu’ils touchaient. Leurs devanciers s’adressèrent à l’Italie et à l’Espagne, les deux nations les plus avancées qu’ils eussent devant les yeux. Les Médicis avaient introduit parmi nous le goût de la littérature italienne. La reine Anne apporta ou plutôt fortifia celui de la littérature espagnole. L’hôtel de Rambouillet prétendit à les unir.

Le genre espagnol, c’était, au début du XVIIe siècle, la haute galanterie, langoureuse et platonique, un héroïsme un peu romanesque, un courage de paladin, un vif sentiment des beautés de la nature qui faisait éclore les églogues et les idylles en vers et en prose, la passion de la musique et des sérénades aussi bien que des carrousels, des conversations élégantes comme des divertissemens magnifiques. Le genre italien était précisément le contraire de la grandeur ou, si l’on veut, de l’enflure espagnole, le bel esprit poussé jusqu’au raffinement, la moquerie et un persiflage qui tendait à tout rabaisser. Du mélange de ces deux genres sortit l’alliance ardemment poursuivie, rarement accomplie en une mesure parfaite, du grand et du familier, du grave et du plaisant, de l’enjoué et du sublime.

À l’hôtel de Rambouillet, le héros seul n’eût pas suffi à plaire : il y fallait aussi le galant homme, l’honnête homme, comme on l’appela vers 1630, et comme on ne cessa pas de l’appeler pendant tout le XVIIe siècle ; l’honnête homme, expression nouvelle et piquante, type mystérieux qu’il est malaisé de définir, et dont le sentiment se répandit avec une rapidité inconcevable. L’honnête homme devait avoir des sentimens élevés : il devait être brave, il devait être galant, il devait être libéral, avoir de l’esprit et de belles manières, mais tout cela sans aucune ombre de pédanterie, d’une façon tout aisée et familière. Tel est l’idéal que l’hôtel de Rambouillet proposa à l’admiration publique et à l’imitation des gens qui se piquaient d’être comme il faut.

Les femmes étaient naturellement appelées à jouer le principal rôle en une semblable entreprise, et la marquise de Rambouillet semblait faite tout exprès pour y présider. Elle était presque italienne : son père était Vivonne Pisani, et sa mère, Savelli. Son mari était un fort grand seigneur, et il avait été ambassadeur extraordinaire en Espagne. Depuis quelque temps, ils étaient retirés des affaires avec une fortune considérable, un bel hôtel à Paris, une magnifique résidence à la campagne[3] ; ils ne faisaient donc ombrage à personne et attiraient tout le monde. Ajoutez, pour achever le portrait d’une maîtresse de maison accomplie, que Mme de Rambouillet avait été très belle sans avoir jamais eu aucune intrigue, et qu’elle aimait passionnément les gens d’esprit sans nulle prétention personnelle : à peine si on a pu retrouver d’elle quelques lettres et deux quatrains[4].

Aussi a-t-elle été l’objet de l’unanime admiration de tous ceux qui l’ont connue. Tallemant des Réaux lui-même en fait un éloge sans réserve. Il reconnaît qu’elle était belle, sage et raisonnable. « Elle a, dit-il, toujours aimé les belles choses, et elle alloit apprendre le latin seulement pour lire Virgile, quand une maladie l’en empêcha ; depuis, elle s’est contentée de l’espagnol… C’est une personne habile en toutes choses… Il n’y a pas au monde de personne moins intéressée ; elle passe bien plus avant que ceux qui disent que donner est un plaisir de roi, car elle dit que c’est un plaisir de dieu… Il n’y a pas un esprit plus droit… Jamais il n’y a eu une meilleure amie. » Son seul défaut, que M. Roederer a passé à dessein sorts silence et que Tallemant ne manque pas de relever, était une délicatesse excessive dans le langage. Il y avait des mots qui lui faisaient peur et qui ne pouvaient trouver grace auprès d’elle, en sorte qu’il y avait déjà dans Arthénice, nom de précieuse de Mme de Rambouillet, quelque chose de Philaminte[5]. Segrais parle d’elle dans les mêmes termes que Tallemant[6] : « Mme de Rambouillet étoit admirable ; elle étoit bonne, douce, bienfaisante et accueillante, et elle avoit l’esprit droit et juste. C’est elle qui a corrigé les méchantes coutumes qu’il y avoit avant elle. Elle s’étoit formé l’esprit dans la lecture des bons livres italiens et espagnols, et elle a enseigné la politesse à tous ceux de son temps qui l’ont fréquentée. Les princes la voyoient, quoiqu’elle ne fit point duchesse. Elle étoit aussi bonne amie, et elle obligeoit tout le monde. Le cardinal de Richelieu avoit pour elle beaucoup de considération… Mme de La Fayette a beaucoup appris d’elle. » Une de ses filles, la célèbre Julie, avait l’esprit le plus rare, et, à défaut d’une grande beauté, une assez belle taille et un fort grand air. Elle s’entendait merveilleusement à rendre agréable la maison de sa mère, et elle était fort bien secondée par son frère, le marquis de Pisani, aussi spirituel que brave, par ses nombreuses soeurs, surtout par celle qui a été la première Mme de Grignan[7].

On peut voir partout la description de l’hôtel de Rambouillet et de cette fameuse chambre bleue, qui était en quelque sorte le sanctuaire du temple de la déesse d’Athènes, pour parler comme Mademoiselle dans la Princesse de Paphlagonie[8]. C’était un grand salon qui avait tout son ameublement de velours bleu rehaussé d’or et d’argent, et dont les larges fenêtres, s’ouvrant dans toute la hauteur, depuis le plafond jusqu’au plancher, laissaient entrer abondamment l’air et la lumière et donnaient la vue d’un jardin très beau et très bien entretenu, qu’agrandissait à perle de vue le voisinage d’autres jardins. L’hôtel avait été bâti sur un plan nouveau, tracé par Mme de Rambouillet elle-même. Il n’était pas très vaste, mais d’une belle apparence. C’était l’avant-dernier hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, du côte de la place du palais Cardinal, entre les Quinze-Vingts, qui occupaient le coin de la rue, et l’hôtel de Chevreuse, devenu depuis l’hôtel d’Épernon et un peu plus dard, vers 1663 ou 1664, l’hôtel de Longueville[9].

M. Roederer n’a presque rien laissé à faire pour le dénombrement des grands seigneurs et des grandes dames qui fréquentèrent l’hôtel de Rambouillet dans la dernière moitié de sa longue et brillante carrière. Je me bornerai à détacher, dans le groupe de femmes aimables qui y étaient assidues, la figure d’une personne que M. Roederer a trop laissée dans l’ombre, et qui est, à mes yeux, le modèle de la vraie et parfaite précieuse, Madeleine de Souvré, marquise de Sablé, qui a joué un assez grand rôle dans la vie de Mme de Longueville et dont Mme de Motteville nous a laissé le portrait suivant :

« La marquise de Sablé[10] étoit une de celles dont la beauté faisoit le plus de bruit quand la reine (la reine Anne) vint en France (en 1615) ; mais, si elle étoit aimable, elle désiroit encore plus de le paroître. L’amour que cette dame avoit pour elle-même la rendit un peu trop sensible à celui que les hommes lui témoignoient. Il y avoit encore en France quelques restes de la politesse que Catherine de Médicis y avoit rapportée d’Italie, et on trouvoit une si grande délicatesse dans les comédies nouvelles et tous les autres ouvrages en vers et en prose qui venoient de Madrid, qu’elle avoit conçu une haute idée de la galanterie que les Espagnols avoient apprise des Maures. Elle étoit persuadée que les hommes pouvoient sans crime avoir des sentimens tendres pour les femmes, que le désir de leur plaire les portoit. aux plus grandes et aux plus belles actions, leur donnoit de l’esprit et leur inspiroit de la libéralité et toutes sortes de vertus, mais que d’un autre côté les femmes, qui étoient l’ornement du monde et étoient faites pour être servies et adorées, ne devoient souffrir que leurs respects. Cette dame, ayant soutenu ses sentimens avec beaucoup d’esprit et une grande beauté, leur avoit donné de l’autorité dans son temps, et le nombre et la considération de ceux qui ont continué à la voir ont fait subsister dans le nôtre ce que les Espagnols appellent fucezas. »

Mme de Sablé avait été passionnément aimée du brave, beau et infortuné duc de Montmorency, oncle de Mme de Longueville, décapité à Toulouse en 1632. Elle répondit à sa passion ; mais, Montmorency ayant levé les yeux sur la reine, Mme de Sablé, en digne Espagnole, rompit avec lui. « Je lui ai ouï dire à elle-même, quand je l’ai connue, dit encore Mme de Motteville, que sa fierté fut telle à l’égard du duc de Montmorency, qu’aux premières démonstrations qu’il lui donna de son changement elle ne voulut plus le voir, ne pouvant recevoir agréablement des respects qu’elle avoit à partager avec la plus grande princesse du monde. »

La marquise de Sablé resta fidèle toute sa vie aux mœurs de sa jeunesse, et, quand l’hôtel de Rambouillet fut à peu près fermé, elle en continua la tradition dans son hôtel de la Place-Royale, avec sa spirituelle amie Mme la comtesse de Maure, et jusque dans sa retraite de Port-Royal, au faubourg Saint-Jacques. Elle entretint long-temps une école de bon ton, de morale et de littérature raffinée, d’où sont sorties les Maximes de La Rochefoucauld.

Parmi les gens de lettres qui venaient souvent à l’hôtel de Rambouillet, les deux plus célèbres sont sans contredit Corneille et Voiture.

Corneille est avec Descartes l’expression la plus haute de la littérature de la première moitié du XVIIe siècle. Ses qualités comme ses défauts étaient dans la plus parfaite harmonie avec son temps. De là des succès que personne depuis n’a égalés. Sous Louis XIV, quelle pièce de Racine a jamais produit l’impression que fit le Cid en 1636 ? Il faut lire les auteurs du temps pour se faire une idée de l’enthousiasme qui saisit Paris et la France entière. Ce furent de véritables transports :

Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.

Rien de plus vrai. C’est qu’alors il n’y avait pas un gentilhomme à Paris qui ne prétendît être un Rodrigue, pas une femme de bon ton qui n’eût dans le cœur ou qui n’affectât les sentimens de Chimène. Plus on étudie cette pièce admirable, que Polyeucte seul a surpassée quelques années après, plus on y retrouve tous les traits de cette grande époque à jamais évanouie, l’héroïsme et la haute galanterie, ce point d’honneur qui sans doute faisait verser bien du sang, mais entretenait l’esprit guerrier, — dans les hommes mûrs et dans les chefs de sérieux intérêts et d’énergiques passions aux prises les unes avec les autres, dans la jeunesse la lutte généreuse de l’amour et du devoir, qui un jour sera portée au dernier degré du pathétique dans Pauline et dans Sévère, partout une langue un peu rude, mais naïve et forte, toujours familière ; en même temps, il est vrai, un goût mal sûr, s’égarant quelquefois à la poursuite de la grandeur, des délicatesses infinies et pleines de grace, mais un peu quintessenciées, et de subtiles analyses de la passion raisonnant sur elle-même. C’était là l’hôtel de Rambouillet. Il s’y reconnut et défendit le Cid contre le tout-puissant ministre[11]. C’est dans le noble salon que Corneille rencontra Balzac, et put s’entretenir avec lui de Rome et des Romains. Qu’on lise les discours sur les Romains adressés par Balzac à la marquise de Rambouillet[12], et l’on verra si les conversations de ce temps-là étaient futiles. J’ose dire qu’il n’y eut jamais en France un temps où la politique fût plus à l’ordre du jour. Tout le monde alors s’occupait des affaires publiques. Ce n’est pas en étudiant Lucain ni même Tacite que Corneille a trouvé la langue politique de Cinna et de la première scène de la Mort de Pompée. La vraie école de Corneille a été le spectacle de ce qui se passait autour de lui, le récit des grands événemens contemporains, les conversations de Richelieu et de ses familiers, le P. Joseph, Mazarin, Lyonne, et celles qui se tenaient chaque jour dans les sociétés qu’if fréquentait, où les ambassadeurs, les hommes de guerre, les évêques, les conseillers d’état étaient mêlés aux gens de lettres. Corneille lut toutes ses pièces à l’hôtel de Rambouillet. Il y lut Horace en 1640, Cinna en 1642, et son chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre aussi de la scène française, Polyeucte, en 1643, c’est-à-dire dans les plus grands jours de l’hôtel de Rambouillet, j’ajoute et de la France, car c’est en cette même année 1643 que l’un des plus jeunes disciples de l’illustre hôtel, l’admirateur le plus passionné de Corneille, le frère de Mlle de Bourbon, le duc d’Enghien, le cœur rempli, comme le Cid, d’un amour ardent et chaste, gagnait, à vingt-deux ans, par une manœuvre digne d’Alexandre et de César, une de ces batailles comme il y en a cinq ou six dans l’histoire, cette bataille de Rocroy où les desseins d’Henri IV et de Richelieu furent justifiés par la victoire, et où la France succéda à l’Espagne dans la suprématie morale et militaire de l’Europe.

Voiture a été admiré de ses contemporains les plus spirituels et les plus difficiles. La Fontaine le met au nombre de ses maîtres[13]. Mme de Sévigné l’appelle un esprit « libre, badin, charmant[14]. » Boileau dit assez que Voiture est, à ses yeux, le mets des délicats, lorsqu’il introduit un esprit vulgaire, une sorte de provincial demandant ce qu’on y trouve de si beau[15]. Avouons-le, nous ressemblons tous plus ou moins à ce provincial-là : nous avons peine aujourd’hui à retrouver les titres de la renommée de Voiture. On en peut donner plusieurs raisons, qui ne font tort ni à Voiture ni à nous.

De toutes nos facultés, l’esprit est celle qui se met le plus dans le commerce de la vie, mais qui laisse aussi le moins de trace. Une saillie, une répartie, ne se peuvent guère séparer de la manière dont elles sont dites. Les mots spirituels n’ont toute leur grace que dans la bouche d’un homme d’esprit. Il n’en est pas ainsi des mots partis du cœur et des grandes pensées. Comme ils viennent du fond même de la nature humaine, qui ne change point, ils ont des perspectives infinies, et durent autant que le cœur et la raison. Mais l’esprit se joue à la surface ; il brille et s’éteint en un moment. L’esprit est un improvisateur. L’effet d’une improvisation tient à mille choses qui, en disparaissant, emportent avec elles ce qui nous avait le plus charmés. Qu’est-ce, je vous prie, qu’une plaisanterie à deux siècles de distance ?

Mme de Sévigné, dans sa passion pour celui qui avait été un des maîtres de sa jeunesse, s’écrie : « Tant pis pour ceux qui ne l’entendent pas ! » Mais l’aimable marquise en parle bien à son aise ; elle avait une connaissance intime des mœurs, des choses, des hommes, des femmes, des aventures, des petits accidens auxquels se rapportent les vers et la prose de Voiture. Le neveu de celui-ci, Martin Pinchesne, qui, un an ou deux après la mort de son oncle, publia ses œuvres, eut la sottise ou l’honnêteté d’effacer les dates de ces badinages et les noms de la plupart des personnes qui les avaient fait naître, en sorte que déjà au XVIIe siècle ceux qui n’avaient pas été de la société même de Voiture auraient eu grand besoin d’un commentaire pour l’entendre. Tallemant avoue qu’il y a dans ses écrits bien des choses dont il n’a pu avoir l’éclaircissement. « Un jour, dit-il, si cela se peut sans offenser trop de gens, je les ferai imprimer avec des notes, et je mettrai au bout les autres pièces que j’aurai pu trouver de la société de l’hôtel de Rambouillet. »

En effet, pour bien goûter Voiture, il faudrait le voir en scène, il faut se le représenter sur le théâtre de ses succès de 1630 à 1648, avec ces jolies femmes qui demandaient à être amusées, parmi ces jeunes gentilshommes qui, dans l’intervalle des batailles, se complaisaient dans les jouissances les plus raffinées de l’esprit. Voiture régnait à l’hôtel de Rambouillet. Corneille, timide et fier, négligé et plein de lui-même, était assez mal à l’aise dans tout ce grand monde : il écoutait presque toujours en silence, et ne causait guère qu’avec Balzac, son concitoyen dans la république romaine ; mais Voiture était la gaieté, la vie, l’ame de la maison. Il était toujours en train ; sa verve inépuisable se mêlait à tout, animait tout, et tandis que Corneille mettait dans les plus légers badinages, parlât-il au nom de la tulipe, de l’immortelle et de la fleur d’oranger[16], une gravité, une vigueur dont il n’était pas maître, et dans les comédies mêmes qu’il voulait faire les plus divertissantes un ton et des mouvemens tragiques qui lui échappaient malgré lui, Voiture, dans les choses les plus sérieuses, prodiguait la plaisanterie. Il est le côté enjoué de l’hôtel de Rambouillet, comme Corneille en est le côté sévère.

N’oublions pas que Voiture n’a presque rien écrit que par occasion, que la circonstance était sa muse favorite, et qu’elle lui dicta la plupart de ces petites pièces, improvisées ou faites à la hâte, qu’il n’a pas même pris la peine de recueillir. Il est donc ridicule d’y remarquer beaucoup de négligences. C’étaient, en très grande partie, des chansons qui devaient être véritablement chantées, et qui l’ont été. L’éditeur a quelquefois indiqué les airs, et nous les avons retrouvés presque tous dans un recueil curieux de la bibliothèque de l’Arsenal, intitulé Chansons notées.

Mais Voiture n’a pas seulement une facilité pleine d’agrément ; il me semble que, dans ses pièces un peu plus étudiées, il a des idées, de la philosophie, de la sensibilité, quelquefois même de la passion. J’ai besoin, je le sens, de me mettre bien vite à couvert derrière l’autorité de Boileau, qui, dans sa lettre à Perrault[17] fait l’éloge de Voiture et particulièrement de ses élégies. Pour ma part, je les préfère à toutes celles qui ont paru avant 1648, année de la mort de Voiture et de la fin ou du moins de la décadence de l’hôtel de Rambouillet, bien entendu en exceptant les élégies de Corneille, aujourd’hui trop oubliées, et dont quelques-unes ont des passages qui le peuvent disputer aux plus touchans de ses tragédies[18]. Je prie qu’on veuille bien lire l’élégie</poem> à une coquette que Voiture appelle Bélise. N’y a-t-il donc ni élévation ni force dans les vers suivans :

Cette unique beauté dont vous êtes ornée
N’aura jamais pouvoir sur une ame bien née.
Votre empire est trop rude et ne saurait durer ;
Ou, s’il s’en trouve encor qui puissent l’endurer,
Avec tant de mépris et tant d’ingratitude,
Ce sont des cœurs mal faits nés à la servitude,
Ou de mauvais esprits qui des cieux en courroux
Ont eu pour châtiment d’être amoureux de vous.
De louange et d’honneur vainement affamée,
Vous ne pouvez aimer et voulez être aimée[19], etc.

Il faudrait citer presque entière l’élégie à une dame qu’il avait quittée pour une autre, et à laquelle il revenait :

Je m’estimois le premier des humains
D’avoir remis ma franchise en mes mains,
Quand la frayeur de retomber aux vôtres
Me fit résoudre à me jeter en d’autres,
Et me ranger sous l’empire plus doux
D’une qui sçut me garder contre vous.

Quittant pour moy sa fierté naturelle,
La belle Iris ne me fut point cruelle ;
Elle approuva mes désirs et mes feux,
Elle reçut mon amour et mes voeux,
Et me fit voir toutes les apparences
Dont les amans forment leurs espérances.
J’avoue aussi qu’un si doux traitement
Fit naître en moy quelque ressentiment,
Non pas d’amour, car mon ame parjure
Ne put jamais vous faire cette injure,
Mais d’amitié si sensible qu’un jour
Je pensois bien la changer en amour.
Je m’efforçois de découvrir en elle
Les mêmes traits qui vous rendent si belle,
Cette douceur et ces divins appas
Dont vous donnez la vie et le trépas,
De vos beautés la grace incomparable,
De votre esprit la grandeur admirable,
Cet entretien si charmant et si doux ;
Mais tout cela ne se trouve qu’en vous.
Je voyois bien qu’elle étoit animée
D’une beauté capable d’être aimée ;
Je remarquois en elle cent attraits,
Mais nullement ces flammes et ces traits,
Ces traits mortels et ces divines flammes
Dont vos beaux yeux frappent toutes les ames.
Combien de fois, admirant vos beautés,
Ou votre grace, ou les vives clartés
De votre esprit, ai-je dit en moi-même
Ah ! que Philis est digne que l’on l’aime ! etc.

On ne peut méconnaître une sensibilité vraie, l’accent de la passion ou, si l’on veut, du plaisir dans ces stances adressées à une Aminte qui nous est inconnue :

Lorsque avecque deux mots que vous daignâtes dire,
Vous sçûtes arrêter mes peines pour jamais,
Et qu’après m’avoir fait endurer le martyre,
Vous m’ouvrîtes les cieux et me mîtes en paix,
Mille attraits dont encor le souvenir me touche
Couvrirent à mes yeux votre extrême rigueur,
Tous les charmes d’amour furent sur votre bouche,
Et tous ses traits aussi passèrent dans mon cœur.
Vous prîtes tout à coup une beauté nouvelle,
Toute pleine d’éclat, de rayons et de feux.
Bons dieux ! ah ! que ce soir mes yeux vous virent belle,
Et que vos yeux ce soir me virent amoureux !

Voici, dans un genre tout différent, des vers que, vingt ans plus tard, Saint-Évremond n’eût pas désavoués. Voiture écrit au duc d’Enghien au sortir d’une maladie qui avait pensé l’emporter après la campagne d’Allemagne :

Soyez, seigneur, bien revenu
De tous vos combats d’Allemagne,
Et du mal qui vous a tenu
Sur la fin de cette campagne,
Et qui fit penser à l’Espagne
Qu’enfin le ciel pour son secours
Était près de borner vos jours
Et cette valeur accomplie
Dont elle redoute le cours.
Mais, dites-nous, je vous supplie,
La Mort, qui, dans les champs de Mars,
Parmi les cris et les alarmes,
Les feux, les glaives et les dards,
Le bruit et la fureur des armes,
Vous parut avoir quelques charmes,
Et vous sembla belle autrefois
À cheval et sous le harnois,
N’a-t-elle pas une autre mine,
Lorsqu’à pas lents, elle chemine
Vers un malade qui languit,
Et semble-t-elle pas bien laide,
Quand elle vient, tremblante et froide,
Prendre un homme dedans son lit ? etc.

Il faut le reconnaître, pour être juste avec Voiture, il est le créateur d’une littérature particulière, la littérature de société, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; il a excellé dans la poésie badine et légère, dans le genre des petits vers, où depuis il a eu tant d’écoliers insipides, que Voltaire a porté jusqu’à la grandeur, et qui est la meilleure partie, le titre le plus vrai de sa gloire poétique. Voiture a été fort en petit le Voltaire de l’hôtel de Rambouillet.

Je finis avec lui en rappelant à son honneur que, tout en suivant la cour, il n’avait pas les mœurs d’un courtisan : Voiture est le premier exemple de l’homme de lettres vivant parmi les grands seigneurs qui ait gardé son indépendance : il avait bien plutôt le ton et les manières passablement impertinentes de ses successeurs de la fin du XVIIIe siècle, Il était caustique et redouté. On prenait garde à s’attirer quelque épigramme de sa part, car cette épigramme était une flèche acérée et rapide qui faisait en quelques heures le tour de Paris et déchirait un homme à la fois en mille endroits différens. Le duc d’Enghien, qui aimait à rire et entendait fort bien la plaisanterie, parce qu’il avait lui-même beaucoup d’esprit, s’accommodait parfaitement de Voiture, en disant toutefois : « Il seroit insupportable, s’il étoit de notre condition. » D’ailleurs Voiture, devançant encore en cela ses disciples du XVIIIe siècle, avait tiré un excellent parti de ses succès de société. Il s’était fait nommer introducteur des ambassadeurs auprès de son altesse royale Gaston, duc d’Orléans. Il s’était fait donner un emploi de finances qu’il n’exerçait guère, mais dont il touchait le revenu. Il avait été chargé de plus d’une mission importante, principalement auprès du comte-duc d’Olivarès. Il était fort bien fait dans sa petite personne, et se mettait avec le meilleur goût. Il était d’office le chevalier, l’amoureux, et, comme on disait alors, le mourant de toutes les belles dames, particulièrement de la jolie Mlle Paulet, que ses manières un peu hardies et ses cheveux d’un blond un peu vif avaient fait appeler la lionne de l’hôtel de Rambouillet.

Tel est le monde où., vers 1635 ou 1636, après le grand bal qui enleva Mile de Bourbon aux Carmélites, la princesse de Condé conduisit sa fille avec son fils, le jeune duc d’Enghien. Ils n’y arrivaient pas sans préparation. L’hôtel de Condé était aussi le rendez-vous de la meilleure compagnie. Situé dans le vaste emplacement qui comprend aujourd’hui la rue de Condé, la rue, la place et le théâtre de l’Odéon jusqu’à la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, il était, dit Sauval[20], « bâti magnifiquement, » et Mme la Princesse en faisait les honneurs avec une dignité presque royale, tempérée par la grace et l’esprit. Lenet, auquel il faut toujours revenir dès qu’il s’agit des Condé, nous apprend que Mme la Princesse avait pris grand soin de former ses enfans aux belles manières : « Marguerite de Montmorency[21], qui avoit été la beauté, la bonne grace et la majesté de son siècle, et qui l’a été proportionément à son âge jusques à sa mort, ayoit toujours un cercle de dames les plus qualifiées et les plus spirituelles de la cour. Là se trouvoit tout ce qu’il y avoit de plus galant, de plus honnête et de plus relevé par la naissance et par le mérite. Le jeune prince commença à s’y plaire ; il s’y rendit autant assidu qu’il le put, et y prit les premières teintures de cette honnête et galante civilité qu’il a toujours eue, et qu’il conserve encore pour les dames… Mlle de Bourbon, sa sœur, qui fut après la duchesse de Longueville, étoit pleine d’esprit et d’une rare beauté. » On conçoit donc aisément comment les deux jeunes gens furent reçus à l’hôtel de Rambouillet. Ils y jetèrent d’abord le plus grand éclat.

Mlle de Bourbon était la personne que nous avons décrite, avec ses beaux yeux bleus, ses blonds cheveux, sa riche taille, ses graces nonchalantes et languissantes, toute faite aussi, par la tournure de son esprit et de son caractère, pour devenir une écolière accomplie de l’hôtel de Rambouillet. Il y avait en elle un fonds inné de fierté qui sommeillait dans la vie ordinaire, mais se réveillait promptement dans les occasions. Elle avait l’instinct du grand en toutes choses. Son esprit était de la trempe la plus fine, mais sa délicatesse tournait aisément à la subtilité. Tendre surtout, la galanterie platonique, qui était à l’ordre du jour dans la maison, la devait charmer sans lui faire peur, car son rang la protégeait, et d’ailleurs elle le dit elle-même dans la plus humble confession : les plaisirs des sens ne l’attirèrent jamais. Ce qui la touchait et finit par l’égarer, c’était le besoin d’être aimée, et aussi le désir de paraître, de montrer, comme on disait alors, le pouvoir de son esprit et de ses yeux.

Son frère, le duc d’Enghien, avait sa hauteur, mais nullement sa délicatesse. Malgré tous les efforts de sa mère et l’exemple de sa sœur, le ton dégagé de l’homme de guerre domina toujours en lui, et il porta souvent la liberté de l’esprit et du langage jusqu’à la licence. Sans être beau, il était bien fait, et, quand il était paré, il avait très bon air. Ses yeux ardens, son nez fortement aquilin, quelques dents un peu trop avancées, des cheveux abondans et presque toujours en désordre, lui donnaient un air d’aigle lorsqu’il s’animait. Il avait l’esprit agréable, une gaieté qui n’éclatait jamais plus volontiers qu’au milieu des dangers, et qui ne l’abandonna pas en prison. Quoi qu’on en ait dit, il était plein de cœur. Il aimait ses amis ; il n’en a jamais trahi un seul. Il en exigeait beaucoup ; mais il leur donnait beaucoup. Il prodiguait leur sang, comme le sien, sur les champs de bataille ; mais il les poussait et demandait pour eux encore plus que pour lui. Un autre, après Rocroy, eût été jaloux de Gassion, qui passait pour avoir conseillé la manœuvre qui décida du sort de la journée ; lui, du champ de bataille, demanda pour Gassion le bâton de maréchal de France, et la charge de maréchal de camp pour Sirot, qui, à la tête de la réserve, avait achevé la victoire. Lorsqu’au combat de la rue Saint-Antoine, échappé à grand’ peine du carnage, harassé de fatigue, défait, couvert de sang, il arriva l’épée encore à la main chez Mademoiselle, son premier cri fut avec un torrent de larmes : « Ah ! madame, vous voyez un homme qui a perdu tous ses amis ! » A Bruxelles, quand il négocia sa rentrée en France, il mit dans les conditions de son traité tous ceux qui l’avaient suivi. Après cela, il était prince, et se permettait tout en paroles. Il a fait des vers très spirituels, mais satiriques et quelque peu soldatesques. Il aima une fois, et à l’espagnole, selon toutes les règles de l’hôtel de Rambouillet. Tout à l’heure, nous ferons connaître l’objet de cette passion touchante qui honore à jamais le grand Condé ; mais nous pouvons dire d’avance que l’héroïne était digne du héros.

Représentez-vous ces deux jeunes gens, à l’hôtel de Rambouillet. Condé s’y amusait beaucoup et riait très volontiers avec Voiture et les beaux esprits à sa suite ; mais son homme était particulièrement Corneille. Celui-ci, qui était pauvre et aimait un peu l’argent, s’est plaint à Segrais, Normand comme lui[22], que le prince de Condé, qui professait tant d’admiration pour ses ouvrages, ne lui ait jamais fait de grandes largesses. Segrais ne savait donc pas que, jusqu’à la mort de son père en 1646, le duc d’Enghien n’avait rien que sa gloire, qu’il n’aurait pas pu donner la moindre pension, et quelle pension, je vous prie, eût valu Condé assistant à la première représentation de Cinna et laissant éclater ses sanglots à ces incomparables vers :

Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie ?

Disons aussi en passant que ce même Condé, qui était admirateur enthousiaste de Corneille, devint l’ami de Bossuet, et défendit toujours Molière. Il avait pu voir Bossuet presque enfant commencer sa carrière de prédicateur à l’hôtel de Rambouillet ; il avait assisté, il avait pensé prendre part aux luttes brillantes de son doctorat ; il est mort entre ses bras, et il a trouvé en lui l’historien, je ne dis pas seulement le plus éloquent, mais le plus exact, le peintre le plus fidèle de Rocroy, surtout le plus digne interprète de ce grand cœur, immortel foyer du bien et du beau en tout genre.

Mlle de Bourbon devint bien vite un des plus brillans ornemens de l’hôtel de Rambouillet. Elle y rencontra la marquise de Sablé, belle encore, célèbre par son admiration pour les mœurs espagnoles et par ses amours avec Montmorency. Mme de Sablé guida les premiers pas de sa jeune amie, et vingt-cinq ans après elle la recueillit à ce commun rendez-vous des nobles cœurs désabusés, la religion ; mais Mlle de Bourbon était alors au matin de la vie, et, sans songer aux orages qui l’attendaient, échappée des Carmélites, elle s’abandonnait à tous les plaisirs qui venaient au-devant d’elle.

Comme son frère, elle admirait Corneille ; mais elle avait un goût particulier pour Voiture, et ce goût-là ne la quitta jamais. Elle pensa, elle parla toujours de Voiture comme Mme de Sévigné. Et ce n’est pas seulement l’agrément de son esprit qui lui plaisait, elle était touchée sans doute de la sensibilité que nous y avons relevée, et qui met pour nous Voiture au-dessus de tous ses rivaux. Plus tard, dans la fameuse querelle des deux sonnets sur Job et sur Uranie, qui partagèrent la cour et la ville, les salons et l’Académie, quand tout le monde était pour Benserade, Mme de Longueville, alors l’arbitre du goût et de la suprême élégance, prit en main la cause de Voiture et ramena l’opinion. On a fait un volume sur cette querelle : elle n’est pas épuisée, et on pourrait la reprendre à l’aide de pièces nouvelles qui, en faisant connaître pour la première fois les motifs de Mme de Longueville, nous révéleraient la délicatesse de son esprit, qui tenait à celle de son cœur.

Mlle de Bourbon fit aussi connaissance à l’hôtel de Rambouillet avec Chapelain, instruit, modéré, discret, ami sincère de la bonne littérature, et qui eût pu devenir un écrivain du troisième, peut-être même du second ordre, ainsi que son ami Pélisson, si, comme le disait Boileau, dont tous les traits d’esprit sont de sérieux jugemens, il se fût contenté d’écrire en prose. Mlle de Bourbon prit de l’estime pour Chapelain, et, quand elle fut mariée, elle lui fit donner une assez forte pension par M. de Longueville, pour travailler avec sécurité à cette fameuse Pucelle qui devait être l’Iliade de la France et qu’on applaudissait d’avance dans le cénacle de la rue Saint-Thomas-du-Louvre. Elle avait déjà l’esprit de s’y ennuyer. Un jour, à une lecture qu’on en faisait, comme on vantait à côté d’elle les beautés de ce poème attendu depuis vingt ans, et qui, grace à Dieu, n’est pas encore publié en entier : « Oui, dit-elle, cela est fort beau, mais bien ennuyeux. »

Parmi les beaux esprits médiocres qu’elle rencontra dans l’illustre hôtel, était Godeau, petit abbé qu’on appelait dans la maison le nain de Julie, et qui, pendant toute sa vie, tour à tour évêque de Grasse et de Vence, a entretenu un commerce de lettres moitié dévotes, moitié galantes, avec Mlle de Bourbon et Mme de Longueville[23]. Il y avait aussi Esprit, de l’Académie française, qui joua toute sorte de rôles d’abord homme de lettres et commensal de M. le chancelier, qui le mit à l’Académie, puis tout à coup prêtre de l’Oratoire, puis redevenu homme du monde et père de famille, qui ne devait pas être sans mérite, car il eut de son temps l’estime de fort bons juges, attaché plus tard à l’ambassade de Munster, un des pensionnaires de M. et de Mme de Longueville, précepteur de leurs neveux, les petits princes de Conti, tenant une assez grande place dans le salon de Mme de Sablé, consulté par La Rochefoucauld, passant même pour être un des auteurs des Maximes, et qui aurait gardé peut-être cette réputation, si l’on n’avait eu l’imprudence d’en imprimer un ouvrage en 1678[24].

Je me ferais scrupule d’oublier à l’hôtel de Rambouillet Mlle de Scudéry. C’était une personne assez laide, mais pleine d’esprit, d’un talent véritable, écrivant trop vite peut-être, mais avec une correction et une politesse qui n’étaient pas communes vers 1640. Elle jouissait d’une grande considération et la méritait. Leibnitz a recherché l’honneur de sa correspondance. Elle faisait des vers fort goûtés de leur temps, et qui nous paraissent encore très agréables. Ses romans sont si longs et les épisodes s’y embarrassent tellement les uns dans les autres, qu’il est absolument impossible de les lire en entier aujourd’hui ; mais ceux qui oseront s’engager dans ce labyrinthe y rencontreront çà et là des portraits bien faits et très ressemblans, quoiqu’un peu flattés, d’originaux illustres, à peine déguisés sous des noms grecs, persans et romains, d’exactes descriptions des plus beaux lieux et des plus magnifiques palais de France et de Paris, transportés à Rome ou en Arménie, les grands sentimens, alors à la mode, des tendresses d’un platonisme alambiqué, des conversations quelquefois un peu fades, quelquefois un peu raffinées, mais qui donnent une bien agréable idée des conversations réelles que Mlle de Scudéry tâchait d’imiter. Un jour, Mme de Lafayette abrégera ces peintures et ces discours, elle ôtera ces fadeurs et ces langueurs, elle adoucira ces subtilités ; mais elle gardera le charme de ces mœurs héroïques et galantes, et les esprits délicats qui aujourd’hui encore font leurs délices de Zaïde et de la Princesse de Clèves, de la Bérénice de Racine, de la Psyché de Molière et de Corneille, ne liront pas sans plaisir certains chapitres du Grand Cyrus. George Scudéry lui-même, insupportable par son amour-propre et son style de matamore, était un homme d’honneur, très sûr en amitié, et qui, dans les momens les plus difficiles, devant Mazarin, dont il dépendait, garda hautement sa fidélité à Condé et à sa soeur.

J’ai dû citer ces divers personnages, parce qu’ils reparaissent dans la vie de Mme de Longueville. Dès l’hôtel de Rambouillet, ils s’attachèrent à Mme de Bourbon et commencèrent sa réputation, qui grandit rapidement d’année en année.

Mlle de Bourbon passait tous les hivers à Paris, à l’hôtel de Condé, au Louvre, au palais Cardinal, dans quelques hôtels de la Place-Royale, surtout à l’hôtel de Rambouillet, parmi les bals, les concerts, les comédies, les conversations galantes, et partout elle brillait par les graces de son esprit et de sa personne. L’été, d’autres plaisirs. Elle allait à Fontainebleau avec la cour, ou chez sa mère à Chantilly, ou à Ruel chez le cardinal de Richelieu et la duchesse d’Aiguillon, ou bien à Liancourt chez la duchesse de Liancourt, Jeanne de Schomberg, ou bien encore à Labarre, près Paris, chez la baronne du Vigean, d’une naissance moins relevée, mais d’une très grande fortune, qui avait la plus aimable famille, un fils aîné, le marquis de Fors, un des plus braves camarades du duc d’Enghien, et deux filles charmantes, recherchées par tout ce qu’il y avait de grands seigneurs jeunes et galans. Avant comme après son mariage, Mlle de Bourbon se partageait entre ces diverses résidences, qui rivalisaient entre elles de magnificence et d’agrément. Naturellement, c’était auprès de sa mère, à Chantilly, qu’elle était le plus souvent.

Il faut voir dans Du Cerceau[25] et dans Perelle[26] ce qu’était Chantilly au commencement et à la fin du XVIIe siècle. Ce vaste et beau domaine était depuis long-temps aux Montmorency, et il vint aux Condé en 1632 par Mme la Princesse, à la mort de son frère, décapité à Toulouse. Il rassemble donc les souvenirs des deux plus grandes familles militaires de l’ancienne France. Le connétable Anne et Louis de Bourbon y sont partout, et ces deux ombres couvriront et protégeront à jamais Chantilly, tant qu’il restera parmi nous quelque piété patriotique, quelque orgueil national. Les Montmorency ont transmis aux Condé le charmant château, un peu antérieur à la renaissance, que Du Cerceau a fait connaître dans tous ses détails. C’est le grand Condé, dans les quinze dernières années de sa vie, qui, trouvant alentour les plus beaux bois, une vraie forêt, avec un grand canal semblable à une rivière, des eaux abondantes et de vastes jardins, en a tiré les merveilles que le burin de Perelle nous a conservées, et que Bossuet n’a pu s’empêcher de louer, ces fontaines, ces cascades, ces grottes, ces pavillons, « ces superbes allées, ces jets d’eau qui ne se taisoient ni jour ni nuit[27]. » Ils se taisent aujourd’hui. Le mauvais goût du XVIIIe siècle et les révolutions ont dégradé Chantilly. Un prince digne de son nom avait entrepris de le rendre à sa beauté première. Il y voulait mettre toute la fortune que les manieurs de la maison de Condé lui avaient apportée, et celle qu’il tenait de sa propre maison. Le jeune capitaine avait rêvé de revenir un jour, après avoir étendu et assuré la domination française en Afrique, se reposer avec ses lieutenans dans la demeure sacrée des Montmorency et des Condé, restaurée et embellie de ses mains. La Providence en a disposé autrement, et Chantilly attend encore une main réparatrice. Mais revenons au Chantilly du milieu du XVIIe siècle, avant l’époque de sa plus grande magnificence, entre la description de Du Cerceau et celle de Perelle.

C’était déjà un délicieux séjour. Mme la Princesse s’y plaisait beaucoup, et y passait avec ses enfans presque tous les étés. Elle emmenait avec elle une petite cour composée des amis de son fils et des amies de sa fille, avec quelques beaux esprits, et particulièrement Voiture, dont on ne se pouvait passer. À défaut de Voiture, on avait sa monnaie, Montreuil ou Sarrazin, attachés à la maison de Condé, et qui furent successivement les secrétaires du prince de Conti et de Mme de Longueville. Ils avaient l’esprit fin et agréable, et Boileau, dans sa lettre à Perrault, nomme Sarrazin après Voiture. M. le Prince, peu sensible aux douceurs de la campagne, restait ordinairement à Paris pour suivre ses desseins et sa fortune. Mme la Princesse ne haïssait pas les divertissemens, et la jeunesse s’y livrait avec ardeur. On faisait la cour aux dames. Pendant la chaleur du jour, on s’amusait à lire des romans ou des poésies ; le soir, on faisait de longues promenades avec de longues conversations. On vivait à la manière de l’Astrée, en attendant les aventures du grand Cyrus. Même en 1650, après la mort de son mari, pendant la captivité de ses deux fils et de son gendre, et l’exil de sa fille, les troubles de la guerre civile et le bruit des armes, Lenet nous raconte comment la princesse de Condé passait le temps à Chantilly[28]. « Les promenades étoient les plus agréables du monde… Les soirées n’étoient pas moins divertissantes… On se retiroit dans l’appartement de la princesse, où l’on jouait à divers jeux. Il y avoit souvent de belles voix, et surtout des conversations agréables et des récits d’intrigues de cour ou de galanterie, qui faisoient passer la vie avec autant de douceur qu’il étoit possible… Ces divertissemens étoient souvent troublés par les mauvaises nouvelles qu’on apportoit ou qu’on écrivait. C’étoit un plaisir très grand de voir toutes ces jeunes dames tristes ou gaies, suivant les visites rares ou fréquentes qui leur venoient, et suivant la nature des lettres qu’elles recevoient ; et, comme on savoit à peu près les affaires des unes et des autres, il étoit aisé d’y entrer assez avant pour s’en divertir. On voyoit à tous momens arriver des visites ou des messages qui donnoient de grandes jalousies à celles qui n’en recevoient point, et tout cela nous attiroit des chansons, des sonnets et des élégies qui ne divertissoient pas moins les indifférens que les intéressés. On faisoit des bouts rimés et des énigmes qui occupoient le temps aux heures perdues. On voyoit les unes et les autres se promener sur le bord des étangs, dans les allées des jardins ou du parc, sur la terrasse ou sur la pelouse, seules ou en troupe, suivant l’humeur où elles étoient, pendant que d’autres chantoient un air et récitoient des vers, ou lisoient des romans sur un balcon, ou en se promenant ou couchées sur l’herbe. Jamais on n’a vu un si beau lieu, dans une si belle saison, rempli de meilleure ni de plus agréable compagnie.

Mais avant 1650, avant la Fronde, qui divisa toute la société française, Chantilly était un séjour bien autrement agréable encore. Jugez-en par cette lettre que Sarrazin écrivait de Chantilly, au commencement de 1648, à Mlle de Rambouillet, devenue Mme de Montausier, qui venait de partir avec son mari pour leur gouvernement de Saintonge et d’Angoumois[29] :

Ni tout ce qu’on a dit de l’heureuse contrée
Où messire Honoré[30] fit adorer Astrée,
Ni tout ce qu’on a peint des superbes beautés
De ces grands palais enchantés
Où l’amoureuse Armide et l’amoureuse Alcine
Emprisonnèrent leurs blondins,
Ni les inventions de ces plaisants jardins
Que, malgré Falerine,
Détruisit le plus fier de tous les paladins ;
Tout cela, quoy qu’en veuillent dire
Les gens qui nous en ont conté,
Est moins beau que le lieu dont je vous ay daté,
Et d’où je prétens vous écrire
En stile de roman la pure vérité.

« Le bruit que le zéphir excite parmi les feuilles des bocages quand la nuit va couvrir la terre agitoit doucement la forêt de Chantilly, lorsque, dans la grande route, trois nymphes apparurent au solitaire Tircis. Elles n’étoient pas de ces pauvres nymphes des bois, plus dignes de pitié que d’envie, qui, pour logis et pour habit, n’ont que l’écorce des arbres. Leur équipage étoit superbe et leurs vêtements brillants… La plus âgée, par la majesté de son visage, imprimoit un profond respect à ceux qui l’approchoient. Celle qui se trouvoit à côté faisoit éclater une beauté plus accomplie que la peinture, la sculpture ni la poésie n’en ont pu jamais imaginer. La troisième avoit cet air aisé et facile que l’on donne aux Graces.

Aux deux côtés alloient deux demi-dieux,
L’un d’un air doux et l’autre audacieux ;
L’un, comme un vray foudre de guerre,
Par Mars n’étoit pas égalé ;
L’autre avecque raison pouvoit être appelé
Les délices de la terre.

C’est-à-dire, madame, que hier au soir, entre chien et loup, je rencontray dans la grande route de Chantilly Mme la princesse, qui s’y promenoit, et qui n’eut jamais tant de santé, accompagnée de Mme de Longueville, qui n’eut jamais tant de beauté, et de Mme de Saint-Loup[31], qui n’eut jamais tant de gaieté, toutes trois en déshabillé et en calèche, suivies des princes de Condé et de Conty… Mme la Princesse m’ayant aperçu m’appela et me dit : « Sarrazin, je veux que vous alliez tout à cette heure escrire à Mme de Montausier que jamais Chantilly n’a esté plus beau, que jamais on n’y a mieux passé le temps, qu’on ne l’y a jamais davantage souhaitée, et qu’elle se mocque d’estre en Saintonge pendant que nous sommes icy :

Mandez-lui ce que nous faisons,
Mandez-lui ce que nous disons.
J’obéis comme on me commande,
Et voici que je vous le mande.

Quand l’Aurore, sortant des portes d’Orient,
Fait voir aux Indiens son visage riant,
Que des petits oiseaux les troupes éveillées
Renouvellent leur chant sous les vertes feuillées,
Que partout le travail commence avec effort,
À Chantilly l’on dort.

Aussi, lorsque la nuit étend ses sombres voiles,
Que la lune brillante au milieu des étoiles
D’une heure pour le moins a passé la minuit,
Que le calme a chassé le bruit,
Que dans tout l’univers tout le monde sommeille,
À Chantilly l’on veille.

Entre ces deux extrémités
Que nous passons bien notre vie,

Et que la maison de Silvie
A d’aimables diversités !

Icy nous avons la musique
De luths, de violons et de voix ;
Nous goûtons les plaisirs des bois,
Et des chiens et du cor et du veneur qui pique.
Tantost à cheval nous volons,
Et brusquement nous enfilons
La bague au bout de la carrière ;
Nous combattons à la barrière ;
Nous faisons de jolis tournois, etc.

Conterai-je dans cet écrit
Les plaisirs innocents que goûte notre esprit ?
Dirai-je qu’Ablancourt, Calprenède et Corneille,
C’est-à-dire vulgairement
Les vers, l’histoire, le romant,
Nous divertissent à merveille,
Et que nos entretiens n’ont rien que de charmant ? »

Imaginez par là ce que devait être Chantilly huit ou dix ans auparavant, quand tout y était jeune, quand le grand Condé était encore le duc d’Enghien, Mme de Longueville Mlle de Bourbon, Mme de Montausier Mlle de Rambouillet, quand, au lieu de la guerre civile, une paix florissante ou de glorieuses victoires remplissaient tous les cœurs d’allégresse. Le duc d’Enghien n’y était jamais qu’entouré de jeunes gentilshommes galans et braves, qui plus tard combattirent avec lui, à Rocroy, à Fribourg, à Dunkerque, à Lens, et qui alors partageaient ses plaisirs à l’hôtel de Condé et à Chantilly, confidens dévoués de ses desseins et de ses amours. C’étaient le duc de Nemours, tué si vite, et dont le frère, héritier de son titre, de sa beauté et de sa bravoure, périt aussi dans un duel affreux au milieu de la Fronde ; Coligny, mort également à la fleur de l’âge dans un duel d’un tout autre caractère ; son frère Dandelot, depuis le duc de Châtillon, un des héros de Lens, qui promettait un grand homme de guerre et qui périt à l’attaque de Charenton dans la première Fronde ; Laval, le fils de la marquise de Sablé, beau, brave et spirituel, qui se distingua et fut tué au siège de Dunkerque ; La Moussaye, qui a écrit la meilleure relation de la bataille de Rocroy, où il se fit remarquer, mort tout jeune à Stenay en 1650 ; Chabot, qui épousa la belle et riche héritière des Rohan ; Pisani, le fils de la marquise de Rambouillet, mort aussi l’épée à la main ; le marquis de Fors du Vigean, Nangis, Tavannes, Senecay, tant d’autres parmi lesquels croissait le jeune Montmorency-Boutteville, depuis le duc-maréchal de Luxembourg ; toute cette école de Condé entièrement différente de celle de Turenne, à qui le duc d’Enghien souffla de bonne heure son génie et la partie divine de l’art, comme a si bien dit Napoléon, l’instinct de la guerre, le coup d’œil qui saisit le point stratégique d’une affaire, l’audace et l’opiniâtreté dans l’exécution : école admirable qui commence à Rocroy et d’où sont sortis douze maréchaux de France, sans compter tous ces lieutenans-généraux qui, jusqu’au bout du siècle, ont soutenu l’honneur de la France. C’était là la jeunesse qui s’amusait à Chantilly, et préludait à la gloire par la galanterie.

On se doute bien que Mlle de Bourbon n’avait pas plus mal choisi que son frère. Elle s’était liée avec la marquise de Sablé, qui devint l’amie de toute sa vie ; mais, beaucoup plus jeune qu’elle, elle avait des compagnes sinon plus chères, au moins plus familières : elle s’était formé une petite société intime, particulièrement composée de Mlle de Rambouillet, de Mlle du Vigean, et de ses deux cousines, Mlles de Boutteville. Il faut convenir, que c’était là un nid de beautés attrayantes et redoutables, encore unies dans leur gracieuse adolescence, mais destinées à se séparer bientôt et à devenir rivales ou ennemies.

Voiture, on le conçoit, prenait grand soin de ces belles demoiselles, et surtout de Mlle de Bourbon : il la célébrait en vers et en prose, sur tous les tons et en toute occasion. Même dans ses lettres écrites à d’autres, il ne tarit pas sur son esprit et sur sa beauté : « L’esprit de Mlle de Bourbon, dit-il, peut seul faire douter si sa beauté est la plus parfaite chose du monde. » Lui aussi, c’est toujours à un ange qu’il se plaît à la comparer :

De perles, d’astres et de fleurs,
Bourbon, le ciel fit tes couleurs,
Et mit dedans tout ce mélange
L’esprit d’un ange !


Ailleurs :

L’on jugerait par la blancheur
De Bourbon, et par sa fraîcheur,
Qu’elle a pris naissance des lys, etc.


C’est à elle encore qu’il adresse cette agréable chanson, destinée sans doute à être chantée à demi-voix, dans un bosquet de Chantilly, devant Mlle de Bourbon endormie :

Notre Aurore vermeille
Sommeille ;
Qu’on se taise à l’entour,
Et qu’on ne la réveille
Que pour donner le jour[32] !

Ces dames s’attardaient-elles un peu trop à la campagne, quand Voiture n’y était pas avec elles, il les rappelait à Paris dans des complaintes burlesquement sentimentales[33].

Mais on ne passait pas tout l’été à Chantilly. Mme la Princesse possédait dans le voisinage plusieurs autres terres, Marlou, La Versine, Méru, l’Isle-Adam, lieux alors charmans, et où elle allait assez fréquemment. Il fallait bien aussi visiter M. le cardinal et Mme d’Aiguillon dans leur belle résidence d’été à Ruel, sur les bords de la Seine, entre Saint-Germain et Paris[34]. On trouvait là des plaisirs tout différens de ceux de Chantilly. L’art régnait à Ruel. Il y avait au théâtre comme à Paris, où le cardinal faisait représenter des pièces à machines avec des appareils nouveaux apportés d’Italie. Il donnait de grands ballets mythologiques comme ceux du Louvre et des têtes d’une magnificence presque royale, tandis qu’à Chantilly, bien plus éloigné de Paris, il y avait sans doute de la grandeur et de l’opulence, mais une grandeur pleine de calme et une opulence qui mettait surtout à son service les beautés de la nature. Ruel était tout aussi animé que le Palais-Cardinal. Richelieu y travaillait avec ses ministres ; il y recevait la cour, la France, l’Europe. Les affaires y étaient mêlées aux divertissemens. La duchesse d’Aiguillon était digne de son oncle, ambitieuse et prudente, dévouée à celui auquel elle devait tout, partageant ses soucis comme sa fortune et gouvernant admirablement sa maison. Elle était encore assez jeune, d’une beauté régulière, et on ne lui avait pas donné d’intrigue galante. La calomnie ou la médisance s’était portée sur ses relations avec Richelieu et même avec Mme du Vigean. Elle avait plus de sens que d’esprit, et elle n’était pas le moins du monde précieuse, quoiqu’elle fréquentât l’hôtel de Rambouillet. Mme la princesse de Condé n’aimait pas Richelieu : elle ne lui pardonnait pas le sang de son frère Montmorency, que toutes ses prières et ses larmes n’avaient pu sauver ; mais elle se laissait conduire à la politique de son mari. Il fallut bien qu’elle donnât les mains au mariage du duc d’Enghien avec Mlle de Brézé, et elle était sans cesse avec ses enfans au Palais-Cardinal et à Ruel. Elle y était reçue comme elle ne pouvait pas ne pas l’être, et les poètes de M. le cardinal célébraient à l’envi la mère et la fille. Richelieu, comme on le sait, avait cinq poètes qui tenaient de lui pension pour travailler à son théâtre : Bois-Robert, Colletet, l’Étoile, Corneille et Rotrou. On les appelait les cinq auteurs, et ils ont ainsi fait en commun plusieurs pièces : l’Aveugle de Smyrne, la Comédie des Tuileries, etc. Cela n’empêchait pas qu’il n’y eût auprès de son éminence d’autres poètes encore, George Scudéry, Voiture lui-même, qui faisait la cour à Richelieu et célébrait la duchesse d’Aiguillon. C’est à Ruel que, rencontrant dans une allée la reine Anne et interpellé par elle de lui faire quelques vers à l’instant même, Voiture improvisa cette petite pièce, remarquable surtout par la facilité et l’audace, où il ne craignit pas de lui parler de Buckingham. Mais les deux favoris du cardinal étaient Desmarets et Bois-Robert : il les avait mis dans les affaires, et employait leur plume en toute occasion, dans le genre léger comme dans le genre sérieux. Il parait que Desmarets avait été chargé de faire les honneurs poétiques de Ruel à Mme la Princesse et à sa fille. On trouve en effet dans le recueil, aujourd’hui assez rare et fort peu lu, des œuvres du conseiller du roi et contrôleur des guerres Desmarets, dédiées à Richelieu et imprimées avec luxe[35], une foule de vers assez agréables qui se chantaient dans les ballets mythologiques de Ruel, et dont plusieurs sont adressés à Mlle de Bourbon et à Mme la Princesse. Dans une Mascarade des Graces et des Amours s’adressant à Mme la duchesse d’Aiguillon en présence de Mme la Princesse et de Mlle de Bourbon, les Graces disent à celle-ci :

Merveilleuse beauté, race de tant de rois,
Princesse, dont l’esclat fait honte aux immortelles,
Nous ne pensions estre que trois,
Et nous trouvons en vous mille graces nouvelles.

Ce ne sont là que des fadeurs banales, tandis que les deux petites pièces suivantes ont au moins l’avantage de décrire la personne de Mlle de Bourbon telle qu’elle était alors, avant son mariage, quelques années après le portrait de Ducayer. On y voit Mlle de Bourbon commençant à tenir les promesses de son adolescence, et l’angélique visage, que nous a montré rapidement[36] Mme de Motteville, déjà accompagné des autres attraits de la véritable beauté :


POUR MADEMOISELLE DE BOURBON

Jeune beauté, merveille incomparable,
Gloire de la cour,
Dont le beau teint et la grace adorable
Donnent tant d’amour,
Ah ! quel espoir de captiver, ton ame,
Puisque la flamine
Des plus grands dieux
Ne peut pas mériter un seul trait de ses yeux ! etc.


POUR LA MÊME

Beau teint de lys sur qui la rose esclate,
Attraits doux et perçans
Qui nous charment les sens,
Beaux cheveux blonds, belle bouche incarnate,
Rare beauté, peut-on n’admirer pas
Vos aimables appas ?

Sein, qui rendez tant de raisons malades,
Monts de neige et de feux,
Où volent tant de voeux,
Sur qui l’Amour dresse ses embuscades ;
Rare beauté, etc…

Grave douceur, taille riche et légère,
Ris qui nous fait mourir
De joie et de désir,
D’où nait l’espoir que ta vertu modère ;
Rare beauté, etc…

À quelques lieues de Chantilly était la belle terre de Liancourt, dont Jeanne de Schomberg, d’abord duchesse de Brissac, puis duchesse de Liancourt, avait fait un séjour magnifique. C’était une personne du plus grand mérite, qui même a laissé un écrit remarquable[37] destiné à l’éducation de sa petite-fille, Mlle de La Roche-Guyon, mariée en 1659 au fils de La Rochefoucauld. Elle se complaisait et s’entendait dans les arrangemens de maison et dans les bâtimens somptueux. Elle acheta, rue de Seine, l’ancien hôtel de Bouillon, et fit élever à sa place l’hôtel de Liancourt, depuis nommé l’hôtel de La Rochefoucauld, qui s’étendait de la rue de Seine à la rue des Augustins, dans l’emplacement aujourd’hui occupé par la rue des Beaux-Arts. « A Liancourt, dit Tallemant[38], la duchesse avait fait tout ce qu’on peut pour des allées et des prairies. Tous les ans, elle y ajoutait quelque nouvelle beauté. En 1656, Silvestre a dessiné et gravé les différentes vues du chasteau et des jardins, fontaines, cascades, canaux et parterres de Liancourt. Mme la Princesse allait souvent en visite dans ce beau voisinage. Une année que la petite vérole faisait de grands ravages tout autour de Chantilly et dans les différens domaines de la princesse, Marlou, La Versine, Méru, elle envoya ses enfans avec toute leur jeune société passer quelque temps à Liancourt. Il n’y manquait que Mlles du Vigean, que leur mère avait rappelées à Paris. Le fils unique de la maison, La Roche-Guyon, était un des amis du duc d’Enghien ; il fut tué en 1646, en servant sous lui au siège de Mardyk. On était en automne. Le jour de la Toussaint, ces demoiselles firent leurs dévotions avec l’exactitude accoutumée. Ensuite on se livra à d’honnêtes divertissemens, et, faute de mieux, dans ces longs loisirs de. la campagne, avec le goût dominant du bel esprit, dans la compagnie et peut-être avec l’aide de quelque secrétaire, Montreuil ou Sarrazin, on se mit à rimer tant bien que mal, en sorte que le jour de la Toussaint même on adressa à Marlou, où était Mme la Princesse, la Vie et les Miracles de sainte Marguerite-Charlotte de Montmorency, princesse de Condé, mis en vers à Liancourt. Ces vers, dit le manuscrit auquel nous empruntons ces détails[39], furent faits sur-le-champ, et les auteurs paraissent avoir été Mlle de Bourbon et Mlles de Rambouillet, de Boutteville et de Brienne. Nous en donnons quelques-uns :

Il nous reste à prier une sainte vivante,
Une sainte charmante, etc.

Sitôt qu’elle nacquit, ses beaux yeux sans pareils
Parurent deux soleils ;
Son teint fut fait de lys, et sur ses lèvres closes
On vit naître des roses.
Puis elle les ouvrit et fit voir en riant
Des perles d’Orient.

Elle faisait mourir par un regard aimable,
Autant que redoutable ;
Puis d’un autre soudain que la sainte jetait,
Elle ressuscitait.

On ne pouvait oublier les deux aimables absentes, Mlles du Vigean, qui s’ennuyaient à Paris pendant qu’on s’amusait sans elles à Liancourt. On leur écrivit donc une assez longue lettre en vers, où on leur dépeignait et le regret de ne pas les voir et les consolations qu’on se donnait. Ces vers inédits, comme les précédens, sont tout aussi médiocres ; mais il ne faut pas oublier que ce sont des impromptus de jeunes filles et de grandes dames.

Lettre[40] de Mlle de Bourbon et de Mlles de Rambouillet, de Boutteville et de Brienne, envoyée de Liancourt à Mlles du Vigean, à Paris.

Quatre nymphes, plus vagabondes
Que celles des bois et des ondes,
A deux qui d’un cœur attristé
Maudissent leur captivité.

Nous qui prétendions en tous lieux
Estre incessamment admirées,
Et que ; par un trait de nos yeux,
Nous serions partout adorées…

Tout notre empire, a disparu ;
Tout nous fuit ou nous fait la mine ;
A peine estions-nous à Méru,
Qu’il fallut fuir à La Versine.

Là, cette peste des beautés,
Là, cette mort des plus doux charmes,
Pour rabattre nos vanités,
Nous donna de rudes alarmes.

Au bruit de ce mal dangereux,
Chacun fuit et trousse bagage ;
Car adieu tous les amoureux,
Si nos beautés faisoyent naufrage !

Pour sauver les traits de l’amour
En lieu digne de son empire,
Nous arrivons à Liancourt,
Où règne Flore avec Zéphire,

Où cent promenoirs étendus,
Cent fontaines et cent cascades,
Cent prez, cent canaux épandus,
Sont les doux plaisirs des nayades.

Nous pensions dans un si beau lieu
Faire une assez longue demeure,
Mais voicy venir Richelieu[41],
Il en faut partir tout à l’heure.

Voilà celles que les mourants[42]
Nommoyent les astres de la France ;
Mais ce sont des astres errants,
Et qui n’ont guère de puissance.

Ce qu’il y a de plus curieux et de plus inattendu, c’est que la manie de rimer gagna Condé lui-même. Comme nous l’avons dit, il avait beaucoup d’esprit et de gaieté, et il faisait très volontiers la partie des beaux esprits qui l’entouraient. Au milieu de la Fronde, quand la guerre se faisait aussi avec des chansons, il en a fait plus d’une marquée au coin de son humeur libre et moqueuse. Dans la première guerre de Paris, où Condé, fidèle encore aux vrais intérêts de sa maison, tenait pour la cour, un des chefs les plus ardens du parti contraire était le comte de Maure, cadet du duc de Mortemart, oncle de Mme de Montespan, le mari d’Anne Doni d’Attichy, l’intime amie de Mme de Sablé. Le comte opinait toujours, dans les conseils de la Fronde, pour les résolutions les plus téméraires. Les Mazarins le tournaient en ridicule et l’accablaient d’une grêle d’épigrammes. Bachaumont, un des auteurs du célèbre Voyage de Chapelle et Bachaumont, avait fait contre lui des triolets qui se terminaient ainsi[43] :

Buffle à manches de velours noir
Porte le grand comte de Maure.
Sur ce guerrier, qu’il fait beau voir
Buffle à manches de velours noir !
Condé, rentre dans ton devoir,
Si tu ne veux qu’il le dévore.
Buffle à manches de velours noir
Porte le grand comte de Maure.

Condé, à ce qu’assure Tallemant, témoin bien informé et nullement suspect, ajouta le couplet suivant :

C’est un tigre affamé de sang
Que ce brave comte de Maure.
Quand il combat au premier rang,
C’est un tigre affamé de sang.
Mais il n’y combat pas souvent ;
C’est pourquoi Condé vit encore.
C’est un tigre affamé de sang
Que ce brave comte de Maure.

Il comptait parmi ses meilleurs lieutenans le comte de Marsin, le père du maréchal, qui était un véritable homme de guerre. Condé en faisait le plus grand cas ; mais il ne l’épargnait pas pour cela. Un jour, à table, en buvant à sa santé, il improvisa sur un, air alors fort à la mode cette petite chanson[44], qui n’a jamais été publiée, et qui nous semble jolie et piquante :

Je bois à toi, mon cher Marsin.
Je crois que Mars est ton cousin,
Et Bellone est ta mère.

Je ne dis rien du père,
Car il est incertain.
Tin, tin, trelin, tin, tin, tin, tin.

À Liancourt, n’ayant rien à faire, et impatienté de voir sa sœur et ses belles amies rester si long-temps à l’église le jour de la Toussaint, il leur décocha cette épigramme[45] :

Donnez-en à garder à d’autres,
Dites cent fois vos patenôtres,
Et marmottez en ce saint jour.
Nous vous estimons trop habiles ;
Pour cuir des propos d’amour,
Vous quitteriez, bientôt vigiles.

Il avait eu quelque temps avec lui à Liancourt, entre autres amis, le marquis de Roussillon, excellent officier et homme d’esprit, dont il est plus d’une fois question dans les lettres de Voiture, et l’intrépide marquis de La Moussaye, qui lui fut fidèle jusqu’au dernier soupir, et pendant la captivité de Condé alla s’enfermer avec Mme de Longueville et Turenne dans la citadelle de Stenay, où il mourut jeune encore. Roussillon et La Moussaye ayant été forcés de quitter Liancourt pour s’en aller à Lyon, Condé, comme pour imiter la lettre de sa sœur à Mlles du Vigean, en écrivit ou en fit écrire une du même genre à ses deux amis absens. Nous donnons cette pièce presque entière, parce qu’elle est de Condé, ou que du moins Condé y a mis la main, surtout parce qu’elle peint au naturel la vie qu’on menait alors à Liancourt, à Chantilly et dans toutes les grandes demeures de cette aristocratie du XVIIe siècle, si mal appréciée, qui, pendant la paix, honorait et cultivait les arts de l’esprit, qui donna aux lettres La Rochefoucauld, Saint-Évremond ; Saint-Simon, sans parler de Mme de Sévigné et de Mme de Lafayette, et qui, la guerre venue, s’élançait sur les champs de bataille et prodiguait son sang pour le service de la France. Voici les vers du futur vainqueur de Rocroy :

Lettre[46] pour Mgr le duc d’Enguien, écrite de Liancourt à MM. de Roussillon et de la Moussaye, à Lyon

Depuis votre départ nous goûtons cent délices
Dans nos doux exercices ;
Même pour exprimer nos passe-temps divers,
Nous composons des vers.

Dans un lieu, le plus beau qui soit en tout le monde,
Où tout plaisir abonde,

Où la nature et l’art, étalant leurs beautés,
Font nos félicités,

Une troupe sans pair de jeunes demoiselles,
Vertueuses et belles,
A pour son entretien cent jeunes damoiseaux
Sages, adroits et beaux.

Chacun fait à l’envy briller sa gentillesse,
Sa grace et son adresse,
Et force son esprit pour plaire à la beauté
Dont il est arrêté.

On leur dit sa langueur dedans les promenades,
A l’entour des cascades,
Et l’on s’estime heureux du seul contentement
De dire son tourment.

Douze des plus galans, dont les voix sont hardies,
Disent des comédies
Sur un riche théâtre, en habits somptueux,
D’un ton majestueux.

On donne tous les soirs de belles sérénades,
On fait des mascarades ;
Mais surtout a paru parmi nos passe-temps
Le Ballet du Printemps.


Les dames bien souvent, aux plus belles journées,
Montent des haquenées.
On volle la perdrix, ou l’on chasse le lou
En allant à Marlou.

Les amants cependant leur disent à l’oreille
O divine merveille !
Laissez les animaux, puisque vos yeux vainqueurs
Prennent assez de coeurs.


Voilà nos passe-temps, voilà nos exercices,
Nos jeux et nos délices.
Pensiez-vous que d’icy vous eussiez emporté
Nostre félicité ?

Un sentiment bien naturel nous porte à rechercher quelle a été la destinée de cette cour de jeunes et braves gentilshommes, de gaies et charmantes jeunes filles, qui entouraient alors Mlle de Bourbon et son frère. Nous avons dit celle des hommes : tous se sont illustrés à la guerre ; la plupart sont morts au champ d’honneur. Mais que sont-elles devenues leurs aimables compagnes, cet essaim de jeunes beautés que nous avons suivies sur les pas de Mlle de Bourbon à Chantilly, à Ruel, à Liancourt, ces cinq inséparables amies dont nous avons publié des vers moins gracieux que leur figure, Mlle de Rambouillet, Mlle de Brienne, Mlle de Montmorency-Boutteville, Mlles du Vigean ? Elles ont eu les fortunes les plus dissemblables que nous allons rapidement indiquer.

Marie-Antoinette de Loménie, fille du comte de Brienne, un des ministres de la reine Anne, épousa, en 1642, le marquis de Gamache, qui devint lieutenant-général. On peut voir son portrait tracé par elle-même dans les Portraits de Mademoiselle, avec ceux de son père et de sa mère. Elle n’a point fait de bruit ; toute sa vie s’est écoulée honnête et pieuse. Elle est morte à l’âge de quatre-vingts ans, en 1704. Elle a constamment entretenu avec Mme de Longueville le commerce le plus amical. C’était la moins belle, la moins brillante des cinq amies ; elle en a été la plus heureuse.

On sait ce que devint Mlle de Rambouillet. Spirituelle, mais ambitieuse, après avoir épousé Montausier en 1645, elle rechercha, ainsi que son mari, les faveurs de la cour, et elle les obtint en en payant la rançon. Il est assez triste d’avoir commencé par être, dans sa jeunesse, si sévère à ses amans, comme on disait à l’hôtel de Rambouillet, et de ne s’être mariée que par grace en quelque sorte, comme l’Armande des Femmes savantes, pour finir par être une duègne des plus complaisantes. Nommée d’abord dame d’honneur de la reine Marie-Thérèse, elle eut bientôt le courage de prendre la place de la vertueuse duchesse de Navailles, qui ne s’était point prêtée aux amours du jeune roi Louis XIV et de Mlle de La Vallière. De là des accusations très vraisemblables accueillies par la bienveillante Mme de Motteville elle-même, et que plus tard confirma sa faible conduite, quand le roi abandonna Mlle de La Vallière pour Mme de Montespan[47]. C’est au milieu de tous ces bruits que son mari fut nommé gouverneur du Dauphin. Montausier était assurément un homme de mérite, et, comme sa femme, il avait de grandes qualités qu’il gâtait par de plus grands défauts. Il étalait un faste de vertu sous lequel se cachaient bien des misères. Il ne se gênait pas pour censurer tout le monde, et ne souffrait pas qu’on manquât en rien à ce qu’il croyait lui être dû. Il était brusque, emporté, d’une morgue et d’une hauteur insupportables[48]. Chargé, à titre provisoire et par commission, du gouvernement de Normandie, à la mort de M. de Longueville, en 1663, il trancha du prince du sang, et exigea qu’on lui rendît tout ce qu’on rendait à M. de Longueville lui-même. Dur à ses inférieurs, difficile avec ses égaux, il savait parfaitement ménager son crédit et pousser sa fortune. Né protestant, il se convertit par passion pour sa femme, et aussi par politique[49]. Mme de Montausier était plus aimable, mais tout aussi soigneuse de ses intérêts. Elle est de cette école dont Mme de Maintenon est la maîtresse consommée, qui recherche plus l’apparence du bien que le bien lui-même, qui s’accommode volontiers de bassesses obscures, habilement couvertes, et met tout son soin, toute son étude à ne se pas compromettre, tandis que les ames fières et vraiment honnêtes, que la passion égare, ne s’appliquent pas tant à masquer leurs fautes, insouciantes de la réputation, quand la vertu est perdue. Mme de Montausier s’occupa surtout de sa considération. Elle eut la confiance du roi. Elle devint duchesse. Son sort a été brillant ; a-t-il été heureux ? Elle se brouilla et se raccommoda plus d’une fois avec Mme de Longueville, selon les circonstances. Elle mourut en 1671, après sa mère, la noble marquise, décédée en 1665, et elle a été enterrée comme elle dans ce couvent des carmélites de la rue Saint-Jacques, où la plupart des amies de Mlle de Bourbon semblaient s’être donné rendez-vous pendant leur vie ou après leur mort.

Mlle de Montmorency-Boutteville, Angélique-Isabelle[50], annonça de bonne heure une beauté du premier ordre qu’elle conserva jusqu’à la fin. Sa cadette, Marie-Louise, lui cédait à peine en beauté, et seulement comme à son aînée, dit Lenet ; elle épousa le marquis de Valençay, et disparut, dix ans avant sa sœur, en 1684. Isabelle de Montmorency avait beaucoup d’esprit, et elle joignit à l’éclat de ses charmes d’abord une grande coquetterie, ensuite les plus honteux artifices. Elle débuta par un roman et finit par l’histoire la plus vulgaire. Protégée, ainsi que sa sœur et son frère, par Mme la Princesse, presque élevée avec Mlle de Bourbon et le duc d’Enghien, elle fit ou parut faire quelque impression sur celui-ci ; mais elle enflamma surtout le beau et brave Dandelot. Mme de Boutteville refusa de lui donner sa fille, parce qu’il était protestant et simple cadet, son frère aîné, Coligny, devant succéder à la fortune et au titre des Châtillon, mais, après la mort de Coligny, Dandelot, qui prit son nom, se sentant appuyé par le duc d’Enghien et par sa sœur, enleva Mlle de Boutteville, bien entendu avec son consentement, et après cela il fallut bien marier les deux fugitifs[51]. Il y a dans Voiture une pièce de vers un peu vive sur cet enlèvement[52], et Sarrazin fit une ballade pour célébrer la méthode des enlèvemens en amour[53]. On pouvait croire qu’un mariage si passionnément désiré des deux côtés ferait long-temps le bonheur de l’un et de l’autre. Il n’en fut rien. Coligny, devenu duc de Châtillon, songea beaucoup plus à la guerre qu’à sa femme : il se couvrit de gloire à Lens ; mais, comme nous l’avons dit, il périt dans un misérable combat, à Charenton, en 1649. Il faut aussi convenir qu’il s’était dérangé le premier, et en mourant il en demanda pardon à celle dont il avait surtout blessé l’orgueil[54]. La jeune et belle veuve se consola bientôt ; elle s’empara du cœur de Condé, vide depuis quelque temps, et s’appliqua à le garder sans donner le sien, ou même en le donnant à un autre, habile dans l’art de mener de front ses intérêts et ses plaisirs. Les mémoires du temps, et particulièrement ceux de La Rochefoucauld, nous la peignent ménageant à la fois et l’impérieux Condé dont elle tirait de grands avantages, et l’ombrageux Nemours qu’elle préférait, s’efforçant de les concilier et de les gagner l’un et l’autre à la cour, avec laquelle elle avait un traité secret. Un peu plus tard, elle se perd dans mille intrigues, se liant avec Fouquet, retenant sur Condé absent le pouvoir de ses charmes, l’essayant sur le jeune roi Louis XIV, épousant en 1664 le duc de Meklembourg dans l’espoir d’une couronne en Allemagne, et laissant après elle la réputation d’avoir été encore plus belle peut-être, mais presque aussi intéressée que la duchesse de Montbazon. Celle-ci possédait sans doute dans un degré supérieur les grandes parties de la beauté ; mais l’autre, moins imposante, était mille fois plus gracieuse. Elles ont été tour à tour les deux plus dangereuses rivales et les mortelles ennemies de Mme de Longueville.

Mais voici une personne toute différente, et dont le sort, comme le caractère, forme un parfait contraste avec celui de Mme de Châtillon ; bien belle aussi, mais moins éblouissante et plus touchante ; qui n’avait peut-être pas l’esprit et la finesse de sa séduisante amie d’enfance, mais qui n’en connut jamais les artifices et les intrigues ; qui brilla un moment pour s’éteindre vite, mais qui a laissé un souvenir vertueux et doux ; supérieure peut-être à Mme de La Vallière elle-même, car elle aussi elle a aimé, et elle a su résister à son cœur, et, sans avoir failli, trompée dans ses affections, elle a voulu finir sa vie comme la sœur Louise de la Miséricorde. Ne la plaignons pas trop : elle a goûté en ce monde un inexprimable bonheur ; elle a senti battre pour elle le cœur d’un héros, celui du vainqueur de Rocroy et de Fribourg, de l’ardent et impétueux, duc d’Enghien, qui ne pouvait la quitter sans verser des larmes et sans s’évanouir. Sensible à une passion si vraie et qui promettait d’être si durable, mais la désarmant en quelque sorte par le charme d’une vertu modeste et sincère, elle a fait connaître à Condé, une fois du moins en sa vie, ce que c’était que l’amour véritable. Depuis, il n’a plus connu que l’enivrement passager des sens, surtout celui de la guerre, pour laquelle il était né, qui a été sa vraie passion, sa vraie maîtresse, son parti, son pays, son roi, le grand objet de toute sa vie, et tour à tour sa honte et sa gloire.

Cette charmante créature, qui pendant plusieurs années a été l’idole de Condé, est la jeune Mlle du Vigean. Sa destinée est si touchante, et elle est si intimement liée à celle de Mlle de Bourbon et de Mme de Longueville, qu’on nous pardonnera de nous y arrêter quelques momens.

Mlle du Vigean était la fille cadette de François Poussart de Fors, baron du Vigean, qui par lui-même était peu de chose[55], et d’Anne de Neubourg, qui fit une assez grande figure sous Louis XIII, grace à l’amitié de la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu. Admise dans le plus grand monde, les lettres et les poésies de Voiture témoignent qu’elle y tenait fort bien sa place[56]. Ces succès et la liaison qui en était la source ne pouvaient manquer de lui faire des envieux, et il se répandit sur elle et Mme d’Aiguillon des bruits divers, mais également fâcheux, dont on retrouve un écho non affaibli dans la chronique scandaleuse se de Tallemant et dans les chansons du temps[57]. Elle possédait à La Barre, près de Paris, au-dessus de Saint-Denis, une charmante maison de plaisance que Voiture a décrite, et où elle recevait magnifiquement la meilleure et la plus haute compagnie, jusqu’à Mme la Princesse et Mlle de Bourbon[58].

Mme du Vigean avait deux fils et deux filles. L’aîné des fils, le marquis de Fors, était un officier de la plus grande espérance qui fut tué à l’âge de vingt ans à ce siége d’Arras où le duc d’Enghien servait en volontaire. Il avait été fait deux fois prisonnier, mais il périt dans une dernière affaire après des prodiges de valeur. Il fut pleuré par le duc d’Enghien et par tous ses camarades. On lui fit de magnifiques funérailles, et un des poètes de Richelieu, Desmarets, lui consacra une longue élégie[59]. Son jeune frère finit encore plus tristement : il fut assassiné, sans qu’on sache en quelles circonstances[60].

Quant aux deux soeurs, leur éloge est partout dans les poésies galantes de cette époque. On les vante, à l’égal de Mlle de Boutteville et de Mlle de Bourbon, dans une pièce du recueil manuscrit de Maurepas[61], et Voiture les met dans une revue des beautés de la cour de Chantilly adressée à Mme la Princesse. Il se plaît à célébrer la mère et les deux filles, et particulièrement la jeune du Vigean :

Baronne, pleine de douceur,
Êtes-vous mère, êtes-vous sœur
De ces deux belles si gentilles
Qu’on dit vos filles ?

Sur son visage (de Fors de Vigean, la sœur aînée) et sur ses pas
Naissent des fleurs et des appas
Qu’ailleurs on ne voit point éclore, etc.

Vigean (la plus jeune) est un soleil naissant,
Un bouton s’épanouissant, etc.

Sans sçavoir ce que c’est qu’amour,
Ses beaux yeux le mettent au jour,
Et partout elle le fait naître
Sans le connaître.

Voici encore quelques mots de Voiture jusqu’ici inintelligibles et qui maintenant ont une application certaine :

Notre Aurore de La Barre
Est maintenant un soleil.

Cette beauté souveraine
A rallumé mes vieux ans, etc.

évidemment le poète veut parler de Mlle du Vigean la cadette, qui, après avoir été un soleil naissant, une aurore, était devenue en quelques années un soleil même, et elle est appelée l’Aurore de La Barre, du nom de la maison de plaisance dont elle était le plus aimable ornement.

En écrivant tous ces vers en l’honneur de Mlles du Vigean, Voiture avait sans doute sous les yeux les devises qu’on avait faites pour elles et pour leur mère, et qui sont conservées dans les papiers de Conrart[62] : « Pour Mme du Vigean, qui avait perdu son fils aîné, un oranger ayant au pied sa plus haute branche coupée, chargée de fleurs et de fruits : Quis dolor ! » - « Pour Mlle de Fors, sa fille aînée, une rose entre plusieurs fleurs : Dat decor imperium. » - Pour Mlle du Vigean, sa seconde fille, une bougie allumée et des papillons autour Oblecto, sed uro. » Ajoutons ces deux devises, qui peignent si bien le caractère et déjà la réputation de celles qui en sont le sujet : « Pour Mlle de Rambouillet, une couronne avec cette inscription : Me quieren todos. » -- « Pour Mlle de Bourbon, une hermine : Intus candidior. »

Déjà, en 1635, dans le grand bal donné au Louvre par Louis XIII, où l’on eut tant de peine à faire aller Mlle de Bourbon, et qui fut l’écueil de sa ferveur religieuse, parmi les dames qui y dansèrent avec elle, on cite Mlle du Vigean. L’aînée, Anne Fors du Vigean, était jolie, douce, insinuante et, dit Mme de Motteville, ambitieuse autant qu’adulatrice[63]. On la maria à M. de Ponts, qui n’avait pas beaucoup de biens, mais qui prétendait être de l’illustre maison d’Albret. Restée veuve en 1648, maîtresse de la confiance de la duchesse d’Aiguillon, l’intime amie de sa mère, elle sut adroitement se faire aimer de son neveu, le jeune duc de Richelieu, et elle parvint à s’en faire épouser, malgré la duchesse et malgré la reine, grace à la protection de Condé et de Mme de Longueville. Cette protection, qui fit sa fortune, elle la devait à des souvenirs d’enfance, surtout au sentiment tendre et profond que Condé et sa sœur avaient eu de bonne heure et qu’ils gardèrent toute leur vie pour sa cadette, la jeune, belle, honnête et infortunée Mlle du Vigean.

Nous n’avons pu trouver la date précise de la naissance de cette aimable personne, ni même son nom de fille. Nous savons seulement qu’elle était beaucoup moins âgée que sa sœur et qu’elle avait bien d’autres attraits. Elle devait être à peu près du même âge que Mlle de Bourbon. Elle avait été élevée avec elle, et, quand elles parurent ensemble à la cour, elles jetèrent presque le même éclat. On ne possède d’elle aucun portrait, ni peint ni gravé, ni aucune description qui en puisse tenir lieu. Ses charmes étaient encore relevés par les graces de la modestie, et les vers que nous avons cités de Voiture la montrent toute jeune, dans l’innocence et la candeur d’une beauté qui s’ignore et qui fait naître l’amour sans l’éprouver elle-même.

Disons avant tout, pour justifier Condé et celle qui accueillit ses premiers hommages, que l’inclination du duc d’Enghien pour la jeune Du Vigean précéda son mariage avec Mlle de Brézé, nièce du cardinal, et remonte jusqu’en l’année 1640, où le jeune duc menait à Paris, à l’hôtel de Condé, à Chantilly et ailleurs, l’aimable vie que nous avons décrite, entouré de ses camarades de l’armée et parmi les charmantes et dangereuses compagnes de Mlle de Bourbon. C’est là qu’il rencontra Mme du Vigean et ses deux filles, et qu’il commença, dit Lenet, « à prendre pour Mlle du Vigean une estime et une amitié qui devint plus tard un amour fort passionné et fort tendre[64]. »

À la rigueur, le duc d’Enghien pouvait fort bien s’imaginer qu’il ne lui serait pas impossible d’obtenir de son père et du roi, c’est-à-dire du cardinal de Richelieu, leur consentement à un mariage très disproportionné sans doute, mais qui n’avait rien de dégradant. Mlle du Vigean était fort riche, sa famille était en crédit, Richelieu la favorisait, et il ne lui eût pas trop déplu de voir un prince du sang descendre un peu de son rang. Le mariage qui fut imposé à Condé quelque temps après n’était pas beaucoup plus relevé que celui-là. Un peu d’illusion était permis à l’âge et à l’impétuosité du jeune duc, et, une fois les affections engagées, elles ne cédèrent qu’au temps et à la nécessité.

Avec un pareil sentiment dans le cœur, on comprend combien le duc d’Enghien a dû souffrir du mariage auquel il fut condamné en 1641. C’est au chagrin de ce mariage qu’on attribua en partie la grande maladie qu’il fit alors. Bien que sa jeune femme, Maillé de Brézé, fût fort agréable, il ne vécut point avec elle, et forma dès-lors le dessein de la répudier dès qu’il le pourrait. Il protesta contre la violence qui lui avait été faite, et consigna cette protestation dans un acte notarié revêtu de toutes les formes légales et signé par lui, par le président de Vernon, surintendant de sa maison, et par Perrault, alors son secrétaire.

Nous avons raconté comment, malgré sa maladie, dès qu’il apprit que la campagne allait s’ouvrir, rien ne put le retenir, ni les prières de sa famille, ni les larmes de sa maîtresse[65] ; il partit à peine convalescent et revint couvert de gloire. À son retour, il continua de « donner à Mlle du Vigean toutes les marques d’une passion tendre et respectueuse.

En 1642, étant aux eaux de Bourbon avec le cardinal de Richelieu, le duc d’Enghien, au milieu des plus difficiles conjonctures, saisit un prétexte pour s’en venir à Paris, « où la passion qu’il avoit pour Mlle du Vigean l’appeloit. »

C’est surtout après la mort du cardinal, dans les années 1643 et 1644, qu’éclatèrent les amours de Condé. La galanterie étant alors à la mode, ces amours n’avaient été un mystère ni un scandale pour personne. La Bibliothèque nationale possède une histoire manuscrite de la régence d’Anne d’Autriche dont l’auteur déclare avoir été le témoin de toutes les choses qu’il raconte, et, dans une lettre adressée au prince de Condé, lui dédie en quelque sorte ces mémoires. Il y est plusieurs fois question de la tendresse des deux jeunes gens, dont l’un sortait à peine de l’adolescence, et l’autre avait vingt-deux ans à Rocroy en 1643, vingt-trois à Nortlingen en 1644, vingt-cinq à Mardyk, à Furnes et à Dunkerque en 1646, et vingt-six à Lens en 1647. Après la campagne de Flandre, où le duc d’Orléans avait pris Gravelines et où Condé avait pris Fribourg, « ces illustres conquérants, dit notre manuscrit[66], ayant apporté leurs lauriers aux pieds de la régente, qui étoit alors à Fontainebleau, se retirèrent, le premier à Paris et l’autre à Chantilly. Si la cour de Fontainebleau surpassoit celle de Chantilly en nombre, celle-cy ne lui cédoit en rien en galanterie et en plaisirs. La princesse de Condé, les duchesses d’Anguyen et de Longueville y estoient venues, accompagnées d’une douzaine de personnes de qualité les plus aimables de France. Outre la beauté du lieu, les jeux et la promenade, la musique et la chasse, et généralement tout ce qui peut faire un séjour agréable, se trouvoient en celui-cy. La jeune Du Vigean y estoit, pour laquelle le duc d’Anguyen avoit alors beaucoup d’estime et d’amitié. Elle, de son costé, y respondoit assez, et tout le monde les favorisoit. »

Il faut voir dans les mémoires du temps, les détails de ce curieux épisode de la jeunesse de Condé, les vicissitudes de cette liaison aussi tendre qu’elle était pure, les espérances, les craintes, les jalousies, tous les troubles heureux qui accompagnent l’amour. Mlle du Vigean avait supplié[67] Condé de dissimuler ses sentimens en public ; elle l’avait engagé, en badinant peut-être, à faire semblant d’aimer Mlle de Boutteville ; mais celle-ci était si belle, et le jeu était si dangereux, que Mlle du Vigean se hâta de retirer son ordre et de défendre au duc de voir Mlle de Boutteville et de lui parler. Condé obéit encore ; il rompit tout commerce avec sa cousine, et céda la place à Dandelot. Il s’empressa d’autant plus de favoriser ses projets qu’il le redoutait pour les siens. Mlle du Vigean l’avait averti que son père songeait à la marier à ce même Dandelot, et qu’il avait offert au maréchal de Châtillon une dot très considérable pour avoir son fils pour gendre. « Cette nouvelle, dit Mme de Motteville, avait donné de furieuses alarmes à ce prince : il en donnoit souvent aux ennemis de l’état ; mais son cœur n’étoit pas si vaillant contre l’amour que contre eux. » Il prit donc l’épouvante, et, pour parer ce coup, il entra si vivement dans la passion de Dandelot, qu’il lui conseilla d’enlever Mlle de Boutteville.

Cependant il ne cessait de faire ’tous ses efforts pour rompre son propre mariage ; il y travailla avec ardeur et persévérance. La duchesse d’Enghien étant tombée malade, il crut toucher au terme de ses vœux ; mais sa femme guérit : il fallait donc obtenir la dissolution juridique de son mariage. La chose était à peu près impossible, car la duchesse d’Enghien était, alors du moins, parfaitement innocente, et malgré toutes ses résolutions il en avait eu un fils. Et pourtant telle était la passion de Condé, qu’il s’adressa au cardinal Mazarin, et celui-ci, qui n’était pas fort scrupuleux, aurait peut-être permis la rupture, s’il n’eût craint que Condé, une fois dégagé, ne songeât à Mademoiselle, et ne devînt beaucoup trop puissant[68].

On peut juger par là de la violence du sentiment de Condé. Ce sentiment ne tenait pas seulement à la beauté de Mlle du Vigean, mais à sa parfaite honnêteté, à sa modestie, à cette tendresse à la fois dévouée et vertueuse, qui l’entraînait assez pour qu’elle se compromît un peu aux yeux du monde, mais sans rien accorder qui ternît dans l’esprit de Condé l’idéal de pureté angélique qu’elle lui représentait. De là cette passion mêlée de respect et d’ardeur qu’il brûlait de satisfaire en dépit de tous les obstacles, et qui ne fut jamais satisfaite. Mme de Motteville, instruite des moindres détails de cette intrigue amoureuse par Mme de Montausier, qui en avait été le témoin et presque la confidente, dit expressément, comme « une chose crue de tout le monde[69], » que Mlle du Vigean « est la seule que Condé ait véritablement aimée. » Mademoiselle, qui par divers motifs n’aimait pas celles que Condé aimait et qui est accablante sur Mme de Châtillon, s’exprime ainsi sur les amours de Condé et de Mlle du Vigean : « Elle étoit très belle ; aussi cet illustre amant en étoit-il vivement touché. Quand il partoit pour l’armée, le désir de la gloire ne l’empêchoit pas de sentir la douleur de la séparation, et il ne pouvoit lui dire adieu qu’il ne répandît des larmes ; et lorsqu’il partit pour ce dernier voyage d’Allemagne (où il remporta la victoire de Nortlingen), il s’évanouit lorsqu’il la quitta. »

Une telle situation était trop violente et trop fausse pour durer bien long-temps ; elle se prolongea même au-delà des bornes ordinaires. Mlle du Vigean ne voulait être que la femme de Condé, et le mariage de celui-ci ne se pouvait rompre : rien n’avançait d’aucun côté, et tout le monde souffrait.

On comprend que les assiduités déclarées de Condé auprès de Mlle du Vigean intimidaient ceux qui auraient pu prétendre à sa main. Il fut question pour elle de deux mariages. Parmi ses adorateurs était le marquis d’Huxelles, qui depuis épousa Marie de Bailleul, fille du surintendant des finances, si célèbre par les graces de son esprit. D’Huxelles était un militaire fort distingué, qui pensa devenir maréchal de France, et dont les services et la mort prématurée à la suite de ses blessures[70] comptèrent à son fils pour obtenir le bâton. Il songea très sérieusement à épouser Mlle du Vigean. Il recula devant les bruits qui n’avaient pu manquer de se répandre, « quoique, dit Lenet[71], d’où nous tirons ces renseignemens, je sache, avec toute la certitude qu’on peut savoir les choses de cette nature, que jamais amour ne fut plus passionné de la part du prince, ni écouté avec plus de conduite, d’honnêteté et de modestie de la part de Mlle du Vigean. » Et en cela Mme de Motteville et Mademoiselle sont entièrement d’accord avec Lenet.

Mlle du Vigean avait aussi été recherchée par un autre gentilhomme aimable et brave, le marquis Jacques Stuart de Saint-Mégrin, frère de la belle Saint-Mégrin dont le duc d’Orléans fut si amoureux. Saint-Mégrin aimait depuis long-temps Mlle du Vigean[72] ; mais il n’osait aller sur les brisées de Condé. Plus tard, il eut une extrême joie quand il sut qu’il pouvait être écouté, et il fit parler aussitôt aux parens de Mlle du Vigean. Le mariage n’eut pas lieu : une passion telle que celle que nous venons de raconter devait avoir un autre dénoûment.

On sait par Mme de Motteville et par Mademoiselle qu’après la campagne de Flandre et la victoire de Nortlingen, Condé fit une grande maladie. C’est alors que, désespérant de vaincre les scrupules vertueux de Mlle du Vigean et de faire dissoudre son mariage, il prit la résolution et pour elle et pour lui de tourner ailleurs ses pensées. Mlle du Vigeau ne se plaignit point ; elle ferma l’oreille à toutes les propositions, et, dans tout l’éclat de sa beauté, elle se jeta aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. Condé ne chercha point à la revoir ; mais il conserva toujours pour elle, dit Lenet, « une mémoire pleine de respect. » L’amour de Condé ne fut donc pas un caprice passager des sens et de l’imagination. Il commença avant son mariage ; il dura quatre longues années ; il persévéra ardent et pur au milieu des camps, et ne s’éteignit que dans le désespoir d’arriver à une fin heureuse, et encore à la suite d’une longue maladie, et après une crise violente, d’où le vainqueur de Nortlingen sortit renouvelé, renonçant à jamais à l’amour pour ne songer plus qu’à la gloire et à l’ambition.

On voudrait suivre Mlle du Vigean au couvent des carmélites, et savoir en quel temps précis elle y entra, quels emplois elle y occupa et quand elle y mourut. Voilà ce que nuls mémoires contemporains ne nous apprennent, et ce que nous pouvons faire connaître avec certitude, grace aux documens authentiques qui nous ont été communiqués. Nous pouvons donc dire que Mlle du Vigean fit profession en 1649, : qu’ainsi elle dut entrer aux Carmélites en 1647, puisqu’on ne pouvait faire ses vœux qu’après avoir été un an ou deux postulante et novice ; qu’elle prit en religion le nom de sœur Marthe de Jésus ; qu’elle mourut en 1665, on ne dit pas à quel âge ; qu’elle ne fut jamais prieure ; qu’elle était sous-prieure en 1659, qu’elle cessa de l’être en 1662 ; que, selon l’usage, elle dut l’être six ans, par conséquent de 1656 à 1662 : d’où il suit que toutes les lettres de Mme de Longueville par nous publiées[73] qui sont adressées à la sœur Marthe et à la mère sous-prieure, de 1656 à 1662, le sont à la même religieuse, et que cette religieuse est Mlle du Vigean ; ce qui confirme la plupart des conjectures que nous avions autrefois tirées du ton particulièrement affectueux de ces lettres. Enfin nous avons trouvé à la Bibliothèque nationale, dans les portefeuilles du docteur Vallant[74] et dans le fonds de Gaignières[75], deux billets de Mlle du Vigean, devenue sœur Marthe, à Mme de Sablé, et un autre à cette même marquise d’Huxelles dont elle eût pu tenir la place. Ces lettres, d’une politesse gracieuse et où l’on sent une tendresse naturelle sous l’absolu renoncement de la carmélite à toutes les affections du monde, sont les seules reliques jusqu’à nous parvenues de cette intéressante personne, qui, pour avoir trop plu à un prince, fut réduite à ensevelir dans un cloître sa beauté et sa vertu.

Ainsi se terminent bien souvent les plaisirs de la jeunesse, les inclinations les plus nobles, les fêtes du cœur et de la vie. Mlle de Bourbon vit naître, croître et finir les amours de Condé et de Mlle du Vigean, Villefore dit qu’elle les traversa, mais il n’en apporte aucune preuve ; il est au moins bien certain qu’elle s’efforça de réparer, autant qu’il était en elle, le mal que fit son frère à sa jeune et charmante amie. En souvenir d’elle, elle combla sa sœur de bienfaits, et, quand la pauvre délaissée eut été chercher un asile aux Carmélites, elle ne cessa pas d’entretenir avec elle un commerce affectueux ; elle la visitait et lui écrivait souvent, et, jusqu’à la fin de sa vie, elle la mit dans son cœur à côté de Mme de Sablé.

Mais ne devançons pas l’avenir. Nous en sommes encore aux illusions du bel âge, dans la saison des plaisirs et des amours. Pendant qu’autour d’elle, à l’hôtel de Rambouillet et à l’hôtel de Condé, a Chantilly, à Ruel, à Liancourt, tout respirait l’héroïsme et la galanterie, environnée de jeunes et brillans cavaliers devenus plus tard de grands capitaines, de gracieuses amies qui entraînaient après elles tous les cœurs, que faisait du sien Mlle de Bourbon ? Le donna-t-elle aussi, comme Mlle du Vigean et Mlle de Boutteville ? Parmi tant d’adorateurs qui s’empressaient sur ses pas, n’en distingua-t-elle aucun ? Tendre et un peu coquette, avec l’ame et les yeux de Chimène, quel Rodrigue la trouva sensible parmi les jeunes héros de la cour de son frère ? A l’âge de dix-neuf ans, elle avait été promise au prince de Joinville, fils de Henri de Lorraine, duc de Guise. C’eût été une puissante alliance que celle qui eût ainsi réuni les Montmorency, les Condé et les Guise ; mais le prince de Joinville mourut en Italie, où il était allé retrouver son père, dans la violente et opiniâtre persécution que ne cessa d’exercer contre les Guise, en souvenir de la Ligue, l’implacable vengeur et le promoteur infatigable de l’autorité royale, le cardinal de Richelieu. On dit qu’il fut aussi question pour elle d’Armand, marquis de Brézé, neveu du cardinal de Richelieu, frère de celle qui fut imposée au duc d’Enghien. Et certes Condé lui-même eût pu être fier d’avoir pour beau-frère le jeune et intrépide marin qui battit deux fois les flottes de l’Espagne, et périt, à vingt-sept ans, d’un coup de canon, au siège d’Orbitello, en 1646. Apparemment l’orgueil des Condé trouva que c’était assez d’avoir dérogé une fois, comme si l’ambition elle-même n’eût pas dû s’applaudir d’avoir à sa disposition, au moyen des deux héroïques beaux-frères, toutes les forces de la France, ses armées de terre et de mer !

Mlle de Bourbon attirait à la fois et décourageait. Il n’y avait pas un gentilhomme qui n’eût donné sa vie pour un de ses regards ; mais nul n’était assez téméraire pour aspirer à sa main. On soupira donc beaucoup pour elle, plusieurs même lui adressèrent de plus particuliers hommages. On cite, entre autres, le duc de Beaufort, plus brave que spirituel, loyal, assez chevaleresque, qui, poliment éconduit, alla tomber aux pieds de Mme de Montbazon et la servit jusqu’à la mort[76], surtout Coligny, le fils du maréchal de Châtillon, l’aîné de Dandelot, qui s’était distingué à la guerre, sans avoir jeté un grand éclat, mais qui possédait un bien grand mérite aux yeux d’une jeune fille, celui de la plus ardente passion. Osa-t-il la déclarer, et comment fut-elle reçue ? C’est une histoire qui nous mènerait un peu loin. Hâtons-nous de dire qu’en 1642 M. le Prince et Mme la Princesse, ne trouvant pas un seul seigneur un peu jeune dans tout le royaume auquel la politique leur permît de donner Mlle de Bourbon, lui proposèrent le plus grand seigneur de France après les princes du sang, le duc de Longueville, qui rachetait cet avantage par des défauts considérables : il était veuf de Louise de Bourbon, fille du comte de Soissons, dont il avait eu Marie d’Orléans, qui’ avait déjà dix-sept ou dix-huit ans ; il en avait quarante-sept, et même à cet âge il passait pour encore attaché à la plus triste coquette du temps, Mme de Montbazon. Mlle de Bourbon résista, ou du moins elle témoigna d’abord une vive répugnance ; il fallut bien céder ; elle prit alors son parti avec la résolution qu’elle montrait dans toutes les grandes circonstances. Elle épousa donc, le 2 juin 1642, à vingt-trois ans, le cœur et l’esprit remplis de poésie et de galanterie, un homme beaucoup plus âgé qu’elle, et qui n’était pas même assez touché de ses charmes pour avoir entièrement renoncé à une ancienne maîtresse.

Les fêtes de ce mariage furent encore plus brillantes que celles du mariage du duc d’Enghien. Mlle de Bourbon marcha à l’autel avec une sorte d’intrépidité, et elle parut presque gaie à l’hôtel de Longueville, occupant trop les spectateurs de son éblouissante beauté pour qu’on remarquât la violence qu’elle se faisait. C’est son historien, le janséniste Villefore, qui nous a conservé cette tradition. Trompeuse apparence ! gaieté, courage, éclat mensongers ! Un an s’était à peine écoulé que la blanche robe de la jeune mariée avait déjà des taches de sang, et que, sans même avoir donné son cœur, long-temps encore inoccupé, elle faisait naître involontairement la plus tragique querelle, où Coligny, qui avait soupiré pour elle, périssait, à la fleur de l’âge et peut-être sous ses yeux, de la main d’un de ces Guises auxquels elle avait été un moment destinée. Prélude sinistre des orages qui l’attendaient, première aventure qui consacra d’abord sa beauté d’une manière funeste, et lui conquit, à vingt-quatre ans, dans le monde de la galanterie, un renom, une popularité même presque égale à celle que la victoire avait faite à son frère, le duc d’Enghien.


VICTOR COUSIN.

  1. Paris, in-8e, 1835.
  2. Le mot même d’urbanité est de Balzac, un des premiers et des plus illustres habitués de la maison.
  3. Le château de Rambouillet, au-dessus de Versailles, à dix lieues de Paris. François Ier y était mort.
  4. L’un à Mme la duchesse d’Aiguillon, pour en obtenir un cours d’eau (Tallemant, t. II, p. 228) ; l’autre, son épitaphe, conservée par Ménage dans ses Observations sur les Poésies de Malherbe.
  5. Tome II, p. 233. — Je ne sais où M. Roederer a pris que Mme de Rambouillet écrivait si simplement. Voici un billet d’elle qui n’a pas dû mettre celui auquel il est adressé au supplice de la simplicité, comme le dit M. Roederer des lettres de Mme de Rambouillet et de sa fille à Voiture, parlant ainsi par conjecture, car ces lettres ne sont pas venues jusqu’à nous. Celle que nous donnons ici est inédite. Nous la trouvons dans les manuscrits de Conrart, à la Bibliothèque de l’Arsenal, tome XIV, in-4o, p. 53 ; elle est adressée à Godeau, évêque de Grasse.
    « MONSIEUR,
    « Si mon poète-carabin ou mon carabin-poète (Arnault, maître de camp des carabiniers, homme de guerre distingué, de beaucoup d’esprit, mais d’un esprit satirique, personnage assez semblable à Bussy) estoit à Paris, je vous ferois réponce en vers et non pas en prose ; mais par moy-mesme je n’ay aucune familiarité avec les Muses. Je vous rens un million de graces des biens que vous me désirez, et pour récompense je vous souhaite à tous momens dans une loge où je m’assure, monsieur, que vous dormiriés encore mieux que vous ne faites à Vence. Elle est soutenue par des colonnes de marbre transparent, et a esté bâtie au-dessus de la moyenne région de l’air, par la reyne Zirfée. Le ciel y est toujours serein ; les nuages n’y offusquent ni la vue ni l’entendement, et de là tout à mon aise j’ay considéré le trébuchement de l’Ange terrestre. Il me semble qu’en cette occasion la fortune a fait voir que c’est une médisance que de dire qu’elle n’ayme que les jeunes gens. Et parce que non plus que ma loge je ne suis pas sujette au changement, vous pouvez vous asseurer que je seray tant que je vivray,
    « Monsieur,
    « Votre très humble servante,
    « C (Catherine) DE VIVONE. »
    Le 26 juin 1642.
  6. Œuvres de Segrais, Amsterdam, 1723, t. Ier. Mémoires anecdotes, p. 29.
  7. Sur Mlle de Rambouillet, Pisani et ses sœurs, voyez Tallemant, t. II, p. 207-262.
  8. Édition de 1659, p. 118-121.
  9. Voyez Sauval, Antiquités de Paris, t. III, p. 200, et le plan de Paris de Turgot. Ces hôtels, ou plutôt leurs débris, viennent de disparaître avec la rue Saint-Thomas-du-Louvre tout entière, au profit de la place du Carrousel. Puisse cette admirable place conserver sa grandeur si chèrement achetée, et nul bâtiment transversal ne pas venir gâter la belle harmonie du Louvre et des Tuileries ! Puisse aussi quelque homme instruit et laborieux, voué à l’étude de Paris et de ses monumens, ne pas laisser périr la rue Saint-Thomas-du-Louvre sans en donner une description et une histoire fidèle à l’époque de son plus grand éclat !
  10. Mémoires, t. Ier, p. 13.
  11. Il est bien certain que l’auteur de Mirame mit une petitesse d’homme de lettres dans la ridicule querelle soulevée contre le Cid ; mais il faut reconnaître qu’il avait aussi quelques raisons d’état qui n’étaient pas à mépriser. Celui qui avait fait rendre l’édit royal contre les duels ne pouvait supporter les vers en leur honneur ; il y avait aussi dans le Cid plus d’une parole peu favorable aux premiers ministres. D’ailleurs le cardinal aimait Corneille ; il lui donna une bonne pension, et même il le maria. Un jour, Corneille s’étant présenté plus triste et plus rêveur qu’à l’ordinaire devant le cardinal de Richelieu, celui-ci lui demanda s’il travaillait. Corneille répondit qu’il était bien éloigné de la tranquillité nécessaire pour la composition, et qu’il avait la tête renversée par l’amour. Il en fallut venir à un plus grand éclaircissement, et il dit au cardinal qu’il aimait passionnément une fille du lieutenant-général d’Andely, et qu’il ne pouvait l’obtenir de son père. Le cardinal voulut que ce père si difficile vint lui parler à Paris. Il y arriva tout tremblant d’un ordre si imprévu, et s’en retourna bien content d’en être quitte pour donner sa fille à un homme qui avait tant de crédit. Voyez les frères Parfait, Histoire du Théâtre-Francais, t. V, p. 304.
  12. Œuvres de Balzac, in-fol., t. II, p. 419.
  13. Maître Vincent, etc.
  14. Lettre du 24 novembre 1679.
  15. Satire troisième.
  16. Dans la Guirlande de Julie.
  17. Édit. de Saint-Surin, t. IV, p. 375.
  18. Voyez, dans les Œuvres diverses de Corneille, l’élégie qui contient une déclaration d’amour : elle n’est pas datée, mais elle doit être de la jeunesse de Corneille, et même antérieure à sa gloire, car il n’en parle point, tandis que plus tard il le prend sur un autre ton. La dame à laquelle cette élégie est adressée devait être de bonne naissance, si on en croit le jeune poète. Il peint à merveille le passage de l’admiration à l’amour :

    Mais de ce sentiment la flatteuse imposture
    N’empêcha pas le mal pour cacher la blessure,,
    Et ce soin d’admirer, qui dure plus d’un jour,
    S’il n’est amour déjà, devient bientôt amour.
    Un je ne sais quel trouble où je me vis réduire
    De cette vérité sut assez tôt m’instruire :
    Par d’inquiets transports me sentant émouvoir,
    J’en connus le sujet quand j’osai vous revoir.

    Un désordre confus m’expliqua mon martyre
    Je voulus vous parler, mais je ne sus que dire.
    Je rougis, je pâlis, et d’un tacite aveu
    Si je n’aime point, dis-je, hélas ! qu’il s’en faut peu ! etc.

    La pièce intitulée Jalousie, et qui n’est pas achevée, a des parties qui semblent écrites de la main de Molière :

    Le plus léger chagrin d’une humeur inégale,
    Le moindre égarement d’un mauvais intervalle,
    Un souris par mégarde à ses yeux dérobé,
    Un coup d’œil par hasard sur un autre tombé.

    Tout cela fait pour lui de grands crimes d’état,
    Et plus l’amour est fort, plus il est délicat.

    Corneille, sur le retour, éprouva un sentiment tendre pour la marquise de B.A.T. (nous ignorons le nom de la personne cachée sous ces initiales). Alors il parle de lui-même tout autrement que dans sa jeunesse, et il fait les honneurs de sa gloire au profit de son amour.

    Je connois mes défauts, mais après tout je pense
    Être pour vous encore un captif d’importance ;
    Car vous aimez la gloire, et vous savez qu’un roi
    Ne vous en peut jamais assurer tant que moi, etc.

    Corneille dit adieu à celle dont il désespère de se faire aimer ; il la cède à de plus jeunes rivaux :

    Négligez-moi pour eux, mais dites en vous-même :
    Moins il me veut aimer, plus il fait voir qu’il m’aime,
    Et m’aime d’autant plus que son cœur enflammé
    N’ose même aspirer au bonheur d’être aimé.
    Je fais tous ses plaisirs, j’ai toutes ses pensées,
    Sans que le moindre espoir les ait intéressées.
    Puissé-je malgré vous y penser un peu moins,
    M’échapper quelques jours vers quelques autres soins,
    Trouver quelques plaisirs ailleurs qu’en votre idée,
    Et voir toute mon ame un peu moins obsédée !
    Et vous, de qui je n’ose attendre jamais rien,
    Ne ressentir jamais un mal pareil au mien !

    Je ne veux pas citer, mais j’indique les stances adressées à la même personne et qui expriment les mêmes sentimens dans un mètre différent : <poem>Marquise, si mon visage A quelques traits un peu vieux, etc.

  19. T. II, p. 87. — La première édition de Voiture est celle donnée par son neveu Pinchesne presque immédiatement après sa mort, en 1650, in-4o, et qui est dédiée à Condé. Il y en avait déjà une septième édition, in-12, en 1665. La dernière et la plus complète est celle de 1745, 2 vol. petit in-8o. C’est celle que nous citerons.
  20. T. II, p. 68. C’était l’ancien hôtel de Gondi le plus magnifique du temps, dit encore Sauval, ibid., p. 131. Perelle a gravé l’hôtel et les jardins.
  21. Lenet, édit, Michaud, p, 447 et 450.
  22. Mémoires anecdotes, p. 103.
  23. Voici dans quel style il écrit de Grasse le 18 décembre 1637 à Mlle de Bourbon : « Mademoiselle, je suis bien glorieux d’apprendre que celle qui est dans le cœur de tout le monde craigne de n’être pas dans ma mémoire. Quand elle seroit un temple, vous y pourriez avoir place ; jugez donc si je n’ai pas intérêt de vous y conserver, afin que vous la rendiez précieuse, de pauvre et d’infidèle qu’elle étoit auparavant. C’est principalement à l’autel, mademoiselle, que vous m’êtes présente. Je demande bien à Dieu qu’il ajoute d’autres lys à ceux de votre couronne, mais je lui demande aussi qu’il y mêle l’amour des épines de son fils, et qu’il vous affermisse dans le généreux mépris de la grandeur où je vous ai vue. » (Allusion à la pensée qu’avait eue Mlle de Bourbon de se faire carmélite.) Ailleurs, du 3 mai 1641 : «… Notre-Seigneur est bon, mais il est jaloux, et il vaudroit mieux n’avoir jamais goûté son esprit que de s’en dégoûter et le laisser s’éteindre. Les roses ont des épines qui défendent leur beauté ; mais les princesses sont au milieu de roses qui ne les garantissent pas des tentations que les plaisirs du monde leur inspirent » Voyez Lettres de M. Godeau, évêque de Vence, sur divers sujets. Paris, 1713, p. 17 et p. 143.
  24. De la Fausseté des Vertus humaines, par M. Esprit ; in-12, deux vol., Paris, 1678.
  25. Les plus excellens Bâtiments de France, in-fol., 1607, t. II. Plusieurs planches sur le château, rien sur les jardins.
  26. Veues des plus beaux bâtiments de France, par Perelle. — Veue générale du château de Chantilly, de ses canaux, fontaines et bosquets, etc.
  27. Bossuet, oraison funèbre du grand Condé.
  28. Édition Michaud, p. 229.
  29. Les Œuvres de M. Sarrazin, à Paris, in-4o, 1656, p. 231. Cette première édition a été reproduite en deux petits volumes en 1663 et en 1685. En 1674 parurent les Nouvelles Œuvres de Sarrazin, en deux parties, contenant de la prose et des vers.
  30. Honoré d’Urfé.
  31. Mlle de La Rocheposay, une des plus jolies personnes, fort courtisée du duc de Candale, le frère de Mlle d’Épernon.
  32. Édit. de 1745, tome Ier, etc. — Notre aurore vermeille, jusqu’ici parfaitement inconnue, est en effet Mlle de Bourbon elle-même, selon une ancienne tradition conservée par le recueil manuscrit de chansons dit Recueil de Maurepas, car vis-à-vis ce premier couplet on y trouve cette note : Pour mademoiselle de Bourbon endormie.
  33. Ibid., p. 170. Voyez aussi la chanson à Mme la Princesse sur l’air des Landriri, ibid., p. 129,
  34. Voyez les diverses vues de Ruel par Perelle.
  35. Paris, in-4o, 1641.
  36. Voyez le précédent article, p. 639-640.
  37. Règlement donné par une dame de haute qualité à madame sa petite-fille, publié d’abord en 1698, réimprimé en 1779.
  38. Tallemant, t. IV, p. 806.
  39. Manuscrits de Conrart, n-4°, t. XI, p. 443.
  40. Ibid., p. 851.
  41. Le cardinal, déjà vieux et malade, et que ces jeunes folles fuyaient à l’égal de la petite vérole.
  42. Pour les amans passionnés ; style de l’hôtel de Rambouillet.
  43. Tallemant, t. II, p. 337, attribue ces couplets à Bachaumont ; Mme de Motteville, t. III, p. 230, les donne sans nom d’auteur, et on les retrouve avec bien d’autres dans une longue mazarinade intitulée Triolets de Saint-Germain, in-4o, 1649.
  44. Bibliothèque de l’Arsenal, Belles-Lettres françaises, n° 70, recueil in-fol intitulé Chansons notées, t. II, p. 66.
  45. Bibliothèque de l’Arsenal, manuscrits de Conrart, in-4oe, t. XI, p. 848.
  46. Manuscrits de Conrart, ibid.
  47. Mémoires, t. VI, p. 105 et 167 ; t. V, p. 254, et t. VI, p. 82.
  48. S’il est vrai, comme l’assurent plusieurs contemporains, entre autres Segrais, que Montausier ait servi de modèle au Misanthrope, c’est que Molière, qui ne savait pas le fond des choses, voyant à la surface de l’humeur, de la hauteur et de la brusquerie, a pris l’apparence d’une vertu difficile pour la réalité ; mais Molière n’a dit son secret à personne, et vraisemblablement il n’y a point ici de secret, excepté celui du génie. Le Misanthrope n’est la copie d’aucun original. Bien des originaux ont posé devant le grand contemplateur et lui ont fourni mille traits particuliers ; mais le caractère entier et complet du Misanthrope est sa création.
  49. Tallemant, t. II, p. 243 : « Notre marquis, voyant que sa religion est un obstacle à ses desseins, en changea. Il dit qu’on se peut sauver dans l’une et dans l’autre ; mais il le fit d’une façon qui sentait bien l’intérêt. »
  50. Tout le monde l’appelle Élisabeth, mais elle ne signe jamais Élisabeth, presque toujours Isabelle. Voyez plusieurs de ses lettres autographes parmi les papiers de Lenet à la Bibliothèque nationale.
  51. Voyez de longs détails à ce sujet dans Mme de Motteville, t. Ier, p. 292, etc.
  52. Oeuvres de Voiture, t. II, p. 174, épître à M. de Coligny.
  53. Œuvres de Sarrazin, in-4o ; Poésies, p. 74.
  54. Mme de Motteville, t. III, p. 133, etc.
  55. On ne sait trop l’origine et l’histoire des du Vigean. Nous trouvons un Vigean protestant aux états-généraux en 1615, où il joue un certain rôle. Journal historique et Anecdotes de la cour de Paris, parmi les papiers manuscrits de Conrart ; in-4o, t. XI, p. 238,
  56. Lettre de Voiture à Mme du Vigean en lui envoyant une élégie qu’il avait faite et qu’elle lui avait demandée, t. Ier, p. 27. C’est aussi Mme du Vigean qu’il désigne sous le nom de la belle baronne dans deux couplets des pages 120 et 127 du t. II. Joignez-y des vers du Recueil de pièces galantes de madame la comtesse de la Suze et de Pélisson, t. Ier, p. 171 : « Vers irréguliers sur un petit sac brodé de la main de Mme du Plessis-Guénégaud et donné à Mme du Vigean. »
  57. Tallemant, t. II, p. 32. – Bibliothèque de l’Arsenal, Recueil de chansons historiques, t. Ier, p. 149.
  58. Œuvres, t. Ier, p. 20-25 ; lettre dixième au cardinal de La Valette.
  59. Desmarets, Œuvres poétiques, in-4o, 1641, p. 18-21.
  60. C’est au moins ce que nous dit Mme de Longueville dans une lettre à Mme de Sablé, qui n’est pas datée, mais qui peut être de 1662. Lettres de madame de Longueville à madame de Sablé. Bibliothèque, nationale, Supplément français, 3029, 2 et 3.
  61. T. II, fol. 301.
  62. Bibliothèque de l’Arsenal, manuscrits de Conrart, in-4o, t. XI, p. 855. — Les devises étaient alors à la mode, comme plus tard Mademoiselle y mit les portraits, et Mme de Sablé les maximes et les pensées. Les devises n’avaient rien d’officiel, et en cela elles ressemblaient à ce que l’on appelle aujourd’hui des cachets de fantaisie, qu’il ne faut pas confondre avec les armes des familles. On faisait des devises et des emblèmes pour soi-même et pour les autres ; on les faisait peindre, et ce devenaient de véritables ouvrages d’art. Il y en a à l’Arsenal, Belles-Lettres françaises, 348, un recueil in-folio sur vélin de toute beauté. Il avait été fait pour Mme la duchesse de La Trémouille, dont on trouve le portrait parmi ceux de Mademoiselle. Chaque devise occupe une feuille entière. On y voit entre autres celles d’Anne d’Autriche, de Mme la Princesse, de Mme de Montpensier, de la princesse Marie, reine de Pologne, de la duchesse d’Épernon, Marie du Cambout, de sa belle-fille Anne-Christine de Foix La Valette d’Épernon, la carmélite dont nous avons rappelé la touchante histoire, de Marguerite, duchesse de Rohan, de la marquise de Rambouillet et de sa fille Mme de Montausier, d’Anne de Fors du Vigean, duchesse de Richelieu, de Gabrielle de Rochechouart, marquise de Thianges, sœur de Mme de Montespan, et de plusieurs autres femmes illustres du XVIIe siècle. Nous nous bornons à donner la devise de Mme de Longueville. Elle est bien différente de celle de Mlle de Bourbon : c’est une touffe de lis sur une nichée de serpens avec ces mots. Meo moriuntur odore.
  63. Mémoires, t. III, p. 293. Voyez aussi t. IV, p. 39.
  64. Mémoires de Lenet, édit. Michaud, p. 450.
  65. , Voyez l’article précédent, livraison du 15 mai.
  66. Supplément français, 935, fol. 30-31.
  67. Mémoires de Mme de Motteville, t. Ier, p. 295.
  68. Mémoires de Mademoiselle, t. Ier, p. 84.
  69. Mémoires, t. Ier, p. 302.
  70. Le marquis d’Huxelles mourut en 1658 de ses blessures, et un peu du dépit de n’être pas nommé maréchal. Son fils le fut en 1703. Mme d’Huxelles mourut très vieille en 1712.
  71. Mémoires de Lenet, première partie, p. 207.
  72. Mémoires de Mademoiselle, t. Ief, p. 84.
  73. Quatrième série, de nos ouvrages, t. III.
  74. T. V.
  75. Lettres originales, t. IV.
  76. L’amour de Beaufort pour Mme de Longueville est un fait peu connu et qu’atteste, La Châtre, son intime ami. Voyez ses Mémoires, collection Petitot, t. LI.