La Jeunesse de Madame de Longueville/04

La bibliothèque libre.
La Jeunesse de Madame de Longueville
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 633-670).
◄  III

LA JEUNESSE


DE


MADAME DE LONGUEVILLE.




IV.
COMMENCEMENS DE L’AMOUR ET DE LA FRONDE.




Nous avons traversé les années les plus vraiment belles de la jeunesse de Mme de Longueville, celles où l’éclat de ses succès ne coûte rien encore à la vertu. Le temps approche où elle va succomber aux mœurs de son siècle et aux besoins long-temps combattus de son cœur. L’amour qu’elle répandait autour d’elle, elle va le ressentir à son tour, et à vingt-huit ou vingt-neuf ans s’engager dans une liaison fatale, qui lui fera oublier tous ses devoirs à la fois et tournera ses plus brillantes qualités contre elle-même, contre sa famille et contre la France. Pour mesurer la faute de Mme de Longueville, il faut bien savoir à quelle grandeur était successivement parvenue la maison de Condé en servant fidèlement la royauté et la patrie.

La France ne compte pas dans son histoire de plus glorieuses années que les six premières de la régence d’Anne d’Autriche et du gouvernement de Mazarin, tranquille au dedans après la défaite du parti des importans, triomphante sur tous les champs de bataille, de 1643 à 1649, depuis la victoire de Rocroy jusqu’à celle de Lens, liées entre elles par tant d’autres victoires et couronnées par le traité de Westphalie. C’est la maison de Condé qui remplit cette mémorable époque presque tout entière, ou y joue du moins le premier rôle. Dans le conseil, M. le Prince seconde Mazarin, comme il avait fait Richelieu, et partage avec lui le gouvernement. L’intrépide Brezé, ouvrant la liste des grands-amiraux du XVIIIe siècle, tient en échec ou disperse dans la Méditerranée les flottes de l’Espagne. M. de Longueville, chargé de la plus grande ambassade du temps, met dans la balance diplomatique le poids de son nom, de sa modération et de sa magnificence. Pour le jeune Condé, qui n’a lu, au moins dans Bossuet, ses campagnes en Flandre et sur le Rhin ? Nous avons fait voir quelle fut en 1643, pour la France, l’importance de la victoire de Rocroy ; celles qui suivirent n’étaient pas moins nécessaires, et c’est à ce point de vue qu’il nous est commandé d’y insister.

Depuis quelque temps, il est presque reçu de parler de Condé comme d’un jeune héros qui doit tous ses succès à l’ascendant d’un irrésistible courage. Prenons garde de faire un paladin du moyen-âge ou un brillant grenadier comme tel ou tel maréchal de l’empire d’un capitaine de la famille d’Alexandre, de César et de Napoléon. Sans doute Condé avait reçu comme eux le génie de la guerre, et, ainsi qu’Alexandre, il excellait surtout dans l’exécution et payait avec ardeur de sa personne ; mais il semble que l’éclat de sa bravoure ait mis un voile sur la grandeur et l’originalité de ses conceptions, comme son extrême jeunesse à Rocroy a fait oublier que depuis bien des années il étudiait la guerre avec passion et avait déjà fait trois campagnes sous les maîtres les plus renommés. Si c’était ici le lieu, et si j’osais braver le ridicule de m’ériger en militaire, j’aimerais à comparer les campagnes de Condé en Flandre et sur le Rhin avec celles du général Bonaparte en Italie. Elles ont d’admirables rapports : la jeunesse des deux généraux[1], celle de leurs principaux lieutenans, la grandeur politique des résultats, la nouveauté des manœuvres, le même coup d’œil stratégique, les mêmes calculs servis par la même audace, par la même activité, par la même opiniâtreté. C’est dégrader l’art de la guerre que de mesurer les succès militaires sur la quantité des combattais, car à ce compte Tamerlan et Gengis-Khan seraient les deux plus grands capitaines du monde. Le général de l’année d’Italie n’a guère eu, ainsi que Condé, plus de vingt à vingt-cinq mille hommes en ligne dans ses plus grandes batailles[2]. J’oserais dire, à l’honneur de Condé, qu’il a toujours eu devant lui les meilleures troupes et les meilleurs généraux de son temps, entre autres Mercy, le premier capitaine de l’Allemagne au XVIIe siècle[3]. Une fois il n’eut dans sa main qu’une armée composée de différentes nations, dont les jalousies et même les défections trahirent ses plus grands desseins. Une autre fois il commandait à des troupes fatiguées et découragées, dont toute la force était dans sa seule personne. Et puis, ce qui est à mes yeux le signe le plus certain du grand homme, il a fondé une école immense : il a laissé à la France non pas seulement un grand nombre de maréchaux sachant très bien leur métier, mais de grands généraux formés à ses leçons, dressés de ses mains, et qui, loin de lui et après lui, ont gagné des batailles. On lui doit une grande partie de Turenne, qui, en le voyant agir à Fribourg et à Nortlingen, ajouta de plus en plus l’activité et l’audace à toutes ses autres qualités. On lui doit Luxembourg et Conti. On lui en doit beaucoup d’autres, égaux ou supérieurs à ceux-là, et qui donnaient les plus hautes espérances trop tôt moissonnées, entre autres Laval, La Moussaye et Châtillon. Joignez à tout cela cette magnanimité de l’homme bien né et bien élevé qui, au lieu de s’attribuer à lui seul l’honneur du succès, le répand sur tous ceux qui ont bien servi, et se complaît à célébrer Gassion et Sirot après Rocroy, Turenne après Fribourg et Nortlingen, et Châtillon après Lens[4].

Condé vainquit à Rocroy par la manœuvre très simple que nous avons indiquée[5]. Le problème était d’arriver le plus tôt et avec le plus de forces sur le point qui devait décider de l’affaire. Il était clair qu’ayant déjà dispersé l’aile gauche de l’ennemi, mais son aile droite étant victorieuse et menaçant de tout écraser, il fallait à tout prix l’arrêter et la détruire. Pour arriver sur elle le plus tôt possible, à la hauteur du champ de bataille où se trouvait Condé, le chemin le plus court était de se frayer un passage à travers l’armée espagnole, en enfonçant sa dernière ligne, composée d’infanterie, et de tomber après comme la foudre sur les derrières de l’aile triomphante. Si l’infanterie qu’il s’agissait de culbuter eût été celle du comte de Fontaine, elle eût tenu ferme, barré le chemin à Condé, et il était perdu ; mais il savait que cette infanterie était un mélange de troupes italiennes, vallonnés et allemandes : il espéra donc en venir à bout à force d’énergie. Voilà pourquoi il chargea lui-même et fit des prodiges de valeur commandés par le calcul le plus sévère. Plus tard, lorsqu’on lui faisait des complimens sur son courage, il disait avec esprit et profondeur qu’il n’en avait jamais montré que lorsqu’il l’avait fallu. Il est vrai que les héros seuls ont de l’audace à volonté. Il se conduisit à peu près de même l’année suivante, en 1644, dans les combats de géans qu’il livra à Mercy autour de Fribourg. Impossible de séparer aucune des divisions de l’armée impériale, adhérentes entre elles et formant une masse à la fois mobile et serrée derrière des retranchemens formidables. Il les attaqua lui-même avec cette furie française à qui tout cède[6] ; en même temps, il envoya Turenne, la nuit, à une très grande distance, à travers des gorges effroyables, comme Bonaparte dans les marais d’Arcole[7], pour prendre en flanc et sur ses derrières l’armée ennemie, qui était perdue, si Mercy, averti à temps et confondu d’une telle manœuvre, ne se fût bien vite échappé. Au second combat de Fribourg, Condé renouvela cette même manœuvre en envoyant Turenne à une distance bien plus grande encore que la première fois, afin de fermer toute issue à Mercy pendant qu’il l’attaquait de front, et de l’écraser dans son camp ou de le forcer à capituler. Le vigilant Mercy échappa une seconde fois ; mais sa retraite, tout admirable qu’elle est, n’en ressemble pas moins à une déroute, car il perdit non-seulement l’honneur des armes et le champ de bataille, mais toute son artillerie et une partie de ses troupes.

En 1645, Mercy et Condé se retrouvèrent en présence. Mercy venait de battre Turenne à Mariendal. Cette victoire avait enflé le courage des impériaux, et l’empereur et le roi de Bavière ne voulaient plus faire la paix. Condé, en allant prendre de nouveau le commandement d’une armée battue, comme il avait fait l’année précédente, la trouva composée de 5,000 Weymariens, reste de Mariendal, de 4,000 Suédois, de 6,000 Hessois, et il amenait avec lui 8,000 Français. Avec ces 23,000 hommes, il conçut le plan de campagne que Moreau exécuta depuis en partie et qu’accomplit Napoléon. Il résolut de livrer à Mercy une grande bataille, et, après l’avoir dispersé, de marcher sur Munich et sur Vienne et de dicter la paix à l’empereur dans sa capitale. Ce plan échoua parce que Condé était à la tête d’une armée combinée, que les Suédois et les Hessois refusèrent de suivre aussi loin le général français, et que les Suédois même se retirèrent. Condé ne pouvait attendre aucun secours de la France, qui s’était épuisée pour faire cinq armées en Espagne, en Italie, en Lorraine, en Flandre et sur le Rhin. Il renonça donc à sa plus grande conception militaire avec douleur et en frémissant, comme Annibal lorsqu’il fut forcé de quitter l’Italie ; il voulut exterminer du moins l’armée de Mercy. Celui-ci, qui savait à qui il avait affaire, avait pris une position tout aussi forte que celle de Fribourg et qui le mettait à l’abri des deux manœuvres favorites de Condé, couper l’armée ennemie ou aller la surprendre au loin en flanc ou sur ses derrières. Turenne déclara qu’attaquer un ennemi ainsi retranché, c’était courir à sa ruine, et Napoléon, qu’on n’accusera pas de timidité, est de l’avis de Turenne. Condé répondit, en politique plus qu’en militaire, qu’en vain on entreprendrait, quelque manœuvre qu’on pût employer, de faire sortir Mercy d’une position savamment choisie qu’il fallait donc ou l’attaquer ou se retirer, et que se retirer serait de l’effet le plus déplorable dans l’ébranlement de toutes nos alliances, après la déroute de Mariendal et la défection des Suédois. La France avait besoin d’une victoire. Condé gagna celle de Nortlingen, mais il la gagna grâce à deux accidens sur lesquels il n’avait pas le droit de compter, grâce aussi à l’inspiration d’un grand caractère. Il faut avouer que, dans l’exécution, jamais Condé ne fut plus grand. D’abord il comprit que toute l’affaire reposait sur le centre de Mercy et qu’il fallait en avoir raison à tout prix. Il se chargea lui-même de l’attaque. Il eut un cheval tué sous lui, deux de blessés, vingt coups dans ses armes et dans ses habits. Marsin, qui sous lui commandait le centre français, fut dangereusement blessé, et l’intrépide La Moussaye mis hors de combat. Les Français et les impériaux, tour à tour vainqueurs et vaincus, firent des prodiges de courage. Ce fut une effroyable boucherie. Mercy y périt. Sur ces entrefaites, Jean de Wert qui commandait l’aile gauche impériale, descend de la hauteur qu’il occupe écrase l’aile droite française, disperse notre réserve malgré les efforts de ses deux chefs, Chabot et Arnauld[8]. C’en était fait de l’armée tout entière, si, au lieu de s’amuser à poursuivre les fuyards et à piller les bagages, Jean de Wert se fût jeté sur les derrières de notre centre à moitié détruit, pressant notre aile gauche entre ses escadrons victorieux et la division encore intacte du général Gleen. Cette faute et la mort de Mercy sauvèrent Condé, parce qu’il sut en profiter avec une promptitude incomparable. Il vit qu’après avoir perdu son aile droite, sa réserve et une grande partie de son centre, tenter de faire sa retraite avec son aile gauche était une opération en apparence prudente, en réalité téméraire devant un ennemi qui avait encore de grandes masses d’infanterie, beaucoup d’artillerie et une cavalerie redoutable, qu’il valait donc mieux maintenir le combat, et qu’en s’exposant à périr il était possible de vaincre. Ce coup d’œil rapide d’une ame forte qui saisit et embrasse l’unique moyen de salut, quelque périlleux qu’il soit, est le trait caractéristique du génie de Condé. Tout blessé qu’il était, harassé de fatigue, mais puisant une vigueur nouvelle dans la grandeur de sa résolution, il se met à la tête de l’aile gauche de Turenne, se précipite, comme s’il était au début de l’affaire, sur l’aile droite de l’ennemi, l’enfonce, fait prisonnier son commandant, puis, tournant à droite, se jette sur le centre des impériaux, dégage le sien, le rallie, le ramène au combat, et, maître du champ de bataille, s’apprête à faire face à Jean de Wert, qui, revenant de sa poursuite inutile, apprenant la mort de Mercy et la prise de Gleen, consterné du désastre produit par son absence, n’ose ni attaquer ni attendre Condé, se borne à recueillir les débris de l’armée et se sauve à Donawerth. Condé avait encore eu dans ce second combat un cheval tué sous lui ; il avait reçu un coup de pistolet, et il manqua de ne pas survivre à sa victoire. C’est alors qu’il fit cette grande maladie au sortir de laquelle il se trouva avoir perdu avec son sang et ses forces toute sa passion pour Mlle du Vigean[9].

Condé est du petit nombre des capitaines qui n’ont pas moins excellé dans l’art des sièges que dans celui des combats[10]. En 1643, après Rocroy, il avait pris Thionville, une des premières places fortes du temps. En 1644, il avait pris Philipsbourg, qui commandait le Haut-Rhin. En 1646, ayant eu la sagesse de consentir à servir sous le duc d’Orléans pour ménager les ombrages et la vanité de ce prince, et n’ayant eu le commandement de l’armée qu’à la fin de la campagne, il la termina par un siège mémorable, où il se couvrit de gloire : il prit Dunkerque le 11 octobre 1646.

Accoutumé à réparer les défaites des autres, Condé alla remplacer en 1647 le comte d’Harcourt, qui venait d’échouer devant Lerida. Mazarin avait voulu plusieurs fois envoyer Condé en Catalogne ; son père. M. le Prince, s’y était toujours opposé, et tous ses amis le dissuadèrent d’accepter ce commandement. Il montra certes une grande déférence envers Mazarin en quittant le théâtre ordinaire de ses exploits pour un pays où il fallait faire une petite guerre peu en rapport avec son génie, avec une ombre d’armée incapable de livrer une bataille et bonne tout au plus à se soutenir devant l’ennemi. Quand tout le monde s’était moqué du comte d’Harcourt, qui n’avait pu prendre Lerida. Condé avait eu le bon sens et la générosité de défendre cet excellent général ; il s’était d’avance défendu lui-même. En effet, arrivé à son tour devant Lerida, et n’ayant reçu de France ni les secours de troupes qu’on lui avait promis, ni les munitions et l’artillerie qui lui étaient absolument nécessaires, n’ayant pas assez de forces pour aller au-devant de l’armée espagnole et ne pouvant songer à prendre d’assaut Lerida avec dis soldats éteints, il eut le courage de lever le siège et de faire une bonne retraite, préférant le salut de l’armée à sa propre réputation. Cette conduite, soutenue avec sa hauteur accoutumée, lui fit le plus grand honneur, et prouva qu’il était maître de lui et savait employer tour à tour la prudence ou l’audace, selon les circonstances.

C’est ainsi qu’en 1648, à Lens, trouvant l’archiduc Léopold dans une position formidable, comme celle de Mercy à Nortlingen, il reconnut qu’il serait d’une souveraine imprudence de tenter une seconde fois la fortune, et sachant bien qu’il n’avait plus affaire à Mercy, il entreprit d’attirer l’archiduc Léopold et le général Beck sur un terrain plus favorable, dans une plaine où la principale force de l’armée française, la gendarmerie, commandée par Châtillon, devait avoir un grand avantage. Du côté des Espagnols étaient le nombre, l’abondance et la discipline ; du côté des Français, la misère et l’audace. L’archiduc avait son centre adossé à des bourgs et à des hameaux formant des retranchemens naturels. Sa droite, composée de tout ce qui restait des vieilles bandes nationales, s’appuyait à la ville de Lens. L’aile gauche était postée sur une éminence à laquelle on ne pouvait arriver qu’à travers les plus étroits sentiers. Il fallait manœuvrer avec un art infini pour faire abandonner à l’ennemi cette position inexpugnable. Condé commanda une fausse retraite, qu’expliquait parfaitement la faiblesse de l’armée française. Beck trompé détache la cavalerie lorraine pour inquiéter et, s’il se peut, tailler en pièces notre arrière-garde, qui est assez promptement enfoncée et s’enfuit en désordre. Châtillon marche à son aide avec sa gendarmerie ; elle ramène vivement les Lorrains et menace d’en faire un carnage. On ne pouvait les abandonner. L’archiduc envoie à leur secours toute sa cavalerie. Le combat s’engage ; toute l’armée ennemie s’ébranle et descend dans la plaine. C’est là ce que voulait Condé. Cette manœuvre, qui eût échoué à Nortlingen, réussit à Lens. L’armée impériale avait encore l’immense désavantage d’être obligée de se former à mesure qu’elle avançait, tandis que l’armée française était depuis le matin rangée en bon ordre au bout de la plaine, sur un terrain bien choisi. Condé comptait particulièrement sur la gendarmerie de Châtillon ; il l’avait rappelée bien vite après le premier engagement, et l’avait mise à la seconde ligne pour lui donner le temps de se rafraîchir ; puis, quand les deux corps de bataille en furent venus aux prises, il la lança de nouveau avec son intrépide général, et, après avoir été si utile au début de la journée, elle la décida en renversant tout ce qu’elle rencontra devant elle. Restait l’infanterie espagnole, qui ne montra pas la même opiniâtreté qu’à Rocroy, et demanda la vie. Le vieux général Beck se conduisit comme Fontaine et Mercy : il se battit en lion, fut blessé et pris, et mourut de désespoir. L’archiduc Léopold, après s’être fort bien conduit, se sauva dans les Pays-Bas avec le comte de Fuensaldaigne.

La victoire de Lens était aussi nécessaire et elle fut tout aussi utile que celle de Rocroy : on lui doit la reprise des négociations de Munster et la conclusion du traité de Westphalie. Ce traité est le suprême résultat des cinq grandes campagnes de Condé en Flandre et sur le Rhin. Condé était là en quelque sorte le négociateur armé, M. de Longueville était à Munster le négociateur pacifique.

Le père Bougeant, dans son estimable histoire du traité de Westpbalie[11], suppose que Mazarin envoya le duc de Longueville à Munster « pour éloigner de la cour un prince capable d’y exciter des troubles ; » mais en 1643 Mazarin n’avait plus de troubles à redouter, et le duc de Longueville n’était pas homme à en faire naître : il se laissait conduire alors, ainsi que tout le reste de la famille, à la politique de son chef, M. le Prince. Il est bien plus à croire que c’est le crédit de ce dernier qui lit donner l’ambassade de Munster à son gendre. Mazarin ne l’avait pas choisi pour sa capacité, bien qu’il n’en fût pas dépourvu, mais pour faire marcher ensemble d’Avaux et Servien, qui ne s’entendaient guère, et donner de l’éclat à la légation française. Il demeurait toujours le maître des négociations, et les Condé devaient être flattés d’être à la tête de la plus importante affaire diplomatique, comme ils avaient déjà le commandement de la flotte de la Méditerranée et celui de l’armée du Rhin.

M. de Longueville avait à poursuivre le grand objet que se proposait le cabinet français depuis Henri IV, l’affaiblissement de l’empire au profit de la France. C’est dans ce dessein que le roi très chrétien, le cardinal Richelieu et le cardinal Mazarin avaient été vus s’alliant au protestant Gustave-Adolphe, l’attirant dans le cœur de l’Allemagne, lui et après lui ses lieutenans, et soutenant la Hollande protestante contre la catholique Espagne. Cette lutte, qui parut avec tant d’éclat sur les champs de bataille pendant trente années, eut lieu aussi pendant plus de douze ans à Osnabrük et à Munster. D’un côté étaient l’Autriche, l’Espagne, la Bavière, avec les électeurs ecclésiastiques de Mayence et de Cologne ; de l’autre, les puissances protestantes, le Brandebourg, la Saxe, la Hesse, avec leurs alliés, la Hollande, la Suède et la France. Le parti protestant voulait obtenir le plus de concessions, et le parti catholique en faire le moins possible. On avançait et on reculait selon les vicissitudes de la guerre. Dès l’année 1640, Richelieu avait désigné l’homme qui avait toute sa confiance, Mazarin, et le comte d’Avaux, de la puissante famille parlementaire des de Mesme, pour représenter la France à Munster. Quand Mazarin succéda à Richelieu dans le ministère, il nomma à sa place le comte Abel Servien, gendre de l’habile et judicieux Lyonne, qui lui était ce qu’il avait été lui-même à Richelieu. Il maintint d’Avaux, qui avait de l’esprit et de la pénétration, de la droiture et de la noblesse, avec une piété qui le faisait bien venir des puissances catholiques, mais le portait un peu trop à s’accommoder avec elles et à rechercher l’avantage de l’église plus encore que ne le voulait la politique. Servien seul était dépositaire de la pensée de Mazarin, et Mazarin, comme son maître, ne connaissait qu’un intérêt, celui de la grandeur de la France. Il voulait d’abord obtenir de l’empire l’Alsace tout entière, avec quelques places fortes sur le Rhin, pour achever le légitime développement de la France de ce côté. Il avait encore une autre ambition que lui avait léguée Richelieu et qu’il légua à Lyonne : c’était d’arracher à l’Espagne l’échange de la Catalogne, où Richelieu et lui avaient habilement porté la guerre, contre les Pays-Bas, sans lesquels la France n’avait réellement pas de frontière du nord, et pouvait voir, après une bataille malheureuse, une armée ennemie arriver sans obstacle sous les murs de Paris. Telles étaient les pensées qui occupaient l’esprit de Mazarin, et qu’il poursuivait à la fois par les négociations et par les armes, avec la douceur et l’inflexibilité qui caractérisent ce grand homme d’état.

M. de Longueville arriva à Munster le 30 juin 1645, à peu près en même temps que son beau-frère le duc d’Enghien allait prendre le commandement de l’armée du Rhin, à la place de Turenne, qui venait d’essuyer une défaite assez grave à Mariendal. La victoire de Nortlingen, du 5 août 1645 donna la plus grande force à M. de Longueville, et le duc de Bavière, la seconde puissance catholique de l’Allemagne, qui avait rompu les négociations après Mariendal, les reprit avec empressement après Nortlingen. La cession de l’Alsace était alors presque gagnée ; mais Mazarin victorieux avait de la peine à renoncer à l’espérance qu’il nourrissait depuis long-temps d’acquérir les Pays-Bas de l’Espagne en lui remettant la Catalogne. C’est là en quoi résidait toute la difficulté des négociations, le nœud qu’aucune habileté ne pouvait résoudre et que l’épée seule pouvait trancher. Il était réservé à Louis XIV, à la fin du XVIIe siècle, après avoir perdu tous les hommes d’état qui firent long-temps sa force et sa gloire, Mazarin, Lyonne et Colbert, d’abandonner la pensée de ses devanciers, et quand on lui proposait les Pays-Bas en retour de ses droits sur l’Espagne, de rejeter cette faveur de la fortune que Mazarin et Richelieu eussent embrassée avec des transports de joie, et cela dans un frivole intérêt de famille, jouant comme à plaisir sa propre couronne pour en mettre une sur la tête de son petit-fils, et manquant de perdre la France sans lui donner même pour un quart de siècle l’alliance de l’Espagne. Pour le dire en passant, cette résolution incroyable, mal couverte d’une apparence de grandeur, ainsi que la révocation de l’édit de Nantes, sont les deux grandes inspirations personnelles de Louis XIV ; elles jugent sa politique intérieure et extérieure, comparée à celle de Mazarin, de Richelieu et d’Henri IV. On ne peut pas dire tous les efforts que fit Mazarin en 1648 pour amener l’Espagne à lui céder les Pays-Bas. Il offrit, avec la Catalogne tout entière, le jeune Louis XIV pour la jeune infante Marie-Thérèse. En même temps il envoya d’Estrades, avec lequel nous avons naguère fait connaissance[12], en Hollande, pour y faire agréer l’arrangement qu’il désirait avec passion ; il alla jusqu’à proposer Anvers au commerce hollandais. C’était une puissante tentation : la Hollande y résista ; elle était lasse de la guerre, qu’il eût fallu continuer, et puis elle commençait à ne plus tant redouter l’Espagne, et ne trouvait pas un grand avantage à acquérir, au lieu d’un voisin affaibli, un voisin conquérant. De son côté, l’Espagne voyait poindre à l’horizon de nouveaux troubles parmi nous, et sur cette espérance elle rompit les négociations, fit un traité séparé avec la Hollande, et persuada à l’empereur d’entreprendre avec elle un dernier et puissant effort. Un seul homme pouvait encore sauver la France, tout aussi menacée qu’elle l’avait été en 1643. Cet homme était le vainqueur de Rocroy. C’est alors que Condé, qui connaissait parfaitement la situation des affaires, livra dans les plaines de Lens le 20 août 1648, la mémorable bataille que nous avons racontée, où il fut aussi prudent que l’a jamais été Turenne, et aussi audacieux que son propre génie et les circonstances le commandaient. Dès-lors les négociations marchèrent vite. Le 24 octobre 1648 fut signé à Munster le traité de Westphalie, qui donna pour un siècle la paix à l’Allemagne, y affermit la liberté religieuse, et consacra toutes les conquêtes de la France sur l’empire.

Grâce à ce traité, Mazarin n’avait plus en face de lui que l’Espagne, et il comptait l’amener bientôt à l’échange qui seul pouvait donner à la France du côté du nord une frontière semblable à celle qu’elle venait d’acquérir au midi de l’Allemagne. Il rêvait, au bout de quelques campagnes heureuses, un traité plus favorable encore que celui des Pyrénées en 1660. Il avait dans sa main le vainqueur de Lens, qu’il pouvait lancer sur les Pays-Bas ; il pouvait porter en Espagne et en Italie des généraux encore supérieurs à d’Harcourt et à Schomberg ; il comptait soutenir ou ranimer l’insurrection de Naples : un magnifique avenir était devant la France. Qui lui a enlevé cet avenir ? qui a divisé et épuisé ses forces ? qui lui a fait verser de ses propres mains ; son meilleur sang ? qui a mis aux prises les uns contre les autres ses plus illustres capitaines ? qui a arrêté Condé dans sa course à vingt-sept ans, lorsqu’il pouvait ajouter tant de nouvelles victoires à toutes celles de sa jeunesse, et porter le drapeau français à Bruxelles ou à Madrid ?

C’est la Fronde qui a commis l’inexpiable crime d’avoir suspendu l’élan de Condé et de la grandeur française. Dm moins en retour a-t-elle agrandi et développé nos vieilles franchises nationales ? Loin de là : par une réaction inévitable, elle a dégoûté pour long-temps la France d’une liberté anarchique, incompatible avec l’ordre public, avec la force du gouvernement et de la nation ; elle a ôté à la royauté toute espèce de contre-poids ; elle a enfanté le despotisme d’abord intelligent et utile, puis imprévoyant et funeste de Louis XIV.

Et maintenant, qui a donné naissance à la Fronde ou qui l’a soutenue ? qui a relevé l’ancien parti des importans, étouffé, ce semble, sous les lauriers de Rocroy ? qui a renouvelé les intrigues des petits maîtres et des petites maîtresses de 1643 ? qui a séparé les princes du sang de la couronne ? qui a tourné contre le trône cette illustre maison de Condé, qui jusque-là en avait été le boucher et l’épée ? Sans doute il y a ici bien des causes générales ; mais il nous est impossible de nous en dissimuler une, toute particulière il est vrai, mais qui a exercé une puissante et déplorable influence, l’amour inattendu de Mme de Longueville pour un des chefs des importans, devenu un des chefs de la Fronde. Oui, je le dis à regret, c’est Mme de Longueville qui, passée du côté des mécontens, y attira d’abord une partie de sa famille, puis sa famille tout entière, et la précipita ainsi de ce faîte d’honneur et de gloire où tant de services l’avaient élevée.

Racontons le plus rapidement qu’il nous sera possible ce que nous savons de Mme de Longueville depuis le moment où nous l’avons quittée jusqu’au commencement de l’année 1648.

Nuls documens authentiques, imprimés ou manuscrits, ne nous autorisent à supposer qu’avant la fin de l’année 1647, Mme de Longueville ait jamais franchi les bornes de la galanterie à la mode. Elle était grosse en 1643, pendant l’aventure des lettres et la tragique querelle qui en fut la suite, et elle accoucha, le 4 février 1644, d’une fille qui reçut le nom de sa mère et de son frère, Charlotte-Louise, Mlle de Dunois, morte le 31 avril 1645. Un an après, le 12 janvier 1646, elle eut un fils, Charles d’Orléans, comte de Dunois, destiné à succéder aux titres de son père, mais qui, disgracié de la nature, tenta diverses carrières sans être capable d’aucune, et s’éteignit dans l’église, à la fin du siècle, sous le nom d’abbé d’Orléans. En 1647, elle mit au monde une seconde fille, Marie-Gabrielle, enlevée en 1650. Plus tard, nous dirons un mot du dernier fils qui lui naquit au milieu de la Fronde.

Mme de Longueville avait vingt-cinq ans en 1644, après le duel de Coligny et de Guise. Chaque année ne faisait qu’ajouter à ses charmes. La gloire de son frère rejaillissait sur elle, et elle y répondait en quelque sorte par ses propres succès à la cour et dans les salons. Elle s’éloignait de plus en plus des carmélites et prenait les mœurs du jour. La coquetterie et le bel esprit étaient toute son occupation. En allant se mettre à la tête de l’ambassade de Munster, en juin 1645, M. de Longueville l’avait laissée à Paris ; elle s’y plaisait fort, et, soit que son cœur eût déjà reçu quelque légère atteinte, soit qu’il fût encore entièrement libre, on comprend qu’elle ne fût pas très charmée d’aller rejoindre, sous le ciel de la Westphalie, son mari, qui n’était pas, comme dit Mme de Motteville, l’homme du monde qu’elle aimait le plus. Imaginez-vous en effet cet enfant gâté de l’hôtel de Rambouillet quittant Corneille et Voiture, toutes les élégances et les raffinemens de la vie, pour s’en aller à Munster, parmi des diplomates étrangers parlant allemand ou latin. C’était pour elle un double exil, car sa patrie n’était pas seulement la France, c’était Paris, c’était la cour, c’était l’hôtel de Condé, Chantilly, la Place-Royale, la rue Saint-Thomas du Louvre. Cependant il fallut obéir et se mettre en route avec sa belle-fille, Mlle de Longueville, qui avait déjà un peu plus de vingt ans. Pour garder quelque chose de Paris, elle emmena avec elle Esprit[13], l’académicien et l’oratorien, un des habitués de l’hôtel de Rambouillet, qui venait de se brouiller avec le chancelier Séguier pour avoir favorisé le mariage de sa fille, la marquise de Coislin, avec le fils de Mme de Sablé, le beau et brave marquis de Laval, tué quelque temps après, à côté de Condé, au siège de Dunkerque. Un peu avant son départ pour Munster, au printemps de 1646, Esprit avait présenté à Mme de Longueville un des anciens poètes favoris de Richelieu, Bois-Robert, qui était resté ébloui du nouvel éclat de celle qu’il avait vue autrefois et admirée toute jeune dans les fêtes de Ruel. Voici dans quels termes Bois-Robert raconte à Esprit sa visite et lui peint Mme de Longueville. Les vers sont médiocres, mais il faut nous les passer, car ils tiennent la place d’une infinité d’autres vers, qu’à la rigueur nous pourrions citer, sur la même personne et de cette même époque, et qui sont plus mauvais encore[14] :

« Elle avoit pris le bain tout freschement,
Ses bras du lict sortaient négligemment,
Et jettant l’œil sur ce vivant albastre
Je t’advouray que j’en fus idolâtre.
Là, les zéphirs enjouez volettoient
Sur ses cheveux, qui par ondes flottoient,
Et sur sa gorge, et sur son teint de roses
De qui l’éclat surpassoit toutes choses,
Et faisoit honte aux plus vives couleurs
Qui brilloient lors sur les nouvelles fleurs.
De ses beaux doigts, tels que ceux de l’Aurore,
Frottant ses yeux qui s’éveilloient encore,
Elle laissoit tout à coup éclairer
Ces deux soleils qu’il fallut adorer
Les yeux baissez, car ma foible paupière
N’en put jamais soutenir la lumière.
Là s’assembloit, comme en un vif tableau,
Ce que le monde eut jamais de plus beau ;
Mais le corail de sa bouche vermeille
Remplit surtout mon ame de merveille,
Lorsqu’aux appas muets que j’admirois,
Elle ajousta le charme de sa voix, etc. »

Le voyage de Mme de Longueville à Munster fut une fête et une ovation continuelle. Belges, Hollandais, Espagnols, impériaux, tout le monde se piqua de galanterie envers la belle ambassadrice. Les gouverneurs de place sortaient pour la recevoir à la tête de leurs garnisons. On venait lui offrir les clés des villes. Elle avait des escortes de cavalerie. Le duc de Longueville alla jusqu’à Wesel à sa rencontre. Turenne, qui commandait alors sur le Rhin, lui donna le spectacle d’une armée rangée en bataille et qu’il fit manœuvrer devant elle. Est-ce là que le grand capitaine, bien connu pour avoir toujours été sensible à la beauté, reçut l’impression passionnée qui se renouvela à Stenay en 1650, et qui, prudemment ménagée par Mme de Longueville, demeura toujours entre eux un tendre et intime lien ? Elle fit à Munster une entrée triomphale. Ses grâces toucheront les diplomates aussi bien que les guerriers. Elle se lia particulièrement avec le comte d’Avaux, dont nous avons déjà parlé, ami et correspondant de Voiture, de Mme de Sablé et de Mme de Rambouillet. Nous avons sous les yeux des lettres manuscrites de d’Avaux à Voiture fort agréables, mais, bien entendu, très peu naturelles, qui, à travers les citations latines alors à la mode entre gens qui se piquaient de belle érudition, marquent assez bien l’impression qu’avait faite Mme de Longueville sur le doyen de la diplomatie française. Elle ne paraît pas fort mélancolique à d’Avaux ; mais le vieux diplomate était plus propre peut-être à découvrir les intrigues des cabinets qu’à lire dans le cœur d’une femme :

« C’est à[15] Mme de Montausier et à Mme la marquise de Sablé que je dois les grâces que j’ai reçues de Mme de Longueville… Vous dites que le commerce est dangereux avec une personne si bien faite, comme si tant de disproportion et les grands espaces qu’il y a de tous costés entre ces personnes-là et nous autres bonnes gens ne me mettoient pas à couvert. Vous savez que l’éloquence de Balzac ne fait pas d’impression sur l’esprit d’un paysan. Non, non, je n’ai point de peur. Il seroit, étrange que dans une assemblée de paix je n’eusse pas assez de la foy publique pour ma conservation, et qu’avec les passeports de l’empereur et du roy d’Espagne Munster ne fût pas un lieu de sûreté pour moy… Je regarde pourtant, je ne m’arrache point les yeux. Je vois de la beauté plus que je n’en vis jamais ; je vois tout ce qu’on peut voir ensemble de grâces et de charmes, et ce je ne say quoy qui n’est nulle part ailleurs, ce me semble, avec tant de majesté :


Video igne micantes,
Sideribus similes oculos, video oscula, sed quæ
Est vidisse satis.


J’admire avec vous cette bonté, cette générosité et ces aimables qualités que nous louerons toujours à l’envi et que nous ne louerons jamais assez. La justesse de cet esprit, sa force et son étendue me donnent aussi de l’étonnement et me font quelquefois rentrer en moi-même avec dépit, car cela est tout-à-fait extraordinaire et trop au-dessus de l’âge et du sexe. Néanmoins, toutes ces belles choses ne gastent point mon imagination… Supposons que je fusse d’une matière aussi combustible que vous, qui vous plaignez encore des maux de la jeunesse : à quelle étincelle, je vous prie, pourrois-je prendre feu ? Une personne si précieuse, qui est venue de deux cents lieues chercher un vieux mari, qui a quitté la cour pour la Westphalie, qui est icy dans une gaieté continuelle, qui fut ravie dernièrement de voir une comédie chez les jésuites (mais à la vérité c’estoit en bon latin), qui donne force audiences, qui s’entretient paisiblement avec M. Salvius, M. Vulteius, M. Lampadius[16], qui ne s’effraye plus d’un gros Hollandois qui la baise règlement deux fois par jour en toutes les visites qu’il lui fait, qui reçoit agréablement la civilité d’un autre ambassadeur qui lui conseille d’apprendre l’allemand pour se divertir, qui avec tout cela prend de l’embonpoint à Munster et a un visage de satisfaction… »

Voiture n’est pas en reste avec son ingénieux correspondant sur le compte de Mme de Longueville :

«… J’ai une grande impatience de voir ici le retour de Mme de Longueville, après la conclusion d’une bonne paix. Ce que vous me dites de cette princesse est en son genre aussi beau qu’elle, et je le garde pour lui montrer quelque jour… Dites le vrai, monseigneur : croyez-vous que l’on puisse trouver, je ne dis pas dans une seule personne, mais dans tout ce qu’il y a de beau et d’aimable répandu par le monde ; croyez-vous que l’on puisse trouver tant d’esprit, de grâces et de charmes qu’il y en a en cette princesse ? Soyez sur vos gardes. Elle écrit ici des merveilles de vous et de l’amitié qui est entre vous deux. Le commerce est dangereux avec elle. Je vous assure au reste qu’elle est aussi bonne qu’elle est belle, et qu’il n’y a point d’aine au monde ni plus haute ni mieux faite que la sienne… »

Un peu après, le 9 janvier 1647 :

«… Le respect m’a empêché jusqu’ici d’écrire à Mme de Longueville ; mais vous me faites bien plus peur d’elle en me la représentant si sérieuse et si politique. Nous avons ici plaisir à nous l’imaginer entretenant M. Lampadius (on m’a dit que d’ordinaire il est vêtu de satin violet). M. Vulteius et M. Salvius, et surtout ce gros Hollandois

Dulcia barbarè
Laedentem oscula quæ Venus
Quinta parte sui nectaris imbuit.

« Celui qui lui conseille d’apprendre l’allemand pour se divertir a bien fait rire Mme de Sablé et Mme de Montausier[17]… »

Mais le plus beau souvenir qui subsiste du passage de Mme de Longueville à Munster, c’est le portrait qu’en a fait Anselme van Hull, et qu’on peut voir gravé avec ceux de M. de Longueville, de d’Avaux et de Servien dans la belle collection des portraits de tous les princes et diplomates assemblés à Munster[18]. Mme de Longueville y est représentée en buste avec la plus parfaite exactitude. Dans la gravure même, on y sent des yeux d’une douceur charmante. Une forêt de blonds cheveux flotte autour du plus gracieux visage. Son sein à demi découvert paraît dans sa beauté modeste. Un léger collier de perles laisse voir un cou jeune et délicat. Au-dessous du portrait, on a mis d’assez mauvais vers qui sont peut-être de d’Avaux, ou que Voiture aura envoyés.

Cependant toutes les ruelles de Paris réclamaient cette reine du congrès de Munster. Godeau ne cessait de la redemander au nom de l’hôtel de Rambouillet :

« Ne vaut-il pas mieux, madame, lui écrivait-il, que vous reveniez à l’hôtel de Longueville, où vous êtes encore plus plénipotentiaire qu’à Munster ? Chacun vous y souhaite cet hiver : monseigneur votre frère est revenu chargé de palmes ; revenez couronnée des myrtes de la paix, car il me semble que ce n’est pas assez pour vous que des branches d’olivier. Je n’ose m’expliquer davantage, de peur de vous dire une, galanterie. C’est ce que je laisse aux Julies et aux Chapelains, etc.[19]. »

Elle-même en avait assez de son magnifique exil, bien qu’elle dissimulât son ennui avec sa politesse et sa douceur habituelles. Dans l’hiver de 1647, elle eut deux raisons pour revenir en France. Son père, M. le Prince, mourut à la fin de décembre 1646, perte immense pour sa famille et pour la France, et dont les conséquences se firent plus tard vivement sentir. De plus, Mme de Longueville était devenue grosse à Munster. Sa mère voulut qu’elle revînt faire ses couches auprès d’elle, et il fallut bien que M. de Longueville consentît à laisser reprendre à sa femme le chemin de Paris.

Son retour en France, à Chantilly d’abord, puis à Paris, au mois de mai 1647, lui fut un bien autre triomphe encore que son voyage sur le Rhin et son séjour à Munster. Elle retrouva la cour de ses adorateurs plus nombreuse et plus empressée que jamais, et au premier rang son jeune frère, le prince de Conti, qui sortait du collège et faisait ses premiers pas dans le monde. Disons un mot de ce nouveau personnage, qui paraît pour la première fois, et jouera un assez grand rôle dans la vie de Mme de Longueville.

Armand de Bourbon, prince de Conti, né en 1629, avait dix-huit ans en 1647. Il avait de l’esprit et n’était pas mal de figure ; mais quelque défaut dans la taille et une certaine faiblesse de corps l’avaient fait juger assez peu propre à la guerre, et on l’avait de bonne heure destiné à l’église. Il avait fait d’assez fortes études chez les jésuites, au collège de Clermont, avec Molière, et M. le Prince, avant sa mort, avait obtenu pour lui les plus riches bénéfices et demandé un chapeau de cardinal. En attendant ce chapeau, Armand de Bourbon vivait à l’hôtel de Condé, à moitié ecclésiastique, à moitié mondain, tout occupé de bel esprit et avide de toute espèce de succès. La gloire de son frère le piquait d’émulation, et il lui prenait des caprices guerriers. Quand sa sœur était revenue d’Allemagne, il était allé au-devant d’elle, et, ébloui de sa beauté, de sa grâce et de sa renommée, il s’était mis à l’aimer « encore plus en honnête homme qu’en frère[20]. » Il la suivit aveuglément dans toutes ses aventures, où il montra autant de courage que de légèreté. Quand il eut fait sa paix avec la cour, grâce à son mariage avec une nièce de Mazarin, la belle et vertueuse Anne-Marie Martinozzi, il obtint le commandement en chef de l’armée de Catalogne, et il s’en tira avec honneur. Il réussit moins bien en Italie. En tout, il est loin d’avoir fait tort à son nom, et il a donné à la France, dans la personne de son plus jeune fils, un véritable homme de guerre, un des meilleurs élèves de Condé, un des derniers généraux éminens du XVIIe siècle. Ramené à la religion par sa mauvaise santé, le prince de Conti finit par où il avait commencé, la théologie. Il composa sur divers sujets de piété des écrits où il y a du savoir et du mérite[21]. En 1617, il était tout entier à la vanité et aux plaisirs. Il adorait sa sœur, et elle exerçait sur lui un empire mêlé d’un peu de ridicule et qui dura plusieurs années.

La cour et Paris étaient alors dans des fêtes et des divertissemens qu’on s’empressa de faire partager à Mme de Longueville. Pour plaire à la reine, Mazarin multipliait les bals et les opéras. Il avait fait venir d’Italie des artistes, des chanteurs et des chanteuses, payés à grands frais, qui représentèrent un opéra d’Orphée dont les machines et les décorations seules coûtèrent, dit-on, plus de 400,000 livres. La reine raffolait de ces spectacles. La France aussi, comme touchée de sa propre grandeur, se complaisait dans les magnificences de son gouvernement, et les secondait en redoublant elle-même de luxe et d’élégance. Les plaisirs de l’esprit étaient au premier rang. L’hôtel de Rambouillet, tirant vers son déclin, jetait un dernier éclat. Mme de Longueville y régnait, ainsi que dans tous les cercles de Paris. C’était à peu près le temps des deux sonnets de Voiture et de Benserade, qui partagèrent la cour et la ville, les salons et l’Académie. On a rassemblé[22] presque toutes les pièces de ce petit procès littéraire ; mais nous en avons retrouvé quelques-unes, jusqu’ici ignorées, que nous ne pouvons nous dispenser de mettre sous les yeux du lecteur, parce qu’elles montrent la passion que l’on avait alors pour les choses de l’esprit, l’ascendant de Mme de Longueville et la délicatesse particulière de son goût.

Voiture venait de mourir en 1648, et ses amis avaient recueilli, comme le dernier soupir de sa muse, le sonnet à Uranie. Il paraissait en même temps un autre sonnet d’un des rivaux de Voiture, plus jeune que lui, et qui n’avait pas été formé à l’hôtel de Rambouillet : c’était la plainte d’un amant qui se prétendait plus malheureux que Job, en ce que Job pouvait au moins gémir tout haut de son mal, tandis que le pauvre amant était réduit à souffrir en silence :

Job de mille tourments atteint
Vous rendra sa douleur connue,
Et raisonnablement il craint
Que vous n’en soyez point émue.

Vous verrez sa misère nue ;
Il s’est lui-même icy dépeint :
Accoutumez-vous à la vue
D’un homme qui souffre et se plaint.

Bien qu’il eût d’extrêmes souffrance,
On voit aller des patiences
Plus loin que la sienne n’alla.

Il souffrit des maux incroyables ;
Il s’en plaignit, il en parla :
J’en connois de plus misérables.

Tout ce qu’il y avait d’amoureux à la mode, tous les languissans et les mourans du jour trouvèrent admirable de peindre ainsi son martyre, le comble du déplaisir étant de souffrir sans oser se plaindre, et il est certain que la fin du sonnet de Benserade n’est ni sans esprit ni sans agrément. Il fit fureur. Le sonnet de Voiture avait un tout autre caractère. Il était de l’élégance la plus parfaite, un peu molle il est vrai, mais relevée et animée d’un certain accent passionné qui, sans éclater dans aucun trait particulier, se fait partout doucement sentir. Il était d’une qualité plus distinguée et plus rare ; aussi eut-il d’abord moins de succès. Balzac[23] a composé sur ces deux petites pièces toute une dissertation en forme, où il pèse dans la balance de la plus scrupuleuse critique les mérites et les défauts de l’une et de l’autre. Corneille, importuné d’une querelle qui détournait un peu trop l’attention de ses ouvrages, commença par se moquer des deux sonnets ; puis, l’affaire intéressant de plus en plus toute la littérature, il y entra lui-même et prit parti pour Job contre Uranie dans un sonnet où il n’hésite pas à dire que celui de Voiture est sans doute mieux rêvé, mieux conduit, mieux achevé, mais qu’il voudroit avoir fait l’autre. Il revient à la charge dans une épigramme ainsi terminée :

L’un nous fait voir plus d’art et l’autre plus de vif ;
L’un est le mieux peigné, l’autre le plus naïf ;
L’un sent un long effort et l’autre un prompt caprice ;
Enfin l’un est mieux fait et l’autre est plus joli.
Et, pour te dire tout en somme,
L’un part d’un auteur plus poli,
Et l’autre d’un plus galant homme[24].

C’était là un suffrage bien imposant, et c’en était fait, ce semble, de Voiture, quand Mme de Longueville entreprit sa défense. Sa situation était quelque peu embarrassante. Son frère, le prince de Conli, était à la tête des Jobelins, et Esprit, qui l’avait accompagnée à Munster, et sur lequel elle aurait cru pouvoir compter en toute occasion, Esprit, qui, sans cesser d’être d’église, s’occupait alors de la littérature la plus galante, comme un jour chez Mme de Sablé il s’occupera de sentences et de maximes, avait très vivement écrit en faveur de Benserade ; mais Mme de Longueville n’était pas femme à passer du côté de la fortune et à abandonner son vieil ami Voiture. Son autorité changea bientôt la face du combat.

Dans le camp des Jobelins était une dame d’honneur de la reine Anne, la comtesse de Bregy, femme d’un ambassadeur renommé, dont nous avons un recueil[25] de prose et de vers, et des Questions d’amour auxquelles Quinault répondit par ordre du jeune roi. Elle fut bien surprise en apprenant que Mme de Longueville préférait au sonnet universellement applaudi une pièce de vers qui n’avait pas produit un fort grand effet. Elle se hâta de lui écrire, pour lui demander la permission de soutenir son opinion contre la sienne. Voici cette lettre, et la diplomatique réponse de l’ambassadrice de Munster :

MADAME DE BRÉGY A MADAME DE LONGUEVILLE.

« Job, dans les siècles passés, ne fut guère plus humilié que je le suis aujourd’hui d’apprendre que j’ay pu me trouver contraire à l’opinion de votre altesse ; car, si je n’avois pas assez de sens pour m’y rendre conforme, mon esprit de divination devoit servir l’autre en cette rencontre, et ne lui pas laisser la honte de se voir opposé à des sentiments que j’ay toujours reconnus pour une règle, avec laquelle on ne sçauroit faillir. Mais, puisque j’ay pris la cause de Job, plus malheureux parce qu’il souffre de vous que par tous ses premiers maux, trouvés bon, madame, que je vous demande la soirée du jeudy pour aller défendre un malheureux à qui le diable a finement suscité vostre persécution comme le seul moien pour luy faire perdre cette patience qu’il garde depuis tant de siècles, et qui ne se peut pas conserver quand on est méprisé de vous. »


MADAME DE LONGUEVILLE A MADAME DE BRÉGY.

« Vostre lettre a fait plus de bien au sonnet de Job que Benserade mesme, et elle me donne un si grand regret de n’avoir pas eu des sentimens conformes à ceux de la personne qui l’a escrite, que, si elle ne me fait changer, elle me fait au moins condamner les miens, et me fait donner par là une préférence à Job, que je luy aurais toujours refusée tant qu’il n’y eût eu que luy qui eût parlé pour lui-mesme. Voilà, je pense, tout ce qu’une personne généreuse peut faire pour un parti dont elle n’est pas, et je vous asseure que, si le vostre n’est celui de mon choix, il est devenu au moins celui de mon estime, par celle que vous avés tesinoigné que vous en faisiés en le choisissant. Je serai ravie que vous veniés jeudy disputer la cause de Job ; mais je vous advertis au moins que ce ne sera plus que contre mes sentiments passés, ne pouvant consentir d’estre contraire aux vostres, etc. »

Les deux belles dames combattaient, on le voit, avec les armes les plus courtoises ; mais elles combattirent vivement et assez long-temps. Je conjecture, littérature à part, qu’elles y avaient bien quelque secret intérêt. Mme de Brégy était belle et coquette autant que spirituelle. Elle pouvait fort bien croire que la pièce de Benserade s’adressait à elle, et était l’indirecte déclaration d’un amour un peu roturier condamné à renfermer en lui-même ses souffrances. Du moins Benserade avait-il composé pour elle une épître où il s’excuse de la fuir de peur de l’aimer[26]. Mme de Longueville ne pouvait avoir oublié tous les vers que Voiture avait faits à sa louange, quand elle était encore dans sa première jeunesse, et peut-être celui-ci, en revoyant en 1647 la noble beauté dans tout l’éclat de ses charmes et devenue l’idole à la mode, quittant l’ancienne familiarité pour un respect affectueux, avait-il voulu finir comme il avait commencé, et mourir, comme on disait alors, dans le service de celle qu’il appelle Uranie, c’est-à-dire une beauté céleste sur laquelle il ose à peine lever les yeux.

Il faut finir mes jours en l’amour d’Uranie :
L’absence ni le temps ne m’en sçauroient guérir,
Et je ne vois plus rien qui me pût secourir,
Ni qui sçût rappeler ma liberté bannie.

Dès long-temps je connois sa rigueur infinie ;
Mais, pensant aux beautés pour qui je dois périr,
Je bénis mon martire, et, content de mourir,
Je n’ose murmurer contre sa tyrannie.

Quelquefois ma raison, par de faibles discours,
M’incite à la révolte, et me promet secours ;
Mais, lorsqu’à mon besoin je me veux servir d’elle,

Après beaucoup de peine et d’efforts impuissants,
Elle dit qu’Uranie est seule aimable et belle,
Et m’y rengage plus que ne font tous mes sens.

D’ailleurs Mme de Longueville croyait sa préférence appuyée sur de très bons motifs que nous partageons. L’ouvrage de Benserade a plus d’esprit, d’invention, d’originalité même, puisqu’il est assurément fort nouveau de mettre Job dans une déclaration d’amour ; celui de Voiture a des grâces secrètes et mélancoliques qui vont plus au cœur. Nous trouvons avec Corneille le sonnet de Job plus joli, toutefois sans être naïf, éloge étrange qu’on ne s’attendait guère à rencontrer ici ni d’un côté ni de l’autre ; mais le sonnet à Uranie nous semble plus d’un amoureux, et c’est là ce qui nous décide. Peut-être que, si Mme de Longueville en eût causé avec Corneille, elle l’eût converti au nom de leurs communs principes ; du moins elle entraîna son frère, le prince de Conti, qui, après avoir fait un sonnet pour Benserade, finit par conclure pour Voiture et pour sa sœur. Il paraît qu’Esprit fit plus de résistance. Elle lança contre lui Sarrasin, dont on a encore la glose en vers qui tourna en ridicule le sonnet de Benserade et l’opinion d’Esprit :

Monsieur Esprit, de l’Oratoire,
Vous agissez en homme saint
De couronner avecque gloire
Job de mille tourments atteint, etc.[27].

Mme de Longueville écrivit elle-même à Esprit une lettre où elle fait preuve en vérité d’un tact littéraire fin et relevé. Elle reconnaît que le sonnet de Job a un air galant et de la délicatesse, mais rien de plus. À l’exception de quelques vers, tous les autres lui paraissent pleins de défauts, et elle pousse le raffinement jusqu’à qualifier certaines expressions de Benserade de dégoûtantes, entendez par là vulgaires. Au contraire, elle admire dans le sonnet de Voiture, surtout dans les derniers vers, une expression belle et forte, avec des pensées qui, sans être nouvelles, ont le mérite de la passion. Elle fait mille concessions à Esprit ; elle demande grâce pour l’audace qu’elle a de différer de lui ; elle annonce en même temps qu’elle va continuer la guerre ; elle en appelle à tout Rambouillet, et badine agréablement sur cette Fronde d’un nouveau genre.


MADAME DE LONGUEVILLE A MONSIEUR ESPRIT[28].

« Il est vray que je suis dans le dernier estonnement de ce que nos goûts sont différens en cette rencontre, et d’autant plus, qu’elle me parut d’abord celle du monde où nos sentimens dévoient estre les plus uniformes. Car enfin. hors le septième, le huitième et le dernier vers du sonnet de Job, je trouve tous les autres non seulement pleins de défauts, mais encore de ceux que vous aviez accoutumé ne pouvoir souffrir ; car c’est une expression qui va jusqu’à estre dégoûtante ; au lieu que dans celuy de Voiture (au moins dans les six derniers vers), la plus belle et la plus forte du monde est jointe à une pensée qui n’a pas véritablement la grâce de la nouveauté, mais qui est si passionnée qu’elle le doit, ce me semble, emporter sur la simple et seule délicatesse qui est dans celui de Job. J’avoue qu’elle est jointe à un air aussi galant que chose que j’aye jamais veue, et aussi, quoy que je trouve la raison de mon costé, je pense que s’il n’y en a point qui authorise l’autre party, il y a au moins le sujet du monde le plus grand d’y préférer son goût ; et si l’on doit se laisser éblouir sans en mourir de honte, je confesse que c’est en cette occasion-là. Voilà tout ce que ma justice naturelle me peut faire sentir pour ceux qui n’ont pas suivi mes sentiments. Je vous envoye la manière dont M. mon frère nous a fait connoistre les siens, c’est-à-dire son dernier jugement ; car le premier se lit en prose, et disoit qu’il trouvoit Uranie préférable à Job, mais que s’il eust voulu envoyer un des deux sonnets à sa maîtresse, il eust mieux aimé y envoyer Job. Aucun des deux partis ne fut satisfait de ce jugement, ne se pouvant tourner pleinement à l’avantage ni de l’un ni de l’autre. On en demanda un plus décisif. Il y en a qui ne trouvent pas que celui-cy[29] le soit ; mais pour moy il me contente, en ce que Voiture est appelé admirable et grand, et Benserade seulement galant et petit. Il a fait un autre sonnet que je vous envoyé aussi, et avec tout cela la liste de nos amis et de nos ennemis, Tous ont esté l’un ou l’autre, sans préoccupation, sans politique, et sans aucun autre motif que la force de leur raison pour les uns, et pour les autres leur goust emporté et leur esprit éblouy. Mais je ne m’aperçois pas que je passe jusqu’aux invectives, et qu’il est aussy peu généreux d’en attaquer un pore de l’Oratoire, qu’il le seroit de se battre contre un homme désarmé. Je les finis donc par la force de cette mesme raison qui m’a fait préférer Uranie à Job, et la muse céleste à un homme galeux depuis la tête jusqu’aux pieds.

« Je vous supplie de faire déclarer M. l’abbé de Croisy, je le voudrois bien de mon party. J’oubliois de vous dire que nous écrivons des lettres circulaires et que nous attendons le jugement de M. et de Mme de Montausier, de tout Rambouillet, et de M. et de Mme de Liancourt. Enfin cette affaire n’en demeurera pas là, et de la manière qu’elle devient tumultueuse, les ministres s’en devroient occuper plustost que des assemblées de la noblesse ; et la tolérance qu’on a pour nos séditieuses manières est la plus grande marque que nous ayons eue depuis un an du ravalement de l’authorité royale, car ce sont des cantonnemens contre les loix fondamentales d’un estat bien policé. Enfin, Dieu le veut, il n’y a rien à dire.

« Un petit mot de réponse sur ce que vous trouvés de gens de votre party et du mien, etc. »

Mme de Longueville l’emporta ; tout l’hôtel de Rambouillet passa de son côté, et Benserade, battu après avoir été triomphant, se plaignit à celle qui lui avait dérobé sa gloire :

« Vous m’avez donc mis le dernier !
Un autre a sur moi la victoire.
Moi qui me faisais tant accroire :
C’est assez pour m’humilier.

« Ce malheur me va décrier
Par tout le temple de mémoire,
Et déchu d’une haute gloire,
Je m’en retourne à mon fumier. »


Citons encore ce joli quatrain de Mlle de Scudéry :

« A vous dire la vérité,
Le destin de Job est étrange.
D’être toujours persécuté,
Tantôt par un démon et tantôt par un ange. »

Tels étaient les frivoles passe-temps, à la fois innocens et dangereux, de Mme de Longueville. Toutes les prospérités et toutes les félicités de la vie l’entouraient. Tout conspirait en sa faveur ou plutôt contre elle, les succès de l’esprit comme ceux de la beauté, la gloire toujours croissante de sa maison, l’enivrement de la vanité, les secrets besoins de son cœur. L’épreuve était trop forte ; elle y succomba. Dans ce monde enchanté du bel esprit et de la galanterie, plus d’un adorateur attira son attention ; l’un d’eux finit par l’emporter, selon toute apparence, à la fin de 1647 ou au commencement de 1648. Elle avait alors vingt-neuf ans.

François, prince de Marcillac et duc île La Rochefoucauld, était le fils aîné de François de La Rochefoucauld, que Louis XIII fit duc et pair en 1622, et de Gabrielle de Liancourt. Il était né le 15 décembre 1613, et d’assez bonne heure il avait épousé Mlle de Vivonne. Il servit honorablement en Italie et en Flandre, et en 1646 il avait été blessé au siège de Mardyk. Comme dit Retz, il n’était pas guerrier, quoiqu’il fût très soldat. Sans être d’une grande beauté, il était bien fait et fort agréable. Ce qui le distinguait par-dessus tout, c’était l’esprit. Il en avait infiniment, du plus fin et du plus délicat. Sa conversation était douce, aisée, insinuante, et ses manières de la politesse la plus naturelle à la fois et la plus relevée. Il avait un grand air. La vanité lui tenait lieu d’ambition. Il aima de bonne heure à se distinguer et à se mêler d’intrigues. Profondément personnel, et ayant fini par bien se connaître lui-même et à réduire en théorie sa nature, son caractère et ses goûts, il débuta par les apparences contraires et par ces manières chevaleresques qu’affectaient les importans. Une de ses premières liaisons fut avec Mme de Chevreuse, qui le donna à la reine Anne. Il s’engagea si bien dans les intérêts de la reine et dans ceux de Mlle d’Hautefort, qu’il conçut ou accepta l’idée de les enlever. « J’étois, dit-il[30], dans un âge où l’on aime à faire des choses extraordinaires et éclatantes, et je ne trouvai pas que rien le fût davantage que d’enlever en même temps la reine au roi son mari et au cardinal de Richelieu, qui en étoit jaloux, et d’ôter Mlle d’Hautefort au roi, qui en étoit amoureux. » Il n’exécuta pas ce beau projet ; mais Richelieu, qui eut quelque soupçon de toutes ces intrigues, le mit pour huit jours à la Bastille. Il paraît qu’il ne fut pas tout-à-fait étranger aux menées de Cinq-Mars ; aussi, à la mort de Richelieu, accourut-il à Paris, et, quand celle de Louis XIII eut remis l’autorité suprême aux mains de la reine Anne, il s’imagina que sa fortune était faite. Il demanda ou fit demander successivement de grandes charges, que la reine ne lui put accorder, quelque goût qu’elle eût pour lui. Mme de Chevreuse exigeait pour son ancien ami le gouvernement du Havre, qui était alors de la plus haute importance ; mais ce gouvernement était dans la famille de Richelieu, et Mazarin ne pouvait l’ôter à la duchesse d’Aiguillon. La Rochefoucauld aspirait au commandement de la cavalerie : il était fort brave, mais on ne jugea pas qu’il fût capable d’un tel emploi. Il essuya ainsi plusieurs échecs ; la reine s’appliqua à les lui adoucir par les manières les plus affectueuses qui le retinrent, comme on dirait aujourd’hui, dans une opposition modérée, et l’empêchèrent de se précipiter dans les violences de Beaufort. Il ne fut donc pas enveloppé dans la disgrâce des importans, tout en la partageant en une certaine mesure, et il ne cessa pas d’être ou de paraître très attaché, non pas au gouvernement, mais à la personne de la reine. Il en attendait toujours quelque éclatante faveur. Ces faveurs n’arrivant pas, il prit le parti de conquérir, en se faisant craindre, ce que sa fidélité n’avait pu obtenir.

C’est dans ces dispositions qu’il rencontra Mme de Longueville à son retour de Munster, environnée d’hommages de plus en plus pressans. Le comte de Miossens, depuis le maréchal d’Albret, beau, brave, plein d’esprit et de talent, alors très à la mode, aussi entreprenant en amour qu’à la guerre, lui faisait une cour très vive. La Rochefoucauld fit sentir à Miossens, qui était un de ses amis, qu’après tout, s’il surmontait les résistances de Mme de Longueville, ce ne serait là qu’une victoire flatteuse à sa vanité, tandis que lui, La Rochefoucauld, en saurait tirer un tout autre parti. Voilà certes une bien touchante et bien héroïque raison d’aimer ! Corneille ne s’en était point avisé dans le Cid et dans Polyeucte. Et pourtant nous n’avons fait que traduire, avec la plus parfaite exactitude, un morceau de La Rochefoucauld lui-même que nous allons citer textuellement[31] : « Tant d’inutilité et tant de dégoûts me donnèrent enfin d’autres pensées et me tirent chercher des voies périlleuses pour témoigner mon ressentiment à la reine et au cardinal Mazarin. La beauté de Mme de Longueville, son esprit et tous les charmes de sa personne attachèrent à elle tout ce qui pouvoit espérer en être souffert. Beaucoup d’hommes et de femmes de qualité essayèrent de lui plaire, et par-dessus les agrémens de cette cour, Mme de Longueville étoit alors si unie avec toute sa maison et si tendrement aimée du duc d’Enghien, son frère, qu’on pouvoit se répondre de l’estime et de l’amitié de ce prince quand on étoit approuvé de Mme sa sœur. Beaucoup de gens tentèrent inutilement cette voie et mêlèrent d’autres sentimens à ceux de l’ambition. Miossens, qui depuis a été maréchal de France, s’y opiniâtra le plus long-temps, et il eut un pareil succès. J’étois de ses amis particuliers, et il me disoit ses desseins. Ils se détruisirent bientôt d’eux-mêmes. Il le connut et me dit plusieurs fois qu’il étoit résolu d’y renoncer ; mais la vanité, qui étoit la plus forte de ses passions, l’empêchoit souvent de me dire vrai, et il feignoit des espérances qu’il n’avoit pas et que je savois bien qu’il ne devoit pas avoir. Quelque temps se passa de la sorte, et enfin j’eus sujet de croire que je pourrais faire un usage plus considérable que Miossens de l’amitié et de la confiance de Mme de Longueville. Je l’en fis convenir lui-même. Il savoit l’état où j’étois à la cour ; je lui dis mes vues, mais que sa considération me retiendrait toujours et que je n’essaierais point à prendre des liaisons avec Mme de Longueville, s’il ne m’en laissoit la liberté. J’avoue même que je l’aigris exprès contre elle pour l’obtenir, sans lui rien dire toutefois qui ne fût vrai. Il me la donna tout entière, mais il se repentit de me l’avoir donnée quand il vit la suite de cette liaison… »

La Rochefoucauld plut sans doute à Mme de Longueville par les grâces de son esprit et les agrémens très suffisans de sa personne, surtout par cette auréole de haute chevalerie que lui avait donnée sa conduite envers la reine, et qui devait éblouir une élève de l’hôtel de Rambouillet. Il l’entoura d’hommages intéressés et en apparence les plus passionnés du monde. À mesure qu’il s’insinuait dans son cœur, il y animait habilement ce désir de paraître et de produire de l’effet, assez naturel à une femme. Peu à peu il fit luire à ses yeux un objet nouveau qu’elle n’avait pas encore aperçu, un rôle important à jouer sur la scène des événemens qui se préparaient. Il transforma sa coquetterie naturelle en ambition politique, ou plutôt il lui inspira si propre ambition.

Mme de Longueville, touchée de la passion que lui montrait La Rochefoucauld, une fois qu’elle eut pris le parti d’y répondre, en se donnant se donna tout entière ; elle se dévoua à celui qu’elle osait aimer ; elle se fit un point d’honneur, comme sans doute un bonheur secret, de partager sa destinée et de le suivre sans regarder derrière elle, lui sacrifiant tous ses intérêts particuliers, l’intérêt évident de sa famille, et le plus grand sentiment de sa vie, sa tendresse pour son frère Condé.

Chose admirable ! ce dévouement qui lui peut servir d’excuse, savez-vous qui lui en fait un crime ? Celui-là même qui en profita. La Rochefoucauld s’exprime ainsi sur Mme de Lougueville[32] : « Cette princesse avoit tous les avantages de l’esprit et de la beauté en si haut point et avec tant d’agrément qu’il sembloit que la nature avoit pris plaisir de former un ouvrage parfait et achevé… Mais ses belles qualités étoient moins brillantes à cause d’une tache qui ne s’est jamais vue en une princesse de ce mérite, qui est que, bien loin de donner la loi à ceux qui avoient une particulière adoration pour elle, elle se transformait si fort dans leurs sentimens qu’elle ne reconnoissoit point les siens propres. En ce temps-là, le prince de Marcillac avoit part dans son esprit, et comme il joignoit son ambition à son amour, il lui inspira le désir des affaires, encore qu’elle y eût une aversion naturelle. »

Écoutons l’ennemie déclarée de Mme de Longueville, sa belle-fille, la duchesse de Nemours : « L’on[33] s’étonnera sans doute que Mme de Longueville ait été une des premières (à se jeter dans le parti des mécontens), elle qui n’avoit rien à espérer de ce côté-là et qui n’avoit aucun sujet de se plaindre de la cour… M. le prince avait pour sa sœur une extrême tendresse. Elle, de son côté, le ménageoit, moins par intérêt que pour l’estime particulière et la tendre amitié qu’elle avoit pour lui. En ce temps-là, ni son esprit ni celui de toute la cabale n’etoit point d’avoir des desseins ni de l’habileté, et, quoiqu’ils eussent pourtant tous beaucoup d’esprit, ils ne l’employoient que dans les conversations galantes et enjouées, qu’à commenter et à raffiner sur la délicatesse du cœur et des sentimens. Ils faisoient consister tout l’esprit et tout le mérite d’une personne à faire des distinctions subtiles et des représentations quelquefois peu naturelles là-dessus. Ceux qui y brilloient le plus étoient les plus honnêtes gens, selon eux, et les plus habiles, et ils traitaient au contraire de ridicule et de grossier tout ce qui avoit le moindre air de conversation solide… Ce fut La Rochefoucauld qui insinua à cette princesse tant de sentimens si creux et si faux. Comme il avoit un pouvoir fort grand sur elle, et que d’ailleurs il ne pensoit guère qu’à lui, il ne la fit entrer dans toutes les intrigues où elle se mit que pour pouvoir se mettre en état de faire ses affaires par ce moyen. »

Mme du Motteville, qu’il ne faut jamais se lasser d’étudier et de citer quand on veut connaître et établir la vérité, après avoir marqué le motif principal qui fit rechercher Mme de Longueville à La Rochefoucauld, ajoute : « Dans[34] tout ce qu’elle a fait depuis, on a connu clairement que l’ambition n’était pas la seule, qui occupoit son ame, et que les intérêts du prince de Marcillac y tenoient une grande place. Elle devint ambitieuse pour lui, elle cessa d’aimer le repos pour lui, et, pour être sensible à cette affection, elle devint trop insensible à sa propre gloire Les vœux du prince de Marcillac, comme je l’ai dit, ne lui avoient point déplu, et ce seigneur, qui étoit peut-être plus intéressé qu’il n’étoit tendre, voulant s’agrandir par elle, crut lui devoir inspirer le désir de gouverner les princes ses frères… »

Enfin Retz, qui a parfaitement connu tous les acteurs et toutes les actrices de la Fronde, et qui, sur cette époque, mérite, non pas du tout d’être cru sans réserve, mais d’être sérieusement écouté, termine le plus charmant éloge de Mme de Longueville par ces mots tant de fois répétés et qui contiennent le jugement véridique de la postérité : « Comme sa passion l’obligea de ne mettre la politique qu’en second dans sa conduite, d’héroïne d’un grand parti elle en devint l’aventurière[35]. »

Ou bien il faut renoncer à toute critique historique, ou de ces témoignages accumulés, et que nous aurions pu grossir encore de toute sorte de passages analogues, il faut tirer cette conclusion : 1° qu’avant sa liaison avec La Rochefoucauld, Mme de Longueville resta entièrement étrangère à toute intrigue politique ; qu’elle ne fut occupée que de bel-esprit et de galanterie, se laissant conduire absolument dans tout le reste par son père et par son frère ; 2° que ce n’est pas elle, comme on ne cesse de le répéter, qui jeta La Rochefoucauld dans la Fronde ; que, loin de là, c’est La Rochefoucauld, et La Rochefoucauld seul, qui peu à peu l’y engagea, de dessein prémédité et par intérêt ; 3° que la conduite de Mme de Longueville dans la Fronde doit être rapportée à La Rochefoucauld qui la gouvernait, et que la seule chose qui soit bien à elle est le caractère qu’elle déploya quand l’intrigue devint une tempête, quand il fallut payer de sa personne, jouer son honneur, son repos, sa fortune et sa vie, retenant encore sous la main d’un autre ce qu’elle ne pouvait jamais perdre, la hauteur de l’ame et la brillante énergie de la sœur du grand Condé.

Nous n’avons pas ici à raconter la Fronde, à faire connaître ses péripéties, ses principaux personnages, les vrais ressorts de leur conduite, leur apparent patriotisme, leur réelle ambition, leurs mobiles espérances, leurs perpétuels changemens. Nous ne voulons peindre que Mme de Longueville ; c’est à elle, sans la séparer de son frère Condé, que nous nous attacherons dans ce dédale d’intrigues ; cette fois même nous la montrerons seulement dans les débuts et les premières scènes de la Fronde.

Dès que La Rochefoucauld fut entré dans le cœur de Mme de Longueville, il l’occupa tout entier. Elle mit à son service tout ce qu’elle avait de séductions dans sa personne, de ressources dans l’esprit, de hardiesse dans le cœur. Insouciante de ses intérêts et tournant le dos à la fortune de sa maison, on la vit attaquer avec éclat ou miner par ses artifices cette royauté dont sa famille avait été l’appui et qui était encore bien plus l’appui de sa famille. On la vit, oublieuse de ses plus justes ressentimens, même de son honneur, passer dans le camp de ceux qui, en 1643, avaient tenté de flétrir dans sa fleur sa jeune et pure renommée. On vit la fille des Condé livrée aux Vendôme et aux Lorrains, faisant cause commune avec Beaufort et avec Mme de Chevreuse, et s’exposant à rencontrer dans ce monde nouveau pour elle son ancienne et implacable ennemie, Mme de Montbazon. En vérité, il ne lui aurait manqué, si Guise n’eût pas alors été à Naples, que d’avoir à serrer la main qui tua Coligny !

Cependant La Rochefoucauld n’oubliait pas le motif qui lui avait fait désirer avec tant d’ardeur la conquête de Mme de Longueville. Il avait voulu, lui-même nous l’a dit, arriver au frère par la sœur, et gagner à la Fronde la maison de Condé, qui jusqu’ici avait servi de rempart à la reine et à Mazarin.

M. le Prince était mort à la fin de 1646, et avec lui sa famille avait perdu son gouvernail politique. Mme la Princesse demeura inébranlablement attachée à la reine ; mais Mme de Longueville n’eut pas grand’ peine à entraîner tout d’abord parmi les mécontens le prince de Conti, qui, en attendant le chapeau de cardinal, n’était pas fâché de faire du bruit, déjouer un rôle, et d’acquérir une importance qui le relevât à côté de son frère. Elle eut même la triste habileté d’engager son mari dans le même parti que La Rochefoucauld. Mais la grande affaire était d’y attirer Condé lui-même.

Celui-ci croyait avoir beaucoup à se plaindre du cardinal. À la mort de son beau-frère Brezé, en 1646, il avait demandé à lui succéder dans la charge de grand-amiral de France. On n’avait pu ajouter cette charge à toutes celles que les Condé possédaient déjà ; mais, par ménagement, la reine ne l’avait donnée à personne et se l’était attribuée à elle-même. M. le Prince, qui vivait encore, ambitieux et avide, avait vivement ressenti ce refus. L’impétueux Condé n’avait pas dissimulé sa colère. Il était aussi fort irrité qu’on l’eût envoyé en Catalogne remplacer d’Harcourt, en lui promettant tout ce qu’il fallait pour y faire une campagne digne de lui, et qu’on l’eût laissé, sans les secours promis et énergiquement réclamés, entre une place forte qu’il ne pouvait emporter d’assaut dans l’étal de ses troupes et une puissante année qu’il ne pouvait ni attendre ni aller chercher, en sorte que sa vertu militaire l’avait obligé à lever le siège de Lérida et à se replier en bon ordre devant l’ennemi. Il sentait qu’il avait bien fait, mais c’était la première fois qu’il reculait ; malgré lui, sa gloire en souffrait, et il se plaignait avec amertume de ce qu’il appelait la déloyauté du cardinal. Enfin on l’envoyait en Flandre prendre le commandement d’une très faible armée, non pas sans courage, mais sans discipline. D’ailleurs, il faut bien le dire, le vrai génie de Condé était pour la guerre. Là, il est l’égal des plus grands dans l’antiquité et dans les temps modernes. Il possédait toutes les parties de l’homme de guerre à un degré que nul n’a surpassé, aussi ardent qu’Alexandre, aussi résolu que César, aussi fertile en expédiens qu’Annibal, aussi capable que Napoléon de calculs précis et vastes, comme l’atteste le plan de campagne qu’il avait conçu en 1645 pour aller dicter la paix à l’empereur dans Vienne. Mais, nous le reconnaissons, il n’avait pas les qualités du grand politique, parce qu’au fond il n’avait pas de vraie ambition. Premier prince du sang dans une monarchie telle que la monarchie française au XVIIe siècle, que pouvait-il désirer que d’acquérir de la gloire ? Et, après Richelieu et sous Mazarin, cette gloire ne se pouvait guère trouver pour lui que sur les champs de bataille. C’est pour cela, et pour cela seul, que son père l’avait élevé. Aussi ne s’était-il pas assujetti de bonne heure à cette austère discipline de l’ambition, qui enseigne à parler à propos ou à se taire, à n’avoir pas d’humeur, à se conduire les yeux toujours dirigés vers le but suprême, sans s’en laisser détourner ni par des intérêts secondaires, ni par des caprices d’imagination ou de cœur. Tel est l’ambitieux ; tels furent plus ou moins Henri IV, Richelieu, Mazarin, s’il est permis de mettre Mazarin dans cette illustre compagnie. Tous les trois avaient un grand but à atteindre, qu’ils poursuivirent avec constance. Condé n’avait pas de but ; il ne forma aucun grand dessein, étant né tout ce qu’il pouvait devenir, tout ce qu’il pouvait jamais rêver, à moins d’être un insensé ou un traître, et il avait l’esprit d’une justesse parfaite et le cœur à l’unisson. Sa conscience et son bon sens lui disaient donc qu’il n’avait rien à gagner à toutes les intrigues où on voulait l’engager, que sa place était auprès du trône pour le couvrir de son épée contre ses ennemis, quels qu’ils fussent, soit du dedans, soit du dehors. S’il se fût tenu à cette place, il serait monté sans effort à un rang bien autrement haut que l’usurpation même de la royauté. Ne craignons pas de le répéter, pour mieux faire sentir la profondeur de sa chute : à ses cinq années de victoires éclatantes en Flandre et sur le Rhin, de 1643 à 1648, il eût sans aucun doute ajouté, dans le duel qui demeurait entre la France et l’Espagne après le traité de Westphalie, des victoires nouvelles qui, en deux campagnes tout au plus, vers 1650, eussent à jamais conquis la Belgique, comme les précédentes avaient conquis l’Alsace. Il se serait donc trouvé à trente ans ayant gagné autant de batailles qu’Alexandre, Annibal et César, et il avait encore devant lui vingt années de force, vingt autres victoires, comme celle de Senef, par exemple[36], qu’il remporta sur le seuil de la vieillesse, avant de déposer l’épée, comme un monument de ce qu’il eût pu faire de 1648 jusqu’en 1675. Incomparable destinée, qui était infaillible, s’il eût su rester dans son rôle de premier prince du sang, défenseur inébranlable de la couronne, ce qui ne l’eût pas empêché d’être en même temps l’interprète loyal de la nation, de porter auprès de la reine sans l’effrayer et auprès de Mazarin en le maintenant les griefs légitimes de la noblesse, du parlement et du peuple.

La Fronde, en effet, avait sa raison d’être, et Mazarin, presque égal à Richelieu comme diplomate, n’avait pas le moins du monde le génie de son maître pour l’administration intérieure de l’état. Incessamment occupé de l’agrandissement du territoire et de celui de l’autorité royale, il ne faisait guère attention à tout le reste, et laissait s’introduire partout les abus et les désordres. Les grandes guerres qu’il soutenait, les quatre ou cinq années qu’il était forcé d’entretenir, avaient épuisé la France, que la gloire ne consolait pas toujours de la misère. Il avait fallu augmenter les impôts, vendre même les emplois publics, pour avoir de quoi payer les troupes. On avait souvent éludé ou désarmé l’autorité des parlemens. Le sang de la noblesse avait coulé par torrens. Le peuple gémissait sous des charges de plus en plus lourdes, et, pour peu que le sentiment de la grandeur nationale l’abandonnât un seul moment, l’excès du mal lui arrachait des plaintes et le poussait à la révolte. Je n’accuse pas le peuple : il n’a presque jamais tort ; il ne remue que quand il souffre, il ne s’agite que pour être mieux ou pour être moins mal. Ce sont les partis qui sont coupables lorsque, au lieu de s’efforcer d’obtenir quelque soulagement aux maux du peuple, ils s’appliquent à les lui rendre plus poignans et plus amers par des déclamations enflammées et le précipitent au-delà de toutes les bornes. En 1648, je plains le peuple, naturellement irrité de l’accroissement des impôts et des désordres de l’administration ; je condamne la Fronde, qui, dans ses chefs, était menteuse et corrompue, violente et étourdie, à de très rares exceptions près, et je suis pour Mazarin sans l’aimer ni méconnaître ses défauts et ses fautes, parce que, après tout, il servait bien la France, qu’il conduisait avec un talent supérieur les affaires du pays au dehors, et qu’au dedans la misère, suite inévitable de guerres nécessaires, allait être au moins diminuée par la paix avec l’Allemagne. J’admire Condé dans cette première Fronde d’avoir résisté à ses propres griefs, à l’antipathie qu’il éprouvait pour Mazarin, aux sollicitations de sa propre famille et de sa sœur. Je le blâmerai hautement quand, infidèle à sa fortune et à sa gloire, sacrifiant le principal à l’accessoire et mettant l’humeur à la place de la politique, il entrera dans les intrigues qu’il avait repoussées et se laissera entraîner à ménager d’abord, puis à servir la Fronde.

Il commença bien différemment. Au début des troubles, Condé, sans être assez homme d’état pour étouffer la Fronde dans son berceau, garda du moins une attitude altière envers les mécontens ; il ne prêta qu’une oreille distraite aux propos de sa sœur, et n’ayant aucun goût pour les agitations de la populace et pas davantage pour les délibérations souvent ridicules du parlement, uniquement occupé de la coalition de l’Espagne et de l’empire, il s’en alla, au printemps de 1648, prendre le commandement de l’armée de Flandre, résolu à frapper un grand coup et à renouveler Rocroy. N’ayant pu l’entraîner, on voulut au moins profiter de son absence. Pendant que Mazarin, dans l’intérêt suprême du pays, lui demandait ses dernières ressources et faisait argent de tout pour lever quelques soldats de plus, les frondeurs, c’est-à-dire quelques grands seigneurs appuyés sur une partie de la noblesse, soulevèrent le peuple et le parlement, qui n’avaient pas la moindre idée de la vraie situation des affaires, car le parlement n’était pas une assemblée politique, et le peuple ne savait qu’une seule chose, c’est qu’il souffrait cruellement. Mazarin, tout entier au péril de la frontière, ne comptait pas assez avec le péril domestique. Il avait gardé très peu de forces auprès de lui, et un beau matin il arriva que les frondeurs lui enlevèrent Paris. La journée des barricades suivit de près celle de Lens. À son retour, Condé trouva la royauté humiliée, le parlement triomphant et dictant des lois à la couronne, le duc de Beaufort, avec lequel autrefois il avait songé à se mesurer pour venger l’honneur de sa sœur, échappé de sa prison de Vincennes et maître de Paris au moyen de la populace dont il était l’idole ; l’abbé de Retz, dont il connaissait la légèreté et l’inquiète vanité, transformé en tribun du peuple ; le prince de Conti tranchant du capitaine ; M. de Longueville, conduit par sa femme et par La Rochefoucauld, et le faible duc d’Orléans, se croyant presque roi parce qu’il voyait la reine abattue et que les frondeurs, caressant habilement son amour-propre, le traitaient en souverain. D’un coup d’œil, Condé reconnut la situation et son devoir, et, sans biaiser, il offrit son épée à la reine.

Il eut avec sa sœur une explication orageuse.

On prétend que depuis quelque temps leur tendresse réciproque avait souffert plus d’un échec, qu’en 1643 Mme de Longueville avait traversé les amours de son frère et de Mlle du Vigean, qu’en 1646 Condé lui avait rendu la pareille, et que, la voyant s’engager un peu trop avec La Rochefoucauld, il l’avait fait appeler à Munster par son mari ; mais il n’y a que la duchesse de Nemours[37] qui dise cela, et rien n’est moins vraisemblable. La passion de Condé pour Mlle du Vigean s’éteignit d’elle-même, comme nous l’avons vu, et comme l’affirment tous les contemporains. Les empressemens de La Rochefoucauld pour Mme de Longueville peuvent avoir précédé l’ambassade de Munster, mais ils n’ont bien paru qu’en 1647, et c’est au milieu de cette année que les place Mme de Motteville, en les rapportant surtout au désir de partager le crédit de la sœur auprès du frère. Mais il est bien certain qu’aussitôt que celui-ci entrevit cette liaison, il la désapprouva entièrement, et que, ne parvenant pas à arracher sa sœur à l’enivrement d’un premier amour, il passa de la plus vive affection à un mécontentement très aigre. Dans l’automne de 1648, à son retour de Lens, la liaison intime était dans toute sa force et devenue à peu près publique. Mme de Longueville, dirigée par La Rochefoucauld, fit alors tout au monde pour gagner son frère ; elle l’entoura de séductions et de caresses ; elle fit jouer tous les ressorts qu’elle savait les plus puissans sur ce cœur passionné et mobile : elle échoua. Il ne réussit pas davantage à reprendre sur elle son ascendant accoutumé. Ils se brouillèrent donc et se séparèrent avec éclat. Mme de Longueville se jeta au plus épais de la Fronde, et Condé s’apprêta à donner aux nouveaux importans une rude leçon.

Il n’est pas de mon sujet d’entrer dans aucun détail. Tout ce que je veux montrer, c’est que le frère et la sœur, en face l’un de l’autre, firent paraître, dans des conduites opposées, le même sang et la même audace.

La reine s’était retirée à Saint-Germain avec le jeune roi et tout le gouvernement. La Fronde était donc maîtresse absolue de Paris. En dépit du premier président Molé, le L’Hôpital du XVIIe siècle, elle faisait mouvoir le parlement, à l’aide de quelques conseillers ambitieux, et des enquêtes emportées et brouillonnes. Elle disposait d’une grande partie du clergé parisien par le coadjuteur de l’archevêque, Retz, qui possédait et exerçait toute l’autorité de son oncle. Elle avait toujours à sa tête les deux grandes maisons de Vendôme et de Lorraine, avec deux princes du sang, le prince de Conti et le duc de Longueville, suivis d’un très grand nombre de familles illustres. Elle dominait dans les salons, grâce à une troupe brillante de jolies femmes qui entraînaient après elles la fleur de la jeune noblesse. Enfin l’armée elle-même était divisée. Turenne, avec les troupes restées en observation sur les bords du Rhin jusqu’à la parfaite conclusion et aux dernières ratifications du traité de Westphalie, docile à l’impulsion de son frère aîné, le duc de Bouillon, qui voulait ravoir sa principauté de Sedan, venait d’arborer l’étendard de la révolte, et il menaçait de mettre la cour entre son armée et celle de Paris. Ajoutez que le parlement de la capitale avait envoyé des députés à tous les parlemens du royaume, et qu’il se formait ainsi une sorte de ligue parlementaire formidable en face de la royauté. Mais le vainqueur de Lens restait à la monarchie. Condé prit le commandement de tout ce qui restait de troupes fidèles, et de toutes parts il fit face à l’insurrection. Il écrivit lui-même à l’armée du Rhin, qui le connaissait, qui l’avait vu, après la déroute essuyée par Turenne à Mariendal, la ramener à l’ennemi et à la victoire : ces lettres, appuyées des démarches du gouvernement, suffirent pour arrêter la révolte, et Turenne, abandonné par ses propres soldats, fut contraint de s’enfuir en Allemagne. Tranquille de ce côté, Condé marcha sur Paris et en forma le siège. Au lieu d’y disputer, comme il l’aurait pu, le terrain pied à pied à la sédition, il lui laissa la plus libre carrière, bien sûr que le spectacle de la licence, qui ne tarderait pas à paraître, éclairerait peu à peu les esprits et ramènerait à la royauté les honnêtes gens un moment égarés. Il avait commencé par faire appeler, au nom de la reine et par sa mère, toute sa famille à Saint-Germain. Le prince de Conti el M. de Longueville n’avaient pas osé désobéir ; mais La Rochefoucauld avait bien compris qu’il y allait du plus grand péril pour la Fronde : il s’était empressé de courir après ces deux princes, il avait fini par les ramener à Paris, et il avait fait nommer bien vite le prince de Conti généralissime. Pour Mme de Longueville, il l’avait aisément retenue, et elle s’était fait excuser auprès de la reine et de sa mère sur sa grossesse, déjà fort avancée, qui ne lui permettait pas la moindre fatigue. En effet, Mme de Longueville était devenue grosse une dernière fois en 1648, et, il faut bien le dire, quand déjà sa liaison avec La Rochefoucauld avait éclaté. C’est dans cet état que, voulant partager les périls de ses amis, glorieuse aussi de jouer un rôle et d’occuper toutes les trompettes de la renommée, elle fit la guerrière autant qu’il était en elle. Il y a, dit-on, un portrait d’elle qui la représente en Pallas, à peu près comme on représenta plus tard Mademoiselle, ses blonds cheveux couverts d’un casque, et ses yeux si doux essayant de prendre une expression martiale[38]. Du moins est-il certain qu’elle s’associa à toutes les fatigues du siège, qu’elle assistait aux revues des troupes, aux parades de la milice bourgeoise, et que tous les plans civils et militaires se discutaient devant elle. Les mémoires du temps sont remplis, à cet égard, des plus curieux détails. L’hôtel de Longueville était sans cesse rempli d’officiers et de généraux : on n’y voyait que plumets, casques et épées.

Malgré tout cela, l’esprit démocratique qu’avait évoqué la Fronde n’était pas satisfait, et voyait avec ombrage toutes les forces de Paris entre les mains du frère, du beau-frère et de la sœur de celui qui en faisait le siège. Croyant fort peu, et avec raison, au patriotisme des princes, la bourgeoisie demandait des gages à des chefs qui, en un jour, la pouvaient trahir et faire à ses dépens leur paix avec Saint-Germain. On ne savait trop comment apaiser cette multitude sans laquelle on ne pouvait rien. C’est alors que Mme de Longueville fit voir que, si elle avait oublié ses vrais devoirs, elle avait retenu l’énergie de sa race et l’intrépidité des Condé. Elle prit avec elle ses enfans en très bas âge, et, dans une grossesse avancée, elle se rendit au quartier-général de l’insurrection, à l’Hôtel-de-Ville, et se remit entre les mains du peuple, se donnant elle-même en otage avec ce qu’elle avait de plus cher. Son exemple fut suivi par la duchesse de Bouillon. « Imaginez-vous, dit Retz, ces deux belles personnes sur le perron de l’Hôtel-de-Ville, plus belles en ce qu’elles paraissaient négligées, quoiqu’elles ne le fussent pas. Elles tenaient chacune entre leurs bras un de leurs enfans, qui étaient beaux comme leurs mères. La Grève était pleine de peuple jusqu’au-dessus des toits ; tous les hommes jetaient des cris de joie et les femmes pleuraient de tendresse[39]. » Là, dans la nuit du 28 au 29 janvier 1649, Mme de Longueville mit au monde un fils, le dernier fruit de ses entrailles, qui eut pour parrain le prévôt des marchands, pour marraine la duchesse de Bouillon, que le coadjuteur Retz baptisa en l’église Saint-Jean-de-Grève, et qui reçut le nom de Charles de Paris ; enfant de la Fronde, beau, spirituel et brave, qui pendant sa vie fut l’inquiète espérance, la joie mélancolique de sa mère, et sa suprême douleur en 1672, lorsqu’il périt au passage du Rhin, à côté de son oncle.

Pendant quelque temps, Condé se borna à soumettre Paris à un blocus de plus en plus rigoureux et à de petites attaques, dont l’effet n’était pas d’encourager beaucoup la milice bourgeoise. Les gentilshommes seuls, tout en négociant avec Mazarin, se battaient bien. On se faisait la guerre de deux façons, à coups d’épée et à coups d’épigrammes, de chansons, de vaudevilles. Les mazarins, on le conçoit, ne ménageaient guère Mme de Longueville. Condé lui-même, qui l’avait tant aimé, et qui, plus tard, retrouvera pour elle toute sa première tendresse, ne se gênait pas pour la tourner en ridicule avec la licence accoutumée de son langage. Il s’égayait fort aux dépens des ardeurs guerrières de son frère, le prince de Conti, et chansonnait ses adversaires, entre autres le comte de Maure[40], le cadet des Mortemart, avec autant de verve et d’une façon tout aussi soldatesque qu’il malmenait les troupes et les bourgeois, lorsqu’ils osaient s’aventurer à quelques pas des remparts de Paris.

Pour faire juger la Fronde, même dans cette première période de sa courte et trop longue histoire, il suffira de dire qu’elle eut dès-lors recours au seul ennemi qui restât à la France ; que ces grands patriotes, qui reprochaient sans cesse à Mazarin d’être étranger, s’adressèrent à l’Espagne, et qu’un envoyé de l’archiduc et du comte de Fuensaldaigne fut reçu et entendu en plein parlement. Étonnez-vous, après cela, qu’au bout de quelques années le jeune Louis XIV entre un jour dans ce même parlement en bottes et un fouet à la main, sans que personne y fasse attention ! Il faut bien le savoir : la démagogie amène nécessairement la tyrannie, et, ce qu’il y a de plus triste, elle l’amène avec l’applaudissement universel, froissant le cœur de ceux-là seuls qui ne l’avaient pas méritée, et n’avaient jamais voulu qu’une juste liberté. Lorsqu’on osa faire la honteuse proposition de recevoir l’envoyé espagnol, le président de Mesme, se tournant vers le prince de Conti, lui adressa ces sanglantes paroles : « Est-il possible, monsieur, qu’un prince du sang de France propose de recevoir sur les fleurs de lys un député du plus cruel ennemi des fleurs de lys[41] ? »

Condé pensa qu’il était temps d’en finir. Il resserra le blocus et multiplia les attaques. C’est dans une de ces attaques, à Charenton, le 9 février 1649, qu’il perdit son meilleur ami, le cadet de Coligny, le brave d’Andelot, devenu le duc de Châtillon, le mari d’Isabelle de Montmorency, un des héros de Lens, un peu léger dans sa vie et dans ses mœurs comme son général, mais qui promettait à la France un capitaine de la force de son beau-frère, le maréchal de Luxembourg. Condé, accouru bien vite sur le lieu du combat, à la place où venait de tomber Châtillon, le reçut dans ses bras, et le fit transporter, en le baignant de ses larmes, à Vincennes, où il rendit le dernier soupir. Tous les mémoires s’accordent à peindre la vive douleur où cette mort jeta Condé ; elle l’anima encore plus contre la Fronde. En même temps il fit comprendre à la cour qu’il fallait mettre fin à une guerre qui, de part et d’autre, moissonnait tant de courages, à la plus grande joie de l’Espagne ; et ici, en montrant la pointe de son épée, là, en parlant avec fermeté, il amena bientôt Paris et le parlement à demander la paix, et Mazarin à en donner une qui n’humiliait ni le parlement ni Paris. Il n’obtint pas seulement une amnistie générale ; il fit plus : il représenta que, pour désarmer la Fronde, il fallait lui enlever les griefs légitimes qui faisaient sa force, et qu’une fois la royauté replacée au-dessus de toutes les factions, il était sage d’en faire descendre toutes les améliorations nécessaires. De là la déclaration royale du 12 mars 1649[42], qui annulait toutes les mesures prises depuis six mois par le parlement, expulsait l’envoyé d’Espagne, remettait toutes les forces civiles et militaires entre les mains du roi, interdisait pour le reste de l’année 1649 toute assemblée générale du parlement, mais promettait à Paris le retour du roi et au parlement de le consulter dorénavant sur les impôts extraordinaires, et, si on traitait avec l’Espagne, de choisir quelqu’un de ses officiers pour assister à ce traité. Quant à la noblesse, la déclaration n’en disait rien, par la raison très simple qu’il n’y avait là aucune cause générale qu’on eût à satisfaire, et qu’il s’agissait seulement d’intérêts particuliers qu’on ménagea du mieux qu’il se put.

Il est curieux de lire dans Mme de Molleville[43] une pièce intitulée : Demandes particulières de messieurs les généraux et autres intéressés. On verra qu’ils n’étaient pas peu exigeans : « Ils avoient chacun dans Saint-Germain des députés à basses notes qui traitoient pour eux. » Par exemple, « le duc de Beaufort n’étoit pas content de ce qu’on lui faisoit offrir sous main. Il demandoit beaucoup, parce qu’il sentoit encore dans son cœur l’enflure orgueilleuse que lui laissoient les restes de sa faveur passée ; il vouloit que le ministre lui payât ses fers et sa prison ; il parloit fièrement ; il disoit tout haut qu’il ne vouloit point s’accommoder avec le Mazarin, et, portant son ressentiment plus haut que les autres, il rendit son accommodement plus difficile… Mme de Montbazon, qui étoit aimée du duc de Beaufort, fit espérer qu’elle le feroit contenter à moins, si on lui donnoit à elle ce qu’elle désiroit. Elle obtint de l’argent et des abbayes, et le duc de Beaufort, qui l’aimoit, trouva bon que cette dame profilât de l’inclination qu’il avoit pour elle. »

Enfin tout le monde fut ou s’efforça de paraître content. Le prince de Conti fut le premier qui sortit de Paris pour venir saluer la reine. Il fut présenté par Condé, qui lui fit embrasser le cardinal Mazarin. Le prince de Conti présenta à son tour le duc de Bouillon, La Rochefoucauld, le comte de Maure, et beaucoup d’autres. M. de Longueville, qui était allé en Normandie pour soulever cette province et son parlement, ne tarda pas à revenir offrir ses hommages, et il fallut bien que la belle et orgueilleuse duchesse fit aussi ses soumissions. La scène vaut la peine d’être racontée : « J’étois seule, dit Mme de Motteville, auprès de la reine, et elle me faisoit l’honneur de me parler de l’embarras qu’avoit eu le duc de Longueville en la saluant. Comme je sus que Mme de Longueville alloit venir, je me levai ; car j’étois à genoux devant son lit, et me mis auprès de la reine, résolue de n’en point partir, et d’écouter de près si cette princesse spirituelle seroit plus éloquente que le prince son mari. Comme elle étoit naturellement timide et sujette à rougir, toute sa capacité ne la sauva pas de l’embarras qu’elle eut en abordant la reine. Je me penchai assez bas entre ces deux illustres personnes pour savoir ce qu’elles diraient ; mais je n’entendis rien que madame, et quelques mots qu’elle prononça si bas que la reine, qui écoutoit avec application ce qu’elle lui diroit, ne put jamais y rien comprendre[44]. »

Cette même Mme de Motteville, si véridique malgré sa bienveillance, si difficile dès qu’il s’agit des intérêts de la reine, sa maîtresse, ne balance pas à faire honneur de la paix à Condé : « Il ne faut pas oublier de remarquer ici la fermeté désintéressée de M. le Prince, qui, sans considérer ni sa famille ni ses amis, alla toujours droitement aux intérêts du roi[45]. »

Il est vrai : du mémorable service qu’il venait de rendre, Condé ne tira aucun avantage ni pour lui ni pour les siens ; mais sa belle conduite couronnait avec éclat sa dernière campagne de 1648 ; elle ajoutait à ses titres militaires ceux de défenseur et de sauveur du trône, de pacificateur du royaume, d’arbitre et de conciliateur éclairé des partis ; elle mettait le comble à son crédit et à sa gloire. Heureux, si, après avoir ainsi terminé cette triste guerre, quittant la cour et ses intrigues, il eût été chercher d’autres champs de bataille et achever une autre guerre un peu plus utile et plus glorieuse à la France, celle qui lui restait avec l’Espagne ! Heureuse aussi Mme de Longueville, si, éclairée par la confusion de sa conscience dans sa dernière entrevue avec la reine et par le honteux dénoûment des misérables intrigues dont elle avait le secret, au lieu de leur servir encore d’instrument, elle eût mis enfin son courage à leur résister, si après toutes les preuves de dévouement qu’elle venait de donner à La Rochefoucauld, elle lui eût fortement représenté que, dans son intérêt même, il lui fallait prendre une route différente, qu’il valait mieux chercher la fortune et les honneurs en se faisant estimer qu’en essayant de se faire craindre, que l’ambition comme le devoir lui marquait sa place à côté de Condé, au service de l’état et du roi, qu’il lui était aisé d’obtenir à l’année quelque poste où il n’avait plus qu’à marcher devant lui et à tout devoir à sa valeur et à son mérite ! Mais eût-elle eu la sagesse de parler ainsi à La Rochefoucauld, elle ne serait pas parvenue à s’en faire écouter. Cet esprit inquiet, cette vanité toujours mécontente, poursuivant tour à tour les objets les plus dissemblables, faute de s’en proposer un qui fût selon sa portée et ses forces, ce je ne sais quoi, comme dit Retz, qui était en La Rochefoucauld, tout l’éloignait des voies grandes et droites, et le jetait dans mille sentiers de traverse, pleins de précipices. La pauvre femme va l’y suivre, et lutter avec lui d’extravagances de plus en plus coupables. Recevant la loi au lieu de la donner, elle va employer au profit de la passion d’un autre tout ce qu’elle possédait de coquetterie et de grandeur d’ame, d’insinuation et d’intrépidité, de douceur attrayante et d’indomptable énergie. Elle va contribuer à égarer Condé, à ôter à la France le vainqueur de Rocroy et de Lens, et à le donner à l’Espagne. Mais ne devançons pas ces temps malheureux. Nous venons de retracer les derniers beaux jours de Condé et les premières fautes de Mme de Longueville. Arrêtons-nous ici ; ne franchissons pas le seuil des guerres civiles qui vont suivre, guerres impies où le frère et la sœur amasseront de longs remords, où l’un se signalera par de tristes exploits qu’un jour, à Chantilly, il lui faudra couvrir d’un voile par respect pour sa gloire et pour la France, et où l’autre déploiera les plus brillantes qualités de l’esprit et du caractère pour les pleurer pendant vingt-cinq années aux Carmélites et à Port-Royal !

On le voit : si, comme on le dit, nous sommes épris de Mme de Longueville, nous n’avons pas pour elle une passion aveugle. Ni sa beauté, ni son esprit, ni le charme indéfinissable qui est en elle, ne voilent point à nos yeux ses égaremens ; nous les condamnons sans ménagement pusillanime dès qu’ils vont jusqu’à mettre en péril les intérêts certains et la grandeur de la France.


V. COUSIN.

  1. Napoléon avait vingt-six ans à son premier combat, celui de Montenotte, et trente à son dernier, celui de Marengo. Condé n’avait pas tout-à-fait vingt-deux ans à Rocroy et il en avait vingt-sept à Lens.
  2. Le général Bonaparte entra en Italie en 1796 avec 30,000 hommes présens sous les armes ; il avait à peine de 15 à 20,000 hommes à Montenotte ; il en avait 20,000 à Castiglione, 13,000 seulement à Arcole, 16,000 tout au plus à Rivoli. Il est vrai qu’à Marengo il avait 28,000 hommes ; mais qui voudrait comparer, pour la conception et l’exécution, Marengo avec Arcole et Rivoli ? Ce sont là les deux affaires les plus savantes et les plus hardies des campagnes d’Italie, les plus semblables à celles de Rocroy et de Fribourg.>
  3. Le général Bonaparte est loin d’avoir eu affaire à des adversaires tels que Mercy. Beaulieu, se croyant trop fort, à ce qu’il paraît, avait tellement dispersé ses troupes qu’à Montenotte il ne combattit qu’avec la moitié de son armée. Wurmser, à Castiglione, fit la même faute. D’Alvinzy leur était fort supérieur, ni à Arcole et à Rivoli il ne céda qu’à la supériorité des manœuvres du général français. Melas se battit à merveille à Marengo, comme aussi le général Bonaparte, mais sans que ni l’un ni l’autre ait inventé aucune manœuvre remarquable, et cette bataille était perdue sans l’arrivée de Desaix, comme celle de Waterloo le fut parce que Grouchy n’était pas Desaix.
  4. Je ne connais rien de plus noble que les dépêches de Condé à la cour annonçant ses différentes victoires. Il y parle peu de lui et beaucoup des autres. Dans sa retraite de Chantilly, ses amis l’engageaient à écrire ses mémoires militaires. Il s’y refusa, disant qu’il serait obligé de blâmer quelquefois des généraux estimables et de dire quelque bien de lui-même. Jamais personne n’a été moins charlatan. À cet égard, Turenne était semblable à Condé. Ce qui me gale un peu les mémoires de Napoléon, surtout devant les mémoires de César, est cette ardente et continuelle préoccupation de sa personne, qui partout ne voit que soi, rapporte tout à lui, n’avoue aucune faute, relève les moindres actions, ne loue guère que les hommes médiocres, rabaisse les mérites éminens, traite Moreau et Kléber comme il eût fait quelques-uns de ses maréchaux, et se dresse partout un piédestal. Mais il ne faut pas oublier que Napoléon écrivait dans l’exil et dans le malheur, et qu’il en était réduit à défendre sa gloire.
  5. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juillet dernier, p. 383.
  6. C’est à l’attaque des lignes de Fribourg qu’il jeta dans les retranchemens ennemis son bâton de commandement, indiquant par là sa résolution de vaincre ou de périr.
  7. La manœuvre de Napoléon quittant Vérone pour aller tourner Caldiero, qu’il ne pouvait emporter de front, et surprendre Alvinzy sur ses derrières dans des marécages où la valeur pouvait compenser le petit nombre, a été beaucoup louée, et elle ne peut pas assez l’être. Tout y est prudence et audace. Le général Bonaparte, se sachant perdu s’il ne passait le pont d’Arcole, y fait tuer ses meilleurs lieutenans et manque de s’y faire tuer lui-même. Là, il fut doublement grand par le génie qui conçoit et par l’héroïsme qui exécute, et il se plaça au rang des Alexandre et des Condé.
  8. Ce même Arnauld, le maistre-de-camp des carabiniers, dont nous avons tant de jolis vers dans le genre de ceux de Voiture, et dont Mme de Rambouillet regrette l’absence pour répondre à Godeau dans son style. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juin dernier, p. 1021.
  9. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juin dernier, p. 1053.
  10. En Italie, Napoléon n’a pas fait de siège proprement dit. Mantoue, souvent investie, est tombée à la suite de Rivoli.
  11. Histoire des Guerres et des Négociations qui précédèrent le traité de Westphalie, 3 vol. in-4o.
  12. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juillet, page 397.
  13. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juin dernier, p. 1035.
  14. Les épistres en vers et autres œuvres poétiques de M. de Bois-Robert Metel, conseiller d’estat ordinaire, abbé de Châtillon-sur-Seine, Paris, 1659, in-8o, p. 11 : A monsieur Esprit : il l’entretient des beautés de Mme la duchesse de Longueville et de l’accueil favorable qu’il avait reçu d’elle à son départ.
  15. Bibliothèque de l’Arsenal, manuscrite de Conrart, in-4o, t. X.
  16. Jean Adler Salvius, un des plénipotentiaires suédois ; Jean Vulteius, un des envoyés du landgrave de Hesse-Cassel ; Jacques Lampadius, envoyé du duc de Lunebourg Grûbenhagen. Voyez le P. Bougeant.
  17. Voiture, t. Ier, p. 368, 369, 371, 374.
  18. In-folio, Rotterdam, 1697. Ce portrait a été gravé de nouveau par Odieuvre, et on le rencontre partout.
  19. Villefore, Ire partie, p. 75.
  20. Mme de Motteville, t. II, p. 17.
  21. Les Devoirs des grands, par monseigneur le prince de Conti, avec son testament. — Traité de la Comédie et des Spectacles selon la tradition de l’église. — Lettre du prince de Conti, ou l’accord du libre-arbitre avec la grâce de Jésus-Christ.
  22. Mémoires de littérature, l. Ier, p. 116-134.
  23. Œuvres de Balzac, in-folio, t. II, p. 580-594.
  24. Oeuvres diverses, édit. de 1740, Amsterdam, p. 162-165.
  25. Les Œuvres galantes de madame la comtesse de B., Paris, in-18, 1666.
  26. Œuvres de Benserade, 1697, t. Ier, p. 97, et Œuvres de madame de Brégy, p. 93.
  27. Cette glose avait cela de particulier que le dernier vers de chacun de ses couplets ramenait successivement les vers du sonnet de Benserade. Elle n’est pas dans les œuvres de Sarrasin de 1654, ni même dans ses Œuvres nouvelles ; on la trouvera dans le t. Ier de Benserade, p. 175.
  28. Bibliothèque de l’Arsenal, manuscris de Conrart, in-4o, t. II, p. 13.
  29. Le dernier jugement du prince de Conti.
  30. Collection Petitot, t. LI, p. 353.
  31. Collection Petitot, p. 393.
  32. Mémoires, ibid.
  33. Mémoires, p. 18, etc.
  34. Mémoires t. II, p. 15.
  35. Mémoires, t. Ier, p. 219.
  36. Condé gagna la bataille de Senef avec 45,000 hommes contre 65,000 commandés par le plus grand général de l’Europe, le fameux prince d’Orange. Sans la lâcheté de l’infanterie suisse, qui refusa de se battre, Condé détruisait toute l’armée ennemie.
  37. Mémoires, p. 19, etc. Villefore a suivi Mme de Nemours.
  38. Le père Lelong indique un portrait de Mme de Longueville en Pallas, par Poilly, in-fol. Nous avons vainement cherché ce portrait dans l’œuvre de Poilly.
  39. Tome 1er, p. 221.
  40. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juin dernier, p. 1047, un couplet de Condé sur le comte de Maure.
  41. Retz, t. 1er, p. 247.
  42. Voyez-là dans Mme de Motteville, t. III, p. 215.
  43. ome III, p. 233, etc.
  44. Mémoires, t. III, p. 263.
  45. Ibid., p. 209.