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La jeunesse de Voltaire (Desnoiresterres)/I

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(Redirigé depuis La Jeunesse de Voltaire)

I

NAISSANCE DE VOLTAIRE. — SA FAMILLE. — AROUET
AU COLLÉGE.

Voltaire est-il né sur la paroisse de Saint-André-des-Arts ou dans le joli village de Châtenay, que le voisinage de Sceaux et les fêtes de Malézieu à la duchesse du Maine allaient rendre si fameux ? Les biographes ne s’accordent pas plus sur l’époque précise que sur le lieu de la naissance du poète ; Voltaire lui-même, selon les temps, donne des dates différentes. Lorsqu’il vint au monde, il était si languissant, si chétif, si peu viable, que, chaque matin, la nourrice descendait chez la mère lui annoncer qu’il n’en avait pas pour une heure à vivre[1]. Dans l’impossibilité de le mener à l’église, on l’eût ondoyé : pareille chose était arrivée pour Fontenelle. « Il est assez singulier, remarque Condorcet, que les deux hommes célèbres de ce siècle, dont la carrière a été la plus longue et dont l’esprit s’est conservé tout entier le plus longtemps, soient nés tous deux dans un état de faiblesse et de langueur. » L’acte ne fait, toutefois, nulle mention de la cérémonie ; cette omission donne d’autant plus à penser qu’elle n’était pas fréquente alors en semblable cas, et qu’Armand s’étant exactement trouvé dans des conditions analogues, l’on n’avait eu garde de ne le pas consigner sur son acte baptistaire : « Né le 22 mars dernier, et ondoyé à la maison à cause du péril de mort où il s’est trouvé[2]. »

L’acte de baptême de l’auteur de Mérope, daté du 22 novembre 1694, le déclare « né le jour précédent. » Mais on a voulu que ce fût là un véritable faux machiné sans grand besoin, convenons-en, par un ancien notaire qui devait en sentir la gravité. M. Berriat Saint-Prix, pour sa part, répugnait à admettre une fraude de cette nature et estimait plus simple de croire à la sincérité d’un acte authentique, en dépit d’une tradition inacceptable[3]. Récemment, un éditeur de Voltaire, M. Clogenson, est revenu sur cette question, et, toutes les pièces du procès en main, il demeure persuadé que François-Marie naquit à Châtenay, le 20 février, neuf mois plus tôt que ne l’indique l’acte officiel[4]. Voltaire dit bien, dans le Commentaire historique, qu’il fut ondoyé et le baptême reculé de plusieurs mois, ce qui dément formellement le texte de l’acte. Mais Voltaire n’eut pas varié mainte et mainte fois sur la date précise de sa venue au monde, que son assertion ne saurait seule infirmer une pièce aussi décisive. Et, à chaque instant, dans sa correspondance, c’est une date nouvelle forgée pour les besoins de la cause ; car il veut se vieillir à tout prix, plus il sera vieux, moins on osera le persécuter : neuf mois ne sont rien, mais font enjamber d’une année sur l’autre et ne manquent pas d’avoir leur effet. « Ne dites pas, je vous en prie, écrivait-il à d’Argental, le 1er janvier 1777, que je n’ai que quatre-vingt-deux ans ; c’est une calomnie cruelle. Quand il serait vrai, selon un maudit extrait baptistaire que je fusse né en 1694, au mois de novembre, il faudrait toujours m’accorder que je suis dans ma quatre-vingt-troisième année. »

Ces deux questions, la date et le lieu de sa naissance, sont tellement liées l’une à l’autre, qu’elles se résolvent ensemble. Le premier historien qui parle de Châtenay, est Condorcet ; ses renseignements, on nous dit qu’il les tenait de Voltaire, nous le voulons bien ; madame Arouet eût pu sans doute songer à faire ses couches dans ce charmant village où son mari avait une belle et grande maison. « On laissa ignorer, raconte Duvernet, au prêtre de l’église Saint-André-des-Arts, auquel on présenta l’enfant, qu’il était né depuis neuf mois sur une autre paroisse, et qu’il avait été ondoyé. C’eût été un scandale et un crime grave d’avoir gardé un enfant aussi longtemps sans avertir le curé[5]. » Soit encore ; cela eût expliqué pourquoi l’acte de naissance ne faisait pas mention de cette indispensable cérémonie. Mais le moyen d’accepter qu’on ait pu donner le change au prêtre, et lui faire prendre pour un enfant de deux jours un nourrisson de neuf mois ? Ce petit roman, épluché d’un peu près, croule de lui-même. Il manque d’autorité et de logique, et, s’il a trouvé crédit auprès de quelques-uns des historiens de Voltaire, c’est sans doute par la difficulté de pénétrer quel intérêt on pouvait avoir à le fabriquer. Il est plaisant, en effet, que Voltaire se soit donné tant de mal pour se vieillir de quelques mois, et qu’il ait cru que pour si peu il assurait la tranquillité de ses derniers jours.

Disons que, grâce à un chercheur qui a eu le hasard de rencontrer tout un dossier relatif aux origines de la famille du poëte, la question se trouve désormais résolue au profit de la vraisemblance et du bon sens. Un cousin de Poitou, mais qui avait été élevé chez ses parents de Paris, Pierre Bailly, écrivait à son père, à la date du 24 novembre : « Mon père, nos cousins ont un autre fils, né d’il y a trois jours ; madame Arouet me donnera pour vous et la famille les dragées du baptême. Elle a esté très-malade ; mais on espère qu’elle va mieux. L’enfant n’a pas grosse mine, s’étant senti de la cheute de la mère[6]. » Cette lettre, dont le moindre mérite est de nous donner le secret de cette santé si délicate et jusqu’à la fin si chancelante, est décisive ; elle coupe pied à toutes les hypothèses et décharge victorieusement l’ancien notaire de l’inculpation d’une supercherie aussi condamnable, qu’elle eût été médiocrement commandée par les circonstances.

On a fait naître le père de Voltaire dans une ferme où lui était dévolu le soin de la bergerie ; puis, arrivé à Paris, stationner à la porte d’un notaire à titre de commissionnaire des clercs et des clients de l’étude[7]. D’autres en firent un porte-clefs du parlement, ce qui n’était pas moins absurde[8]. Mais il fallait chagriner cet orgueil si facile d’ailleurs à érailler, et tous les moyens semblaient bons. Le vrai, c’est que la famille Arouet était une ancienne et honorable famille du Poitou. L’on a dit qu’un de ses membres fut massacré à la Saint-Barthélemy[9]. L’on a dit encore que l’auteur de la Henriade n’était que le second poëte de sa maison ; et l’on cite un fragment du journal d’Étienne Rousseau, enquêteur au bailliage de Loudun[10], qui ne vante pas moins la modestie que le génie de René Arouet. Un compatriote, Antoine Dumoustier, également poëte, eût fait, en 1499, sur la mort de ce dernier, des vers conservés par l’un de ses descendants, M. Dumoustier de la Fonds, et dans lesquels René est célébré à la fois comme un Caton et un Virgile. Ce M. de la Fonds, officier d’artillerie et auteur d’une Histoire de Loudun, s’était empressé de faire part de sa découverte au patriarche de Ferney, qui répondit par une lettre polie (l’une des dernières qu’il ait écrites, car il expirait moins de deux mois après), où il accueillait la nouvelle avec la tranquillité d’un millionnaire qui se trouve hériter d’un pigeonnier délabré[11]. Rien n’était moins sérieux que tout cela. L’on avait mal lu. On avait cru voir « René Arouet, » c’était « René Adouet » qu’il fallait lire[12].

Les témoignages les plus anciens ne vont pas au-delà de 1525. C’est un Helenus Arouet, demeurant à Saint-Jouin de Marnes, propriétaire de deux petits biens, l’un le Pas-du-Cygne, l’autre la Motte-aux-Fées, tanneur de profession et le gendre d’un tanneur de Saint-Loup, bourg sur les bord de la Thouet, dans le département actuel des Deux-Sèvres. Ses enfants sont tanneurs et marchands comme lui. Helenus, l’un de ses petits-fils, fixé à Saint-Loup, est désigné sous le nom de sieur du Pas-du-Cygne. Jacqueline Marcheton, sa femme, lui donna cinq enfants, dont le troisième, François de la Motte-aux-Fées, sera l’aïeul de Voltaire. Après plusieurs années d’apprentissage à la Chataigneraye, dans la fabrique d’étoffes du beau-père de sa sœur, madame Bailly de la Gantière, et un séjour plus ou moins long dans sa ville natale, François prenait une décision qui, à cette date, dénotait une incontestable énergie, et sur laquelle la mort de son père arrivée en 1621 et celle de sa mère peu après, ne durent pas être sans influence ; il partait et venait s’établir marchand drapier à Paris, où ses affaires prospérèrent. En 1666, nous le trouvons installé, sa fortune faite, rue Saint-Denis, vis-à-vis la rue de la Haumerie, à l’Aigle royale, dans une maison à lui appartenant et qui reviendra plus tard à madame Mignot, la sœur de Voltaire[13]. Il s’était allié à une famille de marchands comme lui. Nous n’avons pu mettre la main sur l’acte de mariage, et, par conséquent, nous n’avons que peu de données sur les parents de Marie Mallepart. Toutefois, l’acte de décès d’un Claude Mallepart, inhumé en 1673[14], « marchand bourgeois de Paris, » frère ou cousin de celle-ci, indique assez une famille de commerçants dont tous les membres n’étaient pas commerçants sans doute, car voici un neveu de madame Arouet, Philippe Mallepart, qui figure dans un autre acte avec le titre de prêtre prieur de Saint-Marc.

Nous avons cité une lettre de Pierre Bailly, relative aux couches de la mère de notre poëte, et si importante par sa teneur. Ce Bailly, le petit-fils de madame de La Cantière, avait été élevé, nous assure-t-on, près de son grand-oncle, qui avait conservé des rapports constants d’affaires et d’amitié avec sa famille. Il y a là évidemment une erreur, s’il mourut à Québec, vers 1696 ou 1697, à peine âgé de trente ans. Dès 1670 et évidemment auparavant, le bonhomme n’était plus, et sa femme assistait comme veuve au mariage de leur neveu Helenus Arouet, le fils de Jean Arouet, marchand apothicaire à Saint-Loup[15]. Cet Helenus, qui avait alors trente-deux ans, était venu à Paris, peut-être appelé par La Motte-aux-Fées, qui, c’est notre soupçon, se sentant vieux, lui céda son commerce et sa maison pour aller s’éteindre sur une autre paroisse. Après s’être vu enlever deux enfants en bas âge, il mourait lui-même dix ans après, à quarante-trois ans[16]. Ce ne put être que chez ce cousin-germain de son père que Pierre Bailly fut recueilli à son arrivée à Paris et passa quelques années. Comme on le voit, les circonstances venaient aider à l’élévation de la famille qui, en s’engageant dans la carrière des emplois et des charges, et riche d’ailleurs, eût été gênée peut-être par l’existence d’une parenté de marchands trop près d’elle.

La Motte-aux-Fées n’eut que deux enfants : une fille Marie, née le 23 mars 1647, qui épousa un pourvoyeur de Monsieur, frère du roi, Mathurin Marchand ; et le futur payeur des épices, François, né le 21 août 1649 (et non vers 1651, comme le suppose M. Benjamin Fillon[17]). Ce dernier devint notaire au Châtelet, le 10 février 1675[18] : il paya sa charge dix mille livres à son prédécesseur Étienne Thomas. Tous les témoignages sont d’accord sur sa capacité, son honorabilité ; et ce serait se tromper du tout au tout que de se le figurer un de ces gratte-papiers qui ne connaissent au monde que leurs dossiers. C’était, au contraire, un homme d’esprit et de savoir, recevant, et ce fut l’écueil, très-bonne compagnie. Il était le notaire des Saint-Simon, des Sulli, des Caumartin, des Praslin, et ceux-ci le traitaient en ami plutôt qu’en homme d’affaires. Le duc de Richelieu et la duchesse de Saint-Simon, la mère de celui qui drape si bien en quelques lignes Voltaire dans ses Mémoires[19], tenaient l’un de ses fils, Armand sur les fonds baptismaux[20]. Marguerite d’Aumard, qu’il avait épousée le 7 juin 1683[21], était une personne fort agréable, et qui n’avait pas ces airs austères mais préservateurs des femmes de son état. Elle était sortie d’une famille noble, du Poitou, elle aussi. Son père, Nicolas d’Aumard, avait été greffier criminel au parlement ; Simphorien d’Aumard, son frère, était contrôleur de la gendarmerie du roi. Arouet, à en juger par l’inspection de leur contrat, fit tout autre chose qu’un mariage d’argent ; il se montra désintéressé dans le présent, et généreux dans la prévision où sa femme lui survivrait. Voltaire nous apprend que sa mère avait connu Ninon, dont son mari, du reste, était notaire ; ce qui n’annonce pas infiniment de pruderie. Aussi ne fut-elle pas exempte de certains soupçons, et, encore à l’heure qu’il est, sans malveillance systématique, pourrait-on se demander si son dernier rejeton est bien le fils du receveur des amendes de la chambre des comptes ou celui de Chateauneuf, l’ami de la maison et le parrain de François-Marie. À prendre au sérieux et à la lettre un quatrain de Voltaire au duc de Richelieu, l’honneur de cette problématique paternité ne reviendrait ni a l’un ni à l’autre :

Je crains bien qu’en cherchant de l’esprit et des traits,
Le bâtard de Rochebrune
Ne fatigue et n’importune
Le successeur d’Armand et les esprits bien faits.[22]

Rochebrune, que Duvernet nous peint comme prenant le plus vif intérêt à l’enfant, était un chansonnier aimable[23], dont l’œuvre considérable est une cantate d’Orphée, mise en musique par Clérambault, et qui mourut en 1732. Voltaire, en se déclarant son bâtard, ne l’entendait, c’est à croire, qu’en Apollon ; il voulait dire que, s’il procédait du poëte chansonnier, ce n’était encore que du côté gauche et illégitime : on ne saurait être plus modeste et plus injuste envers soi-même. Il est vrai que c’est de la modestie à bon marché et qui ne tire pas à conséquence. Elle n’est pas sans prêter, toutefois, à l’équivoque. Rochebrune, d’une ancienne et noble famille de la haute Auvergne, comptait parmi les intimes de la maison d’Arouet, et témoignait à l’enfant une affection que la gentillesse, l’esprit précoce de ce dernier eussent suffisamment expliquée, sans qu’on eût à rechercher une cause moins désintéressée et moins pure à ce penchant. L’on n’est pas moins choqué, de quelque façon qu’on la veuille entendre, d’une plaisanterie de cette nature, bien que celui à qui elle allait ne put se tromper sur son vrai sens. Il est assez d’esprits portés à voir le mal dans les choses les plus innocentes pour que Rochebrune, en son temps, ait été accusé, de compte à demi avec Chateauneuf, d’être des mieux avec madame Arouet ; et, cela étant, Voltaire, qui ne devait pas l’ignorer, eût dû, ce semble, s’interdire tout prétexte à allusions sur une histoire déjà vieille alors, car, en juin 1744, il n’avait guère moins de cinquante ans. Ce ne sont pas, d’ailleurs, les seuls vers où nous le trouvons badinant sur un pareil sujet, et ces derniers au poëte Duché prouvent, une fois de plus, que, lorsque l’esprit l’emporte, il ne regarde guère qui le trait va frapper :


Dans tes vers, Duché, je te prie,
Ne compare point au Messie
Un pauvre diable comme moi :
Je n’ai que sa misère,
Et suis bien éloigné, ma foi,
D’avoir une vierge pour mère[24].

Nul doute que Voltaire ne veuille faire allusion à la fécondité de sa mère, dont il était le cinquième et dernier rejeton. Elle avait eu d’abord deux garçons : François-Armand, qui vécut peu, et le janséniste Armand, qui succédera à son père dans sa charge de payeur des épices ; vint ensuite une fille, Marguerite-Catherine Arouet, madame Mignot, la mère de madame Denis ; puis Robert, destiné, comme l’aîné, à une brève existence ; enfin François-Marie, ce chétif enfant presque condamné en naissant et qui devait pourtant fournir une si longue carrière, toujours se mourant mais ne mourant jamais, mais résolu à vivre autant et plus qu’il pourrait, Voltaire[25].

On a dit plus haut que M. Arouet recevait bonne compagnie ; on a nommé déjà Chateauneuf et Rochebrune. Nous citerons encore un personnage, l’un des derniers amis, avec Chateauneuf, de mademoiselle de Lenclos, l’abbé Gédoyn. Ayant obtenu de la cour, en 1701, un canonicat à la Sainte-Chapelle, il vint habiter la maison canoniale. Ce voisinage établit naturellement entre le survenant et M. Arouet des rapports qui, avec le temps, se transformèrent en la plus étroite intimité : « Il n’avait d’autre maison que la nôtre, » dit Voltaire[26]. Arouet fréquentait les gens de lettres ; il avait bu avec Corneille : « Il me disait que ce grand homme était le plus ennuyeux mortel qu’il eût jamais vu, et l’homme qui avait la conversation la plus basse[27]. » On sait que l’auteur de Cinna n’était pas éloquent, il ne l’ignorait point, et en convenait avec une rare candeur. Boileau, lui aussi, se trouvait parfois mêlé à la société du notaire, qui travaillait en 1683, de compte à demi avec son confrère Leclerc, au testament du poëte[28] et chez lequel il rencontrait l’abbé de Chateauneuf dont il recevait souvent la visite à Auteuil[29]. Le petit Arouet s’était fait remarquer, dès la première heure, par la vivacité, la pétulance de l’esprit, et l’on se divertissait fort à le mettre aux prises avec son frère Armand qui, quoique plus engourdi, n’était point un sot. Il était à bonne école. Dès l’âge de trois ans, l’abbé de Chateauneuf commençait son éducation en lui apprenant par cœur la Moïsade, dont on a voulu charger la mémoire de Rousseau[30]. Comme chez tous les enfants intelligents, avec lui les questions ne tarissaient point, et l’on n’avait pas plus tôt satisfait à l’une, qu’il fallait répondre à l’autre. Despréaux, dont l’âge n’avait pas adouci l’humeur, fatigué de ses importunités l’eût, nous dit-on, rudoyé un jour de manière à le rendre plus discret dans la suite[31]. C’est là une fable comme beaucoup d’autres. La façon même dont Voltaire s’adresse à celui-ci dans son Épître à Boileau indique bien qu’il ne le connut point ; il parle de son jardinier d’Auteuil et du « neveu Dongois, » chez lequel il passa son enfance ; mais rien de personnel, rien qui prouve la moindre pratique de l’homme. Il débute par une erreur.

Dans la cour du palais je naquis ton voisin.


Il naquit sur la paroisse Saint-André-des-Arts[32], et le Palais se trouvait sur la paroisse Saint-Barthélémy. Le notaire et Boileau n’étaient donc pas alors porte à porte. Arouet, s’il résigna sa charge à Claude Leroy, le 16 décembre 1692, n’obtint qu’en 1701 l’office de payeur des épices de la chambre des comptes. Lorsque Voltaire devenait le voisin de Despréaux, il avait sept ans. La maison du poëte du Lutrin était l’ancienne maison canoniale de Gillot, l’un des auteurs de la satire Ménippée, située rue de Jérusalem, la première à main droite en sortant de l’hôtel de la Présidence. En face, dans le corps de bâtiment qui avançait en angle au point d’intersection de la rue de Jérusalem et de celles de Nazareth et de Galilée, se trouvait un vaste appartement dont la pièce importante était divisée en arcades avec un beau plafond en voussures. C’était la demeure des payeurs des épices et receveurs des amendes de la chambre des comptes[33] ; ce fut là que la famille Arouet vint s’établir avec son chef. À la mort de Boileau, en 1711, Voltaire avait dix-sept ans. Il est vrai qu’il alla de bonne heure au collège et que, lorsqu’il en sortit, le satirique expirait dans une maison du cloître Notre-Dame. Il se peut aussi que les relations entre Arouet et celui-ci eussent été surtout des relations d’affaires qui cessèrent quand le père de Voltaire vendit sa charge. En tous cas, madame Arouet ne jugeait pas moins sévèrement le satirique que son mari ne jugeait le grand Corneille : « Ma mère, qui avait vu Despréaux, disait que c’était un bon livre et un sot homme[34]. » Lui, ne l’avait donc ni vu, ni connu.

Voltaire, qui eût eu besoin plus qu’un autre de la direction maternelle, perdit sa mère à l’âge de sept ans. Madame Arouet était jeune encore ; elle avait environ quarante ans, lorsqu’elle mourut, le 13 juillet 1701. La garde de cet espiègle devait être chose embarrassante pour un homme pris par les affaires ; le payeur des épices garda toutefois près de lui, durant trois ans, le petit François-Marie, et ne l’envoya qu’en octobre 1704 au collège des Jésuites. Son fils aîné avait été mis au séminaire de Saint-Magloire, dans le faubourg Saint-Jacques ; on se demande pourquoi il ne confia pas également le dernier aux pères de l’Oratoire, fort renommés, eux aussi, pour l’éducation[35]. Sans doute le fanatisme d’Armand avait déjà percé, et l’en avait détourné. Voltaire avait dix ans lorsqu’il entra au collège Louis-le-Grand. Il eut pour recteur le père Picard, auquel succédait, en 1705, le père Letellier ; et pour professeurs les pères Porée, Lejay, Tournemine, Carteron. Le prix de la pension était de quatre cents livres ; mais il s’élevait à plus pour ceux que ne satisfaisait point le régime commun. Les fils de grands seigneurs voulaient être logés en grands seigneurs, avec un précepteur et un valet attachés à leur petite personne[36]. Sans en tant exiger, les enfants des gens aisés se contentaient de vivre par groupes de cinq élèves, dans une chambre, sous la surveillance d’un préfet. Ce fut ce régime mixte que choisit M. Arouet. Le père Thoulié (l’abbé d’Olivet[37]), avant d’être le confrère à l’Académie, fut le préfet de Voltaire, et tous deux n’auront garde de l’oublier. « L’abbé d’Olivet est un bon homme, écrit Voltaire à d’Alembert, et je l’ai toujours aimé. D’ailleurs, il a été mon préfet, dans le temps qu’il y avait des jésuites[38], » et d’Olivet, de rappeler ces temps lointains et de lui dire : « Alors vous étiez mon disciple, et aujourd’hui je suis le vôtre[39]. » À ces doux souvenirs se mêle le souvenir charmant des mauvais jours supportés en commun, le souvenir de l’hiver de 1709, où pour avoir du pain bis, le jeune Arouet vit augmenter sa pension de cent francs. Le froid fut horrible, et préfet et élèves grelottaient à qui mieux mieux au coin d’un méchant feu. L’épreuve dut être rude pour le frileux poëte qui, dès la Saint-Jean, trouvait à propos de se rapprocher de la cheminée[40]. La première place, en hiver, n’était pas le haut bout du banc, c’était l’endroit le plus voisin du poêle ; et Voltaire, que ses compositions en éloignaient, jouait des coudes et des mains pour se frayer un chemin jusqu’à ce centre disputé. Cela donnait souvent lieu à des discussions plus ou moins vives. Un jour qu’il s’était laissé distancer, et que le poële était cerné comme une forteresse, il dit à un de ses camarades plus jeune que lui : « Range-toi, sinon je t’envoie chauffer chez Pluton. — Que ne dis-tu en enfer ? répliqua celui-ci, il y fait encore plus chaud. — Bah ! l’un n’est pas plus sûr que l’autre. »

Voilà une repartie qui sent le fagot. Et cette autre que lui prête le même historien. Au réfectoire, l’un de ses voisins prétend qu’il lui a caché son verre ; un tiers, prenant parti pour le spolié, somme le ravisseur de restituer le bien du prochain : « Arouet, rends-lui son verre ; tu es un taquin qui n’ira jamais au Ciel. — Tiens, que dit-il avec son Ciel, s’écrie Arouet ; le Ciel, c’est le grand dortoir du monde[41]. » Nous citons, et nous allons citer les deux ou trois anecdotes relatives à son séjour au collège Louis-le-Grand, tout en les accueillant avec la défiance qu’elles méritent. Jusqu’ici toutes les vies de Voltaire ont été des thèses de parti, tantôt pour, tantôt contre lui, où la vérité est le plus souvent sacrifiée à la passion, au besoin de le produire sous un tel ou tel jour. Il serait assez stérile de grossir le groupe trop formidable de ces romans peu sûrs ; disons aussi que la vérité n’est pas toujours aisée à démêler du faux. C’est pourtant ce que nous devrons tenter, sauf à soumettre nos doutes en absence de toute preuve décisive. Ces deux manifestations d’une précoce impiété, racontées plus haut, pourraient donc bien avoir été inventées après coup ; mais elles ne sont pas les seules. Ainsi, le père Lejay, à la suite de nous ne savons quelle repartie malsonnante d’Arouet, descendait de chaire et lui sautait au collet, en criant d’une voix terrible : « Malheureux ! tu seras un jour l’étendard du déisme en France[42] ! » Si le Pan était le seul à raconter ce fait, on pourrait le révoquer en doute ; mais Duvernet et Condorcet le rapportent bien avant le Pan, et le dernier ajoute même, avec une complaisance marquée, que « l’événement a justifié la prophétie. » En tout cas, le mot du père Lejay était bien solennel, adressé à un bambin qu’il eût mieux valu traiter avec moins d’importance. Il y avait dans l’apostrophe, quelque sévère qu’elle voulût être, un côté flatteur pour cet orgueil précoce que le rôle de Satan ne devait pas épouvanter et auquel, en quelque sorte, on montrait le chemin. Le mot de son confesseur, le père Pallou : « Cet enfant est dévoré de la soif de la célébrité ! » eût dû indiquer au père Lejay qu’il faisait fausse route.

Duvernet prétend qu’il existait, d’ailleurs, entre le maître et l’écolier, des raisons de ne pas s’aimer. Lejay, avec le titre et les fonctions de professeur d’éloquence, avait aussi peu d’éloquence qu’il est possible. Arouet s’aperçut vite du défaut de la cuirasse, et n’eut garde de n’en pas profiter dans les discussions littéraires avec son régent, qui ne lui pardonna point de l’avoir humilié. Le père Lejay semble avoir été la bête d’aversion des élèves, qui luttaient d’invention pour lui jouer quelque méchant tour. Le marquis d’Argenson raconte que le duc de Boufflers et lui avaient tramé contre leur régent de rhétorique « une manière de révolte, » qui consistait à souffler par une sarbacane des pois au nez du bon père. Cette espièglerie fut traitée sur le pied d’un véritable attentat, et il fut décidé que les deux coupables passeraient par les verges. Notez que d’Argenson avait dix-sept ans (1711), et que le petit duc de Boufflers était alors gouverneur de Flandre en survivance et colonel du régiment de son nom. Le premier ne nous dit pas comment il esquiva le châtiment : peut-être Lejay crut-il devoir l’épargner au fils de celui à qui il avait dédié, en 1702, sa tragédie latine de Damoclès[43] ; quant à son complice, il le subit tout au long. Cette exécution eut du retentissement, bien qu’elle ne fût pas sans antécédents, même à l’égard de grands garçons de cet âge ; le maréchal de Boufflers porta plainte au roi et retira son fils qui, cruellement atteint par un affront peu compatible avec sa dignité et son grade, mourait quelques mois après de la petite vérole. Cette terrible leçon ne profita point, et le régime des verges n’en demeura pas moins en vigueur. Il est vrai que, d’écoliers à cuistres, l’on ne jouait que trop souvent des canifs[44], quand la résistance ne s’armait pas plus sérieusement. Ainsi, plus tard, en 1723, au collège des jésuites de La Flèche, les pensionnaires prenaient fait et cause pour l’un des leurs qui, menacé du fouet, tirait sur son régent qu’il manquait, et abattait, d’un second coup, le grenadier appelé pour le saisir[45]. Ce n’est pas que ce mode de répression n’eût été de vieille date réprouvé par les esprits sensés, entre autres, par le sage auteur des Essais dans son chapitre de l’Institution des enfants[46].

Comme on le voit, MM. d’Argenson furent les condisciples de Voltaire. Ils entrèrent au collège Louis-le-Grand à la fin de 1709. L’aîné, qui était du même âge que le poëte-philosophe, avait quinze ans ; c’était un peu tard pour commencer le métier de collégien, « Nous étions alors si grands garçons, raconte-t-il, c’est-à-dire si avancés dans le monde, que, sans être libertins, nous étions en chemin de le devenir. » Ils avaient pour gouverneur un pauvre homme, très-peu propre à s’acquitter à son honneur du difficile mandat dont leur père l’avait chargé sans y trop regarder ; et ce fut lorsqu’on s’aperçut de l’impossibilité de le laisser près d’eux davantage qu’on songea à Louis-le-Grand. « J’en eus grande honte, » ajoute le futur ministre des affaires étrangères. Et il y avait bien de quoi : M. d’Argenson y était encore que le petit duc de Fronsac qui avait deux ans de moins que lui[47], épousait mademoiselle de Noailles, et se faisait mettre à la Bastille pour avoir serré de trop près la duchesse de Bourgogne. La conséquence de toute position fausse est de rendre susceptible et farouche ; du plus loin qu’il apercevait un ancien ami ou quelques belles dames de sa connaissance, il se sauvait pour n’avoir pas à rougir. « Quelque temps après que je fus au collège, dit-il encore, celui-ci (le prince de Soubise) vint à une petite tragédie jouée par des enfants dont il étoit parent, et moi j’étais dans l’amphithéâtre, avec ma robe et ma toque, sur un banc de bois : il m’avisa ; je lui tournai le dos[48]. »

Les choses avaient été tout autrement pour le jeune Arouet ; entré de bonne heure aux Jésuites, il était naturel qu’il y demeurât jusqu’au complément de ses études, et le moment où les deux survenants se voyaient si tardivement séquestrés entre les quatre murailles d’un collège, était celui où ses petits vers lui ouvraient les portes de la plus illustre société. Arouet se lia avec l’un et l’autre, et resta leur ami. Le marquis, qu’il appelle « mon protecteur, mon ancien camarade[49], » dit de lui : « Voltaire, que j’ai toujours fréquenté depuis le temps que nous avons été ensemble au collège[50] ; » et cette intimité était si bien avérée que, dans une sortie contre l’aîné, le cardinal de Fleury s’écriait : « Enfin, pour tout dire, c’est le digne ami de Voltaire, et Voltaire son digne ami[51]. » Quoique moins dans la familiarité du cadet, le poëte avait conservé d’étroites relations avec ce dernier, dont il fut même l’agent politique un moment (1743-1747), comme cela ressort d’une de ses lettres : « On m’a empaqueté pour Commerci, et j’y suis agonisant comme à Paris. M’y voici avec le regret d’être éloigné de vous, sans avoir pu profiter de votre commerce délicieux et des bontés que vous avez pour moi. Laissez-moi toujours, je vous prie, l’espérance de passer les dernières années de ma vie dans votre société. Il faut finir ses jours comme on les a commencés. Il y a tantôt quarante-cinq ans que je compte parmi vos attachés. Il ne faut pas se séparer pour rien[52]. » Et, plus tard encore à Postdam : « Qui eût dit, lui écrivait-il, dans le temps où nous étions ensemble dans l’allée noire, qu’un jour je serais votre historien, et que je le serais de si loin[53] ?» Qu’il se cramponne à deux camarades d’études que le temps a faits ministres l’un et l’autre, cela se conçoit. Mais Voltaire ne fut pas moins chaud ami, moins ami sincère avec tous. D’Argental sera pour lui plus qu’un frère. Et Cideville ! Quelle tendresse caressante et inépuisable pour cet aimable et spirituel magistrat, avec lequel il eût voulu passer sa vie, et que les circonstances tinrent constamment éloigné de lui !

Ce ne sont pas là ses seuls camarades. Aux diverses étapes de sa vie il en rencontra plus d’un sur sa route, et toujours avec une joie véritable. Le Gouz de Guerland[54] avait été son camarade à Louis-le-Grand, ainsi que cet autre Bourguignon, Fyot de la Marche, premier président du parlement de Dijon[55], avec qui il échangeait, du collège, des lettres charmantes, pleines de gaieté, de sel, d’espièglerie, et aussi d’une amitié à laquelle se mêle presque le respect. Ceux-là n’ont pas à se plaindre du sort. Mais, parfois, le spectacle change ; apparaît sur le seuil de la porte une figure en linge sale, un menton de galoche, une barbe de quatre doigts : c’est le camarade Le Coq, qui traîne sa misère de ville en ville. Et Voltaire de s’attendrir, et sans doute de venir en aide au malheureux, bien qu’il ne le dise point[56]. Son affection ne semble pas moins grande pour ses maîtres que pour ses condisciples. Tous ces souvenirs du collège restent, à quelque âge de la vie que ce soit, pleins de charme et de fraîcheur pour lui, et sa pensée reconnaissante s’y arrête avec délices.

J’ai été élevé pendant sept ans chez des hommes qui se donnent des peines gratuites et infatigables à former l’esprit et les mœurs de la jeunesse. Depuis quand veut-on que l’on soit sans reconnaissance pour ses maîtres ? Quoi ! il sera dans la nature de l’homme de revoir avec plaisir une maison où l’on est né, un village où l’on a été nourri par une femme mercenaire, et il ne serait pas dans notre cœur d’aimer ceux qui ont pris un soin généreux de nos premières années ? Si des jésuites ont un procès au Malabar avec un capucin, pour des choses dont je n’ai point connaissance, que m’importe ? Est-ce une raison pour moi d’être ingrat envers ceux qui m’ont inspiré le goût des belles-lettres, et des sentiments qui feront jusqu’au tombeau la consolation de ma vie ? Rien n’effacera dans mon cœur la mémoire du père Porée, qui est également cher à tous ceux qui ont étudié sous lui. Jamais homme ne rendit l’étude et la vertu plus aimables. Les heures de ses leçons étaient pour nous des heures délicieuses ; et j’aurais voulu qu’il eût été établi dans Paris, comme dans Athènes, qu’on pût assister à tout âge à de telles leçons ; je serais revenu souvent les entendre. J’ai eu le bonheur d’être formé par plus d’un jésuite du caractère du père Porée, et je sais qu’il a des successeurs dignes de lui. Enfin, pendant les sept années que j’ai vécu dans leur maison, qu’ai-je vu chez eux ? La vie la plus laborieuse, la plus frugale, la plus réglée ; toutes leurs heures partagées entre les soins qu’ils nous donnaient et les exercices de leur profession austère. J’en atteste des milliers d’hommes élevés par eux comme moi ; il n’y en aura pas un seul qui puisse me démentir[57]

C’est le corps enseignant dont Voltaire entend faire l’éloge. Sa reconnaissance n’est pas telle qu’elle ne lui laisse ses coudées franches et bien franches sur le reste ; et, dans le Dictionnaire philosophique, dans Candide, à mille autres endroits, il ne sera sobre ni de duretés ni de railleries à l’égard d’une société qui avait le malheur de renfermer dans son sein des pères Patouillet et des pères Nonotte. Quoi qu’il en soit, on ne saurait être plus tendre, plus affectueux qu’il ne le parut pour ses anciens régents. Il correspondit toujours avec eux, leur témoignant, à l’occasion, un attachement et une vénération qu’ils méritaient. Il finissait une lettre à l’abbé d’Olivet : « Vale, dilige tuum amicum, tuum discipulum[58]. » Il écrivait au père Tournemine, à l’apparition de Mérope : « Mon très-cher et très-révérend père, est-il vrai que ma Mérope vous ait plu ? Y avez-vous reconnu quelques-uns de ces sentiments généreux que vous m’avez inspirés dans mon enfance ? Si placet, tuum est : c’est ce que je dis toujours en parlant de vous et du père Porée…[59] » À propos de cette même Mérope, il disait à Thiériot, au moment, il est vrai, de ses démêlés avec l’abbé Desfontaines : « Au nom de Dieu, courez chez le père Brumoy ; voyez quelques-uns de ces pères, mes anciens maîtres, qui ne doivent jamais être mes ennemis. Parlez avec tendresse, avec force. Père Brumoy a lu Mérope, il en est content ; père Tournemine en est enthousiasmé. Plût à Dieu que je méritasse leurs éloges ! Assurez-les de mon attachement inviolable pour eux ; je le leur dois, ils m’ont élevé ; c’est être un monstre que de ne pas aimer ceux qui ont cultivé notre âme[60]. » Quand sa Henriade parut, il l’envoya au père Porée avec une lettre charmante, dont il faut au moins citer le début : « Si vous vous souvenez encore, mon révérend père, d’un homme qui se souviendra de vous toute sa vie avec la plus tendre reconnaissance et la plus parfaite estime, recevez cet ouvrage avec quelque indulgence, et regardez-moi comme un fils qui vient, après plusieurs années, présenter à son père le fruit de ses travaux dans un art qu’il a appris autrefois sous lui…[61] »

Dans cette lettre, il suppliait son respectable ami de vouloir bien l’instruire s’il avait parlé de la religion comme il le devait, ambitionnant son estime non-seulement comme auteur, mais comme « chrétien. » Voilà qui vaut bien la peine qu’on le remarque. Il écrivait cela en 1729 ; neuf ans après, en 1738, dans la lettre à Tournemine, citée plus haut, même prix attaché à l’opinion de son ancien professeur, avec quelque chose de plus encore : « Si, dans quelques autres ouvrages qui sont échappés à ma jeunesse (ce temps des fautes), qui n’étaient pas faits pour être publiés, que l’on a tronqués, que l’on a falsifiés, que je n’ai jamais approuvés, il se trouve des propositions dont on puisse se plaindre, ma réponse sera bien courte ; c’est que je suis près d’effacer sans miséricorde tout ce qui peut scandaliser, quelque innocent qu’il soit dans le fond. Il ne m’en coûte point de me corriger… » Sans doute, Voltaire est peu sincère, quand il offre d’effacer ce qu’on peut trouver de répréhensible dans ses œuvres ; sans doute ces assurances n’étaient point à prendre au pied de la lettre, et le père Tournemine, tout le premier, en disant « qu’il voudrait pouvoir le brider[62], » formait un souhait qu’il n’était pas dans ses moyens d’accomplir. Mais ce sont au moins des marques de déférence qui prouvent qu’il tient à ne pas rompre avec ces directeurs affectueux et habiles de son enfance. Il sentait qu’ils n’eussent pu décemment continuer, sans ces garanties d’orthodoxie, un commerce d’amitié et de lettres avec un écrivain assez mal famé déjà, et il jugeait nécessaire de les mettre à l’aise avec leur conscience et leurs supérieurs, par des témoignages qu’ils pouvaient produire au besoin. Ce n’est pas de la fausseté, si l’on prend garde à l’époque où il écrit ; c’est de la prudence et de la courtoisie tout ensemble.

S’il s’était fait un ennemi du père Lejay, Voltaire n’avait rencontré, et il ne l’oublia jamais, qu’indulgence dans le père Porée, qui tenait la classe du matin ; car les deux régents de rhétorique alternaient chaque année : l’un professait l’éloquence le matin, l’autre la poésie le soir[63]. Ce dernier n’avait voulu voir que les dons d’une nature prodigue qu’il fallait façonner et diriger, et prenait plaisir à développer cette intelligence pleine de promesses. Malgré sa turbulence, le désir d’apprendre et de connaître éloignait Arouet de ses petits camarades et le rapprochait de ses maîtres. Dès sa quatrième, il passait les récréations en compagnie des pères Porée et Tournemine, avec lesquels il donnait entière licence à cet irrésistible besoin de questionner qu’ils encourageaient. Et lui reprochait-on de nepas danser, courir, chanter, rire avec les autres ; il répondait que chacun sautait et s’amusait à sa manière. C’était vers l’histoire, comme il le déclare dans une lettre à l’abbé d’Olivet[64], et surtout l’histoire contemporaine et les choses du gouvernement et de la politique, qu’inclinait la curiosité de son esprit, ce qui faisait dire à Porée : « qu’il aimait à peser dans ses petites balances les grands intérêts de l’Europe[65]. »

Mais, avant tout, il était né pour faire des vers. Les vers avaient été sa première langue, il avait bégayé des vers avant d’articuler de la prose ; à trois ans, comme on l’a vu, Châteauneuf lui faisait réciter les fables du bon la Fontaine et ce poëme irréligieux que Rousseau eût composé lorsqu’il était secrétaire de l’évêque de Viviers. Dès l’âge de douze ans (en 1706), n’étant encore qu’en cinquième, il s’essayait dans quelques traductions d’Anacréon, qu’on n’a pas retrouvées, et une épigramme imitée de l’anthologie grecque sur les prouesses de Léandre, qui a été recueillie. Mais le jeune Arouet avait, dès lors, de bien autres visées, et son ambition ne tendait pas à moins qu’à doter notre théâtre d’un chef-d’œuvre. C’est le rêve de tout rhétoricien, mais il s’en fallait encore qu’il le fût. Sa tragédie était intitulée Amulius et Numitor. Voltaire, plus tard, rencontrant, parmi d’autres papiers, cet essai de collège, voulut le relire ; mais il fut vite rebuté et le jeta au feu sans nul remords. Probablement ne fut-il que juste, ce qui ne nous empêche pas de regretter cette exécution ; il n’était pas sans intérêt de le prendre à son point de départ. En somme, deux fragments échappèrent aux flammes et, après un sommeil de cent quatorze ans, furent retrouvés par un curieux ; ils faisaient partie des manuscrits de Thiériot et ont été publiés, en 1820, dans un recueil de pièces inédites, où l’on peut les aller chercher[66]. Ce qui demeure incontestable, c’est sa facilité, sa prestesse à rimer. Ses maîtres prenaient plaisir à mettre à contribution sa muse enfantine. Le petit Arouet, pour tuer l’heure, qui lui durait trop, lançait un jour, pendant la classe, sa tabatière en l’air et s’amusait à la recevoir au retour. Le régent de la confisquer pour l’exemple. Après la classe, l’étourdi alla la réclamer ; mais le coupable ne devait rentrer dans son bien qu’en échange d’une supplique en beaux vers. Un quart d’heure lui suffit pour rimer ses adieux à un bijou qu’il se déclarait impuissant à reconquérir à ce prix.

Adieu, ma pauvre tabatière !
Adieu, je ne te verrai plus ;

Ni soins, ni larmes, ni prière
Ne te rendront à moi ; mes efforts sont perdus.
Adieu, ma pauvre tabatière ;
Adieu, doux fruit de mes écus !
S’il faut à prix d’argent te racheter encore,
J’irai plutôt vider les trésors de Plutus.
Mais ce n’est pas ce dieu que l’on veut que j’implore,
Pour te revoir, hélas ! il faut prier Phœbus…
Qu’on oppose entre nous une forte barrière !
Me demander des vers ! hélas ! je n’en puis plus.
Adieu, ma pauvre tabatière ;
Adieu, je ne te verrai plus !

Une autre fois, le demi-quart avant la fin de la classe, le père Porée, surpris par l’heure et n’ayant plus le temps de dicter le devoir pour le lendemain, dit aux élèves de faire des vers sur la fin dramatique de Néron succombant sous sa propre fureur. On a conservé ceux d’Arouet.

De la mort d’une mère exécrable complice,
Si je meurs de ma main, je l’ai bien mérité ;
Et n’ayant jamais fait qu’actes de cruauté,
J’ai voulu, me tuant, en faire un de justice.

Un invalide se présente au collège Louis-le-Grand et s’adresse à l’un des régents, au père Porée, selon Luchet[67], pour obtenir une petite requête rimée, qui peut intéresser à son sort le Dauphin, dans le régiment duquel il avait servi. Le régent, trop occupé ou peu soucieux de prendre cette peine, lui répondit qu’il allait lui donner un mot pour l’un de ses élèves, très-capable de le satisfaire. Cet élève c’était Arouet. Au bout d’une demi-heure, le vieux soldat emportait ces vingt vers :

Noble sang du plus grand des rois,
Son amour el son espérance,
Vous qui, sans régner sur la France,
Régnez sur le cœur des François,
Pourrez-vous souffrir que ma veine,
Par un effort ambitieux,
Ose vous donner une étrenne,
Vous qui n’en recevez que de la main des dieux ?
La nature en vous faisant naître,
Vous étrenna de ses plus doux attraits
Et fit voir dans vos premiers traits
Que le fils de Louis était digne de l’être.
Tous les dieux à lenvi vous firent leurs présents :
Mars vous donna la force et le courage ;
Minerve, dès vos jeunes ans,
Ajouta la sagesse au feu bouillant de l’âge ;
L’immortel Apollon vous donna la beauté :
Mais un dieu plus puissant, que j’implore en mes peines,
Voulut me donner mes étrennes,
En vous donnant la libéralité.

La petite requête en vers obtint le résultat qu’on en attendait, en valant quelques louis d’or à l’invalide. Elle valut encore à Arouet un succès qui, cette fois, ne se borna pas aux applaudissements de ses régents. On en parla à Paris et à Versailles, et, s’il fallait en croire le Commentaire historique, ce fut elle qui inspira à Ninon l’envie de voir le précoce auteur, ce fut à elle qu’il dut le souvenir charmant qu’elle lui laissa par testament.

L’abbé de Châleauneuf me mena chez elle dans ma plus tendre jeunesse. J’étais âgé d’environ treize ans. J’avais fait quelques vers qui ne valaient rien, mais qui paraissaient fort bien pour mon âge. Mademoiselle de Lenclos avait autrefois connu ma mère, qui était fort amie de l’abbé de Châteauneuf. Enfin, on trouva plaisant de me mener chez elle. L’abbé érait le maître de la maison : c’était lui qui avait fini l’histoire amoureuse de cette personne singulière. C’était un de ces hommes qui n’ont pa- ; besoin de l’attrait de la jeunesse pour avoir des désirs, et les charmes de la société de mademoiselle de Lenclos avaient fait sur lui l’effet de la beauté. Elle le fit languir deux ou trois jours ; et enfin l’abbé lui ayant demandé pourquoi elle lui avait tenu rigueur si longtemps, elle lui répondit qu’elle avait voulu attendre le jour de sa naissance pour ce beau gala ; et ce jour-là, elle avait juste soixante et dix ans. Elle ne poussa guère plus loin cette plaisanterie, et l’abbé de Châteauneuf resta son ami intime. Pour moi, je lui fus présenté un peu plus tard ; elle avait quatre-vingt-cinq ans. Il lui plut de me mettre sur son testament ; elle me légua 2 000 francs pour acheter des livres. Sa mort suivit de près ma visite et son testament[68].

L’histoire de ce dernier caprice de la vieille Ninon est demeurée, de toutes ses aventures, celle qui a le plus couru et qu’on s’est plu davantage à répéter, bien qu’au fond cela n’ait rien que de médiocrement souriant. D’abord est-on bien sûr que ce ne soit pas là un conte brodé à plaisir, comme on en a été si prodigue à l’égard de la moderne Léontium ? Au moins y a-t-il plus d’une variante à cette historiette. Châteauneuf a à disputer les honneurs de cette dernière victoire à deux autres personnages, tous deux de l’intimité de celle-ci, M. de R*** (sans doute Rémond, introducteur des ambassadeurs) et l’abbé Géd*** (Gédoyn). L’auteur de la Vie de Mademoiselle de Lenclos ne parle nullement de Châteauneuf, et, s’il écarte M. de R***, c’est au profit de Gédoyn[69]. En ce cas, au lieu de soixante-dix, ce serait soixante-quatorze ans qu’aurait eus Ninon[70] ; car Gédoyn ne lui fut présenté qu’à sa sortie des jésuites. en 1694. Mais on sait désormais à quoi s’en tenir sur cette fable. Depuis longtemps mademoiselle de Lenclos avait dit adieu à toutes les charmantes faiblesses de l’amour ; les amis avaient remplacé les amants, son salon s’était épuré, et les mères de famille lui conduisaient leurs fils. Il ne faut que se souvenir de la façon dont Saint-Simon, madame de Coulanges, madame de Sévigné, et Tallemant même parlent d’elle, pour répudier un conte aussi ridicule qu’absurde[71]. Quant à Voltaire, qui ne faisait que répéter ce qu’il avait entendu, il se contredit en plus d’un endroit et rapporte les mêmes choses ailleurs d’une façon un peu différente. S’il la gratifie plus haut de soixante-dix ans, lors de ses amours avec Châteauneuf, autre part il ne lui en donnera plus que soixante. C’est pourtant quelque chose que dix ans de plus ou de moins à tel âge et en telle affaire. Quand il la connut, Ninon n’avait plus rien de ce reste d’attraits qui avaient enflammé Châteauneuf[72] ; elle lui produisit l’effet d’une momie. « C’était, dit-il, dans la Défense de mon Oncle, une décrépite ridée, qui n’avait sur les os qu’une peau jaune tirant sur le noir[73]. » Et ailleurs : « Je puis assurer qu’à l’âge de quatre-vingts ans, son visage portait les marques les plus hideuses de la vieillesse ; que son corps en avait toutes les infirmités[74]… »

Il parle d’elle, en tous cas, avec un ton dégagé qui, sans exclure la reconnaissance pour le souvenir aimable de la bonne fille, ne l’indique d’aucune sorte. Si on prenait à la lettre les dates de Voltaire, il n’y aurait qu’à s’inscrire en faux. Il ne peut pas avoir été présenté à Ninon, à l’âge de treize ans, puisqu’alors Ninon dormait depuis deux ans de son dernier sommeil ; mais il put l’avoir été à onze, et bien qu’on nous dise qu’il bégaya ses premiers vers en cinquième, par conséquent en 1706, rien ne prouve qu’il n’ait pas rimé plus tôt. Pour le legs de deux mille francs, force est bien d’en croire Voltaire sur parole. Après tout, son père ne faisait-il pas les affaires de Ninon, n’était-il pas son notaire ? Nous le voyons suivre sa dépouille mortelle à son dernier gîte, et l’acte de décès de la spirituelle fille est signé de lui et du fils de Gourville[75]. Que Ninon ait laissé à son ancien notaire, comme témoignage de sa gratitude, une somme d’argent pour ce bambin qui semblait déjà tant promettre, c’était assez dans son caractère généreux et désintéressé ; et le peu de concordance des dates n’est pas une raison, surtout quand on connaît Voltaire, pour repousser un fait qui n’est pas sans vraisemblance et qu’il n’a pas dû complètement inventer.

Arouet, aux yeux de ses maîtres et de ses condisciples, était bien un fils d’Apollon, et il n’y avait pas à se méprendre sur sa vraie vocation. Si le père Porée avait introduit les vers français à Louis-le-Grand[76], cela n’empêchait pas que l’on en fît de latins, et que les vers latins, comme ça allait de droit, ne tinssent le haut du pavé. Le père Lejay, qui s’exprimait si mal dans sa langue, était, en revanche, fort éloquent dans celle de Virgile et d’Horace. Il venait de composer une ode sur sainte Geneviève ; Arouet, soit pour faire sa paix, soit que cela lui fût imposé à titre de pensum, se mit à la traduire en onze strophes, qui ne manquent ni de nombre ni de noblesse même, et qui valent à coup sûr, comme forme et mouvement, les trois quarts des odes de Larnotte. Une circonstance assez piquante, c’est que le futur auteur de la Pucelle est amené, par les exigences de la traduction, à mettre aux pieds de cette patronne de Paris, dont son tombeau plus tard devait avoisiner la châsse, la seule offrande qu’il lui pouvait faire, celle de ses écrits :

Les Indes pour moi trop avares,
Font couler l’or en d’autres mains :
Je n’ai point de ces meubles rares
Qui flattent l’orgueil des humains.

Loin d’une fortune opulente,
Aux trésors que je vous présente
Ma seule ardeur donne du prix ;
Et si cette ardeur peut vous plaire,
Agréez que j’ose vous faire
Un hommage de mes écrits.

Le hasard, qui a parfois de ces rencontres, ne pouvait compromettre davantage et le poêle et la sainte qu’il célébrait. Bien que publié en son temps par les jésuites, en regard de l’ode latine du P. Lejay[77], ce premier essai lyrique était demeuré depuis tellement ignoré, que Fréron, en 1764, le reproduisait comme une pièce rare et curieuse, dans une intention qu’on devine[78].

À part ce don des vers, Arouet était un bon élève, un sujet brillant, un collecteur de couronnes. À sa dernière année de rhétorique, son nom plusieurs fois acclamé frappa l’attention de Jean-Baptiste Rousseau, qui assistait à la distribution des prix des jésuites.

Des dames de ma connoissance, raconte ce dernier, m’avoient mené voir unetragédie des jésuites, au mois d’août de l’année 1710 ; à la distribution des prix, qui se faisoit ordinairement après ces représentations, je remarquai qu’on appela deux fois le même écolier. Je demandai au père Tarteron, qui faisoit les honneurs de la chambre où nous étions, qui étoit ce jeune homme si distingué parmi ses camarades ? Il me dit que c’étoit un petit garçon qui avoit des dispositions surprenantes pour la poésie, et me proposa de me l’amener, à quoi je consentis. Il me l’alia chercher, et je le vis revenir, un moment après, avec un jeune écolier qui me parut avoir seize ou dix-sept ans, d’une mauvaise physionomie, mais d’un regard vif et éveillé ; et qui vint m’embrasser de fort bonne grâce[79]

Tout cela est et doit être vrai, et il n’y aurait rien à dire à ce petit tableau sans ce trait où percent la malveillance et l’inimitié : « d’assez mauvaise physionomie.  » Mais Rousseau, à cette date, n’était pas payé pour flatter l’original, avec lequel il était en pleine guerre. Voltaire, qui n’était pas homme à rien laisser tomber à terre, dans une diatribe où, selon ses habitudes, il dépassait la mesure de la juste et honnête défense, ripostait aigrement : « Je ne sais pas pourquoi il dit que ma physionomie lui déplaît, c’est apparemment parce que j’ai des cheveux bruns et que je n’ai pas la bouche de travers[80]. » L’auteur de la Henriade ne fait là que défendre sa figure ; mais que penser des lignes suivantes :

Il aurait dû ajouter qu’il me fit cette visite parce que son père avait chaussé le mien pendant vingt ans et que mon père avait pris soin de le placer chez un procureur, où il eût été à souhaiter pour lui qu’il eût demeuré, mais dont il fut chassé pour avoir désavoué sa naissance. Il pouvait ajouter encore que mon père, tous mes parents, et ceux sous qui j’étudiais, me défendirent alors de le voir, et que telle était sa réputation, que, quand un écolier faisait une faute d’un certain genre, on lui disait : « Vous serez un vrai Rousseau. »

Voltaire ne pouvait parler de Rousseau de sang-froid. « C’est là que l’homme reste et que le héros s’évanouit, écrivait de Cirey même madame de Grafigny à un de ses amis ; il serait homme à ne point pardonner à quelqu’un qui louerait Rousseau[81]. » Il était capable des plus affreux discours, et très-capable même de calomnie à l’égard de celui-ci, qui le lui rendait bien, mais plus souterrainement. Il ne faudrait donc pas croire sans contrôle ce qu’il dit plus haut, quoiqu’il y ait déjà une énorme distance entre l’allégation d’un fait mensonger et la couleur qu’on peut donner à un fait vrai. Que Voltaire répète ce mauvais bruit qui avait couru sur Jean-Baptiste à propos d’une certaine reconnaissance à la Comédie-Française, qu’il noircisse ses mœurs et sa conduite ; il brode plus ou moins sur un fond réel ou réputé véritable. Mais M. Arouet père a ou n’a pas fait entrer chez un procureur le fils de son cordonnier, et vraiment il serait trop fort que Voltaire eût inventé cela. Il prétend en savoir long sur le lyrique, et ce ne sont pas là les seules circonstances qui l’ont placé de façon à être édifié sur sa moralité. « La mère du petit malheureux qui fut séduit pour déposer contre Saurin, servait chez mon père » écrit-il dans une sorte de factum adressé à un membre de l’Académie de Berlin[82]. Au moins ce dernier fait est-il exact, et Suzanne Meusnier, dont le fils, Guillaume Arnoult fut convaincu dans ces débats trop fameux de faux témoignage, faisait-elle partie du domestique du payeur des épiées et dépêchait-elle la grosse besogne de la maison[83].

La vérité, c’est que ses parents n’eurent pas, comme il le donne à entendre, à lui défendre de voir Rousseau, que l’affaire des fameux couplets forçait de s’expatrier en 1711. Nous sommes étonnés pourtant qu’il ne l’eût pas rencontré antérieurement chez Chaulieu et chez l’abbé Courtin. C’est vers 1706 que Châteauneuf introduisait son protégé dans la société du Temple. Mais Rousseau, nommé peu après à un emploi de finances, réalisait forcément les prédictions que lui adressait Chaulieu[84]. Il en était, d’ailleurs, aux picoteries avec l’abbé Courtin, contre lequel il décochait même une épigramme méritée, il est vrai, par celui-ci[85], et tout cela faisait sans doute qu’il fréquentait moins ses amis. Disons aussi qu’Arouet ne pouvait se montrer au Temple que les jours de congé et durant les vacances, et que ce ne fut qu’après sa sortie définitive du collège qu’il devint le familier de ces débauchés de bonne maison auxquels il allait emprunter, avec leur ton exquis, ce scepticisme, ce dédain des choses les plus respectées et les plus respectables, ce besoin de discussion, de révision qui était dans l’air, mais dont il devait être l’effrayante et formidable formule. Précisément Rousseau, cédant à la tempête, succombant sous le poids des charges, livrait alors le champ de bataille à ses ennemis, trop cruellement offensés pour ne pas être implacables, et demandait à l’exil un repos qu’il ne devait rencontrer nulle part.

  1. Duvernet, la Vie de Voltaire (Genève, 1786), p. 9.
  2. Archives de la ville, Registre des Baptêmes de la paroisse de Saint-Germain-le-Vieil, du 5 avril 1685, p. 26.
  3. Boileau, Œuvres complètes (Paris, 1830), t. I, p. xi-xvi. Digression sur l’époque et le lieu de la naissance de Voltaire.
  4. Clogenson, Lettre à M. le Rédacteur du Nouvelliste de Rouen, 23 février 1860, p. 1 et 2.
  5. Duvernet, la Vie de Voltaire (Genève, 1780), p. 10.
  6. Benjamin Fillon, Lettres écrites de la Vendée à M. Anatole de Montaiglon (Paris, 1861) p. 113.
  7. Duvernet, la Vie de Voltaire (Genève, 1786), p. 8.
  8. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LVI, p. 70. À un membre de l’Académie de Berlin ; Postdam, le 15 avril 1752, t. XLIII, p. 370, la Défense de mon oncle.
  9. L’Artiste, 15 avril 1861, p. 190. Extrait d’une lettre de M. Clogenson, conseiller honoraire à la cour de Rouen ; Rouen, le 27 juin 1858.
  10. Marquis de Luchet, Histoire littéraire de M. de Voltaire (Cassel, 1781], t. I, p. 2.
  11. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXX, p. 461. Lettre de Voltaire à M. Dumoustier de la Fonds (Paris, 7 avril 1778).
  12. Benjamin Fillon, Lettres inédites de la Vendée (Paris, 1861), p. 115.
  13. Archives de la ville, Registre des mariages de la paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois, du lundi 1er mars 1666, p. 151. Cette rue de la Haumerie qui a disparu dans la transformation du nouveau Paris, ainsi que sa voisine la rue de la Vieille-Monnaie, était à l’entrée de la rue Saint-Denis.
  14. Ibid., Registre des décès de la paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois, du lundi 20 février 1673, p. 6.
  15. Archives de la ville, Registre des mariages de la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, du dimanche 27 avril 1670, p. 28. Ce Jean Arouet, apothicaire en Poitou, ne peut être que Jean, sieur de Villeneuve, domicilié à Bressuire, puis à Saint-Loup.
  16. Ibid., Registre des décès de la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, du mercredi 24 octobre 1674, p. 39 : du vendredi 3 septembre 1677, p. 25 ; du jeudi 11 juillet 1680, p. 42.
  17. Ibid, Registre des baptêmes de la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, du mardi 2 mars 1647, p. 251 ; du dimanche 29 août 1649.
  18. Il n’était pas le premier notaire de sa famille. Il y avait eu un Samuel Arouet, notaire de la baronnie de Saint-Loup, de 1618 à 1641, Almanach littéraire ou étrennes d’Apollon (1781, p. 30). — Henri Filleau, Dictionnaire biographique, historique et généalogique des familles de l’ancien Poitou (Poitiers, 1810-1854), t. I, p. 96.
  19. Saint-Simon. Mémoires (Chéruel), t. XIII, p. 436.
  20. Archives de la ville, Registre des baptêmes de la paroisse de Saint-Germain-le-Vieil, du 5 avril 1685, p. 26.
  21. Ibid., Registre des mariages de la paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois, du 7 juin 1683, p. 16.
  22. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIV, p. 663. Lettre de Voltaire au duc de Richelieu ; à Cirey, ce 8 juin 1744.
  23. Duvernet, la Vie de Voltaire (Genève, 1786), p. 9. Voltaire, dans le Cadenat, a dit :
     
    Sermons par Vénus approuvés
    Dont Rochebrune orne ses chansonnettes.
  24. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XIV, p. 309.
  25. Archives de la ville, Registre des baptêmes de la paroisse de Saint-Germain-le-Vieil : 18 mars 1684, p, 83 ; 5 avril 1685, p. 26 ; 29 décembre 1686, p. 97 ; 18 juillet 1689, p. 83 ; Registre des baptêmes de la paroisse de Saint-André-des-Arts : 22 novembre 1694, p. 91.
  26. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XLIII, p. 336. La Défense de mon Oncle. — Œuvres diverses de l’abbé Gédoyn (Paris, 1745) p. xii. Mémoires sur la vie de l’auteur.
  27. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIX, p. 624. Lettre de Voltaire à l’abbé d’Olivet ; septembre 1761.
  28. Boileau Despréaux, Œuvres complètes (Saint-Surin), t. I, p. xciv.
  29. Ibid., t. IV, p. 558.
  30. Duvernet, la Vie de Voltaire (Genève, 1786, p. 11. La Moïsade est, en réalité, de Lourdet. Jugements sur quelques ouvrages nouveaux, t. I, p, 273.
  31. Luchet, Histoire littéraire de Voltaire (Cassel, 1781), t. II, p. 295, 296.
  32. L’église Saint-André-des-Arts était située près du pont Saint-Michel. Paillet de Warcy place la demeure de M. Arouet, rue des Marmouzets, au coin de celle de Glatigny. Mais cette rue était sur la paroisse de la Madeleine qu’elle avoisinait, et non sur la paroisse Saint-André. Elle n’était pas davantage sur Saint-Germain-le-Vieil.
  33. Labat, Hôtel de la Présidence, actuellement Hôtel de la Préfecture de police (Paris, 1844), p. 25.
  34. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot t. LIX, p. 494. Lettre de Voltaire à d’Argenlal ; 6 juillet 1761.
  35. Germain Brice, Description nouvelle de la ville de Paris (Paris, 1698), t. II, p. 127.
  36. Emond, Histoire du collège Louis-le-Grand (Paris, 1845), p. 137.
  37. Le père Thoulié prit le nom d’Olivet, l’anagramme de son nom. Marais, Journal, t. II, p. 379.
  38. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LXV, p. 166. Lettre de Voltaire à d’Alembert ; 2 septembre 1768. Il avait eu auparavant pour préfet le père Charlevoix, t. XLVIII, p. 490. Un Chrétien contre six Juifs.
  39. Le Dernier volume des Œuvres de Voltaire (Plon, 1862), p. 366. Lettre de l’abbé d’Olivet à Voltaire ; Paris, 3 janvier 1767.
  40. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LVIII, p. 302. Lettre de Voltaire à M. Pierron ; à Tournay, 21 janvier 1760.
  41. Paillet de Warcy, Histoire de la Vie et des ouvrages de Voltaire (Paris, 1824), t. I. p. 7.
  42. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. I, p. 121. — Duvernet, la Vie de Voltaire (Genève, 1786), p. 15.
  43. Alexis Pierron, Voltaire et ses maîtres (Didier, 1866), p. 12.
  44. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XL, p. 116. Mémoires pour servir à la vie de Voltaire.
  45. Bibliothèque Mazarine. Manuscrits. Correspondance inédite de la marquise de La Cour, t. VIII, p. 107, lettre 63 ; à Paris, le 12 octobre 1723.
  46. Montaigne, Essais (Paris. Menard, 1827), t. II, p. 115. liv. i, ch. xxv,
  47. Richelieu était né le 5 avril 1696. Il avait alors quinze ans.
  48. Marquis d’Argenson, Mémoires (Jannet), t. I, p. 183, 185.
  49. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIII, p. 570, 571. Lettre de Voltaire au marquis d’Argenson ; le 16 avril 1739.
  50. Marquis d’Argenson, Mémoires (Jannet), t. V, p, 139.
  51. Ibid., t. II, p. 216.
  52. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LV, p. 193. Lettre de Voltaire au comte d’Argenson ; à Commercy, ce 19 juillet 1748.
  53. Marquis d’Argenson, Mémoires (Jannet), t. V, p. 48. Lettre de Voltaire au comte d’Argenson ; à Postdam, 3 octobre 1752.
  54. Voltaire et le président de Brosses (Didier 1858), p. 192. Le Gouz de Guerland était né à Dijon en 1695.
  55. Voltaire à Ferney (Didier, 1860), p. 516, 517. Appendice de la 2e édition. Lettre de Voltaire à M. de la Marche ; Ferney, le 3 mars 1766. Ces lettres de Voltaire au premier président, assurément très-curieuses, sont dans les mains d’un magistrat, M. Henri Beaune, que nous ne saurions trop engager à les publier prochainement.
  56. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIV, p. 406. Lettre de Voltaire à Cideville ; Bruxelles, ce 28 octobre 1741.
  57. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LV, p, 88, 89. Lettre de Voltaire au père de Latour ; à Paris, le 7 février 1746.
  58. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LI, p. 343. Lettre à l’abbé d’Olivet ; 1732.
  59. Ibid., t. LIII, p. 371. Lettre de Voltaire au père Tournemine ; décembre 1738.
  60. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIII, p. 397. Lettre de Voltaire à Thiériot ; à Cirey, le 9 janvier 1739.
  61. Ibid., t. LI, p. 181. Lettre de Voltaire au père Porée ; à Paris, rue de Vaugirard, près la porte Saint-Michel, 1729.
  62. Jordan, Histoire d’un voyage littéraire fait en 1733, en France, en Angleterre, et en Hollande (La Haye, 1735), p. 68.
  63. Président Hénault, Mémoires (Paris. 1855), p. 8.
  64. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LIII, p. 293. Lettre de Voltaire à l’abbé d’Olivet ; à Cirey, ce 20 octobre 1738.
  65. Duvernet, la Vie de Voltaire (Genève, 1786), p. 14, 17, 19.
  66. Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire (Paris, 1826) t. I. p. 20, — Laharpe, Commentaire historique sur le théâtre de Voltaire, p. 12. — Paillet de Warcy, Histoire de la vie et des ouvrages de Voltaire (Paris, 1824), t. II, p. 530, 531. — Voltaire, Pièces inédites (Didot, 1820), p. 13 à 18.
  67. Luchet, Histoire littéraire de M. de Voltaire (Cassel, 1781). t. I, p. 8, 9.
  68. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XXXIX, p. 408, 409. Sur Ninon Lenclos à M ***, 1751.
  69. Mémoires sur la vie de mademoiselle de Lenclos, par M. B*** (Bret) Amsierdam, 1751, p. 313, 314, 315.
  70. Archives de la ville, Registre des baptêmes de la paroisse Saint-Jean-en-Grève, 10 novembre 1620, p. 33.
  71. Œuvres mêlées de Saint-Évremond (Techener). La curieuse notice de M. Charles Giraud, t. I, p. cclx-cclviii. — Tallemant des Reaux. Historiettes (Techener), t. VI, p. 26.
  72. Châteauneuf, Dialogue sur la musique des anciens (Paris, 1735), p. 115, 116.
  73. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. XLIII, p. 387. La Défense de mon Oncle.
  74. Ibid., t. XXVIII, p. 353. Au mot Dictionnaire ; t. XXXIV, p. 196. La Princesse de Babylone.
  75. Archives de la ville, Registre des décès de la paroisse de Saint-Paul, du 17 octobre 1705, p. 53.
  76. Cette innovation n’avait pas rencontré un assentiment unanime. Lorsque le père Dubauderi, successeur du père Porée, récita sa première harangue, le cardinal de Polignac, « qui d’ailleurs estimait le père Porée pour le fonds de son génie, » dit en sortant : « Voilà le bon goût du latin revenu au collège. » De Quens. R. M. p. 241. (Bibliothèque de Caen. Manuscrits.)
  77. Imitation de l’Ode du R. P. Lejay sur sainte Geneviève. Signée : François Arouet, étudiant en rhétorique et pensionnaire au collége Louis-le-Grand. Huit pages, beau papier, in-4o. Sans lieu ni date.
  78. Mémoires secrets t. XVI, p. 224, 30 novembre 1764. — Longchamp et Wagnière, Mémoires sur Voltaire, t. I, p. 226, 227. Examen des Mémoires de Bachaumont. — Barbier, Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes (Paris, 1823), t. II, p. 221. L’abbé de Saint-Léger, Recueil C. (1759). Cette ode a, du reste, été admise dans presque toutes les éditions données depuis 1817, et nous ne comprenons pas que la Correspondance littéraire (25 novembre 1863, p. 18, 19, 20) la reproduise à titre de rareté et « comme ne l’avant pas rencontrée dans les œuvres de Voltaire. »
  79. Élie Harel, Voltaire, Particularités curieuses de sa vie et de sa mort (Paris, 1817), p. 41, 42. Lettre de M. Rousseau, au sujet des calomnie ; répandues contre lui par le sieur Arouet de Voltaire.
  80. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LII, p. 287. Aux auteurs de la Bibliothèque française (extrait du t. XXIV, p. 152 et suiv.). À Cirey, ce 20 septembre 1736. — Gacon, lui aussi, parle à tout instant des jeux louches, des cheveux roux, du teint livide et de la bouche de travers de Rousseau. « L’épithète de torse que je donne à la bouche de notre rimeur, n’est point un de ces ornements dont la poésie se sert par le droit de la métaphore : elle est fondée sur la réalité… » L’Anti-Rousseau (Paris, 1716), par le Poëte-sans-fard, p. 88, 176, 292, 294.
  81. Madame de Grafigny, Vie privée de Voltaire et de madame du Châtelet (Paris, 1820), p. 8.
  82. Voltaire, Œuvres complètes (Beuchot), t. LVI, p. 77. À un membre de l’Académie de Berlin ; Postdam, le 15 avril 1752, t. XIX, p. 142.
  83. Recueil de pièces du sieur Saurin, contre le sieur Rousseau. Dans l’Anti-Rousseau, p. 437, 438.
  84. Chaulieu, Œuvres complètes (Lahaye, 1777), t. I, p. 673.
  85. J.-B. Rousseau, Œuvres (Lefèvre, 1820), t. II, p. 37 1, 372.