Aller au contenu

La Jeunesse et la famille d’Alfred de Vigny

La bibliothèque libre.


La jeunesse et la famille
d’Alfred de Vigny
d’après ses Mémoires inédits

Dans une lettre de consolation adressée à Auguste Barbier qui venait de perdre son père, trois mois à peine après avoir conduit le deuil de sa mère, Alfred de Vigny se souvenait de lui-même. Il avait, lui aussi, ressenti très cruellement cette impression de morne solitude et de fatal déchirement que laisse à l’homme sans enfans la disparition des deux êtres dont il tient la vie. Il écrivait : « Vous avez comme moi fermé les yeux des premiers amis que nous ayons dans ce triste monde. » Le père et la mère d’Alfred de Vigny furent bien, en effet, dans la force des mots, les « premiers » de ses « amis. » Si les expressions du poète peuvent se vérifier, c’est surtout à l’aide de certains feuillets manuscrits qu’il m’a été permis d’utiliser, et dont beaucoup de traits reproduits scrupuleusement assureront, j’espère, à cette étude l’intérêt très particulier que notre temps attache avec raison à des reliques littéraires.


I

Alfred de Vigny s’est appliqué plus d’une fois à nous donner l’idée de la figure paternelle. Le meilleur de ces crayons, tracés par lui dans les papiers ou édités ou inédits, est peut-être celui qui se trouve, sous la date de 1831, dans le Journal d’un poète, publié par Louis Ratisbonne :


Je suis le dernier fils d’une famille très riche. Mon père, ruiné par la Révolution, consacra le reste de son bien à mon éducation. Bon vieillard à cheveux blancs, spirituel, instruit, blessé, mutilé par la guerre de Sept ans, et gai, et plein de grâces, de manières.


Sauf l’expression « famille très riche, » qu’il faudrait atténuer, les traits rassemblés ici sont la vérité même. Une publication récente nous apporte, à ce sujet, un moyen de contrôle qui nous avait manqué jusqu’à ce jour. Tout ce que nous savions sur le chevalier Léon de Vigny, père du poète, nous le savions seulement par son fils. Mais on nous a rendu le service d’éditer les curieux Mémoires d’Auguste de Frénilly, l’un des fondateurs et des rédacteurs du Conservateur. Le spirituel ultra, qui eut affaire, dans sa vie, à tant de gens et qui a eu l’heureuse idée de nous nommer tous ceux à qui il eut affaire, nous a laissé quelques lignes sur les Vigny, qu’il commença à fréquenter, quand il avait vingt et vingt et un ans, pendant deux séjours assez prolongés dans la ville de Loches. Voici, selon Frénilly, ce qu’était, en 1797, le chevalier Léon de Vigny, très peu de temps après la naissance du seul fils qui lui survécut, et qui fut le poète :


Étique et plié en deux depuis la guerre de Sept ans… un fort bon homme avec de l’esprit, de la finesse et quelque prétention à l’originalité.


Malgré la différence du ton, attendri chez le fils et plutôt piquant chez l’ami, les deux portraits nous rendent bien exactement la même image.

Mlle Amélie de Baraudin s’était mariée, par raison, — à trente-trois ans, — avec le chevalier de Vigny, « invalide » dès sa jeunesse, ayant assez peu de bien, aimable, instruit, spirituel, qui avait dépassé de trois années la cinquantaine. En 1797, après avoir perdu déjà trois fils en bas âge, elle était, depuis peu de temps, la mère d’un « marmot » nommé Alfred, chez qui « rien ne décelait encore le grand homme. » L’opinion concise et piquante que Frénilly nous a laissée sur elle est intéressante à recueillir :


La femme, dit-il, avait un grand talent pour la peinture, des visées au bel esprit et la prétention d’écrire comme Mme de Sévigné. J’ai quelques lettres d’elle qui en font foi, mais Mme de Sévigné n’imitait personne.


Les expressions d’Alfred de Vigny, — qui s’en étonnera ? qui surtout songerait à s’en offenser ? — sont bien autrement laudatives. Dans les fragmens inédits des Mémoires, il parle des lettres que s’écrivirent, pendant près d’un demi-siècle, sa mère, Mme de Vigny, et la sœur de sa mère, Sophie de Baraudin, chanoinesse de Malte, retirée au Maine-Giraud, en Angoumois, depuis les premiers jours de la Révolution. Son admiration n’a pas de bornes :


Je ne crois pas que jamais esprit plus vif, plus varié, plus gracieux, plus abondant, plus nourri d’une sève de sensibilité et d’une passion d’amitié mutuelle, sincère et chaleureuse, ait jamais créé, alimenté et soutenu pendant une absence de toute la vie une correspondance pareille à celle de ma mère et de sa sœur. Rien n’y était écrit pour la parade, l’éclat, le salon, la prétention, le public. Tout venait du fond de l’âme et des choses de la vie. Tout était senti, pensé de source originale et pure, exprimé dans la langue la plus facile, la plus limpide et la plus correcte, cette langue traditionnelle des meilleurs temps du grand monde.


De ces lettres incomparables qu’il dut, malgré lui, et pour obéir à ses « deux mères, » se résigner à brûler, il dit encore : « Après les avoir lues et relues souvent, je les ai regardées comme des modèles de bon goût, d’esprit et de grâce familière aussi bien que les plus célèbres de notre langue. » Et, pour donner à cet éloge tout son sens, il développe doctement un paradoxe sur les « écrivains involontaires, » dont Mme de Sévigné est un exemplaire accompli ; il s’étudie à définir, comme l’eût fait un Villemain, un Sainte-Beuve ou un Nisard, l’œuvre épistolaire de l’illustre marquise ; il conclut que, tout compte fait, Anne-Marie-Amélie de Vigny (née de Baraudin) et Marie-Élisabeth-Sophie de Baraudin, sa sœur aînée, furent des écrivains involontaires après Mme de Sévigné, pour les mêmes raisons et au même degré :


Combien d’autres correspondances qui m’ont été connues auraient pris place à côté de celle de la mère de Mme de Grignan, si elles eussent été trahies ! La passion, le malheur, les intimes détails de la vie et des affaires de famille, le choc des intérêts, les vulgaires calculs, les plaintes arrachées par la Terreur, par les tyrannies de famille, par les troubles domestiques, par ces mille souffrances intérieures dont l’aveu resserre les liens du cœur…, tout est obstacle à la publicité.


Ici encore, le témoignage de l’ami des Vigny et celui de leur fils peuvent différer de tendance et de ton : ils se complètent cependant et même, en s’opposant un peu, ils se confirment.

Quoiqu’il se soit surtout attaché à nous faire connaître ses parens par les traits de leur caractère et par le détail significatif de leur nature morale, Alfred de Vigny s’est, une fois ou deux, donné le plaisir d’évoquer devant nous leur silhouette ou leur visage. Il fait revivre, en quelques touches d’un pinceau léger, mais expressif, « les traits fins » de son père et son allure exténuée d’ancien soldat au corps traversé par une balle prussienne. « Il semblait alors plus âgé qu’il n’était, à cause de ses blessures qui l’avaient courbé et contraint à toujours s’appuyer sur une canne, en marchant lentement et péniblement. »

Pour servir de cadre au portrait de son père, Alfred de Vigny a cru devoir choisir le premier appartement occupé à Paris par ses parens, celui de l’Elysée-Bourbon. Les Vigny habitèrent là cinq ou six années, depuis leur arrivée en 1798, — 1799 au plus tard, — jusqu’à l’époque où le palais fut acheté par Murat, roi de Naples.


L’Élysée-Bourbon, — disent les fragmens inédits des Mémoires, — avait été confisqué durant la Révolution et administré par une compagnie de capitalistes qui, je crois, l’avaient acquis comme bien national. Cette sorte de Bande Noire ne l’avait point acheté pour l’abattre, mais pour le louer, comme toutes les maisons de Paris. Plusieurs familles y demeuraient, et entre autres Mme de Richelieu, veuve du maréchal de Richelieu, occupait le premier étage du côté du jardin. L’autre partie du premier étage qui donnait sur la grande cour de l’hôtel fut louée par mon père. Le jardin était en tout temps le nôtre, hors le dimanche, parce que, ne voulant rien négliger, les propriétaires en avaient fait pour les jours de fête une sorte de Tivoli où les Parisiens, éternels danseurs, venaient passer la soirée.


Le chevalier de Vigny se tenait le plus souvent assis, pendant le jour, sur le perron du grand escalier, le soir, près de la cheminée du salon, « à droite, » en face de Mme de Vigny, à la place invariable « d’où il entretenait l’échange toujours vif et brillant de conversations choisies qui étaient son art, son étude et sa consolation. » C’est dans cette posture de causeur aimable, écouté, que le fils, très tendre, très respectueux, admira d’abord le vieux gentilhomme et l’a fort heureusement représenté :


… L’attitude réfléchie et attentive ; le costume toujours un peu paré par l’habitude des bas de soie et des souliers à boucles d’or qu’il n’abandonna jamais, des cravates blanches, du jabot et des manchettes ; l’habit habillé du matin, tel qu’on le portait vers la fin de Louis XVI… l’observation dans le regard, la finesse d’esprit sur les lèvres, l’affabilité dans toute la physionomie, et, dans chaque geste lent et naturel, le bon goût.


Si l’on en croit le poète aux souvenirs émerveillés, ce n’est pas seulement à son foyer, c’est « partout » et toujours que le chevalier de Vigny dirigeait, « entraînait » la conversation « autant du sourire et du regard que des, paroles, » et ce n’est pas seulement le fils adolescent qui s’avisa plus d’une fois, « habillé pour le bal, de laisser là les danses et de s’asseoir encore près de lui pour l’écouter ; » des auditeurs plus frivoles se faisaient une « fête » de recueillir des propos si pleins de grâce ; ils en oubliaient tout autre plaisir.

Le chevalier de Vigny s’était d’abord appelé l’abbé de Vigny, car ce soldat avait été, dans son plus jeune temps, destiné à l’Église. Il avait passé quelques années à Saint-Sulpice, en compagnie de l’abbé de la Luzerne, qui devait s’élever au rang d’évêque et de cardinal, et qui, en 1814, au retour de l’émigration, s’en vint tout droit chez son ancien condisciple du séminaire. « J’entendis entre eux des entretiens qui passaient des souvenirs d’enfance à des considérations sérieuses sur l’état de l’Église en France et me firent mesurer ce que mon père en savait. » Le poète ne s’en tient pas à cette indication, et il fait de son père quelque chose de mieux qu’un homme instruit de ce qui touchait à la religion lorsqu’il le loue, au même endroit, de la façon suivante :


Plus érudit qu’on ne l’eût attendu d’un homme de guerre et de cour, il avait conservé et laissait à tous momens passer dans ses entretiens des connaissances sérieuses et étendues dans la théologie et les langues anciennes, mais entrevues par lueurs et tout à coup, par éclairs imprévus, à travers un demi-voile de gaieté qui flottait d’un sujet à l’autre.


Et, tout en écartant l’apparence du pédantisme, il s’élevait, à l’occasion, jusqu’au ton « grave ; » il donnait, « dès qu’il le fallait, » l’idée de la solidité : « Sa souplesse d’esprit lui faisait saisir le ton juste de chaque sujet de conversation et de toute question débattue, et, d’un coup d’œil, évoquer ses études et ses lectures, sans préparation, dans un âge avancé. »

Ici encore, les dires un peu exaltés d’Alfred de Vigny concordent, dans la mesure indispensable, avec le témoignage du caustique Frénilly. Cet élégant fils de famille, qui avait noué connaissance avec les Vigny en 1797, revint à Loches au début de janvier 1798 et, sans regret des plaisirs de Paris, qui s’étaient ranimés au lendemain de la Terreur, avec une sorte de violence, il se trouva parfaitement heureux dans la petite ville provinciale où il était venu se délasser de ses succès mondains. Un des élémens de son bonheur, c’est qu’il avait une provision de livres et que « la bibliothèque du chevalier de Vigny était à son service. »

Ce détail ne dément pas, — il s’en faut de beaucoup, — l’opinion qu’Alfred de Vigny a exprimée, plus d’une fois, sur le savoir élégant de son père.


II

C’est à ce père deux fois instruit, par la lecture et par la vie, qu’aurait dû revenir l’agréable devoir de diriger l’éducation de son unique fils. Il en alla tout autrement. Mme de Vigny prit pour elle tout le fardeau et elle le porta d’une façon virile.

« Elle avait vingt-cinq ans de moins que son mari, » écrit le poète avec ce sentiment de respect et d’admiration où se mêla toujours un peu de crainte. « Sa beauté de race italienne, ses grands yeux noirs de forme orientale, son esprit mâle et laborieux, la vigueur étrange de son caractère et de son corps, lui donnaient quelque chose de plus qu’il n’y a dans son sexe. » Alfred de Vigny compare orgueilleusement sa mère à Niobé, « dont elle avait la sévère beauté : » jeune, fière et frappée comme elle « par toutes les flèches du ciel, » elle avait presque égalé ses infortunes ; mais aucun coup du sort n’eut raison de son énergie.

Cette fille de marin avait été élevée, ainsi que sa sœur, dans le couvent « sévère » de Beaumont-les-Tours, « avec Mme la princesse de Condé qui était de leur âge. » Elle avait entrevu, à Paris, le monde de la Cour. Dès les premières journées de 1789, elle était venue avec sa mère, avec sa sœur aînée, habiter en pleine campagne sauvage, au cœur des hautes collines boisées de l’Angoumois, dans ce petit manoir du Maine-Giraud dont Alfred de Vigny hérita. Il y passera, lui aussi, au lendemain de la révolution de Février, près de trois années de sa vie.

On avait appris à Mlle Amélie de Baraudin la musique et la peinture. Elle fortifia ses talens dans les loisirs de cette existence rustique. En musique, sa « raison calculatrice, » que la pratique des mathématiques, et notamment de l’algèbre, avait préparée à tous les efforts, l’attacha de préférence et pour longtemps aux abstractions ardues de l’harmonie. En peinture, elle copiait les maîtres avec une dévotion passionnée. Si l’on prend à la lettre le témoignage de son fils, elle reproduisait les madones du peintre d’Urbin dans des transports d’une admiration attendrie, extatique :


Lorsque le maître était Raphaël, je voyais l’émotion intérieure de son travail agiter son sein et faire descendre lentement de ses yeux des larmes qui couvraient ses joues… Elle m’apprit à connaître pour la première fois les pleurs divins que fait naître des profondeurs mêmes de l’âme le sentiment de la souveraine beauté.


Il lui arriva, paraît-il, de copier une Mme de Sévigné de Mignard, tirée du cabinet d’un des locataires de l’Élysée-Bourbon. Le peintre Girodet, ou, comme il est dit dans les fragmens de Mémoires, « le poétique auteur d’Atala et d’Endymion, » qui était un ami intime des Vigny, aurait déclaré « sur son honneur, » après avoir longtemps contemplé la copie, que Mignard, s’il revenait au monde, la signerait comme l’original. Le mot a bien pu être prononcé, mais il nous est permis d’y voir un compliment de politesse excessive. En effet, tous les ouvrages de Mme de Vigny n’ont pas été brûlés comme ses lettres. Il reste d’elle des portraits de son fils, miniature et pastels. Ils nous déconcertent un peu quand nous nous rappelons l’éloge sans réserves d’Auguste de Frénilly : « Un grand talent pour la peinture » et les paroles enthousiastes d’Alfred de Vigny : « Elle avait deviné les arts et porté la peinture et la musique au-delà du talent des femmes. »

Mme de Vigny était une lectrice de Rousseau. Elle avait étudié de près son Dictionnaire de musique et ses dissertations musicales pseudo-savantes, quand elle se divertissait à comparer, à résumer ou à transcrire les traités d’harmonie de Tartini et de Rameau. Avec tout son siècle, elle s’était éprise de l’Émile, et elle s’en souvint fort à propos pour donner à son quatrième enfant une éducation physique aussi opposée que possible aux soins maladroitement tendres qu’avaient reçus les trois aînés. On se rappelle qu’ils étaient morts l’un après l’autre, et encore au berceau, « à l’ombre de cette prison de Loches qu’on nomme la tour d’Alaric. » Elle emporta à Paris ce dernier-né « silencieux, » d’apparence chétive avec « ses paupières voilées ; » elle lui donna pour abri les appartemens spacieux et le jardin très ombragé de l’Élysée-Bourbon, dont les grilles ouvraient l’accès sur les Champs-Élysées.

Conformément aux préceptes de l’Émile, l’enfant ne fut jamais emmailloté, et, à peine sevré, il fut chaque matin « soumis au sauvage bain de Jean-Jacques Rousseau. » Cette coutume des ablutions froides, dont Alfred de Vigny ne devait jamais se départir, rendit ce garçonnet, que son air délicat faisait prendre pour une fille, insouciant des intempéries les plus rudes. Habillé d’une veste légère et « de couleur rouge, » qui laissait les bras et le cou nus, il affrontait le vent le plus glacial et riait de voir « le givre fondre sur sa poitrine. » Il écrira ces mots à soixante-cinq ans :


Je vois encore, tout au fond de ce miroir des souvenirs, le regard orgueilleux de ma mère quand je sortais des flocons de neige, où je me roulais, pour rapporter et cacher sur ses genoux de longs cheveux blonds, qui ruisselaient jusqu’à ma ceinture et qu’elle se plaisait à tordre entre ses doigts.


Les exercices du gymnase, pratiqués sous la surveillance des parens et dirigés sans faiblesse par d’anciens soldats, les longues promenades à pied faites en compagnie de Mme de Vigny elle-même, le tir à l’arc, à l’arquebuse, au pistolet, dans les longues allées du jardin, servaient de complément au régime hydrothérapique ; ils développaient, du même coup, l’agilité, la souplesse des nerfs, le ressort musculaire, l’adresse de la main ; ils augmentaient les ressources de deux yeux vifs, aigus, inquisiteurs, dont « la portée lointaine et la sûreté » avaient déjà, sans cet apprentissage, quelque chose d’exceptionnel.

Comme dans le plan de Jean-Jacques, tout divertissement avait un but d’information, tout jeu se tournait en utilité, toute course au dehors devenait « studieuse. » Les mathématiques préoccupèrent beaucoup l’adolescent ; elles le poursuivaient jusque dans ses promenades : « Je m’aidais des arbres et des maisons pour me faire une sorte de mnémonique, et il y a au bois de Boulogne un chêne que je n’ai jamais considéré que comme un logarithme et qui n’eut désormais à mes yeux que des proportions géométriques. » À dire vrai, cet esprit imaginatif, avide d’aventures, ne se complaisait pleinement que dans les récits de voyages ; ce descendant de gentilshommes qui, toute leur vie, avaient couru les mers, se « passionnait » pour l’étude de la géographie. Mais le propre de son intelligence, à la fois prompte et capricieuse, était déjà, à ce qu’il semble, de substituer sans effort ou même involontairement à l’étude froide des faits le labeur autrement divertissant des conjectures, de se replier sur soi-même pour suivre des « idées intérieures à demi formées et dont, le rêve l’enchantait, » de s’abîmer délicieusement dans les douceurs d’une « sorte de distraction voisine de l’extase. »

Alfred de Vigny reçut de sa mère mieux que des directions utiles. Il avait hérité d’elle un goût instinctif pour les arts, et ce goût, par le seul, mais puissant effet des impressions d’enfance, se développa, plus qu’il ne l’eût pu faire, dans un autre milieu, sous les efforts d’une culture méthodique.

Des gravures ou des copies de tableaux de Raphaël, avec leurs beaux visages féminins, retinrent ses premiers regards. Il contempla, plus qu’aucun autre ouvrage de ce peintre, la Sainte Famille, dite de François Ier,


où l’on voit un jeune ange aux cheveux bruns se pencher sur le berceau du Sauveur, debout entre l’Enfant sacré, le père et la Vierge mère. Sans que personne s’étonne de sa présence, il allonge ses beaux bras nus et répand des fleurs sur la tête de celui qu’il avait annoncé, — car ce fut lui sans doute, — qu’il regarde dormir, qu’il berce comme un ami de la maison.


Alfred de Vigny se rappelait aussi, de Raphaël, le Saint Michel Archange terrassant le Prince des ténèbres ; du Guide, un Enfant Jésus, dont il s’exagérait et le mérite technique et la profondeur de conception ; de Salvator Rosa, une composition biblique et surtout ses mêlées furieusement homicides : elles lui révélaient, en même temps et mieux que le texte de Tite-Live, « ce que c’était que la destruction des batailles romaines ; » enfin, avant d’avoir lu la Genèse, il connaissait, il aurait commenté l’ « inondation » du Poussin, spectacle ténébreux, mystère de désolation qui devait l’inspirer, un jour, plus directement encore que les versets de l’Ancien Testament ; Et, le soir, quand « sous les lampes » son père lui lisait Homère, « survenait Girodet aux yeux de flamme, qui faisait passer sous la lumière les traits merveilleux de Flaxmann. » Cet œuvre de gravure de Flaxmann lui parut toujours d’une rare beauté, et il a trouvé, pour en noter le caractère distinctif, une formule poétique digne d’être connue, je ne dis pas d’être adoptée : « Flaxmann le premier, je crois, a senti et exprimé la marche bondissante des dieux de l’Olympe qui, sans ailes, s’élançaient et redescendaient comme l’aigle et parcouraient la terre en trois pas. »

Le matin, Alfred de Vigny était conduit au Louvre et il y admirait, sans se lasser, l’Apollon du Belvédère « conquis par l’Empire, « Vénus et « ses sœurs, les déesses nues ou les nymphes voilées, » et par-dessus tout, Niobé, l’image de sa mère, pleurant héroïquement des enfans merveilleux. En rentrant dans le cabinet de travail de l’Elysée Bourbon, il retrouvait des moulages et des dessins qui prolongeaient pour lui l’impression de ces chefs-d’œuvre.

On avait découvert, d’autre part, qu’il avait l’oreille juste et une belle voix. » On lui « donna les instrumens et les maîtres ; » mais Mme de Vigny prit soin de ne lui laisser entendre et répéter que les « suprêmes beautés de Mozart, de Beethoven, de Cherubini, et les chants religieux de Haydn. » De cette éducation musicale, qui ne fut pas assez longtemps poursuivie pour qu’il devînt un bon exécutant, il lui resta, du moins, le goût des ouvrages nobles ou délicats et le sentiment, si rare chez les hommes de lettres de son époque, de la véritable originalité : il admirera la musique du xvie siècle ; il sera l’ami dévoué des novateurs de son temps, le champion très résolu d’Hector Berlioz et de Liszt.

Le poète, faisant revivre ses souvenirs d’adolescent, aurait été inexact et ingrat si, en face de sa mère presque toujours « debout » à ses côtés, belle et grave « comme une Muse, » il eût omis de faire quelque place à l’autre éducateur, le chevalier infirme et souriant, qui, dans « son école assise, » lui donnait le sens de l’histoire, — il serait peut-être plus exact de dire : du roman, — en lui communiquant les impressions enjolivées de sa première bataille. Le chevalier d’Emerville, recevant le baptême du feu, avait mérité ce reproche élogieux du prince de Condé : « Eh bien ! petit chevalier, vous êtes bien étourdi, mon enfant ; n’entendez-vous pas la musique du roi Frédéric ? Je suis plus vieux que vous, mais dans ce moment, nous sommes tous du même âge. »

À d’autres heures, et quand la mère exprimait la crainte que l’enfant ne devînt « distrait, » le bonhomme, qui avait des lettres, tirait du fond de sa mémoire des adages latins, d’ailleurs fort divulgués : Age quod agis, qui devenait : « Fais ce que dois : » Festina lente : « Hâte-toi lentement, » ou encore ce vers appliqué par Lucain à César comme une sorte de devise :

Nil actum reputans si quid superesset agendum.

Il y trouvait une maxime à l’usage de l’écolier : « Ne laisse pas tes ouvrages imparfaits. » Mais l’indiscret bambin ne s’avisa-t-il pas, à dix ans, de traduire l’hexamètre de la Pharsale et d’en tirer l’alexandrin français :

Croyant que rien n’est fait, s’il reste encore à faire.

La découverte que fit Mme de Vigny de cet exploit littéraire, griffonné au crayon au-dessous d’un dessin inachevé, fut un événement : « Les larmes me vinrent aux yeux. Mais mon père m’embrassa : « Ne va pas t’aviser d’être poète au moins, me dit-il. Tu m’as bien l’air d’en avoir envie. » Je retombai dans le péché de poésie, mais en secret, et n’en parlai que longtemps après. Ma mère n’avait rien dit : ce fut une désapprobation que son silence. »


III

Tous les incidens de cette éducation d’enfant, minutieusement notés, étaient transmis, au jour le jour, de Paris au Maine-Giraud, et, du fond de sa terre lointaine, la chanoinesse de Malte, Mme Sophie de Baraudin, tournait toutes ses pensées, tous ses vœux et toute l’ardeur d’une exclusive affection vers ce rejeton précieux de deux races.

En 1823, se rendant avec son régiment à la frontière d’Espagne, Alfred de Vigny obtint de son cousin, le colonel comte James de Montrivault, une semaine de permission pour aller au Maine-Giraud rendre visite à sa parente. Il découvrit, pendant les cinq jours qu’il passa auprès d’elle, qu’elle aussi « l’avait élevé de loin. » Elle vivait entourée des portraits de son neveu exécutés à l’huile ou au pastel par Mme de Vigny et le représentant à tous les âges. Elle avait gardé, sans en distraire une seule, toutes les lettres de sa sœur : elle les mit sous les yeux du jeune officier et lui lut, en allant d’un cadre à l’autre à travers les appartemens, ces pages qui commentaient les progrès de son enfance. « Cette enfance, écrit-il, j’en sortais à peine et je l’avais déjà oubliée. Je me la remis en mémoire en la lisant racontée avec cette tendresse inépuisable et toujours inquiète de toute chose. »

De sa « seconde mère, » le jeune homme admira, dans cette visite rapide, un portrait au pastel qui la montrait dans toute la fraîcheur de sa jeunesse et qu’il fut très heureux de retrouver, de garder au Maine-Giraud, lorsqu’il prit possession du petit manoir dont il était l’héritier. Ce pastel, perdu aujourd’hui, il a pris soin de nous le retracer, la plume en main ; mais l’image, trop idéalisée, semble détachée d’un roman et reste un peu inexpressive : « Le teint » est, cela va sans dire, « d’une blancheur qu’anime à peine une couleur de rose aussi pâle, aussi tendre, aussi transparente que celle des camélias ; » l’ovale et le front rappellent « les camées antiques ; » les yeux « grands et noirs » sont « prolongés en amande par un arc tout oriental ; » le nez est « délicat et légèrement aquilin ; » la bouche « rose et petite » reste « un peu dédaigneuse ; » — il importait de marquer pur ce dernier mot la ressemblance avec la reine Marie-Antoinette, — toutefois, un demi sourire éclaire le bas de la figure et, bien entendit, ce sourire à peine indiqué exprime une « finesse » indispensable.

Mais, en regard de ce portrait de convention, sorte de copie ou de transposition à la fois recherchée et un peu banale, le poêle en a peint un autre d’après nature, et, cette fois, sa vision directe s’est traduite magistralement. L’image morale d’abord :


Je ne vis jamais personne habiter aussi complètement le passé. Rien ne pouvait lui donner le désir de voir les choses du temps présent. Ce qu’elle avait vu de la politique, c’était la Terreur, les prisons, la persécution de sa famille et la sienne. La vue d’une ville la frappait de tristesse et d’effroi.


Et voici l’étrange vieille fille elle-même dans son cadre habituel, l’embrasure d’une chambre de prière qu’envahit, aux heures du soir, la douceur des premières ombres :


Elle s’était placée près de la stalle de la fenêtre, dans le petit oratoire, son noble profil se détachait sur le ciel, et ses épaules sur les dômes des frênes et des ormes éclairés par le soleil couchant. À ce moment du déclin du jour s’effaçaient sur elle les traces du déclin des années. Sa taille était encore aussi droite, aussi élancée que dans sa jeunesse… La longue robe de soie brune à longs plis qui enveloppait ses petits pieds confondait ses teintes avec celles des boiseries et des lambris. Sa tête pâle, ses épaules blanches et sa collerette de dentelles sortaient de toutes ces ombres comme le buste de marbre blanc d’une belle religieuse.


IV

J’ai assez insisté ailleurs pour ne pas me croire obligé d’en reparler ici bien longuement, sur les inconvéniens de cette idolâtrie que les parens d’Alfred de Vigny ne cessèrent de manifester pour lui depuis le jour qu’il vint au monde. Elle donna, — il faut bien l’avouer, — à son éducation domestique un caractère de solennité presque auguste, dont le poète fut le seul à ne jamais apercevoir l’exagération dangereuse et l’étrange, l’enfantine, l’archaïque naïveté. Je ne rappellerai que par voie d’allusion tel trait singulièrement expressif, telle attitude inoubliable : le baiser silencieux, mystique, donné après la prière du soir aux fleurs de lys de la croix de Saint-Louis, la dissertation parlée sur les origines de la noblesse avec l’application aussi bizarre qu’ambitieuse de cette parole d’Andromaque : « Il est du sang d’Hector, » à l’héritier des Baraudin et des Vigny, et ces amplifications démesurées sur la noblesse ou la richesse des aïeux, sur leurs hauts faits militaires, sur leurs exploits de grands chasseurs, sur leurs équipages de chiens, rivaux, un jour, de ceux du Roi.

Le père, la mère, la tante enivrèrent l’enfant, — et plus tard le jeune homme même, — de récits complaisans sur les fastes des deux maisons, de confidences glorieuses où la vérité, en quelque sorte obnubilée et toujours apprêtée, étendue, embellie s’environnait, comme à plaisir, d’une auréole de légende.

La mémoire d’Alfred de Vigny n’a rien à perdre à ce que l’on apporte ici des précisions. Malgré les parchemins royaux qui conféraient en 1572 pour la première fois au receveur des tailles François de Vigny, son trisaïeul, des lettres de noblesse, et quoiqu’il eût entre ses mains ce document qui ne laissait aucune place à l’équivoque, le vieux chevalier Léon de Vigny transmit avec gravité à son fils, alors âgé de dix-sept ans seulement, un titre de comte en attendant celui de marquis, hérité, disait-il, d’une branche aînée qui était entièrement morte. Alfred de Vigny se persuada sans effort que les origines chevaleresques de ses ancêtres « se perdaient dans la nuit des temps, » et il s’attacha aveuglément à cette prétention insoutenable.

D’autre part, au mépris du registre de l’état civil qui donne la date exacte de la mort de Didier de Baraudin, retiré chef d’escadre et décédé le 25 fructidor de l’an V, dans son logis, à soixante-quatorze ans, de maladie ou de vieillesse, la chanoinesse du Maine-Giraud se représenta toujours sous des couleurs beaucoup plus tragiques cette fin de son père, et le poète, instruit par elle, se fera l’éditeur de cette fausse tradition : le vieux marin, foudroyé par la douleur, par le saisissement, dans la prison de Loches, au mois de thermidor de l’an III, en lisant la lettre d’adieux au début de laquelle son fils, quelques heures avant d’être fusillé à Quiberon, lui demandait de le bénir.

Alfred de Vigny tenait de la sœur de sa mère d’autres renseignemens plus ou moins suspects. C’est d’après elle qu’il attribuait une origine quasi royale au premier des Baraudin, Emmanuel Baraudini, anobli par François Ier. Une « tradition de famille » faisait de ce capitaine d’aventuriers le fils d’un prince « souverain » de la maison de Savoie-Carignan.

Par une méprise plus difficile à concevoir, Sophie de Baraudin brouillait tout, dates et faits, dans le récit ampoulé des services de son propre père. En recueillant pieusement jusqu’aux moindres propos de cette parente aux souvenirs déformés par quarante ans de solitude, le poète acquit la conviction que Didier de Baraudin, son grand-père, commandait une escadre à la bataille d’Ouessant : les documens officiels démontrent qu’il n’y avait pas assisté.

Enfin Alfred de Vigny cite de Sophie de Baraudin une assertion plus étrange encore et qu’il ne discute même pas : « Mon père, » lui avait-elle dit, « était déjà amiral lorsque je naquis au Maine-Giraud et ta mère à Rochefort peu d’années après. » Aucune des filles de Didier de Baraudin n’est née au Maine-Giraud ; quand Sophie, l’aînée des deux sœurs, naquit en 1755, Didier de Baraudin était encore enseigne de vaisseau ; il ne fut nommé « amiral, » ou, exactement, chef d’escadre, qu’en prenant sa retraite au mois d’avril 1780, c’est-à-dire vingt-cinq ans après la naissance de Sophie de Baraudin et vingt-trois après celle d’Amélie sa sœur, qui fut, comme l’on sait, la mère du poète.

Il y avait là comme une école dangereuse de l’orgueil, et cette culture de toutes les formes de l’amour-propre n’a pas été sans produire ses fâcheux effets : elle a jeté sur le caractère séduisant, enthousiaste, d’Alfred de Vigny l’ombre d’un sentiment de supériorité native, qui, pour des yeux prévenus ou hostiles, a pu parfois défigurer et faire grimacer un peu ses admirables qualités d’honnête homme, d’homme d’honneur.

On avait écarté de l’enfant jusqu’aux moyens de refroidir cette exaltation de vanité soigneusement entretenue. Point de camarades de jeux : l’isolement solennel et quelque peu mystérieux de l’héritier d’un trône. Et, d’autre part, l’initiation imprudente à des entretiens de vieillards, anciens émigrés pour la plupart, admirateurs frivoles ou moroses du passé, contempteurs du présent, prophètes de malheur pour l’avenir ; la participation prématurée à tout un héritage appauvrissant de stériles regrets, d’ambitions sans but ou sans issue.

Alfred de Vigny n’a jamais vu que les côtés flatteurs, avantageux de cette formation de l’esprit et du cœur par le contact respectueux et pénétré d’émotion de parens pétris de tendresse. Il n’a pas même soupçonné que la médaille eût un revers. Il met au nombre des privilèges les plus enviables de son origine d’avoir pu recueillir des lèvres des siens la tradition française par excellence, celle de la conversation.


Comme le diapason exprime l’octave, la plus parfaite consonance, — nous dit-il, — la conversation dans les familles donne à l’âme naissante la note juste et toute l’harmonie de la vie. Exercé à prêter l’oreille, l’enfant y peut distinguer tous les sons et tous les accords qui doivent mesurer, cadencer et guider ses pas et sa voix dans le chœur universel des hommes où il ira prendre rang. Le ton vrai de son langage sur toute chose lui est donné là, dans ces premiers concerts de la parole humaine qui résonnent près de son foyer, aux alentours, de son berceau.


Le « grand plaisir » de ses jeunes années fut donc, avec la lecture pour laquelle il se passionna de bonne heure, « la conversation grave du soir. »

Ce qu’était cette conversation et quel aspect offraient les salons où elle pouvait se dérouler, Alfred de Vigny nous en donne l’idée dans une description étudiée des réceptions ordinaires de la marquise de M***, une ancienne maîtresse de Louis XV, devenue très dévote, fort estimée d’ailleurs de son mari : le marquis ne savait pas mauvais gré à sa femme de cette heure d’illustration, dont elle-même, à soixante ans passés, en dépit de sa dévotion, tirait encore vanité, entre deux stations aux offices religieux de la paroisse de Saint-Thomas-d’Aquin. Aux environs de l’année 1810, elle tenait très bonne compagnie.


Elle réunissait autour d’elle une quantité de vieux amis, débris plus ou moins mutilés de la société d’autrefois et de la cour de Louis XV ; mon vieux père en était et y dînait gaiement avec d’anciens chevaliers de Malte et de Saint-Louis, auxquels l’Empire interdisait leur vieille croix et leur grand ruban. Là, pas une tête qui ne fût poudrée, mais pas une figure qui n’eût l’air noble, ouvert, affable, exprimant une dignité indulgente, une chevaleresque franchise absente aujourd’hui de nos visages renfrognés ; ces compagnons de l’Œil-de-Bœuf en parlaient comme s’ils arrivaient ; c’étaient des noms et des mots que l’on n’aurait entendus nulle part ailleurs dans tout Paris à cette époque.


La parole historique fameuse : « Rien oublié ni rien appris » reçoit ici son commentaire :


Ils reprenaient la conversation où ils l’avaient laissée, il y a vingt-cinq ans ; on aurait cru que c’était celle de la veille ; c’étaient les anecdotes de la ruelle et du boudoir… le parlement Maupeou, les chasses de Fontainebleau, le coup du Roi par-dessus sa tête, le manège de Versailles avec la partance des écuyers cavalcadours, les voltes, demi-voltes et la bonne selle française, quelquefois on racontait les tours de jeunesse, la trouée des mousquetaires au parterre de la Comédie… enfin les nouvelles à la main circulaient à cette bonne table où les cadets étaient sexagénaires.


Quelque jeune qu’il fût, l’enfant ne perdait pas un seul détail de la chronique du passé, une seule inflexion de voix de ces causeries plus agréables que « graves. » Spectateur religieux de cette comédie de paravent, surannée et attendrissante, qui se déployait devant lui, le cadre, les acteurs, tout se gravait profondément dans sa tenace mémoire :


J’écoutais et voyais tout avec une grande attention et plaisir, remarquant que tout était vieux dans cette grande et vieille maison de Paris, les murs bien épais et noirs au dehors, boisés et dorés en dedans, de hauts lambris, des amours de Boucher sur les portes, des meubles de laque, d’ébène et de nacre dans le salon, portant des porcelaines d’un bleu foncé, venues de l’ancien Sèvres… des paravens chinois, et, pour tenir à la main, des petits écrans que je n’oublierai de ma vie.


Ces écrans inoubliables étaient en forme de violon et l’on y voyait, d’un côté, des « images coloriées qui représentaient les principales scènes de la Folle Journée » jouées par des acteurs « en costume du temps » et, de l’autre côté, « les couplets du Barbier de Séville avec la musique gravée au-dessous. » C’est derrière un de ces écrans que le jeune Alfred de Vigny se dissimulait volontiers pour dérober à tous l’extrême vivacité de ses impressions, trahies, à chaque instant, par la rougeur de son visage.


V

Alfred de Vigny nous dit : « J’étais admis à côté des hommes faits » et « assis parmi des vieillards illustres. »

Il n’a nommé, dans les fragmens inédits des Mémoires, aucun de ces vieillards, aucun de ces hommes faits. Mais il n’y a pas grande témérité à croire qu’au nombre des vieillards figurait le chevalier de Malte, M. de Saint-Chamans, dont il a parlé quelque part comme de l’homme à qui il ouvrit tout son cœur dans le moment le plus douloureux de sa vie.

Et ce n’est pas une supposition gratuite que de vouloir retrouver, parmi les hommes faits, cet Auguste de Frénilly, dont il y a eu de bonnes raisons d’introduire le nom à l’occasion du séjour des Vigny à Loches. Les relations amicales de 1797 et 1798 s’étaient trouvées interrompues, surtout par le séjour que, durant un laps de six ans consécutifs à son mariage, M. de Frénilly fit dans la terre de Bourneville. Mais ces relations durent reprendre lorsque les Frénilly vinrent s’établira Paris le 10 janvier 1807. À défaut d’autres témoignages plus formellement explicites sur ce rapprochement, il doit être permis d’en trouver une preuve dans la lettre suivante écrite par M. de Frénilly, député de la Seine-Inférieure, et adressée à « Monsieur le Chevalier de Vigny, au 55e régiment, armée d’Espagne. » Cette lettre inédite, qui porte le timbre postal du 13 juin 1823, et qui est datée du 3 avril, est une réponse à l’envoi du Trappiste, petit poème publié en 1822 et réédité en 1823 au bénéfice des trappistes d’Espagne. On ne peut pas la lire sans s’assurer que les rapports d’amitié, inaugurés jadis entre M. de Frénilly et les Vigny, avaient pu s’espacer, mais n’avaient cessé nullement ; elle ne laisse aucun doute sur l’intérêt affectueux que le député ultra portait depuis longtemps à l’unique fils des Vigny, à cet officier de talent ardemment royaliste :


J’ai relu avec un nouveau plaisir, monsieur, le charmant ouvrage que vous m’avez envoyé. Quoique je fusse sur mes gardes, comme on doit y être en jugeant ceux qu’on aime, je n’ai pu me défendre d’y goûter une franchise et une force de sentiment et de style qui est aujourd’hui le sceau de la jeunesse, j’entends de celle qui vous ressemble et qui est la seule consolation du présent et le seul espoir de l’avenir. Il y a dans votre ouvrage, monsieur, quelque peu de ce luxe qu’ont les arbres jeunes et vigoureux et qu’on élague avec discrétion pour qu’ils produisent de bons fruits, mais je préfère, à tout, le mérite auquel il n’y a qu’à ôter : on perd bien aisément le superflu quand ou a déjà plus que le nécessaire, et on trouve à chaque pas dans votre petit ouvrage le cachet d’un beau et nerveux talent fondé sur des principes qui doivent le rendre aussi fort et aussi utile qu’eux-mêmes. J’ignore où ce petit mot vous atteindra et si vous n’êtes pas maintenant sur la route d’Espagne. Ma lettre ne vous rejoindra peut-être qu’auprès du Trappiste que vous avez si bien chanté, et occupé à célébrer un triomphe après avoir raconté des revers. Quelque part qu’elle vous rencontre, qu’elle vous rappelle, je vous prie, mon attachement tendre et héréditaire.

A. de Frénilly.


M. de Frénilly avait qualité pour louer les vers du jeune auteur. Il avait lui-même publié, en 1807, des Poésies écrites pendant les années de réclusion volontaire dans la propriété de Bourneville. Ces pièces, didactiques ou satiriques, traversées par des impressions de nature simples et directes, les impressions d’un gentleman farmer, méritaient mieux qu’un succès de salon. Elles sont d’un adroit et ferme versificateur qui reste, de parti pris, dans la tradition de Boileau, mais qui se souvient et qui nous fait parfois souvenir de Thomson.

Si le poète qu’était M. de Frénilly passa inaperçu, il n’en fut pas ainsi de l’homme politique. Plusieurs de ses brochures, vrais pamphlets, firent du bruit à leur apparition. Certainement Alfred de Vigny lisait en 1818, 1819 et 1820, c’est-à-dire lorsqu’il était un tout jeune officier de la garde royale, les articles d’Auguste de Frénilly dans le Conservateur. Il a dû étudier de près et savoir par cœur, ou peu s’en faut, celui qui a pour titre : De quelle manière un État peut périr ; car, à soixante-cinq ans, en 1562, complétant la pièce intitulée Les Oracles, destinée d’un Roi, il retrouvait dans ses souvenirs et il rééditait cette brillante image : « Et quand le vice aura atteint sa perfection, l’État aura son terme. Il sera debout, mais dissous et semblable à ces débris intacts qu’on trouve dans les cercueils d’Herculanum : au moment où on les touche, ils s’évanouissent et ne laissent que leur cendre. » Cette période oratoire de Frénilly, remontée tout à coup des profondeurs du « réservoir de la mémoire » à la surface, est devenue, chez Alfred de Vigny, une strophe de large allure :

 
Vous avez conservé vos vanités, vos haines
Au fond du grand abîme où vous êtes couchés,
Comme les corps trouvés sous les cendres romaines
Debout, sous les caveaux de Pompéia cachés,
L’œil fixe, lèvre ouverte et la main étendue,
Cherchant encore dans l’air leur parole perdue
Et s’évanouissant sitôt qu’ils sont touchés.

En politique, Auguste de Frénilly peut être considéré comme le type représentatif des royalistes intransigeans et immuables. C’est pour avoir gardé l’empreinte marquée sur son esprit par quelques hommes comme celui-là qu’Alfred de Vigny, débarrassé pourtant de sa religion superstitieuse d’enfant vis-à-vis de ce qu’il appelle « une race ingrate et dégénérée, » fera encore à la branche royale aînée le sacrifice « de dix huit ans de retraite et de refus aux avances des Bourbons cadets. » Il exprimera la raison de son attitude dans une de ces formules aux arêtes tranchantes comme les aimait Frénilly : « J’ai été fidèle au Roi Bourbon, comme une honnête femme l’est à son mari, sans amour. »


VI

Dans cette société choisie qu’il admirait et qu’il aimait, le jeune Alfred de Vigny mettait au-dessus de tout la nature noble de son père et de sa mère, l’élévation de « leurs sentimens d’honneur » et la « paisible exaltation » de leur langage. Leurs « indignations imposantes » faisaient battre son jeune cœur.

Mais ce père si fin, si tendre, si enjoué, si digne de respect, Alfred de Vigny ne devait pas le garder bien longtemps. Lorsqu’il eut la douleur de le perdre, il était encore un tout jeune homme, un officier imberbe, non « de dix-sept ans, » selon l’expression du Journal d’un poète, mais de dix-neuf ans au moins, et, d’autre part, ce n’est pas à « soixante-quatorze ans, » c’est à soixante-dix-neuf, peut-être à quatre-vingts, que mourut Léon de Vigny, l’ex-chevalier d’Émerville.

« Il y a vingt ans, » écrit A. de Vigny, à la fin du mois de décembre 1837, au lendemain de la mort de sa mère, « mon père mourut aussi ; j’étais près de son lit ; » et, après avoir rappelé les dernières paroles du moribond, puis retracé, d’un trait singulièrement expressif, cette agonie dont « l’horrible douleur » redressa tout à coup le corps de l’ancien officier, plié en deux depuis un si long temps, il ajoute : « J’étais trop jeune pour supporter cette vue ; je m’évanouis. » Il approchait de la vingtième année.

On l’a dit de bien des hommes illustres, et il faut le redire au sujet du poète Alfred de Vigny : c’est surtout de sa mère qu’il est le fils. C’est par elle et pour elle qu’il a vécu, qu’il a grandi de toutes les façons, qu’il a voulu se distinguer, qu’il s’est placé au premier rang. Non seulement au cours d’une enfance fort délicate et d’une adolescence encore un peu troublée, mais aussi dans la période ascendante de la jeunesse et jusqu’au seuil de l’âge mûr, pendant les années les plus ardentes, les plus douloureusement agitées, sous des dehors heureux, les plus fécondes, à coup sûr, sinon les plus originales, de sa carrière d’écrivain, il lui resta soumis plus qu’aucun fils ne l’a jamais été : elle fut sa raison, sa volonté et sa lumière.

Faut-il rappeler la grave émotion de leur séparation, le 6 juillet 1814 ? Ils se quittaient pour la première fois. Admis aux compagnies rouges en qualité de gendarme du Roi, l’officier presque enfant reçut de Mme de Vigny une Imitation de Jésus-Christ où elle avait inscrit ces mots : « À Alfred, son unique amie. » Elle joignit un peu plus tard à ce présent un petit cahier d’instructions qu’elle avait commencé à rédiger le 23 février 1815, au moment où Alfred de Vigny s’en allait pour la seconde fois en garnison à Versailles. Ce bréviaire moral n’a plus besoin d’être analysé, puisqu’il a été publié intégralement. La mère y adjurait son fils, s’il ne voulait pas devenir le jouet des passions, de s’appuyer toute sa vie sur deux principes religieux : la croyance à l’existence de Dieu et la croyance à l’immortalité de l’âme. Elle souhaitait ardemment qu’il ne perdît jamais la foi et qu’il ne cessât pas d’être un catholique fervent, mais du moins il pouvait, il devait rester attaché à la morale chrétienne. Elle lui rappelait la belle règle de conduite : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. » Elle ajoutait à ces réflexions d’un ordre élevé un bon nombre de conseils pratiques et toute une énumération sans pruderie d’informations, d’interdictions sur les désordres où tombent d’ordinaire les jeunes gens.

On n’est pas étonné qu’en présence de cette mère à l’esprit net, vigoureux, décisif, et au caractère absolu, l’homme ait gardé l’admiration dévote et la docilité muette de l’enfant. Obéissant jusqu’à l’humilité, et cela dans le moment même où les éloges sans mesure de son ami Victor Hugo pouvaient le plus développer en lui l’amour-propre d’auteur, il n’hésitait pas, sur quelques critiques d’elle, à faire le sacrifice d’une production poétique bien accueillie par le public, mais qu’elle avait jugée défectueuse. Lorsqu’il s’éprit, vers 1823, de la belle Delphine Gay et qu’il songea, dans le premier moment d’exaltation, à l’épouser, il n’osa pas même insister devant le veto très formel de Mme de Vigny. Il se rappelait la dernière recommandation de son père mourant : « Rends ta mère heureuse, » et, donnant à ce vœu suprême une fausse interprétation, il se crut tenu d’abdiquer sa volonté propre devant celle de l’être sacré qui, selon l’expression biblique, l’avait enfanté dans la douleur.

Cette abdication ne fit le bonheur ni de l’un, ni de l’autre. Quelle union mélancolique que celle de ce poète aux sens subtils et à l’âme brûlante, accouplé pour toute la vie avec une étrangère réputée riche, mais sans beauté, sans grâce, sans esprit, qui ne lui donna point d’enfans, qui devint, de bonne heure, valétudinaire, qui le resta à peu près constamment pendant trente-cinq années, et qui ne fit jamais à l’écrivain, dont elle avait voulu porter le nom, la faveur d’apprendre, si peu que ce fût, la langue de ses ouvrages ! Le charme romanesque absent de son morne foyer, Alfred de Vigny eut la faiblesse de le chercher ailleurs, et ce ne fut pour lui, — qui ne l’a su ? qui ne l’a répété ? — qu’un accroissement de misères. Le vêtement d’orgueil dont il s’était enveloppé cachait à tout le monde l’amertume de sa déception. Mais un regard perçant et anxieux, un regard cruellement attristé, déchirait comme un trait de feu les voiles de son âme. « Le cœur maternel ne se trompe jamais ; le fruit de ses entrailles, l’enfant, ne peut rien cacher à celle qui l’a produit. »

À l’approche du printemps de 1833, — Alfred de Vigny avait alors trente-six ans et sa mère soixante-seize, — Mme Léon de Vigny fut frappée de paralysie.

Cette raison si ferme, si lucide, demeura vacillante et par momens comme éclipsée. D’admirables vers, retrouvés il y a bientôt un demi-siècle dans les papiers d’Alfred de Vigny et publiés à la suite du Journal d’un poète, nous peignent cet état avec une émotion poignante :

 
Ah ! depuis que la mort effleura ses beaux yeux,
Son âme incessamment va de la terre aux cieux.
Elle vient quelquefois, surveillant sa parole,
Se poser sur sa lèvre, et tout d’un coup s’envole ;
Et moi, sur mes genoux, suppliant, abattu,
Je lui crie en pleurant : Belle âme, où donc es-tu ?
Si tu n’es pas ici, pourquoi me parle-t-elle
Avec l’amour profond de sa voix maternelle,
Pourquoi dit-elle encor ce qu’elle me disait,
Quand, toujours allumé, son cœur me conduisait,
Ineffable lueur qui marche, veille et brûle
Comme le feu sacré sur la tête d’Iule !

C’est en septembre 1833, six mois après la deuxième attaque d’apoplexie, que fut écrite cette Prière pour ma mère, si pleine de pure tendresse et de douloureuse pitié.

Pendant les quatre années que l’intelligence de Mme de Vigny mit à s’éteindre, l’affection maternelle semblait s’être épurée et elle s’était dépouillée de toute forme de rigueur : « Depuis quatre ans, j’avais reçu ses continuelles tendresses et ses adieux intérieurement destinés à moi, mais qu’elle n’osait exprimer pour ne pas trop s’attendrir. »

Quant à la piété filiale, elle s’était accrue, chez Alfred de Vigny, de tout ce que la maladie de sa mère lui avait imposé de charges assumées résolument, d’inquiétudes déchirantes mais délicatement dissimulées, de labeur acharné, de muets sacrifices. Lorsque ce fardeau de devoirs lui manqua et qu’il se vit dépossédé, du même coup, de tout son trésor de tendresses, il demeura désemparé et désœuvré comme une embarcation que l’orage n’a pas brisée, mais qui dérive au gré du flot ou à la merci des courans, démâtée et sans gouvernail.

Le vide qui s’était fait dans l’âme du poète ne pouvait pas être comblé par quelque autre de ses sentimens, aussi puissans que l’amour filial, qui donnent leur vrai sens et à la mort et à la vie. Alfred de Vigny n’avait pas de fille ni de fils. Quant à la femme inoffensive et douce, mais déjà épaisse de corps et, il faut bien le dire, assez indigente d’esprit, qui restait seule à s’appeler Mme de Vigny, il n’avait guère à lui manifester, en retour d’une affection timide, obstinée, enveloppée de gaucherie, qu’une courtoisie impeccable et qu’une bienveillante, mais, malgré tout, un peu lointaine compassion.

À cette idée qu’il n’entendrait plus la « voix » maternelle et que jamais les « yeux tristes et doux » de cette « unique amie » ne se rouvriraient pour se poser sur « sa race adorée, » il se sentait plus orphelin qu’un autre, en vérité. Jusqu’aux heures de la vieillesse, silencieusement, dans le plus profond de son cœur, il nourrit la blessure et il garda le deuil de cette perte irréparable.


Ernest Dupuy.