La Joie de Sienne

La bibliothèque libre.
La Joie de Sienne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 390-427).
LA JOIE DE SIENNE

J’ai connu Sienne dans des circonstances très romanesques. J’y étais arrivé un soir d’août, et je m’étais rendu directement en voiture de la gare à la pension où je devais descendre. Je n’avais vu qu’une route montante et une longue rue étroite, bordée de hautes demeures. Ma pension occupait le second étage d’un vieux palais, et mes fenêtres donnaient sur la campagne. La nuit était belle. Le ciel constellé avait la même couleur bleue que la robe de la Madone.

Vers une heure du matin, je fus tiré de mon demi-sommeil par un roulement de tonnerre, mais un roulement qui, au lieu de gronder d’en haut, se propageait à la surface du sol. A peine l’eus-je entendu qu’une violente secousse fit craquer les murs et osciller les meubles. C’était un tremblement de terre. J’allai à ma fenêtre. Magnifiquement indifférentes, les étoiles brillaient dans le bleu profond du ciel. Mais du centre de la ville montait une rumeur d’épouvante. Ainsi jadis la cité, qu’un coup de traîtrise avait livrée à l’ennemi, se réveillait en sursaut au fracas des reitres. Les hôtes de la maison s’étaient précipités dans les corridors. Un jeune homme en chemise criait à tue-tête : « N’ayez pas peur ! » sans doute pour se donner du courage. Une petite bonne, écroulée à genoux, répétait au milieu de ses larmes : « Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’ai pourtant pas commis de si. grands péchés ! » Une seconde secousse se produisit, moins forte, mais qui acheva l’affolement. C’était l’année du désastre de Messine.

Je sortis. Les rues étaient pleines de gens habillés à la hâte. Les magasins s’ouvraient ; d’abord les pharmacies, puis les boulangeries, puis les cafés. Peu à peu, tout s’organisait. La foule ne courait plus ; elle se promenait. Les femmes réparaient le désordre de leur toilette ; les hommes nouaient leur cravate. On commençait à éprouver le besoin de se restaurer. Les garçons des cafés tournaient autour des tables comme des mouettes d’orage. Et bientôt cette ville, jetée à bas du lit par un tremblement de terre, présenta le spectacle d’une ville en fête. Personne n’avait envie de rentrer chez soi. Une automobile, qui disparaissait sous sa charge de fuyards, passa emportant vers les vignes ce gros essaim bourdonnant. Ceux qui avaient soif de sommeil étendaient des matelas sur les places publiques et sur la promenade de la Lizza. Les voituriers, attelés à leurs voitures, les y avaient traînées et les louaient en guise de tentes. Un monsieur court, gras, très essoufflé, très effaré, loua un break pour lui seul et pour son petit chien. Ils y montèrent tous deux. On ferma les rideaux, et je suppose que le maître et la bête s’endormirent paisiblement.

Cependant, à mesure que la nuit pâlissait, je découvrais la ville, une ville qui s’étend sur des hauteurs comme une araignée au corps démesurément allongé, une ville escarpée, compacte, dure, hérissée de forteresses qu’on appelle des palais. Ces forteresses carrées, à trois ou quatre étages, dont les fenêtres s’ouvrent à un tiers de leur hauteur, se touchent ou ne sont séparées que par des venelles abruptes. Jamais les hommes n’ont vécu plus hautainement retranchés, si près les uns des autres. Tout y sent la défensive en même temps que la loi impérieuse de la communauté. Ils prennent leurs sûretés contre leurs voisins, mais ils sont forcés de vivre avec ces voisins. Cité de guerre civile, mais où la guerre civile était endiguée par l’entassement de ses repaires. L’assaut n’avait point ses coudées franches. Les passions étaient gênées dans leurs ruées. La marée humaine se divisait en torrents et s’affaiblissait en ruisseaux. Une pareille ville survit à ce qui ruine les autres. Elle y a résisté comme elle résiste aux tremblements de terre. Les secousses de cette nuit-là, qui furent très fortes, ne firent que lézarder des murs et détacher un crucifix de la porte d’une chapelle ; et elles ne causèrent qu’une mort, celle d’une pauvre femme phtisique qui s’éteignit de saisissement au seuil de sa maison.

Mais cette ville n’étouffe pas dans son corset de pierre. Elle prend de l’air, de l’espace, j’allais dire : de l’immensité, au moins sur trois points. Il y a d’abord sa place municipale, la Piazza del Campo. On y descend par des ruelles et par de sombres couloirs qui passent sous les maisons, pareils aux vomitoires des théâtres antiques. Elle se déploie devant le palais municipal comme un éventail, et se creuse comme une grande coquille de Saint-Jacques, dont la fontaine Gaia formerait la poignée. C’est de l’allégresse et de la clarté dans cette forêt de pierres ; c’est une clairière où l’on entend ruisseler de l’eau joyeuse. Le Palais municipal, qui servit de modèle aux autres palais, est en briques, tout rose avec des colonnettes de marbre blanc sous l’ogive des fenêtres gothiques. Il porte à son extrémité, au-dessus de sa loggia, la tour la plus élancée, la plus hardie, qui se soit couronnée si haut dans le ciel de créneaux et de mâchicoulis. Cette nuit-là, elle me parut d’une exquise insolence. On l’avait vue s’incliner comme un mât dans la tempête. Mais nul n’avait eu peur d’un écroulement, tant son élégance implique l’idée de l’équilibre et de la vie.

Le second point où Sienne respire l’air du large, c’est la place de la Cathédrale, de l’Hôpital et de l’Archevêché. Les ruelles qui y grimpent aboutissent à un portail et à de hautes arcades ouvertes sur le vide. Les Siennois avaient conçu au XIVe siècle et commencé une basilique qui devait être la plus vaste du monde. Mais la peste, les incursions des reîtres, leurs dissensions politiques les forcèrent d’abandonner leur entreprise. Le vieux Dôme, simplement agrandi, reçut une nouvelle façade. La nef inachevée continue de s’y adosser comme le squelette d’un rêve à la réalité. Sienne n’avait point à rougir de son rêve dont ces ruines attestent la noblesse. L’ancienne cathédrale, en marbre blanc strié de pierre noire, est assez belle, surtout quand la lumière du soir en estompe l’exubérance ornementale. Sur sa façade, les personnages d’albâtre se détachent avec une blancheur moins crue, et les fresques, médiocres au jour, luisent comme un fond de draperie très riche. Cette place, où se posent toutes les clartés d’en haut et d’où descendent des tunnels d’ombre, est presque toujours déserte, sauf à l’heure des offices. Elle l’était entièrement dans cette étrange nuit, et nous n’entendions que la sonorité de nos pas.

En face, au delà d’un ravin dont les pentes fourmillent de toits, un promontoire s’avance dans le ciel ; et sur ce promontoire se profile l’église des Dominicains, énorme, solitaire et grise, « comme un vaisseau qui aurait jeté son ancre parmi les étoiles. » C’est une des vues les plus impressionnantes que je connaisse. Et je n’oublierai jamais l’admiration qui m’envahit lorsque, au hasard de ma promenade, ces différents aspects de Sienne émergèrent de la pénombre, et que j’assistai à la résurrection quotidienne de sa beauté. Le matin me trouva derrière le palais municipal d’où le regard s’étend sur la campagne. Par ce chaud mois d’août, la plaine était noyée de vapeurs. Elles découvraient en se déchirant des bois d’oliviers, des vignes, quelques noirs cyprès. Les cloches sonnaient la fuite de ces fantômes. La foule rentrait. Les gamins, pour qui cette nuit de vagabondage était une aubaine, guettaient les étrangers. D’ordinaire ils vous disent : « Monsieur, veux-tu voir la maison de Santa Catarina ? » ou : « Veux-tu que je te conduise au Baptistère ? » Mais, ce matin-là, ils me crièrent : « Monsieur, donne-moi un sou, et je te montrerai d’où est venu le tremblement de terre ! » Ah ! ces jeunes Italiens savent mettre en valeur les merveilles de leur passé et les phénomènes de leur nature !


I. — LA VIE À SIENNE : LE PALIO

Les premiers jours, dans une ville étrangère, ni la terre ni les visages ne vous parlent. Vous vivez à travers un monde muet. Mais peu à peu les pierres s’animent ; un tournant de rue prend un sens ; un coin de mur sort de l’anonymat et luit ; une porte s’entr’ouvre, une légende vous fait signe ; par les fenêtres ouvertes, derrière les gens qui vous regardent, vous en apercevez d’autres plus vivants qu’eux. C’est dans les villes neuves que vous vous sentez longtemps dépaysé. Les morts n’ont rien à. vous dire : ils sont aussi impénétrables que le cocher qui vous mène à l’hôtel et que l’hôtelier qui vous héberge. Mais je ne sais guère de ville où l’on entre plus aisément dans le passé que cette âpre Sienne. Tous ses chemins y conduisent. Ces chemins eux-mêmes ne sont que du passé respecté par le temps et, ce qui est plus rare, par les hommes [1].

J’y suis revenu ; j’y ai séjourné assez pour y prendre des habitudes. Sienne est une adorable résidence, surtout en été, non point à cause de sa campagne dont les petites routes encaissées sont brûlantes ; mais vous êtes toujours sûrs de trouver la fraîcheur sous ses voûtes et dans ses ruelles, qui se transmettent indéfiniment le moindre souffle de brise. Vous habitez un grand palais dont le rez-de-chaussée et le premier étage sont occupés par les héritiers d’une très ancienne race, le second et le troisième par des pensions de famille. Et quand vous avez descendu vos beaux escaliers de pierre, le monde moderne se referme derrière vous.

Ne vous mettez point en peine d’une voiture ni du petit omnibus qui roule de temps en temps dans la via Cavour, aussi pavoisé de flammes qu’un bateau de plaisance le jour des régates. Les promenades se font à pied et ne sont jamais très longues. Vous irez à une des portes de la ville et peut-être d’une porte à l’autre en longeant les mamelons que suit le vieux rempart de briques. Toutes ces portes sont fameuses. La Porte Pispini, couronnée de créneaux, vit jadis le défilé des vaincus florentins et leur étendard traîné dans la poussière. On l’appelait alors San Viene, parce que le peuple, rassemblé pour y recevoir les reliques de San Anzano, le premier évangélisateur du pays, s’était écrié en apercevant la procession : Il Santo viene ! C’est par la vaste porte romaine que sortirent les Français de Montluc avec les honneurs de la guerre, accompagnés des citoyens qui préféraient l’exil à la servitude. C’est par la porte Camollia, la plus majestueuse, qu’entraient les riches convois des marchands et les cortèges impériaux. Autrefois, une Vierge y était peinte, que saint Bernardin, à l’âge où s’éveille le cœur, venait chaque jour saluer et adorer. L’image divine a disparu. Nos regards la cherchent encore.

Près des portes, des fontaines aussi fameuses accueillent le voyageur altéré, lorsqu’il ne s’est pas arrêté à l’osteria de la route pour y boire un petit vin rouge qui a goût de groseille. La fontaine Ovile, plus bas que la porte du même nom, à mi-côte d’un ravin et au-dessus des vignes, a ses arcades tapissées de verdure. Tout ce côté de Sienne, d’un charme bucolique, est dominé par la lourde église de San Francesco. Mais la plus ancienne fontaine est la Fontebranda, sur le versant opposé, au pied du promontoire des Dominicains. Vous diriez un abreuvoir sous ses sombres voûtes gothiques, où les briques décrépites font des taches roses et d’où sortent, comme des gargouilles, quatre gueules de lion. Dante l’a connue, et l’eau de cette auge de pierre a réfléchi son visage de sibylle.

Chemin faisant, vous avez flâné à travers les quartiers populeux, sous des arches de brique et des haillons suspendus. Vous avez admiré la façade d’un palais et, à sa porte, le vieil anneau de fer forgé où le cavalier attachait sa monture. Vous êtes entré dans une église ; vous y avez revu votre plus chère connaissance, une statue, une fresque. Ce n’est pas toujours la plus belle. Mais choisit-on ses amis pour leur beauté ou pour tout ce qu’ils nous disent à l’esprit et au cœur ? Vous vous êtes assis dans un cloitre ou sur une petite place aussi recueillie qu’un cloitre. A mesure qu’on s’éloigne du centre, la ville est plus déserte. Vous croisez un chariot trainé par des bœufs aux cornes magnifiques, un marchand de friandises dont l’appel monotone monte vers les balcons ventrus et les fenêtres closes. Puis vous rentrez à l’heure où le bleu des collines lointaines s’assombrit, où l’on ne voit plus sur les murs des églises que les nimbes d’or des saints. Vous rencontrerez peut-être un enterrement. Il faudra vous presser contre le mur, entrer dans une porte, pour laisser passer la croix, le prêtre, le cercueil, les porteurs de lanternes, les cagoules blanches et noires, tous ces pieds qui se hâtent et qui font sur les dalles un léger clapotement. Vous avez été frôlé par la mort, très vite. La chauve-souris qui vous effleure n’est pas plus rapide.

Que nous sommes loin du siècle ! C’est probablement hier ou avant-hier que Dante, appuyé sur le comptoir d’un apothicaire, ouvrit un livre et s’absorba dans sa lecture au point qu’une noce passa avec ses fifres, ses castagnettes, ses tambourins et ses jongleurs sans qu’il s’en aperçût. J’ai presque envie de demander à ce pharmacien si ce livre était un codex, comme le disent les uns, ou un roman, comme le supposent les autres. Vous croyez que j’exagère ? Entendez cette troupe d’écoliers qui reviennent d’un concours de gymnastique où ils ont battu leurs camarades florentins ; ils crient à pleins poumons : Vive Montaperti ! Montaperti est le nom de la grande victoire qu’en 1260 Sienne remporta sur Florence près de l’Arbia, un mince filet d’eau claire que l’on voit tout rouge dans les vers de la Divine Comédie. Et vous n’avez qu’à lever la tête : voici le palais Sarracini élevé plus tard sur l’emplacement du palais Marescotti, où le veilleur, du haut de la tour, suivait les alternatives de la bataille, pendant que les prières de la foule répondaient à ses cris. Mais ces écoliers s’amusent. Sans doute ! Et le cordonnier de la place Tolomei s’amuse aussi, quand, après avoir accepté de faire à une Américaine une paire de bottines sur un modèle qu’elle lui apporte, il court après elle et lui rend ce modèle où il a reconnu une marque de Florence. Il en rit à la réflexion, car Siennois et Florentins communient aujourd’hui dans le même amour de la patrie italienne et n’ont qu’un ennemi qui était à Trieste. Mais c’était plus fort que lui : il ne voulait pas copier un modèle de Florence.

Deux pas dans cette ville vous transportent à quatre, cinq ou six siècles en arrière. J’étais un jour chez le Prieur du Baptistère dont la vieille maison touche à la cathédrale. Le petit salon banal où il me recevait communiquait avec un réduit obscur. Il m’y introduisit et ouvrit une fenêtre. J’avais sous mes yeux tout le Baptistère, sa pénombre lumineuse, ses marbres, ses fonts baptismaux, une des œuvres les plus harmonieuses de la sculpture siennoise. Ah ! ce réduit obscur comme notre destinée et sa fenêtre ouverte sur la paix splendide de l’église ! Mais il symbolisait aussi pour moi la vie de Sienne dont le regard intérieur plonge constamment dans le passé et en tire toute la lumière de ses rêves.

Lorsque la fenêtre se referme, les Siennois ont l’air de gens logés un peu grandement chez leurs ancêtres et que leur héritage dispense de se donner beaucoup de mal. L’aristocratie, qui se compose de propriétaires, ne s’occupe que de toucher ses revenus. Dans ces palais incurablement nobles, l’insouciance se promène au bras de l’orgueil. Les grandes fortunes sont rares, mais on vit dans l’aisance. Je crois que c’est la ville ou une des villes d’Italie qui consomme le plus de viande et de vin. Avant la guerre, tout y était à bon marché. Un employé qui avait femme et enfants et qui ne gagnait guère plus de cent francs par mois, ne se plaignait pas. Quand on sait que Sienne a été une ville de marchands et qu’elle a dû sa prospérité et une partie de sa grandeur à son génie commercial, on est surpris de l’indifférence des commerçants d’aujourd’hui. Ils semblent blasés sur le plaisir de vendre. Entrez-vous dans une boutique ? Neuf fois sur dix, vous troublez une somnolence ou vous interrompez fâcheusement une causerie. Je ne me serais jamais permis de déranger le bon libraire que la ville possède à certaines heures où de vieux amis venaient « décaméronner » dans son arrière-magasin. Je n’ai jamais vu un libraire plus content de répondre, quand on lui demandait un livre : Esaurito ! Épuisé ! Un jour je l’entendis s’écrier avec un épanouissement de satisfaction : Esauritissimo !

Mais la fenêtre se rouvre, et tout ce peuple se transfigure aux reflets du passé. La ville était jadis divisée en associations militaires ou contrades. Ces associations, dont le nombre a baissé de trente-cinq à dix-sept, ne sont plus que des sociétés de fêtes. Chaque contrade groupe les habitants de plusieurs rues et porte un nom qui rappelle ceux des tribus indiennes ou des tribus arabes : L’Aigle, Le Limaçon, La Panthère, La Tortue, La Forêt, L’Eau, La Tour. Elle a ses insignes, ses couleurs, son esprit, ses traditions. On y est fortement uni. Je fus invité un soir à visiter la Selva (la Forêt) qui préparait sa fête annuelle pour le lendemain dans l’église de San Sebastiano, sa propriété. Cette petite église, l’ancienne chapelle des Jésuates, une des plus populaires de Sienne, aux murs tapissés de fresques, était remplie d’une foule affairée. On s’agenouillait, on se relevait, on causait à voix haute, on riait, les enfants vous couraient entre les jambes, pendant que se chantaient les Matines. Dans la sacristie, les gens de la Selva admiraient leurs biens communs, les ornements sacerdotaux exposés, ces riches chasubles, ces aubes en point de Venise : ils en étaient aussi fiers que des deux tableaux de Matteo de Giovanni suspendus à la muraille. De là on passait dans la Salle du Conseil de la contrade, toute resplendissante et pavoisée de bannières gagnées aux courses. Sur le seuil, le héraut, qu’on appelle le Figurino, en perruque blonde et en costume de page, distribuait le programme de la fête où était imprimé un Sonnet à la Très Sainte Marie, Mère de la Miséricorde.

Je m’amusais à suivre des yeux un homme très important qui donnait des ordres, rallumait des cierges, époussetait les dorures et s’arrêtait pour se frotter joyeusement les mains. « Est-ce le sacristain de l’église ? » demandai-je au prêtre qui m’avait invité. Il se mit à rire : « Lui ? dit-il. C’est un socialiste, un anticlérical militant. Il voudrait que le gouvernement rasât toutes les églises, sauf, bien entendu, San Sebastiano. Sachez, mon cher monsieur, que, lorsque je fais le catéchisme dans l’église d’à côté, je n’ai pas dix enfants du quartier ; mais, quand je le fais ici, tous les libres penseurs de la contrade m’envoient leurs fils. Le Christ de San Sebastiano est mort spécialement pour les gens de la Selva, et leur Madone n’est pas la même que celle de la Tour ou de la Girafe. »

De contrade à contrade l’inimitié est de règle. Il y a quelquefois des alliances ; un écusson représentera la Tour et la Licorne avec, au-dessous, deux mains qui se joignent. Mais d’ordinaire les contrades se jalousent et se combattent. Naguère encore on ne s’épousait pas entre gens de différentes contrades. Étonnante persistance de ce goût des luttes intestines qui travaille les Siennois, mais qu’ils ont fini par rendre inoffensif et dont ils se font même une forme de patriotisme municipal. Ils sont d’autant plus Siennois qu’ils s’acharnent à triompher les uns des autres. Ce sont des fils qui ont besoin de se battre pour mieux sentir combien ils aiment leur mère.

On peut en juger au Palio du 16 août. Le Palio est une course ainsi nommée du prix que recevait le vainqueur : un drap de brocart. Jadis elle se courait d’un point à un autre de la ville : mais, depuis longtemps déjà, elle a lieu sur la Piazza del Campo. Ce divertissement religieux et guerrier solennisait d’abord le souvenir d’une victoire ou d’un événement heureux pour la République. Comme les Siennois adorent tout ce qui est cavalcade et procession, ils multiplièrent les occasions de le célébrer. Il y avait Palio à l’entrée du nouveau Podestat, Palio au passage d’un Empereur ou même d’un personnage de moindre conséquence. Les quinze cents Palio que Sienne a vus depuis quatre siècles n’ont point fatigué son enthousiasme. Mais le grand Palio reste celui de la mi-août.

Dès que les préparatifs commencent, la température de la ville monte. On dresse les tribunes devant le palais municipal et autour de la place, dont la partie creuse est enclose d’une barrière ; et l’on étend une couche de terre entre cette barrière et les tribunes. Des chevaux sont amenés. Après une course d’essai, on en garde dix. Le comité du Palio réunit alors les capitaines des contrades et tire au sort celles qui seront admises à concourir. La foule attend anxieusement sur les marches du Palais. J’étais à côté d’un jeune homme du Bélier. Il se crispa et pâlit à l’annonce que sa contrade était écartée : « Capitaine, s’écria-t-il, est-ce que la Louve en est ? » Le capitaine fit signe que non. La figure du jeune homme reprit ses couleurs, et il poussa un profond soupir de satisfaction.

C’est le sort qui décide aussi de l’attribution des chevaux. Chaque contrade élue emmène le sien. A partir de ce moment, il n’y a pas au monde de pur sang plus choyé, plus bourré d’avoine, plus honoré, ni plus surveillé. Il l’est autant que son jockey, le fantino, qui ne peut faire un pas ni dormir sans avoir deux plantons à ses côtés. Le fantino n’est jamais sûr : on craint qu’il ne se vende aux contrades ennemies. Les épreuves de la course durent trois jours, pendant lesquels l’excitation grandit d’heure en heure. Les passions déchainées sur la place de la Seigneurie se répandent par toute la ville. On entend dans la rue des échanges d’invectives dont le pittoresque dépasse celui des plus beaux jurons italiens. Une fille de l’Onda criait à un garçon planté devant elle : « J’aimerais mieux me jeter dans la Fontebranda que d’écouter un « porco de la Torre » comme toi ! — Et moi, répliquait le garçon, j’aimerais mieux... » Mais je ne peux pas vous dire ce qu’il eût mieux aimé. La condamnation au célibat la plus cruelle lui paraissait préférable à l’hypothèse monstrueuse d’une union avec une fille aussi corrompue que les filles de l’Onda. Le Limaçon est réputé pour son caractère déplorable, qui le porte aux sacrilèges. On prétend que ces dernières années, furieux de n’avoir point gagné, il a jeté deux fois dans un puits la statue de saint Antoine, patron des bêtes, de saint Antoine, « ce lis du Paradis. » On vous annonce gravement que la Tortue a défié la Panthère, que la Chouette a voué une haine inexpiable au Porc-épic, que l’Oie menace la Licorne. C’est l’arche de Noé en insurrection.

Le grand jour arrive. La bannière, prix de la course, est depuis la veille à la cathédrale ; et il ne reste qu’à bénir les chevaux. La bénédiction du cheval de l’Occa (l’Oie) se fait dans la maison de sainte Catherine transformée en chapelle. Le quartier sent la tannerie. La rue, qui descend en pente raide jusqu’à la Fontebranda, est rarement balayée. Le pied du passant soulève et éparpille sur les pavés gras des nuages de mouches. On n’y rencontre souvent que des chats galeux et une oie qui se dandine et dont l’image, surmontée d’une couronne, est sculptée sur une maison en face de celle des Benincasa. Mais dès qu’un étranger y parait, petites filles et petits garçons sortent de partout, et toutes les pierres vous crient avec des voix enfantines : « Santa Catarina, signor, Santa Catarina ! » Cet après-midi, la rue n’était pas plus propre. Et la foule qui l’encombrait ou qui regardait aux fenêtres ne songeait point à sainte Catherine. On attendait le cheval.

Il vint tout harnaché, car la chapelle est trop petite et les assistants trop nombreux pour qu’on l’y harnache, comme on le fait ailleurs ; et la foule entra avec lui. Le fantino et son palefrenier, le barbaresco, le tenaient par la bride. Ils s’avancèrent jusqu’aux marches de l’autel où s’élève la statue de bois de la sainte, la Catherine de Neroccio, si jolie avec sa moue d’adolescente, mais si peu elle ! Le prêtre prononça l’oraison : « Dieu, notre refuge et notre force, écoute les pieuses prières de ton Église, toi de qui vient toute pitié, et donne-nous d’obtenir efficacement ce que fidèlement nous te demandons. Dieu, Père et défenseur du genre humain, toi qui as fait l’homme à ton image, garde, protège, défends, dans la course prochaine, de tous les périls qui le menacent ton serviteur que voici. Exauce, Seigneur, notre prière et verse tes bénédictions sur cet homme et sur ce cheval. Libère-les des dangers présents et délivre-les de tous les maux par l’intercession du Bienheureux Antoine et de la Bienheureuse Catherine. » Puis il s’approcha le goupillon à la main, et il aspergea l’homme et la bête. Sous les gouttes de l’eau bénite, le cheval tourna la tête, étonné, et secoua les oreilles. Mais il ne se permit rien de plus, au désappointement des gens de la contrade. Lorsqu’il salit le pavage, c’est un signe de victoire, et les rires éclatent mêlés aux actions de grâce. Parmi les spectateurs étrangers, fort peu apportent à cette cérémonie la simplicité de cœur qu’il faut pour ne la juger ni ridicule ni malséante. Mais une sainte Catherine, un saint François d’Assise seraient moins sévères et n’estimeraient pas que la présence de ce serviteur à quatre pattes rabaisse la majesté d’un lieu saint. Quant aux paroles consacrées, j’y admire la générosité de la pensée et la dignité du ton que l’Église sait mettre dans ses oraisons les plus humbles. Avec un art, qui lui vient de la charité dont elle embrasse toute la création, elle reporte sa sollicitude du maître à l’animal, et, comme ils sont associés dans le péril, elle les associe dans sa prière. Mais elle a eu soin de rappeler la distance entre eux ; et ces mots : Tu as fais l’homme à ton image, avertiraient, au besoin, les bouddhistes que sa bienveillance est très éloignée de leur sentiment. Si le cheval est vainqueur, on le mènera remercier Dieu. Le lendemain, on le conduira par la ville, les sabots dorés ; et dans un mois la contrade donne son banquet où on lui servira, à la place d’honneur, avant tous les convives, une miche de pain et un bol de vin.

Cependant, les vingt mille personnes, que la place peut contenir, y sont déjà rassemblées. La grande conque est pleine. Des ombres se pressent entre les créneaux du Palais municipal et sur la tour du palais Sansedoni. Les gendarmes à cheval refoulent doucement les retardataires qui envahissent la piste. Tout à coup éclate la marche entraînante du Palio. Le défilé commence. Il durera plus d’une heure. L’étendard de Sienne, noir et blanc, que les buccinateurs semblent entier au souffle de leurs longues trompettes droites, est suivi par les drapeaux des communes amies, des vieilles communes, dont quelques-unes même n’existent plus. Mais le Palio ressuscite leur nom, leurs couleurs, un peu de leur gloire. Puis toutes les contrades passent dans les beaux costumes d’autrefois. Les porteurs de bannières les font tourner dans l’air, les lancent, les rattrapent et rasent le sol de leurs plis somptueux. C’est une représentation qu’ils donnent pendant que les tambours battent aux champs et que les hommes d’armes s’arrêtent. Le cheval de course est conduit à la main par son barbaresco ; et le fantino, recouvert d’une armure, ferme la marche sur un autre cheval superbement caparaçonné. Enfin s’avance, entouré de cavaliers au casque doré et à la visière baissée, le lourd Carroccio, l’ancien chariot de guerre où, pendant la bataille, l’évêque dressait un autel et officiait pour les troupes engagées. On l’a refait souvent, toujours le même, en chêne et massif. Il porte la louve romaine et, suspendue à une antenne, l’image de Sienne couronnée de tours. Sur sa caisse est écrit le mot Libertas qui a tant de fois retenti à travers la cité et qui, en 1552, lorsque les Espagnols en furent chassés, s’unissait au nom de France. Francia ! Libertas ! A ce cri poussé dans la nuit les torches s’allumèrent et la clarté fut telle que l’on crut au lever du soleil. Le Carroccio s’avance au son de la cloche, la martinella ; et, comme il symbolise ce que la ville a de plus précieux, on y a placé de petits enfants derrière les joueurs de trompettes.

Quand le cortège a cessé de défiler et que toutes les contrades se sont rangées sur des gradins au pied du Palais municipal, — quel cadre splendide pour cette splendide résurrection du passé ! — une sonnerie annonce la course, et le silence semble distendre la place. Les fantini ont repris leur costume et s’arment du nerf de bœuf dont ils ont le droit de se frapper. Les chevaux partent. Un cercle d’éclairs et des cris sur une pente dangereuse au milieu d’une foule immobile et muette. Et une immense clameur qui retombe et s’éparpille en brouhaha. Le vainqueur a sauté de son cheval dans les bras des carabiniers qui le saisissent et l’emportent pour le soustraire aux poings d’une contrade rivale qu’il a trahie l’année dernière. C’est la Tortue qui gagne. On savait qu’elle gagnerait. Cela lui coûte six mille francs. Elle a corrompu d’autres jockeys : tout le monde le sait. Si ce n’avait pas été elle, c’eût été l’Oie ; mais l’Oie n’en a dépensé que cinq mille. Il en est de même à chaque Palio. Et c’est précisément ce qui, dans un sens, en fait la noblesse. Les chevaux n’ont point de valeur ; les jockeys se vendent ; la course n’est jamais exempte de fraude ; il n’y a d’absolument sincère que l’enthousiasme du peuple. Il a vécu des mois et des mois pour cette minute où, costumes, décors, gestes, passions, il se retrouve dans ce qui fut la joie de son passé et sent affluer à son cœur le beau sang de sa jeunesse. J’ai assisté à bien des fêtes nationales ; mais une pareille force d’illusion, je ne l’ai rencontrée nulle part.

Nulle part aussi elle ne peut s’appuyer sur une réalité plus tangible. Il n’est point à Sienne de petit enfant si dénué qu’il ne connaisse les richesses de sa ville. Il a joué ses premiers jeux sur le giron de l’histoire et de la légende. Dans nos cités les mieux conservées, nous avons encore besoin de faire un effort d’imagination et comme d’en rapprocher les vieux pans épars pour nous les représenter telles qu’elles étaient dans leurs grands jours. Mais ici l’ensemble est presque intact. Les sauvages palais féodaux regardent par leurs jolies fenêtres gothiques les mêmes murs et les mêmes places qu’autrefois. Tout à l’heure, les chevaux couraient devant le palais Sansedoni et devant d’autres palais qui n’ont pas plus changé que le Palais de la Commune. Passé et présent ne font qu’un aux yeux du peuple de Sienne. Ce qui nous semble une résurrection n’est qu’une continuation de sa vie et d’une vie en champ clos. Il a su se défendre de l’infiltration des étrangers. Il est possible que Sienne leur ouvre son cœur, comme le proclame l’inscription de la porte Camollia : Cor Magis Tibi Sena Pandit ; mais si elle leur avait ouvert ses murs, depuis beau temps le Palio n’existerait plus. « Je suis Toscan, me disait un maître de l’Université, mais je n’arriverai jamais à sentir le Palio comme un Siennois, comme ces Siennois qui se consument de nostalgie lorsqu’ils sont à cette époque dans un pays lointain, comme ceux qui reviennent du bout de l’Europe pour y assister, comme ceux qui, atteints d’une maladie de cœur, risquent la mort ce jour-là sur la Piazza del Campo ! » Il aurait pu ajouter : « Comme un socialiste siennois. » Quelques échauffés du parti, étrangers ou politiciens, demandèrent l’abolition de cette survivance du moyen-âge. A ce bruit, la ville s’émut, et les membres socialistes des contrades s’insurgèrent, car ils pensaient tous ce que l’un d’eux répondit au franc-maçon qui lui reprochait son rôle de porte-drapeau : « Je suis doublement fier, d’abord d’être socialiste, puis de savoir agiter ma bannière, et je vaux mieux qu’un socialiste sans bannière. »

Heywood, un des rares Anglais avec Langton Douglas qui ont compris la beauté de cette fête, nous raconte que des impresarii offrirent des sommes fabuleuses aux pauvres gens des contrades, s’ils voulaient organiser une tournée de représentations dans les grandes villes. Ils éclatèrent de rire. « Nous ne jouons pas le Palio, répondaient-ils : nous le vivons. Nous le nourrissons du feu de notre âme. »


II. — LA VIEILLE COMMUNE

Si tout Sienne n’est pas dans le Palio, le Palio nous introduit au cœur de Sienne. On a souvent opposé à ses remparts inébranlables son humeur changeante, à ses lourds palais sa frivolité, la fureur de ses discordes à sa fierté patriotique, son appétit de jouissances à son mysticisme. Mais il faut se défier de ces tons heurtés, qui ne sont souvent que des trompe-l’œil psychologiques. Une cité comme Sienne, qui a vécu d’une vie singulière et qui depuis trois siècles se survit, suppose une harmonie profonde bien plus forte que ses désordres apparents.

Les chroniques nous présentent l’image d’une ville continuellement bouleversée par les révolutions. Lorsqu’elle n’était encore qu’une colonie romaine, les sénateurs romains n’étaient pas toujours en sûreté dans ses murs. Treize cents ans plus tard, ce ne sont pas des sénateurs que les Siennois houspillent, c’est un empereur du Saint-Empire germanique, Charles IV, qui avait prétendu s’immiscer dans leurs affaires tumultueuses. Ses gros cavaliers allemands désarçonnés jonchèrent les rues ; et le Palais de la Seigneurie le vit livide, suant la peur, larmoyant, suppliant les bourgeois, leur jetant les bras autour du cou. Jamais César germanique ne fut plus piteux. Le goût de l’émeute est aussi vieux à Sienne que Sienne elle-même. Passionnée pour son indépendance, admirable aux XIIe et XIIIe siècles dans la conquête de son territoire sur les seigneurs féodaux dont les tanières, comme des douanes sauvages, lui coupaient les chemins de la fortune, héroïque contre Florence, la rivale agressive de son commerce, elle ne se fut pas plus tôt assuré la sécurité, que des conflits éclatèrent entre ses grandes familles et que des factions, issues de ces conflits, la déchirèrent. Elle fut la plus démocratique des républiques italiennes. Déjà, en 1264, un peintre était condamné pour avoir peint la louve, emblème de la Commune, qu’un lion, emblème du peuple, debout sur elle griffait au visage. D’une démocratie elle eut toutes les agitations et tous les vices. Elle n’accepta le pouvoir d’un seul que pendant une quinzaine d’années, au commencement du XVIe siècle, à la veille de mourir ; et cet unique tyran, Pandolfo Petrucci, homme habile et médiocre, ne dut son succès éphémère qu’à la fatigue d’une longue instabilité. Le reste du temps, les chroniques racontent tant d’insurrections, de guets-apens, de meurtres, de proscriptions ; elles font retentir tant de cris séditieux : Mort aux Tolomei ! Mort aux Salimbeni ! A bas le peuple ! A bas les Neuf ! A bas les Douze ! qu’on se demande si, durant trois siècles, un seul des citoyens de Sienne a pu dormir tranquille une seule nuit. Dans leur miroir, l’humanité nous apparaît comme un troupeau d’ombres traquées et gesticulant aux lueurs d’un incendie.

Mais cette fantasmagorie est presque aussi fausse que l’aquarium de rêve où nage le moyen-âge de Michelet. Les hommes de ces terribles siècles, — qui nous semblent moins terribles depuis quelques années, — ont été aussi gais, aussi insouciants que nous. Ils ont connu autant de joies intimes et de fêtes publiques. Il leur est arrivé comme à nous de plaindre la monotonie des jours ! Est-ce que les historiens nous représenteront un jour avec des mines sépulcrales et des attitudes d’épouvante ? Sienne traversa de belles périodes florissantes, et sa prospérité a été beaucoup plus l’œuvre de son énergie que sa décadence le résultat de ses fautes. Attribuer uniquement à ses divisions les malheurs où son indépendance a sombré et en accabler sa mémoire, c’est méconnaître les conditions de ces petites républiques qui les vouaient toutes, quel que fût leur gouvernement, au silence et à la mort. Il est déjà très beau que, nées d’un grand cadavre dont les étrangers se disputaient les ossements, jalouses les unes des autres, elles aient pu durer des siècles et se créer une personnalité qui débordât de beaucoup la petitesse de leur territoire. C’est leur honneur impérissable que ceux qui écrivent leur histoire en parlent comme s’il s’agissait d’empires.

L’originalité de Sienne ne tient point à la fréquence de ses guerres intestines, et ce n’est pas aux jours de crise qu’il faut se représenter cette vieille commune, « cette oasis dans le désert féodal. » Regardons-la au commencement du XIVe siècle, lorsqu’elle jouit de son affranchissement et que ses créneaux se dorent aux premiers feux de la Renaissance. C’est l’époque où, sur les murs de la Salle des Neuf du Palais municipal, son peintre génial Ambrogio Lorenzetti traduit en allégories la Politique d’Aristote. Des tours qu’elle dressait alors vers le ciel, comme une futaie, la plupart ont été rasées aux XVIe et XVIIe siècles. Je ne les regrette pas, si j’en juge par celles que garde encore la ville San Gimignano et qui, de loin, ressemblent trop maintenant à des cheminées d’usine. Les quartiers populaires étaient aussi congestionnés qu’aujourd’hui. Au centre de la cité, les forteresses agglomérées appartiennent à des marchands d’origine noble ou bourgeoise, car les grands seigneurs oisifs ont leurs châteaux sur les collines et ne font que traverser, toujours à cheval, cette ville libérée de par domination et qui fourmille d’artisans trop fiers et de bourgeois trop riches. Dans la cour intérieure de ces forteresses, entourée de loggie, on se serait cru dans un bazar d’Orient. Les marchandises s’y étalent : draps, soieries, lainages linge de table, quincaillerie, épicerie, parfums. Des chevaux s’ébrouent dans de vastes écuries. Les maîtres habitent les étages supérieurs. Leurs chambres, bariolées de peintures seraient très sombres, si on ne laissait ouvertes les fenêtres tendues de parchemin ou de papier huilé. Les sièges sont hauts et larges ; les coffres, sculptés ; le lit, monumental. Des odeurs d’ail et d’oignon et d’épices exotiques s’échappent des cuisines et se mêlent dans l’air aux effluves des lourdes essences.

Les hommes que vous en voyez sortir, un manteau de drap ou une peau de bête attachée à leur épaule et recouvrant leur armes, sont connus sur tous les marchés de l’Europe. A Londres ils se sont bâti des palais ; à Paris, ils ont pignon sur rue ; dans les villes de Champagne célèbres par leurs foires, on se montre du doigt ces négociants qui vendent des soieries d’argent et d’or des pelleteries, des épices, et qui font surtout le commerce de monnaies. Leurs étaux de changeurs s’ouvrent à Provins autour de l’église du Prieuré de Saint-Ayoul, à Bar-sur-Aube autour de l’église de Saint-Maclou. Ils possèdent des comptoirs à Troyes et à Lagny. Ils introduisent partout la science de la banque, car les changeurs sont les banquiers d’alors. Sous le terme générique de Lombards, on les confond avec les autres Italiens. Mais ils sont les plus forts, étant les banquiers de la Curie romaine. Le Pape les soutient près des rois et des comtes. Au besoin, il jette l’interdit sur leurs débiteurs récalcitrants. Ses foudres servent d’égide à leurs opérations financières. Ils prêtent aux particuliers et aux villes, aux princes et aux dignitaires de l’Eglise. Les comtes de Champagne leurs octroient des privilèges. Cependant on les déteste à cause de leur avarice et de leurs fraudes. Ils ne se contentent pas de quinze pour cent qui est l’intérêt presque légal aux foires de Champagne ; et, parmi tant de monnaies diverses, dont la forme, le poids, le titre et la valeur varient d’une ville à l’autre on les accuse de trafiquer sur les pièces de mauvais aloi. On leur en veut aussi de leurs grands airs. Ces Tolomei ne se flattent-ils pas de descendre des Ptolémées ? Les Piccolomini se réclament de leur ancêtre Porsenna. Les Salimbeni et les Buonsignori sont issus de ministres impériaux. L’éclat de leur lignage m les empêche point de vendre de la cire et du poivre, et de disputer sa clientèle au juif qui, celui-là, il est vrai, descend plus authentiquement peut-être du patriarche Jacob ou du roi David. Is ont beau pratiquer l’usure, ils n’en ont pas moins des allures de chevaliers.

Leur apprentissage a commencé de bonne heure. Le jeune homme est parti avec des compagnons aussi jeunes que lui et une caravane de mulets chargés des ballots que lui a confiés son père ou le chef du comptoir. A travers les Apennins et les Alpes, les routes sont périlleuses. Au sortir des villes inhospitalières qui exigent de fortes redevances ou qui ont quelquefois des représailles à exercer, on tombe dans une embuscade de voleurs ou de barons plus voleurs. On ne chemine jamais tranquille devant un horizon où se profile un château fort. Il faut tour à tour tirer l’épée et dénouer sa bourse. Cette vie trempe les caractères. Elle s’ennoblit aussi d’une poésie d’aventures. Le trafiquant siennois galope autour de sa caisse comme les chevaliers errants autour de la belle princesse qu’ils reconduisent dans ses états. Ses dangers ne finissent pas avec le voyage. Il risque l’inconstance des faveurs princières, le scrupule tardif des débiteurs qui s’arment des malédictions de l’Eglise pour ne point payer les taux usuraires, la confiscation des biens, l’expulsion. Il a tenu compte de ces risques dans les bénéfices à réaliser. Et il les réalise. Et le convoi reprend le chemin de l’Italie. Ni Londres, ni Paris, ni l’opulente ville de Provins, toute bourdonnante de ses métiers, ni les cités flamandes d’Ypres et de Dixmude ne retiennent le Siennois. Il a hâte de revoir ses tours, de redevenir le citoyen libre d’une commune libre. Il rentre un jour par la porte Camollia. Sa caravane défile le long des rues dallées, et s’engouffre dans la sombre forteresse.

Taine entendit un jour à Londres des hommes du peuple s’écrier fièrement en voyant passer les attelages de leurs Lords : Que nos Lords sont riches ! » Il me semble entendre le même ri de fierté civique sur le passage d’un Tolomei ou d’un Sarracini. La cité peut faire fête à ces marchands qui ne se sont pas seulement enrichis pour eux, mais aussi pour elle. Ils ne ressemblent point aux usuriers du Cercle Infernal, « qui méprisent la nature et l’art. » Rentrés dans leur ville, ils sont aussi ambitieux de l’embellir que de prendre place parmi les membres de la Seigneurie. Leurs aventures ont allumé en eux une soif insatiable de pouvoir et d’honneurs. Ces hommes, si âpres au négoce, deviennent prodigues, dès qu’il s’agit des intérêts de la Commune ou du plaisir de ses yeux. La veille de Montaperti, le Trésor public étant presque épuisé, les Salimbeni apportèrent sur la place San Christophano, dans un char recouvert d’écarlate et orné de branches d’olivier, cent dix-huit mille florins d’or qu’ils versèrent à la République. Avec tout l’argent qu’ils ont raflé et raclé dans leurs boutiques de changeurs, ils font de la beauté. Leur avarice a couvé la joie de la Renaissance. Ils appellent des architectes, des sculpteurs, des peintres. Ils les tiennent pour les meilleurs répondants de leur gloire. Ils demandent à l’art de leur rendre la vie plus noble comme aujourd’hui nous demandons à l’industrie de nous la rendre plus confortable. Ils se souviendront peut-être à leur lit de mort que l’Eglise défendait l’usure. Mais toutes les églises et toutes les fontaines de la ville et le Palais municipal les ont absous de leur oubli.

Au-dessous de ces marchands aristocrates et guerriers, un peuple d’artisans les imite, s’instruit a leur exemple, se fortifie chaque jour dans le sentiment de sa valeur et les forcera bientôt de partager le pouvoir avec lui. La ville est sagement administrée. Elle l’est aux sons des cloches. La cloche tient lieu de porte-voix aux Signori, d’horloge aux citoyens. Dès l’aube, elle sonne l’ouverture de la ville. Les écheveaux d’or et d’argent filés dans les fabriques de Lucques ou de Venise, les laines de la Maremme, les draps de France, de lourds chariots qui venaient même d’Espagne, s’ébranlaient au tintement des matines avec toutes les denrées de la campagne. A sept heures, la cloche annonçait le retour de la vie publique. Les fonctionnaires de la commune, revêtus de longues robes comme celles des prêtres, sous leurs chaperons en velours noir ou cramoisi, les officiers de la Gabelle, les contrôleurs du Trésor, qu’on appelait la Biccherna, traversaient rapidement le marché. La foule se pressait bientôt aux portes des palais où les magistrats rendaient la justice. En ce temps-là, la procédure n’éternisait pas les procès. Devant les tribunaux il y avait plus d’égalité qu’aujourd’hui entre les pauvres et les riches ; et les citoyens de Sienne jouissaient de l’habeas corpus. Vers midi, la cloche du Dôme ou de Saint-Martin avertissait les notaires et les juges qu’ils eussent à quitter leur salle. Il fallait qu’elle fût vide avant le dernier son. Le moindre retard se payait de vingt sous d’amende.

La même cloche qui envoyait les gens à table les renvoyait au travail ou à leurs plaisirs. La fresque d’Ambrogio Lorenzetti sur les Effets du bon gouvernement nous montre des joueurs attablés sous les porches des maisons, de jolies filles qui frappent du tambourin et qui font des rondes dans les carrefours, une jeunesse dorée qui part pour la chasse. La vie de Sienne était plus haute en couleur que cette peinture allégorique. Les frocs des moines, les robes et les coiffures des hommes, les étoffes criardes des campagnardes, les tuniques vertes des juifs, les tissus à ramages des courtisanes et des jongleurs, formaient un tel bariolage qu’on nous dit que, du haut des tours, les rues et les places étaient pareilles à des mosaïques. Les femmes, dont le luxe grandissait en dépit des lois somptuaires, passaient drapées comme la Madone et richement gantées, tenant d’une main leur manteau fermé sur leur gorge et de l’autre soulevant leur traîne.

Puis la cloche annonçait l’heure crépusculaire des vêpres, qui se célébraient alors à la tombée du soir. Les ateliers et les boutiques se fermaient à son premier coup. Une heure plus tard, elle commandait d’allumer dans les rues de petites lampes devant les images pieuses ; et ceux qui sortaient se munissaient d’un cierge dont le poids était fixé. Les riches se faisaient escorter de quatre ou cinq domestiques qui portaient des lumières. Mais toute la nuit, des lampes brûlaient aux frais de la commune devant le Carroccio, symbole de l’union populaire. Enfin, la cloche sonnait une dernière fois, et toute la ville devait être déserte. On n’y entendait plus que les cris des veilleurs, et, par les fenêtres des palais, dans les cours intérieures, dans les jardins bien clos, les notes des mandolines et des guitares et le bruit sec du trictrac et du jeu de dés nommé la zara.

Entre temps, il y avait eu d’autres sons de cloches, de tristes sons comme ceux qui chassaient les lépreux hors de la cité vers la maison de San Lazzaro, près de la Porte Romaine. A six heures du soir, un sonneur agitait une cloche plus joyeuse au marché de la poissonnerie. Aussitôt, des agents saisissaient les paniers de poissons et les renversaient par terre. Les pauvres qui guettaient le moment sautaient sur ce butin. C’était ainsi que l’on prohibait la vente du poisson de la veille et que les Siennois, très gourmets, s’assuraient de manger toujours fraîches les carpes et les anguilles du lac de Trasimène. La nuit, il arrivait assez souvent qu’on était réveillé par les lugubres volées de cloches qui hurlaient l’incendie. Les constructions de bois étaient encore nombreuses dans les quartiers populaires Entrepreneurs, charpentiers, maçons, cochers, porteurs d’eau, avaient prêté serment d’accourir au tocsin. Mais un décret dut interdire aux habitants des quartiers voisins de se mêler aux sauveteurs, car les incendies provoquaient souvent de grands tumultes et favorisaient le pillage. Les haines de familles s’y rallumaient ; les discordes civiles y ramassaient des brandons.

Cette forte discipline, qui comprimait l’individu, devait forcément rendre plus violentes les expressions d’individualisme. Mais elle n’était point inhumaine. Dure pour les étrangers, souvent barbare dans le spectacle des répressions, elle réservait aux citoyens toutes les joies de la communauté. On ne raisonnait pas autant que de nos jours sur la solidarité, mais on la sentait davantage, parce qu’elle tirait son principe de 1a charité chrétienne. Sienne possède un des plus anciens Hôtels Dieu de l’Europe, son hôpital Della Scala, fondé en 832 par un pauvre cordonnier. Son nom lui vint de trois marches en marbre que découvrirent les fondations et qu’on attribue au temple de Diane, la froide déesse. Une confrérie, la Discipline de la Vierge Marie, avait son siège dans la chapelle et les chambres de la crypte, et se consacrait au soulagement des misères. On recueillait les orphelins ; on élevait et on mariait les petites filles trouvées. Cet hôpital de la place du Dôme est bien impressionnant avec son immense salle, l’ancien dortoir des pèlerins, toute la lumière qui afflue par sa large baie, son Christ si terreux, si usé qu’on s’étonne qu’un jet de sang aussi dru puisse jaillir de son maigre flanc, et les fresques qui décorent splendidement les voûtes. Ces fresques, j’ai de la peine à les voir ; les malades les voient mieux, étendus dans leurs lits blancs petits et transitoires sous cette haute et durable magnificence. Ils y voient se dérouler l’histoire de l’hôpital et planer au-dessus de leurs souffrances les images des hommes charitables qui, du fond des âges, pensaient à eux et les aimaient en Jésus-Christ.

Mais ce rapide coup d’œil sur la vieille cité ne nous découvre point l’esprit de son peuple ; et c’est par là surtout que Sienne se distingue des autres communes médiévales.


III. — LA PUKSIE DE SIENNE

Elle se proclame la Cité de la Vierge. La veille de Montaperti, son syndic Buonaguida Lucari, tête nue, pieds nus, suivi de la foule suppliante, vint à la cathédrale, et là, ayant reçu le baiser de paix de l’évêque et s’étant prosterné sur les dalles, adjura la Vierge d’accepter la suzeraineté de la ville et du pays de Sienne. Tous les pouvoirs religieux et civils furent témoins que le peuple la reconnaissait pour reine et maîtresse. Mais, en lui signifiant leur hommage lige, ils lui signifiaient aussi qu’elle eût à les défendre. Leur victoire leur parut être comme le sceau de la Vierge apposé au bas du contrat. Sienne fut vraiment sa ville. Non pas au sens mystique : le culte dont on l’entoure est d’essence féodale. Le mystique se donne, se livre à la Divinité, s’abîme en elle, sans rien lui demander en échange. Les Siennois ont conscience de leurs faiblesses individuelles, mais encore plus de la valeur du présent qu’ils lui font ; et ils exigent qu’elle les paie de retour. Il y a entre eux réciprocité d’obligations. Lorsque, un demi-siècle plus tard, le 9 juin 1311, Duccio peignit sa Vierge entourée de saints et d’anges, un long cortège de magistrats et de notables porta à la cathédrale, aux sons des cloches et des musiques, ce miracle de l’art. Et Duccio disait que la Vierge devait lui être reconnaissante de l’avoir faite si belle. Les Siennois comptaient sur sa gratitude pour l’avoir faite si puissante.

Ils ne manquaient à aucun des devoirs officiels de leur vasselage. Chaque année, ils lui renouvelaient leur vœu de fidélité, la veille du 15 août, tous les citoyens, de dix-huit à soixante-dix ans, escortaient jusqu’au Dôme le Carroccio chargé d’offrandes. C’était la fête de famille à laquelle les étrangers ne sont pas admis. Mais, le lendemain matin, une autre procession traversait la ville. Les mandataires de toutes les cités, villages, châteaux, monastères, alliés ou conquis, descendants d’anciens comtes et abbés mitrés, venaient solennellement répéter leur hommage à la commune victorieuse, devenue seigneurie féodale. Sous le porche de l’église, ils remettaient entre les mains d’un simple secrétaire la cire et les drapeaux qu’ils avaient apportes à la suzeraine de leurs suzerains.

Son image est partout. On la voit sur les vieux registres de la Biccherna et de la Gabelle dont on faisait enluminer les couvertures. Les principaux événements de l’histoire de Sienne y sont illustrés. La Vierge en est rarement absente. Tantôt, dans une robe d’un rouge foncé et sous un manteau d’un bleu sombre, elle prie pour la Cité : Hæc est civitas mea ! Tantôt elle déploie un manteau d’azur sur le peuple agenouillé. Tantôt elle plane au-dessus des tours et regarde son peuple d’un air compatissant. Tantôt on la conduit à l’église au milieu des lumières. Les années de peste, elle se tient à la porte de la ville et montre au Bambino les hommes désolés qui, la main sur leur cœur, se prosternent dans la poussière.

Cette figure allongée et penchée de vierge byzantine, aux yeux en amande sous un front assez bas, vous poursuit à travers les églises, les palais, le musée. Elle ne sourit pas. Elle est grave, pensive, sans autre éclat que tout l’or qui l’entoure, quelquefois avec une nuance d’étonnement, quelquefois même avec l’ombre de dureté que pose sur les traits la représentation solennelle ou l’appréhension du malheur. On dirait qu’elle prévoit ce qui attend l’enfant qu’elle porte sur son bras. Elle ne ressemble jamais aux femmes du pays. Sur le retable de Duccio, c’est parmi les anges et les saintes que vous trouverez ces visages siennois, dont le profil passait pour être aussi beau que le teint des Bolonaises et les yeux des Florentines. Mais elle, sous son diadème, a toujours l’air d’une reine en exil. A l’église des Servi, la Vierge du Peuple de cet admirable Lippo Memmi me serrait le cœur, tant la courbe de son visage est modelée par la tristesse. Son enfant, le Bambino, se rapprocherait bien plus des petits enfants qu’on rencontre dans les rues, si sa grosse tête aux cheveux bouclés n’avait pas une telle expression de précocité sérieuse. Pourquoi les peintres siennois, ces grands amoureux de la Madone, sont-ils restés si longtemps fidèles an type byzantin ? Affaire d’école et de tradition, sans doute. Mais pour moi qui n’éprouve devant les Vierges de Raphaël qu’une impression de suavité tout humaine et qui ne peux les séparer de la vie ordinaire, je me demande si ce type étrange et lointain ne nous rend pas plus sensible la distance entre nous et la Reine du Ciel. Il était peut-être bon que cette Majesté divine eût quelque chose que n’avaient pas les beautés familières, qu’on ne fût point exposé à la confondre dans ses rêves avec les patriciennes du contado, comme il était bon que Sienne choisit chaque année son podestat parmi les étrangers. Sa condition de Lombard ou de Romagnol l’élevait au-dessus des partis, et quand il entrait dans la ville avec ses sbires et ses notaires, la singularité de leur équipement et de leur dialecte rehaussait aux yeux du peuple le prestige de sa magistrature.

Cependant la Vierge siennoise a perdu de son caractère hiératique. Sa rigidité byzantine a fondu sous la grâce de la maternité. On ne sent pas seulement dans cette Vierge royale la créature la plus noble de la terre, la descendante, s’écriait saint Bernardin, « de quatorze Patriarches, de quatorze Rois et de quatorze Ducs ! » On sent aussi la mère. On répéterait volontiers en la contemplant les paroles de Bossuet, quand il considère le Sauveur entre les bras de la Vierge, suçant son lait virginal, ou se reposant doucement sur son sein, ou enclos dans ses chastes entrailles : « Qui pourra croire, dit-il, qu’il n’y a rien eu de surnaturel dans la conception de cette Princesse ? » Paroles ravissantes ! Je n’en trouve pas qui expriment mieux la pureté et la dignité que les peintres de Sienne ont su donner à la protectrice maternelle de leur cité.

Son culte a été la grande poésie des Siennois ; et cette poésie a été presque toute leur religion. On parle souvent de leur mysticisme, parce que des mystiques se sont levés parmi eux et que leur terre a produit une floraison de saints. Dira-t-on que le peuple anglais, qui a eu des poètes étonnants, est un peuple éminemment poétique ? Je ne mets point en doute leur foi ni leur piété. Au temps où les prédicateurs dénonçaient leur corruption, on brûlait annuellement dans la chapelle du Palais pour seize cents francs de cire sans compter l’huile, et tous les matins la Seigneurie assistait à la messe. Mais, chez ce peuple à la fois impressionnable et frondeur, la piété n’a jamais été un sentiment très réfléchi. Un prêtre siennois m’avouait que, sans les contrades, Sienne serait la ville la plus anticléricale de l’Italie. « Elle a eu des heures d’exaltation, me disait-il, point de jours ni d’années. Notre peuple n’a jamais ressenti la fièvre religieuse qu’un Savonarole propageait à Florence. Il écoutait ses apôtres, prenait un réel plaisir à les entendre, puis retournait à de plus chers plaisirs. Saint Bernardin, qui soulevait Pérouse, le laissait beaucoup plus calme. Oh ! les jours où il prêchait, les églises étaient trop petites ! On lui dressait une chaire sur la place de la Seigneurie, et son sermon y attirait alors presque autant de monde qu’aujourd’hui la fête du Palio. Les magistrats faisaient peindre au mur du Palais le trigramme de Jésus dans un cercle d’azur et de rayons d’or. On décrétait même des réformes. Mais dès que le Saint avait le dos tourné, adieu les Riformagioni di frate Bernardino ! Quand il revenait, il était souvent fort mal accueilli. On lui a jeté des pierres. Sainte Catherine n’a jamais autant agi sur ses concitoyens, elle ne les a jamais si bien « encatherinés, » selon le mot dont on persiflait ses fidèles, que le jour où l’on rapporta sa tête de Rome : il faut dire que ce fut une fameuse procession ! »

Que ne donneraient, en effet, les Siennois pour un beau cortège, eux qui en ont tant vus passer ! Pendant le siège, que leur endurance a immortalisé, quand la famine et des bruits de trahison commençaient à leur brouiller la cervelle, Montluc enjoignit une procession générale, où défilèrent tous les capitaines, seigneurs et dames de la ville. « Ainsi, dit-il, je les faisais amuser pour retenir leur fureur. » Il nous raconte aussi que les dames dont il admirait l’héroïsme, travaillèrent de leurs mains à fortifier la ville. Et je vous assure que de les voir monter aux tranchées était un spectacle qui valait une procession ! Elles étaient environ trois mille, réparties en trois équipes : la première vêtue de violet, la seconde de satin incarnadin, la troisième de blanc. Leurs jupes, aussi courtes que celles d’aujourd’hui, montraient le brodequin. « Un accoutrement de nymphe ! » dit le fier Gascon en souriant dans sa moustache. Elles portaient des pics, des pelles, des hottes et des fascines. La foule ébahie en oubliait ses misères.

Aucun peuple italien n’a été doué d’une fantaisie aussi brillante et ne s’est créé à lui-même de plus vifs enchantements. Il a cru, durant des siècles, qu’une rivière merveilleusement pure courait sous sa ville. Elle se nommait la Diana. Il était altéré de son eau mystérieuse. Il la buvait en rêve. Pour la trouver, rien ne lui a coûté, ni l’argent, ni la peine. Qui sait ? Il croit peut-être encore à cette sorcière. Dante l’en raillait ; mais Dante est Florentin, et les Florentins vous diront aujourd’hui, comme il y a six cents ans, que les Siennois sont fous. Langton Douglas les gourmande de ne pas avoir plutôt payé de bons ingénieurs, qui leur auraient construit un solide aqueduc à la romaine. Langton Douglas a raison. Mais ils ne sont pas morts de soif, et un solide aqueduc ne leur aurait pas procuré le quart des jouissances qu’ils durent à la Naïade dont les yeux limpides les attiraient dans l’ombre.

Ce peuple sans mysticisme a eu de grands mystiques ; sans grands poètes, une abondante poésie ; et il l’a vécue. La richesse d’images d’une sainte Catherine est une richesse de terroir. Il possède le sens de la beauté plastique et du pittoresque. Les épisodes de sa légende dorée semblent des visions de poète traduites par un peintre. Tel, le miracle de la lampe, dans l’histoire populaire du bienheureux Colombini [2].

Colombini, le fondateur des Jésuates, était un noble et riche marchand de Sienne, qui tomba un jour amoureux de la pauvreté et qui lui déverrouilla sa porte. Il l’embrassa fortement et avec elle toutes les humiliations des serviteurs du Christ. Sa cousine, Catherine Colombini, demeurait dans le palais voisin. Elle y vivait seule, ayant perdu ses parents. Elle aimait les plaisirs, la toilette et, plus que tout, sa liberté. Une fenêtre avait été percée dans le mur mitoyen des deux maisons. Un soir, Colombini appela sa cousine au moment où elle montait se coucher. Elle apparut dans cet encadrement gothique, éclatante de luxe et de beauté. Sur sa robe de soie rouge aux manches bouffantes, un collier d’ambre soutenait une croix émaillée de vives couleurs ; et sous son bandeau semé de perles fines, ses cheveux, humides du parfum qui en dorait les ondes, baignaient ses épaules. Elle tenait à la main la lampe siennoise, celle des Catacombes. Le saint s’excusa courtoisement de l’avoir interrompue dans ses oraisons du soir. Mais la jeune fille sourit et lui répondit qu’elle songeait à dormir et non point à prier. Alors il lui parla de l’amour du Christ, de la joie qui surabonde au cœur de ses épouses et des moindres faveurs divines qui passent toutes les voluptés de la terre. La jeune fille l’écoutait en silence, les yeux attentifs, les lèvres mi-closes ; et rien ne bougeait sur ses traits que les reflets de la lampe. « Et maintenant, lui dit Colombini, va dormir en paix, ma chère sœur. » Elle leva la tête, surprise que l’entretien fût déjà fini, et elle vit poindre l’aurore. L’huile de la lampe, qui brûlait toujours, n’avait point baissé.

Une fenêtre ouverte dans la nuit comme pour un rendez-vous d’amour ; une jeune fille éblouissante et charmée, qui porte la lampe des vierges sages ; un homme très noble, aux mains jointes, aux yeux extatiques, qui la supplie et veut conquérir son âme au Seigneur Jésus : que de fois, dans les vieilles ruelles de Sienne, j’ai nostalgiquement évoqué ce tableau où la gentillesse siennoise se nimbe d’une lumière qui n’est pas de ce monde ! Dieu accomplit partout ses miracles, mais il ne leur donne cette forme exquise qu’aux endroits où l’on est capable d’en sentir toute la poésie.

Je ne connais guère de poème plus vivant, plus pathétique, que la lettre de sainte Catherine sur la mort de Niccolo Thuldo, ce jeune Pérugin condamné pour raison politique, qui certainement l’aima de toute son âme, qu’elle convertit, qu’elle accompagna jusqu’à l’échafaud et dont elle reçut dans ses mains la tête et le sang. On hésite à juger comme une œuvre d’art les pages brûlantes d’émotion qu’une sainte a dictées pour son confesseur. Il nous est tout de même impossible de ne pas être touché par ce que j’appellerai leur beauté profane. Catherine aurait pu faire ce qu’elle a fait et ne pas savoir le raconter. Cette fille du peuple, illettrée, a le génie de sa race. Il n’ajoute rien à sa sainteté. Mais il se révèle dans la vivacité dramatique et dans le coloris de son imagination.

Les apologues, les contes, les souvenirs personnels, dont saint Bernardin, à l’exemple de tous les prédicateurs du moyen- âge, mais sans leur crudité, entremêle ses sermons populaires, témoignent aussi, moins inconsciemment, il est vrai, de ce sentiment artistique. Son sobre réalisme, qui rencontre toujours le trait pittoresque, a quelquefois l’éclat d’une colère généreuse et plus souvent la saveur de la bonhomie. Le vieux sujet du XIIIe siècle, d’où La Fontaine a tiré ses Animaux malades de la peste, personne, avant notre fabuliste, ne l’a traité avec plus de verve. Le lion, ayant appris un jour que des moines s’étaient réunis en chapitre pour confesser publiquement leurs péchés, n’entend pas qu’un supérieur de couvent lui en remontre, à lui le plus grand des animaux et leur seigneur. Il les convoque donc et leur ordonne d’avouer leurs fautes, comme les moines, car il lui est revenu qu’on se plaignait beaucoup des maux qu’ils commettaient. Tout ce début est excellent. Excellentes aussi, la confession de l’âne et celle du renard, qui, lorsqu’il s’introduit dans un poulailler et que les poules sont trop haut perchées, brandit sa queue comme un bâton : elles s’effarent, s’envolent, se posent à terre, où il les croque. Mais je préfère saint Bernardin dans des sujets plus scabreux. J’y admire à la fois sa décence et la vérité poétique de son observation. Un serviteur de Dieu entreprit de sauver une femme tombée. Il excita son repentir et même il la conduisit à Rome pour obtenir l’absolution du Pape. La femme, qui craignait encore les retours offensifs du diable, lui persuada de l’enfermer dans un petit ermitage bien clos. Chaque jour, il allait l’y conforter. Chaque jour, c’était trop ! Du moment qu’ils ne se voyaient plus, ils essayèrent de s’apercevoir par une fente du mur. Les mauvaises pensées n’ont pas besoin d’un plus large passage. Les gens se mirent à jaser, et la femme dit : « Pour empêcher les bavardages, je crois qu’il vaut mieux que vous entriez. Quel mal y a-t-il ? » « Tant et si bien qu’il entra. Ils se regardèrent la bouche et commencèrent à rire. Et je n’en dirai pas plus long ! » C’est inutile. Ce trait emporte tout.

De moins grands que saint Bernardin ont eu les mêmes qualités. Il en est un qui vécut du temps de sainte Catherine et que j’ai cru voir un jour à San Francesco, dans ce vaste hall de prédications, où la clarté du ciel s’enroue, comme dirait Dante, à traverser de lourds vitraux. J’y écoutais un moine qui, monté sur une petite estrade, se démenait furieusement et parlait avec de si étranges sautes de voix qu’on eût juré que trois ou quatre personnes se disputaient sous son froc. Fra Philippo était ressuscité. Ce Fra Philippo descendait d’une famille illustrée par des évêques et des Bienheureux. Une bonne partie de sa vie s’écoula, tout près de Sienne, au couvent de Lecceto qui doit son nom à sa forêt d’yeuses et dont il ne reste que des cloîtres et des fresques où le diable mène la sarabande de nos plaisirs. L’endroit était prodigieusement miraculeux. Le monastère n’avait été fondé que vers le Xe siècle ; mais, bien avant, disait-on, saint Augustin, sainte Monique et saint Jérôme avaient visité cette Thébaïde. Saint Dominique et saint François y étaient venus aussi. Ce dernier n’y avait point séjourné longtemps, parce qu’on y faisait trop de bruit. C’était en effet, sur les tombes des cénobites et des moines, un bruissement continuel de miracles, à ce point que le prieur dut, au nom de la sainte obédience, enjoindre à ces morts de se tenir tranquilles. Ils obéirent, mais les bois étaient peuplés d’apparitions. Fra Philippo en sortait le poil hérissé, et ses sermons donnaient aux Siennois la chair de poule. Leurs péchés, le jeu, la colère, le blasphème, la luxure, la sorcellerie, ont trouvé en lui un peintre du même ordre que ceux qui enluminaient les registres de la Biccherna. Sorcières emportées par le diable ; insulteurs de saints brûlés du feu de saint Antoine ; mauvais prêtres qui, au moment de consacrer l’hostie, la voient s’envoler de leurs mains ; chasseur qui lance son chien sur un pauvre, et devant le signe de croix du malheureux, ses seules armes, la bête qui se détourne, pleine d’humanité : ces petites scènes fantastiques sont racontées par un homme qui les a vues. Et cet homme a vu le diable. Il le connaît ; il le reconnaîtrait entre mille. Ce n’est pas difficile quand le Maudit chevauche sous les traits féroces d’un capitaine de reitres, à la tête d’une cavalerie de faux dieux et de démons plus noirs que des Éthiopiens. Mais il ne parade pas toujours en si brave équipage. Il se déguise sous le froc de l’ermite, sous la robe du théologien hérésiarque, sous le manteau du séducteur. Il ne dédaigne point les humbles emplois. Cette servante qui teint les cheveux de sa maîtresse et qui lui peint les paupières, c’est lui ! Fra Philippo le dépiste, le démasque : il est le plus passionné des détectives attaché aux pas du plus redoutable des criminels.

Je feuillette ses Assiempri. La lecture en est amusante, un peu monotone. Mais tout à coup j’arrive à l’Histoire d’une Jeune Fille gardée par la Vierge Marie pour le Martyre. L’histoire est de la veille. Nous sommes en 1377. Les compagnies d’aventuriers désolent l’Italie. Sienne vient d’apprendre en tremblant le sac de Faenza et de Cesène par l’atroce Giovanni Acuto. Et à cinq siècles de distance, les accents de Fra Philippo me prennent le cœur comme ils ont dû le prendre aux Siennois d’alors. Cette jeune fille était belle de corps et d’âme. Au bruit que la ville était prise, elle se jeta à genoux devant la Vierge : Tu sais, Vierge Marie, s’écria-t-elle, que j’ai voué et offert ma virginité à ton fils et que je l’ai choisi pour époux. Tu vois que je suis entourée de loups d’enfer. Je te supplie, très douce mère de Dieu, de ne pas souffrir que je sois souillée... » Puis elle se tourna vers l’enfant divin : « Tu sais, mon Seigneur Jésus-Christ, que l’époux temporel doit s’exposer à tous les périls de fatigue et de mort pour aider et pour sauver son épouse de toute honte, de toute souillure. Et si tu ne me secours pas dans ce péril, tu vois bien que je ne pourrai te conserver ma foi comme je te l’ai promis... Et nonobstant que je sois une pécheresse indigne de ta grâce, je te prie par cet amour et tendresse qui t’ont poussé à créer le ciel et la terre et toutes les choses qui y sont, et je le prie par l’amour et la charité qui t’ont poussé à prendre un corps humain et à venir sauver les générations humaines avec tant de souffrance, d’humiliation et dans une mort si amère, je te prie de m’accorder la miséricorde et de ne pas m’abandonner, parce que tu sais que je suis ton épouse et que ma souillure, ma honte, serait la tienne ! » Ce dernier cri est admirable. On entend la jeune fille, ses sanglots, ses redoublements de prière, ses appels déchirants ; on voit ses cheveux épars et ses bras qui se tordent vers la Vierge. Sa supplication se fait plus ardente et plus impérieuse à mesure que l’ennemi approche. Il entre. Un caporal a saisi la malheureuse. Elle gémit : « Fils de Dieu, ne m’abandonne pas ! » A ces mots, un autre caporal survient. Les deux soudards vont se battre pour cette proie. Messer Giovanni Acuto, comprenant que cette petite fille allait causer la mort d’un de ses bons soldats, ne vit qu’un moyen de les mettre d’accord. Il lui traversa le cœur d’un coup de sa dague. « Ainsi la Vierge emmena dans la vie éternelle, vierge et martyre, l’épouse de son Fils. »


IV. LA SALOMÉ DES SERVI

Cette imagination des Siennois, ce sens dramatique de la beauté, qui se déploient dans leurs cortèges, qui animent leurs légendes, qui font de leurs saints des poètes et des conteurs, ne sont qu’une des manifestations les plus hautes de leur puissant amour de la vie. Mais ils ont eu aussi l’amour effréné du plaisir. Il y a dans l’église des Servi une fresque du XIVe siècle dont on ne connait point l’auteur. Une petite Salomé danse devant la table où sont assis le Roi et ses compagnons, pendant qu’un homme à grosse barbe apporte le chef sanglant. Ella est menue et frêle : une marionnette. Mais elle danse et tout son corps n’est qu’un mouvement de danse. Cette grise petite danseuse est la danse même. Elle ne s’arrêtera jamais. Elle n’y met aucune volupté, rien que du plaisir. Je retournais souvent la voir, parce qu’elle est ensorcelante et qu’elle a ensorcelé Sienne. C’est sa ville qu’elle dispute à la Vierge. Les Siennois l’ont désirée, poursuivie ; ils ont fait des folies pour elle.

Vous en êtes avertis dès que vous sortez de la gare et que vous gravissez la rue. Une plaque de marbre sur une maison morose vous informe que là s’est ruinée la fameuse Brigade dépensière qui mérita le blâme du divin poète. En effet, Dante rencontra quelques-uns de ses membres dans les cercles de l’Enfer. C’était une troupe de dix-huit jeunes gens très riches qui, vers 1180, décidèrent de mettre leur argent en commun et de s’amuser jusqu’au dernier sou. Ils portaient tous des habits de soie sur le même modèle. Leurs chevaux étaient ferrés d’argent. Ils hébergeaient les étrangers de marque et les comblaient de présents magnifiques. Mais aucun d’eux, sous peine d’être exclu de la noble et courtoise compagnie, n’avait le droit de distraire la moindre somme pour son propre compte. En vingt mois, ils mangèrent deux cent mille florins d’or. Après quoi, l’un se fit tuer dans un combat, l’autre devint fou, d’autres quittèrent la ville, les autres y mendièrent insolemment. Leur histoire demeure dans le peuple de Sienne aussi vivante, aussi prestigieuse, que lorsqu’il les voyait à la porte des églises tendre la main aux passants et leur dire : « Faites-nous la charité, puisqu’il nous reste des jours à vivre ! » Au fond, il les comprend. Il ne ressent pas à leur égard le mépris sarcastique du divin poète. Pendant vingt mois, ils ont eu à leur dévotion la petite danseuse enivrante.

Les Siennois adoraient en elle la mobilité de leur fantaisie. Elle leur faisait oublier les pires menaces ; la peste dans leurs murs, l’ennemi à leurs portes. Elle leur faisait même oublier leur héroïsme. Quand les Espagnols entrèrent dans la ville, brillants fossoyeurs de sa liberté, les femmes épuisées, qui avaient combattu comme des hommes, ne purent s’empêcher de leur sourire avec des yeux de famine et de leur jeter des fleurs. C’était pour l’étreindre, que ces marchands enrichis se disputaient le pouvoir autour des colonnes d’où la louve romaine les regardait, le mufle allongé, et qu’ils remplissaient les rues de torches et de barricades. C’était pour elle qu’ils donnaient et bravaient la mort. Et pourtant rien ne les effrayait plus que l’idée de mourir. Dans cette ville, dont les places furent souvent arrosées du sang des citoyens, on avait au plus haut point le souci de sa santé. Bourgeois et artisans fréquentaient les eaux thermales de Petriolo et de Vignone et les règlements entouraient leur cure de tranquillité. Les hommes qui étaient alors tous armés, même dans le clergé, ne pouvaient y apporter leurs armes, ni les créanciers y tracasser leurs débiteurs. Les malades ne se contentaient pas des médecins ; ils appelaient à leur chevet des devins, des astrologues, des prêtres, non point ceux de qui l’on attend le viatique spirituel, mais ceux qui savaient des secrets et faisaient concurrence aux sorciers. Quand le malade mourait, tout le quartier retentissait de cris désespérés. Les lois essayaient vainement de réprimer ces éruptions de douleur. A quoi bon ? Elles s’éteignaient d’elles-mêmes au banquet qui suivait l’enterrement et où reparaissait la petite danseuse.

Cette joie de vivre, vous en percevez l’écho dans l’œuvre singulière d’un des rares poètes de la littérature siennoise, un contemporain de Dante, Cecco Angiolieri. D’une famille de banquiers bigots, élevé dans un enfer de discordes et de parcimonie, marié par son père à une femme près de laquelle, quand elle n’était pas maquillée, les dragons auraient paru charmants, amoureux d’une fille de cordonnier pire qu’une Sarrasine et dont les trahisons le rendaient « plus riche d’angoisse qu’Octobre de vin doux, » il traîna une existence de bohème avec des manières de gentilhomme et des goûts de rufian. A père hypocrite, fils cynique. Ses sonnets, robustes et burlesques, exaltent les délices de la vie. Il maudit sa pauvreté ; il maudit sa femme dont les criailleries « font le bruit de mille guitares. » Il maudit son père qui tarde à mourir : « Si j’étais la mort, j’entrerais chez mon père ; si j’étais la vie, je fuirais de chez lui. » Il maudit sa mère qu’il accuse d’avoir voulu le moraliser à l’aide d’un poison lent. « Pour chaque once de chair que j’ai sur le dos, j’ai bien cent livres de tristesse au cœur. » Mais ces poussées d’humeur acre cèdent au sourire de sa maitresse. Le sentiment religieux d’un Rutebeuf ou d’un Villon n’effleure pas même son âme. Et pourtant, né en 1258, il appartient a la période la plus glorieuse de Sienne. Dante jugea sans doute qu’un pareil talent s’avilissait dans le libertinage. Cecco répondit injurieusement à l’exilé : « Si je dine chez les autres, toi, tu y soupes. Si je mords la graisse, toi, tu suces le tard... J’en pourrais dire davantage, Dante Alighieri, et tu demanderais grâce, car je suis l’aiguillon et toi le bœuf. »

Il représente l’esprit satirique des Siennois et leur fureur de plaisir, comme, un siècle plus tard, Gentile Sermini, le plus siennois des conteurs de Sienne. Nous ne savons rien de sa vie à celui-là. Mais il sort de son livre des rumeurs de foire et des éclats de rire. Vous pourrez suivre en l’écoutant le jeu de la pugna, quand les deux camps de boxeurs luttaient à qui pousserait l’autre hors de la place. Sermini, avec cette ivresse rabelaisienne qui obéit au rythme, a rempli cinq grandes pages de tous les cris, exclamations, interjections, exhortations, applaudissements, sifflements, glapissements, hurlements dont la Piazza del Campo bouillonnait comme une cuve de clameurs. L’effroyable hourvari devait cesser au signal. Alors, de toutes les fenêtres on jetait sur les combattants de l’eau glacée, et, si l’eau ne suffisait pas, des pierres. Malgré les yeux pochés et les dents brisées, la bataille se terminait par des danses. Les farces, les beffa, n’étaient pas moins violentes que les jeux. Celles que nous raconte Sermini s’exercent le plus souvent aux dépens des campagnards dont les citadins se gaussaient parce qu’ils étaient ladres et suffisants et souvent plus riches qu’eux.

Ses nouvelles libertines sont la partie la moins siennoise de son œuvre. Elles ressemblent à celles de tous les imitateurs de Boccace, mais quelques-unes avec plus de verve et de fantaisie. J’avoue que l’histoire de la Montanina m’a paru, dans. ce genre, une des plus amusantes. C’est la situation bien connue du mari qui revient en pleine nuit au moment où sa femme allait le tromper. L’amant se cache dans un coffre. La Montanina, sage et prudente, absorbe un breuvage dont les effets lui donneront lentement les apparences de la mort, et, quand elle ouvre au mari, pâle, défaillante, presque à l’agonie, il n’est que temps de courir chercher le notaire et les deux frères de San Domenico qu’elle réclame. Le notaire reçoit son testament : « Je désire que mon corps repose à San Domenico dans le caveau de famille de mon mari ; je lui lègue ma dot ; mais je tiens à ce qu’on enterre avec moi ce coffre où j’ai serré tout ce qui me vient de ma tendre et benoîte sœur. » Le notaire parti, son mari écarté, elle se confesse à Frère Ramondo et lui dit : « Je vous demande cinquante messes, et le contenu de ce coffre vous appartiendra, à vous et à Frère Giovanni. Dès qu’on m’aura déposée dans le caveau, vous viendrez l’ouvrir : il vaut cent ducats. » Là-dessus elle meurt. Vers le soir on fit les funérailles. Toute la ville y était. Le cercueil sortit de la maison, suivi du coffre que quatre frères portaient sur leurs épaules. L’émotion de la foule à la vue du cercueil se dissipa à la vue du coffre. On fut d’abord ébahi ; puis on se prit à penser tout haut. « Qu’est-ce que c’est ? Un coffre de mariée ? Un coffre à vendre ? Est-ce son ménage que la Montanina emporte ? Eh ! là-bas, les bons frères, cela ne vous suffit donc pas d’enlever les morts ? Il faut encore que vous déménagiez les maisons ! » Les gamins se mirent de la partie et les pierres commencèrent à pleuvoir. Un des frères lâcha le coffre : « Que diable faites-vous ? » s’écria Vannino. A cette voix épouvantable, les trois autres déguerpirent. Heureusement les deux héritiers. Frère Ramondo et Frère Giovanni, soutenus par leur cupidité, s’en emparèrent, et, sous les horions, parvinrent à le traîner jusqu’à San Domenico. Quand ils descendirent la nuit dans le caveau funèbre où la Montanina s’était réveillée, et qu’ils ouvrirent le coffre au trésor, ils en virent surgir un démon l’épée à la main. L’un mourut de peur, l’autre devint fou. Et les deux amoureux d’un pied léger s’enfuirent jusqu’à Milan.

Mais Sermini est beaucoup plus Siennois lorsqu’il s’inspire des véridiques histoires de Sienne. Il en est une que nous retrouvons rapportée chez Muratori, et qu’il a traitée tout à son honneur. Le jeune Anselmo Salimbeni aimait une jeune fille dont le séparaient sa fortune et une vieille rivalité de famille. Le frère de cette jeune fille, accusé de conspiration, fut condamné, sous peine de mort, à payer quinze mille florins. Anselmo paya la somme, sans rien dire. Remis en liberté, le jeune homme finit par apprendre le nom de son sauveur. Le soir même, précédé d’un petit serviteur qui portait une lanterne, il conduit à Anselmo sa sœur Angelica, dans sa belle robe de drap vert. « Nous sommes à vous, corps et âme, » lui dit-il ; et il se retira, laissant la jeune fille. La scène de Sermini a de la beauté dans sa franchise. Angelica est pure, mais elle n’est pas naïve. Elle admire le sauveur de son frère, et sait pourquoi elle est venue. Elle s’offre à Anselmo. Mais le jeune homme garda longtemps le silence et, ayant enfin poussé un soupir, il lui dit : « jeune fille que plus qu’aucune autre au monde j’aime et désire, te voilà donc qui ne songes point à l’honneur du monde et qui m’offres ta solennelle virginité, seulement pour mon plaisir. Tu me donnes libéralement ta personne ; tu consens à ce que je te possède, moi indigne de ce trésor. Tu préfères ainsi mon contentement à ton honneur. Que dois-je faire ? Ne dois-je pas préférer ton honneur à mon plaisir ? Ne serait-ce pas une ingratitude de céder à mes sens ?... Je te prie seulement de m’accepter pour ton époux, si ton frère y consent... C’est vierge que je veux te mener à ton mari... »

Il y a dans le génie de Sienne une veine de tendresse romanesque qui court, comme la Diana, sous les moellons de ses palais et le plancher de ses tavernes, sous ses places tumultueuses et même, nous l’avons vu, sous les jardins de sa mysticité. L’aimable Scipione Bargagli, à qui nous devons des pages saisissantes sur les horreurs du siège, a su nous conter aussi quelques-uns de ces beaux contes d’amour. Il ne les tirait point de son imagination ; il les avait pris dans l’histoire. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles ses récits nous semblent de pâles reflets. Les poètes et les conteurs de Sienne ont été doucement opprimés par la richesse de leur matière, La vérité était plus romanesque et plus poétique que leur fantaisie ; la vie plus passionnante que le rêve ; et ils aimaient mieux la vivre que de la rêver. Seuls les mystiques la dominaient. Comme sainte Catherine, traînée au gai rendez-vous des sources de Vignone, se mortifiait le corps sous le jet brûlant des eaux sulfureuses, ils ont réagi, en se dépouillant de leur chair jusqu’aux os, contre l’ardent amour de la vie dont ce coin de terre conserve encore la chaleur. Et telles furent la force et la grandeur de ces « fous du Christ, » qui s’opposaient à un peuple fou de la joie, qu’il y a des jours où l’on ne voit plus, où l’on n’entend plus qu’eux, où le souvenir de toutes les jouissances, dont leur ville fut l’hôtellerie, ne pèse pas aux mains du Temps ce qui reste de leur sainte poussière.


V. — LA JUDITH DU SODOMA

Je voudrais savoir s’il l’a senti, ne fût-ce qu’une heure, le Piémontais arrivé à Sienne en 1504, cinquante-six ans avant la ruine de son indépendance, Antonio Bazzi, dit le Sodoma, qui va, en même temps que le Pintoricchio, mais bien autrement que lui, révolutionner la peinture siennoise et faire de la patrie des Lorenzetti et des Duccio comme le fief de son turbulent génie. Il n’a pas une goutte de sang siennois dans les veines. Mais Sienne et lui se sont mutuellement adoptés. Il y est aussi populaire que le plus populaire des farceurs du pays. A Monte Oliveto, où il peint sur les murs du cloître la vie de saint Benoit, ses mystifications font le scandale et le divertissement des moines. Il se promène en costumes extravagants, accompagné d’une ménagerie de chiens, d’éperviers, de paons, de chats sauvages, de macaques. Tout le monde connaît son corbeau qui contrefait sa voix. On l’a vu, dans une course à Florence, courir avec un singe à cheval devant lui. Il porte comme une espèce de défi ce sobriquet infamant de Sodoma dans une ville dont les lois condamnaient les sodomites au feu. On lui pardonne tout, ses histoires et sa légende. Il a des protecteurs puissants dans la banque et chez les princes. Le Pape le nomme Chevalier du Christ ; l’Empereur, comte du Saint-Empire romain.

Puis il vieillit. Sa main s’alourdit. Un jour, vieux et pauvre, le comte Palatin, chevalier du Christ, rentre à Sienne. Il passe devant l’Albergo de la Corona dont il épousa la fille, et devant la maison qui logea son génie, ses passions et ses bêtes. Peut-être s’achemine-t-il vers l’hôpital Della Scala où quelques-uns croient qu’il mourut. Partout, sur la Porte Pispini, au Palais de la Commune, à San Domenico, à San Agostino, à Santa Maria del Carmine, à l’Oratoire de Saint-Bernardin, partout il a pu revoir ses Madones qui ne sont plus des reines étrangères, ses Saintes énamourées, ses jeunes rois beaux comme des femmes, et tous ces corps gracieusement modelés, mais qui semblent las d’avoir été trop sensuels : ils ne lui donneront pas de quoi festoyer ce soir ! S’est-il dit qu’il avait inoculé à l’art siennois son sang voluptueux et que cette âpre cité du plaisir deviendrait pour ceux qui contempleraient ses peintures une ville de volupté ? Cet homme, à qui la fortune prodigua longtemps sa mystérieuse bienveillance, s’est-il arrêté de préférence devant l’insondable tristesse de son Eve et de son Adam debout dans les Limbes, comme un couple de captifs, si beaux et si désenchantés de leurs pauvres joies ?

Je sais ce qui empêche d’égaler le Sodoma aux plus grands maîtres : il lui a marqué la patience, le souci de la perfection. « L’élève le plus vide que le Vinci ait essayé de remplir ! » s’écriera un de ses détracteurs. Un artiste me disait : « Le Sodoma, oui, un peintre pour hommes de lettres ! » Il y a peut-être quelque chose de vrai dans ce jugement sommaire en ce sens que les connaisseurs seront plus sensibles à ses défauts : la mollesse et le bâclage ; les autres, à tout ce que ses créations trahissent de pensée inquiète et de mélancolie. La mélancolie, je l’ai vainement cherchée dans cette dure ville de pierre et d’ombre au milieu des vignes ensoleillées. J’y ai trouvé de rudes passions et surtout du plaisir. Sienne a toujours été gaie. Sa gaité ne l’a pas désertée aux jours les plus tragiques de son histoire. Ses saints eux-mêmes ont été souvent gais ! Mais voici, sur les pas de la volupté, la mélancolie qui entre chez elle, amenée par cet étranger, à. l’heure où sa liberté agonise.

Ma dernière impression de Sienne, le dernier tableau que j’ai voulu revoir, après la Salomé des Servi, c’est au Musée municipal sa Judith. On ne la cite point parmi ses œuvres célèbres. Un poète « à qui l’homme survit » a essayé de rendre l’étrangeté de cette figure et ce qui lui a paru qu’elle voulait dire. On me pardonnera peut-être de recopier ces vers :


Ce n’est point la Judith qui réveille Israël
Dans la ville assiégée et dans la nuit obscure,
Et dont mille flambeaux levés sur sa figure
Font luire les bijoux et le regard cruel.

Elle ne marche point devant une servante
Qui porte dans un sac la tête de l’Impur,
Fière d’avoir laissé sous les tentes d’Assur
L’odeur de ses parfums mêlée à l’épouvante.

Elle est seule : le ciel bleuit sur la cité
Dont l’horizon toscan profile les tourelles.
Le vaste paysage avec ses arbres gréles
Est fin comme ses traits et comme sa beauté.

Elle se tient debout, les pieds nus et très lasse,
Des gouttes de sueur et des perles au cou ;
Et pâle elle s’incline en ployant le genou
Sous la robe opulente et trop lourde à sa grâce.


Ses yeux fins et songeurs n’ont pas l’air de savoir
Que de ses fermes mains l’une tient une épée,
Et l’autre laisse pendre une tête coupée
D’où sort un cri muet dans la barbe au poil noir.

Elle est pareille à la servante qui remonte
De la cave et qui suit son rêve et ne sait pas
De quels fardeaux dans l’ombre on a chargé ses bras ;
Et son beau front penché n’a ni fierté ni honte.

Pourtant elle sait bien ce que durent oser
Ses mains de matinale et sinistre ouvrière,
Et qu’elle se leva précédant la lumière
Pour égorger celui qui crut à son baiser.

Mais ses yeux assistaient, témoins involontaires,
A tout ce que son Dieu voulait qu’elle accomplît.
Son âme innocemment a contemplé le lit
Où l’amour et la mort confondaient leurs mystères.

Et maintenant que lasse elle marche au grand jour,
Lasse et seule à jamais entre toutes les Juives,
Son regard tendre et triste et ses lèvres pensives
Disent de quel néant sont la mort et l’amour.


Est-ce bien cela qu’Antonio Bazzi a voulu exprimer dans cette singulière Judith ? Certes, les Siennois ne l’ont pas comprise ainsi, et Hobard Cust, qui a fait un livre sur lui, exprime sans doute beaucoup mieux leur opinion quand il ne voit en elle qu’une allégorie : l’allégorie de l’Espérance qui sauve une ville assiégée ! Sienne, armée ou pacifique, fière de ses trophées ou succombant sous les ruines de son indépendance, n’a jamais été désabusée des joies de la vie ni du plaisir qui emportait sa petite Salomé. Le seul grand artiste qui en ait senti la vanité n’était qu’un fils d’adoption, un passant. Mais c’est peut-être parce qu’elle l’a rassasié de jouissances que son âme a touché le fond tranquille du désespoir.


ANDRÉ BELLESORT.

  1. Il a paru tout récemment sur Sienne des pages charmantes de M. Gabriel Faure dans ses Paysages Littéraires (2e Série. Ed. Charpentier ; : et un admirable livre de M. André Pératé, avec eaux fortes et dessins de M. P. A. Bouroux. (Édition de luxe, à tirage limité. De Boccard, éditeur). C’est le plus bel hymne d’amour que Sienne ait inspiré. M. Pératé a su faire vivre et revivre toutes les beautés de la ville, tous ses souvenirs religieux avec un art qui est un mélange exquis d’érudition et de poésie. — Parmi les livres que j’ai consultés, je citerai l’excellente Histoire de Sienne de Langton Douglas, traduite par G. Feuilloy (Ed. Laurens), — Sena Velus de Rondoni, — les deux livres très intéressants de Heywood sur le Palio et Fra Filippo, — Vita Publica de Senesi... de Zdekauer, — Costumi Senesi... de Falletti Fossati, — Documenti del commune di Siena de J. Luchaire.
  2. La Bienheureuse Colombini, par la comtesse de Rambuteau (Ed. Lecoffre.