La Jongleuse/07

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Mercvre de France (p. 134-171).
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VII

Léon, en habit noir et gilet de satin blanc, puisqu’il s’agissait d’un bal de jeunes filles, était arrivé de bonne heure, espérant la voir un peu avant les entrées cérémonieuses, mais il ne trouva que Mlle Marie Chamerot déjà entourée d’une bande extrêmement remuante.

— Vous voilà, mon petit, dit Missie, d’un ton de gamine qui accueille un nouveau pour le jeu de crocket. Bon ! Mettez-vous là, sucez votre claque, soyez sage et admirez-moi. Hein ? J’en ai une performance de première communiante ! Quel galbe !

Elle pivota sur un talon, en jupe de tulle illusion couvrant une robe de soie blanche, un bouquet de primevères à la taille, un autre dans les cheveux, bien frisée au fer ondulatoire et décolletée, tellement que ses épaulettes de ruban tombaient le long de la maigreur de ses bras. Elle paraissait très heureuse de rencontrer ses amis chez elle et leur parlait des réjouissances prochaines, comme quelqu’un qui n’est pas très renseigné.

— Oui ! mes petits, on espère Lidot, le gros chanteur comique, il a promis, je crois, de venir en Arlequin pour nous amuser, et puis nous aurons le lunch par petites tables, du champagne, le fin fond de la cave de ma tante, du vin retour des îles.

— On va se saouler, quoi ! dit une adorable petite personne en mousseline, sans dessous de soie parce que plus pur et simplement en guimpe de Malines, parce que plus bébé.

— On rigolera ferme ! je connais ta tante, elle sait chauffer son monde. Pour le moment, mes félicitations : les touffes de gui, c’est rudement mieux que les boutons de roses ou les lys de Mme Dupré. On commence à en avoir une indigestion des fleurs de l’innocence ! ajouta une grosse brune, copieusement épanouie dans un corselet de satin imitant le compotier de porcelaine.

Elles étaient là une quinzaine toutes en blanc, des camarades du cours, du lycée, des protectrices de crèche populaire, des pédaleuses, un essaim de papillons couleur de neige, de délicieux flocons, les unes jolies, les autres moins, quelques-unes franchement laides, avec des cernes sous les yeux, des plaques jaunes de chaque côté du nez, montant plutôt en graines, d’allures décidées à devenir des femmes à part, si on ne les épousait pas, toutes munies de diplômes et affectant le langage vulgaire, car c’est tuant les grandes phrases, et, entre soi, on peut bien oublier le professeur Machin ; toutes bonnes filles aimant à rire, petites bourgeoises dodues ou pâles rejetons, trop bien nourries, ou malingres, enragées de chercher un mari sans les preuves d’une grosse dot sur leur costume et résolues à le prendre honnêtement d’assaut.

Cet essaim de papillons modernes (les anciens, ceux des prairies, sont d’un autre blanc) évoluait dans un grand salon où Éliante avait dû se promener une heure ou deux après le passage des tapissiers. Cela sentait le fruit des îles. Les grandes draperies blanches couvrant les murs étaient retenues à la Louis XV par d’épaisses guirlandes de gui naturel, et ces guirlandes faisaient courir par toute la pièce, aux clartés des ampoules électriques, un imaginaire cliquetis de perles fines. Au plafond, une soierie algérienne, blanche à rayures satinées, se capitonnait de touffes de gui, semant la toile qui lissait le tapis, verte comme un gazon ras, d’autres perles fines que les jeunes filles ramassaient avec soin, craignant des glissades intempestives.

Des palmes vertes, des gerbes de gui alternaient en de hauts vases de cristal et, le long des banquettes d’algérienne rayée, de fabuleux éventails de plumes blanches mettaient des ailes au décor. Les hommes, tous très jeunes, tombaient un à un là-dedans comme des scarabées dans une crème, prenaient des airs gauches d’insectes qui ont les pattes engluées, et copiant Léon Reille, suçaient leur claque avec désespoir.

Les jeunes filles étaient venues seules, déposées par leurs mères ou leurs femmes de chambre sur le perron de l’hôtel, et elles avaient la physionomie libre. Les jeunes hommes conservaient une figure d’enterrement, semblaient accompagnés par la peur d’une belle-mère possible.

C’était Missie qui recevait, ayant à sa droite M. Donalger, le diplomate sourd, et elle expédiait rapidement ses visiteurs :

— Comment c’est vous, mon petit Noriac ? Oh ! c’est gentil… Vous étiez fourbu, disiez-vous, l’autre soir au bal de Mathilde ? Je vois que ça va mieux ! Tiens, M. Colmans ! Il vous sera expressément défendu de mettre de la moutarde dans le champagne aujourd’hui, nous vous surveillerons.

Le jeune homme ne s’appelait en rien Colmans. Ces demoiselles l’avaient surnommé ainsi à cause d’une vieille plaisanterie dont personne ne se souvenait plus. Il en était très fier, faisait le coq anglais, organisait des cotillons baroques, se rendait indispensable la nuit, et, le jour, trimait dans une étude en qualité de sixième clerc. Pour venir à la petite sauterie intime de Mme Donalger, il avait risqué une admonestation de ses patrons et ne savait point ce qui l’attendait au retour, le soir, pour les heures supplémentaires. Très rouge de teint, ramenant des deux côtés d’un front de vingt-trois ans de rares cheveux blonds presque blancs, il était si laid qu’on l’aurait cru lui-même un accessoire de cotillon : le monsieur sur le dos duquel on embrasse les autres.

Un gros personnage roux, à favoris côtelettes, décoré, un ami du Donalger diplomate, eut un succès en entrant poudré à frimas, et se frottant les mains d’aise. Cela se répandait partout, sur son habit noir, sur ses gants jaunes ; il enfarinait tous les voisins, portant une tête si bon enfant, tellement heureux de se mêler aux jeunes qu’on le tolérait. Il occupait son ami le diplomate sourd, et c’était une bénédiction de les voir tous les deux à une petite table, se regardant à travers leur coupe de champagne, sans un mot, ne proférant que des claquements de langue significatifs.

Un nouveau jeune homme, très curieux, celui-là, l’air d’un vieux général, ou mieux l’allure corse d’un petit Bonaparte, marchant les jambes arquées par l’abus de la bicyclette, se présenta en bandeaux à la vierge, très plaqués sur les tempes. Il arborait le plus placidement du monde une fleur d’oranger à sa boutonnière. On pouffa, parmi les jeunes filles, et Missie, applaudissant, faillit l’embrasser en faisant le geste d’ouvrir les bras, mais il eut un tel haut-le-corps que les jeunes filles se tordirent. Celui-là, c’était la coqueluche de ces demoiselles, le fils d’un banquier. Pas dangereux pour leur intimité, prétendaient-elles : un singe !

Léon était au supplice. Il ne pataugeait plus dans de la crème. Cela lui faisait l’effet d’une chaux vive se refroidissant autour de ses pieds, l’enchaînant au parquet, le muant en automate, l’obligeant à parler, d’une voix blanche, à dire des choses exsangues, à n’oser que des gestes évasifs. Et il regarderait danser les autres puisqu’il ne savait pas ou ne voulait pas danser.

Il finit par croiser Missie, lui demanda tout bas si Mme Donalger était souffrante… justement…

— Elle ? jamais de la vie ! C’est une trop bonne maîtresse de maison. Elle nous prépare des surprises. Peut-être Lidot qui manque de parole, et elle envoie chercher de quoi le remplacer… peut-être… sa jongleuse… Elle doit se faire les mains en ce moment. Dame ! Vous savez, elle nous régale de ce clou une fois… dans les neiges, et c’est bien naturel qu’elle soigne ça… On a toujours très peur…

— Comment ? c’est elle qui… jonglera au piano ?

Missie eut une mine de circonstance :

— Oh ! mon cher Monsieur, y pensez-vous ! La prenez-vous pour une saltimbanque ! Vous verrez… ce que vous verrez.

Et elle pivota, disparut, fendant le flot des jeunes filles blanches avec toute la brutalité d’une brave petite vachère au milieu de sa laiterie.

Il se traita d’idiot. Éliante était une mondaine originale mais trop soucieuse de correction pour se livrer à cet exercice en public. Il se remit à ronger le bord de son chapeau, tout en examinant le fond de la salle, où un groupe harmonieux venait d’apparaître. À mi-chemin d’une estrade voilée encore de grands rideaux d’algérienne, une harpe tout en or fleurie, de muguet se dressait, posant le point d’interrogation de sa forme sur la rampe d’un théâtre improvisé. Une jeune fille, une artiste, cela se devinait rien qu’à la manière dont elle était vêtue : un peplum de laine blanche, une robe pauvre, cependant si gracieuse, s’asseyait près de la harpe sur un X de velours vert, et de chaque côté de la jeune fille deux petits garçonnets joufflus et bouclés, un brun et un blond, se tenaient respectueux, — deux anges devant la madone, — portant de mignons tambourins. Il y avait un piano qu’on ne voyait pas. Éliante ayant condamné depuis longtemps l’effet désastreux que produit la présence officielle de cette boîte à ligne droite et lourdes comme celles d’un buffet de gare.

— Ce qu’elle s’y entend aux fêtes de l’innocence ! songeait Léon, émerveillé par l’art exquis s’épandant sur les moindres détails.

Et quand il lui tombait, du plafond d’algérienne, une de ces perles fines, après lesquelles couraient les jeunes danseuses, il tressaillait malgré lui, comme si ses cheveux se mouillaient d’une larme.

Un domestique, en livrée de satin blanc, ce qui le faisait paraître un fort grand seigneur au milieu des autres hommes en habit noir, vint placer des chaises, préparer le demi-cercle, face au théâtre.

À ce signal, l’orchestre préluda légèrement, gaiement, en ailes de papillons fous, puis les grands rideaux s’écartèrent sur un décor de neige d’une jolie facticité rafraîchissante, des collines blanches, des sapins de Noël, un tapis de givre cristallin, et, tout d’un coup, la féerie d’une lumière rose tendre illumina Polichinelle, le chanteur comique Lidot monstrueusement bossu et joyeusement multicolore. On lui fit une chaude entrée. Les jeunes hommes se déridèrent, les jeunes filles s’esclaffèrent comme des gamines devant le guignol des Tuileries.

Lidot chanta les couplets les plus permis de son répertoire, débita quelques monologues absurdes. On l’applaudit pour tout, et on en redemanda.

Les seigneurs de satin blanc passèrent des coupes. Lidot disparut sous les rideaux refermés. Il y eut un entr’acte.

Durant cet entr’acte, Mlle Marie Chamerot monta des scies, fit circuler le bruit que, très indisposée, la jongleuse attendue ne viendrait pas.

Dans un groupe on proposa de danser.

— Est-ce désolant, repartit le vieux diplomate sourd, accompagnant partout sa nièce et l’appuyant de ses gestes navrés, si elle allait nous manquer… On ne la remplacerait pas, elle !…

Léon sentait l’approche d’une déception, et, curieux comme un enfant, il espérait tout de même quelque chose de mieux qu’un chanteur comique pressé de se débarrasser de sa corvée mondaine.

Où était donc la mystérieuse fée qui transformait son palais d’amour en nursery pour le faire enrager, l’humilier ? Il la flairait dans les fleurs et les étoffes avec toute l’anxiété du chien sans maître. Pourquoi n’apparaissait-elle pas chez elle ? C’était presque inconvenant.

De groupes en groupes, il ne récoltait que vagues racontars, car il connaissait peu ce monde de jeunes gens, riches ou pauvres, chercheurs de dots, ne ratant pas un bal blanc, où généralement on boit bien, les parents de ces demoiselles ayant tout intérêt à soigner les bons partis.

Il finit par s’échouer sur une banquette derrière trois personnages d’allures autoritaires échangeant des propos singuliers à voix basse.

Le premier disait au second :

— L’increvable ? Je te le donne en douze tours, mon vieux ! Non, ce n’est pas ma balle ! D’increvable, il n’y en a pas. Tous vos fameux Michelin vous glissent dans les doigts comme des couleuvres malades dès qu’on veut faire de la route un peu sérieusement. Lucien a été lâché hier en pleine forêt par un Michelin.

— Vous exagérez, dit le second aigrement. Il y a des gens dont c’est la profession de crever ! Moi, j’ai des Michelin. Je crève pas. D’ailleurs, gonfler ou réparer en route, c’est assommant. Faut que je me défile sans accident, sinon, c’est pas du plaisir. J’ai fait Paris-Pontoise hier, entre deux bouffées… J’ai pas trouvé un seul clou…

— Moi, fit le troisième, le très petit Monsieur aux bandeaux à la vierge, faut pas me parler d’autres pneus que des pneus de piste. S’agit pas d’aller comme des tortues, on fait des kilomètres ou on va se coucher. Vos gros pneus de route, c’est anti-esthétique. On a l’air d’avoir ses roues dans des bas à varices ! C’est comme vos guidons en cornes d’aurochs. Des guidons antédiluviens ! Moins y a de pneus, moins y a de guidon et moins y a de selle, plus que c’est commode… d’ailleurs vos fameuses selles, il faudrait les supprimer. Un coureur qui se sert de sa selle n’est qu’un veau ! (Il ajouta, clignant de l’œil.) Sans compter que ça déforme ce que vous savez !

On éclata ; les jeunes filles accoururent.

— Ces demoiselles vont nous donner leur avis, continua tout haut le petit Bonaparte avec un flegme atroce. N’est-ce pas, Mesdemoiselles, que ça déforme… la cheville de pédaler de la jambe au lieu de pédaler du bout du pied.

Et il leva de beaux yeux candides.

— Moi, déclara Missie, brutale, si j’étais cagneuse rapport à ma bécane, j’irais pas vous le confier… Vous vous moquez tellement des femmes, vous !

Léon Reille se pencha vers la nièce d’Éliante.

— Qu’est-ce donc que ce petit Monsieur-là ? Il est bien mal élevé !

Elle répondit, soudainement respectueuse :

— Eh ! pas de blague ! Il fait du quarante à l’heure !

— Où ça ?… Dans un bocal ? riposta Léon, impatienté par la dévoie admiration de cette grande fille violente.

De nouveau, l’orchestre préluda, entama une valse amoureuse.

— C’est elle ! cria Missie, bondissant jusqu’à sa chaise.

— Qui, elle ?

Personne ne lui répondit, le demi-cercle d’ingénues ayant rappelé les messieurs au sentiment des convenances.

— Chut, chut !… C’est elle !

Les rideaux s’écartèrent sur le joli décor de neige un peu changé. Il y avait une table au centre, une table recouverte du tapis traditionnellement bariolé de prestidigitateur.

Plus fiévreuse, la valse s’accentua, un jet de lumière jaillit, couleur de soufre, un éclair d’orage, et, la jongleuse apparut aussitôt, saluée par un tonnerre d’applaudissements des plus obligatoires, puisque c’était bien, cette fois, la maîtresse de la maison qui venait amuser, en personne, tous ses enfants !…

Éliante Donalger portait le maillot collant de l’acrobate, un maillot de soie noire très montant, se terminant au cou en corolle de fleur sombre. Elle n’avait que les bras nus et encore gantés de gants longs de peau souple faisant corps avec la sienne. Une ceinture de velours noir brodée d’étoiles de brillants lui sanglait les cuisses, et elle se coiffait d’une petite perruque blanche, poudrée, une perruque de clown, se terminant en houppe sous un papillon de diamants. Pour sa pudeur, elle avait mis un masque de velours, et on n’apercevait réellement de sa chair que sa bouche, très rouge, sa bouche entre parenthèses… sur une page blanche et noire !

Elle sourit, cette bouche. Cela lui creusa des fossettes. Missie trépignait, jetait les primevères de son bouquet, et les hommes, debout, derrière sa chaise, se sentaient saisis du petit frisson qui prend tous les mâles devant la forme non déguisée malgré le déguisement.

— Très chic ! murmura quelqu’un.

— Silence donc ! cria Léon Reille, frémissant d’une angoisse impossible à déguiser, celle-là.

Missie lui donna un coup d’éventail malicieux. Éliante s’avança du côté de la table, salua, et tout le monde se tut, parce que le geste était grave comme un salut de bretteur. Il y avait là des gamins et des gamines, à peine deux ou trois hommes sérieux, mais on aurait entendu, maintenant, une mouche expirer dans le lait des tentures.

Mme Donalger se tenait droite de la nuque aux talons comme une statue, les seins bombant fort peu le maillot, la hanche attachée haut, permettant, sans faux mouvement, une allure presque masculine.

Léon l’admirait à en souffrir. Est-ce qu’elle allait torturer tout le monde à la fois ? Ce serait intolérable ! Il irait lui arracher son masque pour leur prouver à tous qu’elle ressemblait aux petites poupées de cire, aux petites idoles d’ivoire ? Est-ce qu’elle allait jongler avec ça devant eux ! Non ! il ne le permettrait pas !…

Elle prit, sur la table, un couteau poignard à manche d’ébène, le jeta en l’air et le laissa tomber par terre, où il s’enfonça, demeura tremblant, sa lame d’acier lançant des reflets bleus, puis elle en prit un autre, le fit sauter, le rattrapa, en essaya la pointe sur son index, enfin se déganta…

Tout un poème cette manière d’ôter ses gants ! Elle tirait très lentement le bout de ses doigts noirs, semblant se caresser les mains, se faire les ongles comme un grand chat qui prépare une expédition lointaine, et elle descendait la peau souple le long de son bras par petites saccades nerveuses, ayant la mine des félins qui écorchent les souris avant de les manger. Quand ses bras, ses mains se trouvèrent complètement nus, elle tordit les gants, les posa derrière elle, secoua prestement ses doigts libres, et on eut la sensation d’être en présence d’une femme… tellement elle venait d’éveiller par ce déshabillage réduit l’idée de la chair.

Alors la valse murmura, en sourdine, laissant vibrer la seule harpe amoureuse. Éliante s’empara de tous les couteaux, les lança d’un mouvement cadencé, les rattrapa en vol successivement, les faisant tourner plus haut, en diadème de flammes bleues, au-dessus de son front. Elle jonglait très simplement, mais très réellement, avec des couteaux lourds, bien coupants, et, ce qui aurait paru très ordinaire pour une artiste des Folies-Bergères ou de l’Olympia semblait formidable pour une mondaine.

Elle souriait toujours en suivant du regard ses couteaux flamboyants, et son regard, sous le masque noir, brillait lumineux et grave, des yeux de tigresse qui suit les jeux de ses petits, et qui s’efforce de montrer combien ils sont faciles à conduire dans l’existence.

Les couteaux passaient, repassaient, volaient, en faisant retentir un singulier bruit métallique. Ses petites mains puissantes ne se lassaient pas de les recevoir, de les lancer et de les recevoir encore, si bien qu’un moment, le rythme étant parfait, elles avaient l’air de tourner elles-mêmes autour d’une couronne des flammes bleues, une couronne des couteaux immobiles.

On applaudissait. Léon laissait la joie de la manifestation bruyante à ses voisins. Réfugié au dernier rang des invités, il gardait pour lui la douleur de la voir là, debout et jonglant, séparée de sa famille, de la société, du monde entier, de toute l’humanité par l’énigme de sa comédie perpétuelle.

Et il devinait bien qu’elle ne jonglait pas seulement en son honneur ou en leur honneur, elle jonglait pour s’amuser. On sentait vibrer en elle comme une autre lame à la fois perfide et passive. Elle s’amusait naïvement, absolument, du plaisir original qu’elle leur procurait, et il lui fallait aussi le désir aigu des regards pointés sur elle, toute la vibration d’une atmosphère chargée d’électricité amoureuse.

Léon savait comment cela se terminerait dans la coulisse ! Elle n’était pas de ces actrices qui se lassent après le rappel. Elle jouerait encore, vibrant de la seule vibration métallique de ses couteaux, lame d’acier trempée aux feux des passions, désormais dédaigneuse de sang et de chair, n’usant plus que son propre fourreau noir.

La valse devenant plus ardente, Éliante mit un genou en terre, continuant à jongler dans cette gracieuse posture d’inspirée.

Elle fit passer les couteaux derrière son épaule avec le petit geste hésitant de l’enfant qui risque le morceau difficile, et, au moment où on s’y attendait le moins, sur un accord de harpe, elle retira vivement la tête et reçut le dernier couteau en pleine poitrine. Il s’enfonça, sembla trembler comme avait tremblé le premier dans le parquet de l’estrade.

On poussa un cri d’admiration.

Léon hurla d’horreur, se voilant la face.

Mme Donalger, gravement, ôta le couteau, chercha un joli petit mouchoir de dentelles dans sa ceinture de velours constellé, puis l’essuya et, comme il convenait, le mouchoir se teignit de rouge.

Éliante se releva, salua.

C’était la fin, le clou, l’inédit que l’on doit toujours à ses habitués.

Les jeunes filles criaient, jetaient des bouquets, les joues toutes roses.

Les jeunes hommes, dont quelques-uns ignoraient le truc, étaient un peu pâles.

Pour rompre leur embarras, le bicycliste à tournure de petit Bonaparte eut une exclamation de bal de barrière.

— La belle femme, cette jongleuse ! On dirait un homme !

La plaisanterie secoua la bal blanc d’un fou rire, et on applaudit frénétiquement.

D’ailleurs, ce n’était plus Mme Donalger, la maîtresse de la maison… c’était une artiste masquée, tant pis !

Un courant de folie faisait le sang plus chaud dans les veines, et les tentures blanches se tintaient de rose, imitant le petit mouchoir menteur. Les rideaux retombés s’écartèrent trois fois.

On escalada la scène, M. Donalger, se souvenant de ses jeunes soirs d’Opéra, offrit son bras à sa belle-sœur. Missie trouva une idée.

— La quête, Messieurs, la quête ! Toutes vos boutonnières dans le plateau !

On fit pleuvoir des fleurs sur un grand éventail de plumes que tendait Éliante, se fâchant, disant qu’elle voulait changer de costume d’abord.

Arrivée devant Léon Reille, elle sourit :

— Vous n’avez pas de boutonnière, vous… alors… donnez-moi donc un sou… un petit sou percé. M’sieur, ça me portera bonheur !

Missie était ravie de voir le jeune homme troublé.

— Oh ! le grand sot qui n’a rien à nous offrir ! On vole du gui… quoi ! N’en manque pas, autour de vous !

Machinalement, il tira son porte-monnaie, y découvrit, parmi des pièces d’or, une plus mince, une médaille bénite que sa mère lui avait donnée et qu’il n’osait pas perdre parce que cela lui aurait attiré des scènes… de famille (Mme Reille la lui réclamait une fois par an, le jour de Pâques). Il la jeta sur l’éventail. Éliante la ramassa.

— Tiens ! Une médaille de la vierge ! Merci, Monsieur… je vous revaudrai cela.

Et elle s’inclina gravement, pendant que Missie pinçait la bouche. Dans l’entrebâillement du maillot fendu à la place du cœur pour y maintenir l’étui qui recevait le couteau, il vit de la chair blanche, l’étui n’y était plus… il ferma les yeux.

— J’y compte bien, Madame, balbutia-t-il.

Éliante quitta le bal pour aller s’habiller.

— Dommage, grommela un gamin solennel, un petit frisé comme un marquis de bonbonnière. Je lui aurais volontiers proposé le chahut ! Elle est épatante, en collant !

Missie veillait à la distribution des coupes de champagne. Le diplomate imitait sournoisement son ami le gros décoré. Leur heure sonnait, et il y avait des coins silencieux où l’on pouvait vérifier l’authenticité des marques.

Les domestiques rangeaient les chaises.

Léon voyant tout le monde très occupé, l’orchestre entamer un quadrille, se glissa le long d’un corridor. Il connaissait un peu les chemins, s’orientait, heurtait des porteurs de rafraîchissements qui grognaient.

— Monsieur désire ?

— Un verre d’orangeade, Monsieur ?

— Non ! Non ! Laissez-moi passer. Je vous remercie.

Ce qu’il tentait, il ne le savait pas très bien lui-même. Il descendit un escalier de service tout ouaté de tapis turcs, gagna la chambre à coucher, n’y rencontra personne, traversa la salle à manger et bouscula une cathèdre, qui fit du bruit en s’effondrant.

Une porte s’ouvrit, une femme poussa un cri de terreur. Léon s’assura qu’elle était seule dans le petit salon vieux-rose.

— Éliante, souffla-t-il, je viens chercher la monnaie de ma médaille.

Si doucement qu’il eût parlé, elle sauta en arrière, saisit quelque chose de brillant sur une table de toilette, ou le papillon de diamant qui terminait sa perruque ou l’un des couteaux… et lança le couteau au hasard, de toutes ses forces.

Le jeune homme, instinctivement se couvrit la poitrine de son chapeau, mais il eut la main piquée.

— Oh ! Éliante ! C’est moi… vous auriez pu me tuer ?

Ils demeurèrent une seconde à se regarder, haletants.

Le temple où s’érigeait le grand vase blanc s’était transformé en cabinet de toilette, et un immense miroir dissimulait la fameuse potiche.

Éliante se mit à rire, nerveusement, puis, sans transition, s’abattit dans les bras du jeune homme.

— Chéri ! Chéri ! Je ne voulais pas le faire ! Je ne voulais pas te faire de mal ! Mon cher petit ami d’amour… Vois-tu, c’est plus fort que moi l’idée qu’on va me surprendre… me violer… je ne peux pas endurer cela…

Elle se suspendait à son cou, démasquée, décoiffée, toute ravie de plaisir et d’émotion, le visage bouleversé et les yeux étincelants.

— Pas aimable votre joli couteau !

Il lui montra sa main rougie.

Alors elle s’empressa, versa de l’eau, agita des fioles et des houppes à poudre.

— Là, ce n’est rien ! Je t’aime ! Je ne suis pas méchante… Ce sont mes nerfs. Embrasse-moi ! Pardonne-moi ! (Elle se colla tout entière contre lui, les mains crispées à ses épaules, souple comme un serpent.) Je suis heureuse de te garder un instant ici et de te dire que la fête est pour toi. Est-ce que je l’ai amusé, au moins ?

— Naturellement ! Un bal blanc, ça me convient tout plein. Je suis si chaste. Ah ! ne m’embrasse pas, tu sais, ou j’appelle ! Missie, ton beau-frère, tes tas de gens ! Je suis absolument scandalisé. Tu n’as pas honte de t’offrir à tout le monde le même jour. Tu vas bien, toi ? Dis donc ? qui l’a appris à jongler, encore ton mari, sans doute !

— Non… (elle remontait la collerette de son maillot), c’est à Java, pendant une fièvre que j’avais attrapée, dans ce pays. Je m’ennuyais, Henri fit venir des jongleuses, et j’ai appris, n’ayant rien de mieux à faire. Je me suis souvent blessée, puis j’ai fini par savoir sérieusement. Il s’agit de s’entretenir la main de temps à autre. Tu vas t’en aller, dis ? Je suis obligée de m’habiller, on m’attend là-haut.

— M’en aller… si je veux !

— Voyons ! Ne me fais pas des peurs… puisque je l’aime. Ta lettre est une bonne lettre… tu m’aimes aussi, loi. Je crois que nous finirons par nous entendre… seulement… je désire t’avoir pour amoureux… le temps que cela me plaira… Est-ce que des amants devraient s’aimer comme… des époux ? Non ! ce serait ridicule ! il faut une différence ! Et Missie qui nous guette ! Je ne suis pas libre et… je ne veux plus faire de la peine à personne… Mon beau-frère, le pauvre, il en mourrait de chagrin.

Tout en disant ces choses étranges dans sa bouche de jongleuse, elle se pâmait, prise par l’odeur du jeune mâle qui lui baisait la nuque, et la beauté de leur altitude se reflétant dans la glace claire.

Ils étaient très beaux, très corrects, elle toute nue sous la soie collante du maillot, sans corset, sans un ruban liant ses membres, lui plastronné d’un satin nuptial.

— Qu’est-ce que tu aimes en moi, aujourd’hui ? questionna-t-il, ayant envie de pleurer de rage, car, décidément, elle était folle.

— Je ne sais pas… Je crois que c’est ce satin blanc ; mes ongles à le loucher frémissent comme à toucher le fil de mes couteaux. Et ensuite je sens, je suis certaine d’être belle, de te plaire. Cela me rend heureuse éperdument.

— Tu n’imagines rien de meilleur ? Enfin tu vas nous faire perdre l’éternité à attendre une heure plus propice… Quelle heure serait meilleure que celle-ci ? (Et amèrement il ajouta :) Seras-tu plus jeune, dis, demain, ou dans un an ? Réfléchis un peu, Éliante, aie pitié de toi-même !

— Voilà, fit-elle secouant la tête, il y a l’heure ou il y a l’éternité. Il faut choisir… Dans un an, dans deux ans… demain peut-être tu me verras vieillir ! Je veux passer sur ta vie comme le rêve et non comme une réalisation vulgaire. Je sais que je suis l’unique… les médecins me l’ont dit, et j’ai peur de l’amour des hommes qui est mortel.

— Égoïste !

— J’ai le droit, car je ne veux plus tuer.

— Ton mari…

— Mon mari est mort de moi. D’abord, il est devenu inquiet, a eu des accès de grand tremblement, ses mains et ses pieds dansaient tout seuls : ses officiers s’aperçurent de quelque chose, un jour pendant qu’il dirigeait son vaisseau et… je n’ai plus voulu l’accompagner… Mais ses inquiétudes augmentèrent, il eut des crises de jalousie terrible, parce que je n’étais plus là. Il m’écrivait des lettres affreuses… qui m’empêchaient de dormir. Il tomba tout à fait malade, donna sa démission et mourut chez moi, gâteux. (Elle ajouta d’un ton enfantin :) La petite médaille, dis, d’où te vient-elle, Léon ?

— De ma mère, lui répondit Léon atterré.

— Tu me permets de la garder ? Elle me préservera du mauvais sort.

— Bien sûr ! quel rapport ? Éliante ? Tu mens ! tu dois mentir… pourquoi me mens-tu ?

— Non, il y a une fournaise en moi. Je suis habitée par un dieu.

il y eut un silence pénible.

— Éliante ! Voulez-vous m’épouser ? Dotez votre nièce de toute votre fortune, ne conservez que les bibelots que vous aimez, et venez avec moi. Je vous guérirai… ou nous en mourrons.

Elle se détourna, arrangea sa figure devant la glace.

— Allons, je vais m’habiller ! Je passerai une toilette sur mon maillot, et nous remonterons ensemble, puisque tu veux rester là.

Elle enleva sa ceinture de velours.

— Tiens, dit-elle tristement, donne-moi tes deux mains… et jure d’être sage… c’est au médecin que je m’adresse.

Les yeux dans ses yeux, elle lui posa ses mains sur ses flancs. Ils brûlaient, et il fut si étonné qu’il ne songea même pas à en sourire.

— Mais, chérie, ce n’est pas raisonnable. On n’a pas chaud comme ça quand on veut vivre seule !

— On a chaud comme cela quand on est l’Amour… et quand on est l’amour on peut vivre seule. Va-t’en, dis…

Il ne s’en allait pas, les bras tombés.

Elle s’habilla, résignée à ne pas ôter son maillot. Elle mit un bizarre costume, une espèce de redingote en velours noir, très cintrée à la taille par derrière, s’ouvrant, par devant, sur une longue cascade en gaze de soie jaune soufre. Des broches de rubis et d’améthystes mêlées attachaient la redingote sur les dessous mousseux. Comme une bonne actrice qui doit rentrer en scène, elle refit son visage, et, le dernier coup de houppe donné, elle se tourna :

— Regarde-moi ! je suis vieille… aussi vieille que l’amour, et je me sens aussi jeune que lorsque je sortais de mon couvent. Tu veux m’épouser ? Tu es mon fiancé ? Je te promets de te donner une vierge en récompense ! Ce sera la monnaie de la médaille… Allons, ton bras… et sauvons-nous vite.

Dans le bal, Missie criait :

Les chevaux de bois, Messieurs ! Dépêchez-vous ! Ah ! voilà monsieur Reille ! Ce n’est pas trop tôt… Je vous cherchais. Où est donc ma tante ? Elle n’est pas remontée ? Elle est bien longue à sa toilette. C’est qu’on ne peut guère danser sans elle.

Éliante, selon leur convention, entrait par une autre porte. On se précipita autour d’elle, et on l’accapara. Léon ne la revit pour ainsi dire plus de la soirée.

À la collation par petites tables, Missie s’arrangea de façon à se trouver en tête à tête avec le jeune homme.

Elle soupçonnait des choses.

— On s’est amusé chez nous, aujourd’hui, n’est-ce pas, Monsieur ? Pourquoi faites-vous cette figure d’enterrement ?

— Beaucoup amusé. Mademoiselle… Une journée que je n’oublierai de ma vie.

— Vous dites cela comme si vous alliez vous pendre ! Aimez-vous les cailles en petites caisses ? Passez-moi le champagne. Vous ne buvez pas ? Il est vrai que vous n’avez pas dansé, non plus.

— Merci, je n’ai pas très soif. Ou… je crois que je boirais trop, si je buvais.

— Ah ! Ah ! Des chagrins à noyer ?

— Non ! Le tapage, la chaleur…

On causait et on riait aux éclats autour d’eux. Éliante allait de table en table, s’informait des besoins ou des caprices, disait un mot gracieux, distribuait des bonbons ou des gâteaux. Portant une énorme corbeille de vannerie dorée, elle semblait s’offrir elle-même, étincelante de bijoux et enveloppée de gaze légère, comme un beau fruit rare l’est de papier de soie. Elle jonglait encore ! Elle jonglait toujours !

Léon voyait trouble.

Missie se pencha.

— Vous la trouvez très belle, hein, ma tante Donalger ?

— Oui… c’est-à-dire… je la trouve un peu effrayante.

— Parce qu’elle jongle avec des couteaux ?

— Non, fit Léon s’emportant malgré lui. parce qu’elle jongle avec les hommes…

Il s’arrêta, confus, les yeux subitement baissés. Il parlait en présence d’une jeune fille.

Missie eut une moue.

— Je comprends… vous en êtes amoureux, vous aussi !

La réponse fut tellement brutale qu’il oublia tout à fait son rôle de bon jeune homme naïf.

— Il y en a donc beaucoup qui lui font la cour, Mademoiselle ?

— Beaucoup, cela dépend ! Elle les laisse venir pour moi, d’abord. Il s’agit de me marier. Ensuite, elle fait tout son possible pour me… les chiper… car je suis de votre avis, elle n’est pas mal, ma tante, seulement, tout de même, elle a quarante ans, vous savez !

Léon chancela. Il lui semblait que son verre de champagne contenait du fiel.

— Mais, continua vivement Missie, qui s’animait en mangeant, avait une petite sueur perlant à la racine des cheveux, elle serait bien mieux si elle voulait porter un corset, elle aurait ma faille. Elle a de drôles de coutumes ! Elle dort jusqu’à midi, mange des gâteaux et des fruits toute la journée et ne boit que de l’eau pure ! Sans doute pour se conserver le teint. N’empêche qu’elle se farde trop. Ces créoles ne sont jamais que des moitiés de parisiennes, des françaises de province. Dehors, on se retourne sur elle comme sur une grue.

Léon tressaillait à chaque mot le cinglant en coup de fouet, d’un coup de fouet de charretier. Cette grande fille parlait lourdement, avait quitté son ton de gamine en récréation, et on apercevait enfin la femme positive qu’elle serait une fois mariée, c’est-à-dire victorieuse. Ah ! celle-là ne s’occupait guère de flatter les rêveurs ou de les endormir en leur contant de jolis contes d’Orient ! Elle filait droit au but.

Léon s’efforçait de sourire, songeant :

— C’est bien la vertueuse personne dont Éliante disait dans une de ses lettres : … elle n’est pas cruelle, oh non ! elle achève les petits chats qu’elle a écrasés en marchant ! Et cette fille-là n’avait pas le sou, vivait des générosités de Mme Donalger, qui la traitait comme son enfant. Au moins si le beau-frère était gourmand, il savait demeurer sourd à propos.

— En effet. Mademoiselle, souffla Léon décontenancé. On doit souvent la prendre pour… ce qu’elle n’est pas.

— Peuh ! Ni mon oncle, ni moi, ni personne nous ne saurons jamais ce qu’elle est au juste. Elle sort quand elle veut, fait tout ce qu’il lui plaît et ne nous consulte pas. Elle reste fermée comme sa chambre. Moi, je suis bien heureuse d’avoir mes diplômes d’institutrice, ça pourra servir un jour.

— Que voulez-vous dire ?

— Que si elle se remariait, nous pourrions chercher fortune ailleurs, bien que nous possédions nos droits ! (Missie s’interrompit pour sucer une mandarine et cracher les pépins sur son assiette avec un ignoble mouvement de bouche découvrant les gencives.) Oui, Monsieur, je suis philosophe, j’ai fait la croix sur l’avenir. Je ne plaiderai pas, un avocat me l’a conseillé parce qu’Éliante a reçu toute sa fortune en dot lors de son mariage. Rien à faire, naturellement. Mais j’ai reçu, moi, pas mal d’instruction, et, en perfectionnant le chant ou le piano, je puis donner des leçons. Aujourd’hui, une fille n’est plus a la merci de ses parents, elle est libre… Tenez, dans la crèche populaire que ces demoiselles et moi nous avons fondée, je peux me placer en qualité de sous-directrice quand je voudrai, et gagner trois mille francs par an… les leçons en plus, je crois qu’un ménage marcherait tout de même… Tant qu’on est jeune, ça va toujours. Un mari vous achetant le jour de ses noces… Pouah ! C’est vilain ! Il y a des objets qui ne doivent pas s’acheter. Chacun gagne sa vie, voilà !

— On n’achète, en effet, que les objets… de luxe, murmura Léon, un peu égayé par ce verbiage de la raison pure. Vous voulez vous séparer de Mme Donalger, vous aurez tort. Elle peut avoir besoin de vous.

— Allons donc ! Éliante est un cas pathologique, c’est une femme nerveuse, superstitieuse, un peu folle, mais elle n’est pas malade dans le bon sens du mot. Elle crie pour du sel répandu sur la nappe, et elle a peur qu’on casse les glaces… ou les potiches, mais elle est bâtie à chaux et à sable. (Elle baissa le ton.) Elle a rendu son mari si malheureux avec tous ses caprices qu’il en est mort. Tantôt elle voulait bien le suivre, tantôt elle refusait de l’accompagner. J’ai entendu dire à une vieille négresse, dont on a été obligé de se débarrasser parce qu’elle était très sale, que Madame était si douce qu’elle ressemblait à une momie. Les femmes du monde… arriéré, qui ne savent jamais se conduire, vous opposent toujours la force d’inertie : « je suis faible ! » « j’ai des petites mains ! » « je suis paresseuse ! » Un tas de prétextes fantaisistes. Et les hommes y perdent leur latin !

Léon, maintenant, buvait du lait. En faisant causer adroitement cette jeune personne positive. on aurait tous les renseignements désirables, et on opérerait le tri.

M. Henri Donalger était doué d’un physique repoussant ? questionna-t-il.

— Lui ? Il avait le nez un brin déformé, une petite blessure de rien du tout, pour laquelle il touchait la forte somme, cher Monsieur. Une vétille ! On prétend, au contraire, qu’il était très séduisant, un causeur, un valseur… comme tous les officiers de marine, et il la comblait de bijoux et de robes extravagantes.

— Vous épouseriez volontiers un homme pareil, vous ?

— Moi… bien, j’épouserai qui on voudra, pour sortir d’ici, où je ne suis pas chez moi.

Léon, se mordant les lèvres, lui versait du champagne avec attention.

— Si Mme Donalger nous entendait, elle qui donne des bals blancs en votre honneur ?

— Elle ferait mieux de m’assurer une dot chez son notaire !

— Calmez-vous, ma chère enfant. Ne criez pas ces choses, mon Dieu !

— Oh ! je sais bien que vous n’irez pas lui répéter… vous commencez à faire comme l’autre, qui est parti, un jour, en pleine réception, claquant les portes ! Il voulait m’épouser. Il croyait que j’avais la fortune, et, naturellement, il me préférait à Éliante ; mais, quand il a su la vérité, il s’est enfui. Un Monsieur de trente-six ans, d’ailleurs bien trop âgé pour moi. Et cette folle d’Éliante a eu le toupet de me dire que je m’étais montrée trop… institutrice pour lui. Vous pensez si nous avons ri mon oncle et moi !

— Je crois bien, c’est tordant !

— Il l’a plantée là… mon vieux !

— Pardon, fit Léon suffoqué, constatant que. décidément, les femmes modernes ne savent pas boire, ce n’est pas elle qu’il a plantée là… ce semble.

— Oh ! elle l’a envoyé paître… bref, on ne l’a plus revu. Un charmant type, seulement poseur…

— De lapins ? risqua Léon, finissant par s’imaginer qu’il causait chez lui avec un camarade de clinique.

— Ah ! que vous êtes amusant… oui, c’est ça, mon vieux, de lapins… Non ! Merci, j’ai assez de champagne. Ça tourne un peu, vous savez !… Regardez donc la petite Juliette Noret là-bas, elle est grise… Bien, si sa mère la voyait dans cet état-là… et ce singe d’Édouard qui lui a mis des papillotes dans le dos ! Non… ce qu’on s’amuse, aujourd’hui.

— La noce, mademoiselle Marie ! On ne s’amusera pas davantage à la vôtre… espérons qu’on vous mariera cet hiver.

— C’est bien possible… mais je ne suis pas coquette, vous savez… je ne comprends pas ce que vous voulez insinuer ?

— Coquette ? Non. C’est Madame votre tante qui l’est, hélas !

Missie l’examina ; son œil humide, tout noyé de champagne, prit une expression féroce.

— Vous pensez que ce n’est pas clair, son existence, hein ?

— Je n’oserai jamais affirmer quoi que ce soit, Mademoiselle, au sujet de Mme Donalger, je suis très certain que c’est une honnête femme… d’un genre inédit.

— On n’est une honnête femme, dit Missie d’une voix dure, que lorsqu’on empêche les autres de souffrir.

Léon la contempla, soupirant :

In vino veritas !

Mais il se garda de lui tendre la perche du latin, car elle devait probablement savoir médire en cette langue, les femmes modernes ou antiques ayant la triste habitude de se servir de tous les moyens mis à leur portée pour contenter leurs mauvaises passions.

— Donc, vous viendrez à ma noce ? demanda Marie Chamerot s’attendrissant encore. Ça c’est gentil… c’est très gentil… je vous donnerai de mon bouquet… à moins que vous n’épousiez ma tante… alors… bien, vous serez mon oncle…

— Cela me paraît dans l’ordre… seulement je désire n’épouser personne. Mademoiselle, je suis pauvre et n’ai même pas de position assurée.

— Bah ! Quand on est joli garçon ! On peut se consoler de tout.

— Trop aimable, Mademoiselle… je suis déjà tout consolé, si j’ai l’honneur de vous plaire.

Il jeta cette phrase banale, étourdiment, flatté dans sa vanité de jeune mâle, mais point distrait du tout de sa passion pour l’autre, la mystérieuse. Celle-là, maintenant, il la savait par cœur. L’autre… il réfléchirait. Restait le fameux ressort de la jalousie ! Une femme comme elle pouvait dédaigner les filles du quartier. Elle aurait peut-être peur de sa nièce.

Puis, on se leva de table, Missie s’appuyant au bras du jeune homme et riant nerveusement. Lui essayant d’être sympathique.

Ils formaient, à eux deux, le joli couple de convention en ce sens qu’ils étaient aussi grands l’un que l’autre, aussi gamins, les épaules maigres, les bras longs, le teint du même chaud, un peu hâlé avec quelques tâches de rousseur, mais, dans les yeux éclatait la différence et dans les gestes perçait l’inimitié des races. L’un, sortant d’une bourgeoisie provinciale ancienne, austère, à la fois pudique et passionnée, dissimulant égoïstement son cœur, avare de ses meilleurs sentiments et se raillant elle-même pour cacher un douloureux orgueil. L’autre, née d’une bourgeoisie banlieusarde, un peu mufle, batailleuse, ivre de sa récente liberté, nouvelle initiée pour tout, travaillant à tort et à travers, et entassant les vulgarisateurs au fond de sa mémoire pour vulgariser davantage sans beaucoup de profit, tellement assoiffée de jouissance de confortable et de panaches qu’elle oublie toujours de se laver les mains pour s’en emparer, et, au résumé, déclarant se contenter du peu qui aurait fait la fortune de toutes nos grand’mères.

Léon marchait les pieds très rapprochés, en un glissement à la fois doux et inquiet. La volupté le menait, et l’éducation le retenait.

Missie se dandinait, se pavanait comme une cane.

Elle était libre.

Quand on est mal élevée de mère en fille, on a généralement cet air-là… et c’est la liberté qui manque le moins.

Ils passèrent, en apparence très unis, devant Éliante.

— Vous devriez danser la dernière valse, mes enfants, dit Mme Donalger, qui s’éventait tout en surveillant le rapide enlèvement des petites tables.

La harpe soupirait de mourants accords. Quelques couples tournoyaient malgré de nombreux départs.

Léon se roidit :

— Pardon ! répondit-il brusquement, je me suis blessé, une maladresse, avec un couteau, tout à l’heure, — je ne saurais vraiment soutenir la plus légère danseuse.

Il la bravait d’un beau regard fier.

Mais Missie intervint, fâcheusement empressée :

— Vous ne savez pas, quoi ! C’est bête de ne pas savoir à votre âge ! Ma tante va vous montrer. C’est elle qui m’a appris.

— Moi, Mademoiselle, je ne veux pas qu’on me montre.

— Quel entêté ! Hein, ma tante ? Invite-le !

Il salua, remercia et gagna la sortie, redoutant le sourire mystérieux d’Éliante. Celle-ci n’avait rien ajouté. Du reste, tout le monde saluait, remerciait, se retirait. Le vestibule était plein de jeunes gens, qui échangeaient de joyeux propos en même temps que leurs pardessus.

Léon se trompa, endossa un vêtement beaucoup trop court.

Il grommela :

— Non seulement l’erreur sur la personne, mais encore on égare son paletot ! Quelle drôle de maison ! j’en ai assez !